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Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
LES FRÈRES KARAMAZOV
1880
Traduit du russe par Henri Mongault
Dostoïevski et le parricide
« Le roman le plus imposant quon ait jamais écrit ».
Sigmund Freud.
Dans la riche personnalité de Dostoïevski, on pourrait distinguer quatre aspects : lécrivain, le névrosé, le moraliste et le pécheur. Comment sorienter dans cette déroutante complexité ?
Lécrivain est ce quil y a de plus incontestable : il a sa place non loin derrière Shakespeare. Les Frères Karamazov sont le roman le plus imposant qui ait jamais été écrit et on ne saurait surestimer lépisode du Grand Inquisiteur, une des plus hautes performances de la littérature mondiale. Mais lanalyse ne peut malheureusement que déposer les armes devant le problème du créateur littéraire.
Le moraliste, chez Dostoïevski, est ce quil y a de plus aisément attaquable. Si lon prétend le placer très haut en tant quhomme moral, en invoquant le motif que seul atteint le degré le plus élevé de la moralité celui qui a profondément connu létat de péché, on procède hâtivement ; une question se pose en effet. Est moral celui qui réagit à la tentation dès quil la ressent en lui, sans y céder. Mais celui qui, tour à tour, pèche puis, dans son repentir, met en avant des exigences hautement morales, sexpose au reproche de sêtre rendu la tâche trop facile. Il na pas accompli lessentiel de la moralité, qui est le renoncement la conduite de vie morale étant un intérêt pratique de lhumanité. Il nous fait penser aux barbares des invasions qui tuaient puis faisaient pénitence, la pénitence devenant du coup une technique qui permettait le meurtre. Ivan le Terrible ne se comportait pas autrement ; en fait, cet accommodement avec la moralité est un trait caractéristique des Russes. Le résultat final des luttes morales de Dostoïevski na rien non plus de glorieux. Après avoir mené les plus violents combats pour réconcilier les revendications pulsionnelles de lindividu avec les exigences de la communauté humaine, il aboutit à une position de repli, faite de soumission à lautorité temporelle aussi bien que spirituelle, de respect craintif envers le Tsar et le Dieu des chrétiens, dun nationalisme russe étroit, position que des esprits de moindre valeur ont rejointe à moindres frais. Cest là le point faible de cette grande personnalité. Dostoïevski na pas su être un éducateur et un libérateur des hommes, il sest associé à ses geôliers ; lavenir culturel de lhumanité lui devra peu de chose. Quil ait été condamné à un tel échec du fait de sa névrose, voilà qui paraît vraisemblable. Sa haute intelligence et la force de son amour pour lhumanité auraient pu lui ouvrir une autre voie, apostolique, de vie.
Considérer Dostoïevski comme un pécheur ou comme un criminel ne va pas sans susciter en nous une vive répugnance, qui nest pas nécessairement fondée sur une appréciation philistine du criminel. Le motif réel en apparaît bientôt ; deux traits sont essentiels chez le criminel : un égocentrisme illimité et une forte tendance destructrice. Ce quils ont entre eux de commun et ce qui conditionne leur expression, cest labsence damour, le manque de valorisation affective des objets (humains). On pense immédiatement à ce qui, chez Dostoïevski, contraste avec ce tableau, à son grand besoin damour et à son énorme capacité daimer, qui sexpriment dans des manifestations dexcessive bonté et qui le font aimer et porter secours là où il eût eu droit de haïr et de se venger, par exemple dans sa relation avec sa première femme et avec lamant de celle-ci. On est alors enclin à se demander doù vient la tentation de ranger Dostoïevski parmi les criminels. Réponse : cela vient du choix que lécrivain a fait de son matériel, en privilégiant, parmi tous les autres, des caractères violents, meurtriers, égocentriques ; cela vient aussi de lexistence de telles tendances au sein de lui-même et de certains faits dans sa propre vie, comme sa passion du jeu et, peut-être, lattentat sexuel commis sur une fillette (aveu{1}). La contradiction se résout avec lidée que la très forte pulsion de destruction de Dostoïevski, pulsion qui eût pu aisément faire de lui un criminel, est, dans sa vie, dirigée principalement contre sa propre personne (vers lintérieur au lieu de lêtre vers lextérieur), et sexprime ainsi sous forme de masochisme et de sentiment de culpabilité. Il reste néanmoins dans sa personne suffisamment de traits sadiques qui sextériorisent dans sa susceptibilité, sa passion de tourmenter, son intolérance, même envers les personnes aimées, et se manifestent aussi dans la manière dont, en tant quauteur, il traite son lecteur. Ainsi, dans les petites choses, il était un sadique envers lui-même, donc un masochiste, autrement dit le plus tendre, le meilleur et le plus secourable des hommes.
De la complexité de la personne de Dostoïevski, nous avons extrait trois facteurs, un quantitatif et deux qualitatifs : lintensité extraordinaire de son affectivité, le fond pulsionnel pervers qui devait le prédisposer à être un sado-masochiste ou un criminel, et, ce qui est inanalysable, le don artistique. Cet ensemble pourrait très bien exister sans névrose ; il existe en effet de complets masochistes non névrosés. Étant donné le rapport de force entre, dune part, les revendications pulsionnelles et, dautre part, les inhibitions sy opposant (sans compter les voies de sublimation disponibles), Dostoïevski devrait être classé comme ce quon appelle un « caractère pulsionnel ». Mais la situation est obscurcie du fait de linterférence de la névrose qui, comme nous lavons dit, ne serait pas, dans ces conditions, inévitable mais qui se constitue dautant plus facilement quest plus forte la complication que doit maîtriser le moi. La névrose nest en effet quun signe que le moi na pas réussi une telle synthèse et que dans cette tentative il a perdu son unité.
Par quoi alors la névrose, au sens strict du terme, se révèle-t-elle ? Dostoïevski se qualifiait lui-même dépileptique et passait pour tel aux yeux des autres, ceci sur la base de ses sévères attaques accompagnées de perte de conscience, de contractions musculaires et dun abattement consécutif. Il est des plus vraisemblables que cette prétendue épilepsie nétait quun symptôme de sa névrose, quil faudrait alors classer comme hystéroépilepsie, cest-à-dire comme hystérie grave. Une totale certitude ne peut pas être atteinte pour deux raisons : premièrement, parce que les données danamnèse concernant ce quon appelle lépilepsie de Dostoïevski sont lacunaires et douteuses, deuxièmement, parce que nous ne sommes pas au clair en ce qui concerne la compréhension des états pathologiques liés à des attaques épileptoïdes.
Commençons par le second point. Il nest pas nécessaire de répéter ici toute la pathologie de lépilepsie, qui napporterait dailleurs rien de décisif. Du moins, peut-on dire ceci : cest toujours lancien Morbus sacer qui se manifeste là comme unité clinique apparente, cette étrange maladie avec ses attaques convulsives imprévisibles et apparemment non provoquées, avec sa modification de caractère en irritabilité et en agressivité, avec sa progressive diminution des capacités mentales. Mais tous les traits de ce tableau restent flous et indéterminés. Les attaques, qui se déclenchent brutalement, avec morsure de langue et incontinence durine, pouvant aller jusquau dangereux Status epilepticus, qui occasionne de sérieuses blessures, peuvent aussi se réduire à de courtes absences, à de simples vertiges passagers, et être remplacées par de courtes périodes de temps au cours desquelles le malade, comme sil était sous la domination de linconscient, fait quelque chose qui lui est étranger. Ordinairement provoquées par des conditions purement corporelles mais de façon incompréhensible, elles peuvent néanmoins devoir leur première formation à une influence purement psychique (effroi) ou encore réagir à des excitations psychiques. Si caractéristique que soit laffaiblissement intellectuel dans la très grande majorité des cas, du moins connaissons-nous un cas dans lequel laffection ne perturba pas une haute capacité intellectuelle (celui dHelmholtz). (Dautres cas, au sujet desquels on a prétendu la même chose, sont aussi incertains ou suscitent les mêmes doutes que celui de Dostoïevski.) Les personnes qui sont atteintes dépilepsie peuvent donner une impression dhébétude, dun développement inhibé, de même que la maladie accompagne souvent lidiotie la plus tangible et les déficiences cérébrales les plus importantes, même si ce nest pas là une composante nécessaire du tableau clinique ; mais ces attaques se rencontrent aussi, avec toutes leurs variations, chez dautres personnes qui présentent un développement psychique complet et généralement une affectivité excessive et insuffisamment contrôlée. On ne sétonnera pas quon tienne pour impossible, dans ces conditions, de maintenir lunité de laffection clinique dite « épilepsie ». La similitude que nous trouvons dans les symptômes manifestes appelle une conception fonctionnelle : cest comme si un mécanisme de décharge pulsionnelle anormale était préformé organiquement, mécanisme auquel on a recours dans des conditions et des circonstances très différentes : dans le cas de perturbations de lactivité cérébrale dues à de graves affections tissulaires et toxiques et aussi dans le cas dune domination insuffisante de léconomie psychique, le fonctionnement de lénergie à lœuvre dans la psyché atteignant alors un point critique. Sous cette bipartition, on pressent lidentité du mécanisme sous-jacent de la décharge pulsionnelle. Celui-ci ne peut pas non plus être très éloigné des processus sexuels qui, fondamentalement, sont dorigine toxique. Les plus anciens médecins appelaient déjà le coït une petite épilepsie et reconnaissaient ainsi dans lacte sexuel une atténuation et une adaptation de la décharge dexcitation épileptique.
La « réaction épileptique », comme on peut appeler cet élément commun, se tient sans aucun doute à la disposition de la névrose dont lessence consiste en ceci : liquider par des moyens somatiques les masses dexcitation dont elle ne vient pas à bout psychiquement. Ainsi lattaque épileptique devient un symptôme de lhystérie et est adaptée et modifiée par celle-ci, tout comme elle lest dans le déroulement sexuel normal. On a donc tout à fait le droit de différencier une épilepsie organique dune épilepsie « affective ». La signification pratique est la suivante : celui qui est atteint de la première souffre dune affection cérébrale, celui qui a la seconde est un névrosé. Dans le premier cas, la vie psychique est soumise à une perturbation étrangère venue du dehors ; dans le second cas, la perturbation est une expression de la vie psychique elle-même.
Il est on ne peut plus probable que lépilepsie de Dostoïevski soit de la seconde sorte. On ne peut pas le prouver absolument ; il faudrait pour ce faire être à même dinsérer la première apparition des attaques et leurs fluctuations ultérieures dans lensemble de sa vie psychique, et nous en savons trop peu pour cela. Les descriptions des attaques elles-mêmes ne nous apprennent rien, les informations touchant les relations entre les attaques et les expériences vécues sont lacunaires et souvent contradictoires. Lhypothèse la plus vraisemblable est que les attaques remontent loin dans lenfance de Dostoïevski, quelles ont été remplacées très tôt par des symptômes assez légers et quelles nont pas pris une forme épileptique avant le bouleversant événement de sa dix-huitième année, lassassinat de son père{2}. Cela nous arrangerait bien si lon pouvait établir quelles ont cessé complètement durant le temps de sa détention en Sibérie, mais dautres données contredisent cette hypothèse{3}. La relation évidente entre le parricide dans Les Frères Karamazov et le destin du père de Dostoïevski a frappé plus dun de ses biographes et les a conduits à faire référence à un « certain courant psychologique moderne ». Le point de vue psychanalytique, car cest lui qui est ici visé, est enclin à reconnaître dans cet événement le traumatisme le plus sévère et dans la réaction consécutive de Dostoïevski la pierre angulaire de sa névrose.
Mais si jentreprends de fonder psychanalytiquement cette conception, je risque dêtre incompréhensible à ceux qui ne sont pas familiers avec les modes dexpression et les enseignements de la psychanalyse.
Nous avons un point de départ assuré. Nous connaissons le sens des premières attaques de Dostoïevski dans ses années de jeunesse, bien avant lentrée en scène de l» épilepsie ». Ces attaques avaient une signification de mort ; elles étaient annoncées par langoisse de la mort et consistaient en des états de sommeil léthargique. La maladie le toucha dabord sous la forme dune mélancolie soudaine et sans fondement alors quil nétait encore quun petit garçon ; comme il le dit plus tard à son ami Solovieff, il avait alors le sentiment quil allait mourir sur-le-champ ; et, de fait, il sensuivait un état en tout point semblable à la mort réelle… Son frère André a raconté que Fédor, déjà dans ses jeunes années, avant de sendormir, prenait soin de disposer des petits bouts de papier près de lui : il craignait de tomber, la nuit, dans un sommeil semblable à la mort, et demandait quon ne lenterrât quaprès un délai de cinq jours. (Dostoïevski à la roulette, Introduction, page LX.)
Nous connaissons le sens et lintention de telles attaques de mort. Elles signifient une identification avec un mort, une personne effectivement morte ou encore vivante, mais dont on souhaite la mort. Le second cas est le plus significatif. Lattaque a alors la valeur dune punition. On a souhaité la mort dun autre, maintenant on est cet autre, et on est mort soi-même. La théorie psychanalytique affirme ici que, pour le petit garçon, cet autre est, en principe, le père et quainsi lattaque appelée hystérique est une autopunition pour le souhait de mort contre le père haï.
Le meurtre du père est, selon une conception bien connue, le crime majeur et originaire de lhumanité aussi bien que de lindividu{4}. Cest là en tout cas la source principale du sentiment de culpabilité ; nous ne savons pas si cest la seule ; létat des recherches ne permet pas détablir lorigine psychique de la culpabilité et du besoin dexpiation. Mais il nest pas nécessaire quelle soit unique. La situation psychologique en cause est compliquée et demande une élucidation. La relation du petit garçon à son père est, comme nous disons, une relation ambivalente. À côté de la haine qui pousse à éliminer le père en tant que rival, un certain degré de tendresse envers lui est, en règle générale, présent. Les deux attitudes conduisent conjointement à lidentification au père ; on voudrait être à la place du père parce quon ladmire et quon souhaiterait être comme lui et aussi parce quon veut léloigner. Tout ce développement va alors se heurter à un obstacle puissant : à un certain moment, lenfant en vient à comprendre que la tentative déliminer le père en tant que rival serait punie de castration par celui-ci. Sous leffet de langoisse de castration, donc dans lintérêt de préserver sa masculinité, il va renoncer au désir de posséder la mère et déliminer le père. Pour autant que ce désir demeure dans linconscient, il forme la base du sentiment de culpabilité. Nous croyons que nous avons décrit là des processus normaux, le destin normal de ce qui est appelé « complexe dŒdipe » ; nous devons néanmoins y apporter un important complément.
Une autre complication survient quand chez lenfant le facteur constitutionnel que nous appelons la bisexualité se trouve être plus fortement développé. Alors la menace que la castration fait peser sur la masculinité renforce linclination du garçon à se replier dans la direction de la féminité, à se mettre à la place de la mère et à tenir le rôle de lobjet damour pour le père. Seulement langoisse de castration rend également cette solution impossible. On comprend que lon doit aussi assumer la castration si lon veut être aimé de son père comme une femme. Ainsi les deux motions, la haine du père et lamour pour le père, tombent sous le coup du refoulement. Il y a pourtant une différence psychologique : la haine du père est abandonnée sous leffet de langoisse dun danger extérieur (la castration), tandis que lamour pour le père est traité comme un danger pulsionnel interne qui néanmoins, dans son fond, se ramène au même danger extérieur.
Ce qui rend la haine pour le père inacceptable, cest langoisse devant le père ; la castration est effroyable, aussi bien comme punition que comme prix de lamour. Des deux facteurs qui refoulent la haine du père, cest le premier, langoisse directe de punition et de castration, que nous appelons normal ; le renforcement pathogène semble survenir seulement avec lautre facteur : langoisse devant la position féminine. Une forte prédisposition bisexuelle vient ainsi conditionner ou renforcer la névrose. Une telle prédisposition doit assurément être supposée chez Dostoïevski ; elle se révèle sous une forme virtuelle (homosexualité latente) dans limportance de ses amitiés masculines au cours de sa vie, dans son comportement, marqué dune étrange tendresse, avec ses rivaux en amour et dans sa compréhension remarquable pour des situations qui ne sexpliquent que par une homosexualité refoulée, comme le montrent de nombreux exemples de ses nouvelles.
Je regrette, mais sans y pouvoir rien changer, que ces développements sur les attitudes de haine et damour envers le père et sur la transformation quelles subissent sous linfluence de la menace de castration, paraissent au lecteur, non familier avec la psychanalyse, manquer à la fois de saveur et de crédibilité. Je ne puis que mattendre à ce que le complexe de castration ne manque pas de susciter la répugnance la plus générale. Mais quon me permette daffirmer que lexpérience psychanalytique a placé précisément ces rapports au-delà de tout doute et nous a appris à y reconnaître la clef de toute névrose. Il nous faut donc tenter de lappliquer aussi à ce quon appelle lépilepsie de notre auteur. Mais elles sont si éloignées de notre conscience, ces choses par lesquelles notre vie psychique inconsciente est gouvernée ! Ce que jai dit jusquici népuise pas les conséquences, quant au complexe dŒdipe, du refoulement de la haine pour le père. Quelque chose de nouveau vient sajouter, à savoir que lidentification avec le père, finalement, se taille une place permanente dans le moi : elle est reçue dans le moi, elle sy installe mais comme une instance particulière sopposant à lautre contenu du moi. Nous lui donnons alors le nom de surmoi et nous lui assignons, en tant quil est lhéritier de linfluence des parents, les fonctions les plus importantes.
Si le père était dur, violent, cruel, alors le surmoi recueille de lui ces attributs et, dans sa relation avec le moi, la passivité, qui précisément devait avoir été refoulée, sétablit de nouveau. Le surmoi est devenu sadique, le moi devient masochique, cest-à-dire, au fond, féminin passif. Un grand besoin de punition sinstitue alors dans le moi qui, pour une part, soffre comme victime au destin et, pour une autre part, trouve satisfaction dans le mauvais traitement infligé par le surmoi (conscience de culpabilité). Toute punition est bien dans son fond la castration et, comme telle, satisfaction de la vieille attitude passive envers le père. Le destin lui-même nest en définitive quune projection ultérieure du père.
Les processus normaux dans la formation de la conscience morale doivent être semblables aux processus anormaux décrits ici. Nous navons pas encore réussi à déterminer la frontière entre les deux. On remarque quici le rôle majeur dans le dénouement revient à la composante passive de la féminité refoulée. En outre, il importe, au moins comme facteur accidentel, que le père, qui est craint dans tous les cas soit ou non particulièrement violent dans la réalité. Il létait dans le cas de Dostoïevski, et nous pouvons faire remonter son extraordinaire sentiment de culpabilité et son comportement masochique à une composante féminine singulièrement forte. Ainsi la formule pour Dostoïevski est la suivante : une prédisposition bisexuelle particulièrement forte, et une capacité de se défendre avec une particulière intensité contre la dépendance envers un père particulièrement sévère. Nous ajoutons cette caractéristique de bisexualité aux composantes de son être déjà reconnues. Le symptôme précoce d» attaques de mort » peut alors se comprendre comme une identification du père au niveau du moi, identification qui est autorisée par le surmoi comme punition. « Tu voulais tuer le père afin dêtre toi-même le père. Maintenant tu es le père mais le père mort. » Cest là le mécanisme habituel du symptôme hystérique. Et en outre : « Maintenant le père est en train de te tuer. » Pour le moi, le symptôme de mort est, dans le fantasme, une satisfaction du désir masculin et en même temps une satisfaction masochique ; pour le surmoi, cest une satisfaction punitive, à savoir une satisfaction sadique. Les deux instances, le moi et le surmoi, tiennent à nouveau le rôle du père.
Pour nous résumer, la relation entre la personne et lobjet-père, tout en conservant son contenu, sest transformée en une relation entre le moi et le surmoi : une nouvelle mise en scène sur une seconde scène. De telles réactions infantiles provenant du complexe dŒdipe peuvent disparaître si la réalité ne leur apporte aucun aliment. Mais le caractère du père demeura le même ; bien plus, il se détériora avec les années, de sorte que la haine de Dostoïevski envers son père et son vœu de mort contre ce mauvais père demeurèrent aussi les mêmes. Or, il est dangereux que la réalité accomplisse de tels désirs refoulés. Le fantasme est devenu réalité et toutes les mesures défensives se trouvent alors renforcées. Les attaques de Dostoïevski revêtent maintenant un caractère épileptique ; elles ont toujours le sens dune identification avec le père comme punition mais elles sont devenues terribles, comme le fut la mort, effrayante, de son propre père. Quel contenu ont-elles reçu plus tard, et particulièrement quel contenu sexuel ? Il est impossible de le deviner.
Une chose est remarquable : à laura de lattaque, un moment de béatitude suprême est éprouvé, moment qui peut très bien avoir fixé le triomphe et le sentiment de libération ressentis à la nouvelle de la mort du père, immédiatement suivie par une punition dautant plus cruelle. Une telle séquence de triomphe et de deuil, de fête joyeuse et de deuil, nous lavons aussi dévoilée chez les frères de la horde primitive qui avaient tué le père et nous la trouvons répétée dans la cérémonie du repas totémique{5}. Sil savérait que Dostoïevski ne souffrît pas dattaques en Sibérie, cela authentifierait simplement lidée que ses attaques étaient sa punition. Il nen avait plus besoin dès linstant quil était puni autrement. Mais ceci ne peut pas être prouvé. Du moins, cette nécessité dune punition pour léconomie psychique de Dostoïevski explique-t-elle le fait quil réussit à passer sans être brisé à travers ces années de misère et dhumiliation. La condamnation de Dostoïevski comme prisonnier politique était injuste et il ne lignorait pas, mais il accepta la punition imméritée infligée par le Tsar, le Petit Père, comme un substitut de la punition quil méritait pour son péché envers le père réel. Au lieu de se punir lui-même, il se laissa punir par un remplaçant du père. On a ici un aperçu de la justification psychologique des punitions infligées par la Société. Cest un fait que de très nombreux criminels demandent à être punis. Leur surmoi lexige, et sépargne ainsi davoir à infliger lui-même la punition.
Quiconque connaît la transformation compliquée de signification que subit le symptôme hystérique, comprendra quil ne saurait être question ici de chercher à approfondir le sens des attaques de Dostoïevski au-delà dun tel commencement{6}. Il nous suffit de supposer que leur signification originaire demeura inchangée sous tout ce qui vint ensuite sy superposer. Nous avons le droit daffirmer que Dostoïevski ne se libéra jamais du poids que lintention de tuer son père laissa sur sa conscience. Cest là ce qui détermina aussi son comportement dans les deux autres domaines où la relation au père est décisive : son comportement envers lautorité de lÉtat et envers la croyance en Dieu. Dans le premier de ces domaines, il en vint à une soumission complète au Tsar, le Petit Père, qui avait une fois joué avec lui, dans la réalité, la comédie de la mise à mort, que son attaque avait si souvent représentée en jeu. Ici la pénitence lemporta. Dans le domaine religieux, il garda plus de liberté. Daprès certains témoignages, apparemment dignes de confiance, il oscilla jusquau dernier moment de sa vie entre la foi et lathéisme. Sa grande intelligence lui interdisait de passer outre les difficultés intellectuelles à quoi conduit la foi. Par une répétition individuelle dun développement accompli dans lhistoire du monde, il espérait trouver dans lidéal du Christ une issue et une libération de la culpabilité et même utiliser ses souffrances pour revendiquer un rôle de Christ. Si, tout compte fait, il ne parvint pas à la liberté et devint un réactionnaire, ce fut parce que la culpabilité filiale, qui est présente en tout être humain et sur quoi sétablit le sentiment religieux, avait en lui atteint une force supra-individuelle et était insurmontable, même pour sa grande intelligence. Nous nous exposons ici au reproche dabandonner limpartialité de lanalyse et de soumettre Dostoïevski à des jugements que pourrait seul justifier le point de vue partisan dune conception du monde déterminée. Un conservateur prendrait le parti du Grand Inquisiteur et jugerait Dostoïevski autrement. Lobjection est fondée et lon peut seulement dire, pour latténuer, que la décision de Dostoïevski paraît bien avoir été déterminée par une inhibition de pensée due à sa névrose.
Ce nest guère un hasard si trois des chefs-dœuvre de la littérature de tous les temps, lŒdipe Roi de Sophocle, le Hamlet de Shakespeare et Les Frères Karamazov de Dostoïevski, traitent tous du même thème, le meurtre du père. Dans les trois œuvres, le motif de lacte la rivalité sexuelle pour une femme est aussi révélé. La représentation la plus franche est certainement celle du drame, qui suit la légende grecque. Là, cest encore le héros lui-même qui accomplit lacte. Mais lélaboration poétique est impossible sans adoucissement et sans voiles. Laveu sans détours de lintention de parricide, à quoi nous parvenons dans lanalyse, paraît intolérable en labsence de préparation analytique. Le drame grec introduit lindispensable atténuation des faits de façon magistrale en projetant le motif inconscient du héros dans le réel sous la forme dune contrainte du destin qui lui est étrangère. Le héros commet lacte involontairement et apparemment sans être influencé par la femme, cette connexion étant cependant prise en considération, car le héros ne peut conquérir la mère reine que sil a répété son action contre le monstre qui symbolise le père. Après que sa faute a été révélée et rendue consciente, le héros ne tente pas de se disculper en faisant appel à lidée auxiliaire dune contrainte du destin. Son crime est reconnu et puni tout comme si cétait un crime pleinement conscient, ce qui peut apparaître injuste à notre réflexion mais ce qui est psychologiquement parfaitement correct. Dans la pièce anglaise, la présentation est plus indirecte ; le héros ne commet pas lui-même laction : elle est accomplie par quelquun dautre, pour lequel il ne sagit pas de parricide. Le motif inconvenant de rivalité sexuelle vis-à-vis de la femme na pas besoin par conséquent dêtre déguisé. Bien plus, nous voyons le complexe dŒdipe du héros, pour ainsi dire dans une lumière réfléchie, en apprenant leffet sur lui du crime de lautre. Il devrait venger lacte commis mais se trouve étrangement incapable de le faire. Nous savons que cest son sentiment de culpabilité qui le paralyse ; dune façon absolument conforme aux processus névrotiques, le sentiment de culpabilité est déplacé sur la perception de son incapacité à accomplir cette tâche. Certains signes montrent que le héros ressent sa culpabilité comme supra-individuelle. Il méprise les autres non moins que lui-même : « Si lon traite chacun selon son mérite, qui pourra échapper au fouet ? »
Le roman du Russe fait un pas de plus dans cette direction. Là aussi, le meurtre est commis par quelquun dautre, mais cet autre est, vis-à-vis de lhomme tué, dans la même relation filiale que le héros Dimitri et, chez lui, le motif de rivalité sexuelle est ouvertement admis. Cest un frère du héros et il est remarquable que Dostoïevski lui ait attribué sa propre maladie, la prétendue épilepsie, comme sil cherchait à avouer que lépileptique, le névrosé en lui était un parricide. Puis, dans la plaidoirie au cours du procès, il y a la fameuse dérision de la psychologie cest une arme à deux tranchants{7}. Magnifique déguisement, car il nous suffit de le retourner pour découvrir le sens le plus profond de la façon de voir de Dostoïevski. Ce nest pas la psychologie qui mérite la dérision mais la procédure denquête judiciaire. Peu importe de savoir qui effectivement a accompli lacte. La psychologie se préoccupe seulement de savoir qui la voulu dans son cœur et qui la accueilli une fois accompli. Pour cette raison, tous les frères, à part la figure qui contraste avec les autres, Aliocha, sont également coupables : le jouisseur soumis à ses pulsions, le cynique sceptique et le criminel épileptique. Dans Les Frères Karamazov, on rencontre une scène particulièrement révélatrice sur Dostoïevski. Le Starets reconnaît au cours de sa conversation avec Dimitri que celui-ci est prêt à commettre le parricide, et il se prosterne devant lui. Il ne peut sagir là dune expression dadmiration ; cela doit signifier que le saint rejette la tentation de mépriser ou de détester le meurtrier et, pour cela, shumilie devant lui. La sympathie de Dostoïevski pour le criminel est en fait sans limite. Elle va bien au-delà de la pitié à laquelle a droit le malheureux ; elle nous rappelle la terreur sacrée avec laquelle, dans lantiquité, on considérait les épileptiques et les fous. Le criminel est pour lui presque comme un rédempteur ayant pris sur lui la faute qui, sinon, aurait dû être supportée par dautres. Il nest plus nécessaire de tuer puisquil a déjà tué ; et on doit lui être reconnaissant puisque, sans lui, on aurait été obligé soi-même de tuer. Il ne sagit pas seulement dune pitié bienveillante mais dune identification, sur la base dimpulsions meurtrières semblables, en fait dun narcissisme légèrement déplacé. La valeur éthique de cette bonté na pas pour autant à être contestée car peut-être est-ce là, en règle générale, le mécanisme de ce qui nous fait compatir à la vie des autres, mécanisme qui se laisse facilement discerner dans le cas extrême de lécrivain dominé par la conscience de la culpabilité. Il ny a pas de doute que cette sympathie par identification a déterminé de façon décisive le choix que Dostoïevski a fait de ses sujets. Il a dabord traité du criminel commun (celui qui agit par égoïsme), du criminel politique et religieux, et ce nest quà la fin de sa vie quil remonta jusquau criminel originel, le parricide, et quil fit littérairement à travers lui sa confession.
La publication des écrits posthumes de Dostoïevski et des journaux intimes de sa femme a vivement éclairé un épisode de sa vie, à savoir la période où Dostoïevski, en Allemagne, était obsédé par la passion du jeu (Dostoïevski à la roulette). On ne peut voir là autre chose quun accès indiscutable de passion pathologique. Les rationalisations ne manquaient pas pour cette conduite aussi singulière quindigne. Le sentiment de culpabilité, ce qui nest pas rare chez les névrosés, sétait fait remplacer par quelque chose de tangible, le poids dune dette, et Dostoïevski pouvait alléguer quil tentait par ses gains au jeu de rendre possible son retour en Russie en échappant à ses créanciers. Mais ce nétait là quun prétexte. Dostoïevski était assez lucide pour sen apercevoir et assez honnête pour lavouer. Il savait que lessentiel était le jeu en lui-même, le jeu pour le jeu{8}. (« Lessentiel est le jeu en lui-même, écrit-il dans une de ses lettres. Je vous jure que la cupidité na rien à voir là-dedans, bien que jaie on ne peut plus besoin dargent » ). Tous les traits de son comportement irrationnel, marqué de lemprise des pulsions, le montrent, avec quelque chose de plus : il ne sarrêtait pas avant davoir tout perdu. Le jeu était pour lui aussi une voie vers lautopunition. Chaque fois il donnait à sa jeune femme sa promesse ou sa parole dhonneur quil ne jouerait plus, ou quil ne jouerait plus ce jour-ci ; et, comme elle le raconte, il rompait sa promesse presque toujours. Quand ses pertes les avaient conduits lun et lautre à la plus grande misère, il en tirait une seconde satisfaction pathologique. Il pouvait alors sinjurier, shumilier devant elle, linciter à le mépriser et à regretter davoir épousé un vieux pécheur comme lui ; puis, la conscience ainsi soulagée, il se remettait à jouer le jour suivant. La jeune femme shabituait à ce cycle car elle avait remarqué que la seule chose dont en réalité on pouvait attendre le salut, la production littéraire, nallait jamais mieux que lorsquils avaient tout perdu et engagé leurs derniers biens. Bien entendu, elle ne saisissait pas le rapport. Quand le sentiment de culpabilité de Dostoïevski était satisfait par les punitions quil sétait infligées à lui-même, alors son inhibition au travail était levée et il sautorisait à faire quelques pas sur la voie du succès{9}.
Quel fragment dune enfance longtemps enfouie surgit ainsi, se répétant dans la compulsion au jeu ? On le devine sans peine si lon sappuie sur une nouvelle dun écrivain contemporain. Stefan Zweig, qui a consacré une étude à Dostoïevski lui-même (Trois Maîtres), a inclus dans son recueil de trois nouvelles, La confusion des sentiments, une histoire quil intitule « Vingt-quatre heures de la vie dune femme ». Ce petit chef-dœuvre ne prétend que montrer à quel point la femme est un être irresponsable, à quels excès surprenants pour elle-même elle peut être conduite à travers une expérience inattendue. Mais la nouvelle dit en fait beaucoup plus. Elle montre, sans chercher dexcuses, quelque chose de tout à fait autre, de généralement humain, ou plutôt de masculin, une fois quon la soumet à une interprétation analytique. Une telle interprétation est si manifestement évidente quon ne peut la refuser. Selon un trait propre à la nature de la création artistique, lauteur, qui est un de mes amis, a pu massurer que linterprétation que je lui ai communiquée avait été tout à fait étrangère à sa connaissance et à son intention, bien que maints détails dans le récit parussent expressément placés pour nous indiquer la trace secrète. Dans la nouvelle de Zweig, une vieille dame distinguée raconte à lauteur une expérience quelle a vécue plus de vingt ans auparavant. Devenue précocement veuve, mère de deux fils nayant plus besoin delle, elle nattendait plus rien de la vie quand, dans sa quarante-deuxième année, au cours dun de ses voyages sans but, elle se trouva dans la salle de jeu du Casino de Monaco et, parmi les singulières impressions que fait naître ce lieu, elle fut bientôt fascinée par la vue de deux mains qui semblaient trahir toutes les sensations du joueur malheureux, avec une franchise et une intensité bouleversantes. Ces mains appartenaient à un beau jeune homme lauteur lui donne, comme sans le vouloir, lâge du fils aîné de celle qui regarde qui, après avoir tout perdu, quitte la salle dans le désespoir le plus profond, avec lintention probable de mettre fin à sa vie sans espoir dans les jardins du Casino. Une sympathie inexplicable la pousse à le suivre et à tout tenter pour le sauver. Il la prend pour une de ces femmes importunes qui fréquentent ce lieu et il essaie de sen débarrasser, mais elle reste avec lui et se voit, de la manière la plus naturelle, dans lobligation de partager sa chambre à lhôtel et finalement son lit. Après cette nuit damour improvisée, elle obtient du jeune homme, apparemment calmé, la promesse, faite solennellement, quil ne jouera plus jamais ; elle lui donne de largent pour son voyage de retour et lui promet de le rencontrer à la gare, avant le départ du train. Mais voici que séveille en elle une grande tendresse pour lui, quelle veut tout sacrifier pour le garder, et décide de partir en voyage avec lui au lieu de prendre congé de lui. Différents hasards contraires len empêchent : elle manque le train. Dans sa nostalgie pour celui qui a disparu, elle retourne à la salle de jeu et elle y découvre à nouveau, à son horreur, les mains qui avaient dabord éveillé sa brûlante sympathie. Loublieux du devoir était retourné au jeu. Elle lui rappelle sa promesse mais, tout occupé par sa passion, il la traite de trouble fête, lui demande de partir et lui jette à la tête largent avec lequel elle avait voulu le sauver. Dans une profonde honte, il lui faut senfuir et, plus tard, elle peut apprendre quelle na pas réussi à le préserver du suicide.
Cette histoire brillamment contée, dun enchaînement sans faille, se suffit assurément à elle-même et ne manque pas de produire un grand effet sur le lecteur. Mais lanalyse nous apprend que son invention provient dun fantasme de désir de la période de la puberté, fantasme qui reste conscient comme souvenir chez de nombreuses personnes. Le fantasme tient en ceci : la mère pourrait elle-même initier le jeune homme à la vie sexuelle pour le préserver des dangers redoutés de lonanisme. Les nombreuses œuvres traitant dune rédemption ont la même origine. Le « vice » de lonanisme est remplacé par la passion du jeu ; laccent mis sur lactivité passionnée des mains trahit cette dérivation. Effectivement, la passion du jeu est un équivalent de lancienne compulsion à lonanisme ; cest le même mot de « jouer » qui est utilisé dans la chambre des enfants pour désigner lactivité des mains sur les organes génitaux. Le caractère irrésistible de la tentation, la résolution solennelle et pourtant toujours démentie de ne plus jamais le faire, létourdissant plaisir et la mauvaise conscience on se détruit (suicide) , tout cela demeure inaltéré dans la substitution. Il est vrai que la nouvelle de Zweig est racontée par la mère, non par le fils. Cela doit flatter le fils de penser : si la mère savait à quels dangers lonanisme me conduit, elle men préserverait certainement en mautorisant à diriger toute ma tendresse sur son corps à elle. Léquivalence de la mère avec la putain, effectuée par le jeune homme dans la nouvelle de Zweig, est en connexion avec le même fantasme. Elle rend aisément abordable celle qui est inaccessible ; la mauvaise conscience qui accompagne ce fantasme amène lissue malheureuse du récit. Il est aussi intéressant de remarquer comment la façade donnée à la nouvelle par lauteur tente de dissimuler son sens analytique. Car il est très contestable que la vie amoureuse de la femme soit dominée par des impulsions soudaines et énigmatiques. Lanalyse découvre au contraire une motivation adéquate pour le comportement surprenant de cette femme qui, jusque-là, sest détournée de lamour. Fidèle à la mémoire de lépoux disparu, elle sétait armée contre toutes les demandes de cet ordre mais et là le fantasme du fils na pas tort elle navait pas échappé en tant que mère à son transfert damour, tout à fait inconscient, sur le fils ; le destin put la saisir à cette place non surveillée. Si la passion du jeu, avec les vaines luttes pour sen détourner et les occasions quelle offre à lautopunition, constitue une répétition de la compulsion donanisme, alors nous ne serons pas surpris que, dans la vie de Dostoïevski, elle occupe une si grande place. Nous ne trouvons en effet aucun cas de névrose grave où la satisfaction auto-érotique de la prime enfance et de la puberté nait joué son rôle et les relations entre les efforts pour la réprimer et langoisse envers le père sont trop bien connues pour quil soit nécessaire de faire plus que les mentionner{10}.
Sigmund Freud.
À Anna Grigorievna Dostoïevski.
En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas,
Il demeure seul ; mais sil meurt, il porte beaucoup de fruit.
Jean, XII, 24, 25.
(Trad. Crampon.)
Préface
En abordant la biographie de mon héros, Alexéi Fiodorovitch, jéprouve une certaine perplexité. En effet, bien que je lappelle mon héros, je sais quil nest pas un grand homme ; aussi prévois-je fatalement des questions de ce genre : « En quoi Alexéi Fiodorovitch est-il remarquable, pour avoir été choisi comme votre héros ? Qua-t-il fait ? De qui est-il connu et pourquoi ? Ai-je une raison, moi lecteur, de consacrer mon temps à étudier sa vie ? »
La dernière question est la plus embarrassante, car je ne puis quy répondre : « Peut-être ; vous le verrez vous-même dans le roman. » Mais si on le lit sans trouver mon héros remarquable ? Je dis cela, malheureusement, car je prévois la chose. À mes yeux, il est remarquable, mais je doute fort de parvenir à convaincre le lecteur. Le fait est quil agit, assurément, mais dune façon vague et obscure. Dailleurs, il serait étrange, à notre époque, dexiger des gens la clarté ! Une chose, néanmoins, est hors de doute : cest un homme étrange, voire un original. Mais loin de conférer un droit à lattention, létrangeté et loriginalité nuisent, surtout quand tout le monde sefforce de coordonner les individualités et de dégager un sens général de labsurdité collective. Loriginal, dans la plupart des cas, cest lindividu qui se met à part. Nest-il pas vrai ?
Au cas où quelquun me contredirait sur ce dernier point, disant : « ce nest pas vrai » ou « ce nest pas toujours vrai », je reprends courage au sujet de la valeur de mon héros. Car non seulement loriginal nest « pas toujours » lindividu qui se met à part, mais il lui arrive de détenir la quintessence du patrimoine commun, alors que ses contemporains lont répudié pour un temps.
Dailleurs, au lieu de mengager dans ces explications confuses et dénuées dintérêt, jaurais commencé tout simplement, sans préface, si mon œuvre plaît, on la lira mais le malheur est que, pour une biographie, jai deux romans. Le principal est le second : il retrace lactivité de mon héros à lépoque présente. Le premier se déroule il y a treize ans ; à vrai dire ce nest quun moment de la première jeunesse du héros ; il est néanmoins indispensable, car, sans lui, bien des choses resteraient incompréhensibles dans le second. Mais cela ne fait quaccroître mon embarras : si moi, biographe, je trouve quun roman eût suffi pour un héros aussi modeste, aussi vague, comment me présenter avec deux et justifier une telle prétention ?
Désespérant de résoudre ces questions, je les laisse en suspens. Naturellement, le lecteur perspicace a déjà deviné que tel était mon but dès le début, et il men veut de perdre un temps précieux en paroles inutiles. À quoi je répondrai que je lai fait par politesse, et ensuite par ruse, afin quon soit prévenu. Au reste, je suis bien aise que mon roman se partage de lui-même en deux écrits « tout en conservant son unité intégrale » ; après avoir pris connaissance du premier, le lecteur verra lui-même sil vaut la peine daborder le second. Sans doute, chacun est libre ; on peut fermer le livre dès les premières pages du premier récit pour ne plus le rouvrir. Mais il y a des lecteurs délicats qui veulent aller jusquau bout, pour ne pas faillir à limpartialité ; tels sont, par exemple, tous les critiques russes. On se sent le cœur plus léger vis-à-vis deux. Malgré leur conscience méthodique, je leur fournis un argument des plus fondés pour abandonner le récit au premier épisode du roman. Voilà ma préface finie. Je conviens quelle est superflue ; mais, puisquelle est écrite, gardons-la.
Et maintenant, commençons.
LAuteur.
Première partie
Livre premier : Histoire dune famille
I. Fiodor Pavlovitch Karamazov
Alexéi Fiodorovitch Karamazov était le troisième fils dun propriétaire foncier de notre district, Fiodor Pavlovitch, dont la mort tragique, survenue il y a treize ans, fit beaucoup de bruit en son temps et nest point encore oubliée. Jen parlerai plus loin et me bornerai pour linstant à dire quelques mots de ce « propriétaire », comme on lappelait, bien quil neût presque jamais habité sa « propriété ». Fiodor Pavlovitch était un de ces individus corrompus en même temps quineptes type étrange mais assez fréquent qui sentendent uniquement à soigner leurs intérêts. Ce petit hobereau débuta avec presque rien et sacquit promptement la réputation de pique-assiette : mais à sa mort il possédait quelque cent mille roubles dargent liquide. Cela ne lempêcha pas dêtre, sa vie durant, un des pires extravagants de notre district. Je dis extravagant et non point imbécile, car les gens de cette sorte sont pour la plupart intelligents et rusés : il sagit là dune ineptie spécifique, nationale.
Il fut marié deux fois et eut trois fils ; laîné, Dmitri, du premier lit, et les deux autres, Ivan et Alexéi{11}, du second. Sa première femme appartenait à une famille noble, les Mioussov, propriétaires assez riches du même district. Comment une jeune fille bien dotée, jolie, de plus vive, éveillée, spirituelle, telle quon en trouve beaucoup parmi nos contemporaines, avait-elle pu épouser pareil « écervelé », comme on appelait ce triste personnage ? Je crois inutile de lexpliquer trop longuement. Jai connu une jeune personne, de lavant-dernière génération « romantique », qui, après plusieurs années dun amour mystérieux pour un monsieur quelle pouvait épouser en tout repos, finit par se forger des obstacles insurmontables à cette union. Par une nuit dorage, elle se précipita du haut dune falaise dans une rivière rapide et profonde, et périt victime de son imagination, uniquement pour ressembler à lOphélie de Shakespeare. Si cette falaise, quelle affectionnait particulièrement, eût été moins pittoresque ou remplacée par une rive plate et prosaïque, elle ne se serait sans doute point suicidée. Le fait est authentique, et je crois que les deux ou trois dernières générations russes ont connu bien des cas analogues. Pareillement, la décision que prit Adélaïde Mioussov fut sans doute lécho dinfluences étrangères, lexaspération dune âme captive. Elle voulait peut-être affirmer son indépendance, protester contre les conventions sociales, contre le despotisme de sa famille. Son imagination complaisante lui dépeignit pour un court moment Fiodor Pavlovitch, malgré sa réputation de pique-assiette, comme un des personnages les plus hardis et les plus malicieux de cette époque en voie damélioration, alors quil était, en tout et pour tout, un méchant bouffon. Le piquant de laventure fut un enlèvement qui ravit Adélaïde Ivanovna. La situation de Fiodor Pavlovitch le disposait alors à de semblables coups de main : brûlant de faire son chemin à tout prix, il trouva fort plaisant de sinsinuer dans une honnête famille et dempocher une jolie dot. Quant à lamour, il nen était question ni dun côté ni de lautre, malgré la beauté de la jeune fille. Cet épisode fut probablement unique dans la vie de Fiodor Pavlovitch, toujours grand amateur du beau sexe, toujours prêt à saccrocher à nimporte quelle jupe, pourvu quelle lui plût : cette femme, en effet, nexerça sur lui aucun attrait sensuel.
Adélaïde Ivanovna eut tôt fait de constater quelle néprouvait que du mépris pour son mari. Dans ces conditions, les suites du mariage ne se firent pas attendre. Bien que la famille eût assez vite pris son parti de lévénement et remis sa dot à la fugitive, une existence désordonnée et des scènes continuelles commencèrent. On rapporte que la jeune femme se montra beaucoup plus noble et plus digne que Fiodor Pavlovitch, qui lui escamota dès labord, comme on lapprit plus tard, tout son capital liquide, vingt-cinq mille roubles, dont elle nentendit plus jamais parler. Pendant longtemps il mit tout en œuvre pour que sa femme lui transmît, par un acte en bonne et due forme, un petit village et une assez belle maison de ville, qui faisaient partie de sa dot. Il y serait certainement parvenu, tant ses extorsions et ses demandes effrontées inspiraient de dégoût à la malheureuse que la lassitude eût poussée à dire oui. Par bonheur, la famille intervint et refréna la rapacité du mari. Il est notoire que les époux en venaient fréquemment aux coups, et on prétend que ce nest pas Fiodor Pavlovitch qui les donnait, mais bien Adélaïde Ivanovna, femme emportée, hardie, brune irascible, douée dune étonnante vigueur. Elle finit par senfuir avec un séminariste qui crevait de misère, laissant sur les bras, à son mari, un enfant de trois ans, Mitia{12}. Le mari sempressa dinstaller un harem dans sa maison et dorganiser des soûleries. Entre-temps, il parcourait la province, se lamentant à tout venant de la désertion dAdélaïde Ivanovna, avec des détails choquants sur sa vie conjugale. On aurait dit quil prenait plaisir à jouer devant tout le monde le rôle ridicule de mari trompé, à dépeindre son infortune en chargeant les couleurs. « On croirait que vous êtes monté en grade, Fiodor Pavlovitch, tant vous paraissez content, malgré votre affliction », lui disaient les railleurs. Beaucoup ajoutaient quil était heureux de se montrer dans sa nouvelle attitude de bouffon, et quà dessein, pour faire rire davantage, il feignait de ne pas remarquer sa situation comique. Qui sait, dailleurs, peut-être était-ce de sa part naïveté ? Enfin, il réussit à découvrir les traces de la fugitive. La malheureuse se trouvait à Pétersbourg, où elle avait achevé de sémanciper. Fiodor Pavlovitch commença à sagiter et se prépara à partir dans quel dessein ? lui-même nen savait rien. Peut-être eût-il vraiment fait le voyage de Pétersbourg, mais, cette décision prise, il estima avoir le droit, pour se donner du cœur, de se soûler dans toutes les règles. Sur ces entrefaites, la famille de sa femme apprit que la malheureuse était morte subitement dans un taudis, de la fièvre typhoïde, disent les uns, de faim, prétendent les autres. Fiodor Pavlovitch était ivre lorsquon lui annonça la mort de sa femme ; on raconte quil courut dans la rue et se mit à crier, dans sa joie, les bras au ciel : Maintenant, Seigneur, tu laisses aller Ton serviteur{13}. Dautres prétendent quil sanglotait comme un enfant, au point quil faisait peine à voir, malgré le dégoût quil inspirait. Il se peut fort bien que lune et lautre version soient vraies, cest-à-dire quil se réjouit de sa libération, tout en pleurant sa libératrice. Bien souvent les gens, même méchants, sont plus naïfs, plus simples, que nous ne le pensons. Nous aussi, dailleurs.
II. Karamazov se débarrasse de son premier fils
On peut se figurer quel père et quel éducateur pouvait être un tel homme. Comme il était à prévoir, il délaissa complètement lenfant quil avait eu dAdélaïde Ivanovna, non par animosité ou par rancune conjugale, mais simplement parce quil lavait tout à fait oublié. Tandis quil excédait tout le monde par ses larmes et ses plaintes et faisait de sa maison un mauvais lieu, le petit Mitia fut recueilli par Grigori{14}, un fidèle serviteur ; si celui-ci nen avait pas pris soin, lenfant naurait peut-être eu personne pour le changer de linge. De plus, sa famille maternelle parut loublier. Son grand-père était mort, sa grand-mère, établie à Moscou, trop souffrante, ses tantes sétaient mariées, de sorte que Mitia dut passer presque une année dans le pavillon où habitait Grigori. Dailleurs, si son père sétait souvenu de lui (au fait il ne pouvait ignorer son existence), il eût renvoyé lenfant au pavillon, pour nêtre pas gêné dans ses débauches. Mais, sur ces entrefaites, arriva de Paris le cousin de feu Adélaïde Ivanovna, Piotr{15} Alexandrovitch Mioussov, qui devait, par la suite, passer de nombreuses années à létranger. À cette époque, il était encore tout jeune et se distinguait de sa famille par sa culture, et ses belles manières. « Occidentaliste » convaincu, il devait, vers la fin de sa vie, devenir un libéral à la façon des années 40 et 50. Au cours de sa carrière, il fut en relation avec de nombreux ultra-libéraux, tant en Russie quà létranger, et connut personnellement Proudhon et Bakounine. Il aimait à évoquer les trois journées de février 1848, à Paris, donnant à entendre quil avait failli prendre part aux barricades ; cétait un des meilleurs souvenirs de sa jeunesse. Il possédait une belle fortune, environ mille âmes, pour compter à la mode ancienne. Sa superbe propriété se trouvait aux abords de notre petite ville et touchait aux terres de notre fameux monastère. Sitôt en possession de son héritage, Piotr Alexandrovitch entama avec les moines un procès interminable au sujet de certains droits de pêche ou de coupe de bois, je ne sais plus au juste, mais il estima de son devoir, en tant que citoyen éclairé, de faire un procès aux « cléricaux ». Quand il apprit les malheurs dAdélaïde Ivanovna, dont il avait gardé bon souvenir, ainsi que lexistence de Mitia, il prit à cœur cette affaire, malgré lindignation juvénile et le mépris que lui inspirait Fiodor Pavlovitch. Cest alors quil vit celui-ci pour la première fois. Il lui déclara ouvertement son intention de se charger de lenfant. Longtemps après, il racontait, comme un trait caractéristique, que Fiodor Pavlovitch, lorsquil fut question de Mitia, parut un moment ne pas comprendre de quel enfant il sagissait, et même sétonner davoir un jeune fils quelque part, dans sa maison. Pour exagéré quil fût, le récit de Piotr Alexandrovitch nen devait pas moins contenir une part de vérité. Effectivement, Fiodor Pavlovitch aima toute sa vie à prendre des attitudes, à jouer un rôle, parfois sans nécessité aucune, et même à son détriment, comme dans le cas présent. Cest dailleurs là un trait spécial à beaucoup de gens, même point sots. Piotr Alexandrovitch mena laffaire rondement et fut même tuteur de lenfant (conjointement avec Fiodor Pavlovitch), sa mère ayant laissé une maison et des terres. Mitia alla demeurer chez ce petit-cousin, qui navait pas de famille. Pressé de retourner à Paris, après avoir réglé ses affaires et assuré la rentrée de ses fermages, il confia lenfant à lune de ses tantes, qui habitait Moscou. Par la suite, sétant acclimaté en France, il oublia lenfant, surtout lorsque éclata la révolution de Février, qui frappa son imagination pour le reste de ses jours. La tante de Moscou étant morte, Mitia fut recueilli par une de ses filles mariées. Il changea, paraît-il, une quatrième fois de foyer. Je ne métends pas là-dessus pour le moment, dautant plus quil sera encore beaucoup question de ce premier rejeton de Fiodor Pavlovitch, et je me borne aux détails indispensables, sans lesquels il mest impossible de commencer mon roman.
Et dabord, seul des trois fils de Fiodor Pavlovitch, Dmitri grandit dans lidée quil avait quelque fortune et serait indépendant à sa majorité. Son enfance et sa jeunesse furent mouvementées : il quitta le collège avant terme, entra ensuite dans une école militaire, partit pour le Caucase, servit dans larmée, fut dégradé pour sêtre battu en duel, reprit du service, fit la fête, gaspilla pas mal dargent. Il nen reçut de son père quune fois majeur et il avait, en attendant, contracté pas mal de dettes. Il ne vit pour la première fois Fiodor Pavlovitch quaprès sa majorité, lorsquil arriva dans le pays spécialement pour se renseigner sur sa fortune. Son père, semble-t-il, lui déplut dès labord ; il ne demeura que peu de temps chez lui et sempressa de repartir, en emportant une certaine somme, après avoir conclu un arrangement pour les revenus de sa propriété. Chose curieuse, il ne put rien tirer de son père quant au rapport et à la valeur du domaine. Fiodor Pavlovitch remarqua demblée il importe de le noter que Mitia se faisait une idée fausse et exagérée de sa fortune. Il en fut très content, ayant en vue des intérêts particuliers : il en conclut que le jeune homme était étourdi, emporté, avec des passions vives, et quen donnant un os à ronger à ce fêtard, on lapaiserait jusquà nouvel ordre. Il exploita donc la situation, se bornant à lâcher de temps en temps de faibles sommes, jusquà ce quun beau jour, quatre ans après, Mitia, à bout de patience, reparût dans la localité pour exiger un règlement de comptes définitif. À sa stupéfaction, il apprit quil ne possédait plus rien : il avait déjà reçu en espèces, de Fiodor Pavlovitch, la valeur totale de son bien, peut-être même restait-il lui redevoir, tant les comptes étaient embrouillés ; daprès tel et tel arrangement, conclu à telle ou telle date, il navait pas le droit de réclamer davantage, etc. Le jeune homme fut consterné ; il soupçonna la supercherie, se mit hors de lui, en perdit presque la raison. Cette circonstance provoqua la catastrophe dont le récit fait lobjet de mon premier roman, ou plutôt son cadre extérieur. Mais avant daborder ledit roman, il faut encore parler des deux autres fils de Fiodor Pavlovitch et expliquer leur provenance.
III. Nouveau mariage et seconds enfants
Fiodor Pavlovitch, après sêtre défait du petit Mitia, contracta bientôt un second mariage qui dura huit ans. Il prit sa seconde femme, également fort jeune, dans une autre province, où il sétait rendu, en compagnie dun juif, pour traiter une affaire. Quoique fêtard, ivrogne, débauché, il surveillait sans cesse le placement de ses capitaux et faisait presque toujours de bonnes mais peu honnêtes opérations. Fille dun diacre obscur et orpheline dès lenfance, Sophie Ivanovna avait grandi dans lopulente maison de sa bienfaitrice, la veuve haut placée du général Vorokhov, qui lélevait et la rendait malheureuse. Jignore les détails, jai seulement entendu dire que la jeune fille, douce, patiente et candide, avait tenté de se pendre à un clou dans la dépense, tant lexcédaient les caprices et les éternels reproches de cette vieille, point méchante au fond, mais que son oisiveté rendait insupportable. Fiodor Pavlovitch demanda sa main ; on prit des renseignements sur lui et il fut éconduit. Comme lors de son premier mariage, il proposa alors à lorpheline de lenlever. Très probablement, elle eût refusé de devenir sa femme, si elle avait été mieux renseignée sur son compte. Mais cela se passait dans une autre province ; que pouvait dailleurs comprendre une jeune fille de seize ans, sinon quil valait mieux se jeter à leau que de demeurer chez sa tutrice ? La malheureuse remplaça donc sa bienfaitrice par un bienfaiteur. Cette fois-ci, Fiodor Pavlovitch ne reçut pas un sou, car la générale, furieuse, navait rien donné, à part sa malédiction. Du reste, il ne comptait pas sur largent. La beauté remarquable de la jeune fille et surtout sa candeur lavaient enchanté. Il en était émerveillé, lui, le voluptueux, jusqualors épris seulement de charmes grossiers. « Ces yeux innocents me transperçaient lâme », disait-il par la suite avec un vilain rire. Dailleurs, cet être corrompu ne pouvait éprouver quun attrait sensuel. Fiodor Pavlovitch ne se gêna pas avec sa femme. Comme elle était pour ainsi dire « coupable » envers lui, quil lavait presque « sauvée de la corde », profitant, en outre, de sa douceur et de sa résignation inouïes, il foula aux pieds la décence conjugale la plus élémentaire. Sa maison devint le théâtre dorgies auxquelles prenaient part de vilaines femmes. Un trait à noter, cest que le domestique Grigori, être morne, raisonneur stupide et entêté, qui détestait sa première maîtresse, prit le parti de la seconde, se querellant pour elle avec son maître dune façon presque intolérable de la part dun domestique. Un jour, il alla jusquà mettre à la porte des donzelles qui festoyaient chez Fiodor Pavlovitch. Plus tard, la malheureuse jeune femme, terrorisée dès lenfance, fut en proie à une maladie nerveuse fréquente parmi les villageoises et qui leur vaut le nom de « possédées ». Parfois la malade, victime de terribles crises dhystérie, en perdait la raison. Elle donna pourtant à son mari deux fils : le premier, Ivan, après un an de mariage ; le second, Alexéi, trois ans plus tard. À sa mort, le jeune Alexéi était dans sa quatrième année et, si étrange que cela paraisse, il se rappela sa mère toute sa vie, mais comme à travers un songe. Quand elle fut morte, les deux garçons eurent le même sort que le premier, leur père les oublia, les délaissa totalement, et ils furent recueillis par le même Grigori, dans son pavillon. Cest là que les trouva la vieille générale, la bienfaitrice qui avait élevé leur mère. Elle vivait encore et, durant ces huit années, sa rancune navait pas désarmé. Parfaitement au courant de lexistence que menait sa Sophie, en apprenant sa maladie et les scandales quelle endurait, elle déclara deux ou trois fois aux parasites de son entourage : « Cest bien fait, Dieu la punit de son ingratitude. » Trois mois exactement après la mort de Sophie Ivanovna, la générale parut dans notre ville et se présenta chez Fiodor Pavlovitch. Son séjour ne dura quune demi-heure, mais elle mit le temps à profit. Cétait le soir. Fiodor Pavlovitch, quelle navait pas vu depuis huit ans, se montra en état divresse. On raconte que, dès labord, sans explication aucune, elle lui donna deux soufflets retentissants, puis le tira trois fois par son toupet de haut en bas. Sans ajouter un mot, elle alla droit au pavillon où se trouvaient les enfants. Ils nétaient ni lavés ni tenus proprement ; ce que voyant, lirascible vieille donna encore un soufflet à Grigori et lui déclara quelle emmenait les garçons. Tels quils étaient, elle les enveloppa dans une couverture, les mit en voiture et repartit. Grigori encaissa le soufflet en bon serviteur et sabstint de toute insolence ; en reconduisant la vieille dame à sa voiture, il dit dun ton grave, après sêtre incliné profondément, que « Dieu la récompenserait de sa bonne action ». « Tu nes quun nigaud », lui cria-t-elle en guise dadieu. Après examen de laffaire, Fiodor Pavlovitch se déclara satisfait et accorda par la suite son consentement formel à léducation des enfants chez la générale. Il alla en ville se vanter des soufflets reçus.
Peu de temps après, la générale mourut ; elle laissait, par testament, mille roubles à chacun des deux petits « pour leur instruction » ; cet argent devait être dépensé à leur profit intégralement, mais suffire jusquà leur majorité, une telle somme étant déjà beaucoup pour de pareils enfants ; si dautres voulaient faire davantage, libre à eux, etc.
Sans avoir lu le testament, je sais quil renfermait un passage bizarre, dans ce goût par trop original. Le principal héritier de la vieille dame était, par bonheur, un honnête homme, le maréchal de la noblesse de notre province, Euthyme Pétrovitch Poliénov. Il échangea quelques lettres avec Fiodor Pavlovitch qui, sans refuser catégoriquement et tout en faisant du sentiment, traînait les choses en longueur. Voyant quil ne tirerait jamais rien du personnage, Euthyme Pétrovitch sintéressa personnellement aux orphelins et conçut une affection particulière pour le cadet, qui demeura longtemps dans sa famille. Jattire sur ce point lattention du lecteur : cest à Euthyme Pétrovitch, un noble caractère comme on en rencontre peu, que les jeunes gens furent redevables de leur éducation. Il conserva intact aux enfants leur petit capital, qui, à leur majorité, atteignait deux mille roubles avec les intérêts, les éleva à ses frais, en dépensant pour chacun deux bien plus de mille roubles. Je ne ferai pas maintenant un récit détaillé de leur enfance et de leur jeunesse, me bornant aux principales circonstances. Laîné, Ivan, devint un adolescent morose, renfermé, mais nullement timide ; il avait compris de bonne heure que son frère et lui grandissaient chez des étrangers, par grâce, quils avaient pour père un individu qui leur faisait honte, etc. Ce garçon montra dès sa plus tendre enfance (à ce quon raconte, tout au moins) de brillantes capacités pour létude. À lâge de treize ans environ, il quitta la famille dEuthyme Pétrovitch pour suivre les cours dun collège de Moscou, et prendre pension chez un fameux pédagogue, ami denfance de son bienfaiteur. Plus tard, Ivan racontait que celui-ci avait été inspiré par son « ardeur au bien » et par lidée quun adolescent génialement doué devait être élevé par un éducateur génial. Au reste, ni son protecteur ni léducateur de génie nétaient plus lorsque le jeune homme entra à luniversité. Euthyme Pétrovitch ayant mal pris ses dispositions, le versement du legs de la générale traîna en longueur, par suite de diverses formalités et de retards inévitables chez nous ; le jeune homme se trouva donc fort gêné pendant ses deux premières années duniversité, et dut gagner sa vie tout en poursuivant ses études. Il faut noter qualors il nessaya nullement de correspondre avec son père ; peut-être était-ce par fierté, par dédain envers lui ; peut-être aussi le froid calcul de sa raison lui démontrait-il quil navait rien à attendre du bonhomme. Quoi quil en fût, le jeune homme ne se troubla pas, trouva du travail, dabord des leçons à vingt kopeks, ensuite des articles en dix lignes sur les scènes de la rue signés « Un Témoin oculaire », quil portait à divers journaux. Ces articles, dit-on, étaient toujours curieux et spirituels, ce qui assura leur succès. De la sorte, le jeune reporter montra sa supériorité pratique et intellectuelle sur les nombreux étudiants des deux sexes, toujours nécessiteux, qui, tant à Pétersbourg quà Moscou, assiègent du matin au soir les bureaux des journaux et des périodiques, nimaginant rien de mieux que de réitérer leur éternelle demande de copie et de traductions du français. Une fois introduit dans le monde des journaux, Ivan Fiodorovitch ne perdit pas le contact ; durant ses dernières années duniversité, il donna avec beaucoup de talent des comptes rendus douvrages spéciaux et se fit ainsi connaître dans les milieux littéraires. Mais ce nest que vers la fin quil réussit, par hasard, à éveiller une attention particulière dans un cercle de lecteurs beaucoup plus étendu. À sa sortie de luniversité, et alors quil se préparait à partir pour létranger avec ses deux mille roubles, Ivan Fiodorovitch publia, dans un grand journal, un article étrange, qui attira même lattention des profanes. Le sujet lui était apparemment inconnu, puisquil avait suivi les cours de la Faculté des sciences, et que larticle traitait la question des tribunaux ecclésiastiques, partout soulevée alors. Tout en examinant quelques opinions émises sur cette matière, il exposait également ses vues personnelles. Ce qui frappait, cétait le ton et linattendu de la conclusion. Or, tandis que beaucoup d« ecclésiastiques » tenaient lauteur pour leur partisan, les « laïcs », aussi bien que les athées, applaudissaient à ses idées. En fin de compte, quelques personnes décidèrent que larticle entier nétait quune effrontée mystification. Si je mentionne cet épisode, cest surtout parce que larticle en question parvint jusquà notre fameux monastère où lon sintéressait à la question des tribunaux ecclésiastiques et quil y provoqua une grande perplexité. Le nom de lauteur une fois connu, le fait quil était originaire de notre ville et le fils de « ce Fiodor Pavlovitch » accrut lintérêt. Vers la même époque, lauteur en personne parut.
Pourquoi Ivan Fiodorovitch était-il venu chez son père ? Il me souvient que je me posais dès alors cette question avec une certaine inquiétude. Cette arrivée si fatale, qui engendra de telles conséquences, demeura longtemps pour moi inexpliquée. À vrai dire, il était étrange quun homme aussi savant, dapparence si fière et si réservée, se montrât dans une maison aussi mal famée. Fiodor Pavlovitch lavait ignoré toute sa vie, et bien quil neût donné pour rien au monde de largent si on lui en avait demandé il craignait toujours que ses fils ne vinssent lui en réclamer. Et voilà que le jeune homme sinstalle chez un tel père, passe auprès de lui un mois, puis deux, et quils sentendent on ne peut mieux. Je ne fus pas le seul à métonner de cet accord. Piotr Alexandrovitch Mioussov, dont il a déjà été question, et qui, à cette époque, avait élu domicile à Paris, séjournait alors dans sa propriété suburbaine. Plus que tous, il se montrait surpris, ayant fait la connaissance du jeune homme qui lintéressait fort et avec lequel il rivalisait dérudition. « Il est fier, nous disait-il, il se tirera toujours daffaire ; dès maintenant, il a de quoi partir pour létranger, que fait-il ici ? Chacun sait quil nest pas venu trouver son père pour de largent, que celui-ci lui refuserait dailleurs. Il naime ni boire ni courir les filles ; pourtant le vieillard ne peut se passer de lui. » Cétait vrai ; le jeune exerçait une influence visible sur le vieillard, qui, bien que fort entêté et capricieux, lécoutait parfois ; il commença même à se comporter plus décemment…
On sut plus tard quIvan était arrivé en partie à la demande et pour les intérêts de son frère aîné, Dmitri, quil vit pour la première fois à cette occasion, mais avec lequel il correspondait déjà au sujet dune affaire importante, dont il sera parlé avec détails en son temps. Même lorsque je fus au courant, Ivan Fiodorovitch me parut énigmatique et son arrivée parmi nous difficile à expliquer.
Jajouterai quil tenait lieu darbitre et de réconciliateur entre son père et son frère aîné, alors totalement brouillés, ce dernier ayant même intenté une action en justice.
Pour la première fois, je le répète, cette famille, dont certains membres ne sétaient jamais vus, se trouva réunie. Seul le cadet, Alexéi, habitait le pays depuis un an déjà. Il est malaisé de parler de lui dans ce préambule, avant de le mettre en scène dans le roman. Je dois pourtant métendre à son sujet pour élucider un point étrange, à savoir que mon héros apparaît, dès la première scène, sous lhabit dun novice. Depuis un an, en effet, il habitait notre monastère et se préparait à y passer le reste de ses jours.
IV. Le troisième fils : Aliocha{16}
Il avait vingt ans (ses frères, Ivan et Dmitri, étaient alors respectivement dans leur vingt-quatrième et leur vingt-huitième année). Je dois prévenir que ce jeune Aliocha nétait nullement fanatique, ni même, à ce que je crois, mystique. À mon sens, cétait simplement un philanthrope en avance sur son temps, et sil avait choisi la vie monastique, cétait parce qualors elle seule lattirait et représentait pour lui lascension idéale vers lamour radieux de son âme dégagée des ténèbres et des haines dici-bas. Elle lattirait, cette voie, uniquement parce quil y avait rencontré un être exceptionnel à ses yeux, notre fameux starets{17} Zosime, auquel il sétait attaché de toute la ferveur novice de son cœur inassouvi. Je conviens quil avait, dès le berceau, fait preuve détrangeté. Jai déjà raconté quayant perdu sa mère à quatre ans, il se rappela toute sa vie son visage, ses caresses « comme sil la voyait vivante ». De pareils souvenirs peuvent persister (chacun le sait), même à un âge plus tendre, mais ils ne demeurent que comme des points lumineux dans les ténèbres, comme le fragment dun immense tableau qui aurait disparu. Cétait le cas pour lui : il se rappelait une douce soirée dété, la fenêtre ouverte aux rayons obliques du couchant ; dans un coin de la chambre une image sainte avec la lampe allumée, et, devant limage, sa mère agenouillée, sanglotant avec force gémissements comme dans une crise de nerfs. Elle lavait saisi dans ses bras, le serrant à létouffer et implorait pour lui la sainte Vierge, relâchant son étreinte pour le tendre vers limage, mais la nourrice était accourue et lavait arraché, effrayé, des bras de la malheureuse. Aliocha se rappelait le visage de sa mère, exalté, sublime, mais il naimait guère à en parler. Dans son enfance et sa jeunesse, il se montra plutôt concentré et même taciturne, non par timidité ou sauvagerie, mais par une sorte de préoccupation intérieure si profonde quelle lui faisait oublier son entourage. Cependant il aimait ses semblables, et toute sa vie, sans passer jamais pour nigaud, il eut foi en eux. Quelque chose en lui révélait quil ne voulait pas se faire le juge dautrui. Il paraissait même tout admettre, sans réprobation, quoique souvent avec une profonde mélancolie. Bien plus, il devint dès sa jeunesse inaccessible à létonnement et à la frayeur. Arrivé à vingt ans chez son père, dans un foyer de basse débauche, lui, chaste et pur, il se retirait en silence quand la vie lui devenait intolérable, mais sans témoigner à personne ni réprobation ni mépris. Son père, que sa qualité dancien parasite rendait fort sensible aux offenses, lui fit dabord mauvais accueil : « il se tait, disait-il, et nen pense pas moins » ; mais il ne tarda pas à lembrasser, à le caresser ; cétaient, à vrai dire, des larmes et un attendrissement divrogne, mais on voyait quil laimait de cet amour sincère, profond, quil avait été jusque-là incapable de ressentir pour qui que ce fût… Depuis son enfance, Aliocha avait toujours été aimé de tout le monde. Dans la famille de son bienfaiteur, Euthyme Pétrovitch Poliénov, on sétait tellement attaché à lui que tous le considéraient comme lenfant de la maison. Or il était entré chez eux à un âge où lenfant est encore incapable de calcul et de ruse, où il ignore les intrigues qui attirent la faveur et lart de se faire aimer. Ce don déveiller la sympathie était par conséquent chez lui naturel, spontané, sans artifice. Il en alla de même à lécole, où les enfants comme Aliocha sattirent dordinaire la méfiance, les railleries, voire la haine de leurs camarades. Dès lenfance, il aimait par exemple à sisoler pour rêver, à lire dans un coin ; néanmoins, il fut, durant ses années de collège, lobjet de laffection générale. Il nétait guère folâtre, ni même gai ; à le considérer, on voyait vite que ce nétait pas de la morosité, mais, au contraire, une humeur égale et sereine. Il ne voulait jamais se mettre en avant ; pour cette raison, peut-être, il ne craignait jamais personne et ses condisciples remarquaient que, loin den tirer vanité, il paraissait ignorer sa hardiesse, son intrépidité. Il ignorait la rancune : une heure après avoir été offensé, il répondait à loffenseur ou lui adressait lui-même la parole, dun air confiant, tranquille, comme sil ne sétait rien passé entre eux. Loin de paraître avoir oublié loffense, ou résolu à la pardonner, il ne se considérait pas comme offensé, et cela lui gagnait le cœur des enfants. Un seul trait de son caractère incitait fréquemment tous ses camarades à se moquer de lui, non par méchanceté, mais par divertissement : il était dune pudeur, dune chasteté exaltée, farouche. Il ne pouvait supporter certains mots et certaines conversations sur les femmes qui par malheur sont de tradition dans les écoles. Des jeunes gens à lâme et au cœur purs, presque encore des enfants, aiment souvent à sentretenir de scènes et dimages qui parfois répugnent aux soldats eux-mêmes ; dailleurs, ces derniers en savent moins sous ce rapport que les jeunes garçons de notre société cultivée. Il ny a pas là encore, je veux bien, de corruption morale, ni de réel cynisme, mais il y en a lapparence, et cela passe fréquemment à leurs yeux pour quelque chose de délicat, de fin, digne dêtre imité. Voyant « Aliocha Karamazov » se boucher rapidement les oreilles quand on parlait de « cela », ils faisaient parfois cercle autour de lui, écartaient ses mains de force et lui criaient des obscénités. Alexéi se débattait, se couchait par terre en se cachant le visage ; il supportait loffense en silence et sans se fâcher. À la fin, on le laissa en repos, on cessa de le traiter de « fillette », on éprouva même pour lui de la compassion. Il compta toujours parmi les meilleurs élèves, sans jamais prétendre à la première place.
Après la mort dEuthyme Pétrovitch, Aliocha passa encore deux ans au collège. La veuve partit bientôt pour un long voyage en Italie, avec toute sa famille, qui se composait de femmes. Le jeune homme alla demeurer chez des parentes éloignées du défunt, deux dames quil navait jamais vues. Il ignorait dans quelles conditions il séjournait chez elles ; cétait dailleurs un de ses traits caractéristiques de ne jamais sinquiéter aux frais de qui il vivait. À cet égard, il était tout le contraire de son aîné, Ivan, qui avait connu la pauvreté dans ses deux premières années duniversité, et qui avait souffert, dès lenfance, de manger le pain dun bienfaiteur. Mais on ne pouvait juger sévèrement cette particularité du caractère dAlexéi, car il suffisait de le connaître un peu pour se convaincre quil était de ces innocents capables de donner toute leur fortune à une bonne œuvre, ou même à un chevalier dindustrie. En général il ignorait la valeur de largent, au figuré sentend. Quand on lui donnait de largent de poche, il ne savait quen faire durant des semaines ou le dépensait en un clin dœil. Quand Piotr Alexandrovitch Mioussov, fort chatouilleux en ce qui concerne lhonnêteté bourgeoise, eut plus tard loccasion dobserver Alexéi, il le caractérisa ainsi : « Voilà peut-être le seul homme au monde qui, demeuré sans ressources dans une grande ville inconnue, ne mourrait ni de faim ni de froid, car immédiatement on le nourrirait, on lui viendrait en aide, sinon lui-même se tirerait aussitôt daffaire, sans peine ni humiliation, et ce serait un plaisir pour les autres de lui rendre service. »
Un an avant la fin de ses études, il déclara soudain à ces dames quil partait chez son père pour une affaire qui lui était venue en tête. Celles-ci le regrettèrent beaucoup ; elles ne le laissèrent pas engager la montre que lui avait donnée la famille de son bienfaiteur avant de partir pour létranger ; elle le pourvurent dargent, de linge, de vêtements, mais il leur rendit la moitié de la somme en déclarant quil tenait à voyager en troisième. Comme son père lui demandait pourquoi il navait pas achevé ses études, il ne répondit rien, mais se montra plus pensif que dhabitude. Bientôt on constata quil cherchait la tombe de sa mère. Il avoua même nêtre venu que pour cela. Mais ce nétait probablement pas la seule cause de son arrivée. Sans doute naurait-il pu expliquer à quelle impulsion soudaine il avait obéi en se lançant délibérément dans une voie nouvelle, inconnue. Fiodor Pavlovitch ne put lui indiquer la tombe de sa mère, car après tant dannées, il en avait totalement oublié la place.
Disons un mot de Fiodor Pavlovitch. Il était demeuré longtemps absent de notre ville. Trois ou quatre ans après la mort de sa seconde femme, il partit pour le midi de la Russie et sétablit à Odessa, où il fit la connaissance, suivant ses propres paroles, de « beaucoup de Juifs, Juives et Juivaillons de tout acabit » et finit par être reçu « non seulement chez les Juifs, mais aussi chez les Israélites ». Il faut croire que durant cette période il avait développé lart damasser et de soutirer de largent. Il reparut dans notre ville trois ans seulement avant larrivée dAliocha. Ses anciennes connaissances le trouvèrent fort vieilli, bien quil ne fût pas très âgé. Il se montra plus effronté que jamais : lancien bouffon éprouvait maintenant le besoin de rire aux dépens dautrui. Il aimait à courir la gueuse dune façon plus répugnante quauparavant et, grâce à lui, de nouveaux cabarets souvrirent dans notre district. On lui attribuait une fortune de cent mille roubles, ou peu sen faut, et bientôt beaucoup de gens se trouvèrent ses débiteurs, en échange de solides garanties. Dans les derniers temps, il sétait ratatiné, commençait à perdre légalité dhumeur et le contrôle de soi-même ; incapable de se concentrer, il tomba dans une sorte dhébétude et senivra de plus en plus. Sans Grigori, qui avait aussi beaucoup vieilli et qui le surveillait parfois comme un mentor, lexistence de Fiodor Pavlovitch eût été hérissée de difficultés. Larrivée dAliocha influa sur son moral, et des souvenirs, qui dormaient depuis longtemps, se réveillèrent dans lâme de ce vieillard prématuré : « Sais-tu, répétait-il à son fils en lobservant, que tu ressembles à la possédée ? » Cest ainsi quil appelait sa seconde femme. Ce fut Grigori qui indiqua à Aliocha la tombe de la « possédée ». Il le conduisit au cimetière, lui montra dans un coin éloigné une dalle en fonte, modeste, mais décente, où étaient gravés le nom, la condition, lâge de la défunte, avec la date de sa mort ; en bas figurait un quatrain, comme on en lit fréquemment sur la tombe des gens de classe moyenne. Chose étonnante, cette dalle était lœuvre de Grigori. Cest lui qui lavait placée, à ses frais, sur la tombe de la pauvre « possédée », après avoir souvent importuné son maître par ses allusions ; celui-ci était enfin parti pour Odessa, en haussant les épaules sur les tombes et sur tous ses souvenirs. Devant la tombe de sa mère, Aliocha ne montra aucune émotion particulière ; il prêta loreille au grave récit que fit Grigori de lérection de la dalle, se recueillit quelques instants et se retira sans avoir prononcé une parole. Depuis, de toute lannée peut-être, il ne retourna pas au cimetière. Mais cet épisode produisit sur Fiodor Pavlovitch un effet fort original. Il prit mille roubles et les porta au monastère pour le repos de lâme de sa femme, non pas de la seconde, la « possédée », mais de la première, celle qui le rossait. Le même soir, il senivra et déblatéra contre les moines en présence dAliocha. Cétait en effet un esprit fort, qui navait peut-être jamais mis le moindre cierge devant une image. Les sentiments et la pensée de pareils individus ont parfois des élans aussi brusques quétranges.
Jai déjà dit quil sétait fort ratatiné. Sa physionomie portait alors les traces révélatrices de lexistence quil avait menée. Aux pochettes qui pendaient sous ses petits yeux toujours effrontés, méfiants, malicieux, aux rides profondes qui sillonnaient son visage gras, venait sajouter, sous son menton pointu, une pomme dAdam charnue, qui lui donnait un air hideusement sensuel. Joignez-y une large bouche de carnassier, aux lèvres bouffies, où apparaissaient les débris noirâtres de ses dents pourries, et qui répandait de la salive chaque fois quil prenait la parole. Au reste, il aimait à plaisanter sur sa figure, bien quelle lui plût, surtout son nez, pas très grand, mais fort mince et recourbé. « Un vrai nez romain, disait-il ; avec ma pomme dAdam, je ressemble à un patricien de la décadence. » Il sen montrait fier.
Quelque temps après avoir découvert la tombe de sa mère, Aliocha lui déclara tout à coup quil voulait entrer au monastère où les moines étaient disposés à ladmettre comme novice. Il ajouta que cétait son plus cher désir et quil implorait son consentement paternel. Le vieillard savait déjà que le starets Zosime avait produit sur son « doux garçon » une impression particulière.
« Ce starets est assurément le plus honnête de nos moines, déclara-t-il après avoir écouté Aliocha dans un silence pensif, mais sans se montrer surpris de sa demande. Hum ! Voilà où tu veux aller, mon doux garçon ! À moitié ivre, il eut un sourire divrogne empreint de ruse et de finesse. Hum ! Je prévoyais que tu en arriverais là ! Eh bien, soit ! Tu as deux mille roubles, ce sera ta dot ; quant à moi, mon ange, je ne tabandonnerai jamais et je verserai pour toi ce quil faut… si on le demande ; sinon inutile nest-ce pas, de nous engager ? Il ne te faut pas plus dargent que de grain à un canari… Hum ! Je connais, sais-tu, auprès dun certain monastère un hameau habité exclusivement par les « épouses des moines », comme on les appelle, il y en a une trentaine, je crois… Je lai visité, cest intéressant en son genre, ça rompt la monotonie. Par malheur, on ny trouve que des Russes, pas une Française. On pourrait en avoir, ce ne sont pas les fonds qui manquent. Quand elles le sauront, elles viendront. Ici, il ny a pas de femmes, mais deux cents moines. Ils jeûnent consciencieusement, jen conviens… Hum ! Ainsi, tu veux entrer en religion ? Tu me fais de la peine, Aliocha, vraiment, je métais attaché à toi… Du reste, voilà une bonne occasion : prie pour nous autres, pécheurs à la conscience chargée. Je me suis souvent demandé : qui priera un jour pour moi ? Mon cher garçon, je suis tout à fait stupide à cet égard, tu en doutes, peut-être ? Tout à fait. Vois-tu, malgré ma bêtise, je réfléchis parfois ; je pense que les diables me traîneront bien sûr avec leurs crocs, après ma mort. Et je me dis : doù viennent-ils, ces crocs ? en quoi sont-ils ? en fer ? Où les forge-t-on ? Auraient-ils une fabrique ? Les religieux, par exemple, sont persuadés que lenfer a un plafond. Je veux bien, quant à moi, croire à lenfer, mais à un enfer sans plafond : cest plus délicat, plus éclairé, comme chez les luthériens. Au fond, me diras-tu, quimporte quil y ait ou non un plafond ? Voilà le hic ! Sil ny a pas de plafond, il ny a pas de crocs ; mais alors qui me traînerait ? et si lon ne me traînait pas, où serait la justice, en ce monde ? Il faudrait les inventer, ces crocs, pour moi spécialement, pour moi seul. Si tu savais, Aliocha, quel éhonté je suis !…
Il ny a pas de crocs là-bas, proféra Aliocha à voix basse, en regardant sérieusement son père.
Ah ! il ny a que des ombres de crocs. Je sais, je sais. Cest ainsi quun Français décrivait lenfer :
« Jai vu lombre dun cocher
Qui, avec lombre dune brosse,
Frottait lombre dun carrosse{18}. »
Doù sais-tu, mon cher, quil ny a pas de crocs ? Une fois chez les moines, tu changeras de note. Au fait, pars, va démêler la vérité et reviens me renseigner, je partirai plus tranquillement pour lautre monde quand je saurai ce qui sy passe. Ce sera plus convenable pour toi dêtre chez les moines que chez moi, vieil ivrogne, avec des filles… bien que tu sois, comme un ange, au-dessus de tout cela. Il en sera peut-être de même là-bas, et si je te laisse aller, cest que je compte là-dessus. Tu nes pas sot. Ton ardeur séteindra et tu reviendras guéri. Pour moi, je tattendrai, car je sens que tu es le seul en ce monde qui ne me blâme point, mon cher garçon ; je ne peux pas ne pas le sentir !… »
Et il se mit à pleurnicher. Il était sentimental. Oui, il était méchant et sentimental.
V. Les startsy
Le lecteur se figure peut-être mon héros sous les traits dun pâle rêveur malingre et extatique. Au contraire, Aliocha était un jeune homme de dix-neuf ans bien fait de sa personne et débordant de santé. Il avait la taille élancée, les cheveux châtains, le visage régulier quoique un peu allongé, les joues vermeilles, les yeux gris foncé, brillants, grands ouverts, lair pensif et fort calme. On mobjectera que des joues rouges nempêchent pas dêtre fanatique ou mystique ; or, il me semble quAliocha était plus que nimporte qui réaliste. Certes il croyait aux miracles, mais, à mon sens, les miracles ne troubleront jamais le réaliste, car ce ne sont pas eux qui linclinent à croire. Un véritable réaliste, sil est incrédule, trouve toujours en lui la force et la faculté de ne pas croire même au miracle, et si ce dernier se présente comme un fait incontestable, il doutera de ses sens plutôt que dadmettre le fait ; sil ladmet, ce sera comme un fait naturel, mais inconnu de lui jusqualors. Chez le réaliste, ce nest pas la foi qui naît du miracle, cest le miracle qui naît de la foi. Si le réaliste acquiert la foi, il lui faut, en vertu de son réalisme, admettre aussi le miracle. Lapôtre Thomas déclara quil ne croirait pas avant davoir vu ; ensuite il dit : mon Seigneur et mon Dieu{19} ! Était-ce le miracle qui lavait obligé à croire ? Très probablement que non ; il croyait parce quil désirait croire et peut-être avait-il déjà la foi entière dans les replis cachés de son cœur, même lorsquil déclarait : « je ne croirai pas avant davoir vu ».
On dira sans doute quAliocha était peu développé, quil navait pas achevé ses études. Ce dernier fait est exact, mais il serait fort injuste den inférer quil était obtus ou stupide. Je répète ce que jai déjà dit : il avait choisi cette voie uniquement parce quelle seule lattirait alors et quelle représentait lascension idéale vers la lumière de son âme dégagée des ténèbres. En outre, ce jeune homme était bien de notre époque, cest-à-dire loyal, avide de vérité, la cherchant avec foi, et une fois trouvée, voulant y participer de toute la force de son âme, voulant des réalisations immédiates, et prêt à tout sacrifier à cette fin, même sa vie. Par malheur, ces jeunes gens ne comprennent pas quil est souvent bien facile de sacrifier sa vie, tandis que consacrer, par exemple, cinq ou six années de sa belle jeunesse à létude et à la science ne fût-ce que pour décupler ses forces afin de servir la vérité et datteindre le but quon sest assigné cest là un sacrifice qui les dépasse. Aliocha navait fait que choisir la voie opposée à toutes les autres, mais avec la même soif de réalisation immédiate. Aussitôt quil se fut convaincu, après de sérieuses réflexions, que Dieu et limmortalité existent, il se dit naturellement : « Je veux vivre pour limmortalité, je nadmets pas de compromis. » Pareillement, sil avait conclu quil ny a ni Dieu ni immortalité, il serait devenu tout de suite athée et socialiste (car le socialisme, ce nest pas seulement la question ouvrière ou celle du quatrième état, mais cest surtout la question de lathéisme, de son incarnation contemporaine, la question de la tour de Babel, qui se construit sans Dieu, non pour atteindre les cieux de la terre, mais pour abaisser les cieux jusquà la terre). Il paraissait étrange et impossible à Aliocha de vivre comme auparavant. Il est dit : « Si tu veux être parfait, donne tout ce que tu as et suis-moi.{20} » Aliocha se disait : « Je ne peux pas donner au lieu de « tout » deux roubles et au lieu de « suis-moi » aller seulement à la messe. » Parmi les souvenirs de sa petite enfance, il se rappelait peut-être notre monastère, où sa mère avait pu le mener aux offices. Peut-être y eut-il linfluence des rayons obliques du soleil couchant devant limage vers laquelle le tendait sa mère, la possédée. Il arriva chez nous pensif, uniquement pour voir sil sagissait ici de tout ou seulement de deux roubles, et rencontra au monastère ce starets.
Cétait le starets Zosime, comme je lai déjà expliqué plus haut ; il faudrait dire ici quelques mots du rôle joué par les startsy dans nos monastères, et je regrette de navoir pas, dans ce domaine, toute la compétence nécessaire. Jessaierai pourtant de le faire à grands traits. Les spécialistes compétents assurent que linstitution des startsy fit son apparition dans les monastères russes à une époque récente, il y a moins dun siècle, alors que, dans tout lOrient orthodoxe, surtout au Sinaï et au mont Athos, elle existe depuis bien plus de mille ans. On prétend que les startsy existaient en Russie dans des temps fort anciens, ou quils auraient dû exister, mais que, par suite des calamités qui survinrent, le joug tatar, les troubles, linterruption des anciennes relations avec lOrient, après la chute de Constantinople, cette institution se perdit parmi nous et les startsy disparurent. Elle fut ressuscitée par lun des plus grands ascètes, Païsius Vélitchkovski, et par ses disciples, mais jusquà présent, après un siècle, elle existe dans fort peu de monastères, et a même, ou peu sen faut, été en butte aux persécutions, comme une innovation inconnue en Russie. Elle florissait surtout dans le fameux ermitage de Kozelskaïa Optyne{21}. Jignore quand et par qui elle fut implantée dans notre monastère, mais il sy était succédé déjà trois startsy, dont Zosime était le dernier. Il succombait presque à la faiblesse et aux maladies, et on ne savait par qui le remplacer. Pour notre monastère, cétait là une grave question, car, jusquà présent, rien ne lavait distingué ; il ne possédait ni reliques saintes ni icônes miraculeuses ; les traditions glorieuses se rattachant à notre histoire, les hauts faits historiques et les services rendus à la patrie lui manquaient également. Il était devenu florissant et fameux dans toute la Russie grâce à ses startsy, que les pèlerins venaient en foule voir et écouter de tous les points du pays, à des milliers de verstes. Quest-ce quun starets ? Le starets, cest celui qui absorbe votre âme et votre volonté dans les siennes. Ayant choisi un starets, vous abdiquez votre volonté et vous la lui remettez en toute obéissance, avec une entière résignation. Le pénitent subit volontairement cette épreuve, ce dur apprentissage, dans lespoir, après un long stage, de se vaincre lui-même, de se dominer au point datteindre enfin, après avoir obéi toute sa vie, à la liberté parfaite, cest-à-dire à la liberté vis-à-vis de soi-même, et déviter le sort de ceux qui ont vécu sans se trouver en eux-mêmes. Cette invention, cest-à-dire linstitution des startsy, nest pas théorique, mais tirée, en Orient, dune pratique millénaire. Les obligations envers le starets sont bien autre chose que « lobéissance » habituelle qui a toujours existé également dans les monastères russes. Là-bas, la confession de tous les militants au starets est perpétuelle, et le lien qui rattache le confesseur au confessé indissoluble. On raconte que, dans les temps antiques du christianisme, un novice, après avoir manqué à un devoir prescrit par son starets, quitta le monastère pour se rendre dans un autre pays, de Syrie en Égypte. Là, il accomplit des actes sublimes et fut enfin jugé digne de subir le martyre pour la foi. Quand lÉglise allait lenterrer en le révérant déjà comme un saint, et lorsque le diacre prononça : « que les catéchumènes sortent ! » le cercueil qui contenait le corps du martyr fut enlevé de sa place et projeté hors du temple trois fois de suite. On apprit enfin que ce saint martyr avait enfreint lobédience et quitté son starets ; que, par conséquent, il ne pouvait être pardonné sans le consentement de ce dernier, malgré sa vie sublime. Mais lorsque le starets, appelé, leut délié de lobédience, on put lenterrer sans difficulté. Sans doute, ce nest quune ancienne légende, mais voici un fait récent : un religieux faisait son salut au mont Athos, quil chérissait de toute son âme, comme un sanctuaire et une paisible retraite, quand son starets lui ordonna soudain de partir pour aller dabord à Jérusalem saluer les Lieux Saints, puis retourner dans le Nord, en Sibérie. « Cest là-bas quest ta place, et non ici. » Le moine, consterné et désolé, alla trouver le patriarche de Constantinople et le supplia de le relever de lobédience, mais le chef de lÉglise lui répondit que, non seulement lui, patriarche, ne pouvait le délier, mais quil ny avait aucun pouvoir au monde capable de le faire, excepté le starets dont il dépendait. On voit de la sorte que, dans certains cas, les startsy sont investis dune autorité sans bornes et incompréhensible. Voilà pourquoi, dans beaucoup de nos monastères, cette institution fut dabord presque persécutée. Pourtant le peuple témoigna tout de suite une grande vénération aux startsy. Cest ainsi que les petites gens et les personnes les plus distinguées venaient en foule se prosterner devant les startsy de notre monastère et leur confessaient leurs doutes, leurs péchés, leurs souffrances, implorant conseils et directives. Ce que voyant, les adversaires des startsy leur reprochaient, parmi dautres accusations, davilir arbitrairement le sacrement de la confession, bien que les confidences ininterrompues du novice ou dun laïc au starets naient nullement le caractère dun sacrement. Quoi quil en soit, linstitution des startsy sest maintenue, et elle simplante peu à peu dans les monastères russes. Il est vrai que ce moyen éprouvé et déjà millénaire de régénération morale, qui fait passer lhomme de lesclavage à la liberté, en le perfectionnant, peut aussi devenir une arme à deux tranchants : au lieu de lhumilité et de lempire sur soi-même, il peut développer un orgueil satanique et faire un esclave au lieu dun homme libre.
Le starets Zosime avait soixante-cinq ans ; il descendait dune famille de propriétaires ; dans sa jeunesse, il avait servi dans larmée comme officier au Caucase. Sans doute, Aliocha avait été frappé par un don particulier de son âme ; il habitait la cellule même du starets, qui laimait fort et ladmettait auprès de lui. Il faut noter quAliocha, vivant au monastère, ne sétait encore lié par aucun vœu ; il pouvait aller où bon lui semblait des journées entières, et sil portait le froc, cétait volontairement, pour ne se distinguer de personne au monastère. Peut-être limagination juvénile dAliocha avait-elle été très impressionnée par la force et la gloire qui entouraient son starets comme une auréole. À propos du starets Zosime, beaucoup racontaient quà force daccueillir depuis de nombreuses années tous ceux qui venaient épancher leur cœur, avides de ses conseils et de ses consolations, il avait, vers la fin, acquis une grande perspicacité. Au premier coup dœil jeté sur un inconnu, il devinait pourquoi il était venu, ce quil lui fallait et même ce qui tourmentait sa conscience. Le pénitent était surpris, confondu, parfois même effrayé de se sentir pénétré avant davoir proféré une parole. Aliocha avait remarqué que beaucoup de ceux qui venaient pour la première fois sentretenir en particulier avec le starets entraient chez lui avec crainte et inquiétude ; presque tous en sortaient radieux et le visage le plus morne séclairait de satisfaction. Ce qui le surprenait aussi, cest que le starets, loin dêtre sévère, paraissait même enjoué. Les moines disaient de lui quil sattachait aux plus grands pécheurs et les chérissait en proportion de leurs péchés. Même vers la fin de sa vie, le starets comptait parmi les moines des ennemis et des envieux, mais leur nombre diminuait, bien quil comprît des personnalités importantes du couvent, notamment un des plus anciens religieux, grand taciturne et jeûneur extraordinaire. Néanmoins, la grande majorité tenait le parti du starets Zosime, et beaucoup laimaient de tout leur cœur, quelques-uns lui étaient même attachés presque fanatiquement. Ceux-là disaient, mais à voix basse, que cétait un saint, et, prévoyant sa fin prochaine, ils attendaient de prompts miracles qui répandraient une grande gloire sur le monastère. Alexéi croyait aveuglément à la force miraculeuse du starets, de même quil croyait au récit du cercueil projeté hors de léglise. Parmi les gens qui amenaient au starets des enfants ou des parents malades pour quil leur imposât les mains ou dît une prière à leur intention, Aliocha en voyait beaucoup revenir bientôt, parfois le lendemain, pour le remercier à genoux davoir guéri leurs malades. Y avait-il guérison, ou seulement amélioration naturelle de leur état ? Aliocha ne se posait même pas la question, car il croyait aveuglément à la force spirituelle de son maître et considérait la gloire de celui-ci comme son propre triomphe. Son cœur battait, son visage rayonnait, surtout lorsque le starets sortait vers la foule des pèlerins qui lattendaient aux portes de lermitage, gens du peuple venus de tous les points de la Russie pour le voir et recevoir sa bénédiction. Ils se prosternaient devant lui, pleuraient, baisaient ses pieds et la place où il se tenait, en poussant des cris ; les femmes lui tendaient leurs enfants, on amenait des possédées. Le starets leur parlait, faisait une courte prière, leur donnait sa bénédiction, puis les congédiait. Dans les derniers temps, la maladie lavait tellement affaibli que cest à peine sil pouvait quitter sa cellule, et les pèlerins attendaient parfois sa sortie des journées entières. Aliocha ne se demandait nullement pourquoi ils laimaient tant, pourquoi ils se prosternaient devant lui avec des larmes dattendrissement. Il comprenait parfaitement que lâme résignée du simple peuple russe, ployant sous le travail et le chagrin, mais surtout sous linjustice et le péché continuels le sien et celui du monde ne connaît pas de plus grand besoin, de plus douce consolation que de trouver un sanctuaire ou un saint, de tomber à genoux, de ladorer : « Si le péché, le mensonge, la tentation sont notre partage, il y a pourtant quelque part au monde un être saint et sublime ; il possède la vérité, il la connaît ; donc, elle descendra un jour jusquà nous et régnera sur la terre entière, comme il a été promis. » Aliocha savait que le peuple sent et même raisonne ainsi et que le starets fût précisément ce saint, ce dépositaire de la vérité divine aux yeux du peuple, il en était persuadé autant que ces paysans et ces femmes malades qui lui tendaient leurs enfants. La conviction que le starets, après sa mort, procurerait une gloire extraordinaire au monastère régnait dans son âme plus forte peut-être que chez les moines. Depuis quelque temps, son cœur séchauffait toujours davantage à la flamme dun profond enthousiasme intérieur. Il nétait nullement troublé en voyant dans le starets un individu isolé : « Peu importe ; il a dans son cœur le mystère de la rénovation pour tous, cette puissance qui instaurera enfin la justice sur la terre ; alors tous seront saints, tous saimeront les uns les autres ; il ny aura plus ni riches, ni pauvres, ni élevés, ni humiliés ; tous seront comme les enfants de Dieu et ce sera lavènement du règne du Christ. » Voilà ce dont rêvait le cœur dAliocha.
Aliocha avait paru fortement impressionné par larrivée de ses deux frères, quil ne connaissait pas du tout jusqualors. Il sétait lié davantage avec Dmitri, bien que celui-ci fût arrivé plus tard. Quant à Ivan, il sintéressait beaucoup à lui, mais les deux jeunes gens demeuraient étrangers lun à lautre, et pourtant deux mois sétaient écoulés pendant lesquels ils se voyaient assez souvent. Aliocha était taciturne ; de plus, il paraissait attendre on ne sait quoi, avoir honte de quelque chose ; bien quil eût remarqué au début les regards curieux que lui jetait son frère, Ivan cessa bientôt de faire attention à lui. Aliocha en éprouva quelque confusion. Il attribua lindifférence de son frère à linégalité de leur âge et de leur instruction. Mais il avait une autre idée. Le peu dintérêt que lui témoignait Ivan pouvait provenir dune cause quil ignorait. Celui-ci paraissait absorbé par quelque chose dimportant, comme sil visait à un but très difficile, ce qui eût expliqué sa distraction à son égard. Alexéi se demanda également sil ny avait pas là le mépris dun athée savant pour un pauvre novice. Il ne pouvait soffenser de ce mépris, sil existait, mais il attendait avec une vague alarme, que lui-même ne sexpliquait pas, le moment où son frère voudrait se rapprocher de lui. Dmitri parlait dIvan avec le plus profond respect, dun ton pénétré. Il raconta à Aliocha les détails de laffaire importante qui avait étroitement rapproché les deux aînés. Lenthousiasme avec lequel Dmitri parlait dIvan impressionnait dautant plus Aliocha que, comparé à son frère, Dmitri était presque un ignorant ; le contraste de leur personnalité et de leurs caractères était si vif quon eût difficilement imaginé deux êtres aussi dissemblables.
Cest alors queut lieu lentrevue, ou plutôt la réunion, dans la cellule du starets, de tous les membres de cette famille mal assortie, réunion qui exerça une influence extraordinaire sur Aliocha. Le prétexte qui la motiva était en réalité mensonger. Le désaccord entre Dmitri et son père au sujet de lhéritage de sa mère atteignait alors à son comble. Les rapports sétaient envenimés au point de devenir insupportables. Ce fut Fiodor Pavlovitch qui suggéra, en plaisantant, de se réunir tous dans la cellule du starets Zosime ; sans recourir à son intervention, on pourrait sentendre plus décemment, la dignité et la personne du starets étant capables dimposer la réconciliation. Dmitri, qui navait jamais été chez lui et ne lavait jamais vu, pensa quon voulait leffrayer de cette façon ; mais comme lui-même se reprochait secrètement maintes sorties fort brusques dans sa querelle avec son père, il accepta le défi. Il faut noter quil ne demeurait pas, comme Ivan, chez son père, mais à lautre bout de la ville. Piotr Alexandrovitch Mioussov, qui séjournait alors parmi nous, saccrocha à cette idée. Libéral à la mode des années quarante et cinquante, libre penseur et athée, il prit à cette affaire une part extraordinaire, par ennui, peut-être, ou pour se divertir. Il lui prit soudain fantaisie de voir le couvent et le « saint ». Comme son ancien procès avec le monastère durait encore le litige avait pour objet la délimitation de leurs terres et certains droits de pêche et de coupe il sempressa de profiter de cette occasion, sous le prétexte de sentendre avec le Père Abbé pour terminer cette affaire à lamiable. Un visiteur animé de si bonnes intentions pouvait être reçu au monastère avec plus dégards quun simple curieux. Ces considérations firent quon insista auprès du starets, qui, depuis quelque temps, ne quittait plus sa cellule et refusait même, à cause de sa maladie, de recevoir les simples visiteurs. Il donna son consentement et un jour fut fixé : « Qui ma chargé de décider entre eux ? » déclara-t-il seulement à Aliocha avec un sourire.
À lannonce de cette réunion, Aliocha se montra très troublé. Si quelquun des adversaires aux prises pouvait prendre cette entrevue au sérieux, cétait assurément son frère Dmitri, et lui seul ; les autres viendraient dans des intentions frivoles et peut-être offensantes pour le starets. Aliocha le comprenait fort bien. Son frère Ivan et Mioussov sy rendraient poussés par la curiosité, et son père pour faire le bouffon ; tout en gardant le silence, il connaissait à fond le personnage, car, je le répète, ce garçon nétait pas aussi naïf que tous le croyaient. Il attendait avec anxiété le jour fixé. Sans doute, il avait fort à cœur de voir cesser enfin le désaccord dans sa famille, mais il se préoccupait surtout du starets ; il tremblait pour lui, pour sa gloire, redoutant les offenses, particulièrement les fines railleries de Mioussov et les réticences de lérudit Ivan. Il voulait même tenter de prévenir le starets, de lui parler au sujet de ces visiteurs éventuels, mais il réfléchit et se tut. À la veille du jour fixé, il fit dire à Dmitri quil laimait beaucoup et attendait de lui lexécution de sa promesse. Dmitri, qui chercha en vain à se souvenir davoir promis quelque chose, lui répondit par lettre quil ferait tout pour éviter une « bassesse » ; quoique plein de respect pour le starets et pour Ivan, il voyait là un piège ou une indigne comédie. « Cependant, javalerai plutôt ma langue que de manquer de respect au saint homme que tu vénères », disait Dmitri en terminant sa lettre. Aliocha nen fut guère réconforté.
Livre II : Une réunion déplacée
I. Larrivée au monastère
Il faisait un beau temps de fin daoût, chaud et clair. Lentrevue avec le starets avait été fixée tout de suite après la dernière messe, à onze heures et demie. Nos visiteurs arrivèrent vers la fin de loffice, dans deux équipages. Le premier, une élégante calèche attelée de deux chevaux de prix, était occupé par Piotr Alexandrovitch Mioussov et un parent éloigné, Piotr Fomitch Kalganov. Ce jeune homme de vingt ans se préparait à entrer à luniversité. Mioussov, dont il était lhôte, lui proposait de lemmener à Zurich ou à Iéna, pour y parfaire ses études ; mais il navait pas encore pris de décision. Pensif et distrait, il avait le visage agréable, une constitution robuste, la taille plutôt élevée et le regard étrangement fixe, ce qui est le propre des gens distraits ; il vous regardait parfois longtemps sans vous voir. Taciturne et quelque peu emprunté, il lui arrivait seulement en tête à tête de se montrer tout à coup loquace, véhément, joyeux, riant de Dieu sait quoi ; mais son imagination nétait quun feu de paille, aussi vite allumé quéteint. Il était toujours bien mis et même avec recherche. Déjà possesseur dune certaine fortune, il avait encore de belles espérances. Il entretenait avec Aliocha des relations amicales.
Fiodor Pavlovitch et son fils avaient pris place dans un landau de louage fort délabré, mais spacieux, attelé de deux vieux chevaux pommelés qui suivaient la calèche à distance respectueuse. Dmitri avait été prévenu la veille de lheure du rendez-vous, mais il était en retard. Les visiteurs laissèrent leurs voitures près de lenceinte, à lhôtellerie, et franchirent à pied les portes du monastère. Sauf Fiodor Pavlovitch, aucun deux navait jamais vu de monastère, et Mioussov nétait pas entré dans une église depuis trente ans. Il regardait avec une certaine curiosité, en prenant un air dégagé. Mais à part léglise et les dépendances, dailleurs fort banales, lintérieur du monastère noffrait rien à son esprit observateur. Les derniers fidèles sortis de léglise se découvraient en se signant. Parmi le bas peuple se trouvaient des gens dun rang plus élevé : deux ou trois dames, un vieux général, tous descendus à lhôtellerie. Des mendiants entourèrent nos visiteurs, mais personne ne leur fit laumône. Seul Kalganov tira dix kopeks de son porte-monnaie et, gêné Dieu sait pourquoi, les glissa rapidement à une bonne femme, en murmurant : « Partagez-les. » Aucun de ses compagnons ne lui fit dobservation, ce qui eut pour résultat daccroître sa confusion.
Chose étrange : on aurait vraiment dû les attendre et même leur témoigner quelques égards ; lun deux venait de faire don de mille roubles, lautre était un propriétaire fort riche, qui tenait les moines plus ou moins sous sa dépendance en ce qui concerne la pêche, suivant la tournure que prendrait le procès ; pourtant, aucune personnalité officielle ne se trouvait là pour les recevoir. Mioussov contemplait dun air distrait les pierres tombales disséminées autour de léglise et voulut faire la remarque que les occupants de ces tombes avaient dû payer fort cher le droit dêtre enterrés en un lieu aussi « saint », mais il garda le silence : son ironie de libéral faisait place à lirritation.
« À qui diable sadresser, dans cette pétaudière ?… Il faudrait le savoir, car le temps passe », murmura-t-il comme à part soi.
Soudain vint à eux un personnage dune soixantaine dannées, en ample vêtement dété, dépourvu de cheveux mais doué dun regard tendre. Le chapeau à la main, il se présenta en zézayant comme le propriétaire foncier Maximov, de la province de Toula. Il prit à cœur lembarras de ces messieurs.
« Le starets Zosime habite lermitage à lécart, à quatre cents pas du monastère, il faut traverser le bosquet…
Je le sais, répondit Fiodor Pavlovitch, mais nous ne nous souvenons pas bien du chemin, depuis si longtemps.
Prenez cette porte, puis tout droit par le bosquet. Permettez-moi de vous accompagner… moi-même je… par ici, par ici… »
Ils quittèrent lenceinte, sengagèrent dans le bois. Le propriétaire Maximov marchait, ou plutôt courait à leur côté en les examinant tous avec une curiosité gênante. Il écarquillait les yeux.
« Voyez-vous, nous allons chez ce starets pour une affaire personnelle, déclara froidement Mioussov ; nous avons, pour ainsi dire, obtenu « une audience » de ce personnage ; aussi, malgré notre gratitude, nous ne vous proposons pas dentrer avec nous.
Je lai déjà vu… Un chevalier parfait{22}, répondit le hobereau.
Qui est ce chevalier ? demanda Mioussov.
Le starets, le fameux starets… la gloire et lhonneur du monastère, Zosime. Ce starets-là, voyez-vous… »
Son bavardage fut interrompu par un moine en cuculle, de petite taille, pâle et défait, qui rejoignit le groupe. Fiodor Pavlovitch et Mioussov sarrêtèrent. Le moine les salua avec une grande politesse et leur dit :
« Messieurs, le Père Abbé vous invite tous à déjeuner après votre visite à lermitage. Cest pour une heure exactement. Vous aussi, fit-il à Maximov.
Jirai, sécria Fiodor Pavlovitch, ravi de linvitation, je naurai garde dy manquer. Vous savez que nous avons tous promis de nous conduire décemment… Et vous, Piotr Alexandrovitch, viendrez-vous ?
Certainement. Pourquoi suis-je ici, sinon pour observer leurs usages ? Une seule chose membarrasse, Fiodor Pavlovitch, cest de me trouver en votre compagnie.
Oui, Dmitri Fiodorovitch nest pas encore là.
Il ferait bien de ne pas venir du tout ; croyez-vous que cela mamuse, votre histoire « et vous par-dessus le marché » ? Nous viendrons déjeuner ; remerciez le Père Abbé, dit-il au moine.
Pardon, je dois vous conduire chez le starets, répondit celui-ci.
Dans ce cas, je vais directement chez le Père Abbé, oui, je men vais pendant ce temps chez le Père Abbé, gazouilla Maximov.
Le Père Abbé est très occupé en ce moment, mais ce sera comme vous voudrez… fit le moine, perplexe.
Quel crampon que ce vieux ! observa Mioussov, lorsque Maximov fut retourné au monastère.
Il ressemble à von Sohn{23}, prononça tout à coup Fiodor Pavlovitch.
Cest tout ce que vous trouvez à dire… En quoi ressemble-t-il à von Sohn ? Vous-même, lavez-vous vu ?
Jai vu sa photographie. Bien que les traits ne soient pas identiques, il y a quelque chose dindéfinissable. Cest tout à fait le sosie de von Sohn. Je le reconnais rien quà la physionomie.
Cest possible, vous vous y connaissez. Toutefois, Fiodor Pavlovitch, vous venez de rappeler que nous avons promis de nous conduire décemment ; souvenez-vous-en. Je vous le dis, surveillez-vous. Si vous commencez à faire le bouffon, je ne veux pas quon me mette dans le même panier que vous. Voyez quel homme cest, dit-il en sadressant au moine ; jai peur daller avec lui chez des gens convenables. »
Un pâle sourire, non dépourvu de ruse, apparut sur les lèvres exsangues du moine, qui pourtant ne répondit rien, laissant voir clairement quil se taisait par conscience de sa propre dignité. Mioussov fronça encore davantage le sourcil.
« Oh ! que le diable les emporte tous, ces gens à lextérieur façonné par les siècles, dont le fond nest que charlatanisme et absurdité ! » se disait-il en lui-même.
« Voici lermitage, nous sommes arrivés, cria Fiodor Pavlovitch qui se mit à faire de grands signes de croix devant les saints, peints au-dessus et à côté du portail. Chacun vit comme il lui plaît, insinua-t-il ; et le proverbe russe dit avec raison : « À moine dun autre ordre, point nimpose ta règle ». Il y a ici vingt-cinq bons Pères qui font leur salut en se contemplant les uns les autres et en mangeant des choux. Ce qui me surprend cest quaucune femme ne franchisse ce portail. Cependant, jai entendu dire que le starets recevait des dames ; est-ce exact ? demanda-t-il au moine.
Les femmes du peuple lattendent là-bas, près de la galerie ; tenez, en voici dassises par terre. Pour les dames de la société, on a aménagé deux chambres dans la galerie même, mais en dehors de lenceinte ; ce sont ces fenêtres que vous voyez là ; le starets sy rend par un passage intérieur, quand sa santé le lui permet. Il y a en ce moment une dame Khokhlakov, propriétaire à Kharkhov, qui veut le consulter pour sa fille atteinte de consomption. Il a dû lui promettre de venir, bien que ces derniers temps il soit très faible et ne se montre guère.
Il y a donc à lermitage une porte entrebâillée du côté des dames. Honni soit qui mal y pense, mon père ! Au mont Athos, vous devez le savoir, non seulement les visites féminines ne sont pas admises, mais on ne tolère aucune femme ni femelle, ni poule, ni dinde, ni génisse.
Fiodor Pavlovitch, je vous laisse, on va vous mettre à la porte, cest moi qui vous le prédis.
En quoi est-ce que je vous gêne, Piotr Alexandrovitch ?… Regardez donc, sexclama-t-il soudain, une fois lenceinte franchie, regardez dans quelle vallée de roses ils habitent. »
Effectivement, bien quil ny eût pas alors de roses, on apercevait une profusion de fleurs dautomne, magnifiques et rares. Une main expérimentée devait en prendre soin. Il y avait des parterres autour des églises et entre les tombes. Des fleurs aussi entouraient la maisonnette en bois, un rez-de-chaussée précédé dune galerie, où se trouvait la cellule du starets.
« En était-il de même du temps du précédent starets, Barsanuphe ? On dit quil naimait pas lélégance, quil semportait et battait même les dames à coups de canne ? senquit Fiodor Pavlovitch en montant le perron.
Si le starets Barsanuphe paraissait parfois avoir perdu la raison, on raconte aussi bien des sottises sur son compte ; il na jamais battu personne à coups de canne, répondit le moine… Maintenant, messieurs, une minute, je vais vous annoncer.
Fiodor Pavlovitch, pour la dernière fois, rappelez-vous nos conditions. Comportez-vous bien, sinon gare à vous ! murmura encore une fois Mioussov.
Je voudrais bien savoir ce qui vous émeut pareillement, insinua Fiodor Pavlovitch, railleur ; ce sont vos péchés qui vous effraient ? On dit que rien quau regard il devine à qui il a affaire. Mais comment pouvez-vous faire un tel cas de leur opinion, vous, un Parisien, un progressiste ? Vous me stupéfiez, vraiment ! »
Mioussov neut pas le loisir de répondre à ce sarcasme, car on les pria dentrer. Il éprouva une légère irritation. « Eh bien ! je le sais davance, énervé comme je suis, je vais discuter, méchauffer… mabaisser, moi et mes idées », se dit-il.
II. Un vieux bouffon
Ils entrèrent presque en même temps que le starets qui, dès leur arrivée, était sorti de sa chambre à coucher. Ils avaient été précédés dans la cellule par deux religieux de lermitage ; lun était le Père bibliothécaire, lautre le Père Païsius, maladif, malgré son âge peu avancé, mais érudit, à ce quon disait. Il sy trouvait encore un jeune homme en redingote, qui paraissait âgé de vingt-deux ans. Cétait un ancien élève du séminaire, futur théologien, que protégeait le monastère. Il avait la taille assez élevée, le visage frais, les pommettes saillantes, de petits yeux bruns et vifs. Son visage exprimait la déférence, mais sans obséquiosité. Il ne fit pas de salut aux visiteurs, se considérant, non comme leur égal, mais comme un subalterne, et demeura debout pendant toute lentrevue.
Le starets Zosime parut, en compagnie dun novice et dAliocha. Les religieux se levèrent, lui firent une profonde révérence, les doigts touchant la terre, reçurent sa bénédiction et lui baisèrent la main. À chacun deux, le starets répondit par une révérence pareille, les doigts touchant la terre, leur demandant à son tour leur bénédiction. Cette cérémonie, empreinte dun grand sérieux et nayant rien de létiquette banale, respirait une sorte démotion. Cependant Mioussov, qui se tenait en avant de ses compagnons, la crut préméditée. Quelles que fussent ses idées, la simple politesse exigeait quil sapprochât du starets pour recevoir sa bénédiction, sinon pour lui baiser la main. Il sy était décidé la veille, mais les révérences et les baisers des moines changèrent sa résolution. Il fit une révérence grave et digne, en homme du monde, et alla sasseoir. Fiodor Pavlovitch fit la même chose, contrefaisant cette fois-ci Mioussov comme un singe. Le salut dIvan Fiodorovitch fut des plus courtois, mais lui aussi tint ses bras le long des hanches. Quant à Kalganov, telle était sa confusion quil oublia même de saluer. Le starets laissa retomber sa main prête à les bénir et les invita tous à sasseoir. Le sang vint aux joues dAliocha ; il avait honte ; ses mauvais pressentiments se réalisaient.
Le starets prit place sur un petit divan de cuir meuble fort ancien et fit asseoir ses hôtes en face de lui, sur quatre chaises dacajou, recouvertes dun cuir fort usé. Les religieux sinstallèrent de côté, lun à la porte, lautre à la fenêtre. Le séminariste, Aliocha et le novice restèrent debout. La cellule nétait guère vaste et avait lair fanée. Elle ne contenait que quelques meubles et objets grossiers, pauvres, le strict nécessaire : deux pots de fleurs à la fenêtre ; dans un angle, de nombreuses icônes, dont lune représentait une Vierge de grandes dimensions, peinte probablement longtemps avant le Raskol{24} ; une lampe brûlait devant elle. Non loin, deux autres icônes aux revêtements étincelants, puis deux chérubins sculptés, de petits œufs en porcelaine, un crucifix en ivoire, avec une Mater dolorosa qui létreignait, et quelques gravures étrangères, reproductions de grands peintres italiens des siècles passés. Auprès de ces œuvres de prix sétalaient des lithographies russes à lusage du peuple, portraits de saints, de martyrs, de prélats, qui se vendent quelques kopeks dans toutes les foires. Mioussov jeta un coup dœil rapide sur cette imagerie, puis examina le starets. Il se croyait le regard pénétrant, faiblesse excusable, si lon considère quil avait déjà cinquante ans, âge où un homme du monde intelligent et riche se prend davantage au sérieux, parfois même à son insu.
Dès labord, le starets lui déplut. Il y avait effectivement dans sa figure quelque chose qui eût paru choquant à bien dautres quà Mioussov. Cétait un petit homme voûté, les jambes très faibles, âgé de soixante-cinq ans seulement, mais qui paraissait dix ans de plus, à cause de sa maladie. Tout son visage, dailleurs fort sec, était sillonné de petites rides, surtout autour des yeux, quil avait clairs, pas très grands, vifs et brillants comme deux points lumineux. Il ne lui restait que quelques touffes de cheveux gris sur les tempes ; sa barbe, petite et clairsemée, finissait en pointe ; les lèvres, minces comme deux lanières, souriaient fréquemment ; le nez aigu rappelait un oiseau.
« Selon toute apparence, une âme malveillante, mesquine, présomptueuse », pensa Mioussov, qui se sentait fort mécontent de lui.
Une petite horloge à poids frappa douze coups ; cela rompit la glace.
Cest lheure exacte, sécria Fiodor Pavlovitch, et mon fils, Dmitri Fiodorovitch, qui nest pas encore là ! Je mexcuse pour lui, saint starets ! (Aliocha tressaillit à ces mots de « saint starets ».) Je suis toujours ponctuel, à une minute près, me rappelant que lexactitude est la politesse des rois.
Vous nêtes pas roi, que je sache, marmotta Mioussov, incapable de se contenir.
Cest ma foi vrai. Et figurez-vous, Piotr Alexandrovitch, que je le savais, ma parole ! Que voulez-vous, je parle toujours mal à propos ! Votre Révérence, sexclama-t-il soudain dun ton pathétique, vous avez devant vous un véritable bouffon. Cest ma façon de me présenter. Une vieille habitude, hélas ! Si je hâble parfois hors de saison, cest à dessein, dans lintention de faire rire et dêtre agréable. Il faut être agréable, nest-il pas vrai ? Il y a sept ans, jarrivai dans une petite ville pour de petites affaires, de compte à demi avec de petits marchands. Nous allons chez lispravnik, à qui nous avions quelque chose à demander et que nous voulions inviter à une collation. Lispravnik paraît ; cétait un homme de haute taille, gros, blond et morose, les individus les plus dangereux en pareil cas, car la bile les tourmente. Je laborde avec laisance dun homme du monde : « Monsieur lispravnik{25}, fis-je, vous serez, pour ainsi dire, notre Napravnik{26} ! Quel Napravnik ? » dit-il. Je vis immédiatement que ça ne prenait pas, quil demeurait grave ; je mobstinai : « Jai voulu plaisanter, rendre tout le monde gai, car M. Napravnik est un chef dorchestre connu ; or, pour lharmonie de notre entreprise, il nous faut justement une sorte de chef dorchestre. » … Lexplication et la comparaison étaient raisonnables, nest-ce pas ? « Pardon, dit-il, je suis ispravnik et je ne permets pas quon fasse des calembours sur ma profession. » Il nous tourna le dos. Je courus après lui en criant : « Oui, oui, vous êtes ispravnik et non Napravnik. Non, répliqua-t-il, vous lavez dit, je suis Napravnik. » Figurez-vous que cela fit manquer notre affaire !… Je nen fais jamais dautres. Je me cause du tort par mon amabilité ! Une fois, il y a bien des années, je disais à un personnage important : « Votre épouse est une femme chatouilleuse », dans le sens de lhonneur, des qualités morales, pour ainsi dire, à quoi il me répliqua : « Vous lavez chatouillée ? » Je ne pus y tenir ; faisons laimable, pensai-je. « Oui, dis-je, je lai chatouillée » ; mais alors ce fut lui qui me chatouilla… Il y a longtemps que cest arrivé, aussi nai-je pas honte de le raconter ; cest toujours ainsi que je me fais du tort.
Vous vous en faites en ce moment », murmura Mioussov avec dégoût.
Le starets les considérait en silence lun et lautre.
« Vraiment ! Figurez-vous que je le savais, Piotr Alexandrovitch, et même, apprenez que je le pressentais, ce que je fais, dès que jouvris la bouche, et même, apprenez-le, je pressentais que vous men feriez le premier la remarque. À ces moments, quand je vois que ma plaisanterie ne réussit pas, Votre Révérence, mes joues commencent à se dessécher vers les gencives, jai comme une convulsion ; cela remonte à ma jeunesse, alors que, parasite chez les nobles, je gagnais mon pain par cette industrie. Je suis un bouffon authentique, inné, Votre Révérence, la même chose quun innocent ; je ne nie pas quun esprit impur habite peut-être en moi, bien modeste en tout cas ; plus considérable, il se fût logé ailleurs, seulement pas chez vous, Piotr Alexandrovitch, car vous nêtes pas considérable. En revanche, je crois, je crois en Dieu. Ces derniers temps javais des doutes, mais maintenant jattends de sublimes paroles. Je ressemble au philosophe Diderot, Votre Révérence. Savez-vous, très saint père, comme il se présenta chez le métropolite Platon{27}, sous limpératrice Catherine ? Il entre et dit demblée : « Il ny a point de Dieu. » À quoi le grand prélat répond, le doigt levé : « Linsensé a dit en son cœur : il ny a point de Dieu ! » Aussitôt Diderot de se jeter à ses pieds : « Je crois, sécrie-t-il, et je veux être baptisé. » On le baptisa sur-le-champ. La princesse Dachkov{28} fut la marraine, et Potemkine{29} le parrain…
Fiodor Pavlovitch, cest intolérable ! Vous savez fort bien que vous mentez et que cette stupide anecdote est fausse ; pourquoi faire le malin ? proféra dune voix tremblante Mioussov, qui ne pouvait déjà plus se contenir.
Jai pressenti toute ma vie que cétait un mensonge ! sexclama Fiodor Pavlovitch en semballant. En revanche, messieurs, je vais vous dire toute la vérité. Éminent starets, pardonnez-moi, jai inventé la fin, le baptême de Diderot ; cela ne métait jamais venu à lesprit auparavant, je lai inventé pour donner du piquant. Si je fais le malin, Piotr Alexandrovitch, cest pour être plus gentil. Au reste, parfois, je ne sais pas moi-même pourquoi. Quant à Diderot, jai entendu raconter cela : « Linsensé a dit… », une vingtaine de fois dans ma jeunesse, par les propriétaires fonciers du pays, quand jhabitais chez eux ; je lai entendu dire, Piotr Alexandrovitch, à votre tante, Mavra Fominichna. Jusquà maintenant, tous sont persuadés que limpie Diderot a fait visite au métropolite Platon pour discuter de Dieu… »
Mioussov sétait levé, à bout de patience, et comme hors de lui. Il était furieux et comprenait que sa fureur le rendait ridicule. Ce qui se passait dans la cellule était vraiment intolérable. Depuis quarante ou cinquante ans que des visiteurs sy réunissaient cétait toujours avec la plus profonde vénération. Presque tous ceux qui y étaient admis comprenaient quon leur accordait une insigne faveur. Beaucoup, parmi eux, se mettaient à genoux et le demeuraient durant toute la visite. Des gens dun rang élevé, des érudits et même des libres penseurs, venus soit par curiosité, soit pour un autre motif, se faisaient un devoir de témoigner au starets une profonde déférence et de grands égards durant tout lentretien quil fût public ou privé dautant plus quil nétait pas question dargent. Il ny avait que lamour et la bonté, en présence du repentir et de la soif de résoudre un problème moral compliqué, une crise de la vie du cœur. Aussi, les bouffonneries auxquelles sétait livré Fiodor Pavlovitch, choquantes en un tel lieu, avaient-elles provoqué lembarras et létonnement des témoins, de plusieurs dentre eux, en tout cas. Les religieux, demeurés impassibles, fixaient leur attention sur ce quallait dire le starets, mais paraissaient déjà prêts à se lever comme Mioussov. Aliocha avait envie de pleurer et courbait la tête. Tout son espoir reposait sur son frère Ivan, le seul dont linfluence fût capable darrêter son père, et il était stupéfait de le voir assis, immobile, les yeux baissés, attendant avec curiosité le dénouement de cette scène, comme sil y était complètement étranger. Aliocha nosait pas regarder Rakitine (le séminariste), avec lequel il vivait presque sur un pied dintimité : il connaissait ses pensées (il était dailleurs seul à les connaître dans tout le monastère).
« Excusez-moi… commença Mioussov, en sadressant au starets, davoir lair de prendre part à cette indigne plaisanterie. Jai eu tort de croire que même un individu tel que Fiodor Pavlovitch saurait se tenir à sa place chez un personnage aussi respectable… Je ne pensais pas quil faudrait mexcuser dêtre venu avec lui… »
Piotr Alexandrovitch nacheva pas et, tout confus, voulait déjà sortir de la chambre.
« Ne vous inquiétez pas, je vous en prie, dit le starets en se dressant sur ses pieds débiles ; et, prenant Piotr Alexandrovitch par les deux mains, il lobligea à se rasseoir. Calmez-vous, je vous en prie. Vous êtes mon hôte. »
Cela dit, et après une révérence, il retourna sasseoir sur le divan.
« Éminent starets, dites-moi, est-ce que ma vivacité vous offense ? sexclama soudain Fiodor Pavlovitch, en se cramponnant des deux mains aux bras du fauteuil, comme prêt à en bondir suivant la réponse qui lui serait faite.
Je vous supplie également de ne pas vous inquiéter et de ne pas vous gêner, prononça le starets avec majesté… Ne vous gênez pas, soyez tout à fait comme chez vous. Surtout, nayez pas tant honte de vous-même, car tout le mal vient de là.
Tout à fait comme chez moi ? Cest-à-dire au naturel ? Oh ! cest trop, cest beaucoup trop, mais jaccepte avec attendrissement ! Savez-vous, mon vénéré Père, ne me poussez pas à me montrer au naturel, cest trop risqué… Je nirai pas moi-même jusque-là ; ce que je vous en dis, cest pour vous mettre en garde. La suite est encore enfouie dans les ténèbres de linconnu, bien que certains voulussent déjà me faire la leçon ; ceci est à votre adresse, Piotr Alexandrovitch. À vous, sainte créature, voici ce que je déclare : « Je déborde denthousiasme ! » Il se leva et, les bras en lair, proféra : « Béni soit le ventre qui ta porté et les mamelles qui tont allaité, les mamelles surtout ! » Par votre remarque, tout à lheure : « Nayez pas tant honte de vous-même, car tout le mal vient de là », vous mavez comme transpercé, vous avez lu en moi. En effet, quand je vais vers les gens, il me semble que je suis le plus vil de tous, et que tout le monde me prend pour un bouffon ; alors je me dis : « Faisons le bouffon, je ne crains pas votre opinion, car vous êtes tous, jusquau dernier, plus vils que moi ! » Voilà pourquoi je suis bouffon, par honte, éminent Père, par honte. Ce nest que par timidité que je fais le crâne. Car si jétais sûr, en entrant, que tous maccueillent comme un être sympathique et raisonnable, Dieu, que je serais bon ! Maître il se mit soudain à genoux que faut-il faire pour gagner la vie éternelle ? »
Même alors, il était difficile de savoir sil plaisantait ou cédait à lattendrissement.
Le starets leva les yeux vers lui et prononça en souriant :
« Il y a longtemps que vous-même savez ce quil faut faire, vous ne manquez pas de sens : ne vous adonnez pas à la boisson et à lintempérance de langage, ne vous adonnez pas à la sensualité, surtout à lamour de largent, et fermez vos débits de boisson, au moins deux ou trois, si vous ne pouvez pas les fermer tous. Mais surtout, avant tout, ne mentez pas.
Cest à propos de Diderot que vous dites cela ?
Non, ce nest pas à propos de Diderot. Surtout ne vous mentez pas à vous-même. Celui qui se ment à soi-même et écoute son propre mensonge va jusquà ne plus distinguer la vérité ni en soi ni autour de soi ; il perd donc le respect de soi et des autres. Ne respectant personne, il cesse daimer, et pour soccuper et se distraire, en labsence damour, il sadonne aux passions et aux grossières jouissances ; il va jusquà la bestialité dans ses vices, et tout cela provient du mensonge continuel à soi-même et aux autres. Celui qui se ment à soi-même peut être le premier à soffenser. On éprouve parfois du plaisir à soffenser, nest-ce pas ? Un individu sait que personne ne la offensé, mais quil sest lui-même forgé une offense, noircissant à plaisir le tableau, quil sest attaché à un mot et a fait dun monticule une montagne, il le sait, pourtant il est le premier à soffenser, jusquà en éprouver une grande satisfaction ; par là même il parvient à la véritable haine… Mais levez-vous, asseyez-vous, je vous en conjure ; cela, cest aussi un geste faux…
Bienheureux ! Laissez-moi vous baiser la main. Fiodor Pavlovitch se redressa et posa les lèvres sur la main décharnée du starets. Vous avez raison, ça fait plaisir de soffenser. Je navais jamais si bien entendu exprimer cela. Oui, oui, jai pris plaisir toute ma vie aux offenses, pour lesthétique, car être offensé, non seulement ça fait plaisir, mais parfois cest beau ! Voilà ce que vous avez oublié, éminent starets : la beauté ! je le noterai dans mon carnet. Quant à mentir, je nai fait que cela toute ma vie, à chaque jour et à chaque heure. En vérité, je suis mensonge et père du mensonge ! Dailleurs, je crois que ce nest pas le père du mensonge, je membrouille dans les textes, eh bien ! disons le fils du mensonge, cela suffit. Seulement… mon ange… on peut parfois broder sur Diderot ! Cela ne fait pas de mal, alors que certaines paroles peuvent faire du mal. Éminent starets, à propos, je me rappelle, il y a trois ans, je métais promis de venir ici me renseigner et découvrir avec insistance la vérité ; priez seulement Piotr Alexandrovitch de ne pas minterrompre. Voici de quoi il sagit : Est-ce vrai, mon révérend Père, ce quon raconte quelque part, dans les Menées{30}, dun saint thaumaturge qui subit le martyre pour la foi et, après avoir été décapité, releva sa tête et « en la baisant gentiment », la porta longtemps dans ses bras. Est-ce vrai ou non, mes Pères ?
Non, ce nest pas vrai, dit le starets.
Il ny a rien de semblable dans aucun Menée. À propos de quel saint dites-vous que ce fait est rapporté ? demanda le Père bibliothécaire.
Jignore lequel. Je nen ai pas connaissance. On ma induit en erreur. Je lai entendu dire et savez-vous par qui ? par ce même Piotr Alexandrovitch Mioussov, qui vient de se fâcher à propos de Diderot.
Je ne vous ai jamais raconté cela, pour la bonne raison que je ne cause jamais avec vous.
Il est vrai que vous ne lavez pas raconté à moi personnellement, mais dans une société où je me trouvais, il y a quatre ans. Si jai rappelé le fait, cest que vous avez ébranlé ma foi par ce récit comique, Piotr Alexandrovitch. Vous lignorez, mais je suis revenu chez moi la foi ébranlée, et depuis je chancelle toujours davantage. Oui, Piotr Alexandrovitch, vous avez été cause dune grande chute. Cest bien autre chose que Diderot ! »
Fiodor Pavlovitch séchauffait dune façon pathétique, bien quil fût évident pour tous quil se donnait de nouveau en spectacle. Mais Mioussov était piqué au vif.
« Quelle absurdité, comme tout le reste dailleurs ! murmura-t-il. Si jai dit cela ce nest certes pas à vous. En fait, jai entendu à Paris un Français raconter quon lit chez nous cet épisode à la messe, dans les Menées. Cest un érudit, qui a spécialement étudié la statistique de la Russie, où il a longtemps séjourné. Quant à moi, je nai pas lu les Menées et je ne les lirai pas… Que ne dit-on pas à table ! Et nous dînions alors…
Oui, vous dîniez alors, et moi jai perdu la foi ! dit pour le taquiner Fiodor Pavlovitch.
Que mimporte votre foi ! allait crier Mioussov, mais il se contint et proféra avec mépris : Vous souillez littéralement tout ce que vous touchez. »
Le starets se leva soudain.
« Excusez-moi, messieurs, de vous laisser seuls quelques instants, dit-il en sadressant à tous les visiteurs ; mais on mattendait dès avant votre arrivée. Quant à vous, abstenez-vous de mentir », ajouta-t-il dun ton plaisant à ladresse de Fiodor Pavlovitch.
Il quitta la cellule. Aliocha et le novice sélancèrent pour laider à descendre lescalier. Aliocha étouffait ; il était heureux de sortir, heureux également de voir le starets gai et non offensé. Le starets se dirigeait vers la galerie pour bénir celles qui lattendaient, mais Fiodor Pavlovitch larrêta à la porte de la cellule.
« Bienheureux ! sexclama-t-il avec sentiment, permettez-moi de vous baiser encore une fois la main ! Avec vous, on peut causer, on peut vivre. Vous pensez peut-être que je mens sans cesse et que je fais toujours le bouffon ? Cétait pour me rendre compte si lon peut vivre avec vous, sil y a place pour mon humilité à côté de votre fierté. Je vous délivre un certificat de sociabilité ! Maintenant, je ne soufflerai plus mot. Je vais masseoir et garder le silence. Maintenant, à vous de parler, Piotr Alexandrovitch, vous demeurez le personnage principal… pour dix minutes. »
III. Les femmes croyantes
Au bas de la galerie en bois pratiquée vers le mur extérieur de lenceinte se pressaient une vingtaine de femmes du peuple. On les avait prévenues que le starets allait enfin sortir, et elles sétaient groupées en lattendant. Les dames Khokhlakov lattendaient également, mais dans une chambre de la galerie, réservée aux visiteuses de qualité. Elles étaient deux : la mère et la fille. La première, riche propriétaire, toujours habillée avec goût, était encore assez jeune et dextérieur fort agréable, avec des yeux vifs et presque noirs. Elle navait que trente-trois ans et était veuve depuis cinq ans. Sa fille, âgée de quatorze ans, avait les jambes paralysées. La pauvre fillette ne marchait plus depuis six mois ; on la transportait dans une chaise longue à roulettes. Elle avait un délicieux visage, un peu amaigri par la maladie, mais gai ; des lueurs folâtres brillaient dans ses grands yeux sombres, quombrageaient de longs cils. Depuis le printemps, la mère se disposait à lemmener à létranger, mais des travaux entrepris dans leur domaine les avaient retardées. Elles séjournaient depuis huit jours dans notre ville plus pour affaire que par dévotion ; néanmoins elles avaient déjà rendu visite au starets, trois jours auparavant. Elles étaient revenues encore une fois, et tout en sachant que le starets ne pouvait presque plus recevoir personne, elles suppliaient quon leur accordât « le bonheur de voir le grand guérisseur ». En attendant sa venue, la mère était assise à côté du fauteuil de sa fille ; à deux pas se tenait debout un vieux moine, venu dun lointain monastère du Nord et qui désirait recevoir la bénédiction du starets. Mais celui-ci, apparu sur la galerie, alla droit au peuple. La foule se pressait autour du perron de trois marches qui réunissait la galerie basse au sol. Le starets sarrêta sur la marche supérieure, revêtit létole et bénit les femmes qui lentouraient. On lui amena une possédée quon tenait par les deux mains. Dès quelle aperçut le starets, elle fut prise dun hoquet, poussant des gémissements et secouée par des spasmes comme dans une crise éclamptique. Lui ayant recouvert la tête de létole, le starets prononça sur elle une courte prière, et elle sapaisa aussitôt. Jignore ce qui se passe maintenant, mais dans mon enfance jeus souvent loccasion de voir et dentendre ces possédées, dans les villages et les monastères. Amenées à la messe, elles glapissaient et aboyaient dans léglise, mais quand on apportait le Saint-Sacrement et quelles sen approchaient, la « crise démoniaque » cessait aussitôt et les malades sapaisaient toujours pour un certain temps. Encore enfant, cela métonnait et me surprenait fort. Jentendais alors certains propriétaires fonciers et surtout des instituteurs de la ville répondre à mes questions que cétait une simulation pour ne pas travailler, et que lon pouvait toujours la réprimer en se montrant sévère ; on citait à lappui diverses anecdotes. Par la suite, jappris avec étonnement de médecins spécialistes quil ny avait là aucune simulation, que cétait une terrible maladie des femmes, attestant, plus particulièrement en Russie, la dure condition de nos paysannes. Elle provenait de travaux accablants, exécutés trop tôt après des couches laborieuses, mal effectuées, sans aucune aide médicale ; en outre, du désespoir, des mauvais traitements, etc., ce que certaines natures féminines ne peuvent endurer, malgré lexemple général. La guérison étrange et subite dune possédée en proie aux convulsions, dès quon lapprochait des saintes espèces, guérison attribuée alors à la simulation et, de plus, à un truc employé pour ainsi dire par les « cléricaux » eux-mêmes, seffectuait probablement aussi de la façon la plus naturelle. Les femmes qui conduisaient la malade, et surtout elle-même, étaient persuadées, comme dune vérité évidente, que lesprit impur qui la possédait ne pourrait jamais résister à la présence du Saint-Sacrement devant lequel on inclinait la malheureuse. Aussi, chez une femme nerveuse, atteinte dune affection psychique, il se produisait toujours (et cela devait être) comme un ébranlement nerveux de tout lorganisme, ébranlement causé par lattente du miracle de la guérison et par la foi absolue en son accomplissement. Et il saccomplissait, ne fût-ce que pour une minute. Cest ce qui eut lieu dès que le starets eut recouvert la malade de létole.
Beaucoup des femmes qui se pressaient autour de lui versaient des larmes dattendrissement et denthousiasme ; dautres sélançaient pour baiser ne fût-ce que le bord de son habit, quelques-unes se lamentaient. Il les bénissait toutes et conversait avec elles. Il connaissait déjà la possédée, qui habitait un village à une lieue et demie du monastère ; ce nétait pas la première fois quon la lui amenait.
« En voilà une qui vient de loin ! » dit-il en désignant une femme encore jeune, mais très maigre et défaite, le visage plutôt noirci que hâlé. Elle était à genoux et fixait le starets dun regard immobile. Son regard avait quelque chose dégaré.
« Je viens de loin, mon Père, de loin, à trois cents verstes dici. De loin, mon Père, de loin », répéta la femme comme un refrain, balançant la tête de droite à gauche, la joue appuyée sur la paume de sa main. Elle parlait comme en se lamentant. Il y a dans le peuple une douleur silencieuse et patiente : elle rentre en elle-même et se tait. Mais il y en a une autre qui éclate : elle se manifeste par les larmes et se répand en lamentations, surtout chez les femmes. Elle nest pas plus légère que la douleur silencieuse. Les lamentations napaisent quen rongeant et en déchirant le cœur. Une pareille douleur ne veut pas de consolations, elle se repaît de lidée dêtre inextinguible. Les lamentations ne sont que le besoin dirriter davantage la plaie.
« Vous êtes citadine, sans doute ? continua le starets en la regardant avec curiosité.
Nous habitons la ville, mon Père ; nous sommes de la campagne, mais nous demeurons en ville. Je suis venue pour te voir. Nous avons entendu parler de toi, mon Père. Jai enterré mon tout jeune fils, jallais prier Dieu, jai été dans trois monastères et on ma dit : « Va aussi là-bas, Nastassiouchka{31} », cest-à-dire vers vous, mon Père, vers vous. Je suis venue, jétais hier soir à léglise et me voilà.
Pourquoi pleures-tu ?
Je pleure mon fils, il était dans sa troisième année, il ne lui manquait que trois mois. Cest à cause de lui que je me tourmente. Cétait le dernier ; Nikitouchka{32} et moi, nous en avons eu quatre, mais les enfants ne restent pas chez nous, bien-aimé, ils ne restent pas. Jai enterré les trois premiers, je navais pas tant de chagrin ; mais ce dernier, je ne puis loublier. Cest comme sil était là devant moi, il ne sen va pas. Jen ai lâme desséchée. Je regarde son linge, sa petite chemise, ses bottines, et je sanglote. Jétale tout ce qui est resté après lui, chaque chose, je regarde et je pleure. Je dis à Nikitouchka, mon mari : « Eh ! le maître, laisse-moi aller en pèlerinage. » Il est cocher, nous avons de quoi, mon père, nous avons de quoi, nous sommes à notre compte, tout est à nous, les chevaux et les voitures. Mais à quoi bon maintenant tout ce bien ? Mon Nikitouchka a dû se mettre à boire sans moi, cest sûr, et déjà auparavant, dès que je méloignais, il faiblissait. Mais maintenant je ne pense plus à lui, voilà trois mois que jai quitté la maison. Jai tout oublié, je ne veux plus me rappeler ; que ferais-je de lui maintenant ? Jai fini avec lui et avec tous les autres. Et à présent, je ne voudrais pas voir ma maison et mon bien, et je préférerais même avoir perdu la vue.
Écoute, mère, proféra le starets, un grand saint dautrefois aperçut dans le temple une mère qui pleurait comme toi, aussi à cause de son fils unique que le Seigneur avait également rappelé à lui. « Ne sais-tu pas, lui dit le saint, comme ces enfantelets sont hardis devant le trône de Dieu ? Il ny a même personne de plus hardi, dans le royaume des cieux. » Seigneur, Tu nous as donné la vie, disent-ils à Dieu, mais à peine avions-nous vu le jour que Tu nous las reprise. « Ils demandent et réclament si hardiment que le Seigneur en fait aussitôt des anges. Cest pourquoi, dit le saint, réjouis-toi et ne pleure pas, ton enfant est maintenant chez le Seigneur dans le chœur des anges. » Voilà ce que dit, dans les temps anciens, le saint à la femme qui pleurait. Cétait un grand saint et il ne pouvait rien lui dire qui ne fût vrai. Sache donc, mère, que ton enfant aussi se tient certainement devant le trône du Seigneur, se réjouit, se divertit et prie Dieu pour toi. Tu peux pleurer, mais réjouis-toi. »
La femme lécoutait, la joue dans la main, inclinée. Elle soupira profondément.
« Cest de la même manière que Nikitouchka me consolait : « Tu nes pas raisonnable, pourquoi pleurer ? notre fils, bien sûr, chante maintenant avec les anges auprès du Seigneur. » Et, tandis quil me disait cela, je le voyais pleurer. Et je lui disais à mon tour : « Eh oui, je le sais bien ; où serait-il, sinon chez le Seigneur ; seulement il nest plus ici avec nous en ce moment, tout près, comme il restait autrefois. » Oh ! si je pouvais le revoir une fois, rien quune fois, sans mapprocher de lui, sans parler, en me cachant dans un coin. Seulement le voir une minute, lentendre jouer dehors, venir, comme il le faisait parfois, crier de sa petite voix : « Maman, où es-tu ? » Si je pouvais entendre ses petits pieds trotter dans la chambre ; bien souvent, je me rappelle, il courait à moi avec des cris et des rires, si seulement je lentendais ! Mais il nest plus là, mon Père, et je ne lentendrai plus jamais ! Voilà sa ceinture, mais il nest plus là, et cest fini pour toujours !… »
Elle tira de son sein la petite ceinture en passementerie de son garçon ; dès quelle leut regardée, elle fut secouée de sanglots, cachant ses yeux avec ses doigts à travers lesquels coulaient des torrents de larmes.
« Eh ! proféra le starets, cela cest lantique « Rachel pleurant ses enfants sans pouvoir être consolée, car ils ne sont plus{33} ». Tel est le sort qui vous est assigné en ce monde, ô mères ! Ne te console pas, il ne faut pas te consoler, pleure, mais chaque fois que tu pleures, rappelle-toi que ton fils est un des anges de Dieu, que, de là-haut, il te regarde et te voit, quil se réjouit de tes larmes et les montre au Seigneur ; longtemps encore tes pleurs maternels couleront, mais enfin ils deviendront une joie paisible, tes larmes amères seront des larmes dattendrissement et de purification, laquelle sauve du péché. Je prierai pour le repos de lâme de ton fils ; comment sappelait-il ?
Alexéi, mon Père.
Cest un beau nom. Il avait pour saint patron Alexéi, « homme de Dieu » ?
Oui, mon Père, Alexéi, « homme de Dieu{34} ».
Quel grand saint ! Je prierai pour lui, mère, je noublierai pas ton affliction dans mes prières ; je prierai aussi pour la santé de ton mari ; mais cest un péché de labandonner, retourne vers lui, prends-en bien soin. De là-haut, ton fils voit que tu as abandonné son père et pleure sur vous. Pourquoi troubler sa béatitude ? Il vit, car lâme vit éternellement, il nest pas dans la maison, mais il se trouve tout près de vous, invisible. Comment viendra-t-il, si tu dis que tu détestes ta demeure ? Vers qui viendra-t-il, sil ne vous trouve pas à la maison, sil ne vous trouve pas ensemble, le père et la mère ? Il tapparaît maintenant et tu es tourmentée ; alors il tenverra de doux songes. Retourne vers ton mari, mère, et dès aujourdhui.
Jirai, bien-aimé, selon ta parole, tu as lu dans mon cœur. Nikitouchka, tu mattends, mon chéri, tu mattends », commençait à se lamenter la femme, mais le starets se tournait déjà vers une petite vieille, habillée non en pérégrine, mais en citadine. On voyait à ses yeux quelle avait une communication à faire. Cétait la veuve dun sous-officier, habitante de notre ville. Son fils Vassili, employé dans un commissariat, était parti pour Irkoutsk, en Sibérie. Il lui avait écrit deux fois, mais depuis un an il ne donnait plus signe de vie ; elle avait fait des démarches et ne savait où se renseigner.
« Lautre jour, Stéphanie Ilinichna Bédriaguine, une riche marchande, ma dit : « Écris sur un billet le nom de ton fils, Prochorovna{35}, va à léglise, et commande des prières pour le repos de son âme. Son âme sera dans langoisse et il técrira. Cest un moyen sûr et fréquemment éprouvé. » Seulement, jai des doutes… Toi qui es notre lumière, dis-moi si cest bien ou mal ?
Garde-ten bien. Tu devrais même avoir honte de le demander. Comment peut-on prier pour le repos dune âme vivante, et sa propre mère encore ! Cest un grand péché, comme la sorcellerie ; seule ton ignorance te vaut le pardon. Prie plutôt pour sa santé la Reine des Cieux, prompte Médiatrice, Auxiliaire des pécheurs, afin quelle te pardonne ton erreur. Et alors, Prochorovna : ou bien ton fils reviendra bientôt vers toi, ou il enverra sûrement une lettre. Sache-le. Va en paix, ton fils est vivant, je te le dis.
Bien-aimé, que Dieu te récompense, toi notre bienfaiteur, qui prie pour nous tous, pour le rachat de nos péchés. »
Mais le starets avait déjà remarqué dans la foule le regard ardent, dirigé vers lui, dune paysanne à lair poitrinaire, accablée bien quencore jeune. Elle gardait le silence, ses yeux imploraient, mais elle paraissait craindre de sapprocher.
« Que veux-tu, ma chère ?
Soulage mon âme, bien-aimé », murmura-t-elle doucement. Sans hâte, elle se mit à genoux, se prosterna à ses pieds. « Jai péché, mon bon père, et je crains mon péché. »
Le starets sassit sur la dernière marche, la femme se rapprocha de lui, toujours agenouillée.
« Je suis veuve depuis trois ans, commença-t-elle à mi-voix. La vie nétait pas gaie avec mon mari, il était vieux et me battait durement. Une fois quil était couché, malade, je songeai en le regardant : « Mais sil se rétablit et se lève de nouveau, alors quarrivera-t-il ? » Et cette idée ne me quitta plus…
Attends », dit le starets, en approchant son oreille des lèvres de la femme. Celle-ci continua dune voix quon entendait à peine. Elle eut bientôt fini.
« Il y a trois ans ? demanda le starets.
Trois ans. Dabord je ny pensais pas, mais la maladie est venue et je suis dans langoisse.
Tu viens de loin ?
Jai fait cinq cents verstes.
Tes-tu confessée ?
Oui, deux fois.
As-tu été admise à la communion ?
Oui. Jai peur ; jai peur de mourir.
Ne crains rien et naie jamais peur, ne te chagrine pas. Pourvu que le repentir dure, Dieu pardonne tout. Il ny a pas de péché sur la terre que Dieu ne pardonne à celui qui se repent sincèrement. Lhomme ne peut pas commettre de péché capable dépuiser lamour infini de Dieu. Car peut-il y avoir un péché qui dépasse lamour de Dieu ? Ne songe quau repentir et bannis toute crainte. Crois que Dieu taime comme tu ne peux te le figurer, bien quil taime dans ton péché et avec ton péché. Il y aura plus de joie dans les cieux pour un pécheur qui se repent que pour dix justes{36}. Ne tafflige pas au sujet des autres et ne tirrite pas des injures. Pardonne dans ton cœur au défunt toutes ses offenses envers toi, réconcilie-toi avec lui en vérité. Si tu te repens, cest que tu aimes. Or, si tu aimes, tu es déjà à Dieu… Lamour rachète tout, sauve tout. Si moi, un pécheur comme toi, je me suis attendri, à plus forte raison le Seigneur aura pitié de toi. Lamour est un trésor si inestimable quen échange tu peux acquérir le monde entier et racheter non seulement tes péchés, mais ceux des autres. Va et ne crains rien. »
Il fit trois fois sur elle le signe de la croix, ôta de son cou une petite image et la passa au cou de la pécheresse, qui se prosterna en silence jusquà terre. Il se leva et regarda gaiement une femme bien portante qui tenait un nourrisson sur les bras.
« Je viens de Vychégorié, bien-aimé.
Tu as fait près de deux lieues avec cet enfant sur les bras ! Que veux-tu ?
Je suis venue te voir. Ce nest pas la première fois, las-tu déjà oublié ? Tu as peu de mémoire si tu ne te souviens pas de moi. On disait chez nous que tu étais malade. « Eh bien ! pensai-je, je vais aller le voir ! » Je te vois et tu nas rien. Tu vivras encore vingt ans, ma parole. Comment pourrais-tu tomber malade quand il y a tant de gens qui prient pour toi !
Merci de tout cœur, ma chère.
À propos, jai une petite demande à tadresser : voilà soixante kopecks, donne-les à une autre plus pauvre que moi. En venant je songeais : « Mieux vaut les lui remettre ; il saura à qui les donner. »
Merci, ma chère, merci, ma bonne, je ny manquerai pas. Tu me plais. Cest une fillette que tu as dans les bras ?
Une fillette, bien-aimé, Elisabeth.
Que le Seigneur vous bénisse toutes les deux, toi et la petite Elisabeth. Tu as réjoui mon cœur, mère. Adieu, mes chères filles. »
Il les bénit toutes et leur fit une profonde révérence.
IV. Une dame de peu de foi
Pendant cette conversation avec les femmes du peuple, la dame de passage versait de douces larmes quelle essuyait avec son mouchoir. Cétait une femme du monde fort sensible et aux penchants vertueux. Quand le starets laborda enfin, elle laccueillit avec enthousiasme.
« Jai éprouvé une telle impression, en contemplant cette scène attendrissante. Lémotion lui coupa la parole. Oh ! je comprends que le peuple vous aime ; moi aussi jaime le peuple, comment naimerait-on pas notre excellent peuple russe, si naïf dans sa grandeur !
Comment va votre fille ? Vous mavez fait demander un nouvel entretien ?
Oh ! je lai instamment demandé, jai supplié, jétais prête à me mettre à genoux et à rester trois jours devant vos fenêtres, jusquà ce que vous me laissiez entrer. Nous sommes venues, grand guérisseur, vous exprimer notre reconnaissance enthousiaste. Car cest vous qui avez guéri Lise tout à fait jeudi, en priant devant elle et en lui imposant les mains. Nous avions hâte de baiser ces mains, de vous témoigner nos sentiments et notre vénération.
Je lai guérie, dites-vous ? Mais elle est encore couchée dans son fauteuil ?
Les fièvres nocturnes ont complètement disparu depuis deux jours, à partir de jeudi, dit la dame avec un empressement nerveux. Ce nest pas tout : ses jambes se sont fortifiées. Ce matin, elle sest levée en bonne santé ; regardez ses couleurs et ses yeux qui brillent. Elle pleurait constamment ; à présent elle rit, elle est gaie, joyeuse. Aujourdhui, elle a exigé quon la mît debout, et elle sest tenue une minute toute seule, sans aucun appui. Elle veut parier avec moi que dans quinze jours elle dansera un quadrille. Jai fait venir le docteur Herzenstube ; il a haussé les épaules et dit : « Cela me surprend, je ny comprends rien. » Et vous voudriez que nous ne vous dérangions pas, que nous naccourions pas ici, pour vous remercier. Lise, remercie donc ! »
Le petit visage de Lise devint soudain sérieux. Elle se souleva de son fauteuil autant quelle put et, regardant le starets, joignit les mains, mais elle ne put y tenir et se mit à rire, malgré quelle en eût.
« Cest de lui que je ris », dit-elle en désignant Aliocha.
En observant le jeune homme qui se tenait derrière le starets, on eût vu ses joues se couvrir dune rapide rougeur. Il baissa ses yeux où une flamme avait brillé.
« Elle a une commission pour vous, Alexéi Fiodorovitch… Comment allez-vous ? » continua la mère en sadressant à Aliocha et en lui tendant une main délicieusement gantée.
Le starets se retourna et considéra Aliocha. Celui-ci sapprocha de Lise et lui tendit la main en souriant gauchement. Lise prit un air grave.
« Catherine Ivanovna ma priée de vous remettre ceci, et elle lui tendit une petite lettre. Elle vous prie de venir la voir le plus tôt possible, et sans faute.
Elle me prie de venir, moi, chez elle ?… Pourquoi ?… murmura Aliocha avec un profond étonnement. Son visage se fit soucieux.
Oh ! cest à propos de Dmitri Fiodorovitch et… de tous ces derniers événements, expliqua rapidement la mère. Catherine Ivanovna sest arrêtée maintenant à une décision… mais pour cela elle doit absolument vous voir… pourquoi ? Je lignore, bien sûr, mais elle vous prie de venir le plus tôt possible. Et vous ne manquerez pas dy aller ; les sentiments chrétiens vous lordonnent.
Je ne lai vue quune fois, continua Aliocha toujours perplexe.
Oh ! cest une créature si noble, si inaccessible !… Déjà rien que par ses souffrances… considérez ce quelle a enduré, ce quelle endure maintenant, et ce qui lattend… tout cela est affreux, affreux !
Cest bien, jirai, décida Alexéi, après avoir parcouru le billet court et énigmatique, qui ne contenait aucune explication, à part la prière instante de venir.
Ah ! comme cest gentil à vous, sexclama Lise avec animation. Je disais à maman : « Jamais il nira, il fait son salut. » Comme vous êtes bon ! Jai toujours pensé que vous étiez bon, cest un plaisir de vous le dire maintenant !
Lise ! fit gravement la mère qui, dailleurs, eut un sourire.
Vous nous avez oubliées, Alexéi Fiodorovitch, vous ne voulez pas du tout nous rendre visite. Cependant Lise ma dit deux fois quelle ne se trouvait bien quavec vous. »
Aliocha leva ses yeux baissés, rougit de nouveau et sourit sans savoir pourquoi. Dailleurs, le starets ne lobservait plus. Il était entré en conversation avec le moine qui attendait sa venue, comme nous lavons dit, à côté du fauteuil de Lise. Cétait, à le voir, un moine dune condition des plus modestes, aux idées étroites et arrêtées, mais croyant et obstiné en son genre. Il raconta quil habitait loin, dans le Nord, près dObdorsk{37}, Saint-Sylvestre, un pauvre monastère qui ne comptait que neuf moines. Le starets le bénit, linvita à venir dans sa cellule quand bon lui semblerait.
« Comment pouvez-vous tenter de telles choses ? » demanda le moine en montrant gravement Lise. Il faisait allusion à sa « guérison ».
« Il est encore trop tôt pour en parler. Un soulagement nest pas la guérison complète et peut avoir dautres causes. Mais ce qui a pu se passer est dû uniquement à la volonté de Dieu. Tout vient de Lui. Venez me voir, mon Père, ajouta-t-il, je ne pourrai pas toujours vous recevoir, je suis souffrant et sais que mes jours sont comptés.
Oh ! non, non, Dieu ne vous enlèvera pas à nous, vous vivrez encore longtemps, longtemps, sécria la mère. Comment seriez-vous malade ? Vous paraissez si bien portant, gai et heureux.
Je me sens beaucoup mieux aujourdhui, mais je sais que ce nest pas pour longtemps. Je connais maintenant à fond ma maladie. Si je vous semble si gai, rien ne peut me faire plus de plaisir que de vous lentendre dire. Car le bonheur est la fin de lhomme, et celui qui a été parfaitement heureux a le droit de se dire : « Jai accompli la loi divine sur cette terre. » Les justes, les saints, les martyrs ont tous été heureux.
Oh ! les hardies, les sublimes paroles ! sexclama la mère. Elles vous transpercent ! Cependant, le bonheur, où est-il ? Qui peut se dire heureux ? Oh, puisque vous avez eu la bonté de nous permettre de vous voir encore aujourdhui, écoutez tout ce que je ne vous ai pas dit la dernière fois, ce que je nosais pas vous dire, ce dont je souffre depuis si longtemps ! Car je souffre, excusez-moi, je souffre… »
Et, dans un élan de ferveur, elle joignit les mains devant lui.
« De quoi souffrez-vous particulièrement ?
Je souffre… de ne pas croire…
De ne pas croire en Dieu ?
Oh, non, non, je nose pas penser à cela ; mais la vie future, quelle énigme : personne nen connaît le mot ! Écoutez-moi, vous qui connaissez lâme humaine et qui la guérissez ; sans doute, je nose pas vous demander de me croire absolument, mais je vous assure, de la façon la plus solennelle, que ce nest pas par légèreté que je parle en ce moment : cette idée de la vie doutre-tombe mémeut jusquà la souffrance, jusquà lépouvante… Et je ne sais à qui madresser, je nai jamais osé durant toute ma vie… Maintenant je me permets de madresser à vous… Ô Dieu ! pour qui allez-vous me prendre ! »
Elle frappa ses mains lune contre lautre.
« Ne vous inquiétez pas de mon opinion, répondit le starets ; je crois parfaitement à la sincérité de votre angoisse.
Oh, comme je vous suis reconnaissante ! Voyez : je ferme les yeux et je songe. Si tous croient, doù cela vient-il ? On assure que la religion a pour origine leffroi inspiré par les phénomènes angoissants de la nature, mais que rien de tout cela nexiste. Eh bien, me dis-je, jai cru toute ma vie ; je mourrai et il ny aura rien, et seule « lherbe poussera sur ma tombe », comme sexprime un écrivain. Cest affreux ! Comment recouvrer la foi ? Dailleurs, je nai cru que dans ma petite enfance, mécaniquement, sans penser à rien… Comment me convaincre ? Je suis venue mincliner devant vous et vous prier de méclairer. Car si je laisse passer loccasion présente, plus jamais on ne me répondra. Comment me persuader ? Daprès quelles preuves ? Que je suis malheureuse ! Autour de moi, personne ne se préoccupe de ces choses, et je ne saurais endurer cela toute seule. Cest accablant !
Assurément ; mais ces choses-là ne peuvent pas se prouver, on doit sen persuader.
Comment, de quelle manière ?
Par lexpérience de lamour qui agit. Efforcez-vous daimer votre prochain avec une ardeur incessante. À mesure que vous progresserez dans lamour, vous vous convaincrez de lexistence de Dieu et de limmortalité de votre âme. Si vous allez jusquà labnégation totale dans votre amour du prochain, alors vous croirez indubitablement, et aucun doute ne pourra même effleurer votre âme. Cest démontré par lexpérience.
Lamour qui agit ? Voilà encore une question, et quelle question ! Voyez : jaime tant lhumanité que le croiriez-vous je rêve parfois dabandonner tout ce que jai, de quitter Lise et de me faire sœur de charité. Je ferme les yeux, je songe et je rêve ; dans ces moments-là, je sens en moi une force invincible. Aucune blessure, aucune plaie purulente ne me ferait peur, je les panserais, les laverais de mes propres mains, je serais la garde-malade de ces patients, prête à baiser leurs ulcères…
Cest déjà beaucoup que vous ayez de telles pensées. Par hasard, il vous arrivera vraiment de faire une bonne action.
Oui, mais pourrais-je longtemps supporter une telle existence ? continua la dame avec passion, dun air presque égaré. Voilà la question capitale, celle qui me tourmente le plus. Je ferme les yeux et je me demande : « Persisterais-tu longtemps dans cette voie ? Si le malade dont tu laves les ulcères te paie dingratitude, sil se met à te tourmenter de ses caprices, sans apprécier ni remarquer ton dévouement, sil crie, se montre exigeant, se plaint même à la direction (comme il arrive souvent quand on souffre beaucoup), alors ton amour continuera-t-il ? » Figurez-vous, jai déjà décidé avec un frisson : « Sil y a quelque chose qui puisse refroidir sur-le-champ mon amour « agissant » pour lhumanité, cest uniquement lingratitude. » En un mot, je travaille pour un salaire, je lexige immédiat, sous forme déloges et damour en échange du mien. Autrement, je ne puis aimer personne. »
Après sêtre ainsi fustigée dans un accès de sincérité, elle regarda le starets avec une hardiesse provocante.
« Cest exactement, répliqua celui-ci, ce que me racontait, il y a longtemps du reste, un médecin de mes amis, homme dâge mûr et de belle intelligence ; il sexprimait aussi ouvertement que vous, bien quen plaisantant, mais avec tristesse. « Jaime, me disait-il, lhumanité, mais, à ma grande surprise, plus jaime lhumanité en général, moins jaime les gens en particulier, comme individus. Jai plus dune fois rêvé passionnément de servir lhumanité, et peut-être fussé-je vraiment monté au calvaire pour mes semblables, sil lavait fallu, alors que je ne puis vivre avec personne deux jours de suite dans la même chambre, je le sais par expérience. Dès que je sens quelquun près de moi, sa personnalité opprime mon amour-propre et gêne ma liberté. En vingt-quatre heures je puis même prendre en grippe les meilleures gens : lun parce quil reste longtemps à table, un autre parce quil est enrhumé et ne fait quéternuer. Je deviens lennemi des hommes dès que je suis en contact avec eux. En revanche, invariablement, plus je déteste les gens en particulier, plus je brûle damour pour lhumanité en général. »
Mais que faire ? Que faire en pareil cas ? Il y a de quoi désespérer.
Non, car il suffit que vous en soyez désolée. Faites ce que vous pouvez et on vous en tiendra compte. Vous avez déjà fait beaucoup pour être capable de vous connaître vous-même, si profondément, si sincèrement. Si vous ne mavez parlé avec une telle franchise que pour mentendre la louer, vous natteindrez rien, assurément, dans le domaine de lamour agissant ; tout se bornera à des rêves, et votre vie sécoulera comme un songe. Alors, bien entendu, vous oublierez la vie future, et vers la fin vous vous tranquilliserez dune façon ou dune autre.
Vous maccablez ! Je comprends maintenant quen vous racontant mon horreur de lingratitude, jescomptais tout bonnement les éloges que me vaudrait ma franchise. Vous mavez fait lire en moi-même.
Vous parlez pour de bon ? Eh bien, après un tel aveu, je crois que vous êtes bonne et sincère. Si vous natteignez pas au bonheur, rappelez-vous toujours que vous êtes dans la bonne voie et tâchez de nen pas sortir. Surtout, évitez tout mensonge, le mensonge vis-à-vis de soi en particulier. Observez votre mensonge, examinez-le à chaque instant. Évitez aussi la répugnance envers les autres et vous-même : ce qui vous semble mauvais en vous est purifié par cela seul que vous lavez remarqué. Évitez aussi la crainte, bien quelle soit seulement la conséquence de tout mensonge. Ne craignez jamais votre propre lâcheté dans la poursuite de lamour ; ne soyez même pas trop effrayée de vos mauvaises actions à ce propos. Je regrette de ne pouvoir rien vous dire de plus consolant, car lamour qui agit, comparé à lamour contemplatif, est quelque chose de cruel et deffrayant. Lamour contemplatif a soif de réalisation immédiate et de lattention générale. On va jusquà donner sa vie, à condition que cela ne dure pas longtemps, que tout sachève rapidement, comme sur la scène, sous les regards et les éloges. Lamour agissant, cest le travail et la maîtrise de soi, et pour certains, une vraie science. Or, je vous prédis quau moment même où vous verrez avec effroi que, malgré tous vos efforts, non seulement vous ne vous êtes pas rapprochée du but, mais que vous vous en êtes même éloignée, à ce moment, je vous le prédis, vous atteindrez le but et verrez au-dessus de vous la force mystérieuse du Seigneur, qui, à votre insu, vous aura guidée avec amour. Excusez-moi de ne pouvoir demeurer plus longtemps avec vous, on mattend ; au revoir. »
La dame pleurait.
« Et Lise ? Bénissez-la, dit-elle avec élan.
Elle ne mérite pas dêtre aimée, je lai vue folâtrer tout le temps, plaisanta le starets. Pourquoi vous moquez-vous dAlexéi ? »
Lise, en effet, sétait livrée tout le temps à un curieux manège. Dès la visite précédente, elle avait remarqué quAliocha se troublait en sa présence, et cela lui parut fort divertissant. Elle prenait donc plaisir à le fixer ; incapable de résister à ce regard obstinément posé sur lui, Aliocha, poussé par une force invincible, la dévisageait à son tour ; aussitôt elle sépanouissait en un sourire triomphant, qui augmentait la confusion et le dépit dAliocha. Enfin, il se détourna tout à fait delle et se dissimula derrière le starets ; mais, au bout de quelques minutes, comme hypnotisé, il se retourna pour voir si elle le regardait. Lise, presque sortie de son fauteuil, lobservait à la dérobée et attendait impatiemment quil levât les yeux sur elle ; en rencontrant de nouveau son regard, elle eut un tel éclat de rire que le starets ne put y résister.
« Pourquoi, polissonne, le faites-vous ainsi rougir ? »
Lise devint cramoisie ; ses yeux brillèrent, son visage se fit sérieux, et dune voix plaintive, indignée, elle dit nerveusement :
« Pourquoi a-t-il tout oublié ? Quand jétais petite, il me portait dans ses bras, nous jouions ensemble ; cest lui qui ma appris à lire, vous savez. Il y a deux ans, en partant, il ma dit quil ne moublierait jamais, que nous étions amis pour toujours, pour toujours ! Et le voilà maintenant qui a peur de moi, comme si jallais le manger. Pourquoi ne sapproche-t-il pas, pourquoi ne veut-il pas me parler ? Pour quelle raison ne vient-il pas nous voir ? Ce nest pas vous qui le retenez, nous savons quil va partout. Les convenances ne me permettent pas de linviter, il devrait se souvenir le premier. Mais non, monsieur fait son salut ! Pourquoi lavez-vous revêtu de ce froc à longs pans, qui le fera tomber sil savise de courir ? »
Soudain, ny tenant plus, elle se cacha le visage de sa main et éclata dun rire nerveux, prolongé, silencieux, qui la secouait toute. Le starets, qui lavait écoutée en souriant, la bénit avec tendresse ; en lui baisant la main, elle la serra contre ses yeux et se mit à pleurer.
« Ne vous fâchez pas contre moi, je suis une petite sotte, je ne vaux rien du tout… Aliocha a peut-être raison de ne pas vouloir faire visite à une fille aussi ridicule.
Je vous lenverrai sans faute », trancha le starets.
V. Ainsi soit-il !
Labsence du starets avait duré environ vingt-cinq minutes. Il était plus de midi et demi, et Dmitri Fiodorovitch, pour qui on avait convoqué la réunion, nétait pas encore arrivé. On lavait dailleurs presque oublié, et quand le starets reparut dans la cellule, il trouva ses hôtes engagés dans une conversation fort animée, à laquelle prenaient surtout part Ivan Fiodorovitch et les deux religieux. Mioussov sy mêlait avec ardeur, mais sans grand succès ; il restait au second plan et on ne lui répondait guère, ce qui ne faisait quaccroître son irritabilité. Il avait déjà fait auparavant assaut dérudition avec Ivan Fiodorovitch et ne pouvait supporter de sang-froid un certain manque dégards quil constatait chez le jeune homme. « Jusqualors, tout au moins, jétais au niveau de tout ce quil y a de progressiste en Europe, mais cette nouvelle génération nous ignore totalement », pensait-il à part lui. Fiodor Pavlovitch, qui avait juré de rester assis sans mot dire, garda quelque temps le silence, tout en observant avec un sourire railleur son voisin Piotr Alexandrovitch dont lirritation le réjouissait fort. Il se disposait depuis longtemps à prendre sa revanche et ne voulait pas laisser passer loccasion. À la fin, il ny tint plus, et se penchant vers lépaule de son voisin il le taquina à mi-voix.
« Pourquoi nêtes-vous pas parti après lanecdote du saint, et avez-vous consenti à demeurer en si inconvenante compagnie ? Cest que, vous sentant humilié et offensé, vous êtes resté pour montrer votre esprit ; et vous ne vous en irez pas sans lavoir montré.
Vous recommencez ? Je men vais à linstant.
Vous serez le dernier à partir », lui lança Fiodor Pavlovitch.
Le starets revint sur ces entrefaites.
La discussion sarrêta un instant, mais le starets, ayant regagné sa place, promena son regard sur les assistants comme pour les inviter à continuer. Aliocha, qui connaissait chaque expression de son visage, comprit quil était épuisé. Dans les derniers temps de sa maladie, il sévanouissait de faiblesse. La pâleur qui en était le symptôme se répandait maintenant sur son visage, il avait les lèvres exsangues. Mais il ne voulait évidemment pas congédier lassemblée ; quelles raisons avait-il pour cela ? Aliocha lobservait avec attention.
« Nous commentons un article fort curieux de monsieur, expliqua le Père Joseph, le bibliothécaire, en désignant Ivan Fiodorovitch. Il y a beaucoup daperçus neufs, mais la thèse paraît à deux fins. Cest un article en réponse à un prêtre, auteur dun ouvrage sur les tribunaux ecclésiastiques et létendue de leurs droits.
Malheureusement, je nai pas lu votre article, mais jen ai entendu parler, répondit le starets en regardant attentivement Ivan Fiodorovitch.
Monsieur envisage la question dun point de vue fort curieux, continua le Père bibliothécaire ; il semble repousser toute séparation de lÉglise et de lÉtat sur ce terrain.
Cest en effet curieux, mais quels sont vos arguments ? » demanda le starets à Ivan Fiodorovitch.
Celui-ci lui répondit enfin, non dun air hautain, pédant, comme lappréhendait Aliocha la veille encore, mais dun ton modeste, discret, excluant toute arrière-pensée.
« Je pars du principe que cette confusion des éléments essentiels de lÉglise et de lÉtat, pris séparément, durera sans doute toujours, bien quelle soit impossible et quon ne puisse jamais lamener à un état non seulement normal, mais tant soit peu conciliable, car elle repose sur un mensonge. Un compromis entre lÉglise et lÉtat, dans des questions telles que celles de la justice, par exemple, est, à mon avis, absolument impossible. Lecclésiastique auquel je réplique soutient que lÉglise occupe dans lÉtat une place précise et définie. Je lui objecte que lÉglise, au contraire, loin doccuper seulement un coin dans lÉtat, doit absorber lÉtat entier, et que si cela est actuellement impossible, ce devrait être, par définition, le but direct et principal de tout le développement ultérieur de la société chrétienne.
Parfaitement juste, déclara dune voix ferme et nerveuse le Père Païsius, religieux taciturne et érudit.
Cest de lultramontanisme tout pur ! sécria Mioussov, croisant les jambes dans son impatience.
Il ny a pas de monts dans notre pays ! sexclama le Père Joseph, qui continua en sadressant au starets : Monsieur réfute les principes « fondamentaux et essentiels » de son adversaire, un ecclésiastique, remarquez-le. Les voici. Premièrement : « Aucune association publique ne peut ni ne doit sattribuer le pouvoir, disposer des droits civils et politiques de ses membres. » Secondement : « Le pouvoir, en matière civile et criminelle, ne doit pas appartenir à lÉglise, car il est incompatible avec sa nature, en tant quinstitution divine et quassociation se proposant des buts religieux. » Enfin, en troisième lieu : « LÉglise est un royaume qui nest pas de ce monde. »
Cest là un jeu de mots tout à fait indigne dun ecclésiastique ! interrompit de nouveau le Père Païsius avec impatience. Jai lu louvrage que vous réfutez, dit-il en se tournant vers Ivan Fiodorovitch, et jai été surpris des paroles de ce prêtre : « LÉglise est un royaume qui nest pas de ce monde. » Si elle nest pas de ce monde, elle ne saurait exister sur la terre. Dans le saint Évangile, les mots « pas de ce monde » sont employés dans un autre sens. Il est impossible de jouer avec de semblables paroles. Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu précisément établir lÉglise sur la terre. Le royaume des cieux, bien entendu, nest pas de ce monde, mais au ciel, et lon ny entre que par lÉglise, laquelle a été fondée et établie sur la terre. Aussi les calembours mondains à ce sujet sont-ils impossibles et indignes. LÉglise est vraiment un royaume, elle est destinée à régner, et finalement son règne sétendra sur lunivers entier, nous en avons la promesse… »
Il se tut soudain, comme se contenant. Ivan Fiodorovitch, après lavoir écouté avec déférence et attention, dans le plus grand calme, continua avec la même simplicité, en sadressant au starets.
« Lidée maîtresse de mon article, cest que le christianisme, dans les trois premiers siècles de son existence, apparaît sur la terre comme une église et quil nétait pas autre chose. Lorsque lÉtat romain païen eut adopté le christianisme, il arriva que, devenu chrétien, il sincorpora lÉglise, mais continua à demeurer un État païen dans une foule dattributions. Au fond, cela était inévitable. Rome, en tant quÉtat, avait hérité trop de choses de la civilisation et de la sagesse païennes, comme, par exemple, les buts et les bases mêmes de lÉtat. LÉglise du Christ, entrée dans lÉtat, ne pouvait évidemment rien retrancher de ses bases, de la pierre sur laquelle elle reposait ; elle ne pouvait que poursuivre ses buts, fermement établis et indiqués par le Seigneur lui-même, entre autres : convertir en Église le monde entier et, par conséquent, lÉtat païen antique. De la sorte (cest-à-dire en vue de lavenir), ce nest pas lÉglise qui devait se chercher une place définie dans lÉtat, comme « toute association publique » ou comme « une association se proposant des buts religieux » (pour employer les termes de lauteur que je réfute), mais au contraire, tout État terrestre devait par la suite se convertir en Église, ne plus être que cela, renoncer à ses autres buts incompatibles avec ceux de lÉglise. Cela ne lhumilie nullement, ne diminue ni son honneur ni sa gloire, en tant que grand État, ni la gloire de ses chefs, mais cela lui fait quitter la fausse voie, encore païenne et erronée, pour la voie juste, la seule qui mène aux buts éternels. Voilà pourquoi lauteur du livre sur les Bases de la justice ecclésiastique eût pensé juste, si en recherchant et en proposant ces bases, il les eût uniquement considérées comme un compromis provisoire, nécessaire encore à notre époque pécheresse et imparfaite. Mais dès que lauteur ose déclarer que les bases quil propose maintenant, et dont le Père Joseph vient dénumérer une partie, sont inébranlables, primordiales, éternelles, il est en opposition directe avec lÉglise et sa prédestination sainte, immuable. Voilà lexposé complet de mon article.
Autrement dit, insista le Père Païsius, en appuyant sur chaque parole, certaines théories, qui ne se sont que trop fait jour dans notre XIXème siècle, prétendent que lÉglise doit se régénérer en État, passer comme dun type inférieur à un type supérieur, afin de sabsorber ensuite en lui, après avoir cédé à la science, à lesprit du temps, à la civilisation ; si elle sy refuse on ne lui réserve dans lÉtat quune petite place en la surveillant, ce qui est partout le cas dans lEurope de nos jours. Au contraire, daprès la conception et lespérance russes, ce nest pas lÉglise qui doit se régénérer en État, passer dun type inférieur à un type supérieur ; cest, au contraire, lÉtat qui doit finalement se montrer digne dêtre uniquement une Église et rien de plus. Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il !
Eh bien, je lavoue, vous me réconfortez quelque peu, dit Mioussov en souriant et en croisant de nouveau les jambes. Autant que je le comprends, cest la réalisation dun idéal infiniment lointain, lors du retour du Christ. Cest tout ce quon veut. Le rêve utopique de la disparition des guerres, des diplomates, des banques, etc. Quelque chose qui ressemble même au socialisme. Or, je pensais que tout cela était sérieux, que lÉglise allait maintenant, par exemple, juger les criminels, condamner au fouet, au bagne, et même à la peine de mort.
Sil y avait actuellement un seul tribunal ecclésiastique, lÉglise nenverrait personne au bagne ou au supplice. Le crime et la manière de lenvisager devraient alors assurément se modifier, peu à peu, pas tout dun coup, mais pourtant assez vite…, déclara dun ton tranquille Ivan Fiodorovitch.
Vous parlez sérieusement ? interrogea Mioussov en le dévisageant.
Si lÉglise absorbait tout, elle excommunierait le criminel et le réfractaire, mais elle nabattrait pas les têtes, continua Ivan Fiodorovitch. Je vous le demande, où irait lexcommunié ? Car il devrait alors non seulement se séparer des hommes, mais du Christ. Par son crime, il sinsurgerait non seulement contre les hommes, mais contre lÉglise du Christ. Cest le cas actuellement, sans doute, dans le sens strict ; toutefois on ne le proclame pas, et la conscience du criminel daujourdhui transige souvent : « Jai volé, dit-elle, mais je ne minsurge pas contre lÉglise, je ne suis point lennemi du Christ. » Voilà ce que se dit fréquemment le criminel dà présent ; eh bien, quand lÉglise aura remplacé lÉtat, il lui sera difficile de parler ainsi, à moins de nier lÉglise sur la terre entière : « Tous, dirait-il, sont dans lerreur, tous ont dévié, leur Église est fausse : moi seul, assassin et voleur, je suis la véritable Église chrétienne. » Cest là un langage difficile à tenir, car il suppose des conditions extraordinaires, des circonstances qui existent rarement. Ny a-t-il pas dautre part un reste de paganisme dans le point de vue actuel de lÉglise vis-à-vis du crime ? Au lieu de vouloir préserver la société en retranchant un membre gangrené, ne ferait-on pas mieux denvisager franchement la régénération et le salut du coupable ?
Que veut dire cela ? Je cesse de nouveau de comprendre, interrompit Mioussov. Voilà encore un rêve, un rêve informe, incompréhensible. Quest-ce que cette excommunication ? Je crois que vous vous divertissez tout simplement, Ivan Fiodorovitch.
Mais il en va de même actuellement, déclara le starets, vers qui tout le monde se tourna. Si lÉglise du Christ nexistait pas, il ny aurait pour le criminel ni frein à ses forfaits, ni véritable châtiment, jentends non pas un châtiment mécanique qui, comme monsieur vient de le dire, ne fait le plus souvent quirriter, mais un châtiment réel, le seul efficace, le seul qui effraie et apaise, celui qui consiste dans laveu de sa propre conscience…
Comment cela se peut-il, permettez-moi de vous le demander ? questionna Mioussov avec une vive curiosité.
Voici, poursuivit le starets. Ces envois aux travaux forcés, aggravés autrefois de punitions corporelles, namendent personne, et surtout neffraient presque aucun criminel ; plus nous avançons, plus le nombre des crimes augmente, vous devez en convenir. Il en résulte que, de cette façon, la société nest nullement préservée, car, bien que le membre nuisible soit retranché mécaniquement et envoyé au loin, dérobé à la vue, un autre criminel surgit à sa place, peut-être même deux. Si quelque chose protège encore la société, amende le criminel lui-même et en fait un autre homme, cest uniquement la loi du Christ qui se manifeste par la voix de la conscience. Ce nest quaprès avoir reconnu sa faute comme fils de la société du Christ, cest-à-dire lÉglise, que le criminel la reconnaîtra devant la société elle-même, cest-à-dire devant lÉglise ; de la sorte, cest devant lÉglise seule quil est capable de reconnaître sa faute, et non devant lÉtat. Si la justice appartenait à la société en tant quÉglise, elle saurait alors qui relever de lexcommunication, qui admettre dans son sein. Comme actuellement lÉglise ne peut que condamner moralement, elle renonce à châtier effectivement le criminel. Elle ne lexcommunie pas, elle lentoure de son édification paternelle. Bien plus, elle sefforce même de conserver avec le criminel toutes les relations de chrétien à Église : elle ladmet aux offices, à la communion, elle lui fait la charité, elle le traite plus en égaré quen coupable. Et quadviendrait-il de lui, Seigneur, si la société chrétienne, cest-à-dire lÉglise, le repoussait comme le repousse et le retranche la loi civile ? Si lÉglise lexcommuniait chaque fois que le châtie la loi de lÉtat ? Il ne saurait y avoir de plus grand désespoir, tout au moins pour les criminels russes, car ceux-ci ont encore la foi. Dailleurs, qui sait, il arriverait peut-être une chose terrible : la perte de la foi dans le cœur ulcéré du criminel ? Mais lÉglise, telle une tendre mère, renonce au châtiment effectif, parce que, le coupable étant déjà trop durement puni par le tribunal séculier, il faut bien que quelquun le prenne en pitié. Elle y renonce surtout parce que la justice de lÉglise étant la seule à posséder la vérité, elle ne peut se joindre ni essentiellement ni moralement à aucune autre, même sous forme de compromis provisoire. Il est impossible de transiger sur ce point. Le criminel étranger, dit-on, se repent rarement, car les doctrines contemporaines le confirment dans lidée que son crime nest pas un crime, mais une simple révolte contre la force qui lopprime injustement. La société le retranche delle-même par une force qui triomphe de lui tout à fait mécaniquement et accompagne cette exclusion de haine (cest ainsi, du moins, quon le raconte en Europe) de haine, dis-je, et dune indifférence, dun oubli complets à légard de la destinée ultérieure de cet homme. De la sorte, tout se passe sans que lÉglise témoigne la moindre pitié, car dans bien des cas il ny a déjà plus dÉglise là-bas : il ne subsiste que des ecclésiastiques et des édifices magnifiques ; les Églises elles-mêmes sefforcent depuis longtemps de passer du type inférieur au type supérieur, de devenir des États. Il en est ainsi du moins, paraît-il, dans les contrées luthériennes. À Rome, il y a déjà mille ans que lÉglise sest proclamée État. Aussi le criminel lui-même ne se reconnaît-il pas pour membre de lÉglise ; excommunié, il tombe dans le désespoir. Sil retourne dans la société, cest fréquemment avec une telle haine que la société elle-même le retranche spontanément de son sein. Vous pouvez juger comment cela finit. Dans de nombreux cas, il semble quil en aille de même chez nous ; mais en fait, en plus des tribunaux établis, nous avons lÉglise, et cette Église ne perd jamais le contact avec le criminel, qui demeure pour elle un fils toujours cher ; de plus, il existe et subsiste, ne fût-ce quen idée, la justice de lÉglise, sinon effective maintenant, du moins vivante pour lavenir, et reconnue certainement par le criminel lui-même, par linstinct de son âme. Ce que lon vient de dire ici est juste, à savoir que si la justice de lÉglise entrait en vigueur, cest-à-dire si la société entière se convertissait en Église, alors non seulement la justice de lÉglise influerait sur lamendement du criminel bien autrement quà lheure actuelle, mais les crimes eux-mêmes diminueraient dans une proportion incalculable. Et lÉglise, à nen pas douter, comprendrait à lavenir, dans bien des cas, le crime et les criminels dune façon toute différente dà présent ; elle saurait ramener à elle lexcommunié, prévenir les intentions criminelles, régénérer le déchu. Il est vrai, conclut le starets en souriant, que la société chrétienne nest pas encore prête et ne repose que sur sept justes ; mais comme ils ne faiblissent pas, elle demeure dans lattente de sa transformation complète dassociation presque païenne en Église unique, universelle et régnante. Ainsi sera-t-il, ne fût-ce quà la fin des siècles, car cela seul est prédestiné à saccomplir ! Il ny a pas à se troubler à propos des temps et des délais, car leur mystère dépend de la sagesse de Dieu, de la prescience de son amour. Et ce qui, à vues humaines, paraît fort éloigné, est peut-être, par la prédestination divine, à la veille de saccomplir. Ainsi soit-il !
Ainsi soit-il, confirma respectueusement le Père Païsius.
Cest étrange, au plus haut degré ! proféra Mioussov sur un ton dindignation contenue.
Que trouvez-vous là de si étrange ? sinforma avec précaution le Père Joseph.
Franchement, quest-ce que cela signifie ? sexclama Mioussov, devenant soudain agressif. On élimine lÉtat pour instaurer lÉglise à sa place ! Cest de lultramontanisme à la deuxième puissance : Grégoire VII lui-même navait rien rêvé de semblable !
Votre interprétation est le contraire de la vérité ! fit sévèrement observer le Père Païsius. Ce nest pas lÉglise qui se convertit en État, notez-le bien, cela cest Rome et son rêve, cest la troisième tentation diabolique. Au contraire, cest lÉtat qui se convertit en Église, qui sélève jusquà elle et devient une Église sur la terre entière, ce qui est diamétralement opposé à Rome, à lultramontanisme, à votre interprétation, et nest que la mission sublime réservée à lorthodoxie dans le monde. Cest en Orient que cette étoile commencera à resplendir. »
Mioussov eut un silence significatif. Toute sa personne reflétait une dignité extraordinaire. Un sourire de condescendance apparut sur ses lèvres. Aliocha lobservait, le cœur palpitant. Toute cette conversation lavait fort ému. Il regarda par hasard Rakitine, immobile à la même place, qui écoutait attentif, les yeux baissés. À sa rougeur, Aliocha devina quil était aussi ému que lui ; il savait pourquoi.
« Permettez-moi, messieurs, une anecdote, commença Mioussov, lair digne et imposant. Jeus loccasion à Paris, après le coup dÉtat de décembre, de rendre visite à une de mes connaissances, personnage important, alors au pouvoir. Je rencontrai chez lui un individu fort curieux qui, sans être tout à fait policier, dirigeait une brigade de la police politique, poste assez influent. Profitant de loccasion, je causai avec lui par curiosité ; reçu en qualité de subalterne qui présente un rapport, et me voyant en bons termes avec son chef, il me témoigna une franchise relative, cest-à-dire plus de politesse que de franchise, à la manière des Français, dautant plus quil me savait étranger. Mais je le compris parfaitement. Il sagissait des socialistes révolutionnaires, que lon poursuivait alors. Négligeant le reste de la conversation, je me contenterai de vous soumettre une remarque fort intéressante qui échappa à ce personnage : « Nous ne craignons pas trop, me déclara-t-il, tous ces socialistes, anarchistes, athées et révolutionnaires ; nous les surveillons et sommes au courant de leurs faits et gestes. Mais il existe parmi eux une catégorie particulière, à la vérité peu nombreuse : ce sont ceux qui croient en Dieu, tout en étant socialistes. Voilà ceux que nous craignons plus que tous, cest une engeance redoutable ! Le socialiste chrétien est plus dangereux que le socialiste athée. » Ces paroles mavaient frappé alors, et maintenant, messieurs, auprès de vous elles me reviennent en mémoire.
Cest-à-dire que vous nous les appliquez et que vous voyez en nous des socialistes ? » demanda sans ambages le Père Païsius.
Mais avant que Piotr Alexandrovitch eût trouvé une réponse, la porte souvrit et Dmitri Fiodorovitch entra, considérablement en retard. À vrai dire, on ne lattendait plus et son apparition subite causa dabord une certaine surprise.
VI. Pourquoi un tel homme existe-t-il ?
Dmitri Fiodorovitch, jeune homme de vingt-huit ans, de taille moyenne et de figure agréable, paraissait notablement plus âgé. Il était musculeux et lon devinait en lui une force physique considérable ; pourtant son visage maigre, aux joues affaissées, au teint dun jaune malsain, avait une expression maladive. Ses yeux noirs, à fleur de tête, avaient un regard vague, bien que paraissant obstiné. Même lorsquil était agité et parlait avec irritation, son regard ne correspondait pas à son état dâme. « Il est difficile de savoir à quoi il pense », disaient parfois ses interlocuteurs. Certains jours, son rire subit, attestant des idées gaies et enjouées, surprenait ceux qui, daprès ses yeux, le croyaient pensif et morose. Dailleurs, son expression un peu souffrante navait rien que de naturel ; tout le monde était au courant de sa vie agitée et des excès auxquels il sadonnait ces derniers temps, de même quon connaissait lexaspération qui semparait de lui dans ses querelles avec son père, pour des questions dargent. Il circulait en ville des anecdotes à ce sujet. À vrai dire, cétait une nature irascible, « un esprit saccadé et bizarre », comme le caractérisa dans une réunion notre juge de paix Simon Ivanovitch Katchalnikov. Il entra vêtu dune façon élégante et irréprochable, la redingote boutonnée, en gants noirs, le haut-de-forme à la main. Comme officier depuis peu en retraite, il ne portait pour le moment que les moustaches. Ses cheveux châtains étaient coupés court et ramenés en avant. Il marchait à grands pas, dun air décidé. Il sarrêta un instant sur le seuil, parcourut lassistance du regard et alla droit au starets, devinant en lui le maître de la maison. Il lui fit un profond salut et lui demanda sa bénédiction. Le starets sétant levé pour la lui donner, Dmitri Fiodorovitch lui baisa la main avec respect et proféra dun ton presque irrité :
« Veuillez mexcusez de mêtre fait tellement attendre. Mais comme jinsistais pour connaître lheure de lentrevue, le domestique Smerdiakov, envoyé par mon père, ma répondu deux fois catégoriquement quelle était fixée à une heure. Et maintenant japprends…
Ne vous tourmentez pas, interrompit le starets, vous êtes un peu en retard, mais cela na aucune importance.
Je vous suis très reconnaissant et nattendais pas moins de votre bonté. »
Après ces paroles laconiques, Dmitri Fiodorovitch sinclina de nouveau puis, se tournant du côté de son père, lui fit le même salut profond et respectueux. On voyait quil avait prémédité ce salut, avec sincérité, considérant comme une obligation dexprimer ainsi sa déférence et ses bonnes intentions. Fiodor Pavlovitch, bien que pris à limproviste, sen tira à sa façon : en réponse au salut de son fils, il se leva de son fauteuil et lui en rendit un pareil. Son visage se fit grave et imposant, ce qui ne laissait pas de lui donner lair mauvais. Après avoir répondu en silence aux saluts des assistants, Dmitri Fiodorovitch se dirigea de son pas décidé vers la fenêtre et occupa lunique siège demeuré libre, non loin du Père Païsius ; incliné sur sa chaise, il se prépara à écouter la suite de la conversation interrompue.
La venue de Dmitri Fiodorovitch navait pris que deux ou trois minutes, et lentretien se poursuivit. Mais cette fois Piotr Alexandrovitch ne crut pas nécessaire de répondre à la question pressante et presque irritée du Père Païsius.
« Permettez-moi dabandonner ce sujet, il est par trop délicat, prononça-t-il avec une certaine désinvolture mondaine. Voyez Ivan Fiodorovitch qui sourit à notre adresse ; il a probablement quelque chose de curieux à dire.
Rien de particulier, répondit aussitôt Ivan Fiodorovitch. Je ferai seulement remarquer que, depuis longtemps déjà, le libéralisme européen en général, et même notre dilettantisme libéral russe, confondent fréquemment les résultats finals du socialisme avec ceux du christianisme. Cette conclusion extravagante est un trait caractéristique. Dailleurs, comme on le voit, il ny a pas que les libéraux et les dilettantes qui confondent dans bien des cas le socialisme et le christianisme, il y a aussi les gendarmes, à létranger bien entendu. Votre anecdote parisienne est assez caractéristique à ce sujet, Piotr Alexandrovitch.
Je demande de nouveau la permission dabandonner ce thème, répéta Piotr Alexandrovitch. Laissez-moi plutôt vous raconter une autre anecdote fort intéressante et fort caractéristique, à propos dIvan Fiodorovitch, celle-ci. Il y a cinq jours, dans une société où figuraient surtout des dames, il déclara solennellement, au cours dune discussion, que rien au monde nobligeait les gens à aimer leurs semblables ; quaucune loi naturelle nordonnait à lhomme daimer lhumanité ; que si lamour avait régné jusquà présent sur la terre, cela était dû non à la loi naturelle, mais uniquement à la croyance en limmortalité. Ivan Fiodorovitch ajouta entre parenthèses que cest là toute la loi naturelle, de sorte que si vous détruisez dans lhomme la foi en son immortalité, non seulement lamour tarira en lui, mais aussi la force de continuer la vie dans le monde. Bien plus, il ny aura alors rien dimmoral ; tout sera autorisé, même lanthropophagie. Ce nest pas tout : il termina en affirmant que pour tout individu qui ne croit ni en Dieu ni en sa propre immortalité, la loi morale de la nature devait immédiatement devenir linverse absolu de la précédente loi religieuse ; que légoïsme, même poussé jusquà la scélératesse, devait non seulement être autorisé, mais reconnu pour une issue nécessaire, la plus raisonnable et presque la plus noble. Daprès un tel paradoxe, jugez du reste, messieurs, jugez de ce que notre cher excentrique Ivan Fiodorovitch trouve bon de proclamer et de ses intentions éventuelles…
Permettez, sécria soudain Dmitri Fiodorovitch, ai-je bien entendu : « La scélératesse doit non seulement être autorisée, mais reconnue pour lissue la plus nécessaire et la plus raisonnable de tout athée ! » Est-ce bien cela ?
Cest exactement cela, dit le Père Païsius.
Je men souviendrai. »
Cela dit, Dmitri Fiodorovitch se tut aussi subitement quil sétait mêlé à la conversation. Tous le regardèrent avec curiosité.
« Est-il possible que vous envisagiez ainsi les conséquences de la disparition de la croyance à limmortalité de lâme ? demanda soudain le starets à Ivan Fiodorovitch.
Oui, je crois quil ny a pas de vertu sans immortalité.
Vous êtes heureux si vous croyez ainsi ; ou peut-être fort malheureux !
Pourquoi malheureux ? objecta Ivan Fiodorovitch en souriant.
Parce que, selon toute apparence, vous ne croyez vous-même ni à limmortalité de lâme, ni même à ce que vous avez écrit sur la question de lÉglise.
Peut-être avez-vous raison !… Pourtant je ne crois pas avoir plaisanté tout à fait, déclara Ivan Fiodorovitch, que cet aveu bizarre fit rougir.
Vous navez pas plaisanté tout à fait, cest vrai. Cette idée nest pas encore résolue dans votre cœur, et elle le torture. Mais le martyr aussi aime parfois à se divertir de son désespoir. Pour le moment, cest par désespoir que vous vous divertissez à des articles de revues et à des discussions mondaines, sans croire à votre dialectique et en la raillant douloureusement à part vous. Cette question nest pas encore résolue en vous, cest ce qui cause votre tourment, car elle réclame impérieusement une solution…
Mais peut-elle être résolue en moi, résolue dans le sens positif ? demanda non moins bizarrement Ivan Fiodorovitch, en regardant le starets avec un sourire inexplicable.
Si elle ne peut être résolue dans le sens positif, elle ne le sera jamais dans le sens négatif ; vous connaissez vous-même cette propriété de votre cœur ; cest là ce qui le torture. Mais remerciez le Créateur de vous avoir donné un cœur sublime, capable de se tourmenter ainsi, « de méditer les choses célestes et de les rechercher, car notre demeure est aux cieux ». Que Dieu vous accorde de rencontrer la solution encore ici-bas, et quil bénisse vos voies ! »
Le starets leva la main et voulut de sa place faire le signe de la croix sur Ivan Fiodorovitch. Mais celui-ci se leva, alla à lui, reçut sa bénédiction et, lui ayant baisé la main, regagna sa place sans mot dire. Il avait lair ferme et sérieux. Cette attitude et toute sa conversation précédente avec le starets, quon nattendait pas de lui, frappèrent tout le monde par je ne sais quoi dénigmatique et de solennel ; de sorte quun silence général régna pour un instant, et que le visage dAliocha exprima presque leffroi. Mais Mioussov leva les épaules en même temps que Fiodor Pavlovitch se levait.
« Divin et saint starets, sexclama-t-il en désignant Ivan Fiodorovitch, voilà mon fils bien-aimé, la chair de ma chair ! Cest pour ainsi dire mon très révérencieux Karl Moor, mais voici mon autre fils qui vient darriver, Dmitri Fiodorovitch, contre lequel je demande satisfaction auprès de vous, cest le très irrévérencieux Franz Moor, tous deux empruntés aux Brigands de Schiller et moi, dans la circonstance, je suis le Regierender Graf von Moor{38} ! Jugez-nous et sauvez-nous ! Nous avons besoin non seulement de vos prières, mais de vos pronostics.
Parlez dune manière raisonnable et ne commencez pas par offenser vos proches », répondit le starets dune voix exténuée. Sa fatigue augmentait et ses forces décroissaient visiblement.
« Cest une indigne comédie, que je prévoyais en venant ici ! sécria avec indignation Dmitri Fiodorovitch, qui sétait levé, lui aussi. Excusez-moi, mon Révérend Père, je suis peu instruit et jignore même comment on vous appelle, mais votre bonté a été trompée, vous nauriez pas dû nous accorder cette entrevue chez vous. Mon père avait seulement besoin de scandale. Dans quel dessein ? Je lignore, mais il nagit que par calcul. Dailleurs, je crois maintenant savoir pourquoi…
Tout le monde maccuse, cria à son tour Fiodor Pavlovitch, y compris Piotr Alexandrovitch ! Oui, vous mavez accusé, Piotr Alexandrovitch ! reprit-il en se retournant vers Mioussov, bien que celui-ci ne songeât nullement à linterrompre. On maccuse davoir caché largent de mon enfant et de ne lui avoir pas payé un rouge liard ; mais, je vous le demande, ny a-t-il pas des tribunaux ? Là, Dmitri Fiodorovitch, daprès vos quittances, daprès les lettres et les conventions, on vous fera le compte de ce que vous possédiez, de vos dépenses et de ce qui vous reste ! Pourquoi Piotr Alexandrovitch évite-t-il de se prononcer ? Dmitri Fiodorovitch ne lui est pas étranger. Cest parce que tous sont contre moi, que Dmitri Fiodorovitch demeure mon débiteur et non pour une petite somme, mais pour plusieurs milliers de roubles, ce dont je puis faire la preuve. Ses excès défraient les conversations de toute la ville. Dans ses anciennes garnisons, il a dépensé plus dun millier de roubles pour séduire dhonnêtes filles ; nous le savons, Dmitri Fiodorovitch, de la façon la plus circonstanciée, et je le démontrerai !… Le croiriez-vous, mon Révérend, il a rendu amoureuse de lui une jeune personne des plus distinguées et fort à son aise, la fille de son ancien chef, un brave colonel qui a bien mérité de la patrie, décoré du collier de Sainte-Anne avec glaives. Cette jeune orpheline, quil a compromise en lui offrant de lépouser, habite maintenant ici ; cest sa fiancée, et sous ses yeux il fréquente une sirène. Bien que cette dernière ait vécu en union libre avec un homme respectable, mais de caractère indépendant, cest une forteresse imprenable pour tous, car elle est vertueuse, oui, mes Révérends, elle est vertueuse ! Or, Dmitri Fiodorovitch veut ouvrir cette forteresse avec une clef dor ; voilà pourquoi il fait maintenant le brave avec moi, voilà pourquoi il veut me soutirer de largent, car il a déjà gaspillé des milliers de roubles pour cette sirène ; aussi emprunte-t-il sans cesse, et à qui ? Dois-je le dire, Mitia ?
Taisez-vous ! sécria Dmitri Fiodorovitch. Attendez que je sois parti, gardez-vous de noircir en ma présence la plus noble des jeunes filles… Je ne le tolérerai pas ! »
Il étouffait.
« Mitia, Mitia, cria Fiodor Pavlovitch, énervé et se contraignant à pleurer, et la bénédiction paternelle, quen fais-tu ? Si je te maudis, quarrivera-t-il ?
Tartufe sans vergogne ! rugit Dmitri Fiodorovitch.
Cest son père quil traite ainsi, son propre père ! Que sera-ce des autres ? Écoutez, messieurs, il y a ici un homme pauvre mais honorable ; un capitaine mis en disponibilité à la suite dun malheur, mais non en vertu dun jugement, de réputation intacte, chargé dune nombreuse famille. Il y a trois semaines, notre Dmitri Fiodorovitch la saisi par la barbe dans un cabaret, la traîné dans la rue et rossé en public, pour la seule raison que cet homme est secrètement chargé de mes intérêts dans une certaine affaire.
Mensonge que tout cela ! Lapparence est vérité, le fond mensonge ! dit Dmitri Fiodorovitch tremblant de colère. Mon père, je ne justifie pas ma conduite ; oui, jen conviens publiquement, jai été brutal envers ce capitaine, maintenant je le regrette et ma brutalité me fait horreur, mais ce capitaine, votre chargé daffaires, est allé trouver cette personne que vous traitez de sirène, et lui a proposé de votre part dendosser mes billets à ordre, qui sont en votre possession, afin de me poursuivre et de me faire arrêter, au cas où je vous serrerais de trop près à propos de notre règlement de comptes. Si vous voulez me jeter en prison, cest uniquement par jalousie vis-à-vis delle, parce que vous-même vous avez commencé à tourner autour de cette femme je suis au courant de tout , elle na fait quen rire, vous entendez, et cest en se moquant de vous quelle la répété. Tel est, mes Révérends Pères, cet homme, ce père qui reproche à son fils son inconduite. Vous qui en êtes témoins, pardonnez-moi ma colère, mais je pressentais que ce perfide vieillard nous avait tous convoqués ici pour provoquer un esclandre. Jétais venu dans lintention de lui pardonner, sil mavait tendu la main, de lui pardonner et de lui demander pardon ! Mais comme il vient dinsulter non seulement moi, mais la jeune fille la plus noble, dont je nose prononcer le nom en vain, par respect pour elle, jai décidé de le démasquer publiquement, bien quil soit mon père. »
Il ne put continuer. Ses yeux étincelaient, il respirait avec difficulté. Tous les assistants étaient émus, excepté le starets ; tous sétaient levés avec agitation. Les religieux avaient pris un air sévère, mais attendaient la volonté de leur vieux maître. Ce dernier était pâle, non démotion, mais de faiblesse maladive. Un sourire suppliant se dessinait sur ses lèvres il levait parfois la main comme pour arrêter ces forcenés. Il eût pu, dun seul geste, mettre fin à la scène ; mais le regard fixe, il cherchait, semblait-il, à comprendre un point qui lui échappait. Enfin, Piotr Alexandrovitch se sentit définitivement atteint dans sa dignité.
« Nous sommes tous coupables du scandale qui vient de se dérouler, déclara-t-il avec passion ; mais je ne prévoyais pas tout cela en venant ici ! Je savais pourtant à qui javais affaire… Il faut en finir sans plus tarder. Mon Révérend Père, soyez certain que je ne connaissais pas exactement tous les détails révélés ici ; je ne voulais pas y croire. Le père est jaloux de son fils à cause dune femme de mauvaise vie et sentend avec cette créature pour le jeter en prison… Et cest en cette compagnie que lon ma fait venir ici !… On ma trompé, je déclare avoir été trompé autant que les autres.
Dmitri Fiodorovitch, glapit soudain Fiodor Pavlovitch dune voix qui nétait pas la sienne, si vous nétiez mon fils, je vous provoquerais sur-le-champ en duel… au pistolet à trois pas… à travers un mouchoir, à travers un mouchoir », acheva-t-il en trépignant.
Il y a, chez les vieux menteurs qui ont joué toute leur vie la comédie, des moments où ils entrent tellement dans leur rôle quils tremblent et pleurent vraiment démotion, bien quau même instant ils puissent se dire (ou tout de suite après) : « Tu mens, vieil effronté, tu continues à jouer un rôle, malgré ta sainte colère. »
Dmitri Fiodorovitch considéra son père avec un mépris indicible.
« Je pensais… fit-il à voix basse, je pensais revenir au pays natal avec cet ange, ma fiancée, pour chérir sa vieillesse, et que vois-je ? un débauché crapuleux et un vil comédien !
En duel ! glapit de nouveau le vieux, haletant et bavant à chaque mot. Quant à vous, Piotr Alexandrovitch Mioussov, sachez, monsieur, que dans toute votre lignée, il ny a peut-être pas de femme plus noble, plus honnête vous entendez, plus honnête que cette créature, comme vous vous êtes permis de lappeler ! Pour vous, Dmitri Fiodorovitch, qui avez remplacé votre fiancée par cette « créature », vous avez jugé vous-même que votre fiancée ne valait pas la semelle de ses souliers !
Cest honteux ! laissa échapper le Père Joseph.
Cest honteux et infâme ! cria dune voix juvénile, tremblante démotion, Kalganov, qui avait jusqualors gardé le silence et dont le visage soudain sempourpra.
Pourquoi un tel homme existe-t-il ? rugit sourdement Dmitri Fiodorovitch, que la colère égarait et qui leva les épaules au point den paraître bossu… Dites-moi, peut-on encore lui permettre de déshonorer la terre ? »
Il eut un regard circulaire et désigna le vieillard de la main. Il parlait sur un ton lent, mesuré.
« Lentendez-vous, moines, lentendez-vous, le parricide, sécria Fiodor Pavlovitch en sen prenant au Père Joseph. Voilà la réponse à votre « cest honteux ! » Quest-ce qui est honteux ? Cette « créature », cette « femme de mauvaise vie » est peut-être plus sainte que vous tous, messieurs les religieux, qui faites votre salut ! Elle est peut-être tombée dans sa jeunesse, victime de son milieu, mais « elle a beaucoup aimé » ; or le Christ aussi a pardonné à celle qui avait beaucoup aimé…{39}
Ce nest pas un amour de ce genre que le Christ a pardonné… laissa échapper dans son impatience le doux Père Joseph.
Mais si, moines, mais si… Parce que vous faites votre salut en mangeant des choux, vous vous croyez des sages. Vous mangez des goujons, un par jour, et vous pensez acheter Dieu par des goujons.
Cest intolérable, intolérable ! » sécria-t-on de tous côtés.
Mais cette scène scandaleuse cessa de la façon la plus inattendue. Soudain, le starets se leva. Alexéi, qui avait presque perdu la tête de frayeur pour lui et pour tout le monde, put cependant le soutenir par le bras. Le starets se dirigea du côté de Dmitri Fiodorovitch et, arrivé tout près, sagenouilla devant lui. Aliocha le crut tombé de faiblesse, mais il nen était rien. Une fois à genoux le starets se prosterna aux pieds de Dmitri Fiodorovitch en un profond salut, précis et conscient, son front effleura même la terre. Aliocha fut tellement stupéfait quil ne laida même pas à se relever. Un faible sourire flottait sur ses lèvres.
« Pardonnez, pardonnez tous ! » proféra-t-il en saluant ses hôtes de tous les côtés.
Dmitri Fiodorovitch demeura quelques instants comme pétrifié ; se prosterner devant lui, que signifiait cela ? Enfin, il sécria : « ô mon Dieu ! », se couvrit le visage de ses mains et sélança hors de la chambre. Tous les hôtes le suivirent à la file, si troublés quils en oublièrent de prendre congé du maître de la maison et de le saluer. Seuls les religieux sapprochèrent pour recevoir sa bénédiction.
« Pourquoi sest-il prosterné, est-ce un symbole quelconque ? Fiodor Pavlovitch, soudain calmé, essayait ainsi dentamer une conversation, nosant, dailleurs, sadresser à personne en particulier. Ils franchissaient à ce moment lenceinte de lermitage.
Je ne réponds pas des aliénés, répondit aussitôt Piotr Alexandrovitch avec aigreur ; en revanche, je me débarrasse de votre compagnie, Fiodor Pavlovitch, et croyez que cest pour toujours. Où est ce moine de tantôt ?… »
« Ce moine », cest-à-dire celui qui les avait invités à dîner chez le Père Abbé, ne sétait pas fait attendre. Il sétait joint aux hôtes au moment où ceux-ci descendaient le perron, et semblait les avoir guettés tout le temps.
« Ayez la bonté, mon Révérend Père, dassurer le Père Abbé de mon profond respect, et de lui présenter mes excuses ; par suite de circonstances imprévues, il mest impossible, malgré tout mon désir, de me rendre à son invitation, déclara Piotr Alexandrovitch au moine avec irritation.
La circonstance imprévue, cest moi ! intervint aussitôt Fiodor Pavlovitch. Écoutez, mon Père, Piotr Alexandrovitch ne veut pas rester avec moi, sinon il ne se serait pas fait prier. Allez-y, Piotr Alexandrovitch, et bon appétit ! Cest moi qui me dérobe, et non vous. Je retourne chez moi ; là-bas je pourrai manger, ici je men sens incapable, mon bien-aimé parent.
Je ne suis pas votre parent, je ne lai jamais été, vil individu.
Je lai dit exprès pour vous faire enrager, parce que vous répudiez cette parenté, bien que vous soyez mon parent, malgré vos grands airs, je vous le prouverai par lalmanach ecclésiastique. Je tenverrai la voiture, Ivan, reste aussi, si tu veux. Piotr Alexandrovitch, les convenances vous ordonnent de vous présenter chez le Père Abbé ; il faut sexcuser des sottises que nous avons faites là-bas.
Est-il vrai que vous partiez ? Ne mentez-vous pas ?
Piotr Alexandrovitch, comment loserais-je, après ce qui sest passé ! Je me suis laissé entraîner, messieurs, pardonnez-moi ! En outre, je suis bouleversé ! Et jai honte. Messieurs, on peut avoir le cœur dAlexandre de Macédoine ou celui dun petit chien. Je ressemble au petit chien Fidèle. Je suis devenu timide. Eh bien, comment aller encore dîner après une telle escapade, ingurgiter les ragoûts du monastère ? Jai honte, je ne peux pas, excusez-moi ! »
« Le diable sait de quoi il est capable ! Na-t-il pas lintention de nous tromper ? » Mioussov sarrêta, irrésolu, suivant dun regard perplexe le bouffon qui séloignait.
Celui-ci se retourna, et voyant que Piotr Alexandrovitch lobservait, lui envoya de la main un baiser.
« Vous allez chez le Père Abbé ? demanda Mioussov à Ivan Fiodorovitch dun ton saccadé.
Pourquoi pas ? il ma fait spécialement inviter dès hier.
Par malheur, je me sens vraiment presque obligé de paraître à ce maudit dîner, continua Mioussov sur le même ton dirritation amère, sans même prendre garde que le moinillon lécoutait. Il faut au moins nous excuser de ce qui sest passé et expliquer que ce nest pas nous… Quen pensez-vous ?
Oui, il faut expliquer que ce nest pas nous. De plus, mon père ny sera pas, observa Ivan Fiodorovitch.
Il ne manquerait plus que votre père y fût ! Le maudit dîner ! »
Pourtant tous sy rendaient. Le moinillon écoutait en silence. En traversant le bois, il fit remarquer que le Père Abbé attendait depuis longtemps et quon était en retard de plus dune demi-heure. On ne lui répondit pas. Mioussov considéra Ivan Fiodorovitch dun air de haine :
« Il va au dîner comme si rien ne sétait passé, songeait-il. Un front dairain et une conscience de Karamazov ! »
VII. Un séminariste ambitieux
Aliocha conduisit le starets dans sa chambre à coucher et le fit asseoir sur le lit. Cétait une très petite pièce, avec le mobilier indispensable ; le lit de fer étroit navait quune couche de feutre en guise de matelas. Dans un coin, sur un lutrin, près des icônes, reposaient la croix et lÉvangile. Le starets se laissa choir à bout de forces ; ses yeux brillaient, il haletait. Une fois assis, il regarda fixement Aliocha, comme sil méditait quelque chose.
« Va, mon cher, va, Porphyre me suffit, dépêche-toi. On a besoin de toi chez le Père Abbé ; tu serviras à table.
Permettez-moi de rester, proféra Aliocha dune voix suppliante.
Tu es plus nécessaire là-bas. La paix ny règne pas. Tu serviras et tu ty rendras utile. Viennent les mauvais esprits, récite une prière, sache, mon fils (le starets aimait à lappeler ainsi), quà lavenir ta place ne sera pas ici. Rappelle-toi cela, jeune homme. Dès que Dieu maura jugé digne de paraître devant lui, quitte le monastère. Pars tout à fait. »
Aliocha tressaillit.
« Quas-tu ? Ta place nest pas ici pour le moment. Je te bénis en vue dune grande tâche à accomplir dans le monde. Tu pérégrineras longtemps. Tu devras te marier, il le faut. Tu devras tout supporter jusquà ce que tu reviennes. Il y aura beaucoup à faire. Mais je ne doute pas de toi, voilà pourquoi je tenvoie. Que le Christ soit avec toi ! Garde-Le et Il te gardera. Tu éprouveras une grande douleur et en même temps tu seras heureux. Telle est ta vocation : chercher le bonheur dans la douleur. Travaille, travaille sans cesse. Rappelle-toi mes paroles ; je mentretiendrai encore avec toi, mais mes jours et même mes heures sont comptés. »
Une vive agitation se peignit sur le visage dAliocha. Ses lèvres tremblaient.
« Quas-tu de nouveau ? sourit doucement le starets. Que les mondains pleurent leurs morts ; ici nous nous réjouissons quand un Père agonise. Nous nous réjouissons et nous prions pour lui. Laisse-moi. Je dois prier. Va et dépêche-toi. Demeure auprès de tes frères, et non pas seulement auprès de lun, mais de tous les deux. »
Le starets leva la main pour le bénir. Bien quil eût grande envie de rester, Aliocha nosa faire aucune objection, ni demander ce que signifiait ce prosternement devant son frère Dmitri. Il savait que sil lavait pu, le starets le lui eût expliqué de lui-même ; sil se taisait, cest quil ne voulait rien dire. Or, ce salut jusquà terre avait stupéfié Aliocha ; il y voyait un sens mystérieux. Mystérieux et peut-être terrible. Une fois hors de lenceinte de lermitage, son cœur se serra et il dut sarrêter : il lui semblait entendre de nouveau les paroles du starets prédisant sa fin prochaine. Ce quavait prédit le starets avec une telle exactitude devait certainement saccomplir, Aliocha le croyait aveuglément. Mais comment demeurerait-il sans lui, sans le voir ni lentendre ? Et où irait-il ? On lui ordonnait de ne pas pleurer et de quitter le monastère. Seigneur ! Depuis longtemps Aliocha navait ressenti une pareille angoisse. Il traversa rapidement le bois qui séparait lermitage du monastère et, incapable de supporter les pensées qui laccablaient, il se mit à contempler les pins séculaires qui bordaient le sentier. Le trajet nétait pas long, cinq cents pas au plus ; on ne pouvait rencontrer personne à cette heure, mais au premier tournant il aperçut Rakitine. Celui-ci attendait quelquun.
« Serait-ce moi que tu attends ? demanda Aliocha quand il leut rejoint.
Précisément, dit Rakitine en souriant. Tu te dépêches daller chez le Père Abbé. Je sais ; il donne à dîner. Depuis le jour où il a reçu lévêque et le général Pakhatov, tu te rappelles, il ny avait pas eu un pareil festin. Je ny serai pas, mais toi, vas-y, tu serviras les plats. Dis-moi, Alexéi, je voulais te demander ce que signifie ce songe.
Quel songe ?
Mais ce prosternement devant ton frère Dmitri. Et comme il sest cogné le front !
Tu parles du Père Zosime ?
Oui.
Le front ?
Ah ! Je me suis exprimé irrévérencieusement ! Ça ne fait rien. Eh bien, que signifie ce songe ?
Je lignore, Micha{40}.
Jétais sûr quil ne te lexpliquerait pas. Ça na rien détonnant, ce sont toujours les mêmes saintes balivernes. Mais le tour était joué à dessein. Maintenant les bigots vont en parler dans la ville et le colporter dans la province : « Que signifie ce songe ? » À mon avis, le vieillard est perspicace ; il a flairé un crime. Cela empeste, chez vous.
Quel crime ? »
Rakitine voulait évidemment se délier la langue.
« Cest dans votre famille quil aura lieu, ce crime. Entre tes frères et ton riche papa. Voilà pourquoi le père Zosime sest cogné le front à tout hasard. Ensuite, quarrivera-t-il ? « Ah ! cela avait été prédit par le saint ermite ; il a prophétisé. » Pourtant, quelle prophétie y a-t-il à sêtre cogné le front ? Non dira-t-on, cest un symbole, une allégorie, Dieu sait quoi encore ! Ce sera divulgué et rappelé : il a deviné le crime, désigné le criminel. Les « innocents » agissent toujours ainsi ; ils font sur le cabaret le signe de la croix et lapident le temple. De même ton starets : pour un sage des coups de bâton, mais devant un assassin, des courbettes.
Quel crime ? Devant quel assassin ? Quest-ce que tu racontes ? »
Aliocha resta comme cloué sur place, Rakitine sarrêta également.
« Lequel ? Comme si tu ne savais pas ! Je parie que tu y as déjà pensé. À propos, cest curieux ; écoute, Aliocha, tu dis toujours la vérité bien que tu tassoies toujours entre deux chaises ; y as-tu pensé ou non ? réponds.
Jy ai pensé », répondit Aliocha à voix basse.
Rakitine se troubla.
« Comment, toi aussi tu y as déjà pensé ? sécria-t-il.
Je… ce nest pas que jy aie pensé, murmura Aliocha, mais tu viens de dire si à propos des choses si étranges quil ma semblé lavoir pensé moi-même.
Tu vois, tu vois. Aujourdhui, en regardant ton père et ton frère Mitia, tu as songé à un crime. Donc, je ne me trompe pas ?
Attends, attends un peu, linterrompit Aliocha troublé. À quoi vois-tu tout cela ? Et dabord, pourquoi cela tintéresse-t-il tant ?
Deux questions différentes, mais naturelles. Je répondrai à chacune séparément. À quoi je le vois ? Je naurais rien vu, si je navais compris aujourdhui Dmitri Fiodorovitch, ton frère, dun seul coup et en entier, tel quil est, daprès une certaine ligne. Chez ces gens très honnêtes, mais sensuels, il y a une ligne quil ne faut pas franchir. Autrement, il frappera même son père avec un couteau. Or, son père est un ivrogne et un débauché effréné, qui na jamais connu la mesure en rien ; aucun des deux ne se contiendra, et vlan, tous les deux dans le fossé.
Non, Micha, si ce nest que cela, tu me réconfortes. Cela nira pas si loin.
Mais pourquoi trembles-tu tant ? Sais-tu pourquoi ? Pour honnête homme que soit ton Mitia (car il est bête, mais honnête), cest avant tout un sensuel. Voilà le fond de sa nature. Son père lui a transmis son abjecte sensualité… Dis-moi, Aliocha, il y a une chose qui métonne : comment se fait-il que tu sois vierge ? Tu es pourtant un Karamazov ! Dans votre famille, la sensualité va jusquà la frénésie… Or, ces trois êtres sensuels sépient maintenant… le couteau dans la poche. Trois se sont cogné le front pourquoi ne serais-tu pas le quatrième ?
Tu te trompes au sujet de cette femme. Dmitri la… méprise, proféra Aliocha frémissant.
Grouchegnka{41} ? Non, mon cher, il ne la méprise pas. Puisquil a abandonné publiquement sa fiancée pour elle, cest donc quil ne la méprise pas. Il y a là, mon cher, quelque chose que tu ne comprends pas encore. Quun homme séprenne du corps dune femme, même seulement dune partie de ce corps (un voluptueux me comprendrait tout de suite), il livrera pour elle ses propres enfants, il vendra son père, sa mère et sa patrie ; honnête, il ira voler ; doux, il assassinera ; fidèle, il trahira. Le chantre des pieds féminins, Pouchkine, les a célébrés en vers ; dautres ne les chantent pas, mais ne peuvent les regarder de sang-froid. Mais il ny a pas que les pieds… En pareil cas, le mépris est impuissant. Ton frère méprise Grouchegnka, mais il ne peut sen détacher.
Je comprends cela, lança soudain Aliocha.
Vraiment ? Et pour lavouer dès le premier mot, il faut absolument que tu le comprennes, déclara Rakitine avec une joie mauvaise. Cela ta échappé par hasard, laveu nen est que plus précieux. Par conséquent, la sensualité est pour toi un sujet connu, tu y as déjà songé ! Ah ! la sainte nitouche ! Tu es un saint, Aliocha, jen conviens, mais tu es aussi une sainte nitouche, et le diable sait ce à quoi tu nas pas déjà songé, le diable sait ce que tu connais déjà ! Tu es vierge, mais tu as déjà pénétré bien des choses. Il y a longtemps que je tobserve : tu es un Karamazov, tu les tout à fait ; donc, la race et la sélection signifient quelque chose. Tu es sensuel par ton père et « innocent » par ta mère. Pourquoi trembles-tu ? Aurais-je raison ? Sais-tu que Grouchegnka ma dit : « Amène-le (cest-à-dire toi), je lui arracherai son froc. » Et comme elle insistait, je me suis demandé pourquoi elle était si curieuse de toi. Sais-tu que cest aussi une femme extraordinaire ?
Tu lui diras que je nirai pas, jure-le-moi, dit Aliocha avec un sourire contraint. Achève ton propos, Micha, je te dirai ensuite mon idée.
À quoi bon achever, cest bien clair ! Vieille chanson que tout cela, mon cher ; si tu as un tempérament sensuel, que sera-ce de ton frère Ivan, fils de la même mère ? Car lui aussi est un Karamazov. Or, tous les Karamazov sont de nature sensuels, âpres au gain et déments ! Ton frère Ivan samuse maintenant à écrire des articles de théologie, calcul stupide, puisquil est athée, et il avoue cette bassesse. En outre, il est en train de conquérir la fiancée de son frère Mitia et paraît près du but. Comment cela ? Avec le consentement de Mitia lui-même, parce que celui-ci lui cède sa fiancée à seule fin de se débarrasser delle pour rejoindre Grouchegnka. Et tout cela, note-le, nonobstant sa noblesse et son désintéressement. Ces individus-là sont les plus fatals. Allez-vous y reconnaître après cela : tout en ayant conscience de sa bassesse, il se conduit bassement ! Mais écoute la suite : un vieillard barre la route à Mitia, son propre père. Car celui-ci est follement épris de Grouchegnka, leau lui vient à la bouche rien quà la regarder. Cest uniquement à cause delle, parce que Mioussov avait osé la traiter de créature dépravée, quil vient de faire tout ce scandale. Il est plus amoureux quun chat. Auparavant, elle était seulement à son service pour certaines affaires louches ; maintenant, après lavoir bien examinée, il sest aperçu quelle lui plaisait, il sacharne après elle et lui fait des propositions, déshonnêtes sentend. Eh bien, cest ici que le père et le fils se heurtent. Mais Grouchegnka se réserve, elle hésite encore et taquine les deux, examine lequel est le plus avantageux, car si on peut soutirer beaucoup dargent au père, en revanche, il népousera pas et finira peut-être par fermer sa bourse, tandis que ce gueux de Mitia peut lui offrir sa main. Oui, il en est capable ! Il abandonnera sa fiancée, une beauté incomparable, Catherine Ivanovna riche, noble et fille de colonel, pour se marier avec Grouchegnka, naguère entretenue par Samsonov, un vieux marchand, moujik dépravé et maire de la ville. De tout ceci, il peut vraiment résulter un conflit et un crime. Cest ce quattend ton frère Ivan ; il fait ainsi coup double : il prend possession de Catherine Ivanovna, pour laquelle il se consume, et empoche une dot de soixante mille roubles. Pour un pauvre hère comme lui, ce nest pas à dédaigner. Et remarque bien ! Non seulement, ce faisant, il noffensera pas Mitia, mais celui-ci lui en saura gré jusquà sa mort. Car je sais de bonne source que la semaine dernière Mitia, se trouvant ivre dans un restaurant avec des tziganes, sest écrié quil était indigne de Katineka{42}, sa fiancée, mais que son frère Ivan en était digne. Catherine Ivanovna elle-même finira par ne pas repousser un charmeur comme Ivan Fiodorovitch ; elle hésite déjà entre eux. Mais par quoi diantre cet Ivan a-t-il pu vous séduire, pour que vous soyez tous en extase devant lui ? Il se rit de vous. « Je suis aux anges, prétend-il, et je festoie à vos dépens. »
Doù sais-tu tout cela ? Pourquoi parles-tu avec une telle assurance ? demanda soudain Aliocha en fronçant le sourcil.
Et pourquoi minterroges-tu tout en craignant à lavance ma réponse ? Cela signifie que tu reconnais que jai dit la vérité.
Tu naimes pas Ivan. Ivan ne se laisse pas séduire par largent.
Vraiment ? Et la beauté de Catherine Ivanovna ? Il ne sagit pas seulement dargent, bien que soixante mille roubles soient fort attrayants.
Ivan regarde plus haut. Des milliers de roubles ne léblouiraient pas. Ce nest ni largent, ni la tranquillité quil recherche. Ivan cherche peut-être la souffrance.
Quest-ce encore que ce songe ? Eh, vous autres… nobliaux !
Micha, son âme est impétueuse, et son esprit captif. Il y a en lui une grande pensée dont il narrive pas à trouver la clef. Il est de ceux qui nont pas besoin de millions, mais de résoudre leur pensée.
Cest un plagiat, Aliocha, tu paraphrases ton starets. Ivan vous a proposé une énigme ! cria avec une visible animosité Rakitine dont le visage saltéra et les lèvres se contractèrent. Et une énigme stupide, il ny a rien à deviner. Fais un petit effort et tu comprendras. Son article est ridicule et inepte. Je viens de lentendre développer son absurde théorie : « Pas dimmortalité de lâme, donc pas de vertu, ce qui veut dire que tout est permis. » Tu te rappelles que ton frère Mitia sest écrié : « Je men souviendrai ! » Cest une théorie séduisante pour les gredins, non, pas les gredins, jai tort de memporter, mais les fanfarons de lécole doués d» une profondeur de pensée insoluble ». Cest un hâbleur, et sa sotte théorie nest pas autre chose que « bonnet blanc et blanc bonnet ». Dailleurs, sans croire à limmortalité de lâme, lhumanité trouve en elle-même la force de vivre pour la vertu. Elle la puise dans son amour de la liberté, de légalité, de la fraternité… »
Ratikine, qui sétait échauffé, avait peine à se contenir. Mais tout à coup il sarrêta, comme sil se rappelait quelque chose.
« Eh bien, en voilà assez ! fit-il avec un sourire encore plus contraint. Pourquoi ris-tu ? Tu penses que je suis un pied plat ?
Non, je ny songeais même pas. Tu es intelligent, mais… Laissons cela, jai souri par bêtise. Je comprends que tu téchauffes, Micha. Jai deviné à ton emballement que Catherine Ivanovna te plaisait. Dailleurs, il y a longtemps que je men doutais. Voilà pourquoi tu naimes pas Ivan. Tu es jaloux de lui ?
Et aussi de son argent, à elle ? Va jusquau bout.
Non, je ne veux pas toffenser.
Je le crois, puisque tu le dis, mais que le diable vous emporte toi et ton frère Ivan ! Aucun de vous ne comprend que, Catherine Ivanovna mise à part, il est fort peu sympathique. Quelle raison aurais-je de laimer, sapristi ? Il me fait lhonneur de minjurier. Nai-je pas le droit de lui rendre la pareille ?
Je ne lai jamais entendu dire ni bien ni mal de toi.
Eh bien, on ma rapporté quavant-hier, chez Catherine Ivanovna, il ma arrangé de la belle manière, tant il sintéressait à votre serviteur. Après cela, jignore, mon cher, lequel est jaloux de lautre. Il lui a plu dinsinuer que si je ne me résigne pas à la carrière darchimandrite, si je ne prends pas le froc dans un avenir fort rapproché, je partirai pour Pétersbourg, jentrerai dans une grande revue en qualité de critique, et finirai au bout dune dizaine dannées par devenir propriétaire de la revue. Je lui imprimerai alors une tendance libérale et athée, voire un certain vernis de socialisme, mais en prenant mes précautions, cest-à-dire en nageant entre deux eaux et en donnant le change aux imbéciles. Toujours daprès ton frère, malgré cette teinte de socialisme, je placerai mes bénéfices à la banque, spéculerai à loccasion par lentremise dun juivaillon quelconque, et me ferai finalement bâtir une maison de rapport où jinstallerai ma rédaction. Il a même désigné lemplacement de cet immeuble : ce sera près du nouveau pont de pierre que lon projette, paraît-il, entre la Perspective Liteinaïa et le quartier de Wyborg…
Ah ! Micha, cela se réalisera peut-être de point en point ! sécria Aliocha, qui ne put retenir un rire joyeux.
Et vous aussi vous raillez, Alexéi Fiodorovitch !
Non, non, je plaisante, excuse-moi. Je pensais à tout autre chose. Mais, dis-moi, qui a pu te communiquer tous ces détails ? Tu nétais pas chez Catherine Ivanovna, quand il parlait de toi ?
Non, mais Dmitri Fiodorovitch sy trouvait et je lai entendu le répéter, cest-à-dire que jai écouté malgré moi, dissimulé dans la chambre à coucher de Grouchegnka, doù je ne pouvais sortir en sa présence.
Ah ! oui, joubliais, cest ta parente.
Ma parente ? Cette Grouchegnka serait ma parente ? sécria Rakitine tout rouge. As-tu perdu lesprit ? Tu as le cerveau dérangé.
Comment ? Ce nest pas ta parente ? Je lai entendu dire.
Où cela ? Ah ! messieurs Karamazov, vous prenez des airs de haute et vieille noblesse, alors que ton père faisait le bouffon à la table dautrui et figurait par grâce à la cuisine. Je ne suis quun fils de pope, un vil roturier, à côté de vous, soit, mais ne minsultez pas avec un si joyeux sans-gêne ! Jai aussi mon honneur, Alexéi Fiodorovitch. Je ne saurais être le parent dune fille publique ! »
Ratikine était violemment surexcité.
« Excuse-moi, je ten supplie… Je naurais jamais cru, dailleurs, quelle fût vraiment… une fille, repartit Aliocha devenu cramoisi. Je te le répète, on ma dit que cétait ta parente. Tu vas souvent chez elle et tu mas dit toi-même quil ny avait rien entre vous… Je naurais jamais cru que tu la méprisais tant ! Le mérite-t-elle vraiment ?
Si je la fréquente, cest que jai mes raisons pour cela, mais en voilà assez. Quant à la parenté, cest plutôt dans ta famille que ton frère ou même ton père la feraient entrer. Mais nous voici arrivés. Va vite à la cuisine… Eh ! quest-ce quil y a ? Quarrive-t-il ? Serions-nous en retard ? Mais ils ne peuvent pas avoir déjà fini ! À moins que les Karamazov naient encore fait des leurs ? Ce doit être cela. Voici ton père, et Ivan Fiodorovitch qui le suit. Ils se sont sauvés de chez le Père Abbé. Voilà le Père Isidore sur le perron qui crie quelque chose dans leur direction. Et ton père qui agite les bras en hurlant sans doute des injures. Voilà Mioussov qui part en calèche ; tu le vois filer. Maximov court comme un dératé. Cest un vrai scandale ; le dîner na pas eu lieu ! Auraient-ils battu le Père Abbé ? Les aurait-on rossés ? Ils lauraient bien mérité !… »
Rakitine avait deviné juste : un scandale inouï sétait déroulé comme « par inspiration ».
VIII. Un scandale
Lorsque Mioussov et Ivan Fiodorovitch arrivèrent chez le Père Abbé, Piotr Alexandrovitch qui était un galant homme eut honte de sa récente colère. Il comprit quau lieu de semporter, il aurait dû estimer à sa juste valeur le pitoyable Fiodor Pavlovitch, et conserver tout son sang-froid. « Les moines nont rien à se reprocher, décida-t-il soudain sur le perron de lAbbé ; sil y a ici des gens comme il faut (le Père Nicolas, lAbbé, appartient, paraît-il, à la noblesse), pourquoi ne me montrerais-je pas aimable avec eux ? Je ne discuterai pas, je ferai même chorus, je gagnerai leur sympathie… enfin, je leur prouverai que je ne suis pas le compère de cet Ésope, de ce bouffon, de ce saltimbanque, et que jai été trompé tout comme eux… »
Il résolut de leur céder définitivement et sur lheure ses droits de coupe et de pêche et cela dautant plus volontiers quil sagissait en fait dune bagatelle.
Ces bonnes intentions saffirmèrent encore lorsquils entrèrent dans la salle à manger du Père Abbé. Ce nen était pas une, à vrai dire, car il navait en tout que deux pièces à lui, dailleurs beaucoup plus spacieuses et plus commodes que celles du starets. Lameublement ne brillait pas par le confort : les meubles étaient dacajou et recouverts en cuir, à lancienne mode de 1820, les planchers nétaient même pas peints ; en revanche, tout reluisait de propreté, il y avait aux fenêtres beaucoup de fleurs chères ; mais la principale élégance résidait en ce moment dans la table servie avec une somptuosité relative. La nappe était immaculée, la vaisselle étincelait ; sur la table reposaient trois sortes dun pain parfaitement cuit{43}, deux bouteilles de vin, deux pots de lexcellent hydromel du monastère et une grande carafe pleine dun kvass{44} réputé aux environs ; il ny avait pas de vodka{45}. Rakitine raconta par la suite que le dîner comprenait cette fois cinq plats : une soupe au sterlet avec des bouchées au poisson ; un poisson au court-bouillon, accommodé daprès une recette spéciale et délicieuse ; des quenelles desturgeon ; des glaces et de la compote ; enfin du kissel{46} en manière de blanc-manger.
Incapable de se contenir, Rakitine avait flairé tout cela et jeté un coup dœil à la cuisine du Père Abbé, où il avait des relations. Il en possédait dailleurs partout et apprenait ainsi tout ce quil voulait savoir. Cétait un cœur tourmenté, envieux. Il avait pleine conscience de ses dons indiscutables, et sen faisait même, dans sa présomption, une idée exagérée. Il se savait destiné à jouer un rôle ; mais Aliocha, qui lui était fort attaché, saffligeait de le voir dépourvu de conscience, et cela sans que le malheureux sen rendît compte lui-même ; sachant en effet quil ne déroberait jamais de largent à sa portée, Rakitine sestimait parfaitement honnête. À cet égard, ni Aliocha ni personne nauraient pu lui ouvrir les yeux.
Rakitine était un trop mince personnage pour figurer aux repas ; en revanche, le Père Joseph et le Père Païsius avaient été invités, ainsi quun autre religieux. Ils attendaient déjà dans la salle à manger lorsque Piotr Alexandrovitch, Kalganov et Ivan Fiodorovitch firent leur entrée. Le propriétaire Maximov se tenait à lécart. Le Père Abbé savança au milieu de la pièce pour accueillir ses invités. Cétait un grand vieillard maigre, mais encore vigoureux, aux cheveux noirs déjà grisonnants, au long visage émacié et grave. Il salua ses hôtes en silence, et ceux-ci vinrent cette fois recevoir sa bénédiction, Mioussov tenta même de lui baiser la main, mais lAbbé prévint son geste en la retirant. Ivan Fiodorovitch et Kalganov allèrent jusquau bout, faisant claquer leurs lèvres à la façon des gens du peuple.
« Nous devons vous faire toutes nos excuses, mon Révérend Père, commença Piotr Alexandrovitch avec un gracieux sourire, mais dun ton grave et respectueux, car nous arrivons seuls, sans notre compagnon Fiodor Pavlovitch, que vous aviez invité ; il a dû renoncer à nous accompagner et non sans cause. Dans la cellule du Révérend Père Zosime, emporté par sa malheureuse querelle avec son fils, il a prononcé quelques paroles fort déplacées… fort inconvenantes… ce dont Votre Révérence doit avoir déjà connaissance, ajouta-t-il avec un regard du côté des religieux. Aussi, conscient de sa faute et la déplorant sincèrement, il a éprouvé une honte insurmontable et nous a priés, son fils Ivan et moi, de vous exprimer son sincère regret, sa contrition, son repentir… Bref, il espère tout réparer par la suite ; pour le moment il implore votre bénédiction et vous prie doublier ce qui sest passé… »
Mioussov se tut. Arrivé vers la fin de sa tirade, il se sentit si parfaitement content de lui, quil en oublia sa récente irritation. Il éprouvait de nouveau un vif et sincère amour pour lhumanité. Le Père Abbé, qui lavait écouté gravement, inclina la tête et répondit :
« Je regrette vivement son absence. Participant à ce repas, peut-être nous eût-il pris en affection, et nous de même. Messieurs, veuillez prendre place. »
Il se plaça devant limage et commença une prière. Tous sinclinèrent respectueusement, et le propriétaire Maximov se plaça même en avant, les mains jointes, en signe de particulière dévotion.
Ce fut alors que Fiodor Pavlovitch vida son sac. Il faut noter quil avait eu vraiment lintention de partir et compris limpossibilité, après sa honteuse conduite chez le starets, daller dîner chez le Père Abbé comme si de rien nétait. Ce nest pas quil eût grande honte et se fît damers reproches, tout bien au contraire ; néanmoins il sentait linconvenance daller dîner. Mais à peine sa calèche aux ressorts gémissants fut-elle avancée au perron de lhôtellerie, quil sarrêta avant dy monter. Il se rappela ses propres paroles chez le starets. « Quand je vais chez les gens, il me semble toujours que je suis le plus vil de tous et que tous me prennent pour un bouffon ; alors je me dis : faisons vraiment le bouffon, car tous, jusquau dernier, vous êtes plus bêtes et plus vils que moi. » Il voulait se venger sur tout le monde de ses propres vilenies. Il se rappela soudain quun beau jour, comme on lui demandait : « Pourquoi détestez-vous tant telle personne ? » il avait répondu dans un accès deffronterie bouffonne : « Elle ne ma rien fait, cest vrai ; mais moi, je lui ai joué un vilain tour et aussitôt après jai commencé à la détester. » Ce souvenir lui arracha un mauvais rire silencieux. Les yeux étincelants, les lèvres tremblantes, il eut une minute dhésitation. Mais soudain : « Puisque jai commencé, il faut aller jusquau bout », décida-t-il. « Je ne saurais me réhabiliter ; narguons-les donc jusquà limpudence ; je me fous de vous et basta ! »
Il ordonna au cocher dattendre et retourna à grands pas au monastère, droit chez le Père Abbé. Il ignorait encore ce quil ferait, mais il savait quil ne se possédait plus, que la moindre impulsion lui ferait commettre quelque indigne sortie, sinon quelque délit dont il aurait à répondre devant les tribunaux. En effet, il ne dépassait jamais certaines limites, ce qui ne laissait pas de le surprendre.
Il parut dans la salle à manger au moment où, la prière finie, on allait se mettre à table. Il sarrêta sur le seuil, examina la compagnie en fixant les gens bien en face et éclata dun rire prolongé, impudent.
« Ils me croyaient parti, et me voilà ! » cria-t-il dune voix retentissante.
Les assistants le considérèrent un instant en silence, et soudain tous sentirent quun scandale était inévitable. Piotr Alexandrovitch passa brusquement de la quiétude à la plus méchante humeur. Sa colère éteinte se ralluma, son indignation apaisée gronda tout dun coup.
« Non, je ne puis supporter cela ! hurla-t-il. Jen suis incapable, absolument incapable ! »
Le sang lui montait à la tête. Il sembrouillait, mais ce nétait pas le moment de faire du style, et il prit son chapeau.
« De quoi est-il incapable ? sécria Fiodor Pavlovitch. Votre Révérence, dois-je entrer ou non ? Macceptez-vous comme convive ?
Nous vous en prions de tout cœur, répondit lAbbé. Messieurs, ajouta-t-il, je vous supplie de laisser en repos vos querelles fortuites, de vous réunir dans lamour et lentente fraternelle, en implorant le Seigneur à notre paisible table.
Non, non, cest impossible, cria Piotr Alexandrovitch, hors de lui.
Ce qui est impossible à Piotr Alexandrovitch lest également à moi : je ne resterai pas. Cest pourquoi je suis venu. Je ne vous quitte plus dune semelle, Piotr Alexandrovitch : si vous vous en allez, je men vais, si vous restez, je reste. Vous lavez piqué par-dessus tout en parlant dentente fraternelle, Père Abbé ; il ne veut pas savouer mon parent. Nest-ce pas, von Sohn ? Tiens, voilà von Sohn. Bonjour, von Sohn.
Cest à moi que… murmura Maximov stupéfait.
À toi, bien sûr. Votre Révérence, savez-vous qui est von Sohn ? Cest le héros dune cause célèbre : on la tué dans un lupanar cest ainsi, je crois, que vous appelez ces endroits , tué et dépouillé, puis, malgré son âge respectable, fourré dans une caisse et expédié de Pétersbourg à Moscou dans le fourgon aux bagages, avec une étiquette. Et pendant lopération, les filles de joie chantaient des chansons et jouaient du tympanon, cest-à-dire du piano. Eh bien, ce personnage nest autre que von Sohn, ressuscité dentre les morts ; nest-ce pas, von Sohn ?
Quest-ce à dire ? sécrièrent plusieurs voix dans le groupe des religieux.
Allons-nous-en, jeta Piotr Alexandrovitch à Kalganov.
Non, permettez, glapit Fiodor Pavlovitch, faisant encore un pas dans la chambre, laissez-moi terminer. Là-bas, dans la cellule du starets, vous mavez blâmé davoir soi-disant perdu le respect, et cela parce que javais parlé de goujons. Piotr Alexandrovitch Mioussov, mon parent, aime quil y ait dans le discours plus de noblesse que de sincérité{47} ; moi, au contraire, jaime que mon discours ait plus de sincérité que de noblesse, et tant pis pour la noblesse ! Nest-ce pas, von Sohn ? Permettez, Père Abbé, bien que je sois un bouffon et que jen tienne le rôle, je suis un chevalier de lhonneur, et je tiens à mexpliquer. Oui, je suis un chevalier de lhonneur, tandis que chez Piotr Alexandrovitch il ny a que de lamour-propre offensé. Je suis venu ici, voyez-vous, pour observer ce qui sy passe et vous dire ma façon de penser. Mon fils Alexéi fait son salut chez vous, je suis père, je me préoccupe de son sort et cest mon devoir. Tandis que je me donnais en représentation, jécoutais tout, je regardais sans avoir lair, et maintenant je veux vous offrir le dernier acte de la représentation. Dordinaire, chez nous, ce qui tombe reste étendu à jamais. Mais MOI, je veux me relever. Mes Pères, je suis indigné de votre façon dagir. La confession est un grand sacrement que je vénère, devant lequel je suis prêt à me prosterner ; or, là-bas, dans la cellule, tout le monde sagenouille et se confesse à haute voix. Est-il permis de se confesser à haute voix ? De toute antiquité les saints Pères ont institué la confession auriculaire et secrète. En effet, comment puis-je expliquer devant tout le monde que moi, par exemple, je… ceci et cela, enfin, vous comprenez ? Il est parfois indécent de révéler certaines choses. Nest-ce pas un scandale ? Non, mes Pères, avec vous on peut être entraîné dans la secte des Khlysty{48}… À la première occasion, jécrirai au Synode ; en attendant je retire mon fils de chez vous. ».
Notez que Fiodor Pavlovitch avait entendu le son de certaines cloches. À en croire des bruits malveillants, parvenus naguère jusquà loreille des autorités ecclésiastiques, dans les monastères où subsistait cette institution on témoignait aux startsy un respect exagéré, au préjudice de la dignité de lAbbé ; ils abusaient du sacrement de la confession ; etc. Accusations ineptes, qui tombèrent delles-mêmes, chez nous comme partout. Mais le démon, qui sétait emparé de Fiodor Pavlovitch et lemportait toujours plus loin dans un abîme de honte, lui avait soufflé cette accusation, à laquelle dailleurs il ne comprenait goutte. Il navait même pas su la formuler convenablement, dautant plus que cette fois, dans la cellule du starets, personne ne sétait ni agenouillé ni confessé à haute voix. Fiodor Pavlovitch navait donc rien pu voir de pareil et rééditait tout bonnement les anciens commérages quil se rappelait tant bien que mal. Cette sottise à peine débitée, il en sentit labsurdité et voulut aussitôt prouver à ses auditeurs, et surtout à lui-même, quil navait rien dit dabsurde. Et, bien quil sût parfaitement que tout ce quil dirait ne ferait quaggraver cette absurdité, il ne put se contenir et glissa comme sur une pente.
« Quelle vilenie ! cria Piotr Alexandrovitch.
Excusez, dit soudain le Père Abbé. Il a été dit autrefois : « On a commencé à parler beaucoup de moi, et même à en dire du mal. Après avoir tout écouté, je me dis : cest un remède envoyé par Jésus pour guérir mon âme vaniteuse. » Aussi nous vous remercions humblement, très cher hôte. »
Et il fit un profond salut à Fiodor Pavlovitch.
« Ta, ta, ta. Bigoterie que tout cela. Vieilles phrases et vieux gestes. Vieux mensonges et formalisme des saluts jusquà terre ! Nous les connaissons, ces saluts ! « Un baiser aux lèvres et un poignard au cœur », comme dans les Brigands de Schiller. Je naime pas la fausseté, mes Pères ; cest la vérité que je veux ! Mais la vérité ne tient pas dans les goujons, et je lai proclamé ! Moines, pourquoi jeûnez-vous ? Pourquoi en attendez-vous une récompense au ciel ? Pour une telle récompense, moi aussi je suis prêt à jeûner ! Non, saint moine, sois vertueux dans la vie, sers la société sans tenfermer dans un monastère où lon te défraie de tout et sans attendre de récompense là-haut : ce qui sera plus méritoire ! Comme vous voyez, je sais aussi faire des phrases, Père Abbé… Quont-ils là ? continua-t-il en sapprochant de la table. Du porto vieux de chez Fartori, du médoc de chez les Frères Iélisséiev{49} ! Eh, eh, mes bons Pères, voilà qui ne ressemble pas aux goujons ! Regardez-moi ces bouteilles, hé, hé ! Mais qui vous a procuré tout cela ? Cest le paysan russe, le travailleur qui vous apporte son offrande gagnée avec ses mains calleuses, enlevée à sa famille et aux besoins de lÉtat ! Vous exploitez le peuple, mes Révérends !
Cest vraiment indigne de votre part », proféra le Père Joseph.
Le Père Païsius gardait un silence obstiné. Mioussov sélança hors de la chambre, suivi de Kalganov.
« Eh bien, mes Pères, je vais suivre Piotr Alexandrovitch ! Je ne reviendrai plus, dussiez-vous men prier à genoux ; non, plus jamais ! Je vous ai envoyé mille roubles et cela vous a fait ouvrir de grands yeux, hé, hé ! Mais je najouterai rien. Je venge ma jeunesse passée et les humiliations endurées ! Il frappa du poing sur la table, dans un accès de feinte indignation. Ce monastère a joué un grand rôle dans ma vie. Que de larmes amères jai versées à cause de lui ! Vous avez tourné contre moi ma femme, la possédée. Vous mavez chargé de malédictions, décrié dans le voisinage ! En voilà assez, mes Révérends, nous vivons à une époque libérale, au siècle des bateaux à vapeur et des chemins de fer. Vous naurez rien de moi, ni mille roubles, ni cent, même pas un ! »
Notez encore que jamais notre monastère navait tenu une telle place dans sa vie, que jamais il ne lui avait fait verser de larmes amères. Mais Fiodor Pavlovitch sétait tellement emballé à propos de ces larmes imaginaires quil fut bien près dy croire ; il en aurait pleuré dattendrissement ! Il sentit cependant quil était temps de faire machine arrière. Pour toute réponse à son haineux mensonge, le Père Abbé inclina la tête et prononça de nouveau dun ton grave :
« Il est encore écrit : « Supporte patiemment la calomnie dont tu es victime et ne te trouble pas, loin de détester celui qui en est lauteur. » Nous agirons en conséquence.
Ta, ta, ta, le beau galimatias ! Continuez, mes Pères, moi je men vais. Je reprendrai définitivement mon fils Alexéi en vertu de mon autorité paternelle. Ivan Fiodorovitch, mon très révérencieux fils, permettez-moi de vous ordonner de me suivre ! Von Sohn, à quoi bon rester ici ? Viens chez moi : ce nest quà une verste dici ; on ne sy ennuie pas ; au lieu dhuile de lin, je te donnerai un cochon de lait farci au sarrasin ; je toffrirai du cognac, des liqueurs ; il y aura même une jolie fille… Hé, von Sohn, ne laisse pas passer ton bonheur ! »
Il sortit en criant et en gesticulant. Cest à ce moment que Rakitine laperçut et le désigna à Aliocha.
« Alexéi, lui cria son père de loin, viens tinstaller chez moi dès aujourdhui ; prends ton oreiller, ton matelas, et quil ne reste rien de toi ici. »
Aliocha sarrêta comme pétrifié, observant attentivement cette scène, sans souffler mot. Fiodor Pavlovitch monta en calèche, suivi dIvan Fiodorovitch, silencieux et morne, qui ne se retourna même pas pour saluer son frère. Mais, pour couronner le tout, il se passa alors une scène de saltimbanque, presque invraisemblable. Maximov accourait, tout essoufflé ; dans son impatience, il risqua une jambe sur le marchepied où se trouvait encore celle dIvan Fiodorovitch, et, se cramponnant au coffre, il essaya de monter.
« Moi aussi, je vous suis ! cria-t-il en sautillant, avec un rire gai et un air de béatitude. Emmenez-moi !
Eh bien, navais-je pas raison de dire que cétait von Sohn ! sécria Fiodor Pavlovitch enchanté. Le véritable von Sohn ressuscité dentre les morts ! Comment tes-tu sorti de là ? Quest-ce que tu y fabriquais et comment as-tu pu renoncer au dîner ? Il faut avoir pour cela un front dairain ! Jen ai un moi, mais je métonne du tien, camarade. Saute, saute plus vite. Laisse-le monter, Ivan, on samusera. Il va sétendre à nos pieds, nest-ce pas, von Sohn ? Préfères-tu tinstaller sur le siège avec le cocher ? Saute sur le siège von Sohn. »
Mais Ivan Fiodorovitch, qui avait déjà pris place sans mot dire repoussa dune forte bourrade dans la poitrine Maximov qui recula dune toise ; sil ne tomba pas, ce fut un pur hasard.
« En route ! cria dun ton hargneux Ivan au cocher.
Eh bien, que fais-tu, que fais-tu ? Pourquoi le traiter ainsi ? » objecta Fiodor Pavlovitch.
La calèche était déjà partie. Ivan ne répondit rien.
« Voilà comme tu es ! reprit Fiodor Pavlovitch, après un silence de deux minutes, en regardant son fils de travers. Car cest toi qui as imaginé cette visite au monastère, qui las provoquée et approuvée. Pourquoi te fâcher maintenant ?
Trêve dinsanités ! Reposez-vous donc un peu », répliqua Ivan dun ton rude.
Fiodor Pavlovitch se tut encore deux minutes.
« Un petit verre de cognac me ferait du bien », déclara-t-il alors dun ton sentencieux.
Ivan ne répondit rien.
« Eh ! quand nous serons arrivés, tu en prendras bien aussi un verre ! »
Ivan ne soufflait toujours mot.
Fiodor Pavlovitch attendit encore deux minutes.
« Bien que cela vous soit fort désagréable, révérencieux Karl von Moor, je retirerai pourtant Aliocha du monastère. »
Ivan haussa dédaigneusement les épaules, se détourna, se mit à regarder la route. Ils néchangèrent plus un mot jusquà la maison.
Livre III : Les sensuels
I. Dans lantichambre
Fiodor Pavlovitch habitait assez loin du centre une maison quelque peu délabrée, mais encore solide. Cet édifice, peint en gris et protégé par un toit de tôle rouge, était spacieux et confortable ; il comprenait un rez-de-chaussée, un entresol, ainsi que force resserres, recoins et escaliers dérobés. Les rats y pullulaient, mais Fiodor Pavlovitch ne leur en voulait pas trop. « Avec eux, disait-il, les soirées ne sont pas si ennuyeuses, quand on reste seul ! » Il avait, en effet, lhabitude denvoyer les domestiques passer la nuit dans le pavillon et de senfermer dans la maison. Ce pavillon, situé dans la cour, était vaste et solide. Fiodor Pavlovitch y avait installé la cuisine : il naimait pas les odeurs de cuisine, et on apportait les plats à travers la cour, hiver comme été. Cette demeure avait été bâtie pour une grande famille, et on aurait pu y loger cinq fois plus de maîtres et de serviteurs. Mais, lors de notre récit, le corps principal nétait habité que par Fiodor Pavlovitch et son fils Ivan, et le pavillon des gens, seulement par trois domestiques : le vieux Grigori, sa femme Marthe et le jeune valet Smerdiakov. Nous aurons à parler plus en détail de ces trois personnages. Il a déjà été question du vieux Grigori Vassiliévitch Koutouzov. Cétait un homme ferme et inflexible, allant à son but avec une rectitude obstinée, pourvu que ce but soffrît à lui, pour des raisons souvent étonnamment illogiques, comme une vérité infaillible. Bref, il était honnête et incorruptible. Bien quaveuglément soumise toute sa vie à la volonté de son mari, sa femme lavait tourmenté, aussitôt après laffranchissement des serfs, pour quitter Fiodor Pavlovitch et aller entreprendre un petit commerce à Moscou, car ils avaient des économies ; mais Grigori décida, une fois pour toutes, que son épouse avait tort, « toutes les femmes étant toujours déloyales ». Ils ne devaient pas quitter leur ancien maître, quel quil fût, « parce que cest leur devoir maintenant ».
« Comprends-tu ce quest le devoir ? demanda-t-il à Marthe Ignatièvna.
Je le comprends, Grigori Vassiliévitch ; mais en quoi est-ce notre devoir de rester ici, voilà ce que je ne comprends pas, répondit fermement Marthe Ignatièvna.
Que tu le comprennes ou non, cela sera ! Dorénavant, tais-toi. »
Cest ce qui arriva ; ils restèrent, et Fiodor Pavlovitch leur assigna de modestes gages payés régulièrement. De plus, Grigori savait quil exerçait sur son maître une influence incontestable. Bouffon rusé et obstiné, Fiodor Pavlovitch, de caractère très ferme « dans certaines choses de la vie », suivant son expression, était, à son propre étonnement, pusillanime dans quelques autres. Il savait lesquelles et éprouvait bien des craintes. Dans certains cas, il lui fallait se tenir sur ses gardes, il ne pouvait se passer dun homme sûr ; or, Grigori était dune fidélité à toute épreuve. À maintes reprises, au cours de sa carrière, Fiodor Pavlovitch risqua dêtre battu, et même cruellement ; ce fut toujours Grigori qui le tira daffaire, tout en lui faisant chaque fois des remontrances. Mais les coups seuls neussent pas effrayé Fiodor Pavlovitch ; il y avait des cas plus relevés, parfois même fort délicats, fort compliqués, où, sans quil sût trop pourquoi, il éprouvait le besoin davoir une personne sûre à ses côtés. Cétaient presque des cas pathologiques : foncièrement corrompu et souvent luxurieux jusquà la cruauté, tel un insecte malfaisant, Fiodor Pavlovitch, dans des minutes divresse, ressentait soudain une atroce angoisse. « Il me semble alors que mon âme palpite dans ma gorge », disait-il parfois. Et dans ces moments-là, il aimait avoir auprès de lui, dans son entourage immédiat, un homme dévoué, ferme, point corrompu, qui, bien que témoin de son inconduite et au courant de ses secrets, tolérât tout cela par dévouement, ne lui fit pas de reproches, ne le menaçât daucun châtiment, soit dans ce monde, soit dans lautre, et qui le défendît en cas de besoin. Contre qui ? contre quelquun dinconnu, mais de redoutable. Il lui fallait à tout prix, à proximité, un autre homme, dévoué de longue date, quil pût appeler dans ses minutes dangoisse, ne fût-ce que pour contempler son visage ou échanger avec lui quelques mots, même insignifiants ; le voyait-il de bonne humeur, il se sentait soulagé, tandis que dans le cas contraire sa tristesse augmentait. Il arrivait, fort rarement dailleurs, à Fiodor Pavlovitch daller la nuit réveiller Grigori, pour quil vînt un moment auprès de lui ; celui-ci arrivait, son maître lui parlait de bagatelles et le renvoyait bientôt, parfois même en raillant et en plaisantant, puis il se mettait au lit et sendormait du sommeil du juste. Il se passa quelque chose danalogue lors de larrivée dAliocha. Le jeune homme « voyait tout et ne blâmait rien » ; bien plus, loin de lui témoigner le moindre mépris, il faisait preuve envers son père dune affabilité constante, dun attachement sincère. Tout cela parut inouï au vieux débauché et lui « transperça le cœur ». Au départ dAliocha, il dut savouer quil avait compris quelque chose quil se refusait jusqualors à comprendre.
Jai déjà mentionné, au début de mon récit, que Grigori avait pris en grippe Adélaïde Ivanovna, la première femme de Fiodor Pavlovitch et la mère de son premier fils Dmitri, et quau contraire, il avait défendu la seconde épouse, la possédée, Sophie Ivanovna, contre son maître lui-même et contre quiconque prononçait à son égard une parole malveillante ou inconsidérée. Sa sympathie pour cette malheureuse était devenue quelque chose de sacré, au point que vingt ans après il neût supporté de personne la moindre allusion ironique à ce sujet. Grigori était un homme froid et grave, peu bavard, ne proférant que des paroles probantes, exemptes de frivolité. Au premier abord, on ne pouvait deviner sil aimait ou non sa femme, alors quil aimait vraiment cette douce créature et que celle-ci sen rendait bien compte. Cette Marthe Ignatièvna était peut-être plus intelligente que son mari, du moins plus judicieuse dans les affaires de la vie ; cependant elle lui était aveuglément soumise, et le respectait sans contredit pour sa hauteur morale. Il faut remarquer quils néchangeaient que les strictes paroles indispensables. Le grave et majestueux Grigori méditant toujours seul ses affaires et ses soucis, Marthe Ignatièvna avait depuis longtemps compris que ses conseils limportuneraient. Elle sentait que son mari appréciait son silence et y voyait une preuve desprit. Il ne lavait jamais battue, sauf une fois, et pas sérieusement. La première année du mariage dAdélaïde Ivanovna et de Fiodor Pavlovitch, à la campagne, les filles et les femmes du village, alors encore serves, sétaient rassemblées dans la cour des maîtres pour danser et chanter. On entonna la chanson Dans ces prés, dans ces beaux prés verts{50}…, et soudain Marthe Ignatièvna, qui était jeune alors, vint se placer devant le chœur et exécuta la danse russe, non pas comme les autres, à la mode rustique, mais ainsi quelle lexécutait lorsquelle était fille de chambre chez les riches Mioussov, sur le théâtre de leur propriété où un maître de danse venu de Moscou enseignait son art aux acteurs. Grigori avait vu le pas de sa femme, et une heure après, de retour au pavillon, il lui donna une leçon en lui houspillant quelque peu les cheveux. Mais les coups se bornèrent à cela et ne se renouvelèrent jamais plus ; du reste, Marthe Ignatièvna se promit de ne plus danser désormais.
Dieu ne leur avait pas donné denfants, sauf un qui mourut en bas âge. Grigori aimait les enfants et ne rougissait pas de le montrer. Lorsque Adélaïde Ivanovna senfuit, il recueillit Dmitri, âgé de trois ans, et prit soin de lui presque une année entière, le peignant et le lavant lui-même. Plus tard, il soccupa aussi dIvan et dAlexéi, ce qui lui valut un soufflet ; mais jai déjà narré tout cela. Son propre enfant ne lui donna que la joie de lattente durant la grossesse de Marthe Ignatièvna ; à peine leut-il vu quil fut frappé de chagrin et dhorreur, car ce garçon avait six doigts. Grigori garda le silence jusquau jour du baptême, et sen alla exprès se taire au jardin, où pendant trois jours il bêcha des planches dans le potager. Lheure du baptême arrivée, il avait enfin imaginé quelque chose : entrant dans le pavillon où sétaient rassemblés le clergé, les invités et Fiodor Pavlovitch, venu en qualité de parrain, il annonça qu» on ne devrait pas du tout baptiser lenfant » ; cela à voix basse, en articulant à peine un mot après lautre, et en fixant le prêtre dun air hébété.
« Pourquoi cela ? sinforma celui-ci avec une surprise amusée.
Parce que… cest… un dragon… marmotta Grigori.
Comment cela, un dragon, quel dragon ? »
Grigori se tut quelque temps.
« Il sest produit une confusion de la nature… », murmura-t-il dune façon fort confuse, mais très ferme, témoignant quil ne désirait pas sétendre.
On rit, et, bien entendu, le pauvre enfant fut baptisé. Grigori pria avec ferveur près des fonts baptismaux, mais persista dans son opinion sur le nouveau-né. Du reste, il ne sopposa à rien ; seulement, durant les deux semaines que vécut ce garçon maladif, il ne le regarda presque pas, affectant même de ne pas le voir et demeurant le plus souvent dehors. Mais quand le bébé mourut des aphtes, il le mit lui-même au cercueil, le contempla avec une profonde angoisse et, la fosse une fois comblée, se mit à genoux et se prosterna jusquà terre. Par la suite, il ne parla jamais de ce petit auquel, de son côté, Marthe Ignatièvna ne faisait que rarement allusion, quand son mari était absent et encore à voix basse. Marthe Ignatièvna remarqua quaprès cette mort, il sintéressa de préférence au « divin », lisant les Menées, le plus souvent seul et en silence, à laide de ses grandes besicles dargent. Il lisait rarement à haute voix, tout au plus durant le carême. Il affectionnait le livre de Job, sétait procuré un recueil des homélies et sermons de « notre saint Père Isaac le Syrien{51} » quil sobstina à lire durant des années, presque sans y rien comprendre, mais que pour cette raison peut-être il appréciait par-dessus tout. Dans les derniers temps, il prêta loreille à la doctrine des Khlysty, ayant eu loccasion de lapprofondir dans le voisinage ; il fut visiblement ébranlé, mais ne se décida pas à adopter la foi nouvelle. Ces pieuses lectures rendaient naturellement sa physionomie encore plus grave.
Peut-être était-il enclin au mysticisme. Or, comme un fait exprès, la venue au monde et la mort de son enfant à six doigts coïncidèrent avec un autre cas fort étrange, inattendu et original qui laissa dans son âme « une empreinte », comme il le dit une fois par la suite. Dans la nuit qui suivit lenterrement du bébé, Marthe Ignatièvna, sétant réveillée, crut entendre les pleurs dun nouveau-né. Elle prit peur et réveilla son mari. Celui-ci, prêtant loreille, insinua que cétaient plutôt des « gémissements de femme ». Il se leva, shabilla ; cétait une nuit de mai assez chaude. Il sortit sur le perron, reconnut que les gémissements venaient du jardin. Mais, la nuit, le jardin était fermé à clef du côté de la cour, et on ne pouvait y entrer que par là, une haute et solide palissade en faisant le tour. Retournant à la maison, Grigori alluma la lanterne, prit la clef, et, sans prendre garde à leffroi hystérique de son épouse, persuadée que son enfant lappelait, il entra en silence au jardin. Là, il se rendit compte que les gémissements partaient des étuves situées non loin de lentrée. Il en ouvrit la porte et aperçut un spectacle devant lequel il demeura stupéfait : une idiote de la ville, qui rôdait par les rues et que tout le monde connaissait sous le surnom dElisabeth Smerdiachtchaïa, venait daccoucher en cet endroit et se mourait à côté de son enfant. Elle ne lui dit mot, pour la bonne raison quelle ne savait pas parler. Mais tout ceci demande des explications.
II. Elisabeth Smerdiachtchaïa
Il y avait là une circonstance particulière qui impressionna profondément Grigori et acheva de fortifier en lui un soupçon répugnant. Cette Smerdiachtchaïa était une fille de fort petite taille, cinq pieds à peine ; ainsi se la rappelaient avec attendrissement, après sa mort, de bonnes vieilles de notre ville. Son visage de vingt ans, sain, large, vermeil, était complètement idiot, avec un regard fixe et désagréable, bien que placide. Hiver comme été, elle allait toujours pieds nus, nayant sur elle quune chemise de chanvre. Ses cheveux presque noirs, extraordinairement touffus, frisés comme une toison, tenaient sur sa tête à la manière dun énorme bonnet. En outre, ils étaient souvent souillés de terre, entremêlés de feuilles, de brindilles, de copeaux, car elle dormait toujours sur le sol et dans la boue. Son père, Ilia{52}, individu sans domicile, ruiné et valétudinaire, fortement adonné à la boisson, demeurait depuis de longues années, en qualité de manœuvre, chez les mêmes maîtres, riches bourgeois de notre ville. Sa mère était morte depuis longtemps. Toujours maladif et aigri, Ilia battait sans pitié sa fille, quand elle venait à la maison. Mais elle y venait rarement, étant accueillie partout en ville comme une « simple desprit » sous la protection de Dieu. Les patrons dIlia, lui-même, et beaucoup de personnes charitables, surtout parmi la classe marchande, avaient tenté à plusieurs reprises dhabiller Elisabeth dune façon plus décente, la revêtant en hiver dune pelisse de mouton et lui faisant chausser des bottes ; dhabitude elle se laissait faire docilement, puis, quelque part, de préférence sous le porche de léglise, elle ôtait tout ce dont on lavait gratifiée que ce fût un mouchoir, une jupe, une pelisse ou des bottes , abandonnait tout sur place et sen allait nu-pieds, vêtue de sa seule chemise comme auparavant. Il arriva quun nouveau gouverneur, inspectant notre ville, fût offusqué dans ses meilleurs sentiments à la vue dElisabeth et, bien quil eût deviné que cétait une innocente, comme dailleurs on le lui exposa, il fit pourtant remarquer « quune jeune fille errant en chemise enfreignait la décence, et que cela devait cesser à lavenir ». Mais, le gouverneur parti, on laissa Elisabeth comme elle était. Enfin, son père mourut et, en tant quorpheline, elle devint encore plus chère à toutes les personnes pieuses de la ville. En effet, tous semblaient laimer ; les gamins eux-mêmes, engeance chez nous fort agressive, surtout les écoliers, ne la taquinaient ni ne la maltraitaient. Elle pénétrait dans des maisons inconnues et personne ne la chassait ; au contraire, chacun la cajolait et lui donnait un demi-kopek. Elle emportait aussitôt ces piécettes pour les glisser dans un tronc quelconque, à léglise ou à la prison. Recevait-elle au marché un craquelin ou un petit pain, elle ne manquait pas den faire cadeau au premier enfant quelle rencontrait, ou bien elle arrêtait une de nos dames les plus riches pour le lui offrir ; et celle-ci lacceptait avec joie. Elle-même ne se nourrissait que de pain noir et deau. Elle entrait parfois dans une riche boutique, sasseyait, ayant auprès delle des marchandises de prix, de largent, jamais les patrons ne se défiaient delle, sachant quelle ne prendrait pas un kopek, oubliât-on des milliers de roubles à sa portée. Elle allait rarement à léglise, couchait soit sous les porches, soit dans un potager quelconque, après en avoir franchi la haie, car chez nous beaucoup de haies tiennent encore lieu de palissades. Une fois par semaine en été, tous les jours en hiver, elle venait chez les maîtres de son défunt père, mais seulement pour la nuit, quelle passait dans le vestibule ou dans létable. On sétonnait quelle pût supporter une telle existence, mais elle y était accoutumée ; bien que de petite taille, elle avait une constitution exceptionnellement robuste. Certaines personnes de la société prétendaient quelle agissait par fierté, mais cela ne tenait pas debout : elle ne savait pas dire un mot, parfois seulement remuait la langue et mugissait ; que venait faire ici la fierté ? Or, par une nuit de septembre claire et chaude où la lune était dans son plein, à une heure déjà fort tardive pour nos habitudes, une bande de cinq ou six fêtards en état divresse rentraient du club chez eux par le plus court. Des deux côtés, la ruelle quils suivaient était bordée dune haie derrière laquelle sétendaient les potagers des maisons riveraines ; elle aboutissait à une passerelle jetée sur la longue mare infecte quon baptise parfois chez nous de rivière. Là, parmi les orties et les bardanes, notre compagnie aperçut Elisabeth endormie. Ces messieurs sarrêtèrent auprès delle, éclatèrent de rire, plaisantèrent de la façon la plus cynique. Un fils de famille imagina soudain une question tout à fait excentrique : « Peut-on, demanda-t-il, tenir un tel monstre pour une femme ? » Tous décidèrent avec un noble dégoût quon ne le pouvait pas. Mais, Fiodor Pavlovitch, qui faisait partie de la bande, déclara quon le pouvait parfaitement, quil y avait même là quelque chose de piquant dans son genre, etc. À cette époque, il se complaisait dans son rôle de bouffon, aimait à se donner en spectacle et à divertir les riches, en véritable pitre, malgré légalité apparente. Un crêpe à son chapeau, car il venait dapprendre la mort de sa première femme, il menait une vie si crapuleuse que certains, même des libertins endurcis, se sentaient gênés à sa vue. Cette opinion paradoxale de Fiodor Pavlovitch provoqua lhilarité de la bande lun deux commença même à le provoquer, les autres montrèrent encore plus de dégoût, mais toujours avec une vive gaieté ; enfin tous passèrent leur chemin. Par la suite, il jura quil sétait éloigné avec les autres ; peut-être disait-il vrai, personne na jamais su ce qui en était. Mais cinq ou six mois plus tard, la grossesse dElisabeth excitait lindignation de toute la ville, et lon rechercha qui avait pu outrager la pauvre créature. Une rumeur terrible circula bientôt, accusant Fiodor Pavlovitch. Doù venait-elle ? De la bande joyeuse il ne restait alors en ville quun homme dâge mûr, respectable conseiller dÉtat, père de grandes filles, lequel neût rien raconté, même sil sétait passé quelque chose ; les autres sétaient dispersés. Mais la rumeur persistante continuait à désigner Fiodor Pavlovitch. Il ne sen formalisa guère et eût dédaigné de répondre à des boutiquiers et à des bourgeois. Il était fier, alors, et nadressait la parole quà sa compagnie de fonctionnaires et de nobles, quil divertissait tant. Cest alors que Grigori prit énergiquement le parti de son maître ; non seulement il le défendit contre toute insinuation, mais il se querella très fort à ce sujet et retourna lopinion de beaucoup. « Cest la faute de cette créature, affirmait-il, et son séducteur nétait autre que Karp à la vis » (ainsi se nommait un détenu fort dangereux, qui sétait évadé de la prison du chef-lieu et caché dans notre ville). Cette conjecture parut plausible ; on se rappela que Karp avait rôdé par ces mêmes nuits dautomne et dévalisé trois personnes. Mais cette aventure et ces bruits, loin de détourner les sympathies de la pauvre idiote, lui valurent un redoublement de sollicitude. Une boutiquière assez riche, la veuve Kondratiev, décida de la recueillir chez elle, à la fin davril, pour y faire ses couches. On la surveillait étroitement. Malgré tout, un soir, le jour même de sa délivrance, Elisabeth se sauva de chez sa protectrice et vint échouer dans le jardin de Fiodor Pavlovitch. Comment avait-elle pu, dans son état, franchir une si haute palissade ? Cela demeura une énigme. Les uns assuraient quon lavait portée, dautres voyaient là une intervention surnaturelle. Il semble bien que cela seffectua dune manière ingénieuse, mais naturelle et quElisabeth, habituée à pénétrer à travers les haies dans les potagers pour y passer la nuit, grimpa malgré son état sur la palissade de Fiodor Pavlovitch, doù elle sauta, en se blessant dans le jardin. Grigori courut chercher sa femme pour les premiers soins, puis alla quérir une vieille sage-femme qui demeurait tout près. On sauva lenfant mais la mère mourut à laube. Grigori prit le nouveau-né, le porta dans le pavillon, le déposa sur les genoux de sa femme : « Voici un enfant de Dieu, un orphelin dont nous serons les parents. Cest le petit mort qui nous lenvoie. Il est né dun fils de Satan et dune juste. Nourris-le et ne pleure plus désormais. » Marthe éleva donc lenfant. Il fut baptisé sous le nom de Pavel{53}, auquel tout le monde, à commencer par ses parents nourriciers, ajouta Fiodorovitch comme nom patronymique. Fiodor Pavlovitch ny contredit pas et trouva même la chose plaisante tout en désavouant énergiquement cette paternité. On lapprouva davoir recueilli lorphelin, auquel, plus tard, il donna comme nom de famille celui de Smerdiakov, daprès le surnom de sa mère. Il servait Fiodor Pavlovitch comme second domestique et vivait, au début de notre récit, dans le pavillon, aux côtés du vieux Grigori et de la vieille Marthe. Il tenait lemploi de cuisinier. Il faudrait lui consacrer un chapitre spécial, mais je me fais scrupule darrêter si longtemps lattention du lecteur sur des valets et je continue, espérant quil sera tout naturellement question de Smerdiakov au cours de mon récit.
III. Confession dun cœur ardent. En vers
En entendant lordre que lui criait son père de la calèche, à son départ du monastère, Aliocha demeura quelque temps immobile et fort perplexe. Enfin, surmontant son trouble, il se rendit aussitôt à la cuisine du Père Abbé, pour tâcher dapprendre ce quavait fait Fiodor Pavlovitch. Puis il se mit en route, espérant résoudre en chemin un problème qui le tourmentait. Disons-le tout de suite : les cris de son père et lordre de déménager « avec oreiller et matelas » ne lui inspiraient aucune crainte. Il comprenait parfaitement que cet ordre, crié en gesticulant, avait été donné « par emballement », pour ainsi dire, et même pour la galerie. Cest ainsi que, quelque temps auparavant, un de nos citadins, ayant trop fêté son anniversaire, et furieux de ce quon ne lui donnait plus de vodka, sétait mis, devant ses invités, à casser sa propre vaisselle, à déchirer ses vêtements et ceux de sa femme, à briser les meubles et les carreaux tout cela pour la galerie , puis le lendemain, une fois dégrisé, avait amèrement regretté les tasses et les assiettes cassées. Aliocha savait que son père le laisserait sûrement retourner au monastère, peut-être dès le jour même. De plus, il était convaincu que le bonhomme ne voudrait jamais loffenser, que jamais personne au monde, non seulement ne le voudrait, mais ne le pourrait. Cétait pour lui un axiome, admis une fois pour toutes, et au sujet duquel il navait pas le moindre doute.
Mais à ce moment, une crainte dun tout autre ordre lagitait, dautant plus pénible que lui-même neût pu la définir, la crainte dune femme, de cette Catherine Ivanovna, qui insistait tant, dans sa lettre remise le matin par Mme Khokhlakov, pour quil vînt la voir. Cette demande et la nécessité dy obtempérer lui causaient une impression douloureuse qui, tout laprès-midi, ne fit que saggraver, malgré les scènes et les aventures qui sétaient déroulées au monastère, etc. Sa crainte ne provenait pas de ce quil ignorait ce quelle pouvait bien lui vouloir. Ce nétait pas non plus la femme en général quil redoutait en elle ; certes, il connaissait peu les femmes, mais navait pourtant vécu quavec elles depuis sa tendre enfance jusquà son arrivée au monastère. Mais, dès leur première entrevue, il avait éprouvé précisément pour cette femme-là, une sorte dépouvante. Il lavait rencontrée deux ou trois fois au plus, et navait échangé que quelques mots avec elle. Il se la rappelait comme une belle jeune fille, fière et impérieuse. Ce nétait pas sa beauté qui le tourmentait, mais quelque chose dautre, et son impuissance à expliquer la peur quelle lui inspirait augmentait cette peur. Le but que poursuivait la jeune fille était à coup sûr des plus nobles : elle sefforçait de sauver Dmitri coupable envers elle, et cela par pure générosité. Néanmoins, malgré son admiration pour ces nobles sentiments, un frisson le parcourait à mesure quil approchait de chez elle.
Il savisa quil ne trouverait pas en sa compagnie Ivan, son intime, alors retenu certainement par leur père. Dmitri ne pouvait pas davantage être chez Catherine Ivanovna, et il en pressentait la raison. Leur conversation aurait donc lieu en tête à tête ; mais auparavant, Aliocha désirait voir Dmitri et, sans lui montrer la lettre, échanger avec lui quelques mots. Or, Dmitri demeurait loin et nétait sans doute pas chez lui en ce moment. Après une minute de réflexion et un signe de croix hâtif, il eut un sourire mystérieux et se dirigea résolument vers la terrible personne.
Il connaissait sa maison. Mais en passant par la Grand-Rue, puis en traversant la place, etc., il eût mis un certain temps, à latteindre. Sans être grande, notre ville est fort dispersée et les distances considérables. De plus, son père se souvenait peut-être de lordre quil lui avait donné et était capable de faire des siennes. Il fallait donc se hâter. En vertu de ces considérations, Aliocha résolut dabréger, en prenant par les derrières ; il connaissait tous ces passages comme sa poche. Par les derrières, cela signifiait longer des clôtures désertes, franchir parfois des haies, traverser des cours où dailleurs chacun le connaissait et le saluait. Il pouvait ainsi atteindre la Grand-Rue en deux fois moins de temps. À un certain endroit, il dut passer tout près de la maison paternelle, précisément à côté du jardin contigu au leur, qui dépendait dune petite maison à quatre fenêtres, délabrée et penchée de guingois. Cette masure appartenait à une vieille femme impotente, qui vivait avec sa fille, ancienne femme de chambre dans la capitale, récemment encore en service chez des gens huppés, revenue à la maison depuis un an à cause de la maladie de sa mère, et paradant dans des robes élégantes. Ces deux femmes étaient pourtant tombées dans une profonde misère et allaient même chaque jour, en tant que voisines, chercher du pain et de la soupe à la cuisine de Fiodor Pavlovitch. Marthe Ignatièvna leur faisait bon accueil. Mais la fille, tout en venant chercher de la soupe, navait vendu aucune de ses robes ; lune delles avait même une traîne fort longue. Aliocha tenait ce détail de son ami Rakitine, auquel rien néchappait dans notre petite ville ; bien entendu, il lavait oublié aussitôt. Arrivé devant le jardin de la voisine, il se rappela cette traîne, releva rapidement sa tête courbée, pensive, et… fit soudain la rencontre la plus inattendue.
Derrière la haie, debout sur un monticule et visible jusquà la poitrine, son frère Dmitri lappelait à grands gestes, tout en évitant, non seulement de crier, mais même de dire un mot, de peur dêtre entendu. Aliocha accourut vers la haie.
« Par bonheur, tu as levé les yeux, sinon jaurais été obligé de crier, chuchota joyeusement Dmitri. Saute-moi cette haie, vivement ! Comme tu arrives à propos ! je pensais à toi… »
Aliocha nétait pas moins content, mais il ne savait trop comment franchir la haie. Dmitri, de sa main dathlète, le souleva par le coude et laida à sauter, ce quil fit, le froc retroussé, avec lagilité dun gamin.
« Et maintenant, en avant, marche ! murmura Dmitri transporté de joie.
Mais où ? fit Aliocha, regardant de tous côtés et se voyant dans un jardin désert, où il ny avait queux. Le jardin était petit, mais la maison se trouvait au moins à cinquante pas. Il ny a personne ici, pourquoi parlons-nous à voix basse ?
Pourquoi ? Et que le diable memporte si je le sais ? sexclama soudain Dmitri à pleine voix. Regarde comme on peut être absurde. Je suis ici pour épier un secret. Les explications viendront après, mais, sous limpression du mystère, je me suis mis à parler secrètement, à chuchoter comme un sot, sans raison. Allons, viens et tais-toi. Mais je veux tembrasser.
Gloire à lÉternel sur la terre.
Gloire à lÉternel en moi…
Voilà ce que je répétais tout à lheure, assis à cette place… »
Le jardin, grand denviron deux arpents, nétait planté darbres que sur le pourtour, le long des clôtures ; il y avait là des pommiers, des érables, des tilleuls, des bouleaux, ainsi que des buissons de groseilliers et de framboisiers. Le centre formait comme une petite prairie où lon récoltait du foin, en été. La propriétaire louait ce jardin, dès le printemps, pour quelques roubles. Le potager, cultivé depuis peu, se trouvait près de la maison. Dmitri conduisit son frère dans le coin le plus reculé du jardin. Là, parmi les tilleuls fort rapprochés et danciens massifs de groseilliers, de sureau, de boules-de-neige et de lilas, on découvrait comme les ruines dun antique pavillon vert, noirci et déjeté, aux murs à claire-voie, mais encore couvert et où lon pouvait sabriter de la pluie. Daprès la tradition, ce pavillon avait été construit, il y a cinquante ans, par un ancien propriétaire du domaine, Alexandre Karlovitch von Schmidt, lieutenant-colonel en retraite. Tout tombait en poussière, le plancher était pourri, les ais branlaient, le bois sentait lhumidité. Il y avait une table de bois peinte en vert, enfoncée en terre, entourée de bancs qui pouvaient encore servir. Aliocha avait remarqué lenthousiasme de son frère ; en entrant dans le pavillon, il aperçut sur la table une demi-bouteille et un petit verre.
« Cest du cognac ! dit Mitia avec un éclat de rire. Tu vas penser : « Il continue à boire. » Ne te fie pas aux apparences.
Ne crois pas la foule vaine et menteuse,
Renonce à tes soupçons{54}…
Je ne menivre pas, je « sirote », comme dit ce cochon de Rakitine, ton ami, et il le dira encore, quand il sera devenu conseiller dÉtat. Assieds-toi, Aliocha ; je voudrais te serrer dans mes bras, à técraser, car, dans le monde entier, crois-moi, en vérité, en vé-ri-té, je naime que toi ! »
Il prononça les derniers mots dans une sorte de frénésie.
« Toi, et encore une coquine dont je me suis amouraché, pour mon malheur. Mais samouracher, ce nest pas aimer. On peut samouracher et haïr. Rappelle-toi cela. Jusquà présent, je parle gaiement. Assieds-toi à table, près de moi, que je te voie. Tu mécouteras en silence, et je te dirai tout, car le moment de parler est arrivé. Mais sais-tu, jai réfléchi, il faut vraiment parler bas parce quici… il y a peut-être des oreilles aux écoutes. Tu sauras tout, jai dit : la suite viendra. Pourquoi, depuis cinq jours que je suis ici, avais-je une telle envie de te voir ? Cest que tu mes nécessaire… et quà toi seul je dirai tout… cest que demain une vie finit pour moi, tandis quune autre commence. As-tu jamais éprouvé en rêve la sensation de rouler dans un précipice ? Eh bien, moi jy tombe réellement. Oh ! inutile de teffrayer, je nai pas peur… cest-à-dire si, jai peur, mais cest une peur douce qui tient de livresse… Et puis, je men fiche ! Esprit fort, esprit faible, esprit de femme, quimporte ? Louons la nature ! Vois quel beau soleil, quel ciel pur, partout de verts feuillages ; cest vraiment encore lété. Nous sommes à quatre heures de laprès-midi, il fait calme !… Où allais-tu ?
Jallais chez mon père et je voulais voir, en passant, Catherine Ivanovna.
Chez elle et chez le vieux ? Quelle coïncidence ! Car, pourquoi tai-je appelé, pourquoi tai-je désiré du fond du cœur, de toutes les fibres de mon être ? Précisément pour tenvoyer chez le vieux, puis chez elle, afin den finir avec lune et avec lautre. Envoyer un ange ! Jaurais pu envoyer nimporte qui, mais il me fallait un ange. Et voilà que tu y allais de toi-même.
Vraiment ! tu voulais my envoyer ?… dit Aliocha avec une expression douloureuse.
Attends, tu le savais. Je vois que tu as tout compris ; mais tais-toi. Ne me plains pas, ne pleure pas ! »
Dmitri se leva, lair songeur :
« Cest elle qui ta appelé ; elle a dû técrire, sinon tu ny serais pas allé…
Voici son billet, dit Aliocha en le tirant de sa poche.
Dmitri le parcourut rapidement.
Et tu prenais par le plus court ! Ô dieux ! Je vous remercie de lavoir dirigé de ce côté et amené vers moi, tel le petit poisson dor qui échut au vieux pêcheur daprès le conte{55}. Écoute, Aliocha, écoute, mon frère. Maintenant, jai résolu de tout te dire. Il faut que je mépanche, enfin ! Après mêtre confessé à un ange du ciel, je vais me confesser à un ange de la terre. Car tu es un ange{56}. Tu vas mécouter et me pardonner… Jai besoin dêtre absous par un être plus noble que moi. Écoute donc. Supposons que deux êtres saffranchissent des servitudes terrestres, et planent dans une région supérieure, lun deux, tout au moins. Que celui-ci, avant de senvoler ou de disparaître, sapproche de lautre et lui dise : « fais pour moi ceci ou cela », des choses quil nest jamais dusage dexiger, quon ne demande que sur le lit de mort. Est-ce que celui qui reste refuserait, si cest un ami, un frère ?
Je le ferais, mais dis-moi de quoi il sagit.
Vite… Hum ! Ne te dépêche pas, Aliocha ; en se dépêchant, on se tourmente. Inutile de se hâter, maintenant. Le monde entre dans une ère nouvelle. Quel dommage, Aliocha, que tu ne tenthousiasmes jamais. Mais que dis-je ? Cest moi qui manque denthousiasme ! Nigaud que je suis !
Homme, sois noble !
De qui est ce vers{57} ? »
Aliocha résolut dattendre. Il avait compris que peut-être en effet toute son activité se déploierait en ce lieu. Dmitri demeura un moment songeur, accoudé sur la table, le front dans la main. Tous deux se taisaient.
« Aliocha, toi seul mécouteras sans rire. Je voudrais commencer… ma confession… par un hymne à la joie, comme Schiller, An die Freude ! Mais je ne connais pas lallemand, je sais seulement que cest : An die Freude{58}. Ne va pas timaginer que je bavarde sous lempire de livresse. Il me faut deux bouteilles de cognac pour menivrer.
Tel Silène vermeil
Sur son âne trébuchant.
Or, je nai pas bu un quart de bouteille, et je ne suis pas Silène. Non, pas Silène, mais Hercule, car jai pris une résolution héroïque. Pardonne-moi ce rapprochement de mauvais goût ; tu auras bien dautres choses à me pardonner aujourdhui. Ne tinquiète pas, je ne brode pas, je parle sérieusement et vais droit au fait. Je ne serai pas dur à la détente comme un juif. Attends, comment est-ce donc ? »
Il leva la tête, réfléchit, puis commença avec enthousiasme : Timide, sauvage et nu se cachait
Le Troglodyte dans les cavernes ;
Le nomade errait dans les champs
Et les ravageait ;
Le chasseur avec sa lance et ses flèches, Terrible, parcourait les forêts ;
Malheur aux naufragés jetés par les vagues Sur ces rivages inhospitaliers
Des hauteurs de lOlympe
Descend une mère, Cérès, à la recherche
De Proserpine à son amour ravie ;
Le monde sétale dans toute son horreur.
Pas dasile, nulles offrandes
Ne sont présentées à la déesse.
Ici, le culte des dieux
Est ignoré, point de temple.
Les fruits des champs, les grappes douces Nembellissent aucun festin ;
Seuls fument les restes des victimes
Sur les autels ensanglantés.
Et nimporte où Cérès
Promène son regard éploré,
Partout elle aperçoit
Lhomme dans une humiliation profonde.
Des sanglots séchappèrent de la poitrine de Mitia, il saisit Aliocha par la main. « Ami, ami, oui, dans lhumiliation, et dans lhumiliation jusquà nos jours ! Lhomme endure sur la terre des maux sans nombre. Ne pense pas que je sois seulement un fantoche costumé en officier, bon à boire et à faire la noce. Lhumiliation, partage de lhomme, voilà, frère, presque lunique objet de ma pensée. Dieu me préserve de mentir et de me vanter. Je songe à cet homme humilié, car cest moi-même.
Pour que lhomme puisse sortir de labjection Par la force de son âme,
Il doit conclure une alliance éternelle
Avec lantique mère, la Terre.
Seulement, voilà, comment conclure cette alliance éternelle ? Je ne féconde pas la terre en ouvrant son sein ; me ferai-je laboureur ou berger ? Je marche sans savoir où je vais, vers la lumière radieuse ou la honte infecte. Cest là le malheur, car tout est énigme en ce monde. Alors que jétais plongé dans la plus abjecte dégradation (et je lai presque toujours été), jai toujours relu ces vers sur Cérès et la misère de lhomme. Mont-ils corrigé ? Non pas ! Parce que je suis un Karamazov. Parce que, quand je roule dans labîme, cest tout droit, la tête la première ; il me plaît même de tomber ainsi, je vois de la beauté dans cette chute. Et du sein de la honte jentonne un hymne. Je suis maudit, vil et dégradé, mais je baise le bas de la robe où senveloppe mon Dieu ; je suis la route diabolique, tout en restant Ton fils, Seigneur, et je Taime, je ressens la joie sans laquelle le monde ne saurait subsister.
La joie éternelle anime
Lâme de la création.
Transmet la flamme de la vie
Par la force mystérieuse des germes ;
Cest elle qui a fait surgir lherbe,
Transformé le chaos en soleils
Dispersés dans les espaces
Non soumis à lastronome.
Tout ce qui respire
Puise la joie au sein de la bonne Nature ; Elle entraîne à sa suite les êtres et les peuples ; Cest elle qui nous a donné
Des amis dans ladversité,
Le jus des grappes, les couronnes des Grâces, Aux insectes, la sensualité…
Et lange se tient devant Dieu.
Mais assez de vers. Laisse-moi pleurer. Que ce soit une niaiserie raillée par tout le monde, excepté par toi. Voilà tes yeux qui brillent. Assez de vers. Je veux maintenant te parler des « insectes », de ceux que Dieu a gratifiés de la sensualité. Jen suis un moi-même, et ceci sapplique à moi. Nous autres, Karamazov, nous sommes tous ainsi ; cet insecte vit en toi, qui es un ange, et y soulève des tempêtes. Car la sensualité est une tempête, et même quelque chose de plus. La beauté, cest une chose terrible et affreuse. Terrible, parce quindéfinissable, et on ne peut la définir, car Dieu na créé que des énigmes. Les extrêmes se rejoignent, les contradictions vivent accouplées. Je suis fort peu instruit, frère, mais jai beaucoup songé à ces choses. Que de mystères accablent lhomme ! Pénètre-les et reviens intact. Par exemple la beauté. Je ne puis supporter quun homme de grand cœur et de haute intelligence commence par lidéal de la Madone, pour finir par celui de Sodome. Mais le plus affreux, cest, tout en portant dans son cœur lidéal de Sodome, de ne pas répudier celui de la Madone, de brûler pour lui comme dans ses jeunes années dinnocence. Non, lesprit humain est trop vaste ; je voudrais le restreindre. Comment diable sy reconnaître ? Le cœur trouve la beauté jusque dans ta honte, dans lidéal de Sodome, celui de limmense majorité. Connaissais-tu ce mystère ? Cest le duel du diable et de Dieu, le cœur humain étant le champ de bataille. Au reste, on parle de ce qui vous fait souffrir. Arrivons donc au fait. »
IV. Confession dun cœur ardent. Anecdotes
« Je faisais la fête. Notre père prétendait tantôt que jai dépensé des milliers de roubles pour séduire des jeunes filles. Imagination de pourceau ! Cest un mensonge, car mes conquêtes ne mont jamais rien coûté. Pour moi largent nest que laccessoire, la mise en scène. Aujourdhui, je suis lamant dune grande dame, demain dune fille des rues. Je divertis les deux, prodiguant largent à poignées, avec musique et tziganes. Sil le faut, je leur en donne, car à vrai dire largent ne leur déplaît pas ; elles vous remercient. Les petites dames ne maimaient pas toutes, mais bien souvent. Jaffectionnais les ruelles, les impasses sombres et désertes, théâtre daventures, de surprises, parfois de perles dans la boue. Je mexprime allégoriquement, frère, ces ruelles nexistaient quau figuré. Si tu étais pareil à moi, tu comprendrais. Jaimais la débauche pour son abjection même. Jaimais la cruauté ; ne suis-je pas une punaise, un insecte malfaisant ? Un Karamazov, cest tout dire ! Une fois, il y eut un grand pique-nique, où lon se rendit en sept troïkas{59}, lhiver, par un temps sombre ; en traîneau, je couvris de baisers ma voisine une fille de fonctionnaire sans fortune, charmante et timide ; dans lobscurité, elle me permit des caresses fort libres. La pauvrette simaginait que le lendemain je viendrais la demander en mariage (car on faisait cas de moi comme fiancé) ; mais je restai cinq mois sans lui dire un mot. Souvent, quand on dansait, je la voyais me suivre du regard dans un coin du salon, les yeux brûlant dune tendre indignation. Ce jeu ne faisait que délecter ma sensualité perverse. Cinq mois après, elle épousa un fonctionnaire et partit… furieuse et peut-être maimant encore. Ils vivent heureux, maintenant. Remarque que personne nen sait rien, sa réputation est intacte ; malgré mes vils instincts et mon amour de la bassesse, je ne suis pas malhonnête. Tu rougis. Tes yeux étincellent. Tu en as assez de cette fange. Pourtant, ce ne sont là que des guirlandes à la Paul de Kock. Jai, frère, tout un album de souvenirs. Que Dieu les garde, les chères créatures. Au moment de rompre, jévitais les querelles. Je nen ai jamais vendu ni compromis une seule. Mais cela suffit. Crois-tu que je taie appelé seulement pour te débiter ces horreurs ? Non, cest afin de te raconter quelque chose de plus curieux ; mais ne sois pas surpris que je naie pas honte devant toi, je me sens même à laise.
Tu fais allusion à ma rougeur, déclara soudain Aliocha. Ce ne sont pas tes paroles ni même tes actions qui me font rougir dêtre pareil à toi.
Toi ? Tu vas un peu loin.
Non, je nexagère pas, proféra Aliocha avec chaleur. (On voyait quil était en proie à cette idée depuis longtemps.) Léchelle du vice est la même pour tous. Je me trouve sur le premier échelon, tu es plus haut, au treizième, mettons. Jestime que cest absolument la même chose : une fois le pied sur le premier échelon, il faut les gravir tous.
Le mieux, donc, est de ne pas sy engager ?
Évidemment, si cest possible.
Eh bien, en es-tu capable ?
Je crois que non.
Tais-toi, Aliocha, tais-toi, mon cher, jai envie de te baiser la main dattendrissement. Ah ! cette coquine Grouchegnka connaît les hommes ; elle ma dit, une fois, quun jour ou lautre elle tavalerait. Cest bien, je me tais ! Mais quittons ce terrain sali par les mouches pour en venir à ma tragédie, salie, elle aussi, par les mouches, cest-à-dire par toutes sortes de bassesses possibles. Bien que le vieux ait menti au sujet de mes prétendues séductions, cela mest arrivé pourtant, mais une fois seulement : encore ny eut-il pas de mise à exécution. Lui, qui me reprochait des choses imaginaires, nen sait rien ; je nai raconté la chose à personne, tu es le premier à qui jen parle, Ivan excepté, bien entendu. Lui sait tout depuis longtemps. Mais Ivan est muet comme la tombe.
Comme la tombe ?
Oui. »
Aliocha redoubla dattention.
« Bien quenseigne dans un bataillon de ligne, jétais lobjet dune surveillance, à la manière dun déporté. Mais on maccueillait fort bien dans la petite ville. Je prodiguais largent, on me croyait riche, et je croyais lêtre. Je devais dailleurs plaire aussi pour dautres raisons. Tout en hochant la tête à cause de mes fredaines, on avait de laffection pour moi. Mon lieutenant-colonel, un vieillard, me prit soudain en grippe. Il se mit à me tracasser, mais javais le bras long ; toute la ville prit mon parti ; il ne pouvait pas grand-chose. Cétait ma faute ; par une sotte fierté, je ne lui rendais pas les honneurs auxquels il avait droit. Le vieil entêté, bon homme au fond et très hospitalier, avait été marié deux fois. Il était veuf. Sa première femme, de basse condition, lui avait laissé une fille simple comme elle. Elle avait alors vingt-quatre ans et vivait avec son père et sa tante maternelle. Loin davoir la naïveté silencieuse de sa tante, elle y joignait beaucoup de vivacité. Je nai jamais rencontré plus charmant caractère de femme. Elle sappelait Agathe, imagine-toi, Agathe Ivanovna. Assez jolie, dans le goût russe, grande, bien en chair, de beaux yeux, mais lexpression un peu vulgaire. Restée fille, malgré deux demandes en mariage, elle conservait toute sa gaieté. Je me liai damitié avec elle, en tout bien, tout honneur. Car je nouai plus dune amitié féminine, parfaitement pure. Je lui tenais des propos fort libres, elle ne faisait quen rire. Beaucoup de femmes aiment cette liberté de langage, note-le ; de plus, cétait fort divertissant avec une jeune fille comme elle. Un trait encore : on ne pouvait la qualifier de demoiselle. Sa tante et elle vivaient chez son père, dans une sorte dabaissement volontaire, sans ségaler au reste de la société. On laimait, on appréciait ses talents de couturière, car elle ne se faisait pas payer, travaillant par gentillesse pour ses amies, sans toutefois refuser largent quand on lui en offrait. Quant au colonel, cétait un des notables de lendroit. Il vivait largement. Toute la ville était reçue chez lui ; on soupait, on dansait. Lors de mon entrée au bataillon, il nétait question, en ville, que de la prochaine arrivée de la seconde fille du colonel. Renommée pour sa beauté, elle sortait dune pension aristocratique de la capitale. Cest Catherine Ivanovna, la fille de la seconde femme du colonel. Cette dernière était noble, de grande maison, mais navait apporté aucune dot à son mari ; je le tiens de bonne source. Des espérances, peut-être, mais rien deffectif. Pourtant, quand la jeune personne arriva, la petite ville en fut comme galvanisée ; nos dames les plus distinguées, deux Excellences, une colonelle, et toutes les autres, à la suite, se la disputaient ; on lui faisait fête, cétait la reine des bals, des pique-niques ; on organisa des tableaux vivants au profit de je ne sais quelles institutrices. Quant à moi, je ne soufflais mot et faisais la fête ; cest alors que jimaginai un tour de ma façon, qui fit jaser toute la ville. Un soir, chez le commandant de la batterie, Catherine Ivanovna me toisa du regard ; je ne mapprochai pas delle, dédaignant de faire sa connaissance. Je labordai quelque temps après, également à une soirée. Elle me regarda à peine, les lèvres dédaigneuses. « Attends un peu, pensai-je, je me vengerai ! » Jétais alors un vrai casse-cou, et je le sentais. Je sentais surtout que, loin dêtre une naïve pensionnaire, « Katineka » avait du caractère, de la fierté, de la vertu, surtout beaucoup dintelligence et dinstruction, ce qui me manquait totalement. Tu penses que je voulais demander sa main ? Pas du tout. Je voulais seulement me venger de son indifférence à mon égard. Ce fut alors une noce à tout casser. Enfin, le lieutenant-colonel minfligea trois jours darrêts. À ce moment, le vieux menvoya six mille roubles contre une renonciation formelle à tous mes droits et prétentions à la fortune de ma mère. Je ny entendais rien alors ; jusquà mon arrivée ici, frère, jusquà ces derniers jours et peut-être même maintenant, je nai rien compris à ces démêlés dargent entre mon père et moi. Mais au diable tout cela, on en reparlera. Déjà en possession de ces six mille roubles, la lettre dun ami mapprit une chose fort intéressante, à savoir quon était mécontent de notre lieutenant-colonel, soupçonné de malversations, que ses ennemis lui préparaient une surprise. En effet, le commandant de la division vint lui adresser une vigoureuse réprimande. Peu après, il fut obligé de démissionner. Je ne te raconterai pas tous les détails de cette affaire ; il avait, en effet, des ennemis ; ce fut dans la ville un brusque refroidissement envers lui et toute sa famille ; tout le monde les lâchait. Cest alors que je servis mon premier tour. Comme je rencontrais un jour Agathe Ivanovna, dont jétais toujours lami, je lui dis : « Il manque à votre père quatre mille cinq cents roubles dans sa caisse… Comment ? Quand le général est venu, récemment, la somme était au complet… Elle létait alors, mais plus maintenant. » Elle prit peur. « Ne meffrayez pas, je vous en prie, doù tenez-vous cela ? Rassurez-vous, lui dis-je, je nen parlerai à personne, vous savez quà cet égard je suis muet comme la tombe. Je voulais seulement vous dire ceci, à tout hasard : quand on réclamera à votre père ces quatre mille cinq cents roubles qui lui manquent, plutôt que de le laisser passer en jugement à son âge, envoyez-moi votre sœur secrètement ; je viens de recevoir de largent, je lui remettrai la somme et personne nen entendra parler. Ah ! quel gredin vous êtes ! quel méchant gredin ! Comment avez-vous le front de dire de pareilles choses ? » Elle sen alla, suffoquée dindignation et je lui criai par-derrière que le secret serait inviolablement gardé. Ces deux femmes, Agathe et sa tante, étaient de véritables anges ; elles adoraient la fière Katia, la servaient humblement. Agathe fit part à sa sœur de notre conversation, comme je lappris par la suite. Cétait justement ce quil me fallait.
« Sur ces entrefaites arrive un nouveau chef de bataillon. Le vieux tombe malade ; il garde la chambre deux jours entiers et ne rend pas ses comptes. Le docteur Kravtchenko assure que la maladie nest pas simulée. Mais voici ce que je savais à coup sûr, et depuis longtemps : après chaque révision de ses chefs, le bonhomme faisait disparaître une certaine somme pour quelque temps, cela remontait à quatre ans. Il la prêtait à un homme de toute confiance, un marchand, veuf barbu, à lunettes dor, Trifonov. Celui-ci allait à la foire, sen servait pour ses affaires et la restituait aussitôt au colonel, avec un cadeau et une bonne commission. Mais cette fois-ci, Trifonov, à son retour de la foire, navait rien rendu (je lappris par hasard de son fils, un morveux, gamin perverti sil en fut). Le colonel accourut : « Je nai jamais rien reçu de vous », répondit le fourbe. Le malheureux ne bouge plus de chez lui, la tête entourée dun bandage, les trois femmes lui appliquant de la glace sur le crâne. Arrive une ordonnance avec lordre de remettre la caisse immédiatement dans les deux heures. Il signa, jai vu plus tard sa signature sur le registre, se leva, disant quil allait mettre son uniforme, passa dans sa chambre à coucher. Là il prit son fusil de chasse, le chargea à balle, déchaussa son pied droit, appuya larme contre sa poitrine, tâtonnant du pied pour presser la détente. Mais Agathe, qui navait pas oublié mes paroles, soupçonnait quelque chose, et le guettait. Elle se précipita, lentoura de ses bras, par-derrière ; le coup partit en lair, sans blesser personne ; les autres accoururent et lui arrachèrent larme… Je me trouvais alors chez moi, au crépuscule, sur le point de sortir, habillé, coiffé, le mouchoir parfumé ; javais pris ma casquette ; soudain la porte souvre et je vois entrer Catherine Ivanovna.
« Il y a des choses bizarres : personne ne lavait remarquée dans la rue, quand elle allait chez moi, ni vu ni connu. Je logeais chez deux femmes de fonctionnaires, personnes âgées ; elles faisaient le service, mécoutaient pour tout avec déférence et gardèrent sur mon ordre un secret absolu. Je compris à linstant de quoi il sagissait. Elle entra, le regard fixé sur moi ; ses yeux sombres exprimaient la décision, laudace même, mais la moue de ses lèvres décelait la perplexité.
« Ma sœur ma dit que vous donneriez quatre mille cinq cents roubles, si je venais les chercher… moi-même. Me voici… donnez largent !… » Elle suffoquait, prise de peur ; sa voix séteignit, ses lèvres tremblaient… Aliocha, tu mécoutes ou tu dors ?
Dmitri, je sais que tu me diras toute la vérité, repartit Aliocha ému.
Tu peux y compter, je ne me ménagerai pas. Ma première pensée fut celle dun Karamazov. Un jour, frère, je fus piqué par un mille-pattes et dus rester quinze jours au lit, avec la fièvre ; eh bien, je sentis alors au cœur la piqûre du mille-pattes, un méchant animal, sais-tu. Je la toisai. Tu las vue ? Cest une beauté. Mais elle était belle alors par sa noblesse morale, sa grandeur dâme et son dévouement filial, à côté de moi, vil et répugnant personnage. Cest pourtant de moi quelle dépendait toute, corps et âme, comme encerclée. Je te lavouerai : cette pensée, la pensée du mille-pattes, me saisit le cœur avec une telle intensité que je crus expirer dangoisse. Aucune lutte ne semblait possible : je navais quà me conduire bassement, comme une méchante tarentule, sans lombre de pitié… Cela me traversa même lesprit. Le lendemain, bien entendu, je serais venu demander sa main, pour en finir de la façon la plus noble, et personne naurait rien su de cette affaire. Car si jai des instincts bas, je suis loyal. Et soudain, jentends murmurer à mon oreille : « Demain, quand tu iras lui offrir ta main, elle ne se montrera pas et te fera chasser par le cocher. Tu peux me diffamer par la ville, dira-t-elle, je ne te crains pas ! » Je regardai la jeune fille pour voir si cette voix ne mentait pas. Lexpression de son visage ne laissait aucun doute, on me mettrait à la porte. La colère me prit ; jeus envie de lui jouer le tour le plus vil, une crasse de boutiquier : la regarder ironiquement et, pendant quelle se tiendrait devant moi, la consterner, en prenant lintonation dont seuls sont capables les boutiquiers. « Quatre mille roubles ! Mais je plaisantais ! Vous avez compté trop facilement là-dessus, mademoiselle ! Deux cents roubles, avec plaisir et bien volontiers, mais quatre mille, cest de largent, cela, on ne les donne pas à la légère. Vous vous êtes dérangée pour rien. »
« Vois-tu, jaurais tout perdu, elle se serait enfuie, mais cette vengeance infernale eût compensé le reste. Je lui aurais joué ce tour, quitte à le regretter ensuite toute ma vie ! Le croiras-tu, à de semblables minutes, je nai jamais regardé une femme, quelle quelle fût, dun air de haine. Eh bien, je le jure sur la croix, pendant quelques secondes je la contemplai avec une haine intense, celle quun cheveu seul sépare de lamour le plus ardent. Je mapprochai de la fenêtre, appuyai le front à la vitre glacée, je me souviens que le froid me faisait leffet dune brûlure. Je ne la retins pas longtemps, sois tranquille ; jallai à ma table, jouvris un tiroir, et en tirai une obligation de cinq mille roubles au porteur, qui se trouvait dans mon dictionnaire français. Sans dire un mot, je la lui montrai, la pliai, la lui remis, puis jouvris moi-même la porte de lantichambre et lui fis un profond salut. Elle tressaillit toute, me regarda fixement une seconde, devint blanche comme un linge et, sans proférer une parole, sans brusquerie, mais tendrement, doucement, se prosterna à mes pieds, le front à terre, pas comme une pensionnaire, mais à la russe ! Elle se releva et senfuit. Après son départ, je tirai mon épée et voulus men percer, pourquoi ? je nen sais rien ; sans doute par enthousiasme ; ceût été absurde, évidemment. Comprends-tu quon puisse se tuer de joie ? Mais je me bornai à baiser la lame et la remis au fourreau… Jaurais bien pu ne pas ten parler. Il me semble, dailleurs, que jai un peu brodé, pour me vanter, en te racontant les luttes de ma conscience. Mais quimporte, au diable tous les espions du cœur humain ! Voilà toute mon aventure avec Catherine Ivanovna. Tu es seul, avec Ivan, à la connaître. »
Dmitri se leva, fit quelques pas avec hésitation, tira son mouchoir, sessuya le front, puis se rassit, mais à une autre place, sur le banc qui longeait lautre mur, de sorte quAliocha dut se tourner tout à fait de son côté.
V. Confession dun cœur ardent. La tête en bas
« Eh bien, dit Aliocha, je connais maintenant la première partie de laffaire.
Cest-à-dire un drame, qui sest passé là-bas. La seconde partie sera une tragédie et se déroulera ici.
Je ne comprends rien à cette seconde partie.
Et moi, est-ce que jy comprends quelque chose ?
Écoute, Dmitri, il y a un point important. Dis-moi, es-tu encore fiancé ?
Je ne me fiançai pas tout de suite, mais seulement trois mois après cet événement. Le lendemain, je me dis que cétait liquidé, terminé, quil ny aurait pas de suite. Aller la demander en mariage me parut une bassesse. De son côté, elle ne me donna pas signe de vie durant les six semaines quelle passa encore dans la ville. À part une exception, cependant : le lendemain de sa visite, leur femme de chambre se glissa chez moi, et, sans dire un mot, me remit une enveloppe à mon adresse. Je louvre, elle contenait le reliquat des cinq mille roubles. Il avait fallu en restituer quatre mille cinq cents, la perte en vendant lobligation dépassait deux cents roubles. Elle men rendait deux cent soixante, je crois je ne me rappelle pas exactement et sans un mot dexplication. Je cherchai dans le paquet un signe quelconque au crayon, rien ! Je fis la noce avec ce qui restait de mon argent, si bien que le nouveau major fut obligé de me faire des remontrances. Le lieutenant-colonel avait rendu sa caisse intacte, à létonnement général, car on croyait la chose impossible. Après quoi, il tomba malade, resta trois semaines alité et succomba en cinq jours à un ramollissement du cerveau. On lenterra avec tous les honneurs militaires, car il navait pas encore été mis à la retraite. Dix jours après les funérailles, Catherine Ivanovna, sa sœur et leur tante, partirent pour Moscou. Le jour de leur départ seulement (je ne les avais pas revues), je reçus un billet bleu, avec cette seule ligne écrite au crayon : « Je vous écrirai. Attendez. C. »
« À Moscou, leurs affaires sarrangèrent dune manière aussi rapide quinattendue, comme dans un conte des Mille et Une Nuits. La principale parente de Catherine Ivanovna, une générale, perdit brusquement ses deux nièces, ses plus proches héritières, mortes dans la même semaine de la petite vérole. Bouleversée, elle sattacha à Katia comme à sa propre fille, voyant en elle son dernier espoir, refit son testament en sa faveur et lui donna de la main à la main quatre-vingt mille roubles comme dot, pour en disposer à sa guise. Elle est hystérique ; jeus loccasion plus tard de lobserver à Moscou. Un beau matin, je reçois par la poste quatre mille cinq cents roubles, à mon extrême surprise, bien entendu. Trois jours après arrive la lettre promise. Je lai encore, je la conserverai jusquà ma mort ; veux-tu que je te la montre ? Ne manque pas de la lire : elle soffre elle-même à partager ma vie. « Je vous aime follement ; que vous ne maimiez pas, cela mest égal, contentez-vous dêtre mon mari. Ne vous effrayez pas, je ne vous gênerai en rien ; je serai un de vos meubles, le tapis sur lequel vous marchez… Je veux vous aimer éternellement, je vous sauverai de vous-même… » Aliocha, je suis indigne même de rapporter ces lignes dans mon vil langage, du ton dont je nai jamais pu me corriger ! Jusquà maintenant, cette lettre ma percé le cœur, et crois-tu que je me sente à mon aise, aujourdhui ? Je lui répondis aussitôt, car il métait impossible daller à Moscou. Jécrivis avec mes larmes. Je rougirai éternellement de lui avoir rappelé quelle était maintenant riche et dotée et moi sans ressources. Jaurais dû me contenir, mais ma plume me trahit. Jécrivis aussi à Ivan, alors à Moscou, et lui expliquai tout ce quil était possible, une lettre de six pages ; jenvoyai Ivan chez elle. Quas-tu à me regarder ? Oui, Ivan est tombé amoureux de Katia, il est toujours épris delle, je le sais. Jai fait une sottise, au point de vue du monde, mais cest peut-être cette sottise qui nous sauvera tous. Ne vois-tu pas quelle lhonore, quelle lestime ? Peut-elle, après nous avoir comparés, aimer un homme tel que moi, surtout après ce qui sest passé ici ?
Je suis persuadé que cest un homme comme toi quelle doit aimer, et non pas un homme comme lui.
Cest sa propre vertu quelle aime, et non pas moi, laissa échapper Dmitri malgré lui, avec irritation. Il se mit à rire, mais soudain ses yeux étincelèrent ; il devint tout rouge et donna un violent coup de poing sur la table. Je le jure, Aliocha, sécria-t-il dans un accès de fureur non jouée contre lui-même, tu peux le croire ou non, aussi vrai que Dieu est saint et que le Christ est Dieu, et, bien que jaie raillé ses nobles sentiments, je ne doute pas de leur angélique sincérité ; je sais que mon âme est un million de fois plus vile que la sienne. Cest dans cette certitude que consiste la tragédie. Le beau malheur, que lon déclame quelque peu ! Moi aussi, je déclame et pourtant je suis parfaitement sincère. Quant à Ivan, jimagine quil doit maudire la nature, lui si intelligent ! Qui a eu la préférence ? Un monstre tel que moi, qui nai pu marracher à la débauche, quand tous mobservaient, et cela sous les yeux de ma fiancée ! Et cest moi quon préfère ! Mais pourquoi ? Parce que cette jeune fille veut, par reconnaissance, se contraindre à une existence malheureuse ! Cest absurde ! Je nai jamais parlé à Ivan dans ce sens, et lui, bien entendu, ny a jamais fait la moindre allusion ; mais le destin saccomplira ; à chacun selon ses mérites ; le réprouvé senfoncera définitivement dans le bourbier quil affectionne. Je radote, les mots ne rendent pas ma pensée, mais ce que jai fixé se réalisera. Je me noierai dans la fange et elle épousera Ivan.
Frère, attends, interrompit Aliocha dans une agitation extraordinaire ; il y a un point que tu ne mas pas encore expliqué. Tu restes son fiancé : comment veux-tu rompre, si elle sy oppose ?
Oui, je suis son fiancé, nous avons reçu la bénédiction officielle, à Moscou, en grande cérémonie, avec les icônes. La générale nous bénit ; figure-toi quelle félicita même Katia : « Tu as bien choisi, dit-elle, je lis dans son cœur. » Quant à Ivan, il ne lui plut pas ; elle ne lui adressa aucun compliment. À Moscou, jeus de longues causeries avec Katia ; je me peignis noblement, tel que jétais, en toute sincérité. Elle écouta tout :
Ce fut un trouble charmant.
Ce furent de tendres paroles…
Il y eut aussi des paroles fières. Elle marracha la promesse de me corriger. Je promis. Et voilà où jen suis.
Eh bien, quoi ?
Je tai appelé, je tai amené ici aujourdhui, rappelle-toi, pour tenvoyer ce même jour chez Catherine Ivanovna, et…
Quoi donc ?
Lui dire que je nirai plus jamais chez elle, en la saluant de ma part.
Est-ce possible ?
Non, cest impossible, aussi je te prie dy aller à ma place, je ne pourrais pas lui dire cela moi-même.
Et toi, où iras-tu ?
Je retournerai à mon bourbier.
Cest-à-dire chez Grouchegnka ? sécria tristement Aliocha en joignant les mains Rakitine avait donc raison. Et moi qui croyais que cétait seulement une liaison passagère !
Un fiancé, avoir une liaison ! Est-ce possible, avec une telle fiancée et aux yeux de tous ? Je nai pas perdu tout honneur. Du moment où je fréquentai Grouchegnka, je cessai dêtre fiancé et honnête homme, je men rends compte. Quas-tu à me regarder ? La première fois que je suis allé chez elle cétait dans lintention de la battre. Javais appris, et je sais maintenant de source sûre, que ce capitaine, délégué par mon père, avait remis à Grouchegnka un billet à ordre signé de moi ; il sagissait de me poursuivre en justice, dans lespoir de me mater et dobtenir mon désistement ; on voulait me faire peur. Javais déjà eu loccasion de lentrevoir : cest une femme qui ne frappe pas dès labord. Je connais lhistoire de ce vieux marchand, son amant, qui nen a plus pour longtemps, mais qui lui laissera une jolie somme. Je la savais cupide, prêtant à usure, fourbe et coquine, sans pitié ! Jallais donc chez elle pour la corriger et… jy restai. Cette femme-là, vois-tu, cest la peste ! Je me suis contaminé, je lai dans la peau. Tout est fini désormais, il ny a plus dautre perspective. Le cycle des temps est révolu. Voilà où jen suis. Comme par un fait exprès, javais alors trois mille roubles en poche. Nous sommes allés à Mokroïé, à vingt-cinq verstes dici, jai fait venir des tziganes, jai offert le champagne à tous les paysans, aux femmes et aux filles de lendroit. Trois jours après, jétais à sec. Tu penses que jai obtenu la moindre faveur ? Elle ne ma rien montré. Elle est toute en replis, je tassure. La friponne, son corps rappelle une couleuvre, cela se voit à ses jambes, jusquau petit doigt de son pied gauche qui en porte la marque. Je lai vu et baisé, mais cest tout, je te le jure. Elle ma dit : « Veux-tu que je tépouse, bien que pauvre. Si tu me promets de ne pas me battre et de me laisser faire tout ce que je voudrai, je me marierai peut-être ! » Et elle sest mise à rire, elle en rit encore maintenant ! »
Dmitri Fiodorovitch se leva en proie à une sorte de fureur. Il avait lair ivre. Ses yeux étaient injectés de sang.
« Tu comptes sérieusement lépouser ?
Si elle consent, je lépouserai tout de suite ; si elle refuse, je resterai quand même avec elle, je serai son valet. Quant à toi, Aliocha… Il sarrêta devant lui et se mit à le secouer violemment par les épaules. Sais-tu, innocent, que tout ceci est un vrai délire, un délire inconcevable, car il y a là une tragédie ! Apprends, Aliocha, que je puis être un homme perdu, aux passions viles, mais que Dmitri Karamazov ne sera jamais un voleur, un vulgaire filou. Eh bien, apprends maintenant que je suis ce voleur, ce filou ! Comme je me disposais à aller chez Grouchegnka pour la châtier, Catherine Ivanovna me fit venir et me pria en grand secret (jignore pour quel motif) daller au chef-lieu envoyer trois mille roubles à sa sœur à Moscou. Personne ne devait le savoir en ville. Je me rendis donc chez Grouchegnka avec ces trois mille roubles en poche, et ils servirent à payer notre excursion à Mokroïé. Ensuite je fis semblant dêtre allé au chef-lieu, davoir envoyé largent ; quant au récépissé, jai « oublié » de le lui porter malgré ma promesse. Maintenant, quen penses-tu ? Tu iras lui dire : « Il vous fait saluer. » Elle te demandera : « Et largent ? » Tu lui répondras : « Cest un être bassement sensuel, une créature vile, incapable de se contenir. Au lieu denvoyer votre argent, il la gaspillé, ne pouvant résister à la tentation. » Mais si tu pouvais ajouter : « Dmitri Fiodorovitch nest pas un voleur, voici vos trois mille roubles quil restitue, envoyez-les vous-même à Agathe Ivanovna et recevez ses hommages », il ny aurait que demi-mal, tandis que si elle te demande : « Où est largent ? »
Dmitri, tu es malheureux, mais moins que tu ne penses ; ne te tue pas de désespoir !
Penses-tu que je vais me brûler la cervelle, si je narrive pas à rembourser ces trois mille roubles ? Pas du tout. Je nen ai pas la force ; plus tard, peut-être… Mais pour le moment je vais chez Grouchegnka… Jy laisserai ma peau !
Et alors ?
Je lépouserai, si elle veut bien de moi ; quand ses amants viendront, je passerai dans la chambre voisine. Je serai là pour cirer leurs chaussures, préparer le samovar, faire les commissions…
Catherine Ivanovna comprendra tout, déclara solennellement Aliocha : elle comprendra ton profond chagrin et te pardonnera. Elle a lesprit élevé, elle verra quon ne peut pas être plus malheureux que toi.
Elle ne pardonnera pas. Il y a là une chose impardonnable aux yeux de toute femme.
Sais-tu ce quil vaut mieux faire ?
Et quoi ?
Lui rendre les trois mille roubles.
Où les prendre ?…
Écoute, jen ai deux mille, Ivan ten donnera mille, cela fait le compte.
Quand les aurai-je, tes trois mille roubles ? Tu es encore mineur, au surplus, et il faut absolument que tu rompes avec elle en mon nom aujourdhui même, en rendant largent ou non, car, au point où en sont les choses, je ne puis traîner plus longtemps. Demain, ce serait trop tard. Va chez le vieux.
Chez notre père ?
Oui, chez lui dabord. Demande-lui la somme.
Dmitri, jamais il ne la donnera.
Parbleu, je le sais bien ! Alexéi, sais-tu ce que cest que le désespoir ?
Oui.
Écoute : juridiquement il ne me doit rien. Jai reçu ma part, je le sais ; mais moralement, me doit-il oui ou non quelque chose ? Cest avec les vingt-huit mille roubles de ma mère quil en a gagné cent mille. Quil me donne seulement trois mille roubles, pas davantage, il aura sauvé mon âme de lenfer et beaucoup de péchés lui seront pardonnés. Je me contenterai de cette somme, je te le jure, il nentendra plus parler de moi. Je lui fournis une dernière fois loccasion dêtre un père. Dis-lui que cest Dieu qui la lui offre.
Dmitri, il ne les donnera à aucun prix.
Je le sais bien, jen suis sûr. Maintenant surtout ! Mais il y a mieux. Ces jours-ci, il a appris pour la première fois sérieusement (remarque cet adverbe) que Grouchegnka ne plaisantait pas et se déciderait peut-être à faire le saut, à mépouser. Il connaît son caractère, à cette chatte. Eh bien, me donnerait-il de largent par-dessus le marché, pour favoriser la chose, alors quil est fou delle ? Ce nest pas tout ; écoute ceci : depuis cinq jours déjà, il a mis de côté trois mille roubles en billets de cent, dans une grande enveloppe avec cinq cachets, nouée dune faveur rose. Tu vois comme je suis au courant ! Lenveloppe porte ceci : « Pour mon ange, Grouchegnka, si elle consent à venir chez moi. » Il a griffonné cela lui-même, à la dérobée, et tout le monde ignore quil a cet argent, excepté le valet Smerdiakov dont il est aussi sûr que de lui-même. Voilà trois ou quatre jours quil attend Grouchegnka, dans lespoir quelle viendra chercher lenveloppe ; elle lui a fait « savoir quelle viendrait peut-être ». Si elle va chez le vieux, je ne pourrai plus lépouser. Comprends-tu maintenant pourquoi je me cache ici et qui je guette ?
Elle ?
Oui. Ces garces ont cédé une chambrette à Foma{60}, un ancien soldat de mon bataillon. Il est à leur service, monte la garde la nuit et tire les coqs de bruyère dans la journée. Je me suis installé chez lui ; ces femmes et lui ignorent mon secret, à savoir que je suis ici pour guetter.
Smerdiakov seul le sait ?
Oui. Cest lui qui mavertira, si Grouchegnka va chez le vieux.
Cest lui qui ta parlé du paquet ?
En effet. Cest un grand secret. Ivan lui-même nest au courant de rien. Le vieux la envoyé promener à Tchermachnia pour deux ou trois jours ; un acheteur sest présenté, pour le bois, il en offre huit mille roubles ; le vieux a prié Ivan de laider, dy aller à sa place. Il veut léloigner pour recevoir Grouchegnka.
Il lattend par conséquent aujourdhui ?
Non, daprès certains indices, elle ne viendra pas aujourdhui, sûrement pas ! sécria Dmitri. Cest aussi le sentiment de Smerdiakov. Le vieux est maintenant attablé avec Ivan, en train de boire. Va donc, Alexéi, demande-lui ces trois mille roubles.
Mitia, mon cher, quas-tu donc ! sexclama Aliocha en bondissant de sa place pour examiner le visage égaré de Dmitri. Il crut un instant que son frère était devenu fou.
Eh bien ! quoi ? Je nai pas perdu lesprit, proféra celui-ci, le regard fixe et presque solennel. Naie crainte. Je sais ce que je dis, je crois aux miracles.
Aux miracles ?
Aux miracles de la Providence. Dieu connaît mon cœur. Il voit mon désespoir. Est-ce quil laisserait saccomplir une telle horreur ? Aliocha, je crois aux miracles, va !
Jirai. Dis-moi, tu mattendras ici ?
Bien sûr. Je comprends que ce sera long, on ne peut pas laborder carrément. Il est ivre à présent. Jattendrai ici trois, quatre, cinq heures, mais sache quaujourdhui, même à minuit, tu dois aller chez Catherine, avec ou sans argent, et lui dire : « Dmitri Fiodorovitch ma prié de vous saluer. » Je veux que tu répètes cette phrase exactement.
Mitia, et si Grouchegnka vient aujourdhui… ou demain, ou après-demain ?
Grouchegnka ? Je surveillerai, je forcerai la porte et jempêcherai.
Mais si…
Alors, je tuerai. Je ne le supporterai pas.
Qui tueras-tu ?
Le vieux. Elle, je ne la toucherai pas.
Frère, que dis-tu ?
Je ne sais pas, je ne sais pas… Peut-être le tuerai-je, peut-être ne le tuerai-je pas. Je crains de ne pouvoir supporter son visage à ce moment-là. Je hais sa pomme dAdam, son nez, ses yeux, son sourire impudent. Il me dégoûte. Voilà ce qui meffraie, je ne pourrai pas me contenir.
Je vais, Mitia. Je crois que Dieu arrangera tout pour le mieux, et nous épargnera ces choses horribles.
Et moi, jattendrai le miracle. Mais, sil ne saccomplit pas, alors… »
Aliocha, pensif, sen alla chez son père.
VI. Smerdiakov
Il trouva Fiodor Pavlovitch encore à table. Comme dhabitude, le couvert était mis dans le salon et non dans la salle à manger. Cétait la plus grande pièce de la maison, meublée avec une certaine prétention surannée. Les meubles, fort anciens, étaient blancs, recouverts dune étoffe rouge mi-soie mi-coton. Il y avait des trumeaux aux cadres prétentieux, sculptés à la vieille mode, également blancs et dorés. Aux murs, dont la tapisserie blanche était fendue en maints endroits, figuraient deux grands portraits, celui dun ancien gouverneur de la province, et celui dun prélat, mort lui aussi depuis longtemps. Dans langle qui faisait face à la porte dentrée se trouvaient plusieurs icônes, devant lesquelles brûlait une lampe pendant la nuit, moins par dévotion que pour éclairer la chambre. Fiodor Pavlovitch se couchait fort tard, à trois ou quatre heures du matin, et jusque-là se promenait de long en large ou méditait dans son fauteuil. Cétait devenu une habitude. Il passait souvent la nuit seul, après avoir congédié les domestiques, mais la plupart du temps le valet Smerdiakov dormait dans lantichambre, couché sur un long coffre.
À larrivée dAliocha le dîner sachevait, on avait servi les confitures et le café. Fiodor Pavlovitch aimait les douceurs après le dîner avec du cognac. Ivan prenait le café avec son père. Les domestiques, Grigori et Smerdiakov, se tenaient près de la table. Maîtres et serviteurs étaient visiblement de joyeuse humeur. Fiodor Pavlovitch riait aux éclats ; Aliocha, dès le vestibule, reconnut son rire glapissant qui lui était si familier. Il en conclut que son père, encore éloigné de livresse, se trouvait dans dheureuses dispositions.
« Le voilà enfin ! sécria Fiodor Pavlovitch, enchanté de larrivée dAliocha. Viens tasseoir avec nous. Veux-tu du café noir, il est bouillant et fameux ? Je ne toffre pas de cognac, puisque tu jeûnes. Mais si tu en veux… Non, je te donnerai plutôt une de ces liqueurs. Smerdiakov, va au buffet, tu la trouveras sur le second rayon, à droite, voici les clefs, oust ! »
Aliocha commença par refuser.
« On la servira quand même, pour nous, sinon pour toi. Dis-moi, as-tu dîné ? »
Aliocha répondit que oui ; en réalité, il avait mangé un morceau de pain et bu un verre de kvass, à la cuisine du Père Abbé.
« Je prendrai volontiers une tasse de café.
Ah ! le gaillard ! il ne refuse pas le café ! Faut-il le réchauffer ? Non, il est encore bouillant. Cest du fameux café, préparé par Smerdiakov. Il est passé maître pour le café, les tourtes et la soupe au poisson. Tu viendras un jour manger la soupe au poisson chez nous. Avertis-moi à lavance. À propos, ne tai-je pas dit de transporter ici ton matelas et tes oreillers, aujourdhui même ? Est-ce fait ? hé, hé !
Non, je ne les ai pas apportés, répondit Aliocha, souriant aussi.
Ah ! Ah ! et cependant tu as eu peur, avoue que tu as eu peur ! Suis-je capable de te faire de la peine, mon chéri ? Écoute, Ivan, quand il me regarde dans les yeux en riant, je ne peux pas y résister. La joie me dilate les entrailles, rien quà le voir. Je laime ! Aliocha, viens recevoir ma bénédiction. »
Aliocha, se leva, mais Fiodor Pavlovitch sétait ravisé.
« Non, je ferai seulement un signe de croix, comme ça, va tasseoir. À propos, tu vas être content : lânesse de Balaam a parlé, et sur un sujet qui te tient à cœur. Écoute un peu son langage : cela te fera rire. »
Lânesse de Balaam nétait autre que le valet. Smerdiakov, jeune homme de vingt-quatre ans, insociable, taciturne, arrogant et qui paraissait mépriser tout le monde. Le moment est venu de dire quelques mots du personnage. Élevé par Marthe Ignatièvna et Grigori Vassiliévitch, le gamin, « nature ingrate », selon lexpression de Grigori, avait grandi sauvage dans son coin. Il prenait plaisir à pendre les chats, puis à les enterrer en grande cérémonie : il saffublait dun drap de lit en guise de chasuble, et chantait en agitant un simulacre dencensoir au-dessus du cadavre ; tout cela dans le plus grand mystère. Grigori le surprit un jour et le fouetta rudement. Pendant une semaine, le gamin se blottit dans un coin, en regardant de travers. « Il ne nous aime pas, le monstre, disait Grigori à Marthe. Dailleurs, il naime personne. Es-tu vraiment un être humain ? demanda-t-il une fois à Smerdiakov. Non, tu es né de lhumidité des étuves… » Smerdiakov, comme on le vit par la suite, ne lui avait jamais pardonné ces paroles. Grigori lui apprit à lire et lui enseigna lhistoire sainte dès sa douzième année. Mais cette tentative fut malheureuse. Un jour, à une des premières leçons, le gamin se mit à rire.
« Quas-tu ? demanda Grigori en le regardant sévèrement par-dessus ses lunettes.
Rien. Dieu a créé le monde le premier jour, le soleil, la lune et les étoiles le quatrième jour. Doù venait donc la lumière le premier jour ? »
Grigori demeura stupide. Le gamin considérait son maître dun air ironique, son regard semblait même le provoquer. Grigori ne put se contenir : « Voilà doù elle est venue », sécria-t-il en le souffletant violemment. Lenfant ne broncha pas, mais se blottit de nouveau dans son coin pour plusieurs jours. Une semaine après, il eut une première crise dépilepsie, maladie qui ne le quitta plus désormais. Fiodor Pavlovitch changea aussitôt sa manière dêtre envers le gamin. Jusqualors il le regardait avec indifférence, bien quil ne le grondât jamais et lui donnât un kopek chaque fois quil le rencontrait ; quand il était de bonne humeur, il lui envoyait du dessert de sa table. La maladie de lenfant provoqua sa sollicitude ; il fit venir un médecin, on essaya un traitement, mais Smerdiakov était incurable. Il avait en moyenne une crise tous les mois, à intervalles irréguliers. Les attaques variaient dintensité, tantôt faibles, tantôt violentes. Fiodor Pavlovitch défendit formellement à Grigori de battre le gamin et donna à celui-ci accès dans sa maison. Il interdit également toute étude jusquà nouvel ordre. Un jour Smerdiakov avait alors quinze ans Fiodor Pavlovitch laperçut en train de lire les titres des ouvrages à travers les vitres de la bibliothèque. Fiodor Pavlovitch possédait une centaine de volumes, mais on ne lavait jamais vu y toucher. Il donna aussitôt les clefs à Smerdiakov. « Tiens, dit-il, tu seras mon bibliothécaire ; assieds-toi et lis, cela vaudra mieux que de flâner dans la cour. Prends ceci. » Et Fiodor Pavlovitch lui tendit les Soirées à la ferme près de Dikanka{61}.
Ce livre ne plut pas au garçon, qui lacheva dun air maussade, sans avoir ri une seule fois.
« Eh bien, ce nest pas amusant ? » lui demanda Fiodor Pavlovitch.
Smerdiakov garda le silence.
« Réponds donc, imbécile.
Il ny a que des mensonges, là-dedans, marmotta Smerdiakov en souriant.
Va-ten au diable, faquin ! Attends, voici lHistoire universelle, de Smaragdov{62}. Ici tout est vrai, lis. »
Mais Smerdiakov nen lut pas dix pages, il trouvait cela assommant. Il ne fut plus question de la bibliothèque. Bientôt Marthe et Grigori rapportèrent à Fiodor Pavlovitch que Smerdiakov était devenu très difficile, quil faisait le dégoûté ; en contemplation devant son assiette de soupe, il lexaminait, en puisait une cuillerée, la regardait à la lumière.
« Il y a un cafard, peut-être ? demandait parfois Grigori.
Ou bien une mouche ? » insinuait Marthe.
Le méticuleux jeune homme ne répondait jamais, mais il procédait de même avec le pain, la viande, tous les mets ; prenant un morceau avec sa fourchette, il létudiait à la lumière comme au microscope, et, après réflexion, se décidait à le porter à sa bouche. « On dirait un fils à papa », murmurait Grigori en le regardant. Fiodor Pavlovitch, mis au courant de cette manie de Smerdiakov, décréta aussitôt quil avait la vocation de cuisinier et lenvoya apprendre son art à Moscou. Il y passa plusieurs années et revint fort changé daspect : vieilli hors de proportion avec son âge, ridé, jauni, il ressemblait à un skopets{63}. Moralement il était presque le même quavant son départ ; toujours un vrai sauvage qui fuyait la société. On apprit plus tard quà Moscou il navait guère desserré les lèvres ; la ville elle-même lavait fort peu intéressé ; une soirée passée au théâtre lui avait déplu. Il rapportait des vêtements et du linge convenables, brossait soigneusement ses habits deux fois par jour, et aimait beaucoup à cirer ses bottes élégantes, en veau, avec un cirage anglais spécial, qui les faisait reluire comme un miroir. Il se révéla excellent cuisinier. Fiodor Pavlovitch lui assigna des gages qui passaient presque entièrement en vêtements, pommades, parfums, etc. Il paraissait faire aussi peu de cas des femmes que des hommes, se montrait avec elles gourmé et presque inabordable. Fiodor Pavlovitch se mit à le considérer dun point de vue un peu différent. Ses crises devenant plus fréquentes, Marthe Ignatièvna le remplaçait ces jours-là à la cuisine, ce qui ne convenait nullement à son maître.
« Pourquoi as-tu des crises plus souvent quautrefois ? demandait-il au nouveau cuisinier en le dévisageant. Tu devrais prendre femme ; veux-tu que je te marie ? »
Mais Smerdiakov ne répondait rien à ces propos qui le rendaient blême de dépit. Fiodor Pavlovitch sen allait en haussant les épaules. Il le savait foncièrement honnête, incapable de dérober quoi que ce fût, et cétait lessentiel. Fiodor Pavlovitch, étant ivre, perdit dans sa cour trois billets de cent roubles quil venait de recevoir et ne sen aperçut que le lendemain ; comme il fouillait dans ses poches, il les vit sur la table. Smerdiakov les avait trouvés et rapportés la veille. « Je nai jamais rencontré ton pareil, mon brave », dit laconiquement Fiodor Pavlovitch, et il lui fit cadeau de dix roubles. Il faut ajouter que non seulement il était sûr de son honnêteté, mais quil avait pour lui de laffection, bien que le jeune homme lui fît la mine comme aux autres. Si lon sétait demandé en le regardant : « à quoi sintéresse ce jeune homme, quest-ce qui le préoccupe principalement ? » on naurait pu trouver de réponse. Cependant, tant à la maison, que dans la cour ou dans la rue, il arrivait à Smerdiakov de demeurer plongé dans ses songes pendant une dizaine de minutes. Son visage neût alors rien révélé à un physionomiste ; aucune pensée, du moins, mais seulement les indices dune sorte de contemplation. Il y a un remarquable tableau du peintre Kramskoï{64}, intitulé le Contemplateur. Cest lhiver, dans la forêt ; sur la route se tient un paysan en houppelande déchirée et en bottes de tille, qui paraît réfléchir ; en réalité il ne pense pas, il « contemple » quelque chose. Si on le heurtait, il tressaillirait et vous regarderait comme au sortir du sommeil, mais sans comprendre. À vrai dire, il se remettrait aussitôt ; mais quon lui demande à quoi il songeait, sûrement il ne se rappellerait rien, tout en sincorporant limpression sous laquelle il se trouvait durant sa contemplation. Ces impressions lui sont chères et elles saccumulent en lui, imperceptiblement, à son insu, sans quil sache à quelle fin. Un jour, peut-être, après les avoir emmagasinées durant des années, il quittera tout et sen ira à Jérusalem, faire son salut, à moins quil ne mette le feu à son village natal ! Peut-être même fera-t-il lun et lautre. Il y a beaucoup de contemplateurs dans notre peuple. Smerdiakov était certainement un type de ce genre, et il emmagasinait avidement ses impressions, sans savoir pourquoi.
VII. Une controverse
Or, lânesse de Balaam se mit à parler soudain, et sur un thème bizarre. Le matin, Grigori, se trouvant dans la boutique du marchand Loukianov, lavait entendu raconter ceci : un soldat russe fut fait prisonnier dans une région éloignée par des Asiatiques qui le sommèrent, sous la menace de la torture et de la mort, dabjurer le christianisme et de se convertir à lIslam. Ayant refusé de trahir sa foi, il subit le martyre, se laissa écorcher, mourut en glorifiant le Christ. Cette fin héroïque était relatée dans le journal reçu le matin même. Grigori en parla à table. Fiodor Pavlovitch avait toujours aimé, au dessert, plaisanter et bavarder, même avec Grigori. Il était cette fois dhumeur enjouée, éprouvant une détente agréable. Après avoir écouté la nouvelle en sirotant son cognac, il insinua quon aurait dû canoniser ce soldat et transférer sa peau dans un monastère. « Le peuple la couvrirait dargent. » Grigori se renfrogna, en voyant que, loin de samender, Fiodor Pavlovitch continuait à railler les choses saintes. À ce moment, Smerdiakov, qui se tenait près de la porte, sourit. Déjà, auparavant, il était souvent admis dans la salle à manger, vers la fin du repas ; mais depuis larrivée dIvan Fiodorovitch, il y venait presque tous les jours.
« Eh bien, quoi ? demanda Fiodor Pavlovitch, comprenant que ce sourire visait Grigori.
Je pense à ce brave soldat, dit soudain Smerdiakov à voix haute ; son héroïsme est sublime, mais, à mon sens, il ny aurait eu, en pareil cas, aucun péché à renier le nom du Christ et le baptême, pour sauver ainsi sa vie et la consacrer aux bonnes œuvres, qui rachèteraient un moment de faiblesse.
Comment, aucun péché ? Tu mens, cela te vaudra daller en enfer où lon te rôtira comme un mouton », répliqua Fiodor Pavlovitch.
Cest alors que survint Aliocha, à la grande satisfaction de Fiodor Pavlovitch, comme on la vu.
« Il est question de ton thème favori, reprit-il dans un ricanement joyeux en faisant asseoir Aliocha.
Sottises que tout cela ! il ny aura aucune punition, il ne doit pas y en avoir, en toute justice, affirma Smerdiakov.
Comment, en toute justice ! sécria Fiodor Pavlovitch redoublant de gaieté et poussant Aliocha du genou.
Un gredin, voilà ce quil est ! laissa échapper Grigori, fixant Smerdiakov avec colère.
Un gredin, comme vous y allez, Grigori Vassiliévitch ! répliqua Smerdiakov en conservant son sang-froid. Songez plutôt que, tombé au pouvoir de ceux qui torturent les chrétiens, et sommé par eux de maudire le nom de Dieu et de renier mon baptême, ma propre raison my autorise pleinement, car il ne peut y avoir là aucun péché.
Tu las déjà dit, ne tétends pas, mais prouve-le ! cria Fiodor Pavlovitch.
Gâte-sauce ! murmura Grigori avec mépris.
Gâte-sauce, tant que vous voulez, mais sans gros mots, jugez vous-même, Grigori Vassiliévitch. Car, à peine ai-je dit à mes bourreaux : « non, je ne suis pas chrétien et je maudis le vrai Dieu », quaussitôt je deviens anathème aux yeux de la justice divine ; je suis retranché de la sainte Église, tel un païen ; par conséquent à linstant même où je profère, ou plutôt où je songe à proférer ces paroles, je suis excommunié. Est-ce vrai, oui ou non, Grigori Vassiliévitch ? »
Smerdiakov sadressait avec une satisfaction visible à Grigori, tout en ne répondant quaux questions de Fiodor Pavlovitch ; il sen rendait parfaitement compte, mais feignait de croire que cétait Grigori qui lui posait ces questions.
« Ivan, sécria Fiodor Pavlovitch, penche-toi à mon oreille… Cest pour toi quil pérore, il veut recevoir tes éloges. Fais-lui ce plaisir. »
Ivan écouta avec un grand sérieux la remarque de son père.
« Attends une minute, Smerdiakov, reprit Fiodor Pavlovitch. Ivan, approche-toi de nouveau. »
Ivan se pencha, toujours avec le même sérieux.
« Je taime autant quAliocha. Ne va pas croire que je ne taime pas. Un peu de cognac ?
Volontiers… « Tu parais avoir ton compte », se dit Ivan en fixant son père. Il observait Smerdiakov avec une extrême curiosité.
Tu es dès maintenant maudit en anathème, éclata Grigori. Comment oses-tu encore discuter, gredin !
Pas dinjures, Grigori, calme-toi ! interrompit Fiodor Pavlovitch.
Patientez un tant soit peu, Grigori Vassiliévitch, car je nai pas fini. Au moment où je renie Dieu, à cet instant même, je suis devenu une sorte de païen, mon baptême est effacé et ne compte pour rien, nest-ce pas ?
Dépêche-toi de conclure, mon brave, le stimula Fiodor Pavlovitch, en sirotant son cognac avec délices.
Si je ne suis plus chrétien, je nai donc pas menti à mes bourreaux, quand ils me demandaient : « Es-tu chrétien ou non ? », car jétais déjà « déchristianisé » par Dieu même, par suite seulement de mon intention et avant davoir ouvert la bouche. Or, si je suis déchu, comment et de quel droit me demandera-t-on des comptes dans lautre monde, en qualité de chrétien, pour avoir abjuré le Christ, alors que pour la seule préméditation, jaurais déjà été « débaptisé » ? Si je ne suis plus chrétien je ne puis plus abjurer le Christ, car ce sera déjà fait. Qui donc, même au ciel, demandera à un Tatar de nêtre pas né chrétien, et qui voudra len punir ? Le proverbe ne dit-il pas que lon ne saurait écorcher deux fois le même taureau ? Si le Tout-Puissant demande des comptes à un Tatar à sa mort, je suppose quil le punira légèrement (ne pouvant labsoudre tout à fait), car il ne saurait vraiment lui reprocher dêtre païen, de parents qui létaient. Le Seigneur peut-il prendre de force un Tatar et prétendre quil était chrétien ? Ce serait contraire à la vérité. Or, peut-il proférer le plus petit mensonge, lui qui règne sur la terre et dans les cieux ? »
Grigori demeura stupide et considéra lorateur, les yeux écarquillés. Bien quil ne comprît pas très bien ce dont il était question, il avait saisi une partie de ce galimatias et ressemblait à un homme qui sest heurté le front à un mur. Fiodor Pavlovitch acheva son petit verre et éclata dun rire aigu.
« Aliocha, Aliocha, quel homme ! Ah ! le casuiste ! Il a dû fréquenter les jésuites, nest-ce pas, Ivan ? Tu sens le jésuite, mon cher ; qui donc ta appris ces belles choses ? Mais tu mens effrontément, casuiste, tu divagues. Ne te désole pas, Grigori, nous allons le réduire en poudre. Réponds à ceci, ânesse : tu as raison devant tes bourreaux, soit, mais tu as abjuré la foi dans ton cœur et tu dis toi-même que tu as aussitôt été frappé danathème. Or, comme tel, on ne te passera pas, que je sache, la main dans les cheveux, en enfer. Quen penses-tu, mon bon père jésuite ?
Il est hors de doute que jai abjuré dans mon cœur ; pourtant il ny a là, tout au plus, quun péché fort véniel.
Comment, fort véniel ?
Tu mens, maudit ! murmura Grigori.
Jugez-en vous-même, Grigori Vassiliévitch, continua posément Smerdiakov, conscient de sa victoire, mais faisant le généreux avec un adversaire abattu, jugez-en vous-même ; il est dit dans lÉcriture que si vous avez la foi, fût-ce la valeur dun grain de sénevé, et que vous disiez à une montagne de se précipiter dans la mer, elle obéira sans la moindre hésitation{65}. Eh bien, Grigori Vassiliévitch, si je ne suis pas croyant et que vous le soyez au point de minjurier sans cesse, essayez donc de dire à cette montagne de se jeter, non pas dans la mer (cest trop loin dici), mais tout simplement dans cette rivière infecte qui coule derrière notre jardin, vous verrez quelle ne bougera pas et quaucun changement ne se produira, si longtemps que vous criiez. Cela signifie que vous ne croyez pas de la façon qui convient, Grigori Vassiliévitch, et quen revanche vous accablez votre prochain dinvectives. Supposons encore que personne, à notre époque, personne absolument, depuis les gens les plus haut placés jusquau dernier manant, ne puisse pousser les montagnes dans la mer, à part un homme ou deux au plus, qui peut-être font secrètement leur salut dans les déserts de lÉgypte où on ne saurait les découvrir ; sil en est ainsi, si tous les autres sont incroyants, est-il possible que ceux-ci, cest-à-dire la population du monde entier hormis deux anachorètes, soient maudits par le Seigneur, et quil ne fasse grâce à aucun deux, en dépit de sa miséricorde infinie ? Non, nest-ce pas ? Jespère donc que mes doutes me seront pardonnés, quand je verserai des larmes de repentir.
Attends ! glapit Fiodor Pavlovitch au comble de lenthousiasme. Tu supposes quil y a deux hommes capables de remuer les montagnes ? Ivan, remarque ce trait, note-le ; tout le Russe tient là-dedans.
Votre remarque est très exacte, cest là un trait de la foi populaire, fit Ivan Fiodorovitch avec un sourire dapprobation.
Tu es daccord avec moi ! Cest donc vrai. Est-ce exact, Aliocha ? Cela ressemble-t-il parfaitement à la foi russe ?
Non, Smerdiakov na pas du tout la foi russe, déclara Aliocha dun ton sérieux et ferme.
Je ne parle pas de sa foi, mais de ce trait, de ces deux anachorètes, rien que de ce trait : nest-ce pas bien russe ?
Oui, ce trait est tout à fait russe, concéda Aliocha en souriant.
Cette parole mérite une pièce dor, ânesse, et je te lenverrai aujourdhui même ; mais pour le reste tu mens, tu divagues : sache, imbécile, que, si nous autres nous ne croyons plus, cest par pure frivolité : les affaires nous absorbent, les jours nont que vingt-quatre heures, on na pas le temps, non seulement de se repentir, mais de dormir son soûl. Mais toi, tu as abjuré devant les bourreaux, alors que tu navais à penser quà la foi, et quil fallait précisément la témoigner ! Cela constitue un péché, mon brave, je pense ?
Oui, mais un péché véniel, jugez-en vous-même, Grigori Vassiliévitch. Si javais alors cru à la vérité comme il importe dy croire, ceût été vraiment un péché de ne pas subir le martyre et de me convertir à la maudite religion de Mahomet. Mais je naurais pas subi le martyre, car il me suffisait de dire à cette montagne : marche et écrase le bourreau, pour quelle se mît aussitôt en mouvement et lécrasât comme un cafard, et je men serais allé comme si de rien nétait, glorifiant et louant Dieu. Mais si à ce moment je lavais déjà tenté et que jeusse crié à la montagne : écrase les bourreaux, sans quelle le fît, comment alors, dites-moi, neussé-je pas douté à cette heure redoutable de frayeur mortelle ? Comment ! je sais déjà que je nobtiendrai pas entièrement le royaume des cieux, car si la montagne ne sest pas ébranlée à ma voix, cest que ma foi nest guère en crédit là-haut, et que la récompense qui mattend dans lautre monde nest pas fort élevée ! Et vous voulez que par-dessus le marché, je me laisse écorcher en pure perte ! Car, même écorché jusquau milieu du dos, mes paroles ou mes cris ne déplaceront pas cette montagne. À pareille minute, non seulement le doute peut vous envahir, mais la frayeur peut vous ôter la raison. Par conséquent, suis-je bien coupable, si, ne voyant nulle part ni profit ni récompense, je sauve tout au moins ma peau ? Voilà pourquoi, confiant en la miséricorde divine, jespère être entièrement pardonné… »
VIII. En prenant le cognac
La discussion avait pris fin, mais, chose étrange, Fiodor Pavlovitch, si gai jusqualors, sassombrit. Il vida un petit verre qui était déjà de trop.
« Allez-vous-en, jésuites, hors dici ! cria-t-il aux serviteurs. Va-ten, Smerdiakov, tu recevras aujourdhui la pièce dor promise. Ne te désole pas, Grigori, va trouver Marthe, elle te consolera, te soignera. Ces canailles ne vous laissent pas en repos, fit-il avec dépit, quand les domestiques furent sortis sur son ordre. Smerdiakov vient maintenant tous les jours après le dîner, cest toi qui lattires, tu as dû le cajoler ? demanda-t-il à Ivan Fiodorovitch.
Pas du tout, répondit celui-ci, il lui a pris fantaisie de me respecter. Cest un faquin, un goujat. Il fera partie de lavant-garde quand le moment sera venu.
Lavant-garde ?
Il y en aura dautres et de meilleurs, mais il y en aura comme lui.
Et quand le moment viendra-t-il ?
La fusée brûlera, mais peut-être pas jusquau bout. Pour le moment, le peuple naime guère écouter ces gâte-sauce.
En effet, cette ânesse de Balaam pense à nen plus finir, et Dieu sait jusquoù cela peut aller.
Il emmagasine des idées, fit observer Ivan en souriant.
Vois-tu, je sais quil ne peut me souffrir, ni moi ni les autres, toi, le premier, bien que tu croies qu» il lui a pris fantaisie de te respecter ». Quant à Aliocha, il le méprise. Mais il nest ni voleur, ni cancanier, il ne colporte rien au-dehors, il fait dexcellentes tourtes de poisson… Et puis, après tout, que le diable lemporte ! Vaut-il la peine de parler de lui ?
Certainement non.
Quant à ses pensées de derrière la tête, jai toujours été davis que le moujik a besoin dêtre fouetté. Cest un fripon, indigne de pitié, et on a raison de le battre encore de temps en temps. Le bouleau a fait la force de la terre russe, elle périra avec les forêts. Je suis pour les gens desprit. Par libéralisme, nous avons cessé de rosser les moujiks, mais ils continuent de se fouetter eux-mêmes. Et ils font bien. « On se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis{66}. » Cest bien cela, nest-ce pas ?… Mon cher, si tu savais comme je hais la Russie…, cest-à-dire non, pas la Russie, mais tous ses vices…, et peut-être aussi la Russie. Tout cela, cest de la cochonnerie{67}. Sais-tu ce que jaime ? jaime lesprit.
Vous avez repris un verre, naviez-vous pas déjà assez bu ?
Attends, je vais encore en prendre un, puis un autre et ce sera tout. Pourquoi mas-tu interrompu ? Dernièrement, de passage à Mokroïé, je me suis entretenu avec un vieillard : « Nous aimons plus que tout, ma-t-il dit, condamner les filles au fouet, et nous chargerons les jeunes gars dexécuter la sentence. Ensuite, le jeune homme prend pour fiancée celle quil a fouettée, de sorte que cest devenu chez nous une coutume pour les filles. » Quels sadiques, hein ? Tu auras beau dire, cest spirituel. Si nous allions voir ça, hein ? Aliocha, tu rougis ? Naie pas honte, mon enfant. Cest dommage quaujourdhui je ne sois pas resté à dîner chez le Père Abbé, jaurais parlé aux moines des filles de Mokroïé. Aliocha, ne men veuille pas davoir offensé le Père Abbé. La colère me prend. Car, sil y a un Dieu, sil existe, évidemment je suis coupable, et je répondrai de ma conduite ; mais sil nexiste pas, quel besoin a-t-on encore de tes Pères ? Dans ce cas-là il faudrait leur couper la tête ; encore ne serait-ce pas un châtiment suffisant, car ils arrêtent le progrès. Crois-tu, Ivan, que cette question me tourmente ? Non, tu ne le crois pas, je le vois à tes yeux. Tu crois que je ne suis quun bouffon, comme on le prétend. Aliocha, crois-tu cela, toi ?
Non, je ne le crois pas.
Je suis persuadé que tu parles sincèrement, et que tu vois juste. Ce nest pas comme Ivan. Ivan est un présomptueux… Pourtant, je voudrais en finir une bonne fois avec ton monastère. Il faudrait supprimer dun coup cette engeance mystique sur toute la terre, pour convertir tous les imbéciles à la raison. Combien dargent et dor afflueraient alors à la Monnaie !
Mais pourquoi supprimer les monastères ? senquit Ivan.
Afin que la vérité resplendisse plus vite.
Quand elle resplendira, cette vérité, on vous dépouillera dabord, puis… on vous supprimera.
Bah ! mais tu as peut-être raison. Quel âne je suis ! sécria Fiodor Pavlovitch en se grattant le front. Paix à ton monastère, Aliocha, sil en est ainsi. Et quant à nous, gens desprit, restons au chaud et buvons du cognac. Cest sans doute la volonté expresse de Dieu. Ivan, dis-moi, y a-t-il un Dieu, oui ou non ? Attends, réponds-moi sérieusement ! Pourquoi ris-tu encore ?
Je me rappelle votre remarque spirituelle sur la foi de Smerdiakov en lexistence de deux ermites capables de mouvoir les montagnes.
Ai-je dit quelque chose du même genre ?
Tout à fait.
Eh bien, cest que je suis aussi bien russe. Toi aussi tu les, philosophe, il peut téchapper des traits du même genre… Veux-tu que je tattrape ? Parions que ce sera dès demain. Mais dis-moi pourtant, y a-t-il un Dieu ou non ? Seulement, il faut me parler sérieusement.
Non, il ny pas de Dieu.
Aliocha, Dieu existe-t-il ?
Oui, il existe.
Ivan, y a-t-il une immortalité ? si petite soit-elle, la plus modeste ?
Non, il ny en a pas.
Aucune ?
Aucune.
Cest-à-dire un zéro absolu, ou une parcelle ? Ny aurait-il pas une parcelle ?
Un zéro absolu.
Aliocha, y a-t-il une immortalité ?
Oui.
Dieu et limmortalité ensemble ?
Oui. Cest sur Dieu que repose limmortalité.
Hum. Ce doit être Ivan qui a raison. Seigneur, quand on pense combien de foi et dénergie cette chimère a coûté à lhomme, en pure perte, depuis des milliers dannées ! Qui donc se moque ainsi de lhumanité ? Ivan, pour la dernière fois et catégoriquement : y a-t-il un Dieu, oui ou non ?
Non, pour la dernière fois.
Qui donc se moque du monde, Ivan ?
Le diable, sans doute, ricana Ivan.
Le diable existe-t-il ?
Non.
Tant pis. Je ne sais pas ce que je ferai au premier fanatique qui a inventé Dieu. Le pendre ne suffirait pas !
Sans cette invention, il ny aurait pas de civilisation.
Vraiment ?
Oui. Et il ny aurait pas de cognac non plus. Il va falloir vous le retirer.
Attends, attends ! Encore un petit verre ! Jai offensé Aliocha. Tu ne men veux pas, mon cher petit ?
Non, je ne vous en veux pas. Je connais vos pensées. Votre cœur vaut mieux que votre tête.
Mon cœur vaut mieux que ma tête ! Et cest toi qui dis cela !… Ivan, aimes-tu Aliocha ?
Oui, je laime.
Aime-le (Fiodor Pavlovitch était de plus en plus gris). Écoute, Aliocha, jai été grossier tantôt envers ton starets, mais jétais surexcité. Cest un homme desprit, quen penses-tu, Ivan ?
Cela se pourrait.
Certainement, il y a du Piron là-dedans{68}. Cest un jésuite russe. La nécessité de jouer la comédie, de revêtir un masque de sainteté, lindigne in petto, car cest un noble caractère.
Mais il croit en Dieu.
Pas pour un kopek. Ne le savais-tu pas ? Il lavoue à tout le monde, ou plutôt à tous les gens desprit qui viennent le voir. Il a déclaré sans détour au gouverneur Schultz : « Credo, mais jignore à quoi. »
Vraiment ?
Cest textuel. Mais je lestime. Il y a en lui quelque chose de Méphistophélès, ou mieux du Héros de notre temps{69} !… Arbénine, est-ce bien son nom{70} ?… Vois-tu, cest un sensuel, et à tel point que je ne serais pas tranquille, même maintenant, si ma femme ou ma fille allaient se confesser à lui. Quand il commence à raconter des histoires, si tu savais ce quil peut dire… Il y a trois ans, il nous invita à prendre le thé, avec des liqueurs, car les dames lui envoient des liqueurs ; il se mit à décrire sa vie dautrefois, on se pâmait de rire… et comment il sy prit pour guérir une dame… « Si je navais pas mal aux jambes, nous dit-il, je vous danserais une certaine danse. » Hein ! quel gaillard ! « Moi aussi, jai mené joyeuse vie », ajouta-t-il… Il a escroqué soixante mille roubles au marchand Démidov.
Comment, escroqué ?
Lautre les lui avait confiés, comme à un homme dhonneur. « Gardez-les-moi, demain on perquisitionnera chez moi. » Le saint homme garda tout. « Cest à lÉglise que tu les as donnés », dit-il. Je le traitai de gredin. « Non, répliqua-t-il, mais jai les idées larges… » Du reste, cest dun autre quil sagit. Jai confondu… sans men douter. Encore un petit verre et ce sera tout ; enlève la bouteille, Ivan. Pourquoi ne mas-tu pas arrêté dans mes mensonges ?
Je savais que vous vous arrêteriez de vous-même.
Cest faux, cest par méchanceté que tu nas rien dit. Tu me méprises, au fond. Tu es venu chez moi pour me montrer ton mépris.
Je men vais ; le cognac commence à vous monter à la tête.
Je tai instamment prié daller pour un ou deux jours à Tchermachnia, tu ten es bien gardé.
Je partirai demain, puisque vous y tenez tant.
Il ny a pas de danger. Tu veux mespionner, voilà ce qui te retient ici, maudit. »
Le vieux ne se calmait pas. Il en était à ce point où certains ivrognes, jusqualors paisibles, tiennent tout à coup à se montrer dans leur méchanceté.
« Quas-tu à me regarder ainsi ? Tes yeux me disent : « Vilain ivrogne ». Ils respirent la méfiance et le mépris. Tu es un rusé gaillard. Le regard dAlexéi est rayonnant. Il ne me méprise pas, lui. Alexéi, garde-toi daimer Ivan.
Ne vous fâchez pas contre mon frère, vous lavez assez offensé comme ça, proféra Aliocha dun ton ferme.
Soit. Ah ! que jai mal à la tête ! Ivan, enlève le cognac, voilà trois fois que je te le dis. Il se prit à songer et eut tout à coup un sourire rusé Ne te fâche pas, Ivan, contre un pauvre vieux. Tu ne maimes guère, je le sais, pourquoi maimerais-tu ? mais ne te fâche pas. Tu vas partir pour Tchermachnia. Je te montrerai une fillette que je guigne depuis longtemps, là-bas. Elle va encore nu-pieds, mais ne teffraie pas des filles aux pieds nus, il ne faut pas en faire fi, ce sont des perles !… »
Il mit un baiser sur sa main, et sanimant tout à coup, comme si son thème favori le dégrisait :
« Ah ! mes enfants, reprit-il, mes petits cochons… pour moi… je nai jamais trouvé une femme laide, voilà ma maxime ! Comprenez-vous ? Non, vous ne le pouvez pas. Ce nest pas du sang, cest du lait qui coule dans vos veines, vous navez pas tout à fait brisé votre coquille ! Daprès moi, toute femme offre quelque chose de fort intéressant, particulier à elle seule ; seulement il faut savoir le découvrir, voilà le hic ! Cest un talent spécial ! Pour moi, il ny a pas de laideron. Le sexe à lui seul fait déjà beaucoup… Mais cela vous dépasse ! Même chez les vieilles filles, on trouve parfois des charmes tels, quon se demande comment des imbéciles ont pu les laisser vieillir sans les remarquer ! Il faut dabord étonner une va-nu-pieds, voilà comment il faut sy prendre. Tu ne le savais pas ? Il faut quelle soit émerveillée et confuse de voir un « monsieur » amoureux dun museau comme le sien. Par chance, il y a et il y aura toujours des maîtres pour tout oser, et des servantes pour leur obéir, cela suffit au bonheur de lexistence ! À propos, Aliocha, jai toujours étonné ta défunte mère, mais dune autre façon. Parfois, après lavoir privée de caresses, je mépanchais devant elle à un moment donné, je tombais à ses genoux en lui baisant les pieds, et je lamenais toujours à un petit rire convulsif, perçant, mais sans éclat. Elle ne riait pas autrement. Je savais que sa crise commençait toujours ainsi, que le lendemain elle crierait comme une possédée, que ce petit rire nexprimait que lapparence dun transport ; mais cétait toujours ça ! On trouve toujours quand on sait sy prendre. Un jour, un certain Béliavski, bellâtre riche, qui lui faisait la cour et fréquentait notre maison, me souffleta en sa présence. Elle, douce comme une agnelle, je crus quelle allait me battre : « Tu as été battu, il ta giflé ! disait-elle, tu me vendais à lui… Comment a-t-il pu se permettre, devant moi ! Garde-toi de reparaître à mes yeux ; cours le provoquer en duel !… » Je la conduisis alors au monastère, où lon fit des prières sur elle pour la calmer, mais, je te le jure devant Dieu, Aliocha, je nai jamais offensé ma petite possédée. Une fois seulement, cétait la première année de notre mariage, elle priait trop, observait strictement les fêtes de la Vierge, et me refusait lentrée de sa chambre. Je vais la guérir de son mysticisme ! pensai-je… « Tu vois, dis-je, cette icône que tu tiens pour miraculeuse ; je lenlève, je vais cracher dessus en ta présence, et je nen serai pas puni ! » Dieu ! Elle va me tuer, me dis-je, mais elle sélança seulement, joignit les mains, cacha son visage, fut prise dun tremblement et sabattit sur le plancher… Aliocha, Aliocha, quas-tu ? quas-tu ? »
Le vieillard se dressa, effrayé. Depuis quon parlait de sa mère, le visage dAliocha saltérait peu à peu ; il rougit, ses yeux étincelèrent, ses lèvres tremblèrent… Le vieil ivrogne navait rien remarqué, jusquau moment où Aliocha eut une crise étrange reproduisant trait pour trait ce quil venait de raconter de la « possédée ». Soudain il se leva de table, exactement comme sa mère, daprès le récit, joignit les mains, sen cacha le visage, saffaissa sur sa chaise, secoué tout entier par une crise dhystérie accompagnée de larmes silencieuses.
« Ivan, Ivan, vite de leau ! Cest tout à fait comme sa mère. Prends de leau dans la louche pour len asperger, comme je le faisais avec elle ; cest à cause de sa mère, à cause de sa mère… murmurait-il à Ivan.
Sa mère était aussi la mienne, je suppose, quen pensez-vous ? » ne put sempêcher de dire Ivan, avec un mépris courroucé.
Son regard étincelant fit tressaillir le vieux, qui, chose bizarre, parut pour un instant perdre de vue que la mère dAliocha était aussi celle dIvan…
« Comment, ta mère ? murmura-t-il sans comprendre. Pourquoi dis-tu cela ? À propos de quelle mère ? Est-ce quelle… Ah ! diable ! cest aussi la tienne ! Eh bien, où avais-je la tête, excuse-moi, mais je croyais, Ivan… Hé, hé, hé ! »
Il sarrêta avec un sourire hébété divrogne. Au même instant, un vacarme retentit dans le vestibule, des cris furieux sélevèrent, la porte souvrit et Dmitri Fiodorovitch fit irruption dans la salle. Le vieillard épouvanté se précipita vers Ivan :
« Il va me tuer ! Ne me livre pas ! » sécria-t-il accroché aux pans de lhabit dIvan.
IX. Les sensuels
Grigori et Smerdiakov accouraient à la suite de Dmitri. Ils avaient lutté avec lui dans le vestibule, pour lempêcher dentrer, conformément aux instructions données par Fiodor Pavlovitch quelques jours auparavant. Profitant de ce que Dmitri sétait arrêté une minute pour sorienter, Grigori fit le tour de la table, ferma les deux battants de la porte du fond, qui conduisait aux chambres intérieures, et se tint devant cette porte, les bras étendus en croix, prêt à en défendre lentrée jusquà son dernier souffle. Ce que voyant, Dmitri rugit plutôt quil ne cria, et se précipita sur Grigori.
« Ainsi elle est là ! Cest là quon la cachée ! Arrière, gredin ! »
Il voulut écarter Grigori, mais celui-ci le repoussa. Fou de rage, Dmitri leva la main et frappa Grigori de toute sa force. Le vieillard saffaissa comme fauché, et Dmitri, enjambant son corps, força la porte. Smerdiakov, pâle et tremblant, était resté à lautre bout de la table, serré contre Fiodor Pavlovitch.
« Elle est ici, cria Dmitri, je viens de la voir se diriger vers la maison, mais je nai pu la rejoindre. Où est-elle ? Où est-elle ? »
Ce cri, « Elle est ici » fit une impression inexplicable sur Fiodor Pavlovitch, toute sa frayeur disparut.
« Arrêtez-le, arrêtez-le ! » glapit-il en se précipitant à la suite de Dmitri.
Cependant Grigori sétait relevé, mais restait encore abasourdi. Ivan et Aliocha coururent pour rattraper leur père. On entendit dans la chambre voisine le fracas dun objet brisé en tombant. Cétait un grand vase de peu de valeur, placé sur un piédestal en marbre que Dmitri avait heurté en passant.
« Au secours ! » hurla le vieux.
Ivan et Aliocha le rejoignirent et le ramenèrent de force dans la salle à manger.
« Pourquoi le poursuivez-vous ? Il serait capable de vous tuer, sécria Ivan avec colère.
Ivan, Aliocha ! Grouchegnka est ici, il dit quil la vue entrer. »
Fiodor Pavlovitch perdait lhaleine. Pour cette fois il nattendait pas Grouchegnka, et la nouvelle imprévue de sa présence troublait sa raison. Il était tout tremblant, il avait comme perdu lesprit.
« Vous avez vu vous-même quelle nest pas venue, cria Ivan.
Mais peut-être par lautre entrée ?
Elle est fermée, cette entrée, et vous en avez la clef… »
Dmitri reparut dans la salle à manger. Naturellement, il avait trouvé, lui aussi, lautre entrée fermée, et cétait bien Fiodor Pavlovitch qui en avait la clef dans sa poche. Toutes les fenêtres étaient également closes ; Grouchegnka navait donc pu ni entrer ni sortir par aucune issue.
« Arrêtez-le, hurla Fiodor Pavlovitch dès quil aperçut Dmitri, il a volé de largent dans ma chambre à coucher ! »
En sarrachant des bras dIvan, il sélança de nouveau sur Dmitri. Celui-ci leva les mains, saisit le vieillard par les deux seules touffes de cheveux qui lui restaient aux tempes, le fit pirouetter, le jeta violemment sur le plancher et lui donna encore deux ou trois coups de talon au visage. Le vieillard poussa un gémissement aigu. Ivan, quoique plus faible que Dmitri, le saisit par les bras et léloigna de leur père. Aliocha, laidant de toutes ses forces, avait empoigné son frère par-devant.
« Tu las tué, dément ! cria Ivan.
Il a ce quil mérite, sexclama Dmitri, haletant. Si je ne lai pas tué, je viendrai lachever. Vous ne le sauverez pas.
Dmitri, hors dici tout de suite ! cria impérieusement Aliocha.
Alexéi, je nai confiance quen toi ; dis-moi si Grouchegnka était ici tout à lheure ou non. Je lai vue moi-même longer la haie et disparaître dans cette direction. Je lai appelée, elle sest enfuie…
Je te jure quelle nétait pas ici, et que personne ne lattendait !
Mais je lai vue… donc elle… Je saurai tout à lheure où elle est… Au revoir, Alexéi ! Pas un mot à Ésope au sujet de largent, mais va tout de suite chez Catherine Ivanovna, et dis-lui : « Il ma ordonné de vous saluer, précisément de vous saluer et resaluer ! Décris-lui la scène. »
Sur ces entrefaites, Ivan et Grigori avaient relevé et installé le vieillard sur un fauteuil. Son visage était ensanglanté, mais il avait sa connaissance. Il lui semblait toujours que Grouchegnka se trouvait quelque part dans la maison. Dmitri lui jeta un regard de haine en sen allant.
« Je ne me repens pas davoir versé ton sang, sexclama-t-il. Prends garde, vieillard, surveille ton rêve, car moi aussi jen ai un. Je te maudis et te renie pour toujours… »
Il sélança hors de la chambre.
« Elle est ici, elle est sûrement ici, râla le vieux dune voix à peine perceptible, en faisant signe à Smerdiakov.
Non, elle nest pas ici, vieillard insensé, cria rageusement Ivan. Bon ! le voilà qui sévanouit ! De leau, une serviette ! Smerdiakov, vite ! »
Smerdiakov courut chercher de leau. Le vieux, une fois déshabillé, fut transporté dans la chambre à coucher et mis au lit. On lui entoura la tête dune serviette mouillée. Affaibli par le cognac, les émotions violentes et les coups, il ferma les yeux et sassoupit dès quil eut la tête sur loreiller. Ivan et Aliocha retournèrent au salon. Smerdiakov emporta les débris du vase brisé, Grigori se tenait près de la table, morne, la tête baissée.
« Tu devrais aussi te mouiller la tête et te coucher, lui dit Aliocha ; mon frère ta frappé violemment à la tête…
Il a osé ! proféra Grigori dun air morne.
Il a « osé » aussi contre son père, fit observer Ivan, la bouche contractée.
Je lai lavé tout petit, et il a levé la main sur moi ! répéta Grigori.
Si je ne lavais pas retenu, il laurait tué. Il nen faut pas beaucoup pour Ésope, murmura Ivan à Aliocha.
Que Dieu le préserve ! sexclama Aliocha.
Pourquoi ? continua Ivan sur le même ton, le visage haineusement contracté. La destinée des reptiles est de se dévorer entre eux ! »
Aliocha frissonna.
« Bien entendu, je ne laisserai pas saccomplir un meurtre. Reste ici, Aliocha, je vais faire les cent pas dans la cour, je commence à avoir mal à la tête. »
Aliocha passa dans la chambre à coucher, et demeura une heure au chevet de son père, derrière le paravent. Soudain, le vieillard ouvrit les yeux et le regarda longtemps en silence, sefforçant de rassembler ses souvenirs. Une agitation extraordinaire se peignit sur son visage.
« Aliocha, chuchota-t-il avec appréhension, où est Ivan ?
Dans la cour ; il a mal à la tête. Il nous garde.
Donne-moi le petit miroir qui est là-bas. »
Aliocha lui tendit un petit miroir ovale, qui se trouvait sur la commode. Le vieillard sy regarda. Le nez avait enflé et sur le front, au-dessus du sourcil gauche, sétalait une ecchymose pourpre.
« Que dit Ivan ? Aliocha, mon cher, mon unique fils, jai peur dIvan ; je le crains plus que lautre. Il ny a que toi dont je nai pas peur.
Ne craignez pas Ivan non plus ; il se fâche, mais il vous défendra.
Aliocha, et lautre ? Il a couru chez Grouchegnka ? Mon ange, dis-moi la vérité : Grouchegnka était-elle ici ?
Personne ne la vue. Cest une illusion, elle nétait pas là !
Sais-tu que Dmitri veut lépouser ?
Elle ne voudra pas de lui.
Non, non, elle ne voudra pas de lui, sécria le vieillard frémissant de joie, comme si on ne pouvait rien lui dire de plus agréable. Dans son enthousiasme, il saisit la main dAliocha et la serra contre son cœur. Des larmes même brillèrent dans ses yeux. Prends cette image de la Vierge dont jai parlé tantôt, reprit-il ; emporte-la avec toi. Et je te permets de retourner au monastère… Je plaisantais, ne te fâche pas. La tête me fait mal, Aliocha… tranquillise-moi, sois mon bon ange, dis-moi la vérité !
Toujours la même idée ? fit tristement Aliocha.
Non, non, je te crois ; mais va chez Grouchegnka ou tâche de la voir ; demande-lui au plus tôt pénètre son secret qui elle préfère : lui ou moi ? Le peux-tu ?
Si je la vois, je lui demanderai, murmura Aliocha confus.
Bon, elle ne te le dira pas, interrompit le vieillard, cest une enfant terrible. Elle commencera par tembrasser en disant que cest toi quelle veut. Elle est fourbe et effrontée ; non, tu ne peux pas aller chez elle.
En effet, mon père, ce ne serait pas convenable.
Où tenvoyait-il, il a crié : « va » en se sauvant ?
Chez Catherine Ivanovna.
Pour lui demander de largent ?
Non, pas pour cela.
Il na pas le sou. Écoute, Aliocha, je réfléchirai pendant la nuit. Va-ten… tu la rencontreras peut-être. Viens me voir demain matin sans faute. Jai quelque chose à te dire. Viendras-tu ?
Oui.
Tu auras lair de passer prendre de mes nouvelles. Ne dis à personne que je tai prié de venir. Pas un mot à Ivan.
Entendu.
Adieu, mon ange. Tu as pris ma défense, tout à lheure, je ne loublierai jamais. Je te dirai un mot demain… mais cela demande réflexion.
Comment vous sentez-vous, maintenant ?
Demain, je serai sur pied, tout à fait rétabli, en parfaite santé !… »
Dans la cour, Aliocha trouva Ivan assis sur un banc, près de la porte cochère ; il notait quelque chose au crayon dans son carnet. Aliocha linforma que le vieillard avait repris connaissance et lui laissait passer la nuit au monastère.
« Aliocha, je serais heureux de te voir demain matin, dit Ivan dun ton aimable auquel Aliocha ne sattendait pas.
Je serai demain chez les dames Khokhlakov, peut-être aussi chez Catherine Ivanovna, si je ne la trouve pas chez elle maintenant.
Tu y vas quand même ? Cest pour « la saluer et la resaluer », dit Ivan en souriant.
Aliocha se troubla.
« Je pense avoir compris les exclamations de Dmitri et un peu ce qui sest passé. Il ta prié daller la voir pour lui dire quil… eh bien… en un mot, pour prendre congé.
Frère, comment ce cauchemar finira-t-il pour Dmitri et notre père ? sexclama Aliocha.
Il est difficile de le deviner. Peut-être que cette affaire tombera à leau. Cette femme est un monstre. En tout cas, il faut que le vieux reste à la maison et que Dmitri ny entre pas.
Frère, permets-moi encore une question. Se peut-il que chacun ait le droit de juger ses semblables, de décider qui est digne de vivre et qui en est indigne ?
Que vient faire ici lappréciation des mérites ? Pour trancher cette question, le cœur humain ne se préoccupe guère des mérites, mais dautres motifs bien plus naturels. Quant au droit, qui donc na pas le droit de souhaiter ?
Pas la mort dautrui.
Et pourquoi pas la mort ? À quoi bon mentir à soi-même, alors que tous vivent ainsi et ne peuvent sans doute vivre autrement. Tu penses à ce que jai dit tout à lheure, que « la destinée des reptiles est de se dévorer entre eux » ? Me crois-tu capable, comme Dmitri, de verser le sang dÉsope, de le tuer, enfin ?
Que dis-tu Ivan ? Jamais cette idée ne mest venue ! Et je ne crois pas que Dmitri…
Merci, dit Ivan en souriant. Sache que je le défendrai toujours. Mais dans ce cas particulier, je laisse le champ libre à mes désirs. À demain. Ne me juge pas, ne me tiens pas pour un scélérat », ajouta-t-il.
Ils se serrèrent les mains plus cordialement quils navaient jamais fait. Aliocha comprit que son frère se rapprochait de lui avec une intention secrète.
X. Les deux ensemble
Aliocha sortit de chez son père plus abattu quà son arrivée. Ses idées étaient fragmentaires, confuses ; lui-même se rendait compte quil craignait de les rassembler, de tirer une conclusion générale des contradictions douloureuses dont cette journée était faite. Il éprouvait un sentiment voisin du désespoir, ce qui ne lui était jamais arrivé. Une question dominait les autres, fatale et insoluble : quadviendrait-il de son père et de Dmitri, en présence de cette femme redoutable ? Il les avait vus aux prises. Le seul vraiment malheureux, cétait son frère Dmitri ; la fatalité le guettait. Dautres se trouvaient mêlés à tout cela, et peut-être davantage que ne le croyait Aliocha auparavant. Il y avait là une sorte dénigme. Ivan lui avait fait des avances, attendues depuis longtemps, et maintenant il en éprouvait une appréhension. Autre bizarrerie : alors que tantôt il se rendait chez Catherine Ivanovna dans un trouble extraordinaire, il nen ressentait à présent aucun ; il se hâtait même, comme sil attendait delle une indication. Pourtant, la commission était encore plus pénible à faire : la question des trois mille roubles était réglée, et Dmitri, se sentant déshonoré définitivement, tomberait de plus en plus bas. En outre, Aliocha devait narrer à Catherine Ivanovna la scène qui venait de se dérouler chez son père.
Il était sept heures et la nuit tombait lorsque Aliocha arriva chez Catherine Ivanovna, qui habitait une confortable maison dans la Grand-Rue. Il savait quelle vivait avec deux tantes. Lune, la tante de sa sœur Agathe, était cette personne silencieuse qui avait pris soin delle après sa sortie de pension. Lautre était une dame de Moscou, fort digne, mais sans fortune. Toutes deux se soumettaient en tout à Catherine Ivanovna et ne demeuraient auprès delle que pour le décorum. Catherine Ivanovna ne dépendait que de sa bienfaitrice, la générale, que sa santé retenait à Moscou et à qui elle était dans lobligation décrire deux fois par semaine des lettres très détaillées.
Lorsque Aliocha, dans le vestibule, se fit annoncer par la femme de chambre qui lui avait ouvert, il lui parut évident quon connaissait déjà au salon son arrivée (peut-être lavait-on aperçu de la fenêtre) ; toujours est-il quil entendit du bruit, des pas précipités résonnèrent avec un frou-frou de robes, deux ou trois femmes avaient dû séchapper. Aliocha trouva étrange que son arrivée produisît une telle agitation. On le fit entrer aussitôt au salon, une grande pièce meublée avec élégance, qui navait rien de provincial : des canapés et des chaises longues, des tables et des guéridons, des tableaux aux murs, des vases et des lampes, beaucoup de fleurs, jusquà un aquarium près de la fenêtre. Le crépuscule assombrissait la chambre. Aliocha aperçut sur un canapé une mantille de soie abandonnée, et sur la table en face, deux tasses où il restait du chocolat, des biscuits, une coupe de cristal avec des raisins secs, une autre avec des bonbons. En voyant cette collation, Aliocha devina quil y avait des invités et fronça les sourcils. Mais aussitôt la portière se souleva, et Catherine Ivanovna entra dun pas rapide, en lui tendant les deux mains avec un joyeux sourire. En même temps, une servante apporta et posa sur la table deux bougies allumées.
« Dieu soit loué, vous voilà enfin ! Toute la journée jai prié Dieu pour que vous veniez ! Asseyez-vous. »
La beauté de Catherine Ivanovna avait déjà frappé Aliocha, trois semaines auparavant, quand Dmitri lavait conduit chez elle pour le présenter, car elle désirait beaucoup faire sa connaissance. Ils navaient guère causé lors de cette entrevue : croyant Aliocha fort gêné, Catherine Ivanovna voulut le mettre à laise et conversa tout le temps avec Dmitri. Aliocha avait gardé le silence, mais observé bien des choses. Le maintien noble, laisance fière, lassurance de la hautaine jeune fille le frappèrent. Ses grands yeux noirs brillants lui parurent en parfaite harmonie avec la pâleur mate de son visage ovale. Mais ses yeux, ses lèvres tremblantes, si capables quils fussent dexciter lamour de son frère, ne pourraient peut-être pas le retenir longtemps. Il sen ouvrit presque à Dmitri, lorsque celui-ci, après la visite, insista, le suppliant de ne pas cacher limpression que lui avait produite sa fiancée.
« Tu seras heureux avec elle, mais peut-être pas dun bonheur calme.
Frère, ces femmes demeurent pareilles à elles-mêmes ; elles ne se résignent pas devant la destinée. Ainsi, tu penses que je ne laimerai pas toujours ?
Non, tu laimeras toujours, sans doute, mais tu ne seras peut-être pas toujours heureux avec elle… »
Aliocha exprima cette opinion en rougissant, dépité davoir, pour céder aux prières de son frère, formulé des idées aussi « sottes », car aussitôt émise, son opinion lui parut à lui-même fort sotte. Et il eut honte de sêtre exprimé si catégoriquement sur une femme.
Sa surprise fut dautant plus grande en sentant, au premier regard jeté maintenant sur Catherine Ivanovna, quil sétait peut-être trompé dans son jugement. Cette fois-ci, le visage de la jeune fille rayonnait dune bonté ingénue, dune sincérité ardente. De la « fierté », de la « hauteur » qui avaient alors tant frappé Aliocha, il ne restait quune noble énergie, une confiance sereine en soi-même. Au premier regard, aux premières paroles, Aliocha comprit que le tragique de sa situation à légard de lhomme quelle aimait tant ne lui échappait point et que, peut-être, elle savait déjà tout. Néanmoins, son visage radieux exprimait la foi en lavenir. Aliocha se sentit coupable envers elle, vaincu et captivé tout ensemble. En outre, il remarqua, à ses premières paroles, quelle se trouvait dans une violente agitation, peut-être insolite chez elle, et qui confinait même à lexaltation.
« Je vous attendais, car cest de vous seul, à présent, que je puis savoir toute la vérité.
Je suis venu… bredouilla Aliocha, je… il ma envoyé.
Ah ! il vous a envoyé ; eh bien, je le pressentais ! Maintenant, je sais tout, tout ! dit Catherine Ivanovna, les yeux étincelants. Attendez, Alexéi Fiodorovitch, je vais vous dire pourquoi je désirais tant vous voir. Jen sais peut-être plus long que vous-même ; ce ne sont pas des nouvelles que je réclame de vous. Je veux connaître votre dernière impression sur Dmitri, je veux que vous me racontiez le plus franchement, le plus grossièrement que vous pourrez (oh ! ne vous gênez pas), ce que vous pensez de lui maintenant et de sa situation après votre entrevue daujourdhui. Cela vaudra peut-être mieux quune explication entre nous deux, puisquil ne veut plus venir me voir. Avez-vous compris ce que jattends de vous ? Maintenant, pour quelle raison vous a-t-il envoyé ; parlez franchement, ne mâchez pas les mots !…
Il ma chargé de vous… saluer, de vous dire quil ne viendrait plus jamais et de vous saluer.
Saluer ? Il a dit comme ça, cest ainsi quil sest exprimé ?
Oui.
Il sest peut-être trompé, par hasard, et na pas employé le mot quil fallait ?
Non, il a insisté précisément pour que je vous répète ce mot « saluer ». Il me la recommandé trois fois. »
Le sang monta au visage de Catherine Ivanovna.
« Aidez-moi, Alexéi Fiodorovitch, jai maintenant besoin de vous. Voici ma pensée, dites-moi si jai tort ou raison : sil vous avait chargé de me saluer à la légère, sans insister sur la transmission du mot, sans le souligner, tout serait fini. Mais sil a appuyé particulièrement sur ce terme, sil vous a enjoint de me transmettre ce salut, cest quil était surexcité, hors de lui peut-être. La décision quil a prise laura effrayé lui-même ! Il ne ma pas quittée avec assurance, il a dégringolé la pente. Le soulignement de ce mot a le sens dune bravade…
Cest cela, cest cela, affirma Aliocha ; jai la même impression que vous.
Dans ce cas, tout nest pas perdu ! Il nest que désespéré, je puis encore le sauver. Ne vous a-t-il pas parlé dargent, de trois mille roubles ?
Non seulement il men a parlé, mais cest peut-être ce qui laccablait le plus. Il dit que tout lui est devenu indifférent depuis quil a perdu son honneur, répondit Aliocha qui se sentait renaître à lespérance en entrevoyant la possibilité de sauver son frère. Mais savez-vous… ce qui en est de cet argent ? ajouta-t-il, et il demeura court.
Je suis fixée depuis longtemps. Jai télégraphié à Moscou où lon navait rien reçu. Il na pas envoyé largent, mais je me suis tue. Jai appris la semaine dernière quil était à court… Je nai quun but, en tout ceci, cest quil sache à qui sadresser et où trouver lamitié la plus fidèle. Mais il ne veut pas croire que son plus fidèle ami, cest moi ; il ne considère que la femme en moi. Je me suis tourmentée toute la semaine : comment faire pour quil ne rougisse pas devant moi davoir gaspillé ces trois mille roubles ? Quil ait honte devant tous, et vis-à-vis de lui-même, mais pas devant moi ! Comment ignore-t-il jusquà maintenant tout ce que je puis endurer pour lui ? Comment peut-il me méconnaître, après tout ce qui sest passé ? Je veux le sauver pour toujours. Quil cesse de voir en moi sa fiancée ! Il craint pour son honneur vis-à-vis de moi ? Mais il na pas craint de souvrir à vous, Alexéi Fiodorovitch. Pourquoi nai-je pas encore mérité sa confiance ? »
Des larmes lui vinrent aux yeux tandis quelle prononçait ces derniers mots.
« Je dois vous dire, reprit Aliocha dune voix tremblante, quil vient davoir une scène terrible avec mon père. Et il raconta tout : comment Dmitri lavait envoyé demander de largent, puis avait fait irruption dans la maison, battu Fiodor Pavlovitch, et, là-dessus, recommandé avec insistance à Aliocha daller la « saluer » … Il est allé chez cette femme… ajouta tout bas Aliocha.
Vous pensez que je ne supporterai pas sa liaison avec cette femme ? Il le pense aussi, mais il ne lépousera pas, déclara-t-elle avec un rire nerveux. Un Karamazov peut-il brûler dune ardeur éternelle ? Cest un emballement, ce nest pas de lamour. Il ne lépousera pas, car elle ne voudra pas de lui, dit-elle avec le même rire étrange.
Il lépousera peut-être, dit tristement Aliocha, les yeux baissés.
Il ne lépousera pas, vous dis-je ! Cette jeune fille est un ange ! Le savez-vous, le savez-vous ? sexclama Catherine Ivanovna avec une chaleur extraordinaire. Cest la plus fantastique des créatures. Elle est séduisante, assurément, mais elle a un caractère noble et bon. Pourquoi me regardez-vous ainsi, Alexéi Fiodorovitch ? Mes paroles vous étonnent, vous ne me croyez pas ? Agraféna Alexandrovna, mon ange, cria-t-elle soudain, les yeux tournés vers la pièce voisine, venez ici, ce gentil garçon est au courant de toutes nos affaires, montrez-vous donc !
Je nattendais que votre appel », fit une voix douce et même doucereuse.
La portière se souleva et… Grouchegnka en personne, rieuse, joyeuse, apparut. Aliocha éprouva une commotion ; les yeux fixés sur cette apparition il ne pouvait sen détacher. « La voilà donc, se disait-il, cette femme redoutable, « ce monstre », comme Ivan la appelée il y a une demi-heure ! » Pourtant il avait devant lui lêtre le plus ordinaire, le plus simple à première vue, une femme charmante et bonne, jolie, certes, mais ressemblant à toutes les jolies femmes « ordinaires ». À vrai dire, elle était même belle, fort belle, une beauté russe, celle qui suscite tant de passions. La taille assez élevée, sans égaler pourtant Catherine Ivanovna, qui était très grande, forte, avec des mouvements doux et silencieux, comme alanguis dans une douceur en accord avec sa voix. Elle savança, non pas comme Catherine Ivanovna, dun pas ferme et assuré, mais sans bruit. On ne lentendait pas marcher. Elle senfonça dans un fauteuil, avec un bruissement doux de son élégante robe en soie noire, recouvrit frileusement dun châle de laine son cou blanc comme neige et ses larges épaules. Son visage indiquait juste son âge : vingt-deux ans. Sa peau était très blanche, avec un teint à reflets rose pâle, lovale du visage un peu large, la mâchoire inférieure un peu saillante, la lèvre supérieure était mince, celle de dessous qui avançait, deux fois plus forte et comme enflée ; une magnifique chevelure châtain très abondante, des sourcils sombres, dadmirables yeux gris dazur aux longs cils : le plus indifférent, le plus distrait des hommes, égaré dans la foule, à la promenade, neût pas manqué de sarrêter devant ce visage et de se le rappeler longtemps. Ce qui frappa le plus Aliocha, ce fut son expression enfantine et ingénue. Elle avait un regard et des joies denfant, elle sétait approchée de la table vraiment « réjouie », comme si elle attendait quelque chose, curieuse et impatiente. Son regard égayait lâme. Aliocha le sentait. Il y avait encore en elle un je ne sais quoi dont il naurait pu ou su rendre compte, mais quil sentait peut-être inconsciemment, cette mollesse des mouvements, cette légèreté féline de son corps, pourtant puissant et gras. Son châle dessinait des épaules pleines, une ferme poitrine de toute jeune femme. Ce corps promettait peut-être les formes de la Vénus de Milo, mais dans des proportions que lon devinait quelque peu outrées. En examinant Grouchegnka, des connaisseurs de la beauté russe auraient prédit avec certitude quà lapproche de la trentaine, cette beauté si fraîche encore perdrait son harmonie ; le visage sempâterait ; des rides se formeraient rapidement sur le front et autour des yeux ; le teint se flétrirait, sempourprerait peut-être ; bref, cétait la beauté du diable, beauté éphémère, si fréquente chez la femme russe. Aliocha, bien entendu, ne pensait pas à ces choses, mais, quoique sous le charme, il se demandait avec malaise et comme à regret : « Pourquoi traîne-t-elle ainsi les mots et ne peut-elle parler naturellement ? » Grouchegnka trouvait sans doute de la beauté dans ce grasseyement et ces intonations chantantes. Ce nétait quune habitude de mauvais ton, indice dune éducation inférieure, dune fausse notion des convenances. Néanmoins, ce parler affecté semblait à Aliocha presque incompatible avec cette expression ingénue et radieuse, ce rayonnement des yeux riant dune joie de bébé.
Catherine Ivanovna la fit asseoir en face dAliocha et baisa à plusieurs reprises les lèvres souriantes de cette femme dont elle semblait sêtre amourachée.
« Cest la première fois que nous nous voyons, Alexéi Fiodorovitch, dit-elle ravie. Je voulais la connaître, la voir, aller chez elle, mais elle est venue elle-même à mon premier appel. Jétais sûre que nous arrangerions tout. Mon cœur le pressentait… On mavait priée de renoncer à cette démarche, mais jen prévoyais lissue, et je ne me suis pas trompée. Grouchegnka ma expliqué toutes ses intentions ; elle est venue comme un bon ange mapporter la paix et la joie…
Vous ne mavez pas dédaignée, chère mademoiselle, dit Grouchegnka dune voix traînante, avec son doux sourire.
Gardez-vous de me dire de telles paroles, charmante magicienne ! Vous dédaigner ? Je vais encore embrasser votre jolie lèvre. Elle a lair enflée et voilà qui la fera enfler encore… Voyez comme elle rit, Alexéi Fiodorovitch ; cest une joie pour le cœur de regarder cet ange… »
Aliocha rougissait et frissonnait légèrement.
« Vous me choyez, chère mademoiselle, mais je ne mérite peut-être pas vos caresses.
Elle ne les mérite pas ! sexclama avec la même chaleur Catherine Ivanovna. Sachez, Alexéi Fiodorovitch, que nous sommes une tête fantasque, indépendante, mais un cœur fier, oh ! très fier ! nous sommes noble et généreuse, Alexéi Fiodorovitch, le saviez-vous ? Nous navons été que malheureuse, trop prête à nous sacrifier à un homme peut-être indigne ou léger. Nous avons aimé un officier, nous lui avons tout donné, il y a longtemps de cela, cinq ans, et il nous a oubliée, il sest marié. Devenu veuf, il a écrit, il est en route, cest lui seul, sachez-le, que nous aimons et que nous avons toujours aimé ! Il arrive, et de nouveau Grouchegnka sera heureuse, après avoir souffert pendant cinq ans. Que peut-on lui reprocher, qui peut se vanter de ses bonnes grâces ? Ce vieux marchand impotent mais cétait plutôt un père, un ami, un protecteur ; il nous a trouvée désespérée, tourmentée, abandonnée… Car elle voulait se noyer, ce vieillard la sauvée, il la sauvée !
Vous me défendez par trop chaleureusement, chère mademoiselle, vous allez un peu loin, traîna de nouveau Grouchegnka.
Je vous défends ! Est-ce à moi de vous défendre, et avez-vous besoin de lêtre ? Grouchegnka, mon ange, donnez-moi votre main ; regardez cette petite main potelée, cette délicieuse main, Alexéi Fiodorovitch ; la voyez-vous, cest elle qui ma apporté le bonheur, qui ma ressuscitée, je vais la baiser des deux côtés… Et voilà, et voilà. »
Elle embrassa trois fois, comme transportée, la main vraiment charmante, peut-être trop potelée, de Grouchegnka. Celle-ci se laissait faire, avec un rire nerveux et sonore ; tout en observant la « chère demoiselle » … « Peut-être sexalte-t-elle trop », pensa Aliocha. Il rougit, son cœur nétait pas tranquille.
« Vous voulez me faire rougir, chère mademoiselle, en baisant ma main devant Alexéi Fiodorovitch.
Moi, vous faire rougir ? proféra Catherine Ivanovna un peu étonnée. Ah ! ma chère, que vous me comprenez mal !
Mais peut-être ne me comprenez-vous pas non plus, chère mademoiselle. Je suis pire que je ne vous parais. Jai mauvais cœur, je suis capricieuse. Cest uniquement pour me moquer du pauvre Dmitri Fiodorovitch que jai fait sa conquête.
Mais vous allez maintenant le sauver, vous me lavez promis. Vous lui ferez comprendre, vous lui révélerez que depuis longtemps vous en aimez un autre prêt à vous épouser…
Mais non, je ne vous ai rien promis de pareil. Cest vous qui avez dit tout cela, et pas moi.
Je vous ai donc mal comprise, murmura Catherine Ivanovna, qui pâlit légèrement. Vous mavez promis…
Ah ! non, angélique demoiselle, je ne vous ai rien promis, interrompit Grouchegnka avec la même expression gaie, paisible, innocente. Voyez, digne mademoiselle, comme je suis mauvaise et volontaire. Ce qui me plaît, je le fais ; tout à lheure, je vous ai peut-être fait une promesse, et maintenant je me dis « si Mitia allait me plaire de nouveau », car une fois déjà il ma plu presque une heure. Peut-être vais-je aller lui dire de demeurer chez moi à partir daujourdhui… Voyez comme je suis inconstante…
Tout à lheure vous parliez autrement… murmura Catherine Ivanovna.
Oui ! Mais jai le cœur tendre, je suis sotte ! Rien quà penser à tout ce quil a enduré pour moi, si, de retour chez moi, jai pitié de lui, quarrivera-t-il ?
Je ne mattendais pas…
Oh ! mademoiselle, que vous êtes bonne et noble à côté de moi. Et peut-être, maintenant, allez-vous cesser de maimer en voyant mon caractère, demanda-t-elle tendrement, et elle prit avec respect la main de Catherine Ivanovna. Je vais baiser votre main, chère mademoiselle, comme vous avez fait de la mienne. Vous mavez donné trois baisers, je vous en devrais bien trois cents pour être quitte. Il en sera ainsi, et après à la grâce de Dieu ; peut-être serai-je votre esclave et voudrai-je vous complaire en tout, quil en soit ce que Dieu voudra, sans aucunes conventions ni promesses. Donnez-moi votre main, votre jolie main, chère mademoiselle, belle entre toutes ! »
Elle porta doucement cette main à ses lèvres, dans létrange dessein de « sacquitter » des baisers reçus. Catherine Ivanovna ne retira pas sa main. Elle avait écouté avec un timide espoir la dernière promesse de Grouchegnka, si étrangement exprimée fût-elle, de lui « complaire aveuglément » ; elle la regardait avec anxiété dans les yeux ; elle y voyait la même expression ingénue et confiante, la même gaieté sereine… « Elle est peut-être trop naïve ! » se dit Catherine Ivanovna dans une lueur despoir. Cependant Grouchegnka, charmée de cette « jolie petite main », la portait lentement à ses lèvres. Elle y touchait presque, lorsquelle la retint pour réfléchir.
« Savez-vous, mon ange, traîna-t-elle de sa voix la plus doucereuse, tout compte fait, je ne vous baiserai pas la main. Et elle eut un petit rire gai.
Comme vous voudrez… Quavez-vous ? tressaillit Catherine Ivanovna.
Souvenez-vous de ceci : vous avez baisé ma main, mais moi je nai pas baisé la vôtre. »
Une lueur brilla dans ses yeux. Elle fixait obstinément Catherine Ivanovna.
« Insolente ! » proféra celle-ci, qui commençait à comprendre. Elle se leva vivement, en proie à la colère.
Sans se hâter, Grouchegnka en fit autant.
« Je vais raconter à Mitia que vous mavez baisé la main, mais que je nai pas voulu baiser la vôtre. Cela le fera bien rire.
Hors dici, coquine !
Ah ! quelle honte ! Une demoiselle comme vous ne devrait pas employer de pareils mots.
Hors dici, fille vendue ! hurla Catherine Ivanovna. Tout son visage convulsé tremblait.
Vendue, soit. Vous-même, ma belle, vous alliez le soir chercher fortune chez des jeunes gens et trafiquer de vos charmes ; je sais tout. »
Catherine Ivanovna poussa un cri, voulut se jeter sur elle, mais Aliocha la retint de toutes ses forces.
« Ne bougez pas, ne lui répondez rien, elle partira delle-même. »
Les deux parents de Catherine Ivanovna et la femme de chambre accoururent à son cri. Elles se précipitèrent vers elle.
« Eh bien, je men vais, déclara Grouchegnka en prenant sa mantille sur le divan. Aliocha, mon chéri, accompagne-moi !
Allez-vous-en plus vite, implora Aliocha les mains jointes.
Aliocha chéri, accompagne-moi. En route je te dirai quelque chose qui te fera plaisir. Cest pour toi, Aliocha, que jai joué cette scène. Viens, mon cher, tu ne le regretteras pas. »
Aliocha se détourna en se tordant les mains. Grouchegnka senfuit dans un rire sonore.
Catherine Ivanovna eut une attaque de nerfs ; elle sanglotait, des spasmes létouffaient. On sempressait autour delle.
« Je vous avais prévenue, lui dit laînée des tantes. Vous êtes trop vive… Peut-on risquer pareille démarche ! Vous ne connaissez pas ces créatures, et on dit de celle-ci que cest la pire de toutes… Vous nen faites quà votre tête !
Cest une tigresse ! vociféra Catherine Ivanovna. Pourquoi mavez-vous retenue, Alexéi Fiodorovitch, je laurais battue, battue. »
Elle était incapable de se contenir devant Alexéi, peut-être ne le voulait-elle pas.
« Elle mériterait dêtre fouettée en public, de la main du bourreau. »
Alexéi se rapprocha de la porte.
« Oh ! mon Dieu, sécria Catherine Ivanovna en joignant les mains, mais lui ! Il a pu être si déloyal, si inhumain ! Car cest lui qui a raconté à cette créature ce qui sest passé en ce jour fatal et à jamais maudit ! « Vous alliez trafiquer de vos charmes, ma belle ! » Elle sait tout. Votre frère est un gredin, Alexéi Fiodorovitch ! »
Aliocha voulut dire quelque chose, mais il ne trouva pas un mot ; son cœur se serrait à lui faire mal.
« Allez-vous-en, Alexéi Fiodorovitch ! Jai honte, cest affreux ! Demain… Je vous en prie à genoux, venez demain. Ne me jugez pas, pardonnez-moi, je ne sais pas de quoi je suis capable ! »
Aliocha sortit en chancelant. Il aurait voulu pleurer comme elle ; soudain la femme de chambre le rattrapa.
« Mademoiselle a oublié de vous remettre cette lettre de Mme Khokhlakov ; elle lavait depuis le dîner. »
Aliocha prit la petite enveloppe rose et la glissa presque inconsciemment dans sa poche.
XI. Encore une réputation perdue
De la ville au monastère, il ny avait guère plus dune verste. Aliocha marchait rapidement sur la route, déserte à cette heure. Il faisait presque nuit et il était difficile, à trente pas, de distinguer les objets. À mi-chemin, au centre dun carrefour, sélevait une silhouette. À peine Aliocha était-il arrivé à cet endroit que la silhouette se détacha de larbre et se jeta sur lui en criant :
« La bourse ou la vie !
Comment, cest toi, Mitia ! sexclama Aliocha fortement ému.
Ha, ha ! tu ne ty attendais pas ? Je me demandais où tattendre. Près de sa maison ? Il y a trois chemins qui partent de là et je pouvais te manquer. Jai eu lidée enfin dattendre ici, car tu devais nécessairement y passer, il ny a pas dautre route pour aller au monastère. Eh bien, dis-moi la vérité, écrase-moi comme un cafard… Quas-tu donc ?
Ce nest rien, frère, cest la peur. Ah ! Dmitri ! Tantôt, ce sang de notre père… (Aliocha se mit à pleurer, il en avait envie depuis longtemps, il lui semblait que quelque chose se déchirait en lui.) Tu las presque tué, tu las maudit… Et voilà que maintenant… Tu plaisantes…
Ah oui ! Cest indécent ? Cela ne convient pas à la situation ?
Non, je disais ça…
Attends, regarde cette nuit sombre, ces nuages, ce vent qui sest levé. Caché sous le saule, je tattendais et tout à coup je me suis dit (jen prends Dieu à témoin) : « À quoi bon souffrir encore, pourquoi attendre ? Voilà un saule, jai mon mouchoir et ma chemise, la corde sera bientôt tressée, avec mes bretelles par-dessus le marché… Je men vais débarrasser la terre de ma présence ! » Et soudain je tentends marcher. Seigneur, ce fut comme si un rayon descendait sur moi ! « Il y a pourtant un homme que jaime ; le voici, ce petit homme, mon cher petit frère que jaime plus que tout au monde et que jaime uniquement ! » Si vive était mon affection, à cette minute, que je songeai à me jeter à ton cou ! Mais il me vient une idée stupide : « pour le divertir, je vais lui faire peur » et jai crié comme un imbécile : « La bourse ou la vie ! » Pardonne ma sottise ; cest absurde, mais au fond de lâme, je suis convenable… Eh bien, parle, que sest-il passé là-bas ? Qua-t-elle dit ? Écrase-moi, frappe-moi, ne me ménage pas ! Elle est exaspérée ?
Non… ce nest pas du tout cela, Mitia. Je les ai rencontrées toutes deux.
Qui cela, toutes deux ?
Grouchegnka était chez Catherine Ivanovna. »
Dmitri demeura stupide.
« Cest impossible ! sécria-t-il. Tu divagues ! Grouchegnka chez elle ? »
En un récit dépourvu dart, mais non de clarté, Aliocha exposa lessentiel de ce qui sétait passé en y joignant ses propres impressions. Son frère lécoutait en silence, le fixant dun air impassible, mais Aliocha voyait clairement quil avait déjà tout compris, élucidé toute laffaire. À mesure que le récit avançait, son visage se faisait presque menaçant. Il fronçait le sourcil, les dents serrées, le regard encore plus fixe, plus terrible dans son obstination… Le changement subit qui sopéra sur ses traits courroucés nen fut que plus inattendu ; ses lèvres crispées se détendirent, et il éclata dun rire franc, irrésistible, qui pendant un bon moment lempêcha de parler.
« Ainsi, elle ne lui a pas baisé la main ! Elle sest sauvée sans lui baiser la main ! sécria-t-il dans un transport maladif, quon eût pu qualifier dimpudent sil neût pas été si ingénu.
Et lautre la appelée tigresse ? Cen est bien une ! Elle devrait monter sur léchafaud ? Certainement, cest mon opinion de longue date. Mais avant tout, frère, il faut recouvrer la santé. Elle est tout entière dans ce baisement de main, cette créature infernale, cette princesse, cette reine de toutes les furies ! De quoi enthousiasmer à sa manière ! Elle est partie chez elle ? À linstant je… jy cours ! Aliocha, ne maccuse pas, je conviens que ce serait peu de létouffer…
Et Catherine Ivanovna ? dit tristement Aliocha.
Celle-là aussi je la comprends, et mieux que jamais ! Cest la découverte des quatre parties du monde, des cinq, veux-je dire ! Oser pareille démarche ! Cest bien la même Katineka, la pensionnaire qui na pas craint daller trouver un officier malappris, dans le noble dessein de sauver son père, au risque de subir le pire des affronts. Toujours la fierté, la soif du danger, le défi à la destinée, poussés jusquaux dernières limites ! Sa tante, dis-tu, voulait len empêcher ? Cest une femme despotique, la sœur de cette générale de Moscou ; elle faisait beaucoup dembarras, mais son mari a été convaincu de malversations, il a tout perdu, et sa fière épouse a dû baisser le ton. Ainsi, elle retenait Katia, mais celle-ci ne la pas écoutée. « Je puis tout vaincre, tout mest soumis, jensorcellerai Grouchegnka si je veux ! » Elle le croyait bien sûr et elle a forcé ses talents ; à qui la faute ? Tu penses que cest à dessein quelle a baisé la première la main de Grouchegnka, par calcul et par ruse ? Non, elle sest éprise pour de bon de Grouchegnka, cest-à-dire pas delle, mais de son rêve, de son désir, tout simplement parce que ce rêve, ce désir étaient les siens ! Aliocha, comment as-tu échappé à de pareilles femmes ? Tu tes sauvé en retroussant ton froc, hein ? Ha ! Ha !
Frère, tu nas pas songé, je crois, à loffense que tu as faite à Catherine Ivanovna en racontant à Grouchegnka sa visite chez toi ; celle-ci lui a jeté à la face qu« elle allait furtivement trafiquer de ses charmes ». Y a-t-il une pire injure, frère ? »
Lidée que son frère se réjouissait de lhumiliation de Catherine Ivanovna tourmentait Aliocha, quoique bien à tort, évidemment.
« Ah bah ! fit Dmitri en fronçant les sourcils et en se frappant le front. Il venait seulement dy prendre garde, bien quAliocha eût tout raconté à la fois, linjure et le cri de Catherine Ivanovna : « Votre frère est un gredin ! » Oui, en effet, jai dû parler à Grouchegnka de « ce jour fatal », comme dit Katia. Vraiment, je le lui ai raconté, je me rappelle ! Cétait à Mokroïé, pendant que les tziganes chantaient ; jétais ivre… Mais alors je sanglotais, je priais à genoux devant limage de Katia. Grouchegnka me comprenait, elle pleurait même… Pouvait-il en aller autrement ? Alors elle pleurait, à présent « elle enfonce un poignard dans le cœur ». Voilà bien les femmes ! »
Il se mit à réfléchir, la tête baissée.
« Oui, je suis un véritable gredin, proféra-t-il soudain dune voix morne. Le fait davoir pleuré ne change rien à laffaire. Dis-lui que jaccepte cette appellation, si cela peut la consoler. Eh bien, en voilà assez, à quoi bon bavarder ! Ce nest pas gai. Suivons chacun notre route. Je ne veux plus te revoir avant le dernier moment. Adieu, Alexéi ! »
Il serra fortement la main de son frère et, sans relever la tête, tel quun évadé, il se dirigea à grands pas vers la ville. Aliocha le suivit du regard, ne pouvant croire quil fût parti tout à fait. En effet il rebroussa chemin.
« Attends, Alexéi, encore un aveu, pour toi seul ! Regarde-moi bien en face : ici, vois-tu, ici une infamie exécrable se prépare. (En disant ici, Dmitri se frappait la poitrine dun air étrange, comme si linfamie était en dépôt dans sa poitrine ou suspendue à son cou.) Tu me connais déjà comme un gredin avéré. Mais, sache-le, quoi que jaie fait, quoi que je puisse faire à lavenir, rien négale en bassesse linfamie que je porte maintenant dans ma poitrine, et que je pourrais réprimer, mais je ne le ferai pas, sache-le. Jaime mieux la commettre. Je tai tout raconté tantôt, hormis cela, je nen avais pas le courage ! Je puis encore marrêter et, de la sorte, recouvrer demain la moitié de mon honneur, mais je ny renoncerai pas, jaccomplirai mon noir dessein, tu pourras témoigner que jen parle à lavance et sciemment ! Perdition et ténèbres ! Inutile de texpliquer, tu lapprendras en son temps. La fange est une furie ! Adieu. Ne prie pas pour moi, je nen suis pas digne et je nai besoin daucune prière… Ôte-toi de mon chemin !… »
Et il séloigna, cette fois, définitivement. Aliocha sen alla au monastère. « Comment, je ne le verrai plus ! quest-ce quil raconte ? » Cela lui parut bizarre : « Il faudra que je me mette demain à sa recherche, que veut-il dire ? »
Il contourna le monastère et alla droit à lermitage à travers le bois de pins. On lui ouvrit, bien quon ne laissât entrer personne à cette heure. Il entra dans la cellule du starets le cœur palpitant. « Pourquoi était-il parti ? Pourquoi lavait-on envoyé dans le monde ? Ici, la paix, la sainteté, là-bas, le trouble, les ténèbres dans lesquelles on ségare… »
Dans la cellule se trouvaient le novice Porphyre et un religieux, le Père Païsius, qui était venu toutes les heures prendre des nouvelles du Père Zosime, dont létat empirait, comme lapprit Aliocha avec effroi. Lentretien du soir navait pu avoir lieu. Dordinaire, après loffice, la communauté, avant de se livrer au repos, se réunissait dans la cellule du starets ; chacun lui confessait tout haut ses transgressions de la journée, les rêves coupables, les tentations, même les querelles entre moines, sil y en avait eu ; daucuns se confessaient à genoux. Le starets absolvait, apaisait, enseignait, imposait des pénitences, bénissait et congédiait. Cest contre ces « confessions » fraternelles que sélevaient les adversaires du starets ; ils y voyaient une profanation de la confession, en tant que sacrement, presque un sacrilège, bien que ce fût en réalité tout autre chose. On représentait même à lautorité diocésaine que, loin datteindre leur but, ces réunions étaient une source de péchés, de tentations. Beaucoup, parmi la communauté, répugnaient à aller chez le starets et sy rendaient malgré eux, afin de ne point passer pour fiers et révoltés en esprit. On racontait que certains moines sentendaient entre eux à lavance : « Je dirai que je me suis fâché contre toi ce matin, tu le confirmeras », cela afin davoir quelque chose à dire et de se tirer daffaire. Aliocha savait que parfois les choses se passaient ainsi. Il savait également que certains sindignaient fort de lusage daprès lequel les lettres mêmes des parents, reçues par les solitaires, étaient portées dabord au starets, pour quil les décachetât et les lût avant leurs destinataires. Bien entendu, ces pratiques étaient censées saccomplir librement, sincèrement, à des fins dédification, de soumission volontaire ; en fait, elles nétaient pas exemptes dune certaine hypocrisie. Mais les plus religieux, les plus âgés, les plus expérimentés persistaient dans leur idée, estimant que « ceux qui avaient franchi lenceinte pour faire sincèrement leur salut trouvaient dans cette obéissance et cette abdication deux-mêmes un profit des plus salutaires ; que ceux au contraire qui murmuraient navaient pas la vocation et auraient mieux fait de demeurer dans le monde ».
« Il saffaiblit, il somnole, murmura le Père Païsius à loreille dAliocha. On a de la peine à le réveiller. À quoi bon dailleurs ? Il sest réveillé pour cinq minutes et a demandé quon transmît sa bénédiction à la communauté, dont il réclame les prières. Demain matin, il a lintention de communier de nouveau. Il sest souvenu de toi, Alexéi, il a demandé où tu étais, on lui a dit que tu étais parti à la ville. « Ma bénédiction ly accompagne ; sa place est là-bas et non ici. » Tu es lobjet de son amour et de sa sollicitude, comprends-tu cet honneur ? Mais pourquoi tassigne-t-il un stage dans le monde ? Cest quil pressent quelque chose dans ta destinée ! Si tu retournes dans le monde, cest pour remplir une tâche imposée par ton starets, comprends-le, Alexéi, et non pour te livrer à la vaine agitation et aux œuvres du siècle… »
Le Père Païsius sortit. Alexéi ne doutait pas que la fin du starets ne fût proche, bien quil pût vivre encore un jour ou deux. Il se jura, malgré les engagements pris envers son père, les dames Khokhlakov, son frère, Catherine Ivanovna, de ne pas quitter le monastère jusquau dernier moment du starets. Son cœur brûlait damour et il se reprochait amèrement davoir pu oublier un instant, là-bas, celui quil avait laissé sur son lit de mort et quil vénérait par-dessus tout. Il passa dans la chambre à coucher, sagenouilla, se prosterna devant la couche. Le starets reposait paisiblement ; on entendait à peine sa respiration ; son visage était calme.
Retournant dans la chambre voisine, où avait eu lieu la réception du matin, Aliocha se contenta de retirer ses bottes et sétendit sur létroit et dur divan de cuir où il avait pris lhabitude de dormir, napportant avec lui quun oreiller. Depuis longtemps il avait renoncé au matelas dont parlait son père. Il nenlevait que son froc qui lui servait de couverture. Avant de sendormir, il sagenouilla et demanda à Dieu, dans une fervente prière, de léclairer, anxieux de retrouver lapaisement quil éprouvait toujours naguère après avoir loué et glorifié Dieu, comme il le faisait ordinairement dans sa prière du soir. La joie qui le pénétrait lui procurait un sommeil léger et tranquille. En priant, il sentit dans sa poche la petite enveloppe rose, que lui avait remise la femme de chambre de Catherine Ivanovna, quand elle lavait rattrapé dans la rue. Il en fut troublé, mais nen acheva pas moins sa prière. Puis il décacheta lenveloppe après quelque hésitation. Elle contenait un billet à son adresse, signé Lise, la fille de Mme Khokhlakov, qui sétait moquée de lui dans la matinée, en présence du starets.
« Alexéi Fiodorovitch, je vous écris à linsu de tous, et de ma mère, et je sais que cest mal. Mais je ne puis vivre plus longtemps sans vous dire ce qui est né dans mon cœur, et que personne à part nous deux ne doit savoir jusquà nouvel ordre. On prétend que le papier ne rougit pas ; quelle erreur ! je vous assure que maintenant nous sommes tout rouges lun et lautre. Cher Aliocha, je vous aime, je vous aime depuis mon enfance, depuis Moscou, alors que vous étiez bien différent dà présent. Je vous ai élu dans mon cœur pour munir à vous et achever nos jours ensemble. Bien entendu, cest à condition que vous quittiez le monastère. Quant à notre âge, nous attendrons autant que la loi lexige. Dici là, je me serai rétablie, je marcherai, je danserai. Cela ne fait aucun doute.
« Vous voyez que jai tout calculé, mais il y a une chose que je ne puis mimaginer : que penserez-vous de moi en lisant ces lignes ? Je ris, je plaisante, je vous ai fâché tantôt, mais je vous assure quavant de prendre la plume, jai prié devant limage de la Vierge, et que jai presque pleuré.
« Mon secret est entre vos mains, et quand vous viendrez, demain, je ne sais comment je pourrai vous regarder. Alexéi Fiodorovitch, quadviendra-t-il si je ne puis me défendre de rire en vous voyant, comme ce matin ? Vous me prendrez pour une moqueuse impitoyable et vous douterez de ma lettre. Aussi je vous supplie, mon chéri, de ne pas me regarder trop en face quand vous viendrez, car il se peut que jéclate de rire à la vue de votre longue robe… Dès maintenant, mon cœur se glace rien que dy penser ; portez vos regards, pour commencer, sur maman ou sur la fenêtre…
« Voilà que je vous ai écrit une lettre damour ; mon Dieu, quai-je fait ? Aliocha, ne me méprisez pas ; si jai mal agi et que je vous peine, excusez-moi. Maintenant, le sort de ma réputation, peut-être perdue, est entre vos mains.
« Je pleurerai pour sûr aujourdhui. Au revoir, jusquà cette entrevue terrible…
« Lise. »
« P.S. Aliocha, ne manquez pas de venir, ny manquez pas ! Lise. »
Aliocha lut deux fois cette lettre avec surprise, demeura songeur, puis rit doucement de plaisir. Il tressaillit, ce rire lui paraissait coupable. Mais, au bout dun instant, il eut le même rire heureux. Il remit la lettre dans lenveloppe, fit un signe de croix et se coucha. Son âme avait retrouvé le calme. « Seigneur, pardonne-leur à tous, protège ces malheureux et ces agités, guide-les, maintiens-les dans la bonne voie. Toi qui es lAmour, accorde-leur à tous la joie ! » Et Aliocha sendormit dun sommeil paisible.
Deuxième partie
Livre IV : Les déchirements
I. Le père Théraponte
Aliocha séveilla avant laube. Le starets ne dormait plus et se sentait très faible ; néanmoins il voulut se lever et sasseoir dans un fauteuil. Il avait toute sa connaissance ; son visage, quoique épuisé, reflétait une joie sereine ; le regard gai, affable, attirait à lui. « Peut-être ne verrai-je pas la fin de ce jour », dit-il à Aliocha. Il voulut aussitôt se confesser et communier ; son directeur habituel était le Père Païsius. Puis on lui administra lextrême-onction. Les religieux se réunirent, la cellule, peu à peu, se remplit ; le jour était venu ; il en vint aussi du monastère. Après loffice, le starets voulut faire ses adieux à tout le monde, et les embrassa tous. Vu lexiguïté de la cellule, les premiers arrivés cédaient la place aux autres. Aliocha se tenait auprès du starets, de nouveau assis dans son fauteuil. Il parlait et enseignait selon ses forces ; sa voix, quoique faible, était encore assez nette. « Depuis tant dannées que je vous instruis par la parole, cest devenu pour moi une habitude si invétérée que, même dans mon état de faiblesse actuel, le silence me serait presque pénible, mes Chers Pères et frères », plaisanta-t-il en regardant dun air attendri ceux qui se pressaient autour de lui. Aliocha se rappela ensuite certaines de ses paroles. Mais, bien que sa voix fût distincte et suffisamment ferme, son discours était assez décousu. Il parla beaucoup, comme sil avait voulu, à cette heure suprême, exprimer tout ce quil navait pu dire durant sa vie, dans le dessein non seulement dinstruire, mais de faire partager à tous sa joie et son extase, dépancher une dernière fois son cœur…
« Aimez-vous les uns les autres, mes Pères, enseignait le starets (daprès les souvenirs dAliocha). Aimez le peuple chrétien. Pour être venus nous enfermer dans ces murs, nous ne sommes pas plus saints que les laïcs ; au contraire, tous ceux qui sont ici ont reconnu, par le seul fait de leur présence, quils étaient pires que les autres hommes… Et plus le religieux vivra dans sa retraite, plus il devra avoir conscience de cette vérité ; autrement, ce nétait pas la peine quil vînt ici. Quand il comprendra que non seulement il est pire que tous les laïcs, mais coupable de tout envers tous, de tous les péchés collectifs et individuels, alors seulement le but de notre union sera atteint. Car sachez, mes Pères, que chacun de nous est assurément coupable ici-bas de tout envers tous, non seulement par la faute collective de lhumanité, mais chacun individuellement, pour tous les autres sur la terre entière. Cette conscience de notre culpabilité est le couronnement de la carrière religieuse, comme dailleurs de toutes les carrières humaines ; car les religieux ne sont point des hommes à part, ils sont limage de ce que devraient être tous les gens en ce monde. Alors seulement votre cœur sera pénétré dun amour infini, universel, jamais assouvi. Alors chacun de vous sera capable de gagner le monde entier par lamour et den laver les péchés par ses pleurs… Que chacun rentre en lui-même et se confesse inlassablement. Ne craignez pas votre péché, même si vous en avez conscience, pourvu que vous vous repentiez, mais ne posez pas de conditions à Dieu. Je vous le répète, ne vous enorgueillissez pas, ni devant les petits ni devant les grands. Ne haïssez pas ceux qui vous repoussent et vous déshonorent, ceux qui vous insultent et vous calomnient. Ne haïssez pas les athées, les professeurs du mal, les matérialistes, même les méchants dentre eux, car beaucoup sont bons, surtout à notre époque. Souvenez-vous deux dans vos prières ; dites : « Sauve, Seigneur, ceux pour qui personne ne prie ; sauve ceux qui ne veulent pas Te prier. » Et ajoutez : « Ce nest pas par fierté que je Tadresse cette prière, Seigneur, car je suis moi-même vil entre tous… » Aimez le peuple chrétien, nabandonnez pas votre troupeau aux étrangers, car si vous vous endormez dans la cupidité on viendra de tous les pays vous enlever votre troupeau. Ne vous lassez pas dexpliquer lÉvangile au peuple… Ne vous adonnez pas à lavarice… Ne vous attachez pas à lor et à largent… Ayez la foi, tenez ferme et haut létendard… »
Le starets, dailleurs, sexprimait dune façon plus décousue quon ne la exposé ci-dessus et quAliocha ne lécrivit ensuite. Parfois il sarrêtait complètement, comme pour rassembler ses forces, il haletait, mais demeurait en extase. On lécoutait avec attendrissement, bien que beaucoup sétonnassent de ses paroles et les trouvassent obscures… Par la suite, tous se les rappelèrent. Lorsque Aliocha quitta la cellule pour un instant, il fut frappé de lagitation générale et de lattente de la communauté qui se pressait dans la cellule et à lentour. Cette attente était chez certains presque anxieuse, chez dautres, solennelle. Tous escomptaient quelque prodige immédiatement après le trépas du starets. Bien quen un sens cette attente fût frivole, les moines les plus sévères y étaient sujets. Le visage le plus sérieux était celui du Père Païsius. Aliocha ne sétait absenté que parce quun moine le demandait de la part de Rakitine, qui venait dapporter une lettre de Mme Khokhlakov à son adresse. Elle communiquait une curieuse nouvelle qui arrivait fort à propos. La veille, parmi les femmes du peuple venues pour rendre hommage au starets et recevoir sa bénédiction, se trouvait une bonne vieille de la ville, Prokhorovna, veuve dun sous-officier. Elle avait demandé au starets si lon pouvait mentionner comme défunt, à la prière des morts, son fils Vassili, parti pour affaires de service à Irkoutsk, en Sibérie, et dont elle était sans nouvelles depuis un an. Il le lui avait sévèrement défendu, traitant cette pratique de quasi-sorcellerie. Mais, indulgent à son ignorance, il avait ajouté une consolation « comme sil voyait dans le livre de lavenir » (suivant lexpression de Mme Khokhlakov) : Vassili était certainement vivant, il arriverait bientôt ou lui écrivait, elle navait quà lattendre chez elle. Et alors, ajoutait Mme Khokhlakov, enthousiasmée, « la prophétie sest accomplie à la lettre et même au-delà ». À peine la bonne femme était-elle rentrée chez elle quon lui remit une lettre de Sibérie, qui lattendait. Bien plus, dans cette lettre écrite dIékatérinenbourg, Vassili informait sa mère quil revenait en Russie, en compagnie dun fonctionnaire, et que deux ou trois semaines après réception de cette lettre « il espérait embrasser sa mère ». Mme Khokhlakov priait instamment Aliocha de communiquer le nouveau « miracle de cette prédiction » au Père Abbé et à toute la communauté. « Il importe que tous le sachent ! » sexclamait-elle à la fin de sa lettre, écrite à la hâte, et dont chaque ligne reflétait lémotion. Mais Aliocha neut rien à communiquer à la communauté, tous étaient déjà au courant. Rakitine, en envoyant le moine à sa recherche, lavait chargé, en outre, d« informer respectueusement Sa Révérence, le Père Païsius, quil avait à lui communiquer sans retard, une affaire de première importance, et le priait humblement dexcuser sa hardiesse ». Comme le moine avait dabord transmis au Père Païsius la requête de Rakitine, il ne restait à Aliocha, après avoir lu la lettre, quà la communiquer au Père, à titre documentaire. Or, en lisant, les sourcils froncés, la nouvelle du « miracle », cet homme rude et méfiant ne put dominer son sentiment intime. Ses yeux brillèrent, il eut un sourire grave, pénétrant.
« Nous en verrons bien dautres, laissa-t-il échapper.
Nous en verrons bien dautres ! » répétèrent les moines ; mais le Père Païsius, fronçant de nouveau les sourcils, pria tout le monde de nen parler à personne, « jusquà ce que cela se confirme, car il y a beaucoup de frivolité dans les nouvelles du monde, et ce cas peut être arrivé naturellement », conclut-il comme par acquit de conscience, mais presque sans ajouter foi lui-même à sa réserve, ce que remarquèrent fort bien ses auditeurs. Au même instant, bien entendu, le « miracle » était connu de tout le monastère, et même de beaucoup de laïcs, qui étaient venus assister à la messe. Le plus impressionné paraissait être le moine arrivé la veille de Saint-Sylvestre, petit monastère situé près dObdorsk, dans le Nord lointain, celui qui avait rendu hommage au starets aux côtés de Mme Khokhlakov, et lui avait demandé dun air pénétrant, en désignant la fille de cette dame : « Comment pouvez-vous tenter de telles choses ? »
Il était maintenant en proie à une certaine perplexité et ne savait presque plus qui croire. La veille au soir, il avait rendu visite au Père Théraponte dans sa cellule particulière, derrière le rucher, et rapporté de cette entrevue une impression lugubre. Le Père Théraponte était ce vieux moine, grand jeûneur et observateur du silence, que nous avons déjà cité comme adversaire du starets Zosime, et surtout du « starétisme », quil estimait une nouveauté nuisible et frivole. Bien quil ne parlât presque à personne, cétait un adversaire fort redoutable, en raison de la sincère sympathie que lui témoignaient la plupart des religieux ; beaucoup de laïcs aussi le vénéraient comme un juste et un ascète, tout en le tenant pour insensé : sa folie captivait. Le Père Théraponte nallait jamais chez le starets Zosime. Bien quil vécût à lermitage, on ne lui imposait pas trop la règle, eu égard à sa simplicité desprit. Il avait soixante-quinze ans, sinon davantage, et habitait derrière le rucher, à langle du mur, une cellule en bois, tombant presque en ruine, édifiée il y a fort longtemps, encore au siècle dernier, pour un autre grand jeûneur et grand taciturne, le Père Jonas, qui avait vécu cent cinq ans et dont les exploits faisaient encore lobjet de récits fort curieux, tant au monastère quaux environs. Le Père Théraponte avait obtenu dêtre installé dans cette cellule isolée, une simple masure, mais qui ressemblait fort à une chapelle, car elle contenait une masse dicônes, devant lesquelles des lampes brûlaient perpétuellement ; elles provenaient de dons et le Père Théraponte semblait chargé de leur surveillance. Il ne mangeait que deux livres de pain en trois jours, pas davantage ; cétait le gardien du rucher qui les lui apportait, mais il échangeait rarement un mot avec cet homme. Ces quatre livres, avec le pain bénit du dimanche, que lui envoyait régulièrement le Père Abbé, constituaient sa nourriture de la semaine. On renouvelait tous les jours leau de sa cruche. Il assistait rarement à loffice. Ses admirateurs le trouvaient parfois des journées entières en prière, toujours agenouillé et sans regarder autour de lui. Entrait-il en conversation avec eux, il se montrait laconique, saccadé, bizarre et presque toujours grossier. Dans certains cas, fort rares, il daignait répondre à ses visiteurs, mais le plus souvent il se contentait de prononcer un ou deux mots étranges qui intriguaient toujours son interlocuteur, mais quen dépit de toutes les prières il se refusait à expliquer. Il navait jamais été ordonné prêtre. Sil fallait en croire un bruit étrange, qui circulait, à vrai dire, parmi les plus ignorants, le Père Théraponte était en relations avec les esprits célestes et ne sentretenait quavec eux, ce qui expliquait son silence avec les gens. Le moine dObdorsk, qui était entré dans le rucher daprès lindication du gardien, moine également taciturne et morose, se dirigea vers langle où se dressait la cellule du Père Théraponte. « Peut-être voudra-t-il te parler en tant quétranger, peut-être aussi ne tireras-tu rien de lui », lavait prévenu le gardien. Le moine sapprocha, comme il le raconta plus tard, avec une grande frayeur. Il se faisait déjà tard. Le Père Théraponte était assis sur un petit banc, devant sa cellule. Au-dessus de sa tête un vieil orme gigantesque agitait doucement sa ramure. La fraîcheur du soir tombait. Le moine se prosterna devant le reclus et lui demanda sa bénédiction.
« Veux-tu, moine, que moi aussi je me prosterne devant toi ? proféra le Père Théraponte. Lève-toi. »
Le moine se leva.
« Bénissant et béni, assieds-toi là. Doù viens-tu ? »
Ce qui frappa le plus le pauvre petit moine, cest que le Père Théraponte, en dépit de son grand âge et de ses jeûnes prolongés, semblait encore un vigoureux vieillard, de haute stature et de constitution athlétique. Il avait le visage frais, bien quémacié, la barbe et les cheveux touffus et encore noirs par places, de grands yeux bleus lumineux mais fort saillants. Il accentuait fortement les o{71}. Son costume consistait en une longue blouse roussâtre, de drap grossier, comme en portent les prisonniers, avec une corde en guise de ceinture. Le cou et la poitrine étaient nus. Une chemise de toile fort épaisse, presque noircie, quil gardait durant des mois, apparaissait sous la blouse. On disait quil portait sur lui des chaînes dune trentaine de livres. Il était chaussé de vieux souliers presque effondrés.
« Jarrive du petit monastère dObdorsk, de Saint-Sylvestre, répondit dun ton humble le nouveau venu, tout en observant lascète de ses yeux vifs et curieux, mais un peu inquiets.
Jai été chez ton Sylvestre. Jy ai vécu. Est-ce quil se porte bien ? »
Le moine se troubla.
« Vous êtes des gens bornés ! quel jeûne observez-vous ?
Notre table est réglée daprès lancien usage des ascétères. Durant le carême, les lundi, mercredi et vendredi, on ne sert aucun aliment. Le mardi et le jeudi, on donne à la communauté du pain blanc, une tisane au miel, des mûres sauvages ou des choux salés, et de la farine davoine. Le samedi, de la soupe aux choux, du vermicelle aux pois, du sarrasin à lhuile de chènevis. Le dimanche, on ajoute à la soupe du poisson sec et du sarrasin. La Semaine Sainte, du lundi au samedi soir, du pain, de leau, et seulement des légumes non cuits, en quantité modérée ; encore ne doit-on pas manger, chaque jour, mais se conformer aux instructions données pour la première semaine{72}. Le vendredi saint, jeûne complet ; le samedi, jusquà trois heures, où lon peut prendre un peu de pain et deau, et boire une tasse de vin. Le jeudi saint, nous mangeons des aliments cuits sans beurre, nous buvons du vin et observons la xérophagie. Car déjà le concile de Laodicée sexprime ainsi sur le jeudi saint : « Il ne convient pas de rompre le jeûne le jeudi de la dernière semaine et de déshonorer ainsi tout le carême. » Voilà ce qui se passe chez nous. Mais quest-ce que cela en comparaison de vous, éminent Père, ajouta le moine qui avait repris courage, car toute lannée, même à Pâques, vous ne vous nourrissez que de pain et deau ; le pain que nous consommons en deux jours vous suffit pour la semaine entière. Votre abstinence est vraiment merveilleuse.
Et les mousserons ? demanda soudain le Père Théraponte.
Les mousserons ? répéta le moine, stupéfait.
Oui. Je me passerai de leur pain, je nen ai nul besoin ; sil le faut, je me retirerai dans la forêt, je my nourrirai de mousserons ou de baies. Mais eux ne peuvent pas se passer de pain, ils sont donc liés au diable. Au jour daujourdhui, les mécréants prétendent quil est inutile de tellement jeûner. Cest là un raisonnement arrogant et impie.
Hélas oui ! soupira le moine.
As-tu vu les diables chez eux ? demanda le Père Théraponte.
Chez qui ? sinforma timidement le moine.
Lannée dernière, je suis allé chez le Père Abbé à la Pentecôte, je ny suis pas retourné depuis. Jai vu alors un diable caché sur la poitrine dun moine, sous le froc, seules les cornes apparaissaient ; un second moine en avait un dans sa poche, qui épiait, les yeux vifs, parce que je lui faisais peur ; un troisième donnait asile à un diablotin dans ses entrailles impures ; enfin un autre en portait un, suspendu à son cou, accroché, sans le voir.
Vous les avez vus ? insista le moine dObdorsk.
Oui, te dis-je, de mes yeux vus. En quittant le Père Abbé, japerçus un diable qui se cachait de moi derrière la porte, un gaillard long dune aune ou davantage, la queue épaisse et fauve ; le bout se prit dans la fente, je fermai violemment la porte et lui pinçai la queue. Mon diable de gémir, de se débattre, je fis sur lui trois fois le signe de la croix. Il creva sur place comme une araignée écrasée. Il a dû pourrir dans un coin ; il empeste, mais eux, ils ne le voient ni ne le sentent. Voilà un an que je ny vais plus. À toi seul, en tant quétranger, je révèle ces choses.
Vos paroles sont terribles ! Dites-moi, éminent et bienheureux Père, est-il vrai, comme on le prétend dans les terres les plus lointaines, que vous seriez en relation permanente avec le Saint-Esprit ?
Il descend parfois sur moi.
Sous quelle forme ?
Sous la forme dun oiseau.
Dune colombe, sans doute ?
Ça cest le Saint-Esprit ; mais je parle de lEsprit Saint, qui est différent. Il peut descendre sous la forme dun autre oiseau : une hirondelle ou un chardonneret, parfois une mésange.
Comment pouvez-vous le reconnaître ?
Il parle.
Quelle langue parle-t-il ?
La langue des hommes.
Et que vous dit-il ?
Aujourdhui, il ma annoncé la visite dun imbécile qui me poserait des questions oiseuses. Tu es bien curieux, moine.
Vos paroles sont redoutables, bienheureux et vénéré Père. »
Le moine hochait la tête, mais la méfiance apparaissait dans ses yeux craintifs.
« Vois-tu cet arbre ? demanda, après une pause, le Père Théraponte.
Je le vois, bienheureux Père.
Pour toi, cest un orme, mais pour moi, tout autre chose.
Et quoi donc ? senquit le moine anxieux.
Tu vois ces deux branches ? La nuit, parfois, ce sont les bras du Christ qui sétendent vers moi, qui me cherchent ; je les vois clairement et je frémis. Oh ! cest terrible !
Pourquoi terrible, si cest le Christ lui-même ?
Une nuit, il me saisira, menlèvera.
Vivant ?
Tu ne sais donc rien de la gloire dÉlie ? Il vous étreint et vous enlève… »
Après cette conversation, le moine dObdorsk regagna la cellule quon lui avait assignée ; il était assez perplexe, mais son cœur linclinait davantage vers le Père Théraponte que vers le Père Zosime. Notre moine prisant par-dessus tout le jeûne, il nétait pas surpris quun aussi grand jeûneur que le Père Théraponte « vît des merveilles ». Ses paroles semblaient absurdes, évidemment, mais Dieu savait ce quelles signifiaient, et souvent les innocents, pour lamour du Christ, parlent et agissent dune manière encore plus étrange. Il prenait plaisir à croire sincèrement au diable, et à sa queue pincée, non seulement dans le sens allégorique, mais littéral. De plus, dès avant son arrivée au monastère, il avait une grande prévention contre le starétisme, quil considérait avec beaucoup dautres comme une innovation nuisible. Pendant la journée passée au monastère, il avait pu remarquer le secret murmure de certains groupes frivoles, opposés à cette institution. En outre, cétait une nature insinuante et subtile, qui témoignait pour toutes choses une grande curiosité. Aussi la nouvelle du nouveau « miracle » accompli par le starets Zosime le plongea-t-elle dans une profonde perplexité. Plus tard, Aliocha se rappela, parmi les religieux qui se pressaient autour du starets et de sa cellule, la fréquente apparition de cet hôte curieux qui se faufilait partout, prêtant loreille et interrogeant tout le monde. Il ny fit guère attention sur le moment, car il avait autre chose en tête. Le starets, qui sétait recouché, éprouvant de la lassitude, se souvint de lui à son réveil et réclama sa présence. Aliocha accourut. Autour du mourant, il ny avait alors que le Père Païsius, le Père Joseph et le novice Porphyre. Le vieillard, fixant Aliocha de ses yeux fatigués, lui demanda : « Est-ce que les tiens tattendent, mon fils ? »
Aliocha se troubla.
« Nont-ils pas besoin de toi ? As-tu promis à quelquun daller le voir aujourdhui ?
Jai promis à mon père… à mes frères… à dautres aussi…
Tu vois ! Vas-y tout de suite et ne tafflige pas. Sache-le, je ne mourrai point sans avoir prononcé devant toi mes suprêmes paroles ici-bas. Cest à toi que je les léguerai, mon cher fils, car je sais que tu maimes. Et maintenant, va tenir ta promesse. »
Aliocha se soumit immédiatement, bien quil lui en coûtât de séloigner. Mais la promesse dentendre les dernières paroles de son maître, tel un legs personnel, le transportait dallégresse. Il se hâta, afin de pouvoir revenir plus vite, après avoir tout terminé. Quand ils eurent quitté la cellule, le Père Païsius lui adressa, sans aucun préambule, des paroles qui limpressionnèrent profondément.
« Souviens-toi toujours, jeune homme, que la science du monde sétant développée, en ce siècle principalement, elle a disséqué nos livres saints et, après une analyse impitoyable, nen a rien laissé subsister. Mais en disséquant les parties, les savants ont perdu de vue lensemble, et leur aveuglement a de quoi étonner. Lensemble se dresse devant leurs yeux, aussi inébranlable quauparavant, et lenfer ne prévaudra pas contre lui. LÉvangile na-t-il pas dix-neuf siècles dexistence, ne vit-il pas encore maintenant dans les âmes des individus comme dans les mouvements des masses ? Il subsiste même, toujours inébranlable, dans les âmes des athées destructeurs de toute croyance ! Car ceux qui ont renié le christianisme et se révoltent contre lui, ceux-là mêmes sont demeurés au fond fidèles à limage du Christ, car ni leur sagesse ni leur passion nont pu créer pour lhomme un modèle qui fût supérieur à celui indiqué autrefois par le Christ. Toute tentative en ce sens a honteusement avorté. Souviens-toi de cela, jeune homme, car ton starets mourant tenvoie dans le monde. Peut-être quen te rappelant ce grand jour tu noublieras point ces paroles, que je tadresse pour ton bien, car tu es jeune, grandes sont les tentations du monde, et tu nas sans doute pas la force de les supporter. Et maintenant va, pauvre orphelin. »
Sur ce, le Père Païsius lui donna sa bénédiction. En réfléchissant à ces paroles imprévues, Aliocha comprit quil avait trouvé un nouvel ami et un guide indulgent dans ce moine jusqualors rigoureux et rude à son égard. Sans doute, le starets, se sentant à larticle de la mort, avait-il recommandé son jeune ami aux soins spirituels du Père Païsius, dont cette homélie attestait le zèle : il se hâtait darmer ce jeune esprit pour la lutte contre les tentations et de préserver cette jeune âme quon lui léguait, en élevant autour delle le rempart le plus solide quil pût imaginer.
II. Aliocha chez son père
Aliocha commença par se rendre chez son père. En approchant, il se rappela que Fiodor Pavlovitch lui avait recommandé la veille dentrer à linsu dIvan. « Pourquoi ? se demanda-t-il. Si mon père veut me faire une confidence, est-ce une raison pour entrer furtivement ? Il voulait sans doute, dans son émotion, me dire autre chose et il na pas pu. » Néanmoins il fut bien aise dapprendre de Marthe Ignatièvna, qui lui ouvrit la porte du jardin (Grigori était couché, malade), quIvan était sorti depuis deux heures.
« Et mon père ?
Il sest levé, il prend son café », répondit la vieille.
Aliocha entra. Le vieux, assis à sa table en pantoufles et en veston usé, examinait des comptes pour se distraire, sans y prendre, du reste, grand intérêt : son attention était ailleurs. Il se trouvait seul à la maison, Smerdiakov étant parti aux provisions. Bien quil se fût levé de bonne heure et quil fît le brave, il paraissait fatigué, affaibli. Son front, où sétaient formées pendant la nuit des ecchymoses, était entouré dun foulard rouge. Le nez, fortement enflé, donnait à son visage une expression particulièrement méchante, irritée. Le vieillard, qui sen rendait compte, accueillit Aliocha dun regard peu amical.
« Le café est froid, dit-il dun ton sec, je ne ten offre pas. Aujourdhui, mon cher, je nai quune soupe de poisson et je ninvite personne. Pourquoi es-tu venu ?
Je suis venu prendre de vos nouvelles, proféra Aliocha.
Oui. Dailleurs, je tavais prié hier de venir. Sottises que tout cela ! Tu tes dérangé en vain. Je savais bien que tu viendrais. »
Ses paroles reflétaient le sentiment le plus malveillant. Cependant il sétait levé et examinait anxieusement son nez au miroir (pour la quarantième fois peut-être depuis le matin). Il arrangea avec coquetterie son foulard rouge.
« Le rouge me va mieux, le blanc rappelle lhôpital, déclara-t-il sur un ton sentencieux. Eh bien ! Quoi de nouveau ? Que devient ton starets ?
Il va très mal, il mourra peut-être aujourdhui, dit Aliocha ; mais son père ny prit pas garde.
Ivan est sorti, dit-il soudain. Il sefforce de chiper à Mitia sa fiancée, cest pour cela quil reste ici, ajouta-t-il rageur, la bouche contractée, en regardant Aliocha.
Vous la-t-il dit lui-même ?
Depuis longtemps, il y a déjà trois semaines. Ce nest pas pour massassiner en cachette quil est venu, il a donc un but.
Comment ! Pourquoi dites-vous cela ? fit Aliocha avec angoisse.
Il ne demande pas dargent, cest vrai ; dailleurs, il naura rien. Voyez-vous, mon très cher Alexéi Fiodorovitch, jai lintention de vivre le plus longtemps possible, prenez-en note ; jai donc besoin de tout mon argent, et plus javancerai en âge, plus il men faudra, continua Fiodor Pavlovitch, les mains dans les poches de son veston taché, en calmande jaune. À cinquante-cinq ans, jai conservé ma force virile, et je compte bien que cela durera encore vingt ans ; or, je vieillirai, je deviendrai repoussant, les femmes ne viendront plus de bon cœur, jaurai donc besoin dargent. Voilà pourquoi jen amasse le plus possible, pour moi seul, mon cher fils Alexéi Fiodorovitch, sachez-le bien, car je veux vivre jusquà la fin dans le libertinage. Rien ne vaut ce mode dexistence ; tout le monde déblatère contre lui et tout le monde le pratique, mais en cachette, tandis que moi je my adonne au grand jour. Cest à cause de ma franchise que tous les gredins me sont tombés dessus. Quant à ton paradis, Alexéi Fiodorovitch, tu sauras que je nen veux pas ; en admettant quil existe, il ne saurait convenir à un homme comme il faut. On sendort pour ne plus se réveiller, voilà mon idée. Faites dire une messe pour moi si vous voulez ; sinon, que le diable vous emporte ! Voilà ma philosophie. Hier, Ivan a bien parlé à ce sujet, pourtant nous étions soûls. Cest un hâbleur dépourvu dérudition… Il na guère dinstruction, sais-tu ? il se tait et rit de vous en silence, voilà tout son talent. »
Aliocha écoutait sans mot dire.
« Pourquoi ne me parle-t-il pas ? Et quand il parle, il fait le malin ; cest un misérable, ton Ivan ! Jépouserai tout de suite Grouchegnka, si je veux. Car avec de largent, il suffit de vouloir, Alexéi Fiodorovitch, on a tout. Cest ce dont Ivan a peur, il me surveille et, pour empêcher mon mariage, il pousse Mitia à me devancer ; de la sorte, il entend me préserver de Grouchegnka (dans lespoir dhériter si je ne lépouse pas !) ; dautre part, si Mitia se marie avec elle, Ivan lui souffle sa riche fiancée, voilà son calcul ! Cest un misérable, ton Ivan.
Comme vous êtes irascible ! Cest la suite dhier ; vous devriez vous coucher, dit Aliocha.
Tes paroles ne mirritent pas, observa le vieillard, tandis que venant dIvan elles me fâcheraient, ce nest quavec toi que jai eu de bons moments, car je suis méchant.
Vous nêtes pas méchant, vous avez lesprit faussé, objecta Aliocha, souriant.
Je voulais faire arrêter ce brigand de Mitia, et maintenant je ne sais quel parti prendre. Sans doute, cela passe aujourdhui pour un préjugé de respecter père et mère ; néanmoins les lois ne permettent pas encore de traîner un père par les cheveux, de le frapper au visage à coups de botte, dans sa propre maison, et de le menacer, devant témoins, de venir lachever. Si je voulais, je le materais et je pourrais le faire arrêter pour la scène dhier.
Alors vous ne voulez pas porter plainte ?
Ivan men a dissuadé. Je me moque dIvan, mais il y a une chose… »
Il se pencha vers Aliocha et continua dun ton confidentiel : « Que je le fasse arrêter, le gredin, elle le saura et accourra vers lui ! Mais quelle apprenne quil ma à moitié assommé, moi, débile vieillard, elle labandonnera peut-être et viendra me voir… Tel est son caractère ; elle nagit que par contradiction ; je la connais à fond ! Tu ne veux pas de cognac ? Prends donc du café froid, je te verserai dedans un peu de cognac, un quart de petit verre ; cela donne bon goût.
Non, merci. Jemporterai ce pain si vous le permettez, dit Aliocha, en prenant un petit pain mollet, quil glissa dans la poche de son froc. Vous ne devriez plus boire de cognac, conseilla-t-il dun ton timide, en jetant un coup dœil furtif sur le vieillard.
Tu as raison, cela mirrite. Mais rien quun petit verre… »
Il ouvrit le buffet, se versa un petit verre, referma le meuble et en remit la clef dans sa poche.
« Cela suffit, je ne crèverai pas dun petit verre.
Vous voilà meilleur !
Hum ! Je taime même sans cognac, et je suis une canaille pour les canailles. Ivan ne part pas pour Tchermachnia, cest afin de mespionner. Il veut savoir combien je donnerai à Grouchegnka, si elle vient. Ce sont tous des misérables ! Dailleurs, je renie Ivan, je ne le comprends pas. Doù vient-il ? Son âme nest pas faite comme la nôtre. Il compte sur mon héritage. Mais je ne laisserai pas de testament, sachez-le. Quant à Mitia, je lécraserai comme un cafard ; je les fais craquer la nuit sous ma pantoufle, et ton Mitia craquera de même. Je dis ton Mitia parce que tu laimes, mais cela ne me fait pas peur. Si cétait Ivan qui laimât, je craindrais pour moi-même. Mais Ivan naime personne, il nest pas des nôtres, les gens comme lui, mon cher, ne sont pas pareils à nous, cest de la poussière… Que le vent souffle, et cette poussière senvole !… Cest une fantaisie qui ma pris hier quand je tai dit de venir aujourdhui ; je voulais me renseigner par ton intermédiaire au sujet de Mitia ; est-ce quen échange de mille ou deux mille roubles, ce gueux, ce vaurien, consentirait à sen aller dici pour cinq ans, ou mieux pour trente-cinq ans, et à renoncer à Grouchka ? Hein ?
Je… je lui demanderai, murmura Aliocha. Pour trois mille roubles, peut-être quil…
Nenni ! Il ne faut rien demander maintenant ! Je me suis ravisé. Cest une lubie qui ma pris hier. Je ne lui donnerai rien, pas une obole, jai besoin de mon argent, répéta le vieux avec un geste expressif. De toute façon, je lécraserai comme un cafard. Ne lui dis rien, il compterait encore là-dessus. Mais tu nas rien à faire chez moi, va-ten. Et sa fiancée, Catherine Ivanovna, quil ma toujours cachée si soigneusement, lépousera-t-elle, oui ou non ? Tu es allé la voir hier, je crois ?
Elle ne veut labandonner à aucun prix.
Voilà les individus quaiment ces tendres demoiselles ! Des noceurs, des gredins ! Elles ne valent rien, ces pâles créatures ! Si javais sa jeunesse et ma figure dalors (car à vingt-huit ans, jétais mieux que lui), je remporterais même succès. Canaille, va !… Mais il naura pas Grouchegnka, il ne laura pas… Je le broierai… »
Il redevint hargneux à ces dernières paroles.
« Va-ten aussi, tu nas rien à faire chez moi aujourdhui », dit-il sèchement.
Aliocha sapprocha pour lui dire adieu et le baisa à lépaule.
« Pourquoi ? demanda le vieux surpris. Crois-tu donc que nous nous voyons pour la dernière fois ?
Pas du tout, cest par hasard…
Moi aussi… je dis cela comme ça… fit le vieillard en le regardant. Écoute, écoute, cria-t-il derrière lui, reviens bientôt, il y aura une soupe de poisson fameuse, pas comme aujourdhui. Viens demain, entends-tu ? »
Aussitôt quAliocha fut sorti, il retourna au buffet et absorba un demi-verre de cognac.
« En voilà assez ! » marmotta-t-il en soufflant.
Il referma le buffet, remit la clef dans sa poche, puis, à bout de forces, alla sétendre sur son lit où il sendormit aussitôt.
III. La rencontre avec les écoliers
« Quel bonheur que mon père ne mait pas questionné au sujet de Grouchegnka, se disait Aliocha en se dirigeant vers la maison de Mme Khokhlakov ; il aurait fallu lui raconter ma rencontre dhier. » Il pensait avec chagrin que, durant la nuit, les adversaires avaient repris des forces, que leurs cœurs étaient de nouveau endurcis. « Mon père est irrité et méchant, il demeure ancré dans son idée. Dmitri sest lui aussi affermi et doit avoir un plan… Il faut absolument que je le rencontre aujourdhui… »
Mais les réflexions dAliocha furent interrompues par un incident qui, malgré son peu dimportance, ne laissa pas de le frapper. Comme il approchait de la rue Saint-Michel, parallèle à la Grand-Rue dont elle nest séparée que par un ruisseau (notre ville en est sillonnée), il aperçut en bas, devant la passerelle, un petit groupe décoliers, enfants de neuf à douze ans au plus. Ils retournaient chez eux après la classe, avec leurs sacs en bandoulière ; dautres le portaient fixé au dos par des courroies ; les uns navaient quune veste, dautres des pardessus ; quelques-uns portaient des bottes plissées, de ces bottes dans lesquelles aiment à parader les enfants gâtés par des parents à leur aise. Le groupe discutait avec animation et semblait tenir conseil. Aliocha sintéressait toujours aux enfants quil rencontrait, cétait le cas à Moscou, et bien quil préférât les bébés dans les trois ans, les écoliers de dix à onze ans lui plaisaient beaucoup. Aussi, malgré ses préoccupations, voulut-il les aborder, entrer en conversation avec eux. En sapprochant, il considérait leurs visages vermeils et remarqua que tous les garçons tenaient une ou deux pierres à la main. Au-delà du ruisseau, à environ trente pas, se tenait, adossé à une palissade, un écolier avec son sac sur la hanche, paraissant dix ans au plus, pâle, lair maladif, avec des yeux noirs qui étincelaient. Il scrutait du regard les six écoliers, ses camarades, avec lesquels il semblait fâché. Aliocha savança et sadressant à un garçon frisé, blond, vermeil, en veston noir, il fit observer, en le regardant :
« Quand javais votre âge, on portait le sac du côté gauche, afin de latteindre de la main droite ; mais le vôtre est du côté droit, ce ne doit pas être commode. »
Sans aucune préméditation, Aliocha avait commencé par cette remarque pratique ; un adulte ne peut procéder autrement sil veut gagner la confiance dun enfant et surtout dun groupe denfants. Il fallait débuter sérieusement, pratiquement, pour se mettre sur un pied dégalité. Dinstinct, Aliocha sen rendit compte.
« Il est gaucher », répondit aussitôt un autre garçon de onze ans, à lair résolu.
Les cinq autres fixaient Aliocha.
« Il lance les pierres de la main gauche », fit remarquer un troisième.
Au même instant, une pierre fut jetée sur le groupe, effleurant le gaucher, mais elle alla se perdre, quoique envoyée avec adresse et vigueur. Elle avait été lancée par le garçon posté au-delà du ruisseau.
« Hardi, cogne dessus, Smourov ! crièrent-ils tous. Le gaucher ne se fit pas prier et rendit aussitôt la pareille ; il neut pas de succès et sa pierre frappa le sol. Ladversaire riposta par un caillou qui atteignit assez rudement Aliocha à lépaule. On voyait à trente pas que ce gamin avait les poches de son pardessus gonflées de pierres.
Cest vous quil visait, car vous êtes un Karamazov, sécrièrent les garçons en éclatant de rire. Allons, tous à la fois sur lui, feu ! »
Six pierres volèrent ensemble. Atteint à la tête, le gamin tomba, mais pour se relever aussitôt, et riposta avec acharnement. Des deux côtés ce fut un bombardement ininterrompu ; beaucoup, dans le groupe, avaient aussi leurs poches pleines de projectiles.
« Y pensez-vous ? Navez-vous pas honte, mes amis ? Six contre un ! Vous allez le tuer ! » sécria Aliocha.
Il courut en avant sexposer aux projectiles pour protéger ainsi le gamin au-delà du ruisseau. Trois ou quatre sarrêtèrent pour une minute.
« Cest lui qui a commencé ! cria dune voix irritée un garçon en blouse rouge. Cest un vaurien ; tantôt il a blessé en classe Krassotkine avec son canif, le sang a coulé, Krassotkine na pas voulu rapporter ; mais lui, il faut le battre…
Pourquoi donc ? Vous devez le taquiner vous-mêmes ?
Il vous a encore envoyé une pierre dans le dos, il vous connaît, sécrièrent les enfants. Cest vous quil vise, maintenant. Allons, tous encore sur lui ; ne le manque pas, Smourov !… »
Le bombardement recommença, cette fois impitoyable. Le gamin isolé reçut une pierre à la poitrine ; il poussa un cri, se mit à pleurer, et senfuit par la montée vers la rue Saint-Michel. Dans le groupe on sécria : « Ha ! il a eu peur, il sest sauvé, le torchon de tille ! »
« Vous ne savez pas encore, Karamazov, comme il est vil ; ce serait peu de le tuer, répéta le garçon aux yeux ardents, qui paraissait être le plus âgé.
Cest un rapporteur ? » demanda Aliocha.
Les garçons échangèrent des regards dun air moqueur.
« Vous allez par la rue Saint-Michel ? continua le même. Alors, rattrapez-le… Voyez, il sest arrêté de nouveau, il attend et vous regarde.
Il vous regarde, il vous regarde ! reprirent les gamins.
Demandez-lui donc sil aime un torchon de tille défait. Vous entendez, demandez-lui ça. »
Ce fut un éclat de rire général. Aliocha et les enfants croisaient leurs regards.
« Ny allez pas, il vous blessera, cria obligeamment Smourov.
Mes amis, je ne le questionnerai pas à propos du torchon de tille, car vous devez le taquiner de cette manière, mais je minformerai auprès de lui pourquoi vous le haïssez tant…
Informez-vous, informez-vous », crièrent les gamins en riant.
Aliocha franchit la passerelle et gravit la montée le long de la palissade, droit au réprouvé.
« Attention, lui cria-t-on, il ne vous craint pas, il va vous frapper en traître, comme Krassotkine. »
Le garçon lattendait immobile. Arrivé tout près, Aliocha se trouva en présence dun enfant de neuf ans, faible, chétif, au visage ovale, pâle, maigre, avec de grands yeux sombres qui le regardaient haineusement. Il était vêtu dun vieux pardessus, devenu trop court. Ses bras nus sortaient de ses manches. Il avait une grande pièce au genou droit de son pantalon et un trou à son soulier droit, à la place du gros orteil, dissimulé avec de lencre. Les poches du pardessus étaient gonflées de pierres. Aliocha sarrêta à deux pas et le regarda dun air interrogateur. Le gamin, devinant aux yeux dAliocha quil navait pas lintention de le battre, reprit courage et parla le premier.
« Jétais seul contre six… Je les assommerai tous, dit-il, le regard étincelant.
Une pierre a dû vous faire très mal, observa Aliocha.
Jai atteint Smourov à la tête, moi, répliqua-t-il.
Ils mont dit que vous me connaissiez et que vous maviez lancé une pierre à dessein », demanda Aliocha.
Lenfant le regardait dun air sombre.
« Je ne vous connais pas. Est-ce que vous me connaissez ? continua-t-il.
Laissez-moi tranquille ! sécria soudain le garçon dune voix irritée et le regard hostile, mais sans quitter sa place ; il semblait attendre quelque chose.
Cest bien, je men vais, fit Aliocha, mais je ne vous connais pas et ne veux pas vous taquiner. Pourtant vos camarades mont dit comment il fallait faire. Adieu.
Espèce densoutané ! cria le gamin en suivant Aliocha du même regard haineux et provocant. Il se mit sur la défensive, croyant que celui-ci allait se jeter sur lui, mais Aliocha se retourna, le regarda, et suivit son chemin. Il navait pas fait trois pas quil reçut dans le dos le plus gros des cailloux qui remplissaient la poche du pardessus.
Comment, par-derrière ! Cest donc vrai, ce quils disent, que vous attaquez en traître ? »
Aliocha se retourna ; visé à la figure, il eut le temps de se garer et un nouveau projectile latteignit au coude.
« Navez-vous pas honte ? Que vous ai-je fait ? » sécria-t-il.
Le gamin attendait, silencieux et agressif, persuadé que cette fois Aliocha riposterait ; voyant que sa victime ne bougeait toujours pas, il devint furieux comme un petit fauve et sélança. Avant quAliocha eût pu faire un mouvement, le drôle lui avait empoigné la main gauche et cruellement mordu un doigt. Aliocha poussa un cri de douleur, et tâcha de se dégager. Le gamin le lâcha enfin, recula à lancienne distance. La morsure, près de longle, était profonde ; le sang coulait. Aliocha sortit son mouchoir, en enveloppa solidement sa main blessée. Cela prit environ une minute. Cependant le gamin attendait. Aliocha leva sur lui son paisible regard.
« Eh bien, dit-il, voyez comme vous mavez mordu cruellement. Ça suffit, je pense ! Maintenant, dites-moi ce que je vous ai fait. »
Le garçon le considéra avec surprise.
« Je ne vous connais pas du tout et vous vois pour la première fois, poursuivit Aliocha, avec le même calme, mais je dois vous avoir fait quelque chose, vous ne mauriez pas tourmenté pour rien. Alors, dites-moi, que vous ai-je fait, en quoi suis-je coupable devant vous ? »
En guise de réponse, lenfant se mit à sangloter et se sauva. Aliocha le suivit lentement dans la rue Saint-Michel et laperçut encore longtemps, qui courait en pleurant, sans se retourner. Il se promit, dès quil aurait le temps, de le retrouver et déclaircir cette énigme.
IV. Chez les dames Khokhlakov
Il arriva bientôt chez Mme Khokhlakov, dont la maison, à deux étages et en pierre, était une des plus belles de notre ville. Bien quelle habitât plus souvent un domaine situé dans une autre province, ou sa maison de Moscou, elle en possédait une dans notre ville, qui lui venait de sa famille. Au reste, la plus grande de ses trois propriétés se trouvait dans notre district, mais elle nétait encore venue que fort rarement chez nous. Elle accourut à la rencontre dAliocha dans le vestibule.
« Vous avez reçu ma lettre à propos du nouveau miracle ? demanda-t-elle nerveusement.
Oui, je lai reçue.
Vous lavez fait circuler, montrée à tout le monde ? Il a rendu un fils à sa mère ?
Il mourra sans doute aujourdhui, dit Aliocha.
Je le sais. Oh ! comme je voudrais parler de tout cela, avec vous ou avec un autre ! Non, avec vous, avec vous ! Et dire que je ne peux pas le voir, quel dommage ! Toute la ville est en émoi, tout le monde est dans lattente. À propos… savez-vous que Catherine Ivanovna est en ce moment chez nous ?
Ah ! lheureuse rencontre ! sexclama Aliocha. Elle ma recommandé daller la voir aujourdhui.
Je sais, je sais. On ma raconté en détail ce qui sest passé hier… cette scène horrible avec cette… créature. Cest tragique{73}, et, à sa place je ne sais pas ce que jaurais fait. Et votre frère Dmitri, quel homme, mon Dieu ! Alexéi Fiodorovitch, je membrouille ; figurez-vous que votre frère est ici, cest-à-dire pas ce terrible personnage, mais lautre, Ivan. Il a un entretien solennel avec Catherine Ivanovna… Si vous saviez ce qui se passe entre eux, cest affreux, cest déchirant, cest invraisemblable ! Ils se tourmentent à plaisir, ils le savent, et en tirent une âpre jouissance. Je vous attendais, javais soif de vous ! Je ne puis supporter cela. Je vais tout vous raconter. Ah ! jallais oublier lessentiel. Dites-moi, pourquoi Lise a-t-elle une crise nerveuse ? Ça la prise dès quelle a été informée de votre arrivée.
Maman, cest vous qui avez une crise, ce nest pas moi », gazouilla soudain la voix de Lise qui venait de la chambre voisine, à travers lentrebâillement.
Louverture était toute petite et la voix aiguë, tout à fait comme lorsquon a une violente envie de rire et quon sefforce de la réprimer. Aliocha avait remarqué cette fente, par où Lise devait lexaminer de son fauteuil, sans quil pût sen rendre compte.
« Tes caprices pourraient bien en effet me donner une crise ! Et pourtant, Alexéi Fiodorovitch, elle a été malade toute la nuit, la fièvre, des gémissements, que sais-je encore ! Avec quelle impatience jai attendu le jour, et larrivée du docteur Herzenstube ! Il dit quil ny comprend rien, quil faut attendre. Quand il vient, il répète toujours la même chose. Dès que vous êtes entré, elle a poussé un cri et a voulu être transportée dans son ancienne chambre…
Maman, je ne savais pas du tout quil allait venir, ce nest pas pour léviter que jai voulu passer chez moi.
Ce nest pas vrai, Lise ; Julie guettait Alexéi Fiodorovitch et a couru tannoncer son arrivée.
Chère petite maman, voilà qui nest pas malin de votre part. Vous feriez mieux de dire à notre cher visiteur quil a prouvé son peu desprit en se décidant à venir chez nous après la journée dhier, alors que tout le monde se moque de lui.
Tu vas trop loin, Lise, et je tassure que je recourrai à des mesures de rigueur. Personne ne se moque de lui ; je suis fort heureuse quil soit venu ; il mest nécessaire, indispensable. Oh ! Alexéi Fiodorovitch, que je suis malheureuse !
Quavez-vous donc, ma petite maman ?
Ce qui me tue, Lise, ce sont tes caprices, ton inconstance, ta maladie, cette terrible nuit de fièvre, cet affreux et éternel Herzenstube, enfin tout, tout… Et puis ce miracle ! Oh ! comme il ma frappée, remuée, cher Alexéi Fiodorovitch ! Et cette tragédie au salon, ou plutôt cette comédie. Dites-moi, le starets Zosime vivra-t-il jusquà demain ? Ô, mon Dieu, que marrive-t-il ? Je ferme les yeux à chaque instant et je me dis que tout cela est absurde, absurde.
Je vous serais bien obligé, linterrompit soudain Aliocha, de me donner un petit chiffon pour panser mon doigt qui me fait très mal ; je me suis blessé. »
Aliocha découvrit son doigt mordu, le mouchoir plein de sang. Mme Khokhlakov poussa un cri, ferma les yeux.
« Mon Dieu, quelle blessure, cest affreux ! »
Dès que Lise eut aperçu le doigt dAliocha à travers la fente, elle ouvrit la porte toute grande.
« Venez, venez, dit-elle dune voix impérieuse. Maintenant, trêve de bêtises ! Mon Dieu, pourquoi êtes-vous resté si longtemps sans rien dire ? Il aurait pu perdre tout son sang, maman ! Où et comment cela vous est-il arrivé ? Avant tout de leau, de leau ! Il faut laver la blessure, plonger le doigt dans leau froide pour faire cesser la douleur et ly tenir longtemps… Vite, de leau, maman, dans un bol ! Plus vite, voyons, fit-elle dun mouvement nerveux. La blessure dAliocha la consternait.
Ne faut-il pas envoyer chercher Herzenstube ? sécria la mère.
Maman, vous me faites mourir, votre docteur viendra pour dire quil ny comprend rien ! De leau, de leau ! maman, pour lamour de Dieu, allez vous-même stimuler Julie qui sest attardée je ne sais où ; elle ne peut jamais venir à temps ! Plus vite, maman, ou je meurs…
Mais cest une bêtise ! » sexclama Aliocha, effrayé de leur émoi.
Julie accourut avec de leau, Aliocha y trempa son doigt.
« Maman, je vous en supplie, apportez de la charpie et de cette eau trouble pour les coupures, comment lappelle-t-on ? Nous en avons, nous en avons… maman, vous savez où est le flacon, dans votre chambre à coucher, larmoire à droite ; il y a un grand flacon et de la charpie.
Tout de suite, Lise, mais ne crie pas, ne ténerve pas. Tu vois avec quel courage Alexéi Fiodorovitch supporte sa douleur. Où vous êtes-vous blessé ainsi, Alexéi Fiodorovitch ? »
Elle sortit aussitôt. Lise nattendait que cela.
« Avant tout, répondez à ma question, dit-elle rapidement. Où avez-vous pu vous blesser ainsi ? Puis nous parlerons dautre chose. Allez-y ! »
Aliocha, devinant que le temps était précieux, lui fit un récit exact, bien quabrégé, de son étrange rencontre avec les écoliers. Après lavoir écouté, Lise joignit les mains.
« Comment pouvez-vous, et encore dans cet habit, vous commettre avec des gamins ! sécria-t-elle dun ton courroucé, comme si elle avait des droits sur lui. Après cela, vous nêtes vous-même quun gamin, le plus petit dentre eux. Pourtant, ne manquez pas de vous informer de ce drôle, et racontez-moi tout : il doit y avoir là un secret. Autre chose, maintenant. Pouvez-vous, malgré la douleur, parler sensément de bagatelles ?
Mais oui, dailleurs cela ne me fait plus si mal.
Cest parce que votre doigt est dans leau. Il faut la changer tout de suite, elle séchaufferait. Julie, va chercher un morceau de glace à la cave, et un nouveau bol deau. La voilà partie, jaborde le sujet. Mon cher Alexéi Fiodorovitch, veuillez me rendre immédiatement ma lettre ; maman peut rentrer dune minute à lautre, et je ne veux pas…
Je ne lai pas sur moi.
Ce nest pas vrai, vous lavez, jétais sûre que vous me feriez cette réponse. Jai tant regretté, toute la nuit, cette stupide plaisanterie. Rendez-moi ma lettre à linstant. Rendez-la-moi !
Elle est restée chez moi !
Vous devez me prendre pour une fillette, après la sotte plaisanterie de ma lettre, je vous en demande pardon ! Mais, rendez-la-moi ; si vraiment vous ne lavez pas sur vous, apportez-la aujourdhui sans faute.
Aujourdhui, cest impossible, car je retourne au monastère, et je ne viendrai pas vous voir pendant deux jours, trois, quatre peut-être, parce que le starets Zosime…
Quatre jours, quelle sottise ! Écoutez, avez-vous beaucoup ri de moi ?
Pas le moins du monde.
Pourquoi donc ?
Parce que je vous ai crue, aveuglément.
Vous moffensez !
Pas du tout. Jai pensé tout de suite après avoir lu, que cela se réaliserait, car dès que le starets sera mort, il me faudra quitter le monastère. Ensuite, jachèverai mes études, je passerai mes examens, et après le délai légal nous nous marierons. Je vous aimerai bien. Quoique je naie pas encore eu le temps dy songer, jai réfléchi que je ne trouverai jamais une femme meilleure que vous, et le starets mordonne de me marier…
Je suis un monstre, on me roule sur un fauteuil, objecta en riant Lise, les joues empourprées.
Je vous roulerai moi-même, mais je suis sûr que dici là vous serez rétablie.
Mais vous êtes fou ! proféra Lise nerveusement. Tirer une telle conclusion dune simple plaisanterie !… Voici maman, peut-être fort à propos. Maman, comment avez-vous pu rester si longtemps ! Et voilà Julie qui apporte la glace.
Ah ! Lise, ne crie pas, je ten supplie. Jai la tête rompue… Est-ce ma faute si tu as changé la charpie de place… Jai cherché, cherché… je soupçonne que tu las fait exprès.
Je ne pouvais pas deviner quil arriverait avec un doigt mordu ; sinon je laurais peut-être fait exprès. Ma chère maman, vous commencez à dire des choses fort spirituelles.
Spirituelles, soit, mais de quels sentiments, Lise, à légard du doigt dAlexéi Fiodorovitch et de tout ceci ! Oh ! mon cher Alexéi Fiodorovitch, ce ne sont pas les détails qui me tuent, ni un Herzenstube quelconque, mais le tout ensemble, le tout réuni, voilà ce que je ne puis supporter.
En voilà assez sur Herzenstube, maman, reprit Lise dans un joyeux rire, donnez-moi vite leau et la charpie. Cest de leau blanche, Alexéi Fiodorovitch, le nom me revient, un excellent remède. Maman, figurez-vous quil sest battu avec des gamins, dans la rue, et quun deux la mordu ! Nest-il pas lui-même un petit bonhomme, et peut-il se marier, maman, après cette aventure, car figurez-vous quil veut se marier ? Le voyez-vous marié, nest-ce pas à mourir de rire ? »
Lise riait de son petit rire nerveux, en regardant malicieusement Aliocha.
« Que racontes-tu là, Lise, cest fort déplacé de ta part !… Dautant plus que ce gamin était peut-être enragé !
Ah ! maman, comme sil y avait des enfants enragés.
Pourquoi pas, Lise ? Ce gamin a été mordu par un chien enragé, il lest devenu lui-même et il a mordu quelquun à son tour… Comme elle vous a bien pansé, Alexéi Fiodorovitch, je naurais jamais su le faire comme ça. Avez-vous mal ?
Très peu.
Navez-vous pas peur de leau ? demanda Lise.
Assez, Lise, jai parlé peut-être trop vite de rage, à propos de ce garçon, et tu en conclus Dieu sait quoi. Catherine Ivanovna vient dapprendre votre arrivée, Alexéi Fiodorovitch, elle désire ardemment vous voir.
Ah ! maman, allez-y seule ; il ne peut pas encore, il souffre trop.
Je ne souffre pas du tout, je puis très bien y aller, protesta Aliocha.
Comment, vous partez ? Ah, cest comme ça !
Eh bien, quand jaurai fini, je reviendrai et nous pourrons bavarder autant quil vous plaira. Jai hâte de voir Catherine Ivanovna, car je désire rentrer le plus tôt possible au monastère.
Maman, emmenez-le vite. Alexéi Fiodorovitch, ne prenez pas la peine de revenir vers moi après avoir vu Catherine Ivanovna, allez tout droit à votre monastère, cest là votre vocation ! Quant à moi, jai envie de dormir, je nai pas fermé lœil de la nuit.
Ah ! Lise, tu plaisantes, bien sûr ; cependant si tu tendormais, pour de bon ?
Je resterai bien encore trois minutes, même cinq si vous le voulez, marmotta Aliocha.
Emmenez-le donc plus vite, maman, cest un monstre.
Lise, tu as perdu la tête. Allons-nous-en, Alexéi Fiodorovitch, elle est par trop capricieuse aujourdhui, jai peur de lénerver. Oh ! quel malheur quune femme nerveuse ! Mais peut-être a-t-elle réellement envie de dormir ? Comme votre présence la vite inclinée au sommeil, et que cest bien !
Maman, que vous parlez gentiment ! Je vous embrasse pour cela.
Moi de même, Lise. Écoutez, Alexéi Fiodorovitch, chuchota-t-elle dun air mystérieux, en séloignant avec le jeune homme, je ne veux pas vous influencer, ni soulever le voile ; allez voir vous-même ce qui se passe : cest terrible. La comédie la plus fantastique qui se puisse rêver. Elle aime votre frère Ivan et tâche de se persuader quelle est éprise de Dmitri. Cest affreux ! Je vous accompagne et, si on le veut bien, jattendrai. »
V. Le déchirement au salon
Lentretien au salon était terminé ; Catherine Ivanovna, surexcitée, avait pourtant un air résolu. Lorsque Aliocha et Mme Khokhlakov entrèrent, Ivan Fiodorovitch se levait pour partir. Il était un peu pâle et son frère le considéra avec inquiétude. Aliocha trouvait maintenant la solution dune énigme qui le tourmentait depuis quelque temps. À différentes reprises, depuis un mois, on lui avait suggéré que son frère Ivan aimait Catherine Ivanovna, et surtout quil était décidé à la « souffler » à Mitia. Jusqualors cela avait paru monstrueux à Aliocha, tout en linquiétant fort. Il aimait ses deux frères et seffrayait de leur rivalité. Cependant Dmitri lui avait déclaré la veille quil était heureux davoir son frère pour rival, que cela lui rendait grand service. En quoi ? Pour se marier avec Grouchegnka ? Mais cétait là un parti désespéré. En outre, Aliocha avait cru fermement jusquà la veille au soir à lamour passionné et opiniâtre de Catherine Ivanovna pour Dmitri. Il lui semblait quelle ne pouvait aimer un homme comme Ivan, mais quelle aimait Dmitri tel quil était, malgré létrangeté dun pareil amour. Mais durant la scène avec Grouchegnka, ses impressions avaient changé. Le mot « déchirement », que venait demployer Mme Khokhlakov, le troublait, car ce matin même en séveillant à laube, il lavait prononcé deux fois, probablement sous limpression de ses rêves, car toute la nuit il avait revu cette scène. Laffirmation catégorique de Mme Khokhlakov, que la jeune fille aimait Ivan, que son amour pour Dmitri nétait quun leurre, un amour demprunt quelle sinfligeait par jeu, par « déchirement », sous lempire de la reconnaissance, cette affirmation frappait Aliocha. « Cest peut-être vrai ! » Mais alors, quelle était la situation dIvan ? Aliocha devinait quun caractère comme celui de Catherine Ivanovna avait besoin de dominer ; or, cette domination ne pouvait sexercer que sur Dmitri, et non sur Ivan. Car seul Dmitri pourrait peut-être un jour se soumettre à elle « pour son bonheur » (ce quAliocha désirait même). Ivan en serait incapable ; dailleurs cette soumission ne leût pas rendu heureux, daprès lidée quAliocha se faisait de lui. Ces réflexions poursuivaient le jeune homme quand il entra dans le salon ; soudain une autre idée simposa à lui : « Et si elle naimait ni lun ni lautre ? » Remarquons quAliocha avait honte de telles pensées et se les était toujours reprochées, lorsque parfois elles lui étaient venues, au cours du dernier mois : « Quest-ce que jentends à lamour et aux femmes, et comment puis-je tirer pareilles conclusions ? » se disait-il après chaque conjecture. Cependant la réflexion simposait. Il devinait que cette rivalité était capitale dans la destinée de ses deux frères. « Les reptiles se dévoreront entre eux », avait dit hier Ivan dans son irritation, à propos de leur père et de Dmitri ; ainsi, depuis longtemps peut-être, Dmitri était un reptile à ses yeux. Nétait-ce pas depuis quil avait fait lui-même la connaissance de Catherine Ivanovna ? Ces paroles lui avaient sans doute échappé involontairement, mais cétait dautant plus grave. Dans ces conditions, quelle paix pouvait dorénavant régner dans leur famille alors que surgissaient de nouveaux motifs de haine ? Surtout, qui devait-il plaindre, lui, Aliocha ? Il les aimait également, mais que souhaiter à chacun deux, parmi de si redoutables contradictions ? Il y avait où ségarer dans ce labyrinthe, et le cœur dAliocha ne pouvait supporter lincertitude, car son amour avait toujours un caractère actif. Incapable daimer passivement, son affection se traduisait toujours par une aide. Mais pour cela, il fallait avoir un but, savoir clairement ce qui convenait à chacun et les aider en conséquence. Au lieu de but, il ne voyait que confusion et brouillamini. On avait parlé de « déchirement ». Mais que pouvait-il comprendre, même à ce déchirement ? Non, décidément, le mot de lénigme lui échappait.
En voyant Aliocha, Catherine Ivanovna dit vivement à Ivan Fiodorovitch, qui sétait levé pour partir :
« Un instant ! je veux avoir lopinion de votre frère, en qui jai pleine confiance. Catherine Ossipovna, restez aussi », continua-t-elle en sadressant à Mme Khokhlakov. Celle-ci sinstalla à côté dIvan Fiodorovitch, et Aliocha en face, près de la jeune fille.
« Vous êtes mes amis, les seuls que jaie au monde, commença-t-elle dune voix ardente où tremblaient des larmes de sincère douleur, et qui lui attira de nouveau les sympathies dAliocha. Vous, Alexéi Fiodorovitch, vous avez assisté hier à cette scène terrible, vous mavez vue. Jignore ce que vous avez pensé de moi, mais je sais que dans les mêmes circonstances, mes paroles et mes gestes seraient identiques. Vous vous souvenez de mavoir retenue… (En disant cela, elle rougit et ses yeux étincelèrent.) Je vous déclare, Alexéi Fiodorovitch, que je ne sais quel parti prendre. Jignore si je laime maintenant, lui. Il me fait pitié, cest une mauvaise marque damour. Si je laimais toujours, ce nest pas de la pitié mais de la haine que jéprouverais à présent… »
Sa voix tremblait, des larmes brillaient dans ses cils. Aliocha était ému. « Cette jeune fille est loyale, sincère, pensait-il, et… elle naime plus Dmitri. »
« Cest cela, cest bien cela ! sexclama Mme Khokhlakov.
Attendez, chère Catherine Ossipovna. Je ne vous ai pas dit lessentiel, le parti que jai pris cette nuit. Je sens que ma résolution est peut-être terrible, pour moi, mais je pressens que je nen changerai à aucun prix. Mon cher et généreux conseiller, mon confident, le meilleur ami que jaie au monde, Ivan Fiodorovitch, mapprouve entièrement et loue ma résolution.
Oui, je lapprouve, dit Ivan dune voix basse mais ferme.
Mais je désire quAliocha excusez-moi de vous appeler ainsi , je désire quAlexéi Fiodorovitch me dise maintenant, devant mes deux amis, si jai tort ou raison. Je devine que vous, Aliocha, mon cher frère (car vous lêtes), répétait-elle avec transport, en saisissant sa main glacée dune main brûlante, je devine que votre décision, votre approbation me tranquilliseront, malgré mes souffrances, car après vos paroles je mapaiserai et me résignerai, je le pressens !
Jignore ce que vous allez me demander, dit Aliocha en rougissant, je sais seulement que je vous aime et que je vous souhaite en ce moment plus de bonheur quà moi-même !… Mais je nentends rien à de telles affaires… se hâta-t-il dajouter sans savoir pourquoi…
Lessentiel dans tout ceci, cest lhonneur et le devoir, et quelque chose de plus haut, qui dépasse peut-être le devoir lui-même. Mon cœur me dicte ce sentiment irrésistible et il mentraîne. Bref, ma décision est prise. Même sil épouse cette… créature, à qui je ne pourrai jamais pardonner, je ne labandonnerai pourtant pas ! Désormais, je ne labandonnerai jamais ! dit-elle, en proie à une exaltation maladive. Bien entendu, je nai pas lintention de courir après lui, de lui imposer ma présence, de limportuner, oh non ! je men irai dans une autre ville, nimporte où, mais je ne cesserai pas de mintéresser à lui. Quand il sera malheureux avec lautre et cela ne tardera guère quil vienne à moi, il trouvera une amie, une sœur… Une sœur seulement, certes, et cela pour la vie, une sœur aimante, qui lui aura sacrifié son existence. Je parviendrai, à force de persévérance, à me faire enfin apprécier de lui, à être sa confidente, sans quil en rougisse ! sécria-t-elle comme égarée. Je serai son Dieu, à qui il adressera ses prières, cest le moins quil me doive pour mavoir trahie et pour tout ce que jai enduré hier à cause de lui. Et il verra que, malgré sa trahison, je demeurerai éternellement fidèle à la parole donnée. Je ne serai que le moyen, linstrument de son bonheur, pour toute sa vie, pour toute sa vie ! Voilà ma décision. Ivan Fiodorovitch mapprouve hautement. »
Elle étouffait. Peut-être aurait-elle voulu exprimer sa pensée avec plus de dignité, de naturel, mais elle le fit avec trop de précipitation et sans voile. Il y avait dans ses paroles beaucoup dexubérance juvénile, elles reflétaient lirritation de la veille, le besoin de senorgueillir ; elle-même sen rendait compte. Soudain, son visage sassombrit, son regard devint mauvais. Aliocha sen aperçut et la compassion séveilla en lui. Son frère ajouta quelques mots.
« Cest, en effet, lexpression de ma pensée. Chez toute autre que vous cela eût paru de loutrance, mais vous avez raison là où une autre aurait eu tort. Je ne sais comment motiver cela, mais je vous crois tout à fait sincère, voilà pourquoi vous avez raison.
Mais ce nest que pour un instant… Cest leffet du ressentiment dhier, ne put sempêcher de dire avec justesse Mme Khokhlakov, malgré son désir de ne pas intervenir.
Eh oui ! fit Ivan avec une sorte dirritation et visiblement vexé davoir été interrompu, cest cela, chez une autre cet instant ne serait quune impression passagère mais avec le caractère de Catherine Ivanovna cela durera toute sa vie. Ce qui pour dautres ne serait quune promesse en lair sera pour elle un devoir éternel, pénible, maussade peut-être, mais incessant. Et elle se repaîtra du sentiment de ce devoir accompli ! Votre existence, Catherine Ivanovna, se consumera maintenant dans une douloureuse contemplation de votre chagrin et de vos sentiments héroïques. Mais avec le temps cette souffrance se calmera, vous vivrez dans la douce contemplation dun dessein ferme et fier, réalisé une fois pour toutes, désespéré à vrai dire, mais dont vous serez venue à bout. Cet état desprit vous procurera enfin la satisfaction la plus complète et vous réconciliera avec tout le reste… »
Il sétait exprimé avec une sorte de rancune, et sans chercher à dissimuler son intention ironique.
« Ô Dieu, que tout cela est faux ! sexclama de nouveau Mme Khokhlakov.
Alexéi Fiodorovitch, parlez ! Il me tarde de connaître votre opinion ! » dit Catherine Ivanovna en fondant en larmes.
Aliocha se leva.
« Ce nest rien, ce nest rien ! poursuivit-elle en pleurant, cest lénervement, linsomnie, mais avec des amis comme votre frère et vous, je me sens fortifiée…, car je sais que vous ne mabandonnerez jamais…
Malheureusement, je devrai peut-être partir demain pour Moscou, vous quitter pour longtemps… Ce voyage est indispensable… proféra Ivan Fiodorovitch.
Demain, pour Moscou ! sexclama Catherine Ivanovna, le visage crispé… Mon Dieu, quel bonheur ! » reprit-elle dune voix soudain changée, en refoulant ses larmes dont il ne resta pas trace.
Ce changement étonnant, qui frappa fort Aliocha, fut vraiment subit ; la malheureuse jeune fille offensée, pleurant, le cœur déchiré, fit place tout à coup à une femme parfaitement maîtresse delle-même, et de plus satisfaite comme après une joie subite.
« Ce nest pas votre départ qui me réjouit, bien sûr, rectifia-t-elle avec le charmant sourire dune mondaine, un ami tel que vous ne peut le croire ; je suis, au contraire, très malheureuse que vous me quittiez (elle sélança vers Ivan Fiodorovitch et, lui saisissant les deux mains, les pressa avec chaleur) ; mais ce qui me réjouit, cest que vous pourrez maintenant exposer, à ma tante et à Agathe, ma situation dans toute son horreur, franchement avec Agathe, mais en ménageant ma chère tante, comme vous êtes capable de le faire. Vous ne pouvez vous figurer combien je me suis torturée hier et ce matin, me demandant comment leur annoncer cette terrible nouvelle… À présent, il me sera plus facile de le faire, car vous serez chez elle en personne pour tout expliquer. Oh, que je suis heureuse ! mais de cela seulement, je vous le répète. Vous mêtes indispensable, assurément… Je cours écrire une lettre, conclut-elle, en faisant un pas pour sortir de la chambre.
Et Aliocha ? Et lopinion dAlexéi Fiodorovitch que vous désirez si vivement connaître ? sécria Mme Khokhlakov avec une intonation sarcastique et irritée.
Je ne lai pas oublié, fit Catherine Ivanovna en sarrêtant ; mais pourquoi êtes-vous si malveillante pour moi en un tel moment, Catherine Ossipovna ? ajouta-t-elle dun ton damer reproche. Je confirme ce que jai dit. Jai besoin de savoir son opinion, bien plus, sa décision ! Elle sera une loi pour moi, tant jai soif de vos paroles, Alexéi Fiodorovitch… Mais quavez-vous ?
Je naurais jamais cru cela, je ne peux pas me le figurer ! dit Aliocha dun air affligé.
Quoi donc ?
Comment, il part pour Moscou et vous faites exprès de témoigner votre joie ! Ensuite vous expliquez que ce nest pas son départ qui vous réjouit, que vous le regrettez, au contraire, que vous perdez… un ami ; mais là encore, vous jouiez la comédie !…
La comédie ?… Que dites-vous ? sexclama Catherine Ivanovna stupéfaite. Elle rougit, fronça les sourcils.
Quoique vous affirmiez regretter en lui lami, vous lui déclarez carrément que son départ est un bonheur pour vous… proféra Aliocha haletant. Il restait debout près de la table.
Que voulez-vous dire ? je ne comprends pas…
Je ne sais pas moi-même… Cest comme une illumination soudaine… Je sais que jai tort de parler, mais je le ferai quand même, poursuivit-il, dune voix tremblante, entrecoupée. Vous navez peut-être jamais aimé Dmitri… Lui non plus, sans doute, ne vous aime pas, il vous estime, voilà tout… Vraiment, je ne sais comment jai laudace… mais il faut bien que quelquun dise la vérité, puisque personne ici nose le faire.
Quelle vérité ? sécria Catherine Ivanovna avec exaltation.
La voici, balbutia Aliocha, prenant son parti comme sil se précipitait dans le vide. Envoyez chercher Dmitri, je le trouverai, sil le faut ; quil vienne ici prendre votre main et celle de mon frère Ivan pour les unir. Car vous faites souffrir Ivan uniquement parce que vous laimez… et que votre amour pour Dmitri est un douloureux mensonge… auquel vous tâchez de croire à tout prix. »
Aliocha se tut brusquement.
« Vous… vous êtes un jeune fou, entendez-vous », répliqua Catherine Ivanovna, pâle, les lèvres crispées.
Ivan Fiodorovitch se leva, le chapeau à la main.
« Tu tes trompé, mon bon Aliocha, dit-il avec une expression que son frère ne lui avait jamais vue, une expression de sincérité juvénile, dirrésistible franchise. Jamais Catherine Ivanovna ne ma aimé ! Elle connaît depuis longtemps mon amour pour elle, bien que je ne lui en aie jamais parlé, mais elle ny a jamais répondu. Je nai pas été davantage son ami, à aucun moment, sa fierté navait pas besoin de mon amitié. Elle me gardait près delle pour se venger sur moi des offenses continuelles que lui infligeait Dmitri depuis leur première rencontre, car celle-ci est demeurée dans son cœur, comme une offense. Mon rôle a consisté à lentendre parler de son amour pour lui. Je pars enfin, mais sachez, Catherine Ivanovna, que vous naimez, en réalité, que lui. Et cela en proportion de ses offenses. Voilà ce qui vous déchire. Vous laimez tel quil est, avec ses torts envers vous. Sil samendait, vous labandonneriez aussitôt et cesseriez de laimer. Mais il vous est nécessaire pour contempler en lui votre fidélité héroïque et lui reprocher sa trahison. Tout cela par orgueil ! Vous êtes humiliée et abaissée, mais votre fierté est en cause… Je suis trop jeune, je vous aimais trop. Je sais que je naurais pas dû vous parler ainsi, quil eût été plus digne de ma part de vous quitter simplement ; ceût été moins blessant pour vous. Mais je pars au loin et ne reviendrai jamais… Je ne veux pas respirer cette atmosphère doutrance… Dailleurs, je nai plus rien à vous dire, cest tout… Adieu, Catherine Ivanovna, ne soyez pas fâchée contre moi, car je suis cent fois plus puni que vous, puni par le seul fait que je ne vous reverrai plus. Adieu. Je ne veux pas prendre votre main. Vous mavez fait souffrir trop sciemment pour que je puisse vous pardonner à lheure actuelle. Plus tard, peut-être, mais pour le moment je ne veux pas de votre main.
Den Dank, Dame, Begehrich nicht{74}, »
ajouta-t-il avec un sourire contraint, prouvant ainsi quil connaissait Schiller par cœur, ce quAliocha eût refusé de croire auparavant.
Il sortit sans même saluer la maîtresse de la maison. Aliocha joignit les mains.
« Ivan, lui cria-t-il éperdu, reviens, Ivan ! Non, maintenant il ne reviendra pour rien au monde ! sécria-t-il dans un pressentiment désolé, mais cest ma faute, cest moi qui ai commencé ! Ivan a parlé injustement, sous lempire de la colère. Il faut quil revienne… » sexclamait Aliocha, comme déséquilibré.
Catherine Ivanovna passa dans une autre pièce.
« Vous navez rien à vous reprocher ; votre conduite est celle dun ange, murmura au triste Aliocha Mme Khokhlakov enthousiasmée. Je ferai tout mon possible pour empêcher Ivan Fiodorovitch de partir… »
La joie illuminait son visage, à la grande mortification dAliocha, mais Catherine Ivanovna reparut soudain. Elle tenait deux billets de cent roubles.
« Jai un grand service à vous demander, Alexéi Fiodorovitch, commença-t-elle dune voix calme et égale, comme si rien ne sétait passé. Il y a huit jours environ, Dmitri Fiodorovitch sest laissé aller à une action injuste et scandaleuse. Il y a ici un cabaret mal famé, où il rencontra cet officier en retraite, ce capitaine que votre père employait à certaines affaires. Irrité contre ce capitaine pour un motif quelconque, Dmitri Fiodorovitch le saisit par la barbe et le traîna dans cette posture humiliante jusque dans la rue, où il continua encore longtemps à le houspiller. On dit que le fils de ce malheureux, un jeune écolier, courait à ses côtés en sanglotant, demandait grâce et priait les passants de défendre son père, mais que tout le monde riait. Excusez-moi, Alexéi Fiodorovitch, je ne puis me rappeler sans indignation cette action honteuse… dont seul Dmitri Fiodorovitch est capable, lorsquil est en proie à la colère… et à ses passions ! Je ne puis la raconter en détail, cela me fait mal… je membrouille. Jai pris des renseignements sur ce malheureux, et jai appris quil est fort pauvre, il sappelle Sniéguiriov. Il sest rendu coupable dune faute dans son service, on la révoqué, je ne puis vous donner de détails, et maintenant, avec sa malheureuse famille, les enfants malades, la femme folle, paraît-il, il est tombé dans une profonde misère. Il habite ici depuis longtemps, il avait un emploi de copiste quil a perdu. Jai jeté les yeux sur vous… cest-à-dire jai pensé, ah ! je membrouille, je voulais vous prier, mon cher Alexéi Fiodorovitch, daller chez lui sous un prétexte quelconque, et, délicatement, prudemment, comme vous seul en êtes capable (Aliocha rougit), de lui remettre ce secours, ces deux cents roubles… Il les acceptera certainement… cest-à-dire, persuadez-le de les accepter… Voyez-vous, ce nest pas une indemnité, pour éviter quil porte plainte (car il voulait le faire, à ce quil paraît), mais simplement une marque de sympathie, le désir de lui venir en aide, en mon nom, comme fiancée de Dmitri Fiodorovitch, et non au sien… Jy serais bien allée moi-même, mais vous vous y prendrez mieux que moi. Il habite rue du Lac, dans la maison de Mme Kalmykov… Pour lamour de Dieu, Alexéi Fiodorovitch, faites cela, à présent… je suis un peu… fatiguée. Au revoir… »
Elle disparut si rapidement derrière la portière quAliocha neut pas le temps de dire un mot. Il aurait voulu demander pardon, saccuser, dire quelque chose enfin, car son cœur débordait, et il ne pouvait se résoudre à séloigner ainsi. Mais Mme Khokhlakov le prit par le bras et lemmena. Dans le vestibule, elle larrêta une fois de plus.
« Elle est fière, elle lutte contre elle-même, mais cest une nature bonne, charmante, généreuse ! murmura-t-elle à mi-voix. Oh comme je laime, par moments, et que je suis de nouveau contente ! Mon cher Alexéi Fiodorovitch, savez-vous que nous toutes, ses deux tantes, moi et même Lise, nous navons quun désir depuis un mois, nous la supplions dabandonner votre favori Dmitri, qui ne laime pas du tout, et dépouser Ivan, cet excellent jeune homme si instruit dont elle est lidole. Nous avons ourdi un véritable complot, et cest peut-être la seule raison qui me retienne encore ici.
Mais elle a pleuré, elle est de nouveau offensée ! sécria Aliocha.
Ne croyez pas aux larmes dune femme, Alexéi Fiodorovitch ! Je suis toujours contre les femmes dans ce cas, et du côté des hommes. »
La voix aigrelette de Lise retentit derrière la porte :
« Maman, vous le gâtez !
Cest moi qui suis cause de tout, je suis très coupable ! répéta Aliocha qui, le visage caché dans ses mains, éprouvait une honte douloureuse de sa sortie.
Au contraire, vous avez agi comme un ange, comme un ange, je suis prête à le redire mille fois.
Maman, en quoi a-t-il agi comme un ange ? demanda de nouveau Lise.
Je me suis imaginé, je ne sais pourquoi, poursuivit Aliocha, comme sil nentendait pas Lise, quelle aimait Ivan, et jai lâché cette sottise… Que va-t-il arriver ?
De quoi sagit-il ? sexclama Lise. Maman, vous voulez donc me faire mourir : je vous interroge, et vous ne me répondez pas. »
À ce moment, la femme de chambre accourut.
« Catherine Ivanovna se trouve mal…, elle pleure, elle a une attaque de nerfs.
Quy a-t-il ? cria Lise, la voix alarmée. Maman, cest moi qui vais avoir une attaque !
Lise, pour lamour de Dieu, ne crie pas, tu me tues ! À ton âge, tu ne peux pas tout savoir comme les grandes personnes ; à mon retour je te raconterai ce quon peut te dire. Ô mon Dieu ! jy cours… Une attaque, cest bon signe, Alexéi Fiodorovitch, cest très bon signe. En pareil cas, je suis toujours contre les femmes, leurs attaques et leurs larmes. Julie, cours dire que jarrive. Si Ivan Fiodorovitch est parti comme ça, cest sa faute à elle. Mais il ne partira pas. Lise, pour lamour de Dieu, ne crie pas. Eh ! ce nest pas toi qui cries, cest moi, pardonne à ta mère. Mais je suis enthousiasmée, ravie ! Avez-vous remarqué, Alexéi Fiodorovitch, comme votre frère est parti dun air dégagé après lui avoir dit son fait. Un savant universitaire parle avec tant de chaleur, de franchise juvénile, dinexpérience charmante ! Tout cela est adorable, tout à fait dans votre genre !… Et ce vers allemand quil a cité !… Mais je cours, Alexéi Fiodorovitch ; dépêchez-vous de faire cette commission et revenez bien vite… Lise, tu nas besoin de rien ? Pour lamour de Dieu, ne retiens pas Alexéi Fiodorovitch, il va revenir te voir. »
Mme Khokhlakov sen alla enfin. Aliocha, avant de sortir, voulut ouvrir la porte de Lise.
« Pour rien au monde je ne veux vous voir, Alexéi Fiodorovitch, sécria Lise. Parlez-moi à travers la porte. Comment êtes-vous devenu un ange ? cest tout ce que je désire savoir.
Par mon affreuse bêtise, Lise. Adieu !
Voulez-vous bien ne pas partir ainsi ! cria-t-elle.
Lise, jai un chagrin sérieux ! Je reviens tout de suite, mais jai un grand, grand chagrin. »
Il sortit en courant.
VI. Le déchirement dans lizba
Aliocha avait rarement éprouvé un chagrin aussi sérieux : il était intervenu mal à propos dans une affaire de sentiment !
« Que puis-je connaître à ces choses ? Ma honte nest dailleurs quune punition méritée ; le malheur, cest que je vais être certainement la cause de nouvelles calamités… Et dire que le starets ma envoyé pour réconcilier et unir ! Est-ce ainsi quon unit ? » Il se rappela alors comment il avait « uni les mains », et la honte le reprit. « Bien que jaie agi de bonne foi, il faudra être plus intelligent à lavenir », conclut-il, sans même sourire de sa conclusion.
La commission de Catherine Ivanovna le conduisait à la rue du Lac, et son frère habitait précisément dans une ruelle voisine. Aliocha décida de passer dabord chez lui, à tout hasard, tout en pressentant quil ne le trouverait pas à la maison. Il soupçonnait Dmitri de vouloir peut-être se cacher de lui maintenant, mais il fallait le découvrir à tout prix. Le temps passait ; lidée du starets mourant ne lavait pas quitté une minute depuis son départ du monastère.
Dans le récit de Catherine Ivanovna figurait une circonstance qui lintéressait fort : quand la jeune fille avait parlé du petit écolier, fils du capitaine, qui courait en sanglotant à côté de son père, lidée était venue soudain à Aliocha que ce devait être le même qui lavait mordu au doigt, lorsquil lui demandait en quoi il lavait offensé ; il en était maintenant presque sûr, sans savoir encore pourquoi. Ces préoccupations étrangères détournèrent son attention ; il résolut de ne plus « penser » au « mal » quil venait de faire, de ne pas se tourmenter par le repentir, mais dagir ; tant pis pour ce qui pourrait arriver là-bas ! Cette idée lui rendit tout son courage. En entrant dans la ruelle où demeurait Dmitri, il eut faim et tira de sa poche le petit pain quil avait pris chez son père. Il le mangea en marchant ; cela le réconforta.
Dmitri nétait pas chez lui. Les maîtres de la maisonnette un vieux menuisier, sa femme et son fils regardèrent Aliocha dun air soupçonneux. « Voilà déjà trois jours quil ne passe pas la nuit ici, il est peut-être parti quelque part », répondit le vieux à ses questions. Aliocha comprit quil se conformait aux instructions reçues. Lorsquil demanda si Dmitri nétait pas chez Grouchegnka, ou de nouveau caché chez Foma (Aliocha parlait ainsi ouvertement à dessein), tous le regardèrent dun air craintif. « Ils laiment donc, ils tiennent son parti, pensa-t-il, tant mieux ! »
Enfin il découvrit dans la rue du Lac la masure de la mère Kalmykov, délabrée et affaissée, avec trois fenêtres sur la rue, une cour sale, au milieu de laquelle se tenait une vache. On entrait par la cour dans le vestibule ; à gauche habitait la vieille propriétaire avec sa fille, également âgée, toutes deux sourdes, à ce quil semblait. À la question plusieurs fois répétée : où demeurait le capitaine ? lune delles, comprenant enfin quon demandait les locataires, lui désigna du doigt, à travers le vestibule, la porte qui menait à la plus belle pièce de lizba. Lappartement du capitaine ne consistait en effet quen cette pièce. Aliocha avait mis la main sur la poignée afin douvrir la porte, quand il fut frappé par le silence complet qui régnait à lintérieur. Il savait pourtant, daprès le récit de Catherine Ivanovna, que le capitaine avait de la famille. « Ils dorment tous, sans doute, ou bien ils mont entendu venir et ils attendent que jouvre mieux vaut frapper dabord. » Il frappa. On entendit une réponse, mais au bout de dix secondes seulement.
« Qui est-ce ? » cria une grosse voix irritée.
Aliocha ouvrit, franchit le seuil. Il se trouvait dans une salle assez spacieuse, mais fort encombrée de gens et de hardes. À gauche, il y avait un grand poêle russe. Du poêle à la fenêtre de gauche, une corde tendue à travers toute la chambre supportait divers chiffons. De chaque côté se trouvait un lit avec des couvertures tricotées. Sur lun deux, celui de gauche, quatre oreillers étagés, plus petits lun que lautre ; sur le lit de droite, on nen voyait quun, fort petit. Plus loin, il y avait un espace restreint, séparé par un rideau ou un drap, fixé à une corde tendue en travers de langle ; derrière apparaissait un lit improvisé sur un banc et une chaise placée auprès. Une table rustique, carrée, était installée vers la fenêtre du milieu. Les trois fenêtres, aux carreaux couverts de moisissures verdâtres, étaient ternes et hermétiquement fermées, de sorte quon étouffait dans la pièce à demi obscure. Sur la table, une poêle avec un reste dœufs sur le plat, une tranche de pain entamée, un demi-litre deau-de-vie, presque vide de son contenu. Près du lit de gauche se tenait sur une chaise une femme, vêtue dune robe dindienne et qui avait lair dune dame. Elle était fort maigre, fort jaune ; ses joues creuses attestaient au premier coup dœil son état maladif ; mais ce qui frappa surtout Aliocha, ce fut le regard de ses grands yeux bruns, interrogateur et arrogant tout ensemble. À côté de la fenêtre de gauche, se tenait debout une jeune fille au visage ingrat, aux cheveux roux clairsemés, vêtue dune manière pauvre quoique très propre ; elle naccorda au nouveau venu quune œillade dédaigneuse. À droite, également près du lit, était assise une personne du sexe féminin, une pauvre créature jeune encore, dune vingtaine dannées, mais bossue et impotente, les pieds desséchés, comme on lexpliqua ensuite à Aliocha ; on voyait ses béquilles dans un coin, entre le lit et le mur ; les magnifiques yeux de la pauvre fille se posèrent sur Aliocha avec douceur. Attablé et achevant lomelette, on remarquait un personnage de quarante-cinq ans, de petite taille, de faible constitution, maigre, roux et dont la barbe clairsemée ressemblait fort à un torchon de tille défait (cette comparaison et surtout le mot de « torchon » surgirent au premier coup dœil dans lesprit dAliocha). Cétait lui, évidemment, qui avait répondu de lintérieur, car il ny avait pas dautre homme dans la chambre. Quand Aliocha entra, le personnage se leva brusquement, sessuya avec une serviette trouée, et sempressa à sa rencontre.
« Un moine qui quête pour son monastère, il a trouvé à qui sadresser ! » proféra la jeune fille qui se tenait dans langle de gauche.
Lindividu qui était accouru au-devant dAliocha pirouetta sur ses talons et lui répondit dun ton saccadé :
« Non, Varvara{75} Nicolaïevna, ce nest pas cela, vous navez pas deviné ! Permettez-moi de vous demander, fit-il en se tournant vers Aliocha, ce qui vous a engagé à visiter… cette retraite ? »
Aliocha le considéra avec attention : ce personnage, quil voyait pour la première fois, avait quelque chose de pointu, dirrité. Il était légèrement éméché. Son visage reflétait une impudence caractérisée, et en même temps chose étrange une couardise visible. On devinait un homme longtemps assujetti, mais avide de faire des siennes ; ou mieux encore, un homme qui brûlerait denvie de vous frapper, tout en craignant vos coups. Dans ses propos, dans lintonation de sa voix plutôt perçante, on distinguait une sorte dhumour bizarre, tantôt méchant, tantôt timide, intermittent et de ton inégal. Il avait parlé de la « retraite » en tremblant, les yeux écarquillés, et en se tenant si près dAliocha que celui-ci fit machinalement un pas en arrière. Le personnage portait un paletot de nankin, sombre, en fort mauvais état, rapiécé, taché. Son pantalon à carreaux très clair, comme on nen porte plus depuis longtemps, dune étoffe fort mince, fripé en bas, remontait au point de lui donner lair dun garçon qui a grandi.
« Je suis… Alexéi Karamazov… répondit Aliocha.
Je le sais bien, repartit lautre, donnant à entendre quil connaissait lidentité de son visiteur. Et moi, je suis le capitaine en second Sniéguiriov ; mais il importe de savoir ce qui vous amène…
Je suis venu comme ça. Au fait, je voudrais vous dire un mot, en mon nom… si vous le permettez…
En ce cas, voici une chaise, veuillez vous asseoir, comme on disait dans les vieilles comédies. »
Dun geste prompt le capitaine saisit une chaise libre (une simple chaise en bois) quil plaça presque au milieu de la chambre ; il en prit une autre pour lui et sassit en face dAliocha, de nouveau si près que leurs genoux se touchaient presque.
« Nicolas Ilitch Sniéguiriov, ex-capitaine en second de linfanterie russe, avili par ses vices, mais pourtant capitaine{76}… Toutefois, je me demande en quoi ai-je pu exciter votre curiosité, car je vis dans des conditions qui ne permettent guère de recevoir des visites.
Je suis venu pour cette affaire…
Pour quelle affaire ? interrompit le capitaine dun ton impatient.
À propos de votre rencontre avec mon frère Dmitri, répliqua Aliocha, gêné.
De quelle rencontre ? Ne serait-ce pas au sujet du torchon de tille ? Et il savança tellement cette fois que ses genoux heurtèrent ceux dAliocha. Ses lèvres serrées formaient une ligne mince.
Quel torchon de tille ? murmura Aliocha.
Cest pour se plaindre de moi, papa, quil est venu ! retentit une voix derrière le rideau, une voix déjà connue dAliocha, celle du garçon de tantôt. Je lui ai mordu le doigt aujourdhui ! »
Le rideau sécarta et Aliocha aperçut son récent ennemi, dans le coin sous les icônes, sur un lit formé dun banc et dune chaise. Lenfant gisait, recouvert de son petit pardessus et dune vieille couverture ouatée. À en juger par ses yeux brûlants, il devait avoir la fièvre. Intrépide, il regardait Aliocha avec lair de dire : « Ici, tu ne peux rien me faire. »
« Comment, quel doigt a-t-il mordu ? sursauta le capitaine. Cest le vôtre ?
Oui, le mien. Tantôt, il se battait à coups de pierres dans la rue avec ses camarades ; ils étaient six contre lui. Je me suis approché, il men a jeté une, puis une autre à la tête. Et comme je lui demandais ce que je lui avais fait, il sest élancé et ma mordu cruellement au doigt, jignore pourquoi.
Je vais le fouetter ! sexclama le capitaine qui bondit de sa chaise.
Mais je ne me plains pas, je vous raconte seulement ce qui sest passé… Je ne veux pas que vous le fouettiez ! Dailleurs, je crois quil est malade…
Et vous pensiez que jallais le faire ? Que jallais empoigner Ilioucha{77} et le fouetter devant vous ? Il vous faut ça tout de suite ? proféra le capitaine, se tournant vers Aliocha avec un geste menaçant, comme sil voulait se jeter sur lui. Je plains votre doigt, monsieur, mais ne voulez-vous pas quavant de fouetter Ilioucha je me tranche les quatre doigts sous vos yeux, avec ce couteau, pour votre juste satisfaction ? Je pense que quatre doigts vous suffiront, vous ne réclamerez pas le cinquième, pour apaiser votre soif de vengeance ?… »
Il sarrêta soudain, comme suffoqué. Chaque trait de son visage remuait et se contractait, son regard était des plus provocants. Il était égaré.
« Maintenant, jai tout compris, dit Aliocha, dun ton doux et triste, sans se lever. Ainsi, vous avez un bon fils, il aime son père et sest jeté sur moi comme étant le frère de votre offenseur… Je comprends, à présent, répéta-t-il, songeur. Mais mon frère, Dmitri, regrette son acte, je le sais, et sil peut venir chez vous, ou, encore mieux, vous rencontrer à la même place, il vous demandera pardon devant tout le monde… si vous le désirez.
Cest-à-dire quaprès mavoir tiré la barbe, il me fait des excuses… Il croit ainsi me donner pleine et entière satisfaction, nest-ce pas ?
Oh non ! Au contraire, il fera tout ce qui vous plaira et comme il vous plaira !
De sorte que si je priais son Altesse Sérénissime de sagenouiller devant moi, dans ce même cabaret, le cabaret À la Capitale, comme on lappelle, ou sur la place, il le ferait ?
Oui, il le ferait.
Vous me touchez jusquaux larmes. La générosité de votre frère me confond. Permettez-moi de vous présenter ma famille, mes deux filles et mon fils, ma portée. Si je meurs, qui les aimera ? Et tant que je vis, qui maimera avec tous mes défauts, sinon eux ? Le Seigneur a bien fait les choses pour chaque homme de mon espèce, car même un homme de ma sorte doit être aimé par un être quelconque…
Ah ! cest parfaitement vrai ! sexclama Aliocha.
Trêve de pitreries, vous nous bafouez devant le premier imbécile venu ! sécria soudain la jeune fille qui se tenait vers la fenêtre, en sadressant à son père, la mine méprisante.
Attendez un peu, Varvara Nicolaïevna, permettez-moi de continuer mon idée, lui cria son père dun ton impérieux tout en la regardant avec approbation. Tel est son caractère, dit-il, se retournant vers Aliocha.
Et dans la nature entière
Il ne voulait rien bénir.{78}
Cest-à-dire il faudrait mettre au féminin : elle ne voulait rien bénir. Et maintenant, permettez-moi de vous présenter à mon épouse, Irène Petrovna, une dame impotente de quarante-trois ans ; elle marche, mais fort peu. Elle est de basse condition ; Irène Petrovna, faites-vous belle que je vous présente Alexéi Fiodorovitch il le prit par le bras, et avec une force dont on ne leût pas cru capable, il le souleva. On vous présente à une dame, il faut vous lever. Ce nest pas ce Karamazov, maman, qui… hum ! etc., mais son frère, reluisant de vertus pacifiques. Permettez, Irène Petrovna, permettez, maman, de vous baiser dabord la main. »
Il baisa la main de sa femme avec respect, avec tendresse même. La jeune fille, vers la fenêtre, tournait le dos à cette scène avec indignation ; le visage arrogant et interrogateur de la mère exprima soudain une grande affabilité.
« Bonjour, asseyez-vous, monsieur Tchernomazov, proféra-t-elle.
Karamazov, maman, Karamazov… Nous sommes de basse condition, souffla-t-il de nouveau.
Eh, Karamazov ou autrement, peu importe, moi je dis toujours Tchernomazov… Asseyez-vous, pourquoi vous a-t-il soulevé ? Une dame sans pieds, quil dit, jen ai, des pieds, mais ils sont enflés comme des seaux, et moi je suis desséchée. Autrefois, jétais dune grosseur énorme et maintenant on dirait que jai avalé une aiguille…
Nous sommes de basse condition, de bien basse, répéta le capitaine.
Papa, ah, papa ! prononça soudain la bossue, demeurée jusqualors silencieuse, et qui se couvrit brusquement les yeux de son mouchoir.
Bouffon ! lança la jeune fille vers la fenêtre.
Voyez ce qui se passe chez nous, reprit la mère, en désignant ses filles, cest comme si des nuages passaient, ils passent et notre musique reprend. Auparavant, quand nous étions militaires, il nous venait beaucoup dhôtes comme vous. Je ne fais pas de comparaison, monsieur, il faut aimer tout le monde. La femme du diacre vient parfois et dit : « Alexandre Alexandrovitch est un brave homme, mais Anastasie Pétrovna est un suppôt de Satan. Eh bien ! que je lui réponds, ça dépend qui on aime, tandis que toi, tu nes quun petit tas, mais infect. Toi, quelle me dit, il faut te serrer la vis. Ah ! noiraude, à qui viens-tu faire la leçon ? Moi, dit-elle, je laisse entrer lair pur, et toi le mauvais air. Demande, que je lui réponds, à messieurs les officiers si lair est mauvais chez moi. » Javais cela sur le cœur quand tantôt, assise comme je suis maintenant, jai vu entrer ce général, qui était venu ici pour Pâques. « Eh bien ! lui dis-je, Votre Excellence, une dame noble peut-elle laisser entrer lair du dehors ? Oui, répond-il, vous devriez ouvrir la porte ou le vasistas, car lair nest pas pur chez vous. » Et tous sont pareils ! Pourquoi en veulent-ils à mon air ? Les morts sentent encore plus mauvais. Je ne corromps pas lair chez vous, je me ferai faire des souliers et je men irai. Mes enfants, nen veuillez pas à votre mère ! Nicolas Ilitch, mon ami, ai-je cessé de te plaire ? Je nai plus quIlioucha pour maimer, quand il revient de lécole. Hier, il ma apporté une pomme. Pardonnez à votre mère, mes bons amis, pardonnez à une pauvre délaissée ! En quoi mon air vous dégoûte-t-il ? »
La pauvre démente éclata en sanglots, ses larmes ruisselaient. Le capitaine se précipita vers elle.
« Maman, chère maman, assez ; tu nes pas délaissée ; tous taiment et tadorent. »
Il recommença à lui baiser les mains et se mit à lui caresser le visage, à essuyer ses larmes avec une serviette. Il avait lui-même les yeux humides ; cest du moins ce quil sembla à Aliocha, vers qui il se tourna soudain pour lui dire dun ton courroucé en désignant la pauvre démente :
« Eh bien, vous avez vu et entendu ?
Je vois et jentends, murmura Aliocha.
Papa, papa, comment peux-tu ?… Laisse-le, papa ! cria le garçon dressé sur son lit, avec un regard ardent.
Assez fait le pitre, comme ça ! Laissez donc vos stupides manigances, qui ne mènent jamais à rien ! cria de son coin Varvara Nicolaïevna, exaspérée ; elle tapa même du pied.
Vous avez tout à fait raison, cette fois, de vous mettre en colère, Varvara Nicolaïevna, et je vais vous donner satisfaction. Couvrez-vous, Alexéi Fiodorovitch, je prends ma casquette, et sortons. Jai à vous parler sérieusement, mais pas ici. Cette jeune personne assise, cest ma fille Nina Nicolaïevna, jai oublié de vous la présenter. Un ange incarné… descendu chez les mortels… si tant est que vous puissiez comprendre cela.
Le voilà tout secoué, comme sil avait des convulsions, continua Varvara Nicoldievna indignée.
Celle qui vient de taper du pied et de me traiter de pitre, cest aussi un ange incarné, elle ma donné le nom qui convient. Allons, Alexéi Fiodorovitch, il faut en finir… »
Et, prenant Aliocha par le bras, il le conduisit dehors.
VII. Et au grand air
« Lair est pur, ici, tandis que dans mes appartements, il ne lest guère, sous tous les rapports. Marchons un peu, monsieur, je voudrais bien que ma personne vous intéressât.
Jai une importante communication à vous faire, déclara Aliocha ; seulement je ne sais par où commencer.
Je men doutais bien. Vous nalliez pas vous déranger uniquement pour vous plaindre de mon garçon, nest-ce pas ? À propos du petit, il faut que je vous décrive la scène, je nai pas pu tout vous raconter là-bas. Voyez-vous, il y a huit jours, le torchon de tille était plus fourni cest de ma barbe que je parle ; on la surnommée ainsi, les écoliers surtout. Eh bien, quand votre frère sest mis à me traîner par la barbe, le long de la place, à me faire des violences pour une bagatelle, cétait justement lheure où les écoliers sortaient de classe, et parmi eux Ilioucha. Dès quil maperçut dans cette posture, il sélança vers moi en criant : « Papa, papa ! » Il saccroche à moi, métreint, veut me dégager, crie à mon agresseur : « Lâchez-le, lâchez-le, cest mon papa, pardonnez-lui ! » Avec ses petits bras il le saisit et lui baisa la main, cette même main, qui… je me rappelle lexpression de son visage à ce moment, je ne loublierai jamais !…
Je vous jure, sécria Aliocha, que mon frère vous exprimera un complet repentir, de la façon la plus sincère, fût-ce à genoux sur cette même place… Je ly obligerai ; sinon il cessera dêtre mon frère !
Ah, ah, cest encore à létat de projet ! Cela ne vient pas de lui, mais de la noblesse de votre cœur généreux. Vous auriez dû le dire tout de suite. Dans ce cas, permettez-moi de vous exposer lesprit chevaleresque dont votre frère a fait preuve ce jour-là. Il sarrêta de me traîner par la barbe et me lâcha : « Tu es officier, me dit-il, et moi aussi ; si tu peux trouver comme témoin un homme comme il faut, envoie-le-moi, je te donnerai satisfaction, bien que tu sois un coquin ! » Et voilà ! Un esprit vraiment chevaleresque, nest-ce pas ? Nous nous éloignâmes avec Ilioucha, et cette scène de famille est restée à jamais gravée dans la mémoire du pauvre petit. À quoi nous sert dappartenir à la noblesse ? Dailleurs, jugez-en vous-même ; vous sortez de mes appartements, quavez-vous vu ? Trois femmes, dont lune est impotente et faible desprit ; lautre, impotente et bossue ; la troisième, valide mais trop intelligente ; cest une étudiante, elle brûle de retourner à Pétersbourg découvrir sur les bords de la Néva les droits de la femme russe. Je ne parle pas dIlioucha, il na que neuf ans, il est entièrement seul, car si je meurs, quadviendra-t-il de mon foyer, je vous le demande ? Dans ces conditions, si je provoque votre frère en duel et quil me tue, quarrivera-t-il ? Que deviendront-ils, eux tous ? Sil mestropie seulement, ce sera encore pis ; je serai incapable de travailler, mais il faudra manger ; qui me nourrira, qui les nourrira tous ? Faudra-t-il envoyer tous les jours Ilioucha demander laumône, au lieu daller à lécole ? Voilà, monsieur, ce que signifie pour moi une provocation en duel ; cest une absurdité, rien de plus.
Il vous demandera pardon, il se jettera à vos pieds au beau milieu de la place, sécria de nouveau Aliocha, le regard enflammé.
Je voulais lassigner, continua le capitaine, mais ouvrez notre Code, puis-je mattendre à recevoir une juste satisfaction de mon offenseur ? Sur ce, Agraféna Alexandrovna ma fait venir et menacé : « Si tu portes plainte, je marrangerai à faire constater publiquement quil ta châtié de ta friponnerie, et alors cest toi quon poursuivra. » Or, Dieu seul sait qui est lauteur de cette friponnerie, et sous les ordres de qui jai agi en comparse ; nest-ce pas daprès ses instructions et celles de Fiodor Pavlovitch ? « De plus, ajouta-t-elle, je te chasserai pour tout de bon et tu ne gagneras plus rien à mon service. Je le dirai aussi à mon marchand (cest ainsi quelle appelle son vieux), de sorte que lui aussi te renverra également. » Et je me dis : si ce marchand me renvoie aussi, comment pourrai-je gagner ma vie ? Car il ne me reste que ces deux protecteurs, vu que votre père ma retiré sa confiance pour un autre motif, et veut même, muni de mes reçus, me traîner en justice. Pour ces raisons, je me suis tenu tranquille, et vous avez vu ma retraite. Maintenant, dites-moi, est-ce quIlioucha vous a fait bien mal en vous mordant ? Je ne pouvais pas entrer dans des détails en sa présence.
Oui, très mal ; il était très irrité. Il a vengé votre offense sur moi, en qualité de Karamazov, je le comprends maintenant. Mais si vous laviez vu se battre à coups de pierres avec ses camarades ! Cest très dangereux, ils peuvent le tuer ; les enfants sont stupides, une pierre a vite fait de fracasser la tête.
Oui, il en a reçu une, pas à la tête, mais à la poitrine, au-dessus du cœur ; il a un bleu, il est rentré en larmes, geignant, et le voilà malade.
Savez-vous quil attaque les autres le premier ? Il est devenu mauvais à cause de vous ; ses camarades racontent quil a donné tantôt un coup de canif dans le côté au jeune Krassotkine…
Je le sais ; le père était fonctionnaire ici, et cela peut nous attirer des désagréments…
Je vous conseillerais, continua avec chaleur Aliocha, de ne pas lenvoyer à lécole pendant quelque temps, jusquà ce quil se calme… et que sa colère passe…
La colère ! reprit le capitaine, cest bien ça. Une grande colère dans un petit être. Vous ne savez pas tout, permettez-moi de vous expliquer les choses en détail. Après lévénement, les écoliers se mirent à le taquiner, en lappelant torchon de tille. Cet âge est sans pitié ; pris séparément, ce sont des anges, mais tous ensemble sont impitoyables, surtout à lécole. Ils le persécutaient et un noble sentiment séveilla en Ilioucha. Un garçon ordinaire, faible comme lui, se fût résigné ; il aurait eu honte de son père ; mais lui sest dressé contre tous, pour son père, pour la vérité, pour la justice. Car ce quil a enduré, depuis quil a baisé la main de votre frère en lui criant : « Pardonnez à papa, pardonnez à papa ! » Dieu seul et moi le savons. Et ainsi nos enfants, pas les vôtres, les nôtres, les enfants des mendiants méprisés, mais nobles, apprennent à connaître la vérité, dès lâge de neuf ans. Comment les riches lapprendraient-ils ? Ils ne pénètrent jamais ces profondeurs, tandis que mon Ilioucha a sondé toute la vérité, à la minute où sur la place il baisait la main qui me frappait. Elle est entrée en lui, cette vérité ; elle la meurtri pour toujours ! proféra avec passion le capitaine, lair égaré, en se frappant la main gauche de son poing, comme sil voulait montrer matériellement la meurtrissure faite à Ilioucha par la « vérité ». Ce jour-là, il eut la fièvre et le délire pendant la nuit. Il resta silencieux toute la journée ; je remarquai quil mobservait de son coin, faisant semblant dapprendre ses leçons, mais ce nétaient point les leçons qui loccupaient. Le lendemain, je menivrai de chagrin, si bien que jai oublié beaucoup de choses. Maman aussi se mit à pleurer je laime beaucoup , alors, de douleur, je me soûlai avec mes derniers sous. Ne me méprisez pas, monsieur. En Russie, les pires ivrognes sont les meilleures des gens, et réciproquement. Jétais couché et ne pensais guère à Ilioucha ; mais, ce même jour, les gamins ségayèrent à ses dépens, dès le matin. « Eh ! torchon de tille ! lui criait-on, on a traîné ton père par sa barbe hors du cabaret ; toi, tu courais à côté en demandant grâce. » Cétait le surlendemain ; il rentra de lécole pâle et défait. « Quas-tu ? » lui dis-je. Il ne répondit rien. Impossible de causer à la maison ; sa mère et ses sœurs sen seraient mêlées tout de suite, les jeunes filles avaient appris laffaire dès le premier jour. Varvara Nicolaïevna commençait déjà à grogner : « Bouffons, pitres, pouvez-vous faire quelque chose de sensé ? Cest vrai, dis-je, Varvara Nicolaïevna, pouvons-nous faire quelque chose de sensé ? » Je men tirai ainsi pour cette fois. Dans la soirée, jallai me promener avec le petit. Il faut vous dire que, depuis quelque temps, nous allons nous promener tous les soirs, par le même chemin que voici, jusquà cette énorme pierre isolée, là-bas près de la haie, où commencent les pâtis communaux : un endroit désert et charmant. Nous cheminions la main dans la main, comme dhabitude ; il a une toute petite main, aux doigts minces, glacés, car il souffre de la poitrine. « Papa, fit-il, papa ! Eh bien ! lui dis-je (je voyais ses yeux étinceler). Comme il ta traité, papa ! Que faire, Ilioucha ! Ne fais pas la paix avec lui, papa, garde-ten bien. Mes camarades racontent quil ta donné dix roubles pour ça. Non, mon petit, pour rien au monde je naccepterai de largent de lui, maintenant. » Il se mit à trembler, me saisit la main dans les siennes, membrassa. « Papa, provoque-le en duel ; à lécole on me taquine en disant que tu es lâche, que tu ne te battras pas, mais que tu accepteras de lui dix roubles. Je ne puis le provoquer en duel, Ilioucha », lui répondis-je, et je lui exposai brièvement ce que je viens de vous dire à ce sujet. Il mécouta jusquau bout. « Papa, dit-il pourtant, ne fais pas la paix avec cet homme ; quand je serai grand, je le provoquerai moi-même et je le tuerai ! » Ses yeux brûlaient dun éclat intense. Malgré tout, jétais son père, et il fallut lui dire un mot de vérité : « Cest un péché, expliquai-je, de tuer son prochain, même en duel. Papa, je le terrasserai, une fois grand, je lui ferai sauter son sabre des mains et je me jetterai sur lui en brandissant le mien, et lui dirai : je pourrais te tuer, mais je te pardonne ! » Voyez, monsieur, voyez quel travail sest opéré dans sa petite tête, durant ces deux jours ; il ne fait que penser à la vengeance et il a dû en parler dans son délire. Quand, avant-hier, il est revenu de lécole, cruellement battu, jai tout appris. Vous avez raison, il ny retournera plus. Il se dresse contre la classe entière, il les provoque tous ; il sest exaspéré, son cœur brûle de haine, jai peur pour lui. Nous retournâmes nous promener. « Papa, me demanda-t-il, les riches sont les plus forts en ce monde ? Oui, Ilioucha, il ny a pas plus puissant que le riche. Papa, dit-il, je deviendrai riche, je serai officier et je battrai tous les ennemis, le tsar me récompensera, je reviendrai auprès de toi, et alors personne nosera… » Après un silence, il reprit, les lèvres tremblantes comme auparavant : « Papa, quelle vilaine ville que la nôtre. Oui, Ilioucha, cest une vilaine ville. Papa, allons nous établir dans une autre, où lon ne nous connaît pas. Je veux bien, Ilioucha, allons-y ; seulement il faut amasser de largent. » Je me réjouissais de pouvoir ainsi le distraire de ses sombres pensées ; nous nous mîmes à faire des projets sur linstallation dans une autre ville, lachat dun cheval et dune charrette. « Ta maman et tes sœurs monteront dedans, nous les couvrirons bien, nous-mêmes nous marcherons à côté, tu monteras de temps en temps, tandis que jirai à pied, car il faut ménager le cheval ; cest ainsi que nous voyagerons. » Il fut enchanté, surtout davoir un cheval qui le conduirait. Comme vous le savez, un petit garçon russe ne voit rien de plus beau quun cheval. Nous bavardâmes longtemps. « Dieu soit loué, pensais-je, je lai distrait et consolé. » Mais hier, il est rentré de lécole fort sombre ; le soir, à la promenade, il ne disait rien. Le vent séleva, le soleil disparut, on sentait lautomne et il faisait déjà sombre ; nous étions tristes. « Eh bien, mon garçon, comment allons-nous faire nos préparatifs ? » Je pensais reprendre la conversation de la veille. Pas un mot. Mais ses petits doigts tremblaient dans ma main. « Ça va mal, me dis-je, il y a du nouveau. » Nous arrivâmes, comme maintenant, jusquà cette pierre ; je massis dessus, on avait lancé des cerfs-volants qui claquaient au vent, il y en avait bien une trentaine. Cest maintenant la saison. « Nous devrions nous aussi, Ilioucha, lancer le cerf-volant de lannée dernière. Je le réparerai, quen as-tu fait ? » Il ne disait toujours rien et détournait le regard. Soudain, le vent se mit à bruire, soulevant du sable… Il eut un élan vers moi, ses deux bras passés autour de mon cou, et métreignit. Voyez-vous, monsieur, quand les enfants sont taciturnes et fiers, ils retiennent longtemps leurs larmes, mais lorsquelles jaillissent, lors dun grand chagrin, elles ne coulent pas, elles ruissellent. Ses pleurs brûlants minondèrent le visage. Il sanglotait, secoué de convulsions, me serrait contre lui. « Papa, criait-il, mon cher papa, comme il ta humilié ! » Alors les sanglots me prirent à mon tour et nous étions là tous deux à gémir, enlacés sur cette pierre. Personne ne nous voyait alors, excepté Dieu ; peut-être men tiendra-t-il compte. Remerciez votre frère, Alexéi Fiodorovitch. Non, je ne fouetterai pas mon garçon pour votre satisfaction ! »
Il termina de la même façon bizarre et entortillée que tout à lheure. Pourtant Aliocha, touché jusquaux larmes, sentait que cet homme avait confiance en lui et quil neût pas fait cette confidence à quelquun dautre.
« Ah ! comme je voudrais faire la paix avec votre garçon ! sexclama-t-il. Si vous vous en chargiez…
Certainement, murmura le capitaine.
Mais, maintenant, ce nest pas de cela quil sagit, écoutez ! poursuivit Aliocha. Jai une commission à vous faire : mon frère, ce Dmitri, a insulté aussi sa fiancée, une noble fille dont vous avez dû entendre parler. Jai le droit de vous révéler cette insulte, je dois même le faire, car, ayant appris loffense que vous avez subie, et votre situation malheureuse, elle ma chargé tantôt… de vous remettre ce secours de sa part seulement, pas au nom de Dmitri, qui la abandonnée, ni de moi, de son frère, ni de personne, mais uniquement de sa part à elle ! Elle vous supplie daccepter son aide… Vous avez été offensés tous deux par le même homme… Elle sest souvenue de vous seulement lorsquelle eut souffert de Dmitri une injure tout aussi grave que la vôtre. Cest donc une sœur qui vient en aide à un frère… Elle ma précisément chargé de vous convaincre daccepter ces deux cents roubles de sa part, comme dune sœur qui connaît votre gêne. Personne ne le saura, nuls commérages malveillants ne sont à redouter… Voici ces deux cents roubles et, je vous le jure, vous devez les accepter, sinon, il ny aurait que des ennemis dans le monde ! Mais il y a aussi des frères… Vous avez lâme noble… Vous devez le comprendre !… »
Et Aliocha lui tendit deux billets de cent roubles tout neufs. Tous deux se trouvaient alors justement près de la grande pierre, près de la haie ; il ny avait personne alentour. Les billets parurent faire au capitaine une impression profonde ; il tressaillit, mais ce fut dabord uniquement de surprise ; il ne sattendait point à pareil dénouement et navait jamais rêvé dune aide quelconque. Il prit les billets et, pendant presque une minute, fut incapable de répondre ; une expression nouvelle apparut sur son visage.
« Cest pour moi, tant dargent, deux cents roubles ! Juste ciel ! Depuis quatre ans je navais pas vu tant dargent, Seigneur ! Et elle dit quelle est une sœur… Cest vrai, cest bien vrai ?
Je vous jure que tout ce que jai dit est la pure vérité ! » sécria Aliocha.
Le capitaine rougit.
« Écoutez, mon cher monsieur, écoutez ; si jaccepte, ne serai-je pas un lâche ? À vos yeux, Alexéi Fiodorovitch, ne le serai-je pas ? Écoutez, écoutez, répétait-il à chaque instant en touchant Aliocha, vous me persuadez daccepter sous le prétexte que cest une « sœur » qui lenvoie, mais en vous-même, néprouverez-vous pas du mépris pour moi, si jaccepte, hein ?
Non, mille fois, non ! Je vous le jure sur mon salut ! Et personne ne le saura jamais, sauf nous : vous, moi, elle et encore une dame, sa grande amie.
Quimporte la dame ! Écoutez, Alexéi Fiodorovitch, écoutez, cest indispensable, car vous ne pouvez même pas comprendre ce que représentent pour moi ces deux cents roubles, poursuivit le malheureux, gagné peu à peu par une exaltation farouche, et sexprimant avec une grande hâte, comme sil appréhendait quon ne le laissât pas tout dire. À part le fait que cet argent provient dune source honnête, dune « sœur » aussi respectée, savez-vous que je puis soigner maintenant la mère et ma petite Nina, mon angélique bossue ? Le docteur Herzenstube est venu chez moi, par bonté dâme ; il les a examinées une heure entière : « Je ny comprends rien », ma-t-il dit, pourtant leau minérale quil lui a prescrite lui fait certainement du bien ; il lui a aussi ordonné des bains de pieds avec des remèdes. Leau minérale coûte trente kopeks, il faut en boire peut-être quarante bouteilles. Jai pris lordonnance et lai mise sur la tablette, au-dessous de licône ; elle y reste. Pour Nina, il a prescrit des bains chauds dans une solution spéciale, tous les jours, matin et soir ; comment pourrions-nous suivre un pareil traitement, logés comme nous sommes, sans domestique, sans aide, ni eau ni ustensiles ? La pauvre Nina est percluse de rhumatismes, je ne vous lavais pas dit ; la nuit, tout le côté lui fait mal, elle souffre le martyre, et croiriez-vous que cet ange se raidit, pour ne pas nous inquiéter, quelle se retient de gémir, pour ne pas nous réveiller ? Nous mangeons ce qui nous tombe sous la main ; eh bien, elle prend le dernier morceau, bon à jeter au chien. « Je ne mérite pas ce morceau, je vous prive, je suis à votre charge. » Voilà ce que veut exprimer son regard céleste. Nous la servons et cela lui pèse. « Je ne mérite pas ces égards ; je suis une impotente, une bonne à rien. » Elle ne les mérite pas, quand sa douceur angélique est une bénédiction pour tous ! Sans sa douce parole, la maison serait un enfer, elle a attendri jusquà Varvara. Ne la condamnez pas non plus, celle-là ; cest aussi un ange, elle aussi est malheureuse. Elle est arrivée chez nous en été, avec seize roubles, gagnés à donner des leçons et destinés à payer son retour à Pétersbourg au mois de septembre, cest-à-dire maintenant. Or, nous avons mangé son argent et elle na plus de quoi sen retourner, voilà ce qui en est. Dailleurs, elle ne pourrait pas partir, car elle travaille pour nous comme un galérien, nous en avons fait une bête de somme, elle vaque à tout ; cest elle qui raccommode, lave, balaie, elle couche la mère ; et la mère est capricieuse, pleurarde, vous comprenez, une folle !… Maintenant, avec ces deux cents roubles, je puis prendre une domestique, Alexéi Fiodorovitch, je puis soigner ces chères créatures ; jenverrai létudiante à Pétersbourg, jachèterai de la viande, jétablirai un nouveau régime. Seigneur, mais cest un rêve ! »
Aliocha était ravi davoir apporté tant de bonheur et de voir que le pauvre diable voulait bien consentir à être heureux.
« Attendez, Alexéi Fiodorovitch, attendez, reprit de plus belle le capitaine, se cramponnant à un nouveau rêve. Savez-vous quavec Ilioucha nous réaliserons peut-être, maintenant, notre projet ; nous achèterons un cheval et une charrette, un cheval noir, il la demandé expressément, et nous partirons comme nous lavons décidé avant-hier. Je connais un avocat dans la province de K…, un ami denfance ; on ma fait savoir par un homme sûr que si jarrivais là-bas, il me donnerait une place de secrétaire ; qui sait, il me la donnera peut-être ?… Alors, la mère et Nina monteraient dedans, Ilioucha conduirait, moi, jirais à pied, toute la famille serait ainsi transportée… Seigneur, si je pouvais seulement recouvrer une créance douteuse, cela suffirait même pour ce voyage !
Cela suffira, cela suffira ! sécria Aliocha, Catherine Ivanovna vous enverra encore de largent autant que vous en voudrez. Jen ai aussi, prenez ce quil vous faut, je vous loffre comme à un frère, comme à un ami, vous me le rendrez plus tard, car vous deviendrez riche ! Vous ne pourrez jamais imaginer rien de mieux que ce déplacement ! Ce serait le salut, surtout pour votre garçon ; vous devriez partir plus vite, avant lhiver, avant les froids ; vous nous écririez de là-bas, nous resterions frères… Non, ce nest pas un songe ! »
Aliocha aurait voulu létreindre, tant il était content. Mais après lavoir regardé il sarrêta brusquement : le capitaine, le cou et les lèvres tendus, le visage blême et exalté, remuait les lèvres comme sil voulait dire quelque chose, mais aucun son ne sortait.
« Quavez-vous ? senquit Aliocha dans un tressaillement subit.
Alexéi Fiodorovitch… je… vous… murmura le capitaine, par saccades, en le fixant dun air étrange et farouche, lair dun homme qui va sélancer dans le vide, en même temps que ses lèvres souriaient. Je… vous… voulez-vous que je vous montre un tour de passe-passe ? chuchota-t-il soudain, dun ton ferme, rapide.
Quel tour ?
Vous allez voir, répéta le capitaine, la bouche crispée, lœil gauche clignotant, le regard rivé sur Aliocha.
Quavez-vous donc, de quel tour parlez-vous ? sécria Aliocha, effrayé pour de bon.
Le voici, regardez ! » vociféra le capitaine.
Et, lui montrant les deux billets que durant ses discours il avait tenus entre le pouce et lindex, il les saisit avec rage et les froissa dans son poing serré.
« Vous avez vu, vous avez vu ! cria-t-il, blême, frénétique. Il leva le poing et, de toute sa force, jeta les deux billets chiffonnés sur le sable. Avez-vous vu ? hurla-t-il de nouveau en les montrant du doigt, eh bien, voilà… »
Il se mit à les fouler sous son talon avec un acharnement sauvage. Il haletait et sexclamait à chaque coup :
« Voilà ce que jen fais, de votre argent, voilà ce que jen fais ! »
Soudain il bondit en arrière et se dressa devant Aliocha. Toute sa personne respirait une fierté indicible.
« Allez dire à ceux qui vous ont envoyé que le torchon de tille ne vend pas son honneur ! » sécria-t-il, le bras tendu.
Puis il tourna rapidement les talons et se mit à courir. Il navait pas fait cinq pas quil se retourna vers Aliocha, en lui faisant de la main un signe dadieu. Au bout de cinq autres pas, il se retourna de nouveau ; cette fois son visage nétait plus crispé par le rire, mais secoué par les larmes. Il bredouilla dun ton larmoyant, saccadé :
« Quaurais-je dit à mon garçon, si javais accepté la rançon de notre honte ? »
Après quoi il reprit sa course, cette fois sans se retourner. Aliocha le suivit des yeux avec une indicible tristesse : il comprenait que jusquau dernier moment le malheureux ne savait pas quil froisserait et jetterait les billets. Aliocha ne voulut ni le poursuivre ni lappeler ; quand le capitaine fut hors de vue il ramassa les deux billets froissés, aplatis, enfoncés dans le sable, mais encore intacts ; ils craquèrent même quand Aliocha les déploya et les déplissa. Après les avoir pliés, il les mit dans sa poche et sen fut rendre compte à Catherine Ivanovna du résultat de sa démarche.
Livre V : Pro et contra
I. Les fiançailles
Ce fut Mme Khokhlakov qui reçut de nouveau Aliocha, tout affairée ; la crise de Catherine Ivanovna sétait terminée par un évanouissement, suivi d« un profond accablement. Maintenant elle délirait, en proie à la fièvre. On avait envoyé chercher Herzenstube et les tantes. Celles-ci étaient déjà là. On attendait anxieusement, tandis quelle gisait sans connaissance. Pourvu que ce ne fût pas une fièvre chaude ! »
Ce disant, la bonne dame avait lair sérieux et inquiet. « Cest sérieux, cette fois, sérieux », ajoutait-elle à chaque mot, comme si tout ce qui lui était arrivé jusqualors ne comptait pas. Aliocha lécoutait avec chagrin ; il voulut lui raconter son aventure, mais elle linterrompit dès les premiers mots ; elle navait pas le temps, et le priait de tenir compagnie à Lise en lattendant.
« Mon cher Alexéi Fiodorovitch, lui chuchota-t-elle presque à loreille, Lise ma surprise tantôt, mais aussi attendrie ; cest pourquoi mon cœur lui pardonne tout. Figurez-vous quaussitôt après votre départ, elle a témoigné un sincère regret de sêtre moquée de vous hier et aujourdhui : ce nétaient pourtant que de simples plaisanteries. Elle en pleurait presque, ce qui ma fort surprise… Jamais auparavant, elle ne se repentait sérieusement de ses moqueries à mon égard, bien quil lui arrive à chaque instant de rire de moi. Mais maintenant, cest sérieux, elle fait grand cas de votre opinion, Alexéi Fiodorovitch ; si cest possible, ménagez-la, ne lui gardez pas rancune. Moi-même, je ne fais que la ménager, elle est si intelligente ! Elle me disait tout à lheure que vous étiez son ami denfance « le plus sérieux » ; que fait-elle donc de moi ? Elle a toujours des sentiments, des souvenirs délicieux, des phrases, des petits mots, qui jaillissent quand on sy attend le moins. Récemment, à propos dun pin, par exemple. Il y avait un pin dans notre jardin, lorsquelle était toute petite ; peut-être existe-t-il encore dailleurs et ai-je tort de parler au passé ; les pins ne sont pas comme les gens, ils restent longtemps sans changer. « Maman ! me dit-elle, je me rappelle ce pin comme en rêve, sosna kak so sna{79}. » Elle a dû sexprimer autrement ; il y a une confusion ; sosna est un mot bête ; en tout cas, elle ma dit à ce sujet quelque chose doriginal, que je ne me charge pas de rendre. Dailleurs, jai tout oublié. Eh bien, au revoir, je suis tout émue, cest à perdre la tête. Alexéi Fiodorovitch, jai été folle deux fois et lon ma guérie. Allez voir Lise. Réconfortez-la comme vous savez si bien le faire. Lise, cria-t-elle en approchant de la porte, je tamène ta victime, Alexéi Fiodorovitch, il nest nullement fâché, je tassure, au contraire, il sétonne que tu aies pu le croire.
Merci maman{80}. Entrez, Alexéi Fiodorovitch. »
Aliocha entra. Lise le regarda dun air confus et rougit jusquaux oreilles. Elle paraissait honteuse et, comme on fait en pareil cas, elle aborda aussitôt un autre sujet auquel elle feignit de sintéresser exclusivement.
« Maman vient de me raconter, Alexéi Fiodorovitch, lhistoire de ces deux cents roubles et votre mission… auprès de ce pauvre officier… Elle ma décrit cette scène affreuse, comment on la insulté, et savez-vous, bien que maman raconte fort mal… dune façon décousue… jai versé des larmes à ce récit. Eh bien, lui avez-vous remis cet argent, et comment ce malheureux…
Justement, je ne lai pas remis, cest toute une histoire » répondit Aliocha, qui parut, de son côté, uniquement préoccupé de cette affaire ; pourtant Lise remarquait que lui aussi détournait les yeux et avait visiblement lesprit ailleurs. Aliocha prit place et commença son récit ; dès les premiers mots, sa gêne disparut et il captiva Lise à son tour. Encore sous linfluence de la vive émotion quil venait de ressentir, il raconta sa visite avec force détails impressionnants. Déjà à Moscou, lorsque Lise était encore enfant, il aimait à venir la trouver, soit pour raconter une récente aventure, une lecture qui lavait frappé, soit pour rappeler un épisode de son enfance. Parfois ils rêvaient ensemble et composaient à eux deux de véritables nouvelles, le plus souvent gaies et comiques. Ils revivaient maintenant ces souvenirs, vieux de deux ans. Lise fut vivement touchée de son récit. Aliocha lui peignit avec chaleur Ilioucha. Lorsquil eut décrit en détail la scène où le malheureux avait foulé largent, Lise joignit les mains et sécria :
« Alors, vous ne lui avez pas donné largent, vous lavez laissé partir ! Vous auriez dû courir après lui, le rattraper…
Non, Lise, cest mieux comme ça, fit Aliocha, qui se leva et se mit à marcher, lair préoccupé.
Comment mieux, en quoi mieux ? Ils vont mourir de faim, maintenant !
Ils ne mourront pas, car ces deux cents roubles les atteindront de toute façon. Il les acceptera demain, jen suis sûr. Voyez-vous, Lise, dit Aliocha en sarrêtant brusquement devant elle, jai commis une erreur, mais elle a eu un heureux résultat.
Quelle erreur, et pourquoi un heureux résultat ?
Voici pourquoi. Cet homme est un poltron, un caractère faible, un brave cœur accablé. Je ne cesse de me demander ce qui la soudain poussé à prendre la mouche, car, je vous lassure, jusquà la dernière minute il ne se doutait pas quil piétinerait largent. Eh bien, je crois discerner plusieurs motifs à sa conduite. Dabord il na pas su dissimuler la joie que lui causait la vue de largent. Sil avait fait des façons, comme dautres en pareil cas, il se fût finalement résigné. Mais après avoir trop crûment étalé sa joie, force lui fut de regimber. Voyez-vous, Lise, dans de pareilles situations, la sincérité ne vaut rien. Le malheureux parlait dune voix si faible, si rapide, quil semblait tout le temps rire ou pleurer. Il a vraiment pleuré dallégresse… Il ma parlé de ses filles, de la place quon lui donnerait dans une autre ville, et après sêtre épanché il a eu soudain honte de mavoir dévoilé son âme. Aussitôt il ma détesté. Il est de ces pauvres honteux, dont la fierté est extrême. Il sest offensé surtout de mavoir pris trop vite pour son ami ; après sêtre jeté sur moi pour mintimider, il finit par métreindre et me caresser à la vue des billets. Dans cette posture il devait ressentir toute son humiliation, et cest alors que jai commis une erreur grave. Je lui ai déclaré que sil navait pas assez dargent pour se rendre dans une autre ville, on lui en donnerait encore, que je lui en donnerais moi-même, de mes propres ressources. Voilà ce qui la blessé : pourquoi venais-je, moi aussi, à son secours ? Voyez-vous, Lise, rien nest plus pénible pour un malheureux que de voir tous les gens se considérer comme des bienfaiteurs… ; je lai entendu dire au starets ! Je ne sais comment exprimer cela, mais je lai souvent remarqué moi-même. Et jéprouve le même sentiment. Mais surtout, bien quil ignorât jusquau dernier moment quil piétinerait les billets, il le pressentait fatalement. Voilà pourquoi il éprouvait une telle allégresse… Et voilà comment, si fâcheux que cela paraisse, tout est pour le mieux.
Comment est-ce possible ? sécria Lise, en regardant Aliocha avec stupéfaction.
Lise, si au lieu de piétiner cet argent il lavait accepté, il est presque sûr quarrivé chez lui, une heure après, il eût pleuré dhumiliation. Et demain, il serait venu me le jeter à la face, il leût foulé aux pieds, peut-être, comme tantôt. Maintenant au contraire il est parti en triomphe, bien quil sache qu« il se perd ». Donc rien nest plus facile, à présent, que de le contraindre à accepter ces deux cents roubles et pas plus tard que demain, car il a satisfait à lhonneur, en piétinant largent. Mais il a un besoin urgent de cette somme, et si fier quil soit encore, il va songer au secours dont il sest privé. Il y songera encore davantage cette nuit, il en rêvera ; demain matin peut-être, il sera prêt à accourir vers moi et à sexcuser. Cest alors que je me présenterai : « Vous êtes fier, vous lavez montré ; eh bien, acceptez maintenant, pardonnez-nous. « Alors il acceptera. »
Cest avec une sorte divresse quAliocha prononça ces mots : « Alors il acceptera ! » Lise battit des mains.
« Ah ! cest vrai, jai compris tout dun coup ! Aliocha, comment savez-vous tout cela ? Si jeune, et déjà connaisseur du cœur humain. Je ne laurais jamais cru…
Il importe de le convaincre quil est avec nous tous sur un pied dégalité, bien quil accepte de largent, poursuivit Aliocha avec exaltation. Et non seulement sur un pied dégalité, mais même de supériorité…
« Un pied de supériorité ! » Cest charmant, Alexéi Fiodorovitch, mais parlez, parlez !
Cest-à-dire je me suis mal exprimé… en fait de pied… mais ça ne fait rien… car…
Mais ça ne fait rien, bien sûr, rien du tout ! Pardonnez-moi, cher Aliocha… jusquà présent, je navais presque pas de respect pour vous… cest-à-dire si, jen avais, mais sur un pied dégalité ; dorénavant ce sera sur un pied de supériorité… Mon chéri, ne vous fâchez pas si je fais de lesprit, reprit-elle aussitôt avec chaleur. Je suis une petite moqueuse, mais vous, vous !… Dites-moi, Alexéi Fiodorovitch, ny a-t-il pas dans toute notre discussion… du dédain pour ce malheureux… car nous disséquons son âme avec une certaine hauteur, il me semble ?
Non, Lise, il ny a là aucun dédain, répondit fermement Aliocha, comme sil prévoyait cette question. Jy ai déjà songé en venant ici. Jugez vous-même : quel dédain peut-il y avoir, quand nous sommes tous pareils à lui, quand tous le sont. Car nous ne valons pas mieux. Fussions-nous meilleurs, nous serions pareils dans sa situation. Jignore ce qui en est de vous, Lise, mais jestime avoir lâme mesquine pour bien des choses. Son âme à lui nest pas mesquine, mais fort délicate… Non, Lise, mon starets a dit une fois : « Il faut bien souvent traiter les gens comme des enfants, et certains comme des malades. »
Cher Alexéi Fiodorovitch, voulez-vous que nous traitions les gens comme des malades ?
Entendu, Lise, jy suis disposé, mais pas tout à fait ; parfois je suis fort impatient ou bien je ne remarque rien. Vous, vous nêtes pas comme ça.
Non, je ne le crois pas. Alexéi Fiodorovitch, que je suis heureuse !
Quel plaisir de vous entendre dire cela, Lise !
Alexéi Fiodorovitch, vous êtes dune bonté surprenante, mais parfois vous avez lair pédant… Néanmoins, on voit que vous ne lêtes pas. Allez sans bruit ouvrir la porte et regardez si maman ne nous écoute pas », chuchota rapidement Lise.
Aliocha fit ce quelle demandait et déclara que personne nécoutait.
« Venez ici, Alexéi Fiodorovitch, poursuivit Lise en rougissant de plus en plus ; donnez-moi votre main, comme ça. Écoutez, jai un grand aveu à vous faire : ce nest pas pour plaisanter que je vous ai écrit hier, mais… sérieusement… »
Et elle se couvrit les yeux de sa main. On voyait que cet aveu lui coûtait beaucoup. Soudain elle saisit la main dAliocha, et la baisa trois fois, impétueusement.
« Ah, Lise, cest parfait ! sécria Aliocha tout joyeux. Je savais bien que cétait sérieux…
Regardez un peu quelle assurance ! »
Elle repoussa sa main sans toutefois la lâcher, rougit, eut un petit rire de bonheur. « Je lui baise la main, et il trouve cela « parfait ».
Reproche injuste, dailleurs : Aliocha aussi était fort troublé.
« Je voudrais vous plaire toujours, Lise, mais je ne sais comment faire, murmura-t-il en rougissant à son tour.
Aliocha, mon cher, vous êtes froid et présomptueux. Voyez-vous ça ! Il a daigné me choisir pour épouse et le voilà tranquille ! Il était sûr que je lui avais écrit sérieusement. Mais cest de la présomption, cela !
Avais-je tort dêtre sûr ? dit Aliocha en riant.
Mais non, au contraire. »
Lise le regarda tendrement. Aliocha avait gardé sa main dans la sienne. Tout à coup il se pencha et lembrassa sur la bouche.
« Quest-ce que cest ? Quavez-vous ? » sexclama Lise.
Aliocha parut tout décontenancé.
« Pardonnez-moi… jai peut-être fait une sottise… Vous me trouviez froid, et moi je vous ai embrassée… Mais je vois que cétait une sottise… »
Lise éclata de rire et se cacha le visage de ses mains.
« Et dans cet habit ! laissa-t-elle échapper en riant ; mais soudain elle sarrêta, devint sérieuse, presque sévère.
Non, Aliocha, à plus tard les baisers, car tous deux nous ne savons pas encore, et il faut attendre encore longtemps, conclut-elle. Dites-moi plutôt pourquoi vous choisissez comme femme une sotte et une malade telle que moi, vous si intelligent, si réfléchi, si pénétrant ? Aliocha, je suis très heureuse, car je suis indigne de vous.
Mais non, Lise ! Bientôt je quitterai tout à fait le monastère. En rentrant dans le monde, je devrai me marier. Je le sais. Il me la ordonné. Qui trouverais-je de mieux que vous… et qui voudrait de moi, sinon vous ? Jy ai déjà réfléchi. Dabord, vous me connaissez depuis lenfance ; en second lieu, vous avez beaucoup de facultés qui me manquent totalement. Vous êtes plus gaie que moi ; surtout, plus naïve, car moi jai déjà effleuré bien des choses… Ah ! vous ne savez pas, je suis aussi un Karamazov ! Quimporte que vous riiez et plaisantiez, et même à mes dépens, jen suis si content… Mais vous riez comme une petite fille et vous vous tourmentez en pensant trop.
Comment, je me tourmente ? Comment cela ?
Oui, Lise, votre question de tout à lheure : « Ny a-t-il pas du dédain envers ce malheureux, à disséquer ainsi son âme ? » est une question douloureuse… Voyez-vous, je ne sais pas mexpliquer, mais ceux qui se posent de telles questions sont capables de souffrir. Dans votre fauteuil, vous devez remuer bien des pensées…
Aliocha, donnez-moi votre main, pourquoi la retirez-vous ? murmura Lise dune voix affaiblie par le bonheur. Écoutez, comment vous habillerez-vous en quittant le monastère ? Ne riez pas et gardez-vous de vous fâcher, cest très important pour moi.
Quant au costume, Lise, je ny ai pas encore songé, mais je choisirai celui qui vous plaira.
Je voudrais vous voir porter un veston de velours bleu foncé, un gilet de piqué blanc et un chapeau de feutre gris… Dites-moi, avez-vous cru tantôt que je ne vous aimais pas, quand jai désavoué ma lettre dhier ?
Non, je ne lai pas cru.
Oh, linsupportable, lincorrigible !
Voyez-vous, je savais que vous… maimiez, mais jai fait semblant de croire que vous ne maimiez plus, pour vous être… agréable…
Cest encore pis ! Tant pis et tant mieux. Aliocha, je vous adore. Avant votre arrivée, je me suis dit : « Je vais lui demander la lettre dhier, et sil me la remet sans difficulté (comme on peut lattendre de sa part), cela signifie quil ne maime pas du tout, quil ne sent rien, que cest tout simplement un sot gamin, et je suis perdue. » Mais vous avez laissé la lettre dans la cellule et cela ma rendu courage ; nétait-ce pas parce que vous pressentiez que je vous la redemanderais, et afin de ne pas me la rendre ?
Ce nest pas cela du tout, Lise, car jai la lettre sur moi, comme je lavais tantôt ; elle est dans cette poche, la voici. »
Aliocha sortit la lettre en riant et la lui montra de loin.
« Seulement vous ne laurez pas. Contentez-vous de la regarder.
Comment, vous avez menti ? Vous, un moine, mentir !
Il est vrai que jai menti, mais cétait pour ne pas vous rendre la lettre. Elle mest précieuse, ajouta-t-il avec ferveur, en rougissant de nouveau, et je ne la donnerai à personne. »
Lise le considérait, enchantée.
« Aliocha, chuchota-t-elle, allez voir si maman ne nous écoute pas.
Bien, Lise, je vais regarder, mais ne serait-il pas préférable de ne pas le faire ? Pourquoi soupçonner votre mère dune telle bassesse ?
Comment ? Mais elle a bien le droit de surveiller sa fille, je ne vois là aucune bassesse. Soyez sûr, Alexéi Fiodorovitch, que quand je serai mère et que jaurai une fille comme moi, je la surveillerai également.
Vraiment, Lise ! Ce nest pas bien.
Mon Dieu, quelle bassesse y a-t-il à cela ? Si elle écoutait une conversation mondaine, ce serait vil, mais il sagit de sa fille en tête à tête avec un jeune homme… Sachez, Aliocha, que je vais vous surveiller dès que nous serons mariés, je décachetterai toutes vos lettres pour les lire… Vous voilà prévenu…
Certainement, si vous y tenez… murmura Aliocha, mais ce ne sera pas bien…
Quel dédain ! Aliocha, mon cher, ne nous querellons pas dès le début, je préfère vous parler franchement : cest mal, bien sûr, découter aux portes, jai tort et vous avez raison, mais cela ne mempêchera pas découter.
Faites. Vous ne mattraperez jamais, dit en riant Aliocha.
Autre chose : mobéirez-vous en tout ? Il faut aussi décider cela à lavance.
Très volontiers, Lise, sauf dans les choses essentielles. Dans ces cas-là, même si vous nêtes pas daccord avec moi, je ne me soumettrai quà ma conscience.
Cest ce quil faut. Sachez que non seulement je suis prête à vous obéir dans les cas graves, mais que je vous céderai en tout, je vous le jure dès maintenant, en tout et pour toute la vie, cria Lise passionnément, et cela avec bonheur, avec joie ! De plus, je vous jure de ne jamais écouter aux portes et de ne pas lire vos lettres, car vous avez raison. Si forte que soit ma curiosité, jy résisterai, puisque vous trouvez cela vil. Vous êtes maintenant ma Providence… Dites-moi, Alexéi Fiodorovitch, pourquoi êtes-vous si triste, ces jours-ci ? je sais que vous avez des ennuis, des peines, mais je remarque encore en vous une tristesse cachée…
Oui, Lise, jai une tristesse cachée. Je vois que vous maimez, puisque vous lavez deviné.
Quelle tristesse ? À quel propos ? Peut-on savoir ? demanda timidement Lise.
Plus tard, Lise, je vous le dirai… Aliocha se troubla… Maintenant vous ne comprendriez pas. Et moi-même, je ne saurais pas lexpliquer.
Je sais aussi que vous vous tourmentez au sujet de vos frères et de votre père.
Oui, mes frères, proféra Aliocha, songeur.
Je naime pas votre frère Ivan. »
Cette remarque surprit Aliocha, mais il ne la releva pas.
« Mes frères se perdent, poursuivit-il, mon père également. Ils en entraînent dautres avec eux. Cest la force de la terre, spéciale aux Karamazov, selon lexpression du Père Païsius, une force violente et brute… Jignore même si lesprit de Dieu domine cette force. Je sais seulement que je suis moi-même un Karamazov… Je suis un moine, un moine… Vous disiez tout à lheure que je suis un moine.
Oui, je lai dit.
Or, je ne crois peut-être pas en Dieu.
Vous ne croyez pas, que dites-vous ? » murmura Lise avec réserve.
Mais Aliocha ne répondit pas. Il y avait dans ces brusques paroles quelque chose de mystérieux, de trop subjectif peut-être, que lui-même ne sexpliquait pas et qui le tourmentait.
« De plus, mon ami se meurt ; le plus éminent des hommes va quitter la terre. Si vous saviez, Lise, les liens moraux qui mattachent à cet homme ! Je vais rester seul… Je reviendrai vous voir, Lise… Désormais nous serons toujours ensemble…
Oui, ensemble, ensemble ! Dès à présent et pour toute la vie. Embrassez-moi, je vous le permets. »
Aliocha lembrassa.
« Maintenant, allez-vous-en ! Que le Christ soit avec vous ! (elle fit sur lui le signe de la croix.) Allez le voir pendant quil est temps. Jai été cruelle de vous retenir. Aujourdhui je prierai pour lui et pour vous. Aliocha, nous serons heureux, nest-ce pas ?
Je crois que oui, Lise. »
Aliocha navait pas lintention dentrer chez Mme Khokhlakov en sortant de chez Lise, mais il la rencontra dans lescalier. Dès les premiers mots il devina quelle lattendait.
« Cest affreux, Alexéi Fiodorovitch. Cest un enfantillage et une sottise. Jespère que vous nallez pas rêver… Des bêtises, des bêtises ! sécria-t-elle, courroucée.
Seulement ne le lui dites pas, cela lagiterait et lui ferait du mal.
Voilà la parole sage dun jeune homme raisonnable. Dois-je entendre que vous consentiez uniquement par pitié pour son état maladif, par crainte de lirriter en la contredisant ?
Pas du tout, je lui ai parlé très sérieusement, déclara avec fermeté Aliocha.
Sérieusement ? Cest impossible. Dabord, ma maison vous sera fermée, ensuite je partirai et je lemmènerai, sachez-le !
Mais pourquoi ? dit Aliocha. Cest encore loin, dix-huit mois peut-être à attendre.
Cest vrai, Alexéi Fiodorovitch, et en dix-huit mois vous pouvez mille fois vous quereller et vous séparer. Mais je suis si malheureuse ! Ce sont des bêtises, daccord, mais ça ma consternée. Je suis comme Famoussov dans la scène de la comédie{81} ; vous êtes Tchatski, elle, cest Sophie. Je suis accourue ici, pour vous rencontrer. Dans la pièce aussi, les péripéties se passent dans lescalier. Jai tout entendu, je me contenais à peine. Voilà donc lexplication de cette mauvaise nuit et des récentes crises nerveuses ! Lamour pour la fille, la mort pour la mère ! Maintenant, un second point, essentiel : quest-ce que cette lettre que Lise vous a écrite, montrez-la-moi tout de suite !
Non, à quoi bon ? Donnez-moi des nouvelles de Catherine Ivanovna, cela mintéresse fort.
Elle continue à délirer et na pas repris connaissance ; ses tantes sont ici à se lamenter, avec leurs grands airs. Herzenstube est venu, il a tellement pris peur que je ne savais que faire, je voulais même envoyer chercher un autre médecin. On la emmené dans ma voiture. Et pour machever, vous voilà avec cette lettre ! Il est vrai que dix-huit mois nous séparent de tout cela. Au nom de ce quil y a de plus sacré, au nom de votre starets qui se meurt, montrez-moi cette lettre, à moi la mère. Tenez-la, si vous voulez, je la lirai à distance.
Non, je ne vous la montrerai pas, Catherine Ossipovna ; même si elle me le permettait, je refuserais. Je viendrai demain, et nous causerons, si vous voulez. Maintenant, adieu. »
Et Aliocha sortit précipitamment.
II. Smerdiakov et sa guitare
Il navait pas de temps à perdre. En prenant congé de Lise, une idée lui était venue ; comment faire pour rejoindre immédiatement son frère Dmitri, qui semblait léviter ? Il était déjà trois heures de laprès-midi. Aliocha éprouvait un vif désir de retourner au monastère vers l« illustre » mourant, mais le besoin de voir Dmitri lemporta ; le pressentiment dune catastrophe imminente grandissait dans son esprit. De quelle nature était-elle et quaurait-il voulu dire à présent à son frère, il nen avait pas lui-même une idée bien nette. « Que mon bienfaiteur meure sans moi ! Du moins, je ne me reprocherai pas toute ma vie de navoir pas sauvé quelquun, quand je pouvais peut-être le faire, davoir passé outre dans ma hâte de rentrer chez moi. Dailleurs, jobéis ainsi à sa volonté… »
Son plan consistait à surprendre Dmitri à limproviste ; voici comment : en escaladant la haie comme la veille, il pénétrerait dans le jardin et sinstallerait dans le pavillon. « Sil nest pas là, sans rien dire à Foma ni aux propriétaires, je resterai caché, à lattendre jusquà la nuit. Si Dmitri guette encore la venue de Grouchegnka, il viendra probablement dans ce pavillon… » Dailleurs, Aliocha ne sarrêta guère aux détails du plan, mais il résolut de lexécuter, dût-il ne pas rentrer ce soir-là au monastère.
Tout se passa sans encombre ; il franchit la haie presque à la même place que la veille et se dirigea secrètement vers le pavillon. Il ne désirait pas être remarqué ; la propriétaire, ainsi que Foma (sil était là), pouvaient tenir le parti de son frère et se conformer à ses instructions, donc ne pas le laisser pénétrer dans le jardin ou avertir à temps Dmitri de sa présence. Il sassit à la même place et se mit à attendre, la journée était aussi belle, mais le pavillon lui parut plus délabré que la veille. Le petit verre de cognac avait laissé un rond sur la table verte. Des idées oiseuses lui venaient à lesprit, comme il arrive toujours lors dune attente ennuyeuse : pourquoi sétait-il assis précisément à la même place, et non ailleurs ? Une vague inquiétude le gagnait. Il attendait depuis un quart dheure à peine, lorsque les accords dune guitare montèrent des buissons, à une vingtaine de pas tout au plus. Aliocha se souvint avoir entrevu la veille, près de la clôture, à gauche, un vieux banc rustique. Cest de là que partaient les sons. Une voix de ténorino chantait en saccompagnant de la guitare et avec des enjolivures de faquin : Une force obstinée
Mattache à ma bien-aimée,
Seigneur, ayez pitié
Et delle et de moi !
Et delle et de moi !
La voix sarrêta. Une autre, une voix de femme, caressante et timide, proféra en minaudant : « Pourquoi vous voit-on si rarement, Pavel Fiodorovitch, pourquoi nous négligez-vous ?
Mais non », répondit la voix dhomme, avec une dignité ferme, bien que courtoise. On voyait que cétait lhomme qui dominait, que la femme lui faisait des avances. « Ce doit être Smerdiakov, pensa Aliocha, daprès la voix, du moins ; la femme est sûrement la fille de la propriétaire, celle qui est revenue de Moscou et qui va en robe à traîne chercher de la soupe chez Marthe Ignatièvna… »
« Jadore les vers, quand ils sont harmonieux, poursuivit la voix de femme. Continuez. »
La voix de ténor reprit :
De la couronne il ne mest rien
Si mon amie se porte bien,
Seigneur ayez pitié
Et delle et de moi !
Et delle et de moi !
« La dernière fois, cétait bien mieux, insinua la femme. Vous chantiez, à propos de la couronne : Si ma chérie se porte bien. Cétait plus tendre.
Les vers ne sont que balivernes ! trancha Smerdiakov.
Oh ! non, jadore les vers.
Les vers, il ny a rien de plus sot. Jugez vous-même ; est-ce quon parle en rimes ? Si nous parlions tous en rimes, même sur lordre des autorités, serait-ce pour longtemps ? Les vers, ce nest pas sérieux, Marie Kondratievna.
Comme vous êtes intelligent ! Où avez-vous appris tout cela ? reprit la voix, de plus en plus caressante.
Jen saurais bien davantage, si la chance ne mavait pas toujours été contraire. Sans quoi je tuerais en duel celui qui me traiterait de gueux parce que je nai pas de père et que je suis né dune puante{82}. Voilà ce quon ma jeté à la face, à Moscou, où on la su par Grigori Vassiliévitch. Il me reproche de me révolter contre ma naissance : « Tu lui as déchiré les entrailles. » Soit, mais jaurais préféré quon me tue dans le ventre de ma mère, plutôt que de venir au monde. On disait au marché et votre mère me la raconté aussi avec son manque de délicatesse que ma mère avait la plique et à peine cinq pieds de haut{83}… Je hais la Russie entière, Marie Kondratievna.
Si vous étiez hussard, vous ne parleriez pas ainsi, vous tireriez votre sabre pour la défense de la Russie.
Non seulement je ne voudrais pas être hussard, Marie Kondratievna, mais je désire au contraire la suppression de tous les soldats.
Et si lennemi vient, qui nous défendra ?
À quoi bon ? En 1812, la Russie a vu la grande invasion de lempereur des Français, Napoléon Ier, le père de celui daujourdhui, cest grand dommage que ces Français ne nous aient pas conquis ; une nation intelligente eût subjugué un peuple stupide. Tout aurait marché autrement.
Avec ça, quils valent mieux que nous ? Je ne donnerais pas un de nos élégants pour trois jeunes Anglais, déclara dune voix tendre Marie Kondratievna, en accompagnant sans doute ses paroles du regard le plus langoureux.
Ça dépend des goûts.
Vous êtes comme un étranger parmi nous, le plus noble des étrangers, je vous le dis sans honte.
À vrai dire, pour la perversité, les gens de là-bas et ceux dici se ressemblent. Ce sont tous des fripons, avec cette différence quun étranger porte des bottes vernies, tandis que notre gredin national croupit dans la misère et ne sen plaint pas. Il faut fouetter le peuple russe, comme le disait avec raison hier Fiodor Pavlovitch, bien quil soit fou ainsi que ses enfants.
Pourtant, vous respectez fort Ivan Fiodorovitch, vous me lavez dit vous-même.
Mais il ma traité de faquin malodorant. Il me prend pour un révolté. Il se trompe. Si javais quelque argent, il y a longtemps que jaurais filé. Par sa conduite, Dmitri Fiodorovitch est pire quun laquais ; cest un panier percé, un propre-à-rien, et pourtant tous lhonorent. Je ne suis quun gâte-sauce, soit ; mais, avec de la chance, je pourrais ouvrir un café-restaurant à Moscou, rue Saint-Pierre ; en effet, je cuisine sur commande, et aucun de mes confrères, à Moscou, nen est capable, sauf les étrangers. Dmitri Fiodorovitch est un va-nu-pieds, mais quil provoque en duel un fils de comte, celui-ci ira sur le terrain. Or, qua-t-il de plus que moi ? Il est infiniment plus bête. Combien dargent a-t-il gaspillé sans rime ni raison ?
Ça doit être fort intéressant, un duel, fit observer Marie Kondratievna.
Comment cela ?
Cest effrayant, une telle bravoure, surtout quand de jeunes officiers échangent des balles pour une belle. Quel tableau ! Ah ! si les femmes pouvaient y assister, je voudrais tant…
Ça va encore quand on vise, mais quand votre gueule sert de cible, la sensation manque de charme. Vous prendriez la fuite, Marie Kondratievna.
Et vous, vous sauveriez-vous ?
Smerdiakov ne daigna pas répondre. Après une pause, un nouvel accord retentit et la voix de fausset entonna le dernier couplet : Malgré que jen aie,
Je vais méloigner
Pour joui-i-r de la vie,
Métablir dans la capitale,
Et point ne me lamenterai,
Non, non, point ne me lamenterai…
À ce moment survint un incident. Aliocha éternua ; le silence se fit sur le banc. Il se leva et marcha de leur côté. Cétait en effet Smerdiakov, tiré à quatre épingles, pommadé, je crois même frisé, en bottines vernies. Il avait sa guitare à côté de lui. La dame était Marie Kondratievna, la fille de la propriétaire, une personne pas laide, mais au visage trop rond, semé de taches de rousseur ; elle portait une robe bleu clair avec une traîne qui nen finissait plus.
« Mon frère Dmitri viendra-t-il bientôt ? » demanda Aliocha du ton le plus calme possible.
Smerdiakov se leva lentement ; sa compagne limita.
« Comment puis-je connaître les allées et venues de Dmitri Fiodorovitch ? Je ne suis pas son gardien, répondit paisiblement Smerdiakov avec une nuance de dédain.
Je demandais simplement si vous saviez, expliqua Aliocha.
Jignore où il se trouve et je ne veux pas le savoir.
Mon frère ma dit que vous linformiez de tout ce qui se passe dans la maison et que vous aviez promis de lui annoncer la venue dAgraféna Alexandrovna. »
Smerdiakov, impassible, leva les yeux sur Aliocha.
« Comment avez-vous fait pour entrer ? Voilà une heure que le verrou est mis à la porte.
Jai escaladé la clôture. Jespère que vous mexcuserez, dit-il à Marie Kondratievna, jétais pressé de voir mon frère.
Ah ! peut-on vous en vouloir ! murmura la jeune fille, flattée. Dmitri Fiodorovitch sintroduit souvent de cette manière dans le pavillon ; il est déjà installé avant quon lait vu.
Je suis à sa recherche, je voudrais bien le voir. Vous ne pourriez pas me dire où il est en ce moment ? Cest pour une affaire sérieuse qui le concerne.
Il ne nous dit pas où il va, balbutia-t-elle.
Même ici, chez mes connaissances, votre frère me harcèle de questions sur mon maître ; que se passe-t-il chez lui, qui vient, qui sen va, nai-je rien à lui communiquer ? Deux fois, il ma menacé de mort.
Est-ce possible ? sétonna Aliocha.
Pensez-vous quil se gênerait, avec son caractère ? Vous avez pu en juger hier : « Si je manque Agraféna Alexandrovna, et quelle passe la nuit chez le vieux, je ne réponds pas de ta vie », ma-t-il dit. Jai grand-peur de lui, et si josais, je devrais le dénoncer aux autorités. Dieu sait de quoi il est capable.
Lautre jour, il lui a dit : « Je te pilerai dans un mortier », ajouta Marie Kondratievna.
Ce nest peut-être quun propos en lair… observa Aliocha. Si je pouvais le voir, je lui parlerais à ce sujet.
Voici tout ce que je peux vous communiquer, dit Smerdiakov après avoir réfléchi. Je viens fréquemment ici en voisin, pourquoi pas ? Dautre part, Ivan Fiodorovitch ma envoyé aujourdhui de bonne heure chez Dmitri Fiodorovitch, à la rue du Lac, pour lui dire de venir sans faute dîner avec lui au cabaret de la place. Jy suis allé, mais je ne lai pas trouvé, il était déjà huit heures. « Il est venu, puis il est reparti », ma dit textuellement son logeur. On dirait quils se sont donné le mot. En ce moment, il est peut-être attablé avec Ivan Fiodorovitch, car celui-ci nest pas rentré dîner ; quant à Fiodor Pavlovitch, voilà déjà une heure quil a dîné et maintenant il fait la sieste. Mais je vous prie instamment de garder tout cela pour vous ; il est capable de me tuer pour une bagatelle.
Mon frère Ivan a donné rendez-vous à Dmitri au cabaret, aujourdhui ? insista Aliocha.
Oui.
Au cabaret À la Capitale, sur la place ?
Précisément.
Cest fort possible ! sexclama Aliocha avec agitation. Je vous remercie, Smerdiakov ; la nouvelle est dimportance ; jy vais tout de suite.
Ne me trahissez pas.
Non, je me présenterai comme par hasard, soyez tranquille.
Où allez-vous donc ? Je vais vous ouvrir la porte, cria Marie Kondratievna.
Non, cest plus court par ici, je vais franchir la haie. »
Cette nouvelle avait impressionné Aliocha, qui courut au cabaret. Il eût été inconvenant dy entrer dans son costume, mais il pouvait se renseigner et appeler ses frères dans lescalier. À peine sapprochait-il du cabaret quune fenêtre souvrit et quIvan lui cria : « Aliocha, peux-tu venir me trouver. Tu mobligeras infiniment.
Je ne sais si, avec cette robe…
Je suis dans un cabinet particulier, monte le perron, je vais à ta rencontre. »
Un instant après, Aliocha était assis à côté de son frère. Ivan dînait tout seul.
III. Les frères font connaissance
À vrai dire, la table dIvan, près de la fenêtre, était simplement protégée par un paravent contre les regards indiscrets. Elle se trouvait à côté du comptoir, dans la première salle, où les garçons circulaient à tout moment. Seul un vieux militaire en retraite prenait le thé dans un coin. Dans les autres salles, on entendait le brouhaha habituel à ces établissements : des appels, les bouteilles quon débouchait, le choc des billes sur le billard. Un orgue jouait. Aliocha savait que son frère naimait guère les cabarets et ny allait presque jamais. Sa présence ne sexpliquait donc que par le rendez-vous assigné à Dmitri.
« Je vais te commander une soupe au poisson ou autre chose, tu ne vis pas de thé seulement, dit Ivan qui parut enchanté de la compagnie dAliocha. Il achevait de dîner et prenait le thé.
Entendu, et ensuite du thé, jai faim, dit joyeusement Aliocha.
Et des confitures de cerises ? Te rappelles-tu comme tu les aimais, dans ton enfance, chez Poliénov ?
Ah ! tu ten souviens ! Je veux bien, je les aime encore. »
Ivan sonna, commanda une soupe au poisson, du thé, des confitures.
« Je me rappelle tout, Aliocha. Tu avais onze ans et moi quinze. La camaraderie entre frères nest pas possible à cet âge, avec quatre ans de différence. Je ne sais même pas si je taimais. Les premières années de mon séjour à Moscou, je ne pensais pas à toi. Puis, lorsque tu y es venu à ton tour, nous nous sommes rencontrés une seule fois, je crois. Et depuis plus de trois mois que je vis ici, nous navons guère causé. Je pars demain, et je songeais tout à lheure aux moyens de te voir pour te faire mes adieux. Tu tombes bien.
Tu désirais beaucoup me voir ?
Beaucoup. Je veux que nous apprenions à nous connaître mutuellement. Ensuite, nous nous quitterons. À mon avis, il vaut mieux faire connaissance avant de se séparer. Jai remarqué comme tu mobservais, durant ces trois mois ; une attente continuelle se lisait dans tes yeux, et cest ce qui me tenait à distance. Enfin, jai appris à testimer : voilà, pensais-je, un petit homme qui a de la fermeté. Note que je parle sérieusement, tout en riant. Car tu es ferme, nest-ce pas ? Jaime quon soit ferme pour nimporte quel motif, et même à ton âge. Enfin, ton regard anxieux cessa de me déplaire, il me devint même sympathique. On dirait que tu as de laffection pour moi, Aliocha ?
Certainement, Ivan. Dmitri dit que tu es un tombeau. Moi, je dis que tu es une énigme. Tu les encore maintenant pour moi ; pourtant je commence à te comprendre, depuis ce matin seulement.
Que veux-tu dire ? fit Ivan en riant.
Tu ne te fâcheras pas, au moins ? dit Aliocha, riant à son tour.
Eh bien ?
Eh bien, jai découvert quà vingt-trois ans tu es un jeune homme pareil à tous les autres, un garçon aussi frais, aussi gentiment naïf, bref un vrai blanc-bec. Mes paroles ne toffusquent pas ?
Au contraire, je suis frappé dune coïncidence, sécria Ivan avec élan. Le croiras-tu, depuis notre entrevue de ce matin, je ne pense quà la naïveté de mes vingt-trois ans, et cest par là que tu commences, comme si tu lavais deviné. Sais-tu ce que je me disais, tout à lheure : si je navais plus foi en la vie, si je doutais dune femme aimée, de lordre universel, persuadé au contraire que tout nest quun chaos infernal et maudit et fussé-je en proie aux horreurs de la désillusion même alors je voudrais vivre quand même. Après avoir goûté à la coupe enchantée, je ne la quitterai quune fois vidée. Dailleurs, vers trente ans, il se peut que je la regrette, même inachevée, et jirai… je ne sais où. Mais, jusquà trente ans, jen ai la certitude, ma jeunesse triomphera de tout, désenchantement, dégoût de vivre, etc. Souvent je me suis demandé sil y avait au monde un désespoir capable de vaincre en moi ce furieux appétit de vivre, inconvenant peut-être, et je pense quil nen existe pas, avant mes trente ans, tout au moins. Cette soif de vivre, certains moralistes morveux et poitrinaires la traitent de vile, surtout les poètes. Il est vrai que cest un trait caractéristique des Karamazov, cette soif de vivre à tout prix ; elle se retrouve en toi, mais pourquoi serait-elle vile ? Il y a encore beaucoup de force centripète sur notre planète, Aliocha. On veut vivre, et je vis, même en dépit de la logique. Je ne crois pas à lordre universel, soit ; mais jaime les tendres pousses au printemps, le ciel bleu, jaime certaines gens, sans savoir pourquoi. Jaime lhéroïsme, auquel jai peut-être cessé de croire depuis longtemps, mais que je vénère par habitude. Voilà quon tapporte la soupe au poisson, bon appétit ; elle est excellente, on la prépare bien, ici. Je veux voyager en Europe, Aliocha. Je sais que je ny trouverai quun cimetière, mais combien cher ! De chers morts y reposent, chaque pierre atteste leur vie ardente, leur foi passionnée dans leur idéal, leur lutte pour la vérité et la science. Oh ! je tomberai à genoux devant ces pierres, je les baiserai en versant des pleurs. Convaincu dailleurs, intimement, que tout cela nest quun cimetière, et rien de plus. Et ce ne seront pas des larmes de désespoir, mais de bonheur. Je menivre de mon propre attendrissement. Jaime les tendres pousses au printemps et le ciel bleu. Lintelligence et la logique ny sont pour rien, cest le cœur qui aime, cest le ventre, on aime ses premières forces juvéniles… Comprends-tu quelque chose à mon galimatias, Aliocha ? conclut-il dans un éclat de rire.
Je comprends trop, Ivan ; on voudrait aimer par le cœur et par le ventre, tu las fort bien dit. Je suis ravi de ton ardeur à vivre. Je pense quon doit aimer la vie par-dessus tout.
Aimer la vie, plutôt que le sens de la vie ?
Certainement. Laimer avant de raisonner, sans logique, comme tu dis ; alors seulement on en comprendra le sens. Voilà ce que jentrevois depuis longtemps. La moitié de ta tâche est accomplie et acquise, Ivan : tu aimes la vie. Occupe-toi de la seconde partie, là est le salut.
Tu es bien pressé de me sauver ; peut-être ne suis-je pas encore perdu. En quoi consiste-t-elle, cette seconde partie ?
À ressusciter tes morts, qui sont peut-être encore vivants. Donne-moi du thé. Je suis content de notre entretien, Ivan.
Je vois que tu es en verve. Jaime ces professions de foi{84} de la part dun novice. Oui, tu as de la fermeté, Alexéi. Est-il vrai que tu veuilles quitter le monastère ?
Oui, mon starets menvoie dans le monde.
Alors, nous nous reverrons avant mes trente ans, quand je commencerai à délaisser la coupe. Notre père, lui, ne veut pas y renoncer avant soixante-dix ou quatre-vingts ans. Il la dit très sérieusement, quoique ce soit un bouffon. Il tient à sa sensualité comme à un roc… À vrai dire, après trente ans, il ny a pas dautre ressource, peut-être. Mais il est vil de sy adonner jusquà soixante-dix ans. Mieux vaut cesser à trente ans. On conserve une apparence de noblesse, tout en se dupant soi-même. Tu nas pas vu Dmitri, aujourdhui ?
Non, mais jai vu Smerdiakov. »
Et Aliocha fit à son frère un récit détaillé de sa rencontre avec Smerdiakov. Ivan écoutait dun air soucieux, il insista sur certains points.
« Il ma prié de ne pas répéter à Dmitri ce quil a dit de lui », ajouta Aliocha.
Ivan fronça les sourcils, devint soucieux.
« Cest à cause de Smerdiakov que tu tes assombri ?
Oui. Que le diable lemporte ! Je voulais, en effet, voir Dmitri ; maintenant, cest inutile… proféra Ivan à contrecœur.
Tu pars vraiment si tôt, frère ?
Oui.
Comment tout cela finira-t-il, avec Dmitri et notre père ? demanda Aliocha avec inquiétude.
Tu y reviens toujours ! Que puis-je y faire ? Suis-je le gardien de mon frère Dmitri ? » répliqua Ivan avec irritation.
Soudain il eut un sourire amer. « Cest la réponse de Caïn à Dieu. Tu y penses peut-être en ce moment, hein ? Mais, que diable ! je ne peux pourtant pas rester ici pour les surveiller ! Mes affaires sont terminées, je pars. Tu ne vas pas croire que jétais jaloux de Dmitri, que je cherchais à lui prendre sa fiancée, durant ces trois mois ? Eh ! non, javais mes affaires. Les voilà terminées, je pars. Tu as vu ce qui sest passé ?
Chez Catherine Ivanovna ?
Bien sûr. Je me suis dégagé dun coup. Que mimporte Dmitri ? Il nest pour rien là-dedans. Javais mes propres affaires avec Catherine Ivanovna. Tu sais toi-même que Dmitri sest conduit comme sil était de connivence avec moi. Je ne lui ai rien demandé ; cest lui-même qui me la solennellement transmise, avec sa bénédiction. Cest risible. Aliocha, si tu savais comme je me sens léger, à présent ! Ici, en dînant, je voulais demander du champagne pour fêter ma première heure de liberté. Pouah ! Six mois de servitude, presque, et tout à coup me voilà débarrassé ! Hier encore, je ne me doutais pas quil était si aisé den finir.
Tu veux parler de ton amour, Ivan ?
Oui, cest de lamour, si tu veux. Je me suis amouraché dune pensionnaire, et nous nous faisions mutuellement souffrir. Je ne songeais quà elle… et soudain tout sécroule. Tantôt je parlais dun air inspiré, mais le croirais-tu ? je suis sorti en riant aux éclats. Cest la vérité pure.
Tu en parles encore maintenant avec gaieté, remarqua Aliocha en considérant le visage épanoui de son frère.
Mais comment pouvais-je savoir que je ne laimais pas du tout ? Cétait pourtant la vérité. Mais quelle me plaisait, et hier encore, quand je discourais ! Même à présent, elle me plaît beaucoup, cependant je la quitte le cœur léger. Tu penses peut-être que je fais le fanfaron ?
Non, peut-être nétait-ce pas lamour.
Aliocha, dit Ivan en riant, ne raisonne pas sur lamour, cela ne te convient pas. Comme tu tes mis en avant, hier ! Jai oublié de tembrasser pour ça… Comme elle me tourmentait ! Cétait un véritable déchirement. Oh ! elle savait que je laimais ! Cest moi quelle aimait, et non Dmitri, affirma gaiement Ivan. Dmitri ne lui sert quà se torturer. Tout ce que je lui ai dit est la vérité pure. Seulement, il lui faudra peut-être quinze ou vingt ans pour se rendre compte quelle naime nullement Dmitri, mais seulement moi, quelle fait souffrir. Peut-être même ne le devinera-t-elle jamais, malgré la leçon daujourdhui. Cela vaut mieux. Je lai quittée pour toujours. À propos, que devient-elle ? Que sest-il passé après mon départ ? »
Aliocha lui raconta que Catherine Ivanovna avait eu une crise de nerfs et que maintenant elle délirait.
« Elle ne ment pas, cette Khokhlakov ?
Je ne crois pas.
Il faut prendre de ses nouvelles. On ne meurt pas dune crise de nerfs… Dailleurs, cest par bonté que Dieu en a gratifié les femmes. Je nirai pas chez elle. À quoi bon ?
Tu lui as dit pourtant quelle ne tavait jamais aimé.
Cétait exprès, Aliocha. Je vais demander du champagne, buvons à ma liberté ! Si tu savais comme je suis content !
Non, frère, ne buvons pas ; dailleurs, je me sens triste.
Oui, tu es triste, je men suis aperçu depuis longtemps.
Alors, tu pars décidément demain matin ?
Demain, mais je nai pas dit le matin… Dailleurs, ça se peut. Me croiras-tu ? aujourdhui jai dîné ici uniquement pour éviter le vieux, tellement il me dégoûte. Sil ny avait que lui, je serais parti depuis longtemps. Pourquoi tinquiètes-tu tant de mon départ ? Nous avons encore du temps dici là, toute une éternité !
Comment cela, si tu pars demain ?
Quest-ce que ça peut bien faire ? Nous aurons toujours le temps de traiter le sujet qui nous intéresse. Pourquoi me regardes-tu avec étonnement ? Réponds, pourquoi nous sommes-nous réunis ici ? Pour parler de lamour de Catherine Ivanovna, du vieux ou de Dmitri ? De la politique étrangère ? De la fatale situation de la Russie ? De lempereur Napoléon ? Est-ce pour cela ?
Non.
Donc, tu comprends toi-même pourquoi. Nous autres, blancs-becs, nous avons pour tâche de résoudre les questions éternelles, voilà notre but. À présent, toute la jeune Russie ne fait que disserter sur ces questions primordiales, tandis que les vieux se bornent aux questions pratiques. Pourquoi mas-tu regardé durant trois mois dun air anxieux, sinon pour me demander : « As-tu la foi ou ne las-tu pas ? » Voilà ce quexprimaient vos regards, Alexéi Fiodorovitch ; nest-il pas vrai ?
Cela se peut bien, fit Aliocha en souriant. Mais tu ne te moques pas de moi, en ce moment, frère ?
Me moquer de toi ? Je ne voudrais pas chagriner mon jeune frère, qui ma scruté durant trois mois avec tant danxiété. Aliocha, regarde-moi en face : je suis un petit garçon pareil à toi, sauf que tu es novice. Comment procède la jeunesse russe, une partie du moins ? Elle va dans un cabaret empesté, tel que celui-ci, et sinstalle dans un coin. Ces jeunes gens ne se connaissaient pas et resteront quarante ans sans se retrouver. De quoi discutent-ils au cours de ces minutes brèves ? Seulement des questions essentielles : si Dieu existe, si lâme est immortelle. Ceux qui ne croient pas en Dieu discourent sur le socialisme, lanarchie, sur la rénovation de lhumanité ; or, ces questions sont les mêmes, mais envisagées sous une autre face. Et une bonne partie de la jeunesse russe, la plus originale, shypnotise sur ces questions. Nest-ce pas vrai ?
Oui, pour les vrais Russes, les questions de lexistence de Dieu, de limmortalité de lâme, ou, comme tu dis, ces mêmes questions envisagées sous une autre face, sont primordiales, et cest tant mieux, dit Aliocha en regardant son frère avec un sourire scrutateur.
Aliocha, être Russe, ce nest pas toujours une preuve dintelligence. Il ny a rien de plus sot que les occupations actuelles de la jeunesse russe. Pourtant, il y a un adolescent russe que jaime beaucoup.
Comme tu as bien exposé tout cela ! fit Aliocha en riant.
Eh bien, dis-moi par où commencer. Par lexistence de Dieu ?
Comme tu voudras, tu peux même commencer par « lautre face ». Tu as proclamé hier que Dieu nexistait pas, dit Aliocha en plongeant son regard dans celui de son frère.
Jai dit ça chez le vieux, exprès pour tirriter, jai vu tes yeux étinceler. Mais, maintenant, je suis disposé à mentretenir sérieusement avec toi. Je désire mentendre avec toi, Aliocha, car je nai pas dami et je veux en avoir un. Figure-toi que jadmets peut-être Dieu, dit Ivan, en riant ; tu ne ty attendais pas, hein ?
Sans doute, si tu ne plaisantes pas en ce moment.
Allons donc ! Cétait hier, chez le starets, quon pouvait prétendre que je plaisantais. Vois-tu, mon cher, il y avait un vieux pécheur, au XVIIIème siècle, qui a dit : Si Dieu nexistait pas, il faudrait linventer{85}. Et, en effet, cest lhomme qui a inventé Dieu. Et ce qui est étonnant, ce nest pas que Dieu existe en réalité, mais que cette idée de la nécessité de Dieu soit venue à lesprit dun animal féroce et méchant comme lhomme, tant elle est sainte, touchante, sage, tant elle fait honneur à lhomme. Quant à moi, jai renoncé depuis longtemps à me demander si cest Dieu qui a créé lhomme, ou lhomme qui a créé Dieu. Bien entendu, je ne passerai pas en revue tous les axiomes que les adolescents russes ont déduits des hypothèses européennes, car ce qui, en Europe, est une hypothèse devient aussitôt un axiome pour lesdits adolescents, et non seulement pour eux, mais pour leurs professeurs, qui souvent leur ressemblent. Aussi jécarte toutes les hypothèses : quel est, en effet, notre dessein ? Mon dessein est de texpliquer le plus rapidement possible lessence de mon être, ma foi et mes espérances. Aussi je déclare admettre Dieu, purement et simplement. Il faut noter pourtant que si Dieu existe, sil a créé vraiment la terre, il la faite, comme on sait, daprès la géométrie dEuclide, et na donné à lesprit humain que la notion des trois dimensions de lespace. Cependant, il sest trouvé, il se trouve encore des géomètres et des philosophes, même éminents, pour douter que tout lunivers et même tous les mondes aient été créés seulement suivant les principes dEuclide. Ils osent même supposer que deux parallèles, qui suivant les lois dEuclide ne peuvent jamais se rencontrer sur la terre, peuvent se rencontrer quelque part, dans linfini. Jai décidé, étant incapable de comprendre même cela, de ne pas chercher à comprendre Dieu. Javoue humblement mon incapacité à résoudre de telles questions : jai essentiellement lesprit dEuclide, un esprit terrestre : à quoi bon vouloir résoudre ce qui nest pas de ce monde ? Et je te conseille de ne jamais te creuser la tête là-dessus, mon ami Aliocha, surtout au sujet de Dieu. Existe-t-il ou non ? Ces questions sont hors de la portée dun esprit qui na que la notion des trois dimensions. Ainsi, jadmets non seulement Dieu, mais encore sa sagesse, son but qui nous échappe ; je crois à lordre, au sens de la vie, à lharmonie éternelle, où lon prétend que nous nous fondrons un jour : je crois au Verbe où tend lunivers qui est en Dieu et qui est lui-même Dieu, à linfini. Suis-je dans la bonne voie ? Figure-toi quen définitive, ce monde de Dieu, je ne laccepte pas, et quoique je sache quil existe, je ne ladmets pas. Ce nest pas Dieu que je repousse, note bien, mais la création, voilà ce que je me refuse à admettre. Je mexplique : je suis convaincu, comme un enfant, que la souffrance disparaîtra, que la comédie révoltante des contradictions humaines sévanouira comme un piteux mirage, comme la manifestation vile de limpuissance mesquine, comme un atome de lesprit dEuclide ; quà la fin du drame, quand apparaîtra lharmonie éternelle, une révélation se produira, précieuse au point dattendrir tous les cœurs, de calmer toutes les indignations, de racheter tous les crimes et le sang versé ; de sorte quon pourra, non seulement pardonner, mais justifier tout ce qui sest passé sur la terre. Que tout cela se réalise, soit, mais je ne ladmets pas et ne veux pas ladmettre. Que les parallèles se rencontrent sous mes yeux, je le verrai et dirai quelles se sont rencontrées ; pourtant je ne ladmettrai pas. Voilà lessentiel, Aliocha, voilà ma thèse. Jai commencé exprès notre entretien on ne peut plus bêtement, mais je lai mené jusquà ma confession, car cest ce que tu attends. Ce nest pas la question de Dieu qui tintéressait, mais la vie spirituelle de ton frère affectionné. Jai dit. »
Ivan acheva sa longue tirade avec une émotion singulière, inattendue.
« Mais pourquoi as-tu commencé « on ne peut plus bêtement » ? demanda Aliocha en le regardant dun air pensif.
Dabord, par couleur locale : les conversations des Russes sur ce thème sengagent toujours bêtement. Ensuite, la bêtise rapproche du but et de la clarté. Elle est concise et ne ruse pas, tandis que lesprit use de détours et se dérobe. Lesprit est déloyal, il y a de lhonnêteté dans la bêtise. Plus je confesserai bêtement le désespoir qui maccable, mieux cela vaudra pour moi.
Mexpliqueras-tu pourquoi « tu nadmets pas le monde » ?
Certainement, ce nest pas un secret, et jy venais. Mon petit frère, je nai pas lintention de te pervertir ni débranler ta foi, cest plutôt moi qui voudrais me guérir à ton contact, dit Ivan avec le sourire dun petit enfant. »
Aliocha ne lavait jamais vu sourire ainsi.
IV. La révolte
« Je dois tavouer une chose, commença Ivan, je nai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. Cest précisément, à mon idée, le prochain quon ne peut aimer ; du moins ne peut-on laimer quà distance. Jai lu quelque part, à propos dun saint, « Jean le Miséricordieux » {86}, quun passant affamé et transi, vint un jour le supplier de le réchauffer ; le saint se coucha sur lui, le prit dans ses bras et se mit à insuffler son haleine dans la bouche purulente du malheureux, infecté par une horrible maladie. Je suis persuadé quil fit cela avec effort, en se mentant à lui-même, dans un sentiment damour dicté par le devoir, et par esprit de pénitence. Il faut quun homme soit caché pour quon puisse laimer ; dès quil montre son visage, lamour disparaît.
Le starets Zosime a plusieurs fois parlé de cela, observa Aliocha. Il disait aussi que souvent, pour des âmes inexpérimentées, le visage de lhomme est un obstacle à lamour. Il y a pourtant beaucoup damour dans lhumanité, un amour presque pareil à celui du Christ, je le sais par expérience Ivan…
Eh bien, moi, je ne le sais pas encore et ne peux pas le comprendre, beaucoup sont dans le même cas. Il sagit de savoir si cela provient des mauvais penchants, ou si cest inhérent à la nature humaine. À mon avis, lamour du Christ pour les hommes est une sorte de miracle impossible sur la terre. Il est vrai quil était Dieu ; mais nous ne sommes pas des dieux. Supposons, par exemple, que je souffre profondément ; un autre ne pourra jamais connaître à quel point je souffre, car cest un autre, et pas moi. De plus, il est rare quun individu consente à reconnaître la souffrance de son prochain (comme si cétait une dignité !) Pourquoi cela, quen penses-tu ? Peut-être parce que je sens mauvais, que jai lair bête ou que jaurai marché un jour sur le pied de ce monsieur ! En outre, il y a diverses souffrances : celle qui humilie, la faim, par exemple, mon bienfaiteur voudra bien ladmettre, mais dès que ma souffrance sélève, quil sagit dune idée, par exemple, il ny croira que par exception car, peut-être, en mexaminant, il verra que je nai pas le visage que son imagination prête à un homme souffrant pour une idée. Aussitôt il cessera ses bienfaits, et cela sans méchanceté. Les mendiants, surtout ceux qui ont quelque noblesse, ne devraient jamais se montrer, mais demander laumône par lintermédiaire des journaux. En théorie, encore, on peut aimer son prochain, et même de loin : de près, cest presque impossible. Si, du moins, tout se passait comme sur la scène, dans les ballets où les pauvres en loques de soie et en dentelles déchirées mendient en dansant gracieusement, on pourrait encore les admirer. Les admirer, mais non pas les aimer… Assez là-dessus. Je voulais seulement te placer à mon point de vue. Je voulais parler des souffrances de lhumanité en général, mais il vaut mieux se borner aux souffrances des enfants. Mon argumentation sera réduite au dixième, mais cela vaut mieux. Jy perds, bien entendu. Dabord, on peut aimer les enfants de près, même sales, même laids (il me semble, pourtant, que les enfants ne sont jamais laids). Ensuite, si je ne parle pas des adultes, cest que non seulement ils sont repoussants et indignes dêtre aimés, mais quils ont une compensation : ils ont mangé le fruit défendu, discerné le bien et le mal, et sont devenus « semblables à des dieux ». Ils continuent à le manger. Mais les petits enfants nont rien mangé et sont encore innocents. Tu aimes les enfants, Aliocha ? Je sais que tu les aimes, et tu comprendras pourquoi je ne veux parler que deux. Ils souffrent beaucoup, eux aussi, sans doute, cest pour expier la faute de leurs pères, qui ont mangé le fruit ; mais cest le raisonnement dun autre monde, incompréhensible au cœur humain ici-bas. Un innocent ne saurait souffrir pour un autre, surtout un petit être ! Cela te surprendra, Aliocha, mais moi aussi jadore les enfants. Remarque que les hommes cruels, doués de passions sauvages, les Karamazov, aiment parfois beaucoup les enfants. Jusquà sept ans, les enfants diffèrent énormément de lhomme ; cest comme un autre être, avec une autre nature. Jai connu un bandit, un bagnard ; durant sa carrière, lorsquil sintroduisait nuitamment dans les maisons pour piller, il avait assassiné des familles entières, y compris les enfants. Pourtant, en prison, il les aimait étrangement ; il ne faisait que regarder ceux qui jouaient dans la cour et devint lami dun petit garçon quil voyait jouer sous sa fenêtre… Tu ne sais pas pourquoi je dis tout cela, Aliocha ? Jai mal à la tête et je me sens triste.
Tu as lair bizarre, tu ne me parais pas dans ton état normal, insinua Aliocha avec inquiétude.
À propos, continua Ivan comme sil navait pas entendu son frère, un Bulgare ma récemment conté à Moscou les atrocités que commettent les Turcs et les Tcherkesses dans son pays : craignant un soulèvement général des Slaves, ils incendient, égorgent, violent les femmes et les enfants ; ils clouent les prisonniers aux palissades par les oreilles, les abandonnent ainsi jusquau matin, puis les pendent, etc. On compare parfois la cruauté de lhomme à celle des fauves ; cest faire injure à ces derniers. Les fauves natteignent jamais aux raffinements de lhomme. Le tigre déchire sa proie et la dévore ; cest tout. Il ne lui viendrait pas à lidée de clouer les gens par les oreilles, même sil pouvait le faire. Ce sont les Turcs qui torturent les enfants avec une jouissance sadique, arrachent les bébés du ventre maternel, les lancent en lair pour les recevoir sur les baïonnettes, sous les yeux des mères, dont la présence constitue le principal plaisir. Voici une autre scène qui ma frappé. Pense donc : un bébé encore à la mamelle, dans les bras de sa mère tremblante, et autour deux, les Turcs. Il leur vient une plaisante idée : caressant le bébé, ils parviennent à le faire rire ; puis lun deux braque sur lui un revolver à bout portant. Lenfant tend ses menottes pour saisir le joujou ; soudain, lartiste presse la détente et lui casse la tête. Les Turcs aiment, dit-on, les douceurs.
Frère, à quoi bon tout cela ?
Je pense que si le diable nexiste pas, sil a été créé par lhomme, celui-ci la fait à son image.
Comme Dieu, alors ?
Tu sais fort bien « retourner les mots », comme dit Polonius dans Hamlet, reprit Ivan en riant. Tu mas pris au mot, soit ; mais il est beau, ton Dieu, si lhomme la fait à son image. Tu me demandais tout à lheure : à quoi bon tout cela ? Vois-tu, je suis un dilettante, un amateur de faits et danecdotes ; je les recueille dans les journaux, je note ce quon me raconte, cela forme déjà une jolie collection. Les Turcs y figurent, naturellement, avec dautres étrangers, mais jai aussi des cas nationaux qui les surpassent. Chez les Russes, les verges et le fouet sont surtout en honneur ; on ne cloue personne par les oreilles, parbleu, nous sommes des Européens, mais notre spécialité est de fouetter, et on ne saurait nous la ravir. À létranger, on dirait que cette pratique a disparu, par suite de ladoucissement des mœurs, ou bien parce que les lois naturelles interdisent à lhomme de fouetter son semblable. En revanche, il existe là-bas comme ici une coutume à ce point nationale quelle serait presque impossible en Russie, bien quelle simplante aussi chez nous, surtout à la suite du mouvement religieux dans la haute société. Je possède une charmante brochure traduite du français, où lon raconte lexécution à Genève, il y a cinq ans, dun assassin nommé Richard, qui se convertit au christianisme avant de mourir, à lâge de vingt-quatre ans. Cétait un enfant naturel, donné par ses parents, quand il avait six ans, à des bergers suisses, qui lélevèrent pour le faire travailler. Il grandit comme un petit sauvage, sans rien apprendre ; à sept ans, on lenvoya paître le troupeau, au froid et à lhumidité, à peine vêtu et affamé. Ces gens néprouvaient aucun remords à le traiter ainsi ; au contraire, ils estimaient en avoir le droit, car on leur avait fait don de Richard comme dun objet, et ils ne jugeaient même pas nécessaire de le nourrir. Richard lui-même raconte qualors, tel lenfant prodigue de lÉvangile, il eût bien voulu manger la pâtée destinée aux pourceaux quon engraissait, mais il en était privé et on le battait lorsquil la dérobait à ces animaux : cest ainsi quil passa son enfance et sa jeunesse, jusquà ce que, devenu grand et fort, il se mît à voler. Ce sauvage gagnait sa vie à Genève comme journalier, buvait son salaire, vivait comme un monstre, et finit par assassiner un vieillard pour le dévaliser. Il fut pris, jugé et condamné à mort. On nest pas sentimental dans cette ville ! En prison, il est aussitôt entouré par les pasteurs, les membres dassociations religieuses, les dames patronnesses. Il apprit à lire et à écrire, on lui expliqua lÉvangile, et, à force de lendoctriner et de le catéchiser, on finit par lui faire avouer solennellement son crime. Il adressa au tribunal une lettre déclarant quil était un monstre, mais que le Seigneur avait daigné léclairer et lui envoyer sa grâce. Tout Genève fut en émoi, la Genève philanthropique et bigote. Tout ce quil y avait de noble et de bien pensant accourut dans sa prison. On lembrasse, on létreint : « Tu es notre frère ! Tu as été touché par la grâce ! » Richard pleure dattendrissement : « Oui. Dieu ma illuminé ! Dans mon enfance et ma jeunesse, jenviais la pâtée des pourceaux ; maintenant, la grâce ma touché, je meurs dans le Seigneur ! Oui, Richard, tu as versé le sang et tu dois mourir. Tu nes pas coupable davoir ignoré Dieu, lorsque tu dérobais la pâtée des pourceaux et quon te battait pour cela (dailleurs, tu avais grand tort, car il est défendu de voler), mais tu as versé le sang et tu dois mourir. » Enfin le dernier jour arrive. Richard, affaibli, pleure et ne fait que répéter à chaque instant : « Voici le plus beau jour de ma vie, car je vais à Dieu ! Oui, sécrient pasteurs, juges et dames patronnesses, cest le plus beau jour de ta vie, car tu vas à Dieu ! » La troupe se dirige vers léchafaud, derrière la charrette ignominieuse qui emmène Richard. On arrive au lieu du supplice. « Meurs, frère, crie-t-on à Richard, meurs dans le Seigneur ; sa grâce taccompagne. » Et, couvert de baisers, le frère Richard monte à léchafaud, on létend sur la bascule et sa tête tombe, au nom de la grâce divine. Cest caractéristique. Ladite brochure a été traduite en russe par les luthériens de la haute société et distribuée comme supplément gratuit à divers journaux et publications, pour instruire le peuple.
« Laventure de Richard est intéressante parce que nationale. En Russie, bien quil soit absurde de décapiter un frère pour la seule raison quil est devenu des nôtres et que la grâce la touché, nous avons presque aussi bien. Chez nous, torturer en battant constitue une tradition historique, une jouissance prompte et immédiate. Nékrassov raconte dans lun de ses poèmes{87} comment un moujik frappe de son fouet les yeux de son cheval. Qui na vu cela ? cest bien russe. Le poète montre le petit cheval surchargé, embourbé avec sa charrette quil ne peut dégager. Alors, le moujik le bat avec acharnement, frappe sans comprendre ce quil fait, les coups pleuvent dans une sorte divresse. « Tu ne peux pas tirer, tu tireras tout de même ; meurs, mais tire. » La rosse sans défense se débat désespérément, cependant que son maître fouette ses « doux yeux » où roulent des larmes. Enfin, elle arrive à se dégager et sen va tremblante, privée de souffle, dune allure saccadée, contrainte, honteuse. Chez Nékrassov, cela produit une impression épouvantable. Mais aussi, ce nest quun cheval, et Dieu ne la-t-il pas créé pour être fouetté ? Cest ce que nous ont expliqué les Tatars, et ils nous ont légué le knout. Pourtant, on peut aussi fouetter les gens. Un monsieur cultivé et sa femme prennent plaisir à fustiger leur fillette de sept ans. Et le papa est heureux que les verges aient des épines. « Cela lui fera plus mal », dit-il. Il y a des êtres qui sexcitent à chaque coup, jusquau sadisme, progressivement. On bat lenfant une minute, puis cinq, puis dix, toujours plus fort. Elle crie ; enfin, à bout de forces, elle suffoque : « Papa, mon petit papa, pitié ! » Laffaire devient scandaleuse et va jusquau tribunal. On prend un avocat. Il y a longtemps que le peuple russe appelle lavocat « une conscience à louer ». Le défenseur plaide pour son client : « Laffaire est simple ; cest une scène de famille, comme on en voit tant. Un père a fouetté sa fille, cest une honte de le poursuivre ! » Le jury est convaincu, il se retire et rapporte un verdict négatif. Le public exulte de voir acquitter ce bourreau. Hélas ! je nassistais pas à laudience. Jaurais proposé de fonder une bourse en lhonneur de ce bon père de famille !… Voilà un joli tableau ! Cependant, jai encore mieux, Aliocha, et toujours à propos denfants russes. Il sagit dune fillette de cinq ans, prise en aversion par ses père et mère, « dhonorables fonctionnaires instruits et bien élevés ». Je le répète, beaucoup de gens aiment à torturer les enfants, mais rien que les enfants. Envers les autres individus, ces bourreaux se montrent affables et tendres, en Européens instruits et humains, mais ils prennent plaisir à faire souffrir les enfants, cest leur façon de les aimer. La confiance angélique de ces créatures sans défense séduit les êtres cruels. Ils ne savent où aller, ni à qui sadresser, et cela excite les mauvais instincts. Tout homme recèle un démon en lui : accès de colère, sadisme, déchaînement des passions ignobles, maladies contractées dans la débauche, ou bien la goutte, lhépatite, cela varie. Donc, ces parents instruits exerçaient maints sévices sur la pauvre fillette. Ils la fouettaient, la piétinaient sans raison ; son corps était couvert de bleus. Ils imaginèrent enfin un raffinement de cruauté : par les nuits glaciales, en hiver, ils enfermaient la petite dans les lieux daisances, sous prétexte quelle ne demandait pas à temps, la nuit, quon la fit sortir (comme si, à cet âge, une enfant qui dort profondément pouvait toujours demander à temps). On lui barbouillait le visage de ses excréments et sa mère la forçait à les manger, sa propre mère ! Et cette mère dormait tranquille, insensible aux cris de la pauvre enfant enfermée dans cet endroit répugnant ! Vois-tu dici ce petit être, ne comprenant pas ce qui lui arrive, au froid et dans lobscurité, frapper de ses petits poings sa poitrine haletante et verser dinnocentes larmes, en appelant le « bon Dieu » à son secours ? Comprends-tu cette absurdité ? a-t-elle un but, dis-moi, toi mon ami et mon frère, toi le pieux novice ? On dit que tout cela est indispensable pour établir la distinction du bien et du mal dans lesprit de lhomme. À quoi bon cette distinction diabolique, payée si cher ? Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants. Je ne parle pas des souffrances des adultes, ils ont mangé le fruit défendu, que le diable les emporte ! Mais les enfants ! Je te fais souffrir, Aliocha, tu as lair mal à laise. Veux-tu que je marrête ?
Non, je veux souffrir, moi aussi. Continue.
Encore un petit tableau caractéristique. Je viens de le lire dans les Archives russes ou lAntiquité russe{88}, je ne sais plus. Cétait à lépoque la plus sombre du servage, au début du XIXème siècle. Vive le Tsar libérateur{89} ! Un ancien général, avec de hautes relations, riche propriétaire foncier, vivait dans un de ses domaines dont dépendaient deux mille âmes. Cétait un de ces individus (à vrai dire déjà peu nombreux alors) qui, une fois retirés du service, étaient presque convaincus de leur droit de vie et de mort sur leurs serfs. Plein de morgue, il traitait de haut ses modestes voisins, comme sils étaient ses parasites et ses bouffons. Il avait une centaine de piqueurs, tous montés, tous en uniformes, et plusieurs centaines de chiens courants. Or, voici quun jour, un petit serf de huit ans, qui samusait à lancer des pierres, blessa à la patte un de ses chiens favoris. Voyant son chien boiter, le général en demanda la cause. On lui expliqua laffaire en désignant le coupable. Il fit immédiatement saisir lenfant, quon arracha des bras de sa mère et qui passa la nuit au cachot. Le lendemain, dès laube, le général en grand uniforme monte à cheval pour aller à la chasse, entouré de ses parasites, de ses veneurs, de ses chiens, de ses piqueurs. On rassemble toute la domesticité pour faire un exemple et la mère du coupable est amenée, ainsi que le gamin. Cétait une matinée dautomne, brumeuse et froide, excellente pour la chasse. Le général ordonne de déshabiller complètement le bambin, ce qui fut fait ; il tremblait, fou de peur, nosant dire un mot. « Faites-le courir, ordonne le général. Cours, cours, lui crient les piqueurs. » Le garçon se met à courir. « Taïaut ! » hurle le général, qui lance sur lui toute sa meute. Les chiens mirent lenfant en pièces sous les yeux de sa mère. Le général, paraît-il, fut mis sous tutelle. Eh bien, que méritait-il ? Fallait-il le fusiller ? Parle, Aliocha.
Certes ! proféra doucement Aliocha, tout pâle, avec un sourire convulsif.
Bravo ! sécria Ivan enchanté ; si tu le dis, toi, cest que… Voyez-vous lascète ! Tu as donc aussi un diablotin dans le cœur, Aliocha Karamazov ?
Jai dit une bêtise, mais…
Oui, mais… Sache, novice, que les bêtises sont nécessaires au monde ; cest sur elles quil est fondé : sans ces bêtises, il ne se passerait rien ici-bas. On sait ce quon sait.
Que sais-tu ?
Je ny comprends rien, poursuivit Ivan comme en rêve ; je ne veux rien comprendre maintenant, je men tiens aux faits. En essayant de comprendre, jaltère les faits…
Pourquoi me tourmentes-tu ? fit douloureusement Aliocha. Me le diras-tu, enfin ?
Certes, je me préparais à te le dire. Tu mes cher et je ne veux pas tabandonner à ton Zosime. »
Ivan se tut un instant et son visage sattrista soudain.
« Écoute, je me suis borné aux enfants pour être plus clair. Je nai rien dit des larmes humaines dont la terre est saturée, abrégeant à dessein mon sujet. Javoue humblement ne pas comprendre la raison de cet état de choses. Les hommes sont seuls coupables : on leur avait donné le paradis ; ils ont convoité la liberté et ravi le feu du ciel, sachant quils seraient malheureux ; ils ne méritent donc aucune pitié. Daprès mon pauvre esprit terrestre, je sais seulement que la souffrance existe, quil ny a pas de coupables, que tout senchaîne, que tout passe et séquilibre. Ce sont là sornettes dEuclide, je le sais, mais je ne puis consentir à vivre en mappuyant là-dessus. Quest-ce que tout cela peut bien me faire ? Ce quil me faut, cest une compensation, sinon je me détruirai. Et non une compensation quelque part, dans linfini, mais ici-bas, une compensation que je voie moi-même. Jai cru, je veux être témoin, et si je suis déjà mort, quon me ressuscite ; si tout se passait sans moi, ce serait trop affligeant. Je ne veux pas que mon corps avec ses souffrances et ses fautes serve uniquement à fumer lharmonie future, à lintention de je ne sais qui. Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser son meurtrier. Cest sur ce désir que reposent toutes les religions, et jai la foi. Je veux être présent quand tous apprendront le pourquoi des choses. Mais les enfants, quen ferai-je ? Je ne peux résoudre cette question. Si tous doivent souffrir afin de concourir par leur souffrance à lharmonie éternelle, quel est le rôle des enfants ? On ne comprend pas pourquoi ils devraient souffrir, eux aussi, au nom de lharmonie. Pourquoi serviraient-ils de matériaux destinés à la préparer ? Je comprends bien la solidarité du péché et du châtiment, mais elle ne peut sappliquer aux petits innocents, et si vraiment ils sont solidaires des méfaits de leurs pères, cest une vérité qui nest pas de ce monde et que je ne comprends pas. Un mauvais plaisant objectera que les enfants grandiront et auront le temps de pécher, mais il na pas grandi, ce gamin de huit ans, déchiré par les chiens. Aliocha, je ne blasphème pas. Je comprends comment tressaillira lunivers, lorsque le ciel et la terre suniront dans le même cri dallégresse, lorsque tout ce qui vit ou a vécu proclamera : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées ! », lorsque le bourreau, la mère, lenfant sembrasseront et déclareront avec des larmes : « Tu as raison, Seigneur ! » Sans doute alors, la lumière se fera et tout sera expliqué. Le malheur, cest que je ne puis admettre une solution de ce genre. Et je prends mes mesures à cet égard, tandis que je suis encore sur la terre. Crois-moi, Aliocha, il se peut que je vive jusquà ce moment ou que je ressuscite alors, et je mécrierai peut-être avec les autres, en regardant la mère embrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison, Seigneur ! » mais ce sera contre mon gré. Pendant quil est encore temps, je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends quelle ne vaut pas une larme denfant, une larme de cette petite victime qui se frappait la poitrine et priait le « bon Dieu » dans son coin infect ; non, elle ne les vaut pas, car ces larmes nont pas été rachetées. Tant quil en est ainsi, il ne saurait être question dharmonie. Or, comment les racheter, cest impossible. Les bourreaux souffriront en enfer, me diras-tu ? Mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants aussi ont eu leur enfer ? Dailleurs, que vaut cette harmonie qui comporte un enfer ? Je veux le pardon, le baiser universel, la suppression de la souffrance. Et si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à lacquisition de la vérité, jaffirme dores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix. Je ne veux pas que la mère pardonne au bourreau ; elle nen a pas le droit. Quelle lui pardonne sa souffrance de mère, mais non ce qua souffert son enfant déchiré par les chiens. Quand bien même son fils pardonnerait, elle nen aurait pas le droit. Si le droit de pardonner nexiste pas, que devient lharmonie ? Y a-t-il au monde un être qui ait ce droit ? Cest par amour pour lhumanité que je ne veux pas de cette harmonie. Je préfère garder mes souffrances non rachetées et mon indignation persistante, même si javais tort ! Dailleurs, on a surfait cette harmonie ; lentrée coûte trop cher pour nous. Jaime mieux rendre mon billet dentrée. En honnête homme, je suis même tenu à le rendre au plus tôt. Cest ce que je fais. Je ne refuse pas dadmettre Dieu, mais très respectueusement je lui rends mon billet{90}.
Mais cest de la révolte, prononça doucement Aliocha, les yeux baissés.
De la révolte ? Je naurais pas voulu te voir employer ce mot. Peut-on vivre révolté ? Or, je veux vivre. Réponds-moi franchement. Imagine-toi que les destinées de lhumanité sont entre tes mains, et que pour rendre définitivement les gens heureux, pour leur procurer enfin la paix et le repos, il soit indispensable de mettre à la torture ne fût-ce quun seul être, lenfant qui se frappait la poitrine de son petit poing, et de fonder sur ses larmes le bonheur futur. Consentirais-tu, dans ces conditions, à édifier un pareil bonheur ? Réponds sans mentir.
Non, je ny consentirais pas.
Alors, peux-tu admettre que les hommes consentiraient à accepter ce bonheur au prix du sang dun petit martyr ?
Non, je ne puis ladmettre, mon frère, prononça Aliocha, les yeux étincelants. Tu as demandé sil existe dans le monde entier un Être qui aurait le droit de pardonner. Oui, cet Être existe. Il peut tout pardonner, tous et pour tout, car cest Lui qui a versé son sang innocent pour tous et pour tout. Tu las oublié, cest lui la pierre angulaire de lédifice, et cest à lui de crier : « Tu as raison, Seigneur, car tes voies nous sont révélées. »
Ah ! oui, « le seul sans péché » et « qui a versé son sang ». Non, je ne lai pas oublié, je métonnais, au contraire, que tu ne laies pas encore mentionné, car dans les discussions les vôtres commencent par le mettre en avant, dhabitude. Sais-tu, mais ne ris pas, que jai composé un poème, lannée dernière ? Si tu peux maccorder encore dix minutes, je te le raconterai.
Tu as écrit un poème ?
Non, fit Ivan en riant, car je nai jamais fait deux vers dans ma vie. Mais jai rêvé ce poème et je men souviens. Tu seras mon premier lecteur, ou plutôt mon premier auditeur. Pourquoi ne pas profiter de ta présence ? Veux-tu ?
Je suis tout oreilles.
Mon poème sintitule le Grand Inquisiteur, il est absurde, mais je veux te le faire connaître. »
V. Le grand inquisiteur
« Un préambule est nécessaire au point de vue littéraire. Laction se passe au XVIème siècle. Tu sais quà cette époque il était dusage de faire intervenir dans les poèmes les puissances célestes. Je ne parle pas de Dante. En France, les clercs de la basoche et les moines donnaient des représentations où lon mettait en scène la Madone, les anges, les saints, le Christ et Dieu le Père. Cétaient des spectacles naïfs. Dans Notre-Dame de Paris{91}, de Victor Hugo, en lhonneur de la naissance du dauphin, sous Louis XI, à Paris, le peuple est convié à une représentation édifiante et gratuite : le Bon jugement de la très sainte et gracieuse Vierge Marie{92}. Dans ce mystère, la Vierge paraît en personne et prononce son bon jugement. Chez nous, à Moscou, avant Pierre le Grand, on donnait de temps en temps des représentations de ce genre, empruntées surtout à lAncien Testament{93}. En outre, il circulait une foule de récits et de poèmes où figuraient, suivant les besoins, les saints, les anges, larmée céleste. Dans nos monastères, on traduisait, on copiait ces poèmes, on en composait même de nouveaux, et cela sous la domination tatare. Par exemple, il existe un petit poème monastique, sans doute traduit du grec : la Vierge chez les damnés{94}, avec des tableaux dune hardiesse dantesque. La Vierge visite lenfer, guidée par saint Michel, archange. Elle voit les damnés et leurs tourments. Entre autres, il y a une catégorie très intéressante de pécheurs dans un lac de feu. Quelques-uns senfoncent dans ce lac et ne paraissent plus ; « ceux-là sont oubliés de Dieu même », expression dune profondeur et dune énergie remarquables. La Vierge éplorée tombe à genoux devant le trône de Dieu et demande grâce pour tous les pécheurs quelle a vus en enfer, sans distinction. Son dialogue avec Dieu est dun intérêt extraordinaire. Elle supplie, elle insiste, et quand Dieu lui montre les pieds et les mains de son fils percés de clous et lui demande : « Comment pourrais-je pardonner à ses bourreaux ? » elle ordonne à tous les saints, à tous les martyrs, à tous les anges de tomber à genoux avec elle et dimplorer la grâce des pécheurs, sans distinction. Enfin, elle obtient la cessation des tourments, chaque année, du vendredi saint à la Pentecôte, et les damnés, du fond de lenfer, remercient Dieu et sécrient : « Seigneur, ta sentence est juste ! » Eh bien, mon petit poème eût été dans ce goût, sil avait paru à cette époque. Dieu apparaît ; il ne dit rien et ne fait que passer. Quinze siècles se sont écoulés, depuis quil a promis de revenir dans son royaume, depuis que son prophète a écrit : « Je reviendrai bientôt ; quant au jour et à lheure, le Fils même ne les connaît pas, mais seulement mon Père qui est aux cieux{95} », suivant ses propres paroles sur cette terre. Et lhumanité lattend avec la même foi que jadis, une foi plus ardente encore, car quinze siècles ont passé depuis que le ciel a cessé de donner des gages à lhomme :
Crois ce que te dira ton cœur,
Les cieux ne donnent point de gages{96}
« Il est vrai que de nombreux miracles se produisaient alors : des saints accomplissaient des guérisons merveilleuses, la Reine des cieux visitait certains justes, à en croire leur biographie. Mais le diable ne sommeille pas ; lhumanité commença à douter de lauthenticité de ces prodiges. À ce moment naquit en Allemagne une terrible hérésie qui niait les miracles. « Une grande étoile ardente comme un flambeau (lÉglise évidemment !), tomba sur les sources des eaux qui devinrent amères{97}. » La foi des fidèles ne fit que redoubler. Les larmes de lhumanité sélèvent vers lui comme autrefois, on lattend, on laime, on espère en lui comme jadis… Depuis tant de siècles, lhumanité prie avec ardeur : « Seigneur Dieu, daigne nous apparaître », depuis tant de siècles elle crie vers lui, quil a voulu, dans sa miséricorde infinie, descendre vers ses fidèles. Auparavant, il avait déjà visité des justes, des martyrs, de saints anachorètes, comme le rapportent leurs biographes. Chez nous, Tioutchev, qui croyait profondément à la vérité de ses paroles, a proclamé que :
Accablé sous le faix de sa croix,
Le Roi des cieux, sous une humble apparence,
Ta parcourue, terre natale,
Tout entière en te bénissant{98}
« Mais voilà quil a voulu se montrer pour un instant au moins au peuple souffrant et misérable, au peuple croupissant dans le péché, mais qui laime naïvement. Laction se passe en Espagne, à Séville, à lépoque la plus terrible de lInquisition, lorsque chaque jour sallumaient des bûchers à la gloire de Dieu et que
Dans de superbes autodafés
On brûlait daffreux hérétiques{99}
« Oh ! ce nest pas ainsi quil a promis de revenir, à la fin des temps, dans toute sa gloire céleste, subitement, « tel un éclair qui brille de lOrient à lOccident{100} ». Non, il a voulu visiter ses enfants, au lieu où crépitaient précisément les bûchers des hérétiques. Dans sa miséricorde infinie, il revient parmi les hommes sous la forme quil avait durant les trois ans de sa vie publique. Le voici qui descend vers les rues brûlantes de la ville méridionale, où justement, la veille, en présence du roi, des courtisans, des chevaliers, des cardinaux et des plus charmantes dames de la cour, le grand inquisiteur a fait brûler une centaine dhérétiques ad majorem Dei gloriam. Il est apparu doucement, sans se faire remarquer, et chose étrange tous le reconnaissent. Ce serait un des plus beaux passages de mon poème que den expliquer la raison. Attiré par une force irrésistible, le peuple se presse sur son passage et sattache à ses pas. Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire dinfinie compassion. Son cœur est embrasé damour, ses yeux dégagent la Lumière, la Science, la Force, qui rayonnent et éveillent lamour dans les cœurs, Il leur tend les bras, Il les bénit, une vertu salutaire émane de son contact et même de ses vêtements. Un vieillard, aveugle depuis son enfance, sécrie dans la foule : « Seigneur, guéris-moi, et je te verrai. » Une écaille tombe de ses yeux et laveugle voit. Le peuple verse des larmes de joie et baise la terre sur ses pas. Les enfants jettent des fleurs sur son passage ; on chante, on crie : « Hosanna ! » Cest lui, ce doit être Lui, sécrie-t-on, ce ne peut être que Lui ! Il sarrête sur le parvis de la cathédrale de Séville au moment où lon apporte un petit cercueil blanc où repose une enfant de sept ans, la fille unique dun notable. La morte est couverte de fleurs. « Il ressuscitera ton enfant », crie-t-on dans la foule à la mère en larmes. Lecclésiastique venu au-devant du cercueil regarde dun air perplexe et fronce le sourcil. Soudain un cri retentit, la mère se jette à ses pieds : « Si cest Toi, ressuscite mon enfant ! » et elle lui tend les bras. Le cortège sarrête, on dépose le cercueil sur les dalles. Il le contemple avec pitié, sa bouche profère doucement une fois encore : « Talitha koumi et la jeune fille se leva.{101} » La morte se soulève, sassied et regarde autour delle, souriante, dun air étonné. Elle tient le bouquet de roses blanches quon avait déposé dans son cercueil. Dans la foule, on est troublé, on crie, on pleure. À ce moment passe sur la place le cardinal grand inquisiteur{102}. Cest un grand vieillard, presque nonagénaire, avec un visage desséché, des yeux caves, mais où luit encore une étincelle. Il na plus le pompeux costume dans lequel il se pavanait hier devant le peuple, tandis quon brûlait les ennemis de lÉglise romaine ; il a repris son vieux froc grossier. Ses mornes auxiliaires et la garde du Saint-Office le suivent à une distance respectueuse. Il sarrête devant la foule et observe de loin. Il a tout vu, le cercueil déposé devant Lui, la résurrection de la fillette, et son visage sest assombri. Il fronce ses épais sourcils et ses yeux brillent dun éclat sinistre. Il le désigne du doigt et ordonne aux gardes de le saisir. Si grande est sa puissance et le peuple est tellement habitué à se soumettre, à lui obéir en tremblant, que la foule sécarte devant les sbires ; au milieu dun silence de mort, ceux-ci lempoignent et lemmènent. Comme un seul homme ce peuple sincline jusquà terre devant le vieil inquisiteur, qui le bénit sans mot dire et poursuit son chemin. On conduit le Prisonnier au sombre et vieux bâtiment du Saint-Office, on ly enferme dans une étroite cellule voûtée. La journée sachève, la nuit vient, une nuit de Séville, chaude et étouffante. Lair est embaumé des lauriers et des citronniers. Dans les ténèbres, la porte de fer du cachot souvre soudain et le grand inquisiteur paraît, un flambeau à la main. Il est seul, la porte se referme derrière lui. Il sarrête sur le seuil, considère longuement la Sainte Face. Enfin, il sapproche, pose le flambeau sur la table et lui dit : « Cest Toi, Toi ? » Ne recevant pas de réponse, il ajoute rapidement : « Ne dis rien, tais-toi. Dailleurs, que pourrais-tu dire ? Je ne le sais que trop. Tu nas pas le droit dajouter un mot à ce que tu as dit jadis. Pourquoi es-tu venu nous déranger ? Car tu nous déranges, tu le sais bien. Mais sais-tu ce qui arrivera demain ? Jignore qui tu es et ne veux pas le savoir : est-ce Toi ou seulement Son apparence ? mais demain je te condamnerai et tu seras brûlé comme le pire des hérétiques, et ce même peuple qui aujourdhui te baisait les pieds, se précipitera demain, sur un signe de moi, pour alimenter ton bûcher. Le sais-tu ? Peut-être », ajoute le vieillard, pensif, les yeux toujours fixés sur son Prisonnier.
Je ne comprends pas bien ce que cela veut dire, Ivan, objecta Aliocha, qui avait écouté en silence. Est-ce une fantaisie, une erreur du vieillard, un quiproquo étrange ?
Admets cette dernière supposition, dit Ivan en riant, si le réalisme moderne ta rendu à ce point réfractaire au surnaturel. Quil en soit comme tu voudras. Cest vrai, mon inquisiteur a quatre-vingt-dix ans, et son idée a pu, de longue date, lui déranger lesprit. Enfin, cest peut-être un simple délire, la rêverie dun vieillard avant sa fin, limagination échauffée par le récent autodafé. Mais quiproquo ou fantaisie, que nous importe ? Ce quil faut seulement noter, cest que linquisiteur révèle enfin sa pensée, dévoile ce quil a tu durant toute sa carrière.
Et le Prisonnier ne dit rien ? Il se contente de le regarder ?
En effet. Il ne peut que se taire. Le vieillard lui-même lui fait observer quil na pas le droit dajouter un mot à ses anciennes paroles. Cest peut-être le trait fondamental du catholicisme romain, à mon humble avis : « Tout a été transmis par toi au pape, tout dépend donc maintenant du pape ; ne viens pas nous déranger, avant le temps du moins. » Telle est leur doctrine, celle des jésuites, en tout cas. Je lai trouvée chez leurs théologiens. « As-tu le droit de nous révéler un seul des secrets du monde doù tu viens ? » demande le vieillard, qui répond à sa place : « Non, tu nen as pas le droit, car cette révélation sajouterait à celle dautrefois, et ce serait retirer aux hommes la liberté que tu défendais tant sur la terre. Toutes tes révélations nouvelles porteraient atteinte à la liberté de la foi, car elles paraîtraient miraculeuses ; or, tu mettais au-dessus de tout, il y a quinze siècles, cette liberté de la foi. Nas-tu pas dit bien souvent : « Je veux vous rendre libres. » Eh bien ! Tu les a vus, les hommes « libres », ajoute le vieillard dun air sarcastique. Oui, cela nous a coûté cher, poursuit-il en le regardant avec sévérité, mais nous avons enfin achevé cette œuvre en ton nom. Il nous a fallu quinze siècles de rude labeur pour instaurer la liberté ; mais cest fait, et bien fait. Tu ne le crois pas ? Tu me regardes avec douceur, sans même me faire lhonneur de tindigner ? Mais sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres quà présent, et pourtant, leur liberté, ils lont humblement déposée à nos pieds. Cela est notre œuvre, à vrai dire ; est-ce la liberté que tu rêvais ? »
De nouveau, je ne comprends pas, interrompit Aliocha ; il fait de lironie, il se moque ?
Pas du tout ! Il se vante davoir, lui et les siens, supprimé la liberté, dans le dessein de rendre les hommes heureux. Car cest maintenant pour la première fois (il parle, bien entendu, de lInquisition), quon peut songer au bonheur des hommes. Ils sont naturellement révoltés ; est-ce que des révoltés peuvent être heureux ? Tu étais averti, lui dit-il, les conseils ne tont pas manqué, mais tu nen as pas tenu compte, tu as rejeté lunique moyen de procurer le bonheur aux hommes ; heureusement quen partant tu nous a transmis lœuvre, tu as promis, tu nous as solennellement accordé le droit de lier et de délier, tu ne saurais maintenant songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ? »
Que signifie ceci : « les avertissements et les conseils ne tont pas manqué » ? demanda Aliocha.
Mais cest le point capital dans le discours du vieillard : « LEsprit terrible et profond, lEsprit de la destruction et du néant, reprend-il, ta parlé dans le désert, et les Écritures rapportent quil ta « tenté ». Est-ce vrai ? Et pouvait-on rien dire de plus pénétrant que ce qui te fut dit dans les trois questions ou, pour parler comme les Écritures, les « tentations » que tu as repoussées ? Si jamais il y eut sur terre un miracle authentique et retentissant, ce fut le jour de ces trois tentations. Le seul fait davoir formulé ces trois questions constitue un miracle. Supposons quelles aient disparu des Écritures, quil faille les reconstituer, les imaginer à nouveau pour les y replacer, et quon réunisse à cet effet tous les sages de la terre, hommes dÉtats, prélats, savants, philosophes, poètes, en leur disant : imaginez, rédigez trois questions, qui non seulement correspondent à limportance de lévénement, mais encore expriment en trois phrases toute lhistoire de lhumanité future, crois-tu que cet aréopage de la sagesse humaine pourrait imaginer rien daussi fort et daussi profond que les trois questions que te proposa alors le puissant Esprit ? Ces trois questions prouvent à elles seules que lon a affaire à lEsprit éternel et absolu et non à un esprit humain transitoire. Car elles résument et prédisent en même temps toute lhistoire ultérieure de lhumanité ; ce sont les trois formes où se cristallisent toutes les contradictions insolubles de la nature humaine. On ne pouvait pas sen rendre compte alors, car lavenir était voilé, mais maintenant, après quinze siècles écoulés, nous voyons que tout avait été prévu dans ces trois questions et sest réalisé au point quil est impossible dy ajouter ou den retrancher un seul mot.
« Décide donc toi-même qui avait raison : toi, ou celui qui tinterrogeait ? Rappelle-toi la première question, le sens sinon la teneur : tu veux aller au monde les mains vides, en prêchant aux hommes une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelles les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il ny a et il ny a jamais rien eu de plus intolérable pour lhomme et la société ! Tu vois ces pierres dans ce désert aride ? Change-les en pains, et lhumanité accourra sur tes pas, tel quun troupeau docile et reconnaissant, tremblant pourtant que ta main se retire et quils naient plus de pain.
« Mais tu nas pas voulu priver lhomme de la liberté, et tu as refusé, estimant quelle était incompatible avec lobéissance achetée par des pains. Tu as répliqué que lhomme ne vit pas seulement de pain, mais sais-tu quau nom de ce pain terrestre, lEsprit de la terre sinsurgera contre toi, luttera et te vaincra, que tous le suivront en sécriant. « Qui est semblable à cette bête, elle nous a donné le feu du ciel ? » Des siècles passeront et lhumanité proclamera par la bouche de ses savants et de ses sages quil ny a pas de crimes, et, par conséquent, pas de péché ; quil ny a que des affamés. « Nourris-les, et alors exige deux quils soient « vertueux » ! Voilà ce quon inscrira sur létendard de la révolte qui abattra ton temple. À sa place un nouvel édifice sélèvera, une seconde tour de Babel, qui restera sans doute inachevée, comme la première ; mais tu aurais pu épargner aux hommes cette nouvelle tentative et mille ans de souffrance. Car ils viendront nous trouver, après avoir peiné mille ans à bâtir leur tour ! Ils nous chercheront sous terre comme jadis, dans les catacombes où nous serons cachés (on nous persécutera de nouveau) et ils clameront : « Donnez-nous à manger, car ceux qui nous avaient promis le feu du ciel ne nous lont pas donné. » Alors, nous achèverons leur tour, car il ne faut pour cela que la nourriture, et nous les nourrirons, soi-disant en ton nom, nous le ferons accroire. Sans nous, ils seront toujours affamés. Aucune science ne leur donnera du pain, tant quils demeureront libres, mais ils finiront par la déposer à nos pieds, cette liberté, en disant : « Réduisez-nous plutôt en servitude, mais nourrissez-nous. » Ils comprendront enfin que la liberté est inconciliable avec le pain de la terre à discrétion, parce que jamais ils ne sauront le répartir entre eux ! Ils se convaincront aussi de leur impuissance à se faire libres, étant faibles, dépravés, nuls et révoltés. Tu leur promettais le pain du ciel ; encore un coup, est-il comparable à celui de la terre aux yeux de la faible race humaine, éternellement ingrate et dépravée ? Des milliers et des dizaines de milliers dâmes te suivront à cause de ce pain, mais que deviendront les millions et les milliards qui nauront pas le courage de préférer le pain du ciel à celui de la terre ? Ne chérirais-tu que les grands et les forts, à qui les autres, la multitude innombrable, qui est faible mais qui taime, ne servirait que de matière exploitable ? Ils nous sont chers aussi, les êtres faibles. Quoique dépravés et révoltés, ils deviendront finalement dociles. Ils sétonneront et nous croiront des dieux pour avoir consenti, en nous mettant à leur tête, à assurer la liberté qui les effrayait et à régner sur eux, tellement à la fin ils auront peur dêtre libres. Mais nous leur dirons que nous sommes tes disciples, que nous régnons en ton nom. Nous les tromperons de nouveau, car alors nous ne te laisserons pas approcher de nous. Et cest cette imposture qui constituera notre souffrance, car il nous faudra mentir. Tel est le sens de la première question qui ta été posée dans le désert, et voilà ce que tu as repoussé au nom de la liberté, que tu mettais au-dessus de tout. Pourtant elle recelait le secret du monde. En consentant au miracle des pains, tu aurais calmé léternelle inquiétude de lhumanité individus et collectivité , savoir : « devant qui sincliner ? » Car il ny a pas pour lhomme, demeuré libre, de souci plus constant, plus cuisant que de chercher un être devant qui sincliner. Mais il ne veut sincliner que devant une force incontestée, que tous les humains respectent par un consentement universel. Ces pauvres créatures se tourmentent à chercher un culte qui réunisse non seulement quelques fidèles, mais dans lequel tous ensemble communient, unis par la même foi. Ce besoin de la communauté dans ladoration est le principal tourment de chaque individu et de lhumanité tout entière, depuis le commencement des siècles. Cest pour réaliser ce rêve quon sest exterminé par le glaive. Les peuples ont forgé des dieux et se sont défiés les uns les autres : « Quittez vos dieux, adorez les nôtres ; sinon, malheur à vous et à vos dieux ! » Et il en sera ainsi jusquà la fin du monde, même lorsque les dieux auront disparu ; on se prosternera devant les idoles. Tu nignorais pas, tu ne pouvais pas ignorer ce secret fondamental de la nature humaine, et pourtant tu as repoussé lunique drapeau infaillible quon toffrait et qui aurait courbé sans conteste tous les hommes devant toi, le drapeau du pain terrestre ; tu las repoussé au nom du pain céleste et de la liberté ! Vois ce que tu fis ensuite, toujours au nom de la liberté ! Il ny a pas, je te le répète, de souci plus cuisant pour lhomme que de trouver au plus tôt un être à qui déléguer ce don de la liberté que le malheureux apporte en naissant. Mais pour disposer de la liberté des hommes, il faut leur donner la paix de la conscience. Le pain te garantissait le succès ; lhomme sincline devant qui le donne, car cest une chose incontestée, mais quun autre se rende maître de la conscience humaine, il laissera là même ton pain pour suivre celui qui captive sa conscience. En cela tu avais raison, car le secret de lexistence humaine consiste, non pas seulement à vivre, mais encore à trouver un motif de vivre. Sans une idée nette du but de lexistence, lhomme préfère y renoncer et fût-il entouré de monceaux de pain, il se détruira plutôt que de demeurer sur terre. Mais quest-il advenu ? Au lieu de temparer de la liberté humaine, tu las encore étendue ? As-tu donc oublié que lhomme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner le bien et le mal ? Il ny a rien de plus séduisant pour lhomme que le libre arbitre, mais aussi rien de plus douloureux. Et au lieu de principes solides qui eussent tranquillisé pour toujours la conscience humaine, tu as choisi des notions vagues, étranges, énigmatiques, tout ce qui dépasse la force des hommes, et par là tu as agi comme si tu ne les aimais pas, toi, qui étais venu donner ta vie pour eux ! Tu as accru la liberté humaine au lieu de la confisquer et tu as ainsi imposé pour toujours à lêtre moral les affres de cette liberté. Tu voulais être librement aimé, volontairement suivi par les hommes charmés. Au lieu de la dure loi ancienne, lhomme devait désormais, dun cœur libre, discerner le bien et le mal, nayant pour se guider que ton image, mais ne prévoyais-tu pas quil repousserait enfin et contesterait même ton image et ta vérité, étant accablé sous ce fardeau terrible : la liberté de choisir ? Ils sécrieront enfin que la vérité nétait pas en toi, autrement tu ne les aurais pas laissés dans une incertitude aussi angoissante avec tant de soucis et de problèmes insolubles. Tu as ainsi préparé la ruine de ton royaume ; naccuse donc personne de cette ruine. Cependant, était-ce là ce quon te proposait ? Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés, ce sont : le miracle, le mystère, lautorité ! Tu les as repoussées toutes trois, donnant ainsi un exemple. LEsprit terrible et profond tavait transporté sur le pinacle du Temple et tavait dit : « Veux-tu savoir si tu es le fils de Dieu ? Jette-toi en bas, car il est écrit que les anges le soutiendront et le porteront, il ne se fera aucune blessure, tu sauras alors si tu es le Fils de Dieu et tu prouveras ainsi ta foi en ton Père{103}. » Mais tu as repoussé cette proposition, tu ne tes pas précipité. Tu montras alors une fierté sublime, divine, mais les hommes, race faible et révoltée, ne sont pas des dieux ! Tu savais quen faisant un pas, un geste pour te précipiter, tu aurais tenté le Seigneur et perdu la foi en lui. Tu te serais brisé sur cette terre que tu venais sauver, à la grande joie du tentateur. Mais y en a-t-il beaucoup comme toi ? Peux-tu admettre un instant que les hommes auraient la force dendurer une semblable tentation ? Est-ce le propre de la nature humaine de repousser le miracle, et dans les moments graves de la vie, devant les questions capitales et douloureuses, de sen tenir à la libre décision du cœur ? Oh ! tu savais que ta fermeté serait relatée dans les Écritures, traverserait les âges, atteindrait les régions les plus lointaines, et tu espérais que, suivant ton exemple, lhomme se contenterait de Dieu, sans recourir au miracle. Mais tu ignorais que lhomme repousse Dieu en même temps que le miracle, car cest surtout le miracle quil cherche. Et comme il ne saurait sen passer, il sen forge de nouveaux, les siens propres, il sinclinera devant les prodiges dun magicien, les sortilèges dune sorcière, fût-il même un révolté, un hérétique, un impie avéré. Tu nes pas descendu de la croix, quand on se moquait de toi et quon te criait, par dérision : « Descends de la croix, et nous croirons en toi. » Tu ne las pas fait, car de nouveau tu nas pas voulu asservir lhomme par un miracle ; tu désirais une foi qui fût libre et non point inspirée par le merveilleux. Il te fallait un libre amour, et non les serviles transports dun esclave terrifié. Là encore, tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves, bien quils aient été créés rebelles. Vois et juge, après quinze siècles révolus ; qui as-tu élevé jusquà toi ? Je le jure, lhomme est plus faible et plus vil que tu ne pensais. Peut-il, peut-il accomplir la même chose que toi ? La grande estime que tu avais pour lui a fait tort à la pitié. Tu as trop exigé de lui, toi pourtant qui laimais plus que toi-même ! En lestimant moins, tu lui aurais imposé un fardeau plus léger, plus en rapport avec ton amour. Il est faible et lâche. Quimporte quà présent il sinsurge partout contre notre autorité et soit fier de sa révolte ? Cest la fierté de jeunes écoliers mutinés qui ont chassé leur maître. Mais lallégresse des gamins prendra fin et leur coûtera cher. Ils renverseront les temples et inonderont la terre de sang ; mais ils sapercevront enfin, ces enfants stupides, quils ne sont que de faibles mutins, incapables de se révolter longtemps. Ils verseront de sottes larmes et comprendront que le créateur, en les faisant rebelles, a voulu se moquer deux, assurément. Ils le crieront avec désespoir et ce blasphème les rendra encore plus malheureux, car la nature humaine ne supporte pas le blasphème et finit toujours par en tirer vengeance. Ainsi, linquiétude, le trouble, le malheur, tel est le partage des hommes, après les souffrances que tu as endurées pour leur liberté ! Ton éminent prophète dit, dans sa vision symbolique, quil a vu tous les participants à la première résurrection et quil y en avait douze mille pour chaque tribu{104}. Pour être si nombreux, ce devait être plus que des hommes, presque des dieux. Ils ont supporté ta croix et lexistence dans le désert, se nourrissant de sauterelles et de racines ; certes, tu peux être fier de ces enfants de la liberté, du libre amour, de leur sublime sacrifice en ton nom. Mais rappelle-toi, ils nétaient que quelques milliers, et presque des dieux ; mais le reste ? Est-ce leur faute, aux autres, aux faibles humains, sils nont pu supporter ce quendurent les forts ? Lâme faible est-elle coupable de ne pouvoir contenir des dons si terribles ? Nes-tu vraiment venu que pour les élus ? Alors, cest un mystère, incompréhensible pour nous, et nous aurions le droit de le prêcher aux hommes, denseigner que ce nest pas la libre décision des cœurs ni lamour qui importent, mais le mystère, auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même contre le gré de leur conscience. Cest ce que nous avons fait. Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, lautorité. Et les hommes se sont réjouis dêtre de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur causait de tels tourments. Avions-nous raison dagir ainsi, dis-moi ? Nétait-ce pas aimer lhumanité que de comprendre sa faiblesse, dalléger son fardeau avec amour, de tolérer même le péché à sa faible nature, pourvu que ce fût avec notre permission ? Pourquoi donc venir entraver notre œuvre ? Pourquoi gardes-tu le silence en me fixant de ton regard tendre et pénétrant ? Fâche-toi plutôt, je ne veux pas de ton amour, car moi-même je ne taime pas. Pourquoi le dissimulerais-je ? Je sais à qui je parle, tu connais ce que jai à te dire, je le vois dans tes yeux. Est-ce à moi à te cacher notre secret ? Peut-être veux-tu lentendre de ma bouche, le voici. Nous ne sommes pas avec toi, mais avec lui, depuis longtemps déjà. Il y a juste huit siècles que nous avons reçu de lui ce dernier don que tu repoussas avec indignation, lorsquil te montrait tous les royaumes de la terre ; nous avons accepté Rome et le glaive de César, et nous nous sommes déclarés les seuls rois de la terre, bien que jusquà présent nous nayons pas encore eu le temps de parachever notre œuvre. Mais à qui la faute ? Oh ! laffaire nest quau début, elle est loin dêtre terminée, et la terre aura encore beaucoup à souffrir, mais nous atteindrons notre but, nous serons César, alors nous songerons au bonheur universel.
« Cependant, tu aurais pu alors prendre le glaive de César. Pourquoi as-tu repoussé ce dernier don ? En suivant ce troisième conseil du puissant Esprit, tu réalisais tout ce que les hommes cherchent sur la terre : un maître devant qui sincliner, un gardien de leur conscience et le moyen de sunir finalement dans la concorde en une commune fourmilière, car le besoin de lunion universelle est le troisième et dernier tourment de la race humaine. Lhumanité a toujours tendu dans son ensemble à sorganiser sur une base universelle. Il y a eu de grands peuples à lhistoire glorieuse, mais à mesure quils se sont élevés, ils ont souffert davantage, éprouvant plus fortement que les autres le besoin de lunion universelle. Les grands conquérants, les Tamerlan et les Gengis-Khan, qui ont parcouru la terre comme un ouragan, incarnaient, eux aussi, sans en avoir conscience, cette aspiration des peuples vers lunité. En acceptant la pourpre de César, tu aurais fondé lempire universel et donné la paix au monde. En effet, qui est qualifié pour dominer les hommes, sinon ceux qui dominent leur conscience et disposent de leur pain ? Nous avons pris le glaive de César et, ce faisant, nous tavons abandonné pour le suivre. Oh ! il sécoulera encore des siècles de licence intellectuelle, de vaine science et danthropophagie, car cest par là quils finiront, après avoir édifié leur tour de Babel sans nous. Mais alors la bête viendra vers nous en rampant, léchera nos pieds, les arrosera de larmes de sang. Et nous monterons sur elle, nous élèverons en lair une coupe où sera gravé le mot : « Mystère ! » Alors seulement la paix et le bonheur régneront sur les hommes. Tu es fier de tes élus, mais ce nest quune élite, tandis que nous donnerons le repos à tous. Dailleurs, parmi ces forts destinés à devenir des élus, combien se sont lassés enfin de tattendre, combien ont porté et porteront encore autre part les forces de leur esprit et lardeur de leur cœur, combien finiront par sinsurger contre toi au nom de la liberté ! Mais cest toi qui la leur auras donnée. Nous rendrons tous les hommes heureux, les révoltes et les massacres inséparables de ta liberté cesseront. Oh ! nous les persuaderons quils ne seront vraiment libres quen abdiquant leur liberté en notre faveur. Eh bien, dirons-nous la vérité ou mentirons-nous ? Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, car ils se rappelleront dans quelle servitude, dans quel trouble les avait plongés ta liberté. Lindépendance, la libre pensée, la science les auront égarés dans un tel labyrinthe, mis en présence de tels prodiges, de telles énigmes, que les uns, rebelles furieux, se détruiront eux-mêmes, les autres, rebelles, mais faibles, foule lâche et misérable, se traîneront à nos pieds en criant : « Oui, vous aviez raison, vous seuls possédiez son secret et nous revenons à vous ; sauvez-nous de nous-mêmes ! » Sans doute, en recevant de nous les pains, ils verront bien que nous prenons les leurs, gagnés par leur propre travail, pour les distribuer, sans aucun miracle ; ils verront bien que nous navons pas changé les pierres en pain, mais ce qui leur fera plus de plaisir que le pain lui-même, ce sera de le recevoir de nos mains ! Car ils se souviendront que jadis le pain même, fruit de leur travail, se changeait en pierre dans leurs mains, tandis que, lorsquils revinrent à nous, les pierres se muèrent en pain. Ils comprendront la valeur de la soumission définitive. Et tant que les hommes ne lauront pas comprise, ils seront malheureux. Qui a le plus contribué à cette incompréhension, dis-moi ? Qui a divisé le troupeau et la dispersé sur des routes inconnues ? Mais le troupeau se reformera, il rentrera dans lobéissance et ce sera pour toujours. Alors nous leur donnerons un bonheur doux et humble, un bonheur adapté à de faibles créatures comme eux. Nous les persuaderons, enfin, de ne pas senorgueillir, car cest toi, en les élevant, qui le leur as enseigné ; nous leur prouverons quils sont débiles, quils sont de pitoyables enfants, mais que le bonheur puéril est le plus délectable. Ils deviendront timides, ne nous perdront pas de vue et se serreront contre nous avec effroi, comme une tendre couvée sous laile de la mère. Ils éprouveront une surprise craintive et se montreront fiers de cette énergie, de cette intelligence qui nous auront permis de dompter la foule innombrable des rebelles. Notre courroux les fera trembler, la timidité les envahira, leurs yeux deviendront larmoyants comme ceux des enfants et des femmes ; mais, sur un signe de nous, ils passeront aussi facilement au rire et à la gaieté, à la joie radieuse des enfants. Certes, nous les astreindrons au travail, mais aux heures de loisir nous organiserons leur vie comme un jeu denfant, avec des chants, des chœurs, des danses innocentes. Oh ! nous leur permettrons même de pécher, car ils sont faibles, et à cause de cela, ils nous aimeront comme des enfants. Nous leur dirons que tout péché sera racheté, sil est commis avec notre permission ; cest par amour que nous leur permettrons de pécher et nous en prendrons la peine sur nous. Ils nous chériront comme des bienfaiteurs qui se chargent de leurs péchés devant Dieu. Ils nauront nuls secrets pour nous. Suivant leur degré dobéissance, nous leur permettrons ou leur défendrons de vivre avec leurs femmes ou leurs maîtresses, davoir des enfants ou de nen pas avoir, et ils nous écouteront avec joie. Ils nous soumettront les secrets les plus pénibles de leur conscience, nous résoudrons tous les cas et ils accepteront notre décision avec allégresse, car elle leur épargnera le grave souci de choisir eux-mêmes librement. Et tous seront heureux, des millions de créatures, sauf une centaine de mille, leurs directeurs, sauf nous, les dépositaires du secret. Les heureux se compteront par milliards et il y aura cent mille martyrs chargés de la connaissance maudite du bien et du mal. Ils mourront paisiblement, ils séteindront doucement en ton nom, et dans lau-delà ils ne trouveront que la mort. Mais nous garderons le secret ; nous les bercerons, pour leur bonheur, dune récompense éternelle dans le ciel. Car sil y avait une autre vie, ce ne serait certes pas pour des êtres comme eux. On prophétise que tu reviendras pour vaincre de nouveau, entouré de tes élus, puissants et fiers ; nous dirons quils nont sauvé queux-mêmes, tandis que nous avons sauvé tout le monde. On prétend que la fornicatrice, montée sur la bête et tenant dans ses mains la coupe du mystère, sera déshonorée, que les faibles se révolteront de nouveau, déchireront sa pourpre et dévoileront son corps « impur{105} ». Je me lèverai alors et je te montrerai les milliards dheureux qui nont pas connu le péché. Et nous, qui nous serons chargés de leurs fautes, pour leur bonheur, nous nous dresserons devant toi, en disant : « Je ne te crains point ; moi aussi, jai été au désert, jai vécu de sauterelles et de racines ; moi aussi jai béni la liberté dont tu gratifias les hommes, et je me préparais à figurer parmi tes élus, les puissants et les forts en brûlant de « compléter le nombre ». Mais je me suis ressaisi et nai pas voulu servir une cause insensée. Je suis revenu me joindre à ceux qui ont corrigé ton œuvre. Jai quitté les fiers, je suis revenu aux humbles, pour faire leur bonheur. Ce que je te dis saccomplira et notre empire sédifiera. Je te le répète, demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre œuvre. Car si quelquun a mérité plus que tous le bûcher, cest toi. Demain, je te brûlerai. Dixi. »
Ivan sarrêta. Il sétait exalté en discourant ; quand il eut terminé, un sourire apparut sur ses lèvres.
Aliocha avait écouté en silence, avec une émotion extrême. À plusieurs reprises il avait voulu interrompre son frère, mais sétait contenu.
« Mais… cest absurde ! sécria-t-il en rougissant. Ton poème est un éloge de Jésus, et non un blâme… comme tu le voulais. Qui croira ce que tu dis de la liberté ? Est-ce ainsi quil faut la comprendre ? Est-ce la conception de lÉglise orthodoxe ?… Cest Rome, et encore pas tout entière, ce sont les pires éléments du catholicisme, les inquisiteurs, les Jésuites !… Il nexiste pas de personnage fantastique, comme ton inquisiteur. Quels sont ces péchés dautrui dont on prend la charge ? Quels sont ces détenteurs du mystère, qui se chargent de lanathème pour le bonheur de lhumanité ? Quand a-t-on vu cela ? Nous connaissons les Jésuites, on dit deux beaucoup de mal, mais sont-ils pareils aux tiens ? Nullement !… Cest simplement larmée romaine, linstrument de la future domination universelle, avec un empereur, le pontife romain, à sa tête… Voilà leur idéal, il ny a là aucun mystère, aucune tristesse sublime… la soif de régner, la vulgaire convoitise des vils biens terrestres… une sorte de servage futur où ils deviendraient propriétaires fonciers… voilà tout. Peut-être même ne croient-ils pas en Dieu. Ton inquisiteur nest quune fiction…
Arrête, arrête ! dit en riant Ivan. Comme tu téchauffes ! Une fiction, dis-tu ? Soit, évidemment. Néanmoins, crois-tu vraiment que tout le mouvement catholique des derniers siècles ne soit inspiré que par la soif du pouvoir, quil nait en vue que les seuls biens terrestres ? Nest-ce pas le Père Païsius qui tenseigne cela ?
Non, non, au contraire. Le Père Païsius a bien parlé une fois dans ton sens… mais ce nétait pas du tout la même chose.
Ah, ah, voilà un précieux renseignement, malgré ton « pas du tout la même chose » ! Mais pourquoi les Jésuites et les inquisiteurs se seraient-ils unis seulement en vue du bonheur terrestre ? Ne peut-on rencontrer parmi eux un martyr, qui soit en proie à une noble souffrance et qui aime lhumanité ? Suppose que parmi ces êtres assoiffés uniquement des biens matériels, il sen trouve un seul comme mon vieil inquisiteur, qui a vécu de racines dans le désert et sest acharné à vaincre ses sens pour se rendre libre, pour atteindre la perfection ; pourtant il a toujours aimé lhumanité. Tout à coup il voit clair, il se rend compte que cest un bonheur médiocre de parvenir à la liberté parfaite, quand des millions de créatures demeurent toujours disgraciées, trop faibles pour user de leur liberté, que ces révoltés débiles ne pourront jamais achever leur tour, et que ce nest pas pour de telles oies que le grand idéaliste a rêvé son harmonie. Après avoir compris tout cela, mon inquisiteur retourne en arrière et… se rallie aux gens desprit. Est-ce donc impossible ?
À qui se rallier, à quels gens desprit ? sécria Aliocha presque fâché. Ils nont pas desprit, ne détiennent ni mystères ni secrets… Lathéisme, voilà leur secret. Ton inquisiteur ne croit pas en Dieu.
Eh bien, quand cela serait ? Tu as deviné, enfin. Cest bien cela, voilà tout le secret, mais nest-ce pas une souffrance, au moins pour un homme comme lui qui a sacrifié sa vie à son idéal dans le désert et na pas cessé daimer lhumanité ? Au déclin de ses jours il se convainc clairement que seuls les conseils du grand et terrible Esprit pourraient rendre supportable lexistence des révoltés débiles, « ces êtres avortés, créés par dérision ». Il comprend quil faut écouter lEsprit profond, cet Esprit de mort et de ruine, et pour ce faire, admettre le mensonge et la fraude, mener sciemment les hommes à la mort et à la ruine, en les trompant durant toute la route, pour leur cacher où on les mène, et pour que ces pitoyables aveugles aient lillusion du bonheur. Note ceci : la fraude au nom de Celui auquel le vieillard a cru ardemment durant toute sa vie ! Nest-ce pas un malheur ? Et sil se trouve, ne fût-ce quun seul être pareil, à la tête de cette armée « avide du pouvoir en vue des seuls biens vils », cela ne suffit-il pas à susciter une tragédie ? Bien plus, il suffit dun seul chef pareil pour incarner la véritable idée directrice du catholicisme romain, avec ses armées et ses jésuites, lidée supérieure. Je te le déclare, je suis persuadé que ce type unique na jamais manqué parmi ceux qui sont à la tête du mouvement. Qui sait, il y en a peut-être eu quelques-uns parmi les pontifes romains ? Qui sait ? Peut-être que ce maudit vieillard, qui aime si obstinément lhumanité, à sa façon, existe encore maintenant en plusieurs exemplaires, et cela non par leffet du hasard, mais sous la forme dune entente, dune ligue secrète, organisée depuis longtemps pour garder le mystère, le dérober aux malheureux et aux faibles, pour les rendre heureux. Il doit sûrement en être ainsi, cest fatal. Jimagine même que les francs-maçons ont un mystère analogue à la base de leur doctrine, et cest pourquoi les catholiques haïssent tant les francs-maçons ; ils voient en eux une concurrence, la diffusion de lidée unique, alors quil doit y avoir un seul troupeau sous un seul pasteur. Dailleurs, en défendant ma pensée, jai lair dun auteur qui ne supporte pas ta critique. Assez là-dessus.
Tu es peut-être toi-même un franc-maçon, laissa échapper soudain Aliocha. Tu ne crois pas en Dieu, ajouta-t-il avec une profonde tristesse. Il lui avait semblé, en outre, que son frère le regardait dun air railleur. Comment finit ton poème ? reprit-il, les yeux baissés. Est-ce là tout ?
Non, voilà comment je voulais le terminer : Linquisiteur se tait, il attend un moment la réponse du Prisonnier. Son silence lui pèse. Le Captif la écouté tout le temps en le fixant de son pénétrant et calme regard, visiblement décidé à ne pas lui répondre. Le vieillard voudrait quil lui dît quelque chose, fût-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le Prisonnier sapproche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. Cest toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent ; il va à la porte, louvre et dit « Va-ten et ne reviens plus… plus jamais ! » Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville. Le Prisonnier sen va.
Et le vieillard ?
Le baiser lui brûle le cœur, mais il persiste dans son idée.
Et tu es avec lui, toi aussi ! sécria amèrement Aliocha.
Quelle absurdité, Aliocha ! Ce nest quun poème dénué de sens, lœuvre dun blanc-bec détudiant qui na jamais fait de vers. Penses-tu que je veuille me joindre aux Jésuites, à ceux qui ont corrigé son œuvre ? Eh, Seigneur, que mimporte ! je te lai déjà dit ; que jatteigne mes trente ans et puis je briserai ma coupe.
Et les tendres pousses, les tombes chères, le ciel bleu, la femme aimée ? Comment vivras-tu, quel sera ton amour pour eux ? sexclama Aliocha avec douleur. Peut-on vivre avec tant denfer au cœur et dans la tête ? Oui, tu les rejoindras ; sinon, tu te suicideras, à bout de forces.
Il y a en moi une force qui résiste à tout ! déclara Ivan avec un froid sourire.
Laquelle ?
Celle des Karamazov… la force quils empruntent à leur bassesse.
Et qui consiste, nest-ce pas, à se plonger dans la corruption, à pervertir son âme ?
Cela se pourrait aussi… Peut-être y échapperai-je jusquà trente ans, et puis…
Comment pourras-tu y échapper ? Cest impossible, avec tes idées.
De nouveau en Karamazov !
Cest-à-dire que « tout est permis » nest-ce pas ? »
Ivan fronça le sourcil et pâlit étrangement.
« Ah, tu as saisi au vol ce mot, hier, qui a tant offensé Mioussov… et que Dmitri a répété si naïvement. Soit, « tout est permis » du moment quon la dit. Je ne me rétracte pas. Dailleurs, Mitia a assez bien formulé la chose. »
Aliocha le considérait en silence.
« À la veille de partir, frère, je pensais navoir que toi au monde ; mais je vois maintenant, mon cher ermite, que, même dans ton cœur, il ny a plus de place pour moi. Comme je ne renierai pas cette formule que « tout est permis », alors cest toi qui me renieras, nest-ce pas ? »
Aliocha vint à lui et le baisa doucement sur les lèvres.
« Cest un plagiat ! sécria Ivan, soudain exalté, tu as emprunté cela à mon poème. Je te remercie pourtant. Il est temps de partir, Aliocha, pour toi comme pour moi. »
Ils sortirent. Sur le perron, ils sarrêtèrent.
« Écoute, Aliocha, prononça Ivan dun ton ferme, si je puis encore aimer les pousses printanières, ce sera grâce à ton souvenir. Il me suffira de savoir que tu es ici, quelque part, pour reprendre goût à la vie. Es-tu content ? Si tu veux, prends ceci pour une déclaration damour. À présent, allons chacun de notre côté. En voilà assez, tu mentends. Cest-à-dire que si je ne partais pas demain (ce nest guère probable) et que nous nous rencontrions de nouveau, plus un mot sur ces questions. Je te le demande formellement. Et quant à Dmitri, je te prie aussi de ne plus jamais me parler de lui. Le sujet est épuisé, nest-ce pas ? En échange, je te promets, vers trente ans, lorsque je voudrai « jeter ma coupe », de revenir causer encore avec toi, où que tu sois, et fussé-je en Amérique. Cela mintéressera beaucoup alors de voir ce que tu seras devenu. Voilà une promesse solennelle : nous nous disons adieu pour dix ans, peut-être. Va retrouver ton Pater seraphicus, il se meurt ; sil succombait en ton absence, tu men voudrais de tavoir retenu. Adieu ; embrasse-moi encore une fois ; et maintenant, va-ten… »
Ivan séloigna et suivit son chemin sans se retourner. Cest ainsi que Dmitri était parti la veille, dans de tout autres conditions, il est vrai. Cette remarque bizarre traversa comme une flèche lesprit attristé dAliocha. Il demeura quelques instants à suivre son frère du regard. Tout à coup, il remarqua, pour la première fois, quIvan se dandinait en marchant et quil avait, vu de dos, lépaule droite plus basse que lautre. Mais soudain Aliocha fit volte-face et se dirigea presque en courant vers le monastère. La nuit tombait, un pressentiment indéfinissable lenvahissait. Comme la veille, le vent séleva, et les pins centenaires bruissaient lugubrement quand il entra dans le bois de lermitage. Il courait presque. « Pater seraphicus, où a-t-il pris ce nom{106} ? Ivan, pauvre Ivan, quand te reverrai-je… Voici lermitage, Seigneur ! Oui, cest lui, le Pater seraphicus, qui me sauvera… de lui pour toujours ! »
Plusieurs fois dans la suite, il sétonna davoir pu, après le départ dIvan, oublier si totalement Dmitri, quil sétait promis, le matin même, de rechercher et de découvrir, dût-il passer la nuit hors du monastère.
VI. Où lobscurité règne encore
De son côté, après avoir quitté Aliocha, Ivan Fiodorovitch se rendit chez son père. Chose étrange, il éprouva tout à coup une anxiété intolérable, qui grandissait à mesure quil approchait de la maison. Ce nétait pas la sensation qui létonnait, mais limpossibilité de la définir. Il connaissait lanxiété par expérience et nétait pas surpris de la ressentir au moment où, après avoir rompu avec tout ce qui le retenait en ces lieux, il allait sengager dans une voie nouvelle et inconnue, toujours aussi solitaire, plein despoir sans objet, de confiance excessive dans la vie, mais incapable de préciser son attente et ses espérances. Mais, en cet instant, bien quil appréhendât linconnu, ce nétait point ce qui le tourmentait. « Ne serait-ce pas le dégoût de la maison paternelle ? » pensait-il.
« On le dirait vraiment, tant elle me répugne, bien que jen franchisse aujourdhui le seuil pour la dernière fois… Mais non, ce nest pas ça. Ce sont peut-être les adieux avec Aliocha, après notre entretien. Je me suis tu si longtemps, sans daigner parler, et voilà que jaccumule tant dabsurdités. » En réalité, ce pouvait être le dépit de linexpérience et de la vanité juvéniles, dépit de navoir pas révélé sa pensée, surtout avec un être tel quAliocha, dont il attendait certainement beaucoup dans son for intérieur. Sans doute, ce dépit existait, cétait fatal, mais il y avait autre chose. « Être anxieux jusquà la nausée et ne pouvoir préciser ce que je veux. Ne pas penser, peut-être… »
Ivan Fiodorovitch essaya de « ne pas penser », mais rien ny fit. Ce qui lirritait surtout, cest que cette anxiété avait une cause fortuite, extérieure, il le sentait. Un être ou un objet lobsédait vaguement, de même quon a parfois devant les yeux, sans sen rendre compte, durant un travail ou une conversation animée, quelque chose qui vous irrite jusquà la souffrance, jusquà ce que lidée vous vienne enfin décarter lobjet fâcheux, souvent une bagatelle : une chose qui nest pas en place, un mouchoir tombé à terre, un livre non rangé, etc. Ivan, de fort méchante humeur, arriva à la maison paternelle ; à quinze pas de la porte il leva les yeux et devina tout dun coup le motif de son trouble.
Assis sur un banc, près de la porte cochère, le valet Smerdiakov prenait le frais. Au premier regard Ivan comprit que ce Smerdiakov lui pesait et que son âme ne pouvait le supporter. Ce fut comme un trait de lumière. Tantôt, tandis quAliocha lui racontait sa rencontre avec Smerdiakov, il avait ressenti une morne répulsion, et, par contrecoup, de lanimosité. Ensuite, durant la conversation, il ny songea plus, mais, dès quil se retrouva seul, la sensation oubliée émergea de linconscient. « Est-il possible que ce misérable minquiète à ce point ? » pensait-il exaspéré.
En effet, depuis peu, surtout les derniers jours, Ivan Fiodorovitch avait pris cet homme en aversion. Lui-même avait fini par remarquer cette antipathie grandissante. Ce qui laggravait peut-être, cest quau début de son séjour parmi nous, Ivan Fiodorovitch éprouvait pour Smerdiakov une sorte de sympathie. Il lavait trouvé dabord très original, et conversait habituellement avec lui, tout en le jugeant un peu borné ou plutôt inquiet, et sans comprendre ce qui pouvait bien tourmenter constamment « ce contemplateur ». Ils sentretenaient aussi de questions philosophiques, se demandant même pourquoi la lumière luisait le premier jour, alors que le soleil, la lune et les étoiles navaient été créés que le quatrième, et cherchant une solution à ce problème. Mais bientôt Ivan Fiodorovitch se convainquit que Smerdiakov sintéressait médiocrement aux astres et quil lui fallait autre chose. Il manifestait un amour-propre excessif et offensé. Cela déplut fort à Ivan et engendra son aversion. Plus tard survinrent des incidents fâcheux, lapparition de Grouchegnka, les démêlés de Dmitri avec son père ; il y eut des tracas. Bien que Smerdiakov en parlât toujours avec agitation, on ne pouvait jamais savoir ce quil désirait pour lui-même. Certains de ses désirs, quand il les formulait involontairement, frappaient par leur incohérence. Cétaient constamment des questions, des allusions quil nexpliquait pas, sinterrompant ou parlant dautre chose au moment le plus animé. Mais, ce qui exaspérait Ivan et avait achevé de lui rendre Smerdiakov antipathique, cétait la familiarité choquante que celui-ci lui témoignait de plus en plus. Non quil fût impoli, au contraire ; mais Smerdiakov en était venu, Dieu sait pourquoi, à se croire solidaire dIvan Fiodorovitch, sexprimait toujours comme sil existait entre eux une entente secrète connue deux seuls et incompréhensible à leur entourage. Ivan Fiodorovitch fut longtemps à comprendre la cause de sa répulsion croissante, et ne sen était rendu compte que tout dernièrement. Il voulait passer irrité et dédaigneux sans rien dire à Smerdiakov, mais celui-ci se leva et ce geste révéla à Ivan Fiodorovitch son désir de lui parler en particulier. Il le regarda et sarrêta, et le fait dagir ainsi, au lieu de passer outre comme il en avait lintention, le bouleversa. Il considérait avec colère et répulsion cette figure deunuque, aux cheveux ramenés sur les tempes, avec une mèche qui se dressait. Lœil gauche clignait malicieusement, comme pour lui dire : « Tu ne passeras pas, tu vois bien que nous autres, gens desprit, nous avons à causer. » Ivan Fiodorovitch en frémit.
« Arrière, misérable ! Quy a-t-il de commun entre nous, imbécile ! » voulut-il sécrier ; mais au lieu de cette algarade et à son grand étonnement, il proféra tout autre chose :
« Mon père dort-il encore ? » demanda-t-il dun ton résigné et, sans y penser, il sassit sur le banc.
Un instant, il eut presque peur, il se le rappela après coup. Smerdiakov, debout devant lui, les mains derrière le dos, le regardait avec assurance, presque avec sérénité.
« Il repose encore, dit-il sans se presser. (Cest lui qui ma adressé le premier la parole !) Vous métonnez, monsieur, ajouta-t-il après un silence, les yeux baissés avec affectation, en jouant du bout de sa bottine vernie, le pied droit en avant.
Quest-ce qui tétonne ? demanda sèchement Ivan Fiodorovitch, sefforçant de se contenir, mais écœuré de ressentir une vive curiosité, quil voulait satisfaire à tout prix.
Pourquoi nallez-vous pas à Tchermachnia ? demanda Smerdiakov avec un sourire familier. « Tu dois comprendre mon sourire si tu es un homme desprit », semblait dire son œil gauche.
Quirais-je faire à Tchermachnia ? » sétonna Ivan Fiodorovitch.
Il y eut un silence.
« Fiodor Pavlovitch vous en a instamment prié, dit-il enfin, sans se presser, comme sil nattachait aucune importance à sa réponse : Je tindique un motif de troisième ordre, uniquement pour dire quelque chose.
Eh diable ! parle plus clairement. Que veux-tu ? » sécria Ivan Fiodorovitch que la colère rendait grossier.
Smerdiakov ramena son pied droit vers la gauche, se redressa, toujours avec le même sourire flegmatique.
« Rien de sérieux… Cétait pour dire quelque chose. »
Nouveau silence. Ivan Fiodorovitch comprenait quil aurait dû se lever, se fâcher ; Smerdiakov se tenait devant lui et semblait attendre : « Voyons, te fâcheras-tu ou non ? » Il en avait du moins limpression. Enfin il fit un mouvement pour se lever. Smerdiakov saisit linstant.
« Une terrible situation que la mienne, Ivan Fiodorovitch ; je ne sais comment me tirer daffaire » dit-il dun ton ferme ; après quoi il soupira. Ivan se rassit.
« Tous deux ont perdu la tête, on dirait des enfants. Je parle de votre père et de votre frère Dmitri Fiodorovitch. Tout à lheure, Fiodor Pavlovitch va se lever et me demander à chaque instant jusquà minuit et même après : « Pourquoi nest-elle pas venue ? » Si Agraféna Alexandrovna ne vient pas (je crois quelle nen a pas du tout lintention), il sen prendra encore à moi demain matin : Pourquoi nest-elle pas venue ? Quand viendra-t-elle ? » Comme si cétait ma faute ! De lautre côté, cest la même histoire ; à la nuit tombante, parfois avant, votre frère survient, armé : « Prends garde, coquin, gâte-sauce, si tu la laisses passer sans me prévenir, je te tuerai le premier ! » Le matin, il me tourmente comme Fiodor Pavlovitch, si bien que je parais aussi responsable devant lui de ce que sa dame nest pas venue. Leur colère grandit tous les jours, au point que je songe parfois à môter la vie, tellement jai peur. Je nattends rien de bon.
Pourquoi tes-tu mêlé de cela ? Pourquoi es-tu devenu lespion de Dmitri ?
Comment faire autrement ? Dailleurs, je ne me suis mêlé de rien, si vous voulez le savoir. Au début je me taisais, nosant répliquer. Il a fait de moi son serviteur. Depuis ce sont des menaces continuelles : « Je te tuerai, coquin, si tu la laisses passer. » Je suis sûr, monsieur, davoir demain une longue crise.
Quelle crise ?
Mais une longue crise. Elle durera plusieurs heures, un jour ou deux, peut-être. Une fois, elle a duré trois jours, où je suis resté sans connaissance. Jétais tombé du grenier. Fiodor Pavlovitch envoya chercher Herzenstube, qui prescrivit de la glace sur le crâne, puis un autre remède. Jai failli mourir.
Mais on dit quil est impossible de prévoir les crises dépilepsie. Doù peux-tu savoir que ce sera demain ? demanda Ivan Fiodorovitch avec une curiosité où il entrait de la colère.
Cest vrai.
De plus, tu étais tombé du grenier cette fois-là.
Je peux en tomber demain, car jy monte tous les jours. Si ce nest pas au grenier, je tomberai à la cave. Jy descends aussi chaque jour. »
Ivan le considéra longuement.
« Tu manigances quelque chose que je ne comprends pas bien, fit-il à voix basse, mais dun air menaçant. Nas-tu pas lintention de simuler une crise pour trois jours ?
Si je pouvais simuler ce nest quun jeu quand on en a lexpérience jaurais pleinement le droit de recourir à ce moyen pour sauver ma vie, car lorsque je suis dans cet état, même si Agraféna Alexandrovna venait, votre frère ne pourrait pas demander des comptes à un malade. Il aurait honte.
Eh diable ! sécria Ivan Fiodorovitch, les traits contractés par la colère, quas-tu à craindre toujours pour ta vie ? Les menaces de Dmitri sont les propos dun homme furibond, rien de plus. Il tuera quelquun, mais pas toi.
Il me tuerait comme une mouche, moi le premier. Je crains davantage de passer pour son complice, sil attaquait follement son père.
Pourquoi taccuserait-on de complicité ?
Parce que je lui ai révélé en secret… les signaux.
Quels signaux ? Que le diable temporte ! Parle clairement.
Je dois avouer, traîna Smerdiakov dun air doctoral, que nous avons un secret, Fiodor Pavlovitch et moi. Vous savez sans doute que depuis quelques jours il se verrouille sitôt la nuit venue. Ces temps, vous rentrez de bonne heure, vous montez tout de suite chez vous ; même vous nêtes pas sorti du tout ; aussi vous ignorez peut-être avec quel soin il se barricade. Si Grigori Vassiliévitch venait, il ne lui ouvrirait quen reconnaissant sa voix. Mais Grigori Vassiliévitch ne vient pas, parce que maintenant je suis seul à son service dans ses appartements il en a décidé ainsi depuis cette intrigue avec Agraféna Alexandrovna ; daprès ses instructions je passe la nuit dans le pavillon ; jusquà minuit je dois monter la garde, surveiller la cour au cas où elle viendrait ; depuis quelques jours lattente le rend fou. Il raisonne ainsi : on dit quelle a peur de lui (de Dmitri Fiodorovitch, sentend), donc elle viendra la nuit par la cour ; guette-la jusquà minuit passé. Dès quelle sera là, cours frapper à la porte ou à la fenêtre dans le jardin, deux fois doucement, comme ça, puis trois fois plus vite, toc, toc, toc. Alors je comprendrai que cest elle et touvrirai doucement la porte. Il ma donné un autre signal pour les cas extraordinaires, dabord deux coups vite, toc toc, puis, après un intervalle, une fois fort. Il comprendra quil y a du nouveau et mouvrira, je ferai mon rapport. Cela au cas où lon viendrait de la part dAgraféna Alexandrovna, ou si Dmitri Fiodorovitch survenait, afin de signaler son approche. Il a très peur de lui et même sil était enfermé avec sa belle et que lautre arrive, je suis tenu de len informer immédiatement, en frappant trois fois. Le premier signal, cinq coups, veut donc dire : « Agraféna Alexandrovna est arrivée » ; le second trois coups, signifie « Affaire urgente ». Il men a fait la démonstration plusieurs fois. Et comme personne au monde ne connaît ces signes, excepté lui et moi, il mouvrira sans hésiter ni appeler (il craint fort de faire du bruit). Or, Dmitri Fiodorovitch est au courant de ces signaux.
Pourquoi ? Cest toi qui les as transmis ? Comment as-tu osé ?
Javais peur. Pouvais-je garder le secret ? Dmitri Fiodorovitch insistait chaque jour : « Tu me trompes, tu me caches quelque chose ! Je te romprai les jambes. » Jai parlé pour lui prouver ma soumission et le persuader que je ne le trompe pas, bien au contraire.
Eh bien, si tu penses quil veut entrer au moyen de ce signal, empêche-le !
Et si jai ma crise, comment len empêcherai-je, en admettant que je lose ? Il est si violent !
Que le diable temporte ! pourquoi es-tu si sûr davoir une crise demain ? Tu te moques de moi !
Je ne me le permettrais pas ; dailleurs, ce nest pas le moment de rire. Je pressens que jaurai une crise, rien que la peur la provoquera.
Si tu es couché, cest Grigori qui veillera. Préviens-le, il lempêchera dentrer.
Je nose pas révéler les signaux à Grigori Vassiliévitch sans la permission de Monsieur. Dailleurs, Grigori Vassiliévitch est souffrant depuis hier et Marthe Ignatièvna se prépare à le soigner. Cest fort curieux : elle connaît et tient en réserve une infusion très forte, faite avec une certaine herbe, cest un secret. Trois fois par an, elle donne ce remède à Grigori Vassiliévitch, quand il a son lumbago et quil est comme paralysé. Elle prend une serviette imbibée de cette liqueur et lui en frotte le dos une demi-heure, jusquà ce quil ait la peau rougie et même enflée. Puis elle lui donne à boire le reste du flacon, en récitant une prière. Elle en prend elle-même un peu. Tous deux, nayant pas lhabitude de boire, tombent sur place et sendorment dun profond sommeil qui dure longtemps. Au réveil, Grigori Vassiliévitch est presque toujours guéri, tandis que sa femme a la migraine. De sorte que si demain Marthe Ignatièvna met son projet à exécution, ils nentendront guère Dmitri Fiodorovitch et le laisseront entrer. Ils dormiront.
Tu radotes. Tout sarrangera comme exprès : toi tu auras ta crise, les autres seront endormis. Cest à croire que tu as des intentions…, sexclama Ivan Fiodorovitch en fronçant le sourcil.
Comment pourrais-je arranger tout cela… et à quoi bon, alors que tout dépend uniquement de Dmitri Fiodorovitch ?… Sil veut agir, il agira, sinon je nirai pas le chercher pour le pousser chez son père.
Mais pourquoi viendrait-il, et en cachette encore, si Agraféna Alexandrovna ne vient pas, comme tu le dis toi-même, poursuivit Ivan Fiodorovitch pâle de colère. Moi aussi, jai toujours pensé que cétait une fantaisie du vieux, que jamais cette créature ne viendrait chez lui. Pourquoi donc Dmitri forcerait-il la porte ? Parle, je veux connaître ta pensée.
Vous savez vous-même pourquoi il viendra, que vous importe ce que je pense ? Il viendra par animosité ou par défiance, si je suis malade, par exemple ; il aura des doutes et voudra explorer lui-même lappartement, comme hier soir, voir si elle ne serait pas entrée à son insu. Il sait aussi que Fiodor Pavlovitch a préparé une grande enveloppe contenant trois mille roubles, scellée de trois cachets et nouée dun ruban. Il a écrit de sa propre main : « Pour mon ange, Grouchegnka, si elle veut venir. » Trois jours après, il a ajouté : « Pour ma poulette. »
Quelle absurdité ! sécria Ivan Fiodorovitch hors de lui. Dmitri nira pas voler de largent et tuer son père en même temps. Hier, il aurait pu le tuer comme un fou furieux à cause de Grouchegnka, mais il nira pas voler.
Il a un extrême besoin dargent, Ivan Fiodorovitch. Vous ne pouvez même pas vous en faire une idée, expliqua Smerdiakov avec un grand calme et très nettement. Dailleurs, il estime que ces trois mille roubles lui appartiennent et ma déclaré : « Mon père me redoit juste trois mille roubles. » De plus, Ivan Fiodorovitch, considérez ceci : il est presque sûr quAgraféna Alexandrovna, si elle le veut bien, obligera Fiodor Pavlovitch à lépouser. Je dis comme ça quelle ne viendra pas, mais peut-être voudra-t-elle davantage, cest-à-dire devenir une dame. Je sais que son amant, le marchand Samsonov, lui a dit franchement que ce ne serait pas une mauvaise affaire. Elle-même nest pas sotte ; elle na aucune raison dépouser un gueux comme Dmitri Fiodorovitch. Dans ce cas, Ivan Fiodorovitch, vous pensez bien que ni vous ni vos frères nhériterez de votre père, pas un rouble, car si Agraféna Alexandrovna lépouse, cest pour mettre tout à son nom. Que votre père meure maintenant, vous recevrez chacun quarante mille roubles, même Dmitri Fiodorovitch quil déteste tant, car son testament nest pas encore fait… Dmitri Fiodorovitch est au courant de tout cela… »
Les traits dIvan se contractèrent. Il rougit.
« Pourquoi donc, interrompit-il brusquement, me conseillais-tu de partir à Tchermachnia ? Quentendais-tu par là ? Après mon départ, il arrivera ici quelque chose. »
Il haletait.
« Tout juste, dit posément Smerdiakov, tout en fixant Ivan Fiodorovitch.
Comment, tout juste ? répéta Ivan Fiodorovitch, tâchant de se contenir, le regard menaçant.
Jai dit cela par pitié pour vous. À votre place, je lâcherais tout… pour mécarter dune mauvaise affaire », répliqua Smerdiakov dun air dégagé.
Tous deux se turent.
« Tu mas lair dun fameux imbécile… et dun parfait gredin ! »
Ivan Fiodorovitch se leva dun bond. Il voulait franchir la petite porte, mais sarrêta et revint vers Smerdiakov. Alors il se passa quelque chose détrange : Ivan Fiodorovitch se mordit les lèvres, serra les poings et faillit se jeter sur Smerdiakov. Lautre sen aperçut à temps, frissonna, se rejeta en arrière. Mais rien de fâcheux narriva et Ivan Fiodorovitch, silencieux et perplexe, se dirigea vers la porte.
« Je pars demain pour Moscou, si tu veux le savoir, demain matin, voilà tout ! cria-t-il hargneusement, surpris après coup davoir pu dire cela à Smerdiakov.
Cest parfait, répliqua lautre, comme sil sy attendait. Seulement, on pourrait vous télégraphier à Moscou, sil arrivait quelque chose. »
Ivan Fiodorovitch se retourna de nouveau, mais un changement subit sétait opéré en Smerdiakov. Sa familiarité nonchalante avait disparu ; tout son visage exprimait une attention et une attente extrêmes, bien que timides et serviles. « Najouteras-tu rien ? » lisait-on dans son regard fixé sur Ivan Fiodorovitch.
« Est-ce quon ne me rappellerait pas aussi de Tchermachnia, sil arrivait quelque chose ? sécria Ivan Fiodorovitch, élevant la voix sans savoir pourquoi.
À Tchermachnia aussi on vous avisera…, murmura Smerdiakov à voix basse, sans cesser de regarder Ivan dans les yeux.
Seulement Moscou est loin, Tchermachnia est près ; regrettes-tu les frais du voyage, que tu insistes pour Tchermachnia, ou me plains-tu davoir à faire un grand détour ?
Tout juste », murmura Smerdiakov, dune voix mal assurée et avec un sourire vil, sapprêtant de nouveau à bondir en arrière.
Mais, à sa grande surprise, Ivan Fiodorovitch éclata de rire. La porte passée, il riait encore. Qui leût observé en cet instant naurait pas attribué ce rire à la gaieté. Lui-même naurait pu expliquer ce quil éprouvait. Il marchait machinalement.
VII. Il y a plaisir à causer avec un homme desprit
Il parlait de même. Rencontrant Fiodor Pavlovitch au salon, il lui cria en gesticulant : « Je monte chez moi, je nentre pas chez vous… au revoir ! » Et il passa en évitant de regarder son père. Sans doute, son dégoût pour le vieux lemporta en cet instant, mais cette animosité manifestée avec un tel sans-gêne surprit Fiodor Pavlovitch lui-même. Il avait évidemment quelque chose de pressé à dire à son fils et était venu à sa rencontre dans cette intention ; à ce gracieux accueil, il se tut et le suivit dun regard ironique jusquà ce quil eût disparu.
« Qua-t-il donc ? demanda-t-il à Smerdiakov qui survenait.
Il est fâché, Dieu sait pourquoi, répondit évasivement Smerdiakov.
Au diable sa bouderie ! Dépêche-toi de donner le samovar et va-ten. Rien de nouveau ? »
Ce furent alors les questions dont Smerdiakov venait de se plaindre à Ivan Fiodorovitch, concernant la visiteuse attendue, et nous les passons sous silence. Une demi-heure après, la maison était close, et le vieux toqué se mit à marcher de long en large, le cœur palpitant, attendant le signal convenu. Parfois, il regardait les fenêtres sombres, mais il ne voyait que la nuit.
Il était déjà fort tard et Ivan Fiodorovitch ne dormait pas. Il méditait et ne se coucha quà deux heures. Nous nexposerons pas le cours de ses pensées ; le moment nest pas venu dentrer dans cette âme ; elle aura son tour. La tâche sera dailleurs malaisée, car ce nétaient pas des pensées qui le harcelaient mais une sorte dagitation vague. Lui-même sentait quil perdait pied. Des désirs étranges le tourmentaient : ainsi, après minuit, il éprouva une envie irrésistible de descendre, douvrir la porte et daller dans le pavillon rosser Smerdiakov, mais si on lui avait demandé pourquoi, il naurait pas pu indiquer un seul motif, sauf peut-être que ce faquin lui était devenu odieux, comme le pire offenseur qui existât. Dautre part, une timidité inexplicable, humiliante, lenvahit à plusieurs reprises, paralysant ses forces physiques. La tête lui tournait. Une sensation de haine laiguillonnait, un désir de se venger de quelquun. Il haïssait même Aliocha, en se rappelant leur récente conversation, et, par instants, il se détestait lui-même. Il avait oublié Catherine Ivanovna et sen étonna par la suite, se rappelant que la veille, lorsquil se vantait devant elle de partir le lendemain pour Moscou, il se disait à lui-même : « Cest absurde, tu ne partiras pas, et tu ne rompras pas si facilement, fanfaron ! » Longtemps après, Ivan Fiodorovitch se souvint avec répulsion que cette nuit-là il allait doucement, comme sil craignait dêtre aperçu, ouvrir la porte, sortait sur le palier et écoutait son père aller et venir au rez-de-chaussée ; il écoutait longtemps, avec une bizarre curiosité, retenant son souffle et le cœur battant ; lui-même ignorait pourquoi il agissait ainsi. Toute sa vie il traita ce « procédé » d« indigne », le considérant au fond de son âme comme le plus vil quil eût à se reprocher. Il néprouvait alors aucune haine pour Fiodor Pavlovitch, mais seulement une curiosité intense ; que pouvait-il bien faire en bas ? Il le voyait regardant les fenêtres sombres, sarrêtant soudain au milieu de la chambre pour écouter si lon ne frappait pas. Deux fois, Ivan Fiodorovitch sortit ainsi sur le palier. Vers deux heures, quand tout fut calme, il se coucha, avide de sommeil, car il se sentait exténué. En vérité, il sendormit profondément, sans rêves, et quand il se réveilla, il faisait déjà jour. En ouvrant les yeux, il fut surpris de se sentir une énergie extraordinaire, se leva, shabilla rapidement, et se mit à faire sa malle. Justement, la blanchisseuse lui avait rapporté son linge et il souriait en pensant que rien ne sopposait à son brusque départ. Il était brusque, en effet. Bien quIvan Fiodorovitch eût déclaré la veille à Catherine Ivanovna, à Aliocha, à Smerdiakov, quil partait le lendemain pour Moscou, il se rappelait quen se mettant au lit il ne pensait pas à partir ; du moins il ne se doutait pas quen se réveillant il commencerait par faire sa malle. Enfin, elle fut prête, ainsi que son sac de voyage ; il était déjà neuf heures lorsque Marthe Ignatièvna vint lui demander comme dhabitude : « Prendrez-vous le thé chez vous, ou descendrez-vous ? » Il descendit presque gai, bien que ses paroles et ses gestes trahissent une certaine agitation.
Il salua affablement son père, sinforma même de sa santé, mais sans attendre sa réponse, lui déclara quil partait dans une heure pour Moscou, et pria quon commandât des chevaux. Le vieillard lécouta sans le moindre étonnement, négligea même de prendre par convenance un air affligé ; en revanche, il se trémoussa, se rappelant fort à propos une affaire importante pour lui.
« Ah ! comme tu es bizarre ! Tu ne mas rien dit hier. Nimporte, il nest pas trop tard. Fais-moi un grand plaisir, mon cher, passe par Tchermachnia. Tu nas quà tourner à gauche à la station de Volovia, une douzaine de verstes au plus, et tu y es.
Excusez, je ne puis ; il y a quatre-vingts verstes jusquà la station, le train de Moscou part à sept heures du soir, jai juste le temps.
Tu as bien le temps de regagner Moscou ; aujourdhui va à Tchermachnia. Quest-ce que ça te coûte de tranquilliser ton père ? Si je nétais pas occupé, jy serais allé moi-même depuis longtemps, car laffaire est urgente, mais… ce nest pas le moment de mabsenter… Vois-tu, je possède des bois, en deux lots, à Béguitchev et à Diatchkino, dans les landes. Les Maslov, père et fils, des marchands, noffrent que huit mille roubles pour la coupe ; lannée dernière, il sest présenté un acheteur, il en donnait douze mille, mais il nest pas dici, note bien. Car il ny a pas preneur chez les gens dici. Les Maslov, qui ont des centaines de mille roubles, font la loi : il faut accepter leurs conditions, personne nose enchérir sur eux. Or, le Père Ilinski ma signalé, jeudi dernier, larrivée de Gorstkine, un autre marchand ; je le connais, il a lavantage de nêtre pas dici, mais de Pogrébov, il ne craint donc pas les Maslov. Il offre onze mille roubles, tu mentends ? Il ne restera là-bas quune semaine au plus, mécrit le pope. Tu irais négocier laffaire avec lui…
Écrivez donc au pope, il sen chargera.
Il ne saura pas, voilà le hic. Ce pope ny entend rien. Il vaut son pesant dor, je lui confierais vingt mille roubles sans reçu, mais il na pas de flair, on dirait un enfant. Pourtant cest un érudit, figure-toi. Ce Gorstkine a lair dun croquant, il porte une blouse bleue, mais cest un parfait coquin ; et par malheur, il ment, et parfois à tel point quon se demande pourquoi. Une fois, il a raconté que sa femme était morte et quil sétait remarié ; il ny avait pas un mot de vrai ; sa femme est toujours là et le bat régulièrement. Il sagit donc, maintenant, de savoir sil est vraiment preneur à onze mille roubles.
Mais, moi non plus, je nentends rien à ces sortes daffaires.
Attends, tu ten tireras, je vais te donner son signalement, à ce Gorstkine, il y a longtemps que je suis en relations daffaires avec lui. Vois-tu, il faut regarder sa barbe, quil a rousse et vilaine. Quand elle sagite et que lui-même se fâche en parlant, ça va bien, il dit la vérité et veut conclure ; mais sil caresse sa barbe de la main gauche en souriant, cest quil veut vous rouler, il triche. Inutile de regarder ses yeux, cest de leau trouble ; regarde sa barbe. Son vrai nom nest pas Gorstkine, mais Liagavi ; seulement, ne lappelle pas Liagavi, il soffenserait{107}. Si tu vois que laffaire sarrange, écris-moi un mot. Maintiens le prix de onze mille roubles, tu peux baisser de mille, mais pas davantage. Pense donc, huit et onze, cela fait trois mille de différence. Cest pour moi de largent trouvé, et jen ai extrêmement besoin. Si tu mannonces que cest sérieux, je trouverai bien le temps dy aller et de terminer. À quoi bon me déplacer maintenant, si le pope se trompe ? Eh bien ! iras-tu ou non ?
Eh ! je nai pas le temps, dispensez-moi.
Rends ce service à ton père, je men souviendrai. Vous êtes tous des sans-cœur. Quest-ce pour toi quun jour ou deux ? Où vas-tu maintenant, à Venise ? Elle ne va pas sécrouler, ta Venise. Jaurais bien envoyé Aliocha, mais est-ce quil sy connaît ? Tandis que toi, tu es malin, je le vois bien. Tu nes pas marchand de bois, mais tu as des yeux. Il sagit de voir si cet homme parle sérieusement ou non. Je le répète, regarde sa barbe : si elle remue, cest sérieux.
Alors, vous me poussez vous-même à cette maudite Tchermachnia », sécria Ivan avec un mauvais sourire.
Fiodor Pavlovitch ne remarqua pas ou ne voulut pas remarquer la méchanceté et ne retint que le sourire.
« Ainsi, tu y vas, tu y vas ? Je vais te donner un billet.
Je ne sais pas, je déciderai cela en route.
Pourquoi en route, décide maintenant. Laffaire réglée, écris-moi deux lignes, remets-les au pope, qui me fera parvenir ton billet. Après quoi, tu seras libre de partir pour Venise. Le pope te conduira en voiture à la station de Volovia. »
Le vieillard exultait ; il écrivit un mot, on envoya chercher une voiture, on servit un petit déjeuner, du cognac. La joie le rendait ordinairement expansif, mais cette fois il semblait se contenir. Pas un mot au sujet de Dmitri. Nullement affecté par la séparation, il ne trouvait rien à dire. Ivan Fiodorovitch en fut frappé : « Je lennuyais », pensait-il. En accompagnant son fils, le vieux sagita comme sil voulait lembrasser. Mais Ivan Fiodorovitch sempressa de lui tendre la main, visiblement désireux déviter le baiser. Il comprit aussitôt et sarrêta.
« Dieu te garde, répéta-t-il du perron. Tu reviendras bien une fois ? Cela me fera toujours plaisir de te voir. Que le Christ soit avec toi ! »
Ivan Fiodorovitch monta dans le tarantass{108}.
« Adieu, Ivan, ne men veuille pas ! » lui cria une dernière fois son père.
Les domestiques, Smerdiakov, Marthe, Grigori, étaient venus lui faire leurs adieux. Ivan leur donna à chacun dix roubles. Smerdiakov accourut pour arranger le tapis.
« Tu vois, je vais à Tchermachnia… laissa tout à coup échapper Ivan comme malgré lui et avec un rire nerveux. Il se le rappela longtemps ensuite.
Cest donc vrai, ce quon dit : il y a plaisir à causer avec un homme desprit », répliqua Smerdiakov avec un regard pénétrant.
Le tarantass partit au galop. Le voyageur était préoccupé, mais il regardait avidement les champs, les coteaux, une bande doies sauvages qui volaient haut dans le ciel clair. Tout à coup, il éprouva une sensation de bien-être. Il essaya de causer avec le voiturier et sintéressa fort à une réponse du moujik ; mais bientôt il se rendit compte que son esprit était ailleurs. Il se tut, respirant avec délices lair pur et frais. Le souvenir dAliocha et de Catherine Ivanovna lui traversa lesprit ; il sourit doucement, souffla sur ces chers fantômes, et ils sévanouirent. « Plus tard ! » pensa-t-il. On atteignit vivement le relais, on remplaça les chevaux pour se diriger sur Volovia. « Pourquoi y a-t-il plaisir à causer avec un homme desprit, quentendait-il par là ? se demanda-t-il soudain. Pourquoi lui ai-je dit que jallais à Tchermachnia ? »
Arrivé à la station de Volovia, Ivan descendit, les voituriers lentourèrent ; il fit le prix pour Tchermachnia, douze verstes par un chemin vicinal. Il ordonna datteler, entra dans le local, regarda la préposée, ressortit sur le perron.
« Je ne vais pas à Tchermachnia. Ai-je le temps, les gars, darriver à sept heures à la gare ?
À votre service. Faut-il atteler ?
À linstant même. Est-ce que lun de vous va demain à la ville ?
Oui. Dmitri y va.
Pourrais-tu, Dmitri, me rendre un service ? Va chez mon père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, et dis-lui que je ne suis pas allé à Tchermachnia.
Pourquoi pas ? Nous connaissons Fiodor Pavlovitch depuis longtemps.
Tiens, voici un pourboire, car il ne faut pas compter sur lui… dit gaiement Ivan Fiodorovitch.
Cest bien vrai, fit Dmitri en riant. Merci, monsieur, je ferai votre commission… »
À sept heures du soir, Ivan monta dans le train de Moscou. « Arrière tout le passé ! Cest fini pour toujours. Que je nen entende plus parler ! Vers un nouveau monde, vers de nouvelles terres, sans regarder en arrière ! » Mais soudain son âme sassombrit et une tristesse telle quil nen avait jamais ressenti lui étreignit le cœur. Il médita toute la nuit. Le matin seulement, en arrivant à Moscou, il se ressaisit.
« Je suis un misérable ! » se dit-il.
Après le départ de son fils, Fiodor Pavlovitch se sentit le cœur léger. Pendant deux heures, il fut presque heureux, le cognac aidant, lorsque survint un incident fâcheux qui le consterna : Smerdiakov, en se rendant à la cave, dégringola de la première marche de lescalier. Marthe Ignatièvna, qui se trouvait dans la cour, ne vit pas la chute, mais entendit son cri, le cri bizarre de lépileptique en proie à une crise, elle le connaissait bien. Avait-il eu une attaque en descendant les marches qui lavait fait rouler jusquen bas sans connaissance, ou bien était-ce la chute et la commotion qui lavaient provoquée, on nen savait rien. Toujours est-il quon le trouva au fond de la cave, se tordant dans dhorribles convulsions, lécume aux lèvres. Dabord on crut quil sétait contusionné, fracturé un membre, mais « le Seigneur lavait préservé », suivant lexpression de Marthe Ignatièvna. Il était indemne ; pourtant ce fut toute une affaire de le remonter. On y parvint avec laide des voisins. Fiodor Pavlovitch, qui assistait à lopération, donna un coup de main. Il était bouleversé. Le malade demeurait sans connaissance : la crise, qui avait cessé, recommença ; on en conclut que les choses se passeraient comme lannée précédente, lorsquil était tombé du grenier. On lui avait alors mis de la glace sur le crâne ; il en restait dans la cave que Marthe Ignatièvna utilisa. Vers le soir, Fiodor Pavlovitch envoya chercher le docteur Herzenstube, qui arriva aussitôt. Après avoir examiné attentivement le malade (cétait le médecin le plus méticuleux du gouvernement, un petit vieux respectable), il conclut que cétait une crise extraordinaire, « pouvant amener des complications » ; que, pour le moment, il ne comprenait pas bien, mais que, le lendemain matin, si les remèdes prescrits navaient pas agi, il tenterait un autre traitement. On coucha le malade dans le pavillon, dans une petite chambre attenante à celle de Grigori. Ensuite, Fiodor Pavlovitch neut que des désagréments. Le potage préparé par Marthe Ignatièvna était de « leau de vaisselle » à côté de lordinaire ; la poule, desséchée, immangeable. Aux amers reproches, dailleurs justifiés, de son maître, la bonne femme répliqua que cétait une vieille poule et quelle-même nétait pas cuisinière de profession. Dans la soirée, autre tracas. Fiodor Pavlovitch apprit que Grigori, souffrant depuis lavant-veille, sétait alité, en proie au lumbago. Il se hâta de prendre le thé et senferma, extrêmement agité. Cétait ce soir quil attendait, presque à coup sûr, la visite de Grouchegnka ; du moins Smerdiakov lui avait assuré le matin même qu« elle avait promis de venir ». Le cœur de lincorrigible vieillard battait violemment ; il allait et venait dans les chambres vides en prêtant loreille. Il fallait être aux aguets : peut-être Dmitri lépiait-il aux alentours, et dès quelle frapperait à la fenêtre (Smerdiakov affirmait quelle connaissait le signal), il faudrait lui ouvrir aussitôt, ne pas la retenir dans le vestibule, de peur quelle ne seffrayât et ne prît la fuite. Fiodor Pavlovitch était tracassé, mais jamais plus douce espérance navait bercé son cœur : il était presque sûr que cette fois-ci elle viendrait.
Livre VI : Un religieux russe
I. Le « starets » Zosime et ses hôtes
Lorsque Aliocha entra, anxieux, dans la cellule du starets, sa surprise fut grande. Il craignait de le trouver moribond, peut-être sans connaissance, et laperçut assis dans un fauteuil, affaibli, mais lair gai, dispos, entouré de visiteurs avec lesquels il sentretenait paisiblement. Le vieillard sétait levé un quart dheure au plus avant larrivée dAliocha ; les visiteurs rassemblés dans la cellule attendaient son réveil, sur la ferme assurance du Père Païsius que « le maître se lèverait certainement pour sentretenir encore une fois avec ceux quil aimait, comme il lavait promis le matin ». Le Père Païsius croyait fermement à cette promesse, comme à tout ce que disait le moine, au point que sil lavait vu sans connaissance et même sans souffle, il aurait douté de la mort et se fût attendu à ce quil revînt à lui pour tenir parole. Le matin même, le starets Zosime lui avait dit, en allant se reposer : « Je ne mourrai pas sans mentretenir encore une fois avec vous, mes bien-aimés ; je verrai vos chers visages, je mépancherai pour la dernière fois. » Ceux qui sétaient rassemblés pour cet ultime entretien étaient les meilleurs amis du starets depuis de longues années. On en comptait quatre : les Pères Joseph, Païsius et Michel, ce dernier supérieur de lascétère, homme dun certain âge, bien moins savant que les autres, de condition modeste, mais desprit ferme, à la fois solide et candide, lair rude, mais au cœur tendre, bien quil dissimulât pudiquement cette tendresse. Le quatrième était un vieux moine simple, fils de pauvres paysans, le frère Anthyme, fort peu instruit, taciturne et doux, le plus humble entre les humbles, paraissant toujours sous limpression dune grande frayeur qui laurait accablé. Cet homme craintif était fort aimé du starets Zosime qui eut toute sa vie beaucoup destime pour lui, bien quils néchangeassent que de rares paroles. Pourtant ils avaient parcouru ensemble la sainte Russie durant des années. Cela remontait à quarante ans, aux débuts de lapostolat du starets ; peu après son entrée dans un monastère pauvre et obscur de la province de Kostroma, il avait accompagné le frère Anthyme dans ses quêtes au profit dudit monastère. Les hôtes se tenaient dans la chambre à coucher du starets, fort exiguë, comme on la déjà dit, de sorte quil y avait juste place pour eux quatre assis autour de son fauteuil, le novice Porphyre restant debout. Il faisait déjà sombre, la chambre était éclairée par les veilleuses et les cierges allumés devant les icônes. À la vue dAliocha, sarrêtant embarrassé sur le seuil, le starets eut un sourire joyeux et lui tendit la main :
« Bonjour, mon doux ami, te voilà. Je savais que tu viendrais. »
Aliocha sapprocha, sinclina jusquà terre et se prit à pleurer. Il éprouvait un serrement de cœur, son âme frémissait, des sanglots loppressaient.
« Attends encore pour me pleurer, dit le starets en le bénissant ; tu vois, je cause, tranquillement assis ; peut-être vivrai-je encore vingt ans, comme me la souhaité hier cette brave femme de Vychegorié, avec sa fillette Elisabeth. Seigneur, souviens-toi delles ! (et il se signa). Porphyre, as-tu porté son offrande là où je tai dit ? »
Il sagissait des soixante kopeks donnés avec joie par cette femme, pour les remettre « à une plus pauvre quelle ». De telles offrandes sont une pénitence quon simpose volontairement ; elles doivent provenir du travail personnel de leur auteur. Le starets avait envoyé Porphyre chez une pauvre veuve, réduite à la mendicité avec ses enfants, après un incendie. Le novice répondit aussitôt quil avait fait le nécessaire et remis ce don, suivant lordre reçu, « de la part dune bienfaitrice inconnue ».
« Lève-toi, mon bien cher, poursuivit le starets, que je te regarde. As-tu fait visite à ta famille, as-tu vu ton frère ? »
Il parut étrange à Aliocha quil le questionnât expressément au sujet dun de ses frères, mais lequel ? cétait donc pour ce frère, peut-être, quil lavait par deux fois envoyé en ville.
« Jai vu lun deux, répondit-il.
Je veux parler de laîné, devant qui je me suis prosterné.
Je lai vu hier, mais il ma été impossible de le rencontrer aujourdhui, dit Aliocha.
Dépêche-toi de le trouver ; retourne demain, toute affaire cessante. Il se peut que tu aies le temps de prévenir un affreux malheur. Hier, je me suis incliné devant sa profonde souffrance future. »
Il se tut soudain, lair pensif. Ces paroles étaient étranges. Le Père Joseph, témoin de la scène de la veille, échangea un regard avec le Père Païsius. Aliocha ny tint plus.
« Mon père et mon maître, fit-il, en proie à une grande agitation, vos paroles manquent de clarté. Quelle souffrance lattend ?
Ne sois pas curieux. Hier, jai eu une impression terrible ; il ma semblé lire toute sa destinée. Il a eu un regard… qui ma fait frémir en songeant au sort que cet homme se préparait. Une fois ou deux dans ma vie, jai vu chez certaines personnes une expression de ce genre, qui paraissait révéler leur destinée, et celle-ci sest accomplie, hélas ! Je tai envoyé auprès de lui, Alexéi, dans lidée que ta présence fraternelle le soulagerait. Mais tout vient du Seigneur, et nos destinées dépendent de lui. Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul, mais sil meurt, il porte beaucoup de fruit{109}. Souviens-ten. Quant à toi, Alexéi, je tai souvent béni en pensée à cause de ton visage, sache-le, proféra le starets avec un doux sourire. Voici mon idée à ton sujet : tu quitteras ces murs, tu séjourneras dans le monde comme un religieux. Tu auras de nombreux adversaires, mais tes ennemis eux-mêmes taimeront. La vie tapportera beaucoup de malheurs, mais dans linfortune tu trouveras la félicité, tu béniras la vie et tu obligeras les autres à la bénir, ce qui est lessentiel. Mes Pères, continua-t-il avec un aimable sourire à ladresse de ses hôtes, je nai jamais dit jusquà présent, même à ce jeune homme, pourquoi son visage était si cher à mon âme. Il fut pour moi comme un souvenir et comme un présage. À laurore de la vie, javais un frère aîné qui mourut sous mes yeux, âgé de dix-sept ans à peine. Par la suite, au cours des années, je me suis convaincu peu à peu que ce frère fut dans ma destinée comme une indication, un décret de la Providence, car sans lui, bien sûr, je ne me serais pas fait religieux, je ne me serais pas engagé dans cette voie précieuse. Cette première manifestation se produisit dans mon enfance, et au terme de ma carrière jen ai sous les yeux comme la répétition. Le miracle, mes Pères, cest que, sans lui ressembler beaucoup de visage, Alexéi me parut tellement semblable à lui spirituellement que je lai souvent considéré comme mon jeune frère, venu me retrouver à la fin de ma route, en souvenir du passé, si bien que je me suis même étonné de cette étrange illusion. Tu entends, Porphyre, poursuivit-il, en se tournant vers le novice attaché à son service, je tai souvent vu chagriné de ce que je te préférais Aliocha. Tu en connais maintenant la raison, mais je taime, sache-le, et ton chagrin ma souvent peiné. Je veux vous parler, mes chers hôtes, de mon jeune frère, car il ne sest rien passé dans ma vie de plus significatif ni de plus touchant. Jai le cœur attendri, et toute mon existence mapparaît en cet instant comme si je la revivais… »
***
Je dois remarquer que ce dernier entretien du starets avec ses visiteurs le jour de sa mort fut conservé en partie par écrit. Ce fut Alexéi Fiodorovitch Karamazov qui le rédigea de mémoire quelque temps après. Est-ce une reproduction intégrale ou bien fit-il des emprunts à dautres entretiens avec son maître, je ne saurais le dire. Dailleurs, dans ce manuscrit, le discours du starets est pour ainsi dire ininterrompu, comme sil faisait un récit de sa vie destiné à ses amis, alors que certainement, daprès ce quon raconta ensuite, ce fut un entretien général, auquel les hôtes prirent part en y mêlant leurs propres souvenirs. Aussi bien, ce récit ne pouvait être ininterrompu, car le starets suffoquait parfois, perdait la voix, sétendait sur son lit pour se reposer, tout en demeurant éveillé, les visiteurs restant à leur place. Deux fois le Père Païsius lut lÉvangile dans lintervalle. Chose curieuse, personne ne sattendait à ce quil mourût au cours de la nuit ; en effet, après avoir dormi profondément dans la journée, il avait comme puisé en lui-même une force nouvelle, qui le soutint durant ce long entretien avec ses amis. Mais cette animation incroyable, due à lémotion, fut brève, car il séteignit brusquement… Jai préféré, sans entrer dans les détails, me borner au récit du starets, daprès le manuscrit dAlexéi Fiodorovitch Karamazov. Il sera plus court et moins fatigant, bien que, je le répète, Aliocha ait fait de nombreux emprunts à des entretiens antérieurs.
II. Biographie du « starets » Zosime, mort en Dieu, rédigé daprès ses paroles par Alexéi Fiodorovitch Karamazov
a) Le jeune frère du starets Zosime
« Mes chers Pères, je naquis dans une lointaine province du Nord, à V…, dun père noble, mais de condition modeste. Il mourut quand javais deux ans et je ne me le rappelle pas du tout. Il laissa à ma mère une maison en bois et un capital suffisant pour vivre avec les enfants à labri du besoin. Nous étions deux : mon frère aîné Marcel et moi, Zénob. De huit ans plus âgé que moi, Marcel était emporté, irascible, mais bon, sans malice, et étrangement taciturne, surtout à la maison, avec notre mère, les domestiques et moi. Au collège, cétait un bon élève ; il ne se liait pas avec ses camarades, mais ne se querellait pas non plus avec eux, aux dires de ma mère. Six mois avant sa fin, à dix-sept ans révolus, il se mit à fréquenter un déporté, exilé de Moscou dans notre ville pour ses idées libérales. Cétait un savant et un philosophe fort estimé dans le monde universitaire. Il se prit daffection pour Marcel quil recevait chez lui. Durant tout lhiver, le jeune homme passa des soirées entières en sa compagnie, jusquau moment où le déporté fut rappelé à Pétersbourg pour occuper un poste officiel, sur sa propre demande, car il avait des protecteurs. Survint le carême et Marcel refusa de jeûner, se répandit en moqueries : « Ce sont des absurdités, Dieu nexiste pas » ce qui faisait frémir notre mère, les domestiques et moi aussi, car bien que je neusse que neuf ans, de tels propos me terrifiaient. Nous avions quatre domestiques, tous serfs, achetés à un propriétaire foncier de nos connaissances. Je me souviens que ma mère vendit pour soixante roubles assignats lun des quatre, la cuisinière Euphémie, boiteuse et âgée, et engagea à sa place une servante de condition libre. La semaine de la Passion, mon frère se sentit subitement plus mal ; de faible constitution, sujet à la tuberculose, il était de taille moyenne, mince et débile, le visage distingué. Il prit froid et bientôt le médecin dit tout bas à ma mère que cétait la phtisie galopante et que Marcel ne passerait pas le printemps. Notre mère se mit à pleurer, à prier mon frère avec précaution de faire ses Pâques, car il était encore debout alors. À ces paroles, il se fâcha, déblatéra contre lÉglise, mais pourtant se prit à réfléchir ; il devina quil était dangereusement malade et que pour cette raison notre mère lenvoyait communier tandis quil en avait la force. Dailleurs, il se savait depuis longtemps condamné ; un an auparavant il nous avait dit une fois à table : « Je ne suis pas fait pour vivre en ce monde avec vous, je nen ai peut-être pas pour un an. » Ce fut comme une prédiction. Trois jours sécoulèrent, la semaine sainte commença. Mon frère alla à léglise dès le mardi. « Je fais cela pour vous, mère, afin de vous être agréable et de vous rassurer », lui dit-il. Notre mère en pleura de joie et de chagrin : « Pour quil sopère en lui un tel changement, il faut que sa fin soit proche. » Mais bientôt il salita, de sorte quil se confessa et communia à la maison. Le temps était devenu clair et serein, lair embaumé ; Pâques tombait tard cette année-là. Il toussait toute la nuit, dormait mal, le matin il shabillait, essayait de se mettre dans un fauteuil. Je le revois assis, doux et calme, souriant, malade, mais le visage gai et joyeux. Il avait tout à fait changé moralement, cétait surprenant. La vieille bonne entrait dans sa chambre. « Laisse-moi, mon chéri, allumer la lampe devant limage. » Autrefois, il sy opposait, léteignait même. « Allume, ma bonne, jétais un monstre de vous le défendre auparavant. Ce que tu fais est une prière, de même la joie que jen éprouve. Donc nous prions un seul et même Dieu. » Ces paroles nous parurent bizarres ; ma mère alla pleurer dans sa chambre ; en revenant auprès de lui elle sessuya les yeux. « Ne pleure pas, chère mère, disait-il parfois, je vivrai encore longtemps, je me divertirai avec vous, la vie est si gaie, si joyeuse. Hélas ! mon chéri, comment peux-tu parler de gaieté, quand tu as la fièvre toute la nuit, que tu tousses comme si ta poitrine allait se rompre ? Maman, ne pleure pas, la vie est un paradis où nous sommes tous, mais nous ne voulons pas le savoir, sinon demain la terre entière deviendrait un paradis. » Ses paroles surprenaient tout le monde par leur étrangeté et leur décision ; on était ému jusquaux larmes. Des connaissances venaient chez nous : « Chers amis, disait-il, en quoi ai-je mérité votre amour ? pourquoi maimez-vous tel que je suis ? autrefois je lignorais, votre affection, je ne savais pas lapprécier. » Aux domestiques qui entraient, il disait à chaque instant : « Mes bien-aimés, pourquoi me servez-vous, suis-je digne dêtre servi ? Si Dieu me faisait grâce et me laissait la vie, je vous servirais moi-même, car tous doivent se servir les uns les autres. » Notre mère, en lécoutant, hochait la tête : « Mon chéri, cest la maladie qui te fait parler ainsi. Mère adorée, il doit y avoir des maîtres et des serviteurs, mais je veux servir les miens comme ils me servent. Je te dirai encore, mère, que chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres. » Notre mère à cet instant souriait à travers ses larmes : « Comment peux-tu être plus que tous coupable devant tous ? Il y a des assassins, des brigands ; quels péchés as-tu commis pour taccuser plus que tous ? Ma chère maman, ma joie adorée (il avait de ces mots caressants, inattendus), sache quen vérité chacun est coupable devant tous pour tous et pour tout. Je ne sais comment te lexpliquer, mais je sens que cest ainsi, cela me tourmente. Comment pouvions-nous vivre sans savoir cela ? » Chaque jour il se réveillait plus attendri, plus joyeux, frémissant damour. Le docteur Eisenschmidt, un vieil Allemand, le visitait : « Eh bien ! docteur, vivrai-je encore un jour ? plaisantait-il parfois. Vous vivrez bien plus dun jour, des mois et des années, répliquait le médecin. Quest-ce que des mois et des années ! sécriait-il. Pourquoi compter les jours, il suffit dun jour à lhomme pour connaître tout le bonheur. Mes bien-aimés, à quoi bon nous quereller, nous garder rancune les uns aux autres ? Allons plutôt nous promener, nous ébattre au jardin ; nous nous embrasserons, nous bénirons la vie. Votre fils nest pas destiné à vivre, disait le médecin à notre mère, quand elle laccompagnait jusquau perron ; la maladie lui fait perdre la raison. » Sa chambre donnait sur le jardin, planté de vieux arbres ; les bourgeons avaient poussé, les oiseaux étaient arrivés, ils chantaient sous ses fenêtres, lui prenait plaisir à les regarder, et voilà quil se mit à leur demander aussi pardon : « Oiseaux du bon Dieu, joyeux oiseaux, pardonnez-moi, car jai péché aussi envers vous. » Aucun de nous ne put alors le comprendre, et il pleurait de joie : « Oui, la gloire de Dieu mentourait : les oiseaux, les arbres, les prairies, le ciel ; moi seul je vivais dans la honte, déshonorant la création, je nen remarquais ni la beauté ni la gloire. Tu te charges de bien des péchés, soupirait parfois notre mère. Mère chérie, cest de joie et non de chagrin que je pleure, jai envie dêtre coupable envers eux, je ne puis te lexpliquer, car je ne sais comment les aimer. Si jai péché envers tous, tous me pardonneront, voilà le paradis. Ny suis-je pas maintenant ? » Il dit encore bien des choses que jai oubliées. Je me souviens quun jour jentrai seul dans sa chambre : cétait le soir, le soleil couchant éclairait la pièce de ses rayons obliques. Il me fit signe dapprocher, mit ses mains sur mes épaules, me regarda avec tendresse durant une minute, sans dire un mot : « Eh bien ! va jouer maintenant, vis pour moi ! » Je sortis et allai jouer. Par la suite, je me suis souvent rappelé cette parole en pleurant. Il dit encore beaucoup de choses étonnantes, admirables, que nous ne pouvions pas comprendre alors. Il mourut trois semaines après Pâques, ayant toute sa connaissance et, bien quil ne parlât plus, il demeura le même jusquà la fin ; la gaieté brillait dans ses yeux, il nous cherchait du regard, nous souriait, nous appelait. Même en ville, on parla beaucoup de sa mort. Jétais bien jeune alors, mais tout cela laissa dans mon cœur une empreinte ineffaçable, et qui devait se manifester plus tard. »
b) LÉcriture Sainte dans la vie du starets Zosime.
« Nous restâmes seuls, ma mère et moi. De bons amis lui représentèrent bientôt quelle ferait bien de menvoyer à Pétersbourg, quen me gardant auprès delle elle entravait peut-être ma carrière. Ils lui conseillèrent de me mettre au Corps des Cadets, pour entrer ensuite dans la garde. Ma mère hésita longtemps à se séparer de son dernier fils ; elle sy décida enfin, non sans beaucoup de larmes, pensant contribuer à mon bonheur. Elle me conduisit à Pétersbourg et me plaça comme on lui avait dit. Je ne la revis jamais ; elle mourut en effet au bout de trois ans passés dans la tristesse et lanxiété. Je nai gardé que dexcellents souvenirs de la maison paternelle ; ce sont pour lhomme les plus précieux de tous, pourvu que lamour et la concorde règnent tant soit peu dans la famille. On peut même conserver un souvenir ému de la pire famille, si lon a une âme capable démotion. Parmi ces souvenirs, une place appartient à lhistoire sainte, qui mintéressait beaucoup, malgré mon tout jeune âge. Javais alors un livre avec de magnifiques gravures, intitulé : Cent quatre histoires saintes tirées de lAncien et du Nouveau Testament. Ce livre, où jai appris à lire, je le conserve encore comme une relique. Mais avant de savoir lire, à huit ans, jéprouvais, il men souvient, une certaine impression des choses spirituelles. Le lundi saint, ma mère me mena à la messe. Cétait une journée claire, je revois lencens monter lentement vers la voûte ; par une étroite fenêtre de la coupole, les rayons du soleil descendaient jusquà nous, les nuages dencens semblaient sy fondre. Je regardai avec attendrissement, et pour la première fois mon âme reçut consciemment la semence de la Parole Divine. Un adolescent savança au milieu du temple avec un grand livre, si grand quil me paraissait le porter avec peine ; il le déposa sur le lutrin, louvrit, se mit à lire ; je compris alors quon lisait dans un temple consacré à Dieu. Il y avait au pays de Hus un homme juste et pieux, qui possédait de grandes richesses, tant de chameaux, tant de brebis et dânes ; ses enfants se divertissaient, il les chérissait et priait Dieu pour eux, peut-être quen se divertissant ils péchèrent. Et voici que le diable monta auprès de Dieu en même temps que les enfants de Dieu, et dit au Seigneur quil avait parcouru toute la terre, dessus et dessous. « As-tu vu mon serviteur Job ? » lui demanda Dieu. Et il fit au diable léloge de son noble serviteur. Le diable sourit à ces paroles : « Livre-le-moi, et tu verras que ton serviteur murmurera contre toi et maudira ton nom. » Alors Dieu livra à Satan le juste quil chérissait. Le diable frappa ses enfants et son bétail, anéantit ses richesses avec une rapidité foudroyante, et Job déchira ses vêtements, se jeta la face contre terre, sécria : « Je suis sorti nu du ventre de ma mère, je retournerai nu dans la terre ; Dieu mavait tout donné ; Dieu ma tout repris, que son nom soit béni maintenant et à jamais ! » Mes Pères, excusez mes larmes, car cest toute mon enfance qui surgit devant moi, il me semble que jai huit ans, je suis comme alors étonné, troublé, ravi. Les chameaux frappaient mon imagination, et Satan, qui parle ainsi à Dieu, et Dieu qui voue son serviteur à la ruine, et celui-ci qui sécrie : « Que ton nom soit béni, malgré ta rigueur ! » Puis le chant doux et suave dans le temple : « Que ma prière soit exaucée », et de nouveau lencens et la prière à genoux ! Depuis lors et cela mest arrivé hier encore je ne puis lire cette très sainte histoire sans verser des larmes. Quelle grandeur, quel mystère inconcevable ! Jai entendu par la suite les railleurs et les détracteurs dire : « Comment le Seigneur pouvait-il livrer au diable un juste quil chérissait, lui enlever ses enfants, le couvrir dulcères, le réduire à nettoyer ses plaies avec un tesson, et tout cela pour se vanter devant Satan : « Voilà ce que peut endurer un saint pour lamour de Moi ! » Mais ce qui fait la grandeur du drame, cest le mystère, cest quici lapparence terrestre et la vérité éternelle se sont confrontées. La vérité terrestre voit saccomplir la vérité éternelle. Ici le Créateur, approuvant son œuvre comme aux premiers jours de la création, regarde Job et se vante de nouveau de sa créature. Et Job, en le louant, sert non seulement le Seigneur, mais toute la création, de génération en génération et aux siècles des siècles, car il y était prédestiné. Seigneur, quel livre et quelles leçons ! Quelle force miraculeuse lÉcriture Sainte donne à lhomme ! Cest comme la représentation du monde, de lhomme et de son caractère. Que de mystères résolus et dévoilés : Dieu relève Job, lui restitue sa richesse, des années sécoulent, et il a dautres enfants, il les aime. Comment pouvait-il chérir ces nouveaux enfants, après avoir perdu les premiers ? Le souvenir de ceux-ci permet-il dêtre parfaitement heureux, comme autrefois, si chers que soient les nouveaux ? Mais bien sûr ; la douleur ancienne se transforme mystérieusement peu à peu en une douce joie ; à limpétuosité juvénile succède la sérénité de la vieillesse ; je bénis chaque jour le lever du soleil, mon cœur lui chante un hymne comme jadis, mais je préfère son coucher aux rayons obliques, évoquant de doux et tendres souvenirs, de chères images de ma longue vie bienheureuse ; et, dominant tout, la vérité divine qui apaise, réconcilie, absout ! Me voici au terme de mon existence, je le sais, et je sens tous les jours ma vie terrestre se rattacher déjà à la vie éternelle, inconnue, mais toute proche et dont le pressentiment fait vibrer mon âme denthousiasme, illumine ma pensée, attendrit mon cœur…
Amis et maîtres, jai souvent entendu dire, et maintenant plus que jamais on assure que les prêtres, surtout ceux de la campagne, maugréent contre leur abaissement, contre linsuffisance de leur traitement ; ils affirment même quils nont pas le loisir dexpliquer lÉcriture au peuple, vu leurs faibles ressources, que si les luthériens surviennent et que ces hérétiques se mettent à détourner leurs ouailles, ils nen pourront mais, car ils ne gagnent pas assez. Que Dieu leur assure le traitement si précieux à leurs yeux (car leur plainte est légitime), mais en vérité, ne sommes-nous pas en partie responsables de cet état de choses ! Admettons que le prêtre ait raison, quil soit accablé par le travail et par son ministère, il trouvera toujours ne fût-ce quune heure par semaine pour se souvenir de Dieu. Dailleurs, il nest pas occupé toute lannée. Quil réunisse chez lui, une fois par semaine, le soir, les enfants pour commencer, leurs pères le sauront et viendront ensuite. Inutile de construire un local à cet effet, il na quà les recevoir dans sa maison ; ny restant quune heure, ils ne la saliront point. Quon ouvre la Bible pour leur faire la lecture, sans paroles savantes, sans morgue ni ostentation, mais avec une douce simplicité, dans la joie dêtre écouté et compris deux, en sarrêtant parfois pour expliquer un terme ignoré des simples ; nayez crainte, ils vous comprendront, un cœur orthodoxe comprend tout ! Lisez-leur lhistoire dAbraham et de Sara, dIsaac et de Rebecca, comment Jacob alla chez Laban et lutta en songe avec le Seigneur, disant : « ce lieu est terrible », et vous frapperez lesprit pieux du peuple. Racontez-leur, aux enfants surtout, comment le jeune Joseph, futur interprète des songes et grand prophète, fut vendu par ses frères, qui dirent à leur père que son fils avait été déchiré par une bête féroce, et lui montrèrent ses vêtements ensanglantés ; comment, par la suite, ses frères arrivèrent en Égypte pour chercher du blé, et comment Joseph, haut dignitaire, quils ne reconnurent pas, les persécuta, les accusa de vol et retint son frère Benjamin, bien quil les aimât, car il se rappelait toujours que ses frères lavaient vendu aux marchands, au bord dun puits, quelque part dans le désert brûlant, tandis quil pleurait et les suppliait, les mains jointes, de ne pas le vendre comme esclave en terre étrangère ; en les revoyant après tant dannées, il les aima de nouveau ardemment, mais les fit souffrir et les persécuta, tout en les aimant. Il se retira enfin ny tenant plus, se jeta sur son lit, et fondit en larmes ; puis il sessuya le visage et revint radieux leur déclarer : « Je suis Joseph, votre frère ! » Et la joie du vieux Jacob, en apprenant que son fils bien-aimé était vivant ! Il fit le voyage dÉgypte, abandonna sa patrie, mourut sur la terre étrangère, en léguant aux siècles des siècles, une grande parole, gardée mystérieusement toute sa vie dans son cœur timide, savoir que de sa race, de la tribu de Juda, sortirait lespoir du monde, le Réconciliateur et le Sauveur ! Pères et maîtres, veuillez mexcuser de vous raconter comme un petit garçon ce que vous pourriez menseigner avec bien plus dart. Cest lenthousiasme qui me fait parler, pardonnez mes larmes, car ce Livre mest cher ; si le prêtre en verse aussi, il verra son émotion partagée par ses auditeurs. Il suffit dune minuscule semence ; une fois jetée dans lâme des simples, elle ne périra pas et y restera jusquà la fin, parmi les ténèbres et linfection du péché, comme un point lumineux et un sublime souvenir. Pas de longs commentaires, dhomélies, il comprendra tout simplement. En doutez-vous ? Lisez-lui lhistoire touchante, de la belle Esther et de lorgueilleuse Vasthi, ou le merveilleux récit de Jonas dans le ventre de la baleine. Noubliez pas non plus les paraboles du Seigneur, surtout dans lÉvangile selon saint Luc (ainsi que je lai toujours fait), ensuite dans les Actes des Apôtres, la conversion de Saül (ceci sans faute) ; enfin, dans les Menées ne serait-ce que la vie dAlexis, homme de Dieu, et de la martyre sublime entre toutes, Marie lÉgyptienne. Ces récits naïfs toucheront le cœur populaire ; et cela ne vous prendra quune heure par semaine. Le prêtre sapercevra que notre peuple miséricordieux, reconnaissant, lui rendra ses bienfaits au centuple ; se rappelant le zèle de son pasteur et ses paroles émues, il laidera dans son champ, à la maison, lui témoignera plus de respect quauparavant ; et alors son casuel saccroîtra. Cest une chose si simple que parfois on nose pas lexprimer par crainte des moqueries, et cependant rien nest plus vrai ! Celui qui ne croit pas en Dieu ne croit pas à son peuple. Qui a cru au peuple de Dieu verra Son sanctuaire, même sil ny avait pas cru jusqualors. Seul le peuple et sa force spirituelle future convertiront nos athées détachés de la terre natale. Et quest-ce que la parole du Christ sans lexemple ? Sans la Parole de Dieu, le peuple périra, car son âme est avide de cette Parole et de toute noble idée.
Dans ma jeunesse, il y aura bientôt quarante ans, nous parcourions la Russie, le frère Anthyme et moi, quêtant pour notre monastère ; nous passâmes une fois la nuit avec des pêcheurs, au bord dun grand fleuve navigable ; un jeune paysan de bonne mine, au regard doux et limpide, âgé de quelque dix-huit ans, vint sasseoir auprès de nous ; il se hâtait darriver le lendemain à son poste pour haler une barque marchande. Cétait par une belle nuit de juillet, calme et chaude, des vapeurs montaient du fleuve et nous rafraîchissaient, de temps en temps un poisson émergeait ; les oiseaux sétaient tus, tout respirait la paix, la prière. Nous étions seuls à ne pas dormir, ce jeune homme et moi, nous parlâmes de la beauté du monde et de son mystère. Chaque herbe, chaque insecte, une fourmi, une abeille dorée, tous connaissent leur voie dune façon étonnante, par instinct, tous attestent le mystère divin et laccomplissent eux-mêmes continuellement. Je vis que le cœur de ce gentil jeune homme séchauffait. Il me confia quil aimait la forêt et les oiseaux qui lhabitent ; il était oiseleur, comprenait leurs chants, savait attirer chacun deux. « Rien ne vaut la vie dans la forêt, me dit-il, quoique selon moi tout soit parfait. Cest vrai, lui répondis-je, tout est parfait et magnifique, car tout est vérité. Regarde le cheval, noble animal, familier à lhomme, ou le bœuf, qui le nourrit et travaille pour lui, courbé, pensif ; considère leur physionomie : quelle douceur, quel attachement à leur maître, qui souvent les bat sans pitié, quelle mansuétude, quelle confiance, quelle beauté ! On est ému de les savoir sans péché, car tout est parfait, innocent, excepté lhomme, et le Christ est en premier lieu avec les animaux. Est-il possible, demanda ladolescent, que le Christ soit aussi avec eux ? Comment pourrait-il en être autrement ? répliquai-je, car le Verbe est destiné à tous ; toutes les créatures, jusquà la plus humble feuille, aspirent au Verbe, chantent la gloire de Dieu, gémissent inconsciemment vers le Christ ; cest le mystère de leur existence sans péché. Là-bas, dans la forêt, erre un ours redoutable, menaçant et féroce, sans quil y ait de sa faute. » Et je lui racontai comment un grand saint, qui faisait son salut dans la forêt, où il avait sa cellule, reçut un jour la visite dun ours. Il sattendrit sur la bête, laborda sans crainte, lui donna un morceau de pain. « Va, lui dit-il, que le Christ soit avec toi ! » Et le fauve se retira docilement, sans lui faire de mal. Le jeune homme fut touché de savoir lermite indemne et que le Christ était aussi avec lours. « Que cest bien, comme toutes les œuvres de Dieu sont bonnes et merveilleuses ! » Il se plongea dans une douce rêverie. Je vis quil avait compris. Il sendormit à mes côtés dun sommeil léger, innocent. Que le Seigneur bénisse la jeunesse ! Je priai pour lui avant de mendormir. Seigneur, envoie la paix et la lumière aux Tiens ! »
c) Souvenirs de jeunesse du starets Zosime encore dans le monde. Le duel.
« Je passai presque huit ans à Pétersbourg, au Corps des Cadets ; cette éducation nouvelle étouffa beaucoup dimpressions de mon enfance, mais sans me les faire oublier. En échange, jacquis une foule dhabitudes et même dopinions nouvelles, qui firent de moi un individu presque sauvage, cruel et sot. Jacquis un vernis de politesse et lusage du monde en même temps que le français, mais tous nous considérions les soldats qui nous servaient au Corps comme de véritables brutes, et moi peut-être davantage que les autres, car de tous mes camarades jétais le plus impressionnable. Devenus officiers, nous étions prêts à verser notre sang pour venger lhonneur de notre régiment ; quant au véritable honneur, aucun de nous nen avait la moindre notion, et sil lavait apprise, il eût été le premier à en rire. Livresse, la débauche, limpudence nous rendaient presque fiers. Je ne dirai pas que nous fussions pervertis ; tous ces jeunes gens avaient une bonne nature, mais se conduisaient mal, moi surtout. Jétais en possession de ma fortune, aussi vivais-je à ma fantaisie, avec toute lardeur de la jeunesse, sans nulle contrainte ; je naviguais toutes voiles déployées. Mais voici de quoi étonner : je lisais parfois, et même avec un grand plaisir ; je nouvris presque jamais la Bible en ce temps-là, mais elle ne me quittait point ; je la portais partout avec moi, je conservais ce livre, sans men rendre compte, « pour le jour et lheure, pour le mois et lannée ». Après quatre ans de service, je me trouvai enfin dans la ville de K…, où notre régiment tenait garnison. La société y était variée, divertissante, accueillante et riche ; je fus bien reçu partout, étant gai de nature ; de plus, je passais pour avoir de la fortune, ce qui ne nuit jamais dans le monde. Survint une circonstance qui fut le point de départ de tout le reste. Je mattachai à une jeune fille charmante, intelligente, distinguée, et noble de caractère. Ses parents, riches et influents, me faisaient bon accueil. Il me sembla que cette jeune fille avait de linclination pour moi, mon cœur senflamma à cette idée. Je compris par la suite que, probablement, je ne laimais pas avec tant de passion, mais que lélévation de son caractère minspirait du respect, ce qui était inévitable. Pourtant, légoïsme mempêcha alors de demander sa main ; il me paraissait trop dur de renoncer aux séductions de la débauche, à mon indépendance de célibataire jeune et riche. Je fis pourtant des allusions, mais je remis à plus tard toute démarche décisive. Je fus alors envoyé en service commandé dans un autre district ; de retour, après deux mois dabsence, jappris que la jeune fille avait épousé un riche propriétaire des environs, plus âgé que moi, mais jeune encore, ayant des relations dans la meilleure société, ce dont jétais dépourvu, homme fort aimable et instruit, alors que je ne létais pas du tout. Ce dénouement inattendu me consterna au point de me troubler lesprit, dautant plus que, comme je lappris alors, ce jeune propriétaire était son fiancé depuis longtemps ; je lavais souvent rencontré dans la maison, sans rien remarquer, aveuglé par ma fatuité. Cest cela surtout qui me vexait : comment presque tout le monde était-il au courant, alors que je ne savais rien ? Et jéprouvai soudain un ressentiment intolérable. Rouge de colère, je me rappelai lui avoir plus dune fois déclaré mon amour ou presque, et comme elle ne mavait ni arrêté ni prévenu, jen conclus quelle sétait moquée de moi. Par la suite, évidemment, je me rendis compte de mon erreur ; je me souvins quelle mettait fin en badinant à de telles conversations, mais, sur le moment, je fus incapable de raisonner et brûlai de me venger. Je me rappelle avec surprise que mon animosité et ma colère me répugnaient à moi-même, car avec mon caractère léger jétais incapable de demeurer longtemps fâché contre quelquun ; aussi mexcitais-je artificiellement jusquà lextravagance. Jattendis loccasion et, dans une nombreuse société, je réussis à offenser mon « rival », pour un motif tout à fait étranger, en raillant son opinion à propos dun événement alors important{110} on était en 1826 et en le persiflant avec esprit, à ce quon prétendit. Ensuite, je provoquai une explication de sa part et me montrai si grossier à cette occasion quil releva le gant, malgré lénorme différence qui nous séparait, car jétais plus jeune que lui, insignifiant et de rang inférieur. Plus tard, jappris de source certaine quil avait lui aussi accepté ma provocation par jalousie envers moi ; déjà auparavant mes relations avec sa femme, alors sa fiancée, lui avaient porté quelque ombrage ; il se dit que si elle apprenait maintenant que je lavais insulté sans quil me provoquât en duel, elle le mépriserait involontairement et que son amour en serait ébranlé. Je trouvai bientôt comme témoin un camarade, lieutenant de notre régiment. Bien que les duels fussent alors sévèrement réprimés, cétait comme une mode parmi les militaires, tellement se développent et senracinent dabsurdes préjugés. Juin touchait à sa fin ; notre rencontre était fixée au lendemain matin, à sept heures, hors de la ville, et voici quil marriva quelque chose de vraiment fatal. Le soir, en rentrant de fort méchante humeur, je métais fâché contre mon ordonnance, Athanase, et lavais frappé violemment au visage, au point de le mettre en sang. Il était depuis peu à mon service et je lavais déjà frappé, mais jamais avec une telle sauvagerie. Le croiriez-vous, mes bien-aimés, quarante ans ont passé depuis lors et je me rappelle encore cette scène avec honte et douleur. Je me couchai, et quand je méveillai au bout de trois heures, il faisait déjà jour. Je me levai, nayant plus envie de dormir ; jallai à la fenêtre, qui donnait sur un jardin ; le soleil était levé, le temps magnifique, les oiseaux gazouillaient. Quy a-t-il ? pensai-je ; jéprouve comme un sentiment dinfamie et de bassesse. « Nest-ce pas le fait que je vais répandre le sang ? Non, ce nest pas cela. Aurais-je peur de la mort, peur dêtre tué ? Non, pas du tout, loin de là… » Et je devinai soudain que cétaient les coups donnés à Athanase, la veille au soir. Je revis la scène comme si elle se répétait : le pauvre garçon, debout devant moi qui le frappe au visage à tour de bras, ses mains à la couture du pantalon, la tête droite, les yeux grands ouverts, tressaillant à chaque coup, nosant même pas lever les bras pour se garer ! Comment un homme peut-il être réduit à cet état, battu par un autre homme ! Quel crime ! Ce fut comme une aiguille qui me transperça lâme. Jétais comme insensé, et le soleil luisait, les feuilles égayaient la vue, les oiseaux louaient le Seigneur. Je me couvris le visage de mes mains, métendis sur le lit et éclatai en sanglots. Je me rappelai alors mon frère Marcel et ses dernières paroles aux domestiques : « Mes bien-aimés, pourquoi me servez-vous, pourquoi maimez-vous, suis-je digne dêtre servi ? » « Oui, en suis-je digne ? », me demandai-je tout à coup. En effet, à quel titre mérité-je dêtre servi par un autre homme, créé comme moi à limage de Dieu ? Cette question me traversa lesprit pour la première fois. « Mère chérie, en vérité, chacun est coupable devant tous pour tous, seulement les hommes lignorent ; sils lapprenaient, ce serait aussitôt le paradis ! » « Seigneur, serait-ce vrai, pensais-je en pleurant, je suis peut-être le plus coupable de tous les hommes, le pire qui existe ! » Et soudain ce que jallais faire mapparut en pleine lumière, dans toute son horreur : jallais tuer un homme de bien, noble, intelligent, sans aucune offense de sa part, et rendre ainsi sa femme à jamais malheureuse, la torturer, la faire mourir. Jétais couché à plat ventre, la face contre loreiller, ayant perdu la notion du temps. Tout à coup entra mon camarade, le lieutenant, qui venait me chercher avec des pistolets : « Voilà qui est bien, dit-il, tu es déjà levé, il est temps, allons. » Mes idées ségarèrent, je perdis la tête ; pourtant nous sortîmes pour monter en voiture. « Attends-moi, lui dis-je, je reviens tout de suite, jai oublié mon porte-monnaie. » Je retournai en courant au logis, dans la chambrette de mon ordonnance. « Athanase, hier je tai frappé deux fois au visage, pardonne-moi ! » Il tressaillit comme sil avait peur ; je vis que ce nétait pas assez et me prosternai à ses pieds en lui demandant pardon. Il en demeura stupide. « Votre Honneur… est-ce que je mérite ?… » Il se mit à pleurer comme moi tout à lheure, le visage caché dans ses mains, et se tourna vers la fenêtre, secoué par des sanglots ; je courus rejoindre mon camarade, nous partîmes : « Voici le vainqueur, lui criai-je, regarde-moi ! » Jétais rempli dallégresse, riant tout le temps, je bavardais sans discontinuer, je ne me souviens plus de quoi. Le lieutenant me regardait : « Eh bien ! camarade, tu es un brave ; je vois que tu soutiendras lhonneur de luniforme. » Nous arrivâmes sur le terrain, où lon nous attendait. On nous plaça à douze pas lun de lautre, mon adversaire devait tirer le premier ; je me tenais en face de lui, gaiement, sans cligner les yeux, le considérant avec affection. Il tira, je fus seulement éraflé à la joue et à loreille : « Dieu soit loué, dis-je, vous navez pas tué un homme ! » Quant à moi, je me tournai en arrière et jetai mon arme en lair. Puis, faisant face à mon adversaire : « Monsieur, pardonnez à un stupide jeune homme de vous avoir offensé et obligé de tirer sur moi. Vous valez dix fois plus que moi, vous mêtes supérieur. Rapportez mes paroles à la personne que vous respectez le plus au monde. » À peine eus-je parlé que tous les trois sexclamèrent : « Permettez, fit mon adversaire courroucé, si vous ne vouliez pas vous battre, pourquoi nous avoir dérangés ? Hier encore, jétais stupide, aujourdhui, je suis devenu plus raisonnable, lui répondis-je gaiement. Je vous crois pour hier, mais, quant à aujourdhui, il est difficile de vous donner raison. Bravo, fis-je en battant des mains, je suis daccord avec vous là-dessus, je lai mérité ! Monsieur, voulez-vous tirer, oui ou non ? Je ne tirerai pas, tirez encore une fois si vous voulez, mais vous feriez mieux de vous abstenir. » Les témoins de crier, surtout le mien : « Peut-on déshonorer le régiment en demandant pardon sur le terrain ; si seulement javais su ! » Je déclarai alors à tout le monde, dun ton sérieux : « Messieurs, est-il si étonnant à notre époque de rencontrer un homme qui se repente de sa sottise et qui reconnaisse publiquement ses torts ? Non, mais pas sur le terrain, reprit mon témoin. Voilà qui est étonnant ! Jaurais dû faire amende honorable dès notre arrivée ici, avant que monsieur tire, et ne pas linduire en péché mortel ; mais nos usages sont si absurdes quil métait presque impossible dagir ainsi, car mes paroles ne peuvent avoir de valeur à ses yeux, que si je les prononce après avoir essuyé son coup de feu à douze pas : avant, il meût pris pour un lâche, indigne dêtre écouté. Messieurs, mécriai-je de tout cœur, regardez les œuvres de Dieu : le ciel est clair, lair pur, lherbe tendre, les oiseaux chantent dans la nature magnifique et innocente ; seuls, nous autres, impies et stupides ne comprenons pas que la vie est un paradis, nous naurions quà vouloir le comprendre pour le voir apparaître dans toute sa beauté, et nous nous étreindrions alors en pleurant… » Je voulus continuer, mais je ne pus, la respiration me manqua, je ressentis un bonheur tel que je nen ai jamais éprouvé depuis. « Voilà de sages et pieuses paroles, dit mon adversaire ; en tout cas, vous êtes un original. Vous riez, lui dis-je en souriant, plus tard vous me louerez. Je vous loue dès maintenant et je vous tends la main, car vous paraissez vraiment sincère. Non pas maintenant, plus tard quand je serai devenu meilleur et que jaurai mérité votre respect, vous me la tendrez et vous ferez bien. » Nous retournâmes à la maison ; mon témoin grommelait tout le temps, et moi je lembrassais. Mes camarades, mis au courant, se réunirent le jour même pour me juger : « Il a déshonoré luniforme, il doit démissionner. » Je trouvai des défenseurs : « Il a pourtant essuyé un coup de feu. Oui, mais il a eu peur des autres et a demandé pardon sur le terrain. Sil avait eu peur, répliquaient mes défenseurs, il eût dabord tiré avant de demander pardon, tandis quil a jeté son pistolet encore chargé dans la forêt ; non, il sest passé quelque chose dautre, doriginal. » Jécoutais, me divertissant à les regarder : « Chers amis et camarades, ne vous tourmentez pas au sujet de ma démission, cest déjà fait ; je lai envoyée ce matin et, dès quelle sera acceptée, jentrerai au couvent ; voilà pourquoi je démissionne. » À ces mots, tous éclatèrent de rire : « Tu aurais dû commencer par nous avertir ; maintenant, tout sexplique, on ne peut pas juger un moine. » Ils ne sarrêtaient pas de rire, mais sans se moquer, avec une douce gaieté ; tous mavaient pris en affection, même mes plus fougueux accusateurs ; ensuite, durant le dernier mois, jusquà ma mise à la retraite, ce fut comme si on me portait en triomphe : « Ah ! le moine ! » disait-on. Chacun avait pour moi une parole gentille, on se mit à me dissuader, à me plaindre même : « Que vas-tu faire ? Non, cest un brave, il a essuyé un coup de feu et pouvait tirer lui-même, mais il avait eu un songe la veille, qui lincitait à se faire moine, voilà le mot de lénigme. » Il en alla presque de même dans la société locale : jusqualors je nattirais guère lattention, on me recevait cordialement, rien de plus ; maintenant, cétait à qui ferait ma connaissance et minviterait : on riait de moi, tout en maimant. Bien quon parlât ouvertement de notre duel, laffaire neut pas de suite, car mon adversaire était proche parent de notre général, et comme il ny avait pas eu deffusion de sang et que javais démissionné, on tourna la chose en plaisanterie. Je me mis alors à parler tout haut et sans crainte, malgré les railleries, car elles nétaient pas bien méchantes. Ces conversations avaient lieu surtout le soir en compagnie de dames ; les femmes aimaient davantage à mécouter et obligeaient les hommes à en faire autant. « Comment se peut-il que je sois coupable pour tous ? disait chacun en me riant au nez ; voyons, puis-je être coupable pour vous, par exemple ? Doù le sauriez-vous ? leur répondais-je, alors que le monde entier est depuis longtemps engagé dans une autre voie, que nous prenons le mensonge pour la vérité et exigeons dautrui le même mensonge. Une fois dans ma vie jai résolu dagir sincèrement, et tous vous me croyez toqué ; tout en maimant, vous riez de moi. Comment ne pas aimer un homme comme vous ? » me dit la maîtresse de maison en riant tout haut. Il y avait chez elle nombreuse compagnie. Tout à coup, je vois se lever la jeune personne qui était cause de mon duel et dont javais voulu faire ma fiancée peu de temps auparavant ; je navais pas remarqué son arrivée. Elle vint à moi et me tendit la main : « Permettez-moi, dit-elle, de vous déclarer que, loin de rire de vous, je vous remercie avec émotion et vous respecte pour votre façon dagir. » Son mari sapprocha, je devins le centre de la réunion, on membrassait presque, et je men réjouissais. Cest alors que mon attention fut attirée par un monsieur dun certain âge, qui mavait également abordé ; je ne le connaissais que de nom sans avoir jamais échangé un mot avec lui. »
d) Le mystérieux visiteur.
« Cétait un fonctionnaire qui occupait depuis longtemps un poste en vue dans notre ville. Homme respecté de tous, riche, réputé pour sa bienfaisance, il avait fait don dune somme importante à lhospice et à lorphelinat et accompli beaucoup de bien en secret, ce qui fut révélé après sa mort. Âgé denviron cinquante ans, il avait lair presque sévère, parlait peu ; marié depuis dix ans à une femme encore jeune, il avait trois enfants en bas âge. Le lendemain soir, jétais chez moi lorsque la porte souvrit et ce monsieur entra.
Il faut noter que je nhabitais plus le même logement ; aussitôt ma démission donnée, je métais installé chez une personne âgée, veuve dun fonctionnaire, dont la domestique me servait, car le jour même de mon duel javais renvoyé Athanase dans sa compagnie, rougissant de le regarder en face après ce qui sétait passé, tellement un laïc non préparé est enclin à avoir honte de laction la plus juste.
« Voilà plusieurs jours que je vous écoute avec une grande curiosité, me dit-il en entrant ; jai désiré faire enfin votre connaissance pour mentretenir avec vous plus en détail. Pouvez-vous me rendre, monsieur, ce grand service ?
Très volontiers, et je le regarderai comme un honneur particulier » lui répondis-je.
Jétais presque effrayé tant il me frappa dès labord ; car, bien quon mécoutât avec curiosité, personne ne mavait encore montré une mine aussi sérieuse, aussi sévère ; de plus, il était venu me trouver chez moi.
« Je remarque en vous, poursuivit-il, après sêtre assis, une grande force de caractère, car vous navez pas craint de servir la vérité dans une affaire où vous risquiez, par votre franchise, de vous attirer le mépris général.
Vos éloges sont peut-être fort exagérés, lui dis-je.
Pas du tout ; soyez sûr quun tel acte est bien plus difficile à accomplir que vous ne le pensez. Voilà ce qui ma frappé et cest pourquoi je suis venu vous voir. Si ma curiosité peut-être indiscrète ne vous choque pas, décrivez-moi vos sensations au moment où vous vous décidâtes à demander pardon, lors de votre duel, en admettant que vous vous en souveniez. Nattribuez pas ma question à la frivolité ; au contraire, en vous la posant jai un but secret que je vous expliquerai probablement par la suite, sil plaît à Dieu de nous rapprocher encore. »
Tandis quil parlait, je le fixais et jéprouvai soudain pour lui une entière confiance, en même temps quune vive curiosité, car je sentais que son âme gardait un secret.
« Vous désirez connaître mes sensations au moment où je demandai pardon à mon adversaire, lui répondis-je ; mais il vaut mieux vous raconter dabord les faits encore ignorés des autres. » Je lui narrai alors toute la scène avec Athanase et comment je métais prosterné devant lui.
« Vous pouvez voir vous-même daprès cela, conclus-je, que durant le duel je me sentais déjà plus à laise, car javais déjà commencé chez moi et, une fois entré dans cette voie, je continuai non seulement sans peine, mais avec joie. »
Il mécouta avec attention et sympathie.
« Tout cela est fort curieux, conclut-il, je reviendrai vous voir. »
Depuis lors, il me rendit visite presque tous les soirs. Et nous serions devenus de grands amis, sil mavait parlé de lui. Mais il se bornait à minterroger sur moi-même. Pourtant, je le pris en affection et lui confiai tous mes sentiments, pensant : « Je nai pas besoin de ses secrets pour savoir que cest un juste… De plus, un homme si sérieux et bien plus âgé que moi qui vient me trouver et fait cas dun jeune homme… » Jappris de lui bien des choses utiles, car cétait un homme dune haute intelligence.
« Je pense aussi depuis longtemps que la vie est un paradis, je ne pense quà cela, me dit-il un jour, tandis quil me regardait en souriant. Jen suis encore plus convaincu que vous-même ; plus tard vous saurez pourquoi. »
Je lécoutais en me disant : il a sûrement une révélation à me faire.
« Le paradis, reprit-il, est caché au fond de chacun de nous ; en ce moment je le recèle en moi et, si je veux, il se réalisera demain pour toute ma vie. Il parlait avec attendrissement, en me regardant dun air mystérieux, comme sil minterrogeait. Quant à la culpabilité de chacun pour tous et pour tout, en plus de ses péchés, vos considérations à ce sujet sont parfaitement justes, et il est étonnant que vous ayez pu embrasser cette idée avec une telle ampleur. Lorsque les hommes la comprendront, ce sera certainement pour eux lavènement du royaume des cieux, non en rêve, mais en réalité.
Mais quand cela arrivera-t-il ? mécriai-je avec douleur. Peut-être nest-ce quun rêve ?
Comment, vous ne croyez pas vous-même à ce que vous prêchez ! Sachez que ce rêve, comme vous dites, se réalisera sûrement, mais pas maintenant, car tout est régi par des lois. Cest un phénomène moral, psychologique. Pour rénover le monde, il faut que les hommes eux-mêmes changent de voie. Tant que chacun ne sera pas vraiment le frère de son prochain, il ny aura pas de fraternité. Jamais les hommes ne sauront, au nom de la science ou de lintérêt, répartir paisiblement entre eux la propriété et les droits. Personne ne sestimera satisfait, et tous murmureront, senvieront, sextermineront les uns les autres. Vous demandez quand cela se réalisera ? Cela viendra, mais seulement quand sera terminée la période disolement humain.
Quel isolement ? demandai-je.
Il règne partout à lheure actuelle, mais il nest pas achevé et son terme nest pas encore arrivé. Car à présent, chacun aspire à séparer sa personnalité des autres, chacun veut goûter lui-même la plénitude de la vie ; cependant, loin datteindre le but, tous les efforts des hommes naboutissent quà un suicide total, car, au lieu daffirmer pleinement leur personnalité, ils tombent dans une solitude complète. En effet, en ce siècle, tous se sont fractionnés en unités. Chacun sisole dans son trou, sécarte des autres, se cache, lui et son bien, séloigne de ses semblables et les éloigne de lui. Il amasse de la richesse tout seul, se félicite de sa puissance, de son opulence ; il ignore, linsensé, que plus il amasse plus il senlise dans une impuissance fatale. Car il est habitué à ne compter que sur lui-même et sest détaché de la collectivité ; il sest accoutumé à ne pas croire à lentraide, à son prochain, à lhumanité et tremble seulement à lidée de perdre sa fortune et les droits quelle lui confère. Partout, de nos jours, lesprit humain commence ridiculement à perdre de vue que la véritable garantie de lindividu consiste, non dans son effort personnel isolé, mais dans la solidarité. Cet isolement terrible prendra certainement fin un jour, tous comprendront à la fois combien leur séparation mutuelle était contraire à la nature, tous sétonneront dêtre demeurés si longtemps dans les ténèbres, sans voir la lumière. Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de lHomme… Mais, jusqualors, il faut garder létendard et fût-on seul à agir prêcher dexemple et sortir de lisolement pour se rapprocher de ses frères, même au risque de passer pour dément. Cela afin dempêcher une grande idée de périr. »
Ces entretiens passionnants remplissaient nos soirées. Jabandonnai même la société, et mes visites se firent plus rares ; en outre, je commençais à passer de mode. Je ne le dis pas pour men plaindre, car on continuait à maimer et à me faire bon visage, mais il faut convenir que la mode a un grand empire dans le monde. Je finis par être enthousiasmé de mon mystérieux visiteur, car son intelligence me ravissait ; en outre, javais lintuition quil nourrissait un projet et se préparait à une action peut-être héroïque. Sans doute me savait-il gré de ne pas chercher à connaître son secret et de ny faire aucune allusion. Je remarquai enfin que le désir de me faire une confidence le tourmentait. Cela devint évident au bout dun mois environ.
« Savez-vous, me demanda-t-il une fois, que lon sintéresse beaucoup à nous en ville et que lon sétonne de mes fréquentes visites ; soit, bientôt tout sexpliquera. »
Parfois il était soudain en proie à une agitation extraordinaire ; alors presque toujours il se levait et sen allait. Il lui arrivait de me fixer longtemps dun regard pénétrant, je pensais : « il va parler » ; mais il sarrêtait et discourait sur un sujet ordinaire. Il commença à se plaindre de maux de tête. Un jour quil avait devisé longtemps et avec passion, je le vis tout à coup pâlir, son visage se contracta, il me fixait dun œil hagard.
« Quavez-vous, fis-je, vous sentez-vous mal ?
Je… savez-vous… jai… commis un assassinat. »
Il souriait en parlant, blanc comme un linge. Une pensée me traversa lesprit avant que jeusse rassemblé mes idées : « pourquoi sourit-il ? » Et je pâlis moi-même.
« Que dites-vous ? mécriai-je.
Voyez-vous, me répondit-il avec le même sourire triste, le premier mot ma coûté. Maintenant que jai commencé, je puis continuer. »
Je ne le crus pas tout de suite, mais seulement au bout de trois jours, lorsquil meut raconté tous les détails. Je le croyais fou ; pourtant, à ma douloureuse surprise, je finis par me convaincre quil disait vrai. Il avait assassiné, quatorze ans auparavant, une jeune dame riche et charmante, veuve dun propriétaire foncier, qui possédait un pied-à-terre dans notre ville. Il éprouva pour elle une vive passion, lui fit une déclaration et voulut la décider à devenir sa femme. Mais elle avait déjà donné son cœur à un autre, officier distingué, alors en campagne, dont elle attendait le prochain retour. Elle repoussa sa demande et le pria de cesser ses visites. Éconduit et connaissant la disposition de sa maison, il sy introduisit une nuit, par le jardin et le toit, avec une audace extraordinaire, au risque dêtre découvert. Mais, comme il arrive fréquemment, les crimes audacieux réussissent mieux que les autres. Il pénétra dans le grenier par une lucarne, et descendit dans les chambres par un petit escalier, sachant que les domestiques ne fermaient pas toujours à clef la porte de communication. Il comptait à juste raison sur leur négligence. Dans lobscurité, il se dirigea vers la chambre à coucher où brûlait une veilleuse. Comme par un fait exprès, les deux femmes de chambre étaient sorties en cachette, invitées chez une de leurs amies dont cétait la fête. Les autres domestiques couchaient au rez-de-chaussée. En la voyant endormie, sa passion se réveilla, puis une fureur vindicative et jalouse sempara de lui, et, ne se possédant plus, il lui plongea un couteau dans le cœur, sans quelle poussât un cri. Avec une astuce infernale, il sarrangea à détourner les soupçons sur les domestiques ; il ne dédaigna pas de prendre le porte-monnaie de sa victime, ouvrit la commode au moyen des clefs trouvées sous son oreiller, et déroba, comme un domestique ignorant, largent et les bijoux daprès leur volume, laissant de côté les plus précieux ainsi que les valeurs. Il sappropria aussi quelques souvenirs dont je reparlerai. Son forfait accompli, il sen retourna par le même chemin. Ni le lendemain, quand lalarme fut donnée, ni plus tard, personne neut lidée de soupçonner le véritable coupable. On ignorait son amour pour la victime, car il avait toujours été taciturne, renfermé et ne possédait pas damis. Il passait pour une simple connaissance de la défunte, quil navait dailleurs pas vue depuis quinze jours. On soupçonna aussitôt un certain Pierre, domestique serf de la victime, et aussitôt toutes les circonstances contribuèrent à confirmer ce soupçon, car il savait sa maîtresse décidée à le faire enrôler parmi les recrues quelle devait fournir, vu quil était célibataire et de mauvaise conduite. Il lavait menacée de mort, au cabaret, étant ivre. Il sétait sauvé deux jours avant lassassinat et, le lendemain, on le trouva ivre mort sur la route, aux abords de la ville, un couteau dans sa poche, la main droite ensanglantée. Il prétendit quil avait saigné du nez, mais on ne le crut pas. Les servantes avouèrent quelles sétaient absentées et quelles avaient laissé la porte dentrée ouverte jusquà leur retour. Il y eut dautres indices analogues, qui provoquèrent larrestation de ce domestique innocent. On instruisit son procès, mais au bout dune semaine, il contracta la fièvre chaude et mourut à lhôpital, sans avoir repris connaissance. Laffaire fut classée, on sen rapporta à la volonté de Dieu, et tous, juges, autorités, public, demeurèrent convaincus que ce domestique était lassassin. Alors commença le châtiment. Cet hôte mystérieux, devenu mon ami, me confia quau début il navait éprouvé aucun remords. Il regrettait seulement davoir tué une femme quil aimait et, en la supprimant, davoir supprimé son amour, alors que le feu de la passion lui brûlait les veines. Mais il oubliait presque alors le sang innocent répandu, lassassinat dun être humain. Lidée que sa victime aurait pu devenir la femme dun autre lui paraissait impossible ; aussi demeura-t-il longtemps persuadé quil ne pouvait agir autrement. Larrestation du domestique le troubla, mais sa maladie et sa mort le tranquillisèrent, car cet individu avait succombé à coup sûr pensait-il non à la peur causée par son arrestation, mais au refroidissement contracté en gisant une nuit entière sur la terre humide. Les objets et largent dérobés ne linquiétaient guère, car il navait pas volé par cupidité, mais pour détourner les soupçons. La somme était insignifiante, et bientôt il en fit don, en laugmentant considérablement, à un hospice qui se fondait dans notre ville. Il agit ainsi pour apaiser sa conscience et, chose curieuse, il y parvint pour un temps assez long. Il redoubla dactivité dans son service, se fit confier une mission ardue qui lui prit deux ans, et, grâce à la fermeté de son caractère, il oublia presque ce qui sétait passé, chassant délibérément cette pensée importune. Il se consacra à la bienfaisance, soccupa de bonnes œuvres dans notre ville, se signala dans les capitales, fut élu à Pétersbourg et à Moscou membre de sociétés philanthropiques. Enfin, il fut envahi par une rêverie douloureuse excédant ses forces. Il séprit alors dune jeune fille charmante, quil épousa bientôt, dans lespoir que le mariage dissiperait son angoisse solitaire et quen sacquittant scrupuleusement de ses devoirs envers sa femme et ses enfants, il bannirait les souvenirs dautrefois. Mais il arriva précisément le contraire de ce quil attendait. Dès le premier mois de son mariage, une idée le tourmentait sans cesse : « Ma femme maime, mais quadviendrait-il si elle savait ? » Lorsquelle fut enceinte de son premier enfant et le lui apprit, il se troubla : « Voici que je donne la vie, moi qui lai ôtée ! » Les enfants vinrent au monde : « Comment oserai-je les aimer, les instruire, les éduquer, comment leur parlerai-je de la vertu ? jai versé le sang. » Il eut de beaux enfants, il avait envie de les caresser : « Je ne puis regarder leurs visages innocents ; je nen suis pas digne. » Enfin il eut la vision menaçante et lugubre du sang de sa victime, qui criait vengeance, de la jeune vie quil avait anéantie. Des songes affreux lui apparurent. Ayant le cœur ferme, il endura longtemps ce supplice. « Jexpie mon crime en souffrant secrètement. » Mais cétait un vain espoir ; sa souffrance ne faisait que saggraver avec le temps. Le monde le respectait pour son activité bienfaisante, bien que son caractère morne et sévère inspirât la crainte ; mais plus ce respect grandissait, plus il lui devenait intolérable. Il mavoua quil avait songé au suicide. Mais un autre rêve se mit à le hanter, un rêve jugé dabord impossible et insensé, qui finit pourtant par sincorporer à son être au point de ne pouvoir len arracher ; il rêvait de faire laveu public de son crime. Il passa trois ans en proie à cette obsession, qui se présentait sous diverses formes. Enfin, il crut de tout son cœur que cet aveu soulagerait sa conscience et lui rendrait le repos pour toujours. Malgré cette assurance, il fut rempli deffroi : comment sy prendre, en effet ? Survint alors cet incident à mon duel.
« En vous regardant, conclut-il, jai pris mon parti.
Est-il possible, mécriai-je en joignant les mains, quun incident aussi insignifiant ait pu engendrer une semblable détermination ?
Ma détermination était conçue depuis trois ans, cet incident lui a servi dimpulsion. En vous regardant, je me suis fait des reproches et je vous ai envié, proféra-t-il avec rudesse.
Mais au bout de quatorze ans, on ne vous croira pas.
Jai des preuves accablantes. Je les produirai. »
Je me mis alors à pleurer, je lembrassai.
« Décidez sur un point, un seul ! me dit-il, comme si tout dépendait de moi maintenant. Ma femme, mes enfants ! Elle en mourra de chagrin, peut-être ; mes enfants conserveront leur rang, leur fortune, mais ils seront pour toujours les fils dun forçat. Et quel souvenir de moi garderont-ils dans leur cœur ! »
Je me taisais.
« Comment me séparer deux, les quitter pour toujours ? »
Jétais assis, murmurant à part moi une prière. Je me levai, enfin, épouvanté.
« Eh bien ! insista-t-il en me fixant.
Allez, dis-je, faites votre aveu. Tout passe, la vérité seule demeure. Vos enfants, devenus grands, comprendront la noblesse de votre détermination. »
En me quittant, sa résolution paraissait prise. Mais il vint me voir pendant plus de quinze jours tous les soirs, toujours se préparant, sans pouvoir se décider. Il mangoissait. Parfois, il arrivait résolu, disant dun air attendri :
« Je sais que, dès que jaurai avoué, ce sera pour moi le paradis. Durant quatorze ans, jai été en enfer. Je veux souffrir. Jaccepterai la souffrance et commencerai à vivre. Maintenant, je nose aimer ni mon prochain ni même mes enfants. Seigneur, ils comprendront peut-être ce que ma coûté ma souffrance et ne me blâmeront pas !
Tous comprendront votre acte plus tard, sinon maintenant, car vous aurez servi la vérité, la vérité supérieure, qui nest pas de ce monde… »
Il me quittait, consolé en apparence, et revenait le lendemain fâché, pâle, le ton ironique.
« Chaque fois que je viens, vous me dévisagez curieusement : « Tu nas encore rien avoué ? » Attendez, ne me méprisez pas trop. Ce nest pas si facile à faire que vous pensez. Peut-être ne le ferai-je pas. Vous nirez pas me dénoncer, hein ? »
Le dénoncer, moi qui, loin déprouver une curiosité déraisonnable, craignais même de le regarder ! Je souffrais, jétais navré, javais lâme pleine de larmes. Jen perdais le sommeil.
« Jétais avec ma femme tout à lheure, reprit-il. Comprenez-vous ce que cest quune femme ? En partant, les enfants mont crié : « Au revoir papa, revenez vite nous faire la lecture. » Non, vous ne pouvez le comprendre. Malheur dautrui ninstruit pas. »
Ses yeux étincelaient, ses lèvres frémissaient. Soudain, cet homme si calme dordinaire frappa du poing sur la table ; les objets qui sy trouvaient en tremblèrent.
« Dois-je me dénoncer ? Faut-il le faire ? Personne na été condamné, personne nest allé au bagne à cause de moi, le domestique est mort de maladie. Jai expié par mes souffrances le sang versé. Dailleurs, on ne me croira pas, on najoutera pas foi à mes preuves. Faut-il avouer ? Je suis prêt à expier mon crime jusquà la fin, pourvu quil ne rejaillisse pas sur ma femme et mes enfants. Est-ce juste de les perdre avec moi ? Nest-ce pas une faute ? Où est la vérité ? Ces gens sauront-ils la reconnaître, lapprécier ? »
« Seigneur, pensais-je, il songe à lestime publique dans un pareil moment ! » Il minspirait une telle pitié que jeusse partagé son sort, ne fût-ce que pour le soulager. Il avait lair égaré. Je frémis, car non seulement je comprenais, mais je sentais ce que coûte une pareille détermination.
« Décidez de mon sort ! sécria-t-il.
Allez vous dénoncer », murmurai-je dun ton ferme bien que la voix me manquât. Je pris sur la table lÉvangile et lui montrai le verset 24 du chapitre XII de saint Jean : En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais, sil meurt, il porte beaucoup de fruit. Je venais de lire ce verset avant son arrivée.
Il le lut.
« Cest vrai, avoua-t-il, mais avec un sourire amer. Cest effrayant ce quon trouve dans ces livres, fit-il après une pause ; il est facile de les fourrer sous le nez. Et qui les a écrits, seraient-ce les hommes ?
Cest le Saint-Esprit.
Il vous est facile de bavarder », dit-il souriant de nouveau, mais presque avec haine.
Je repris le livre, louvris à une autre page et lui montrai lÉpître aux Hébreux, chapitre X verset 31. Il lut :
Cest une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant.
Il rejeta le livre, tout tremblant.
« Voilà un verset terrible ; ma parole, vous avez su le choisir. Il se leva. Eh bien ! adieu, peut-être ne reviendrai-je pas… Nous nous reverrons en paradis. Donc, voilà quatorze ans que « je suis tombé entre les mains du Dieu vivant ». Demain, je prierai ces mains de me laisser aller… »
Jaurais voulu létreindre, lembrasser, mais je nosai ; son visage contracté faisait peine à voir. Il sortit. « Seigneur, pensai-je, où va-t-il ? » Je tombai à genoux devant licône et implorai pour lui la sainte Mère de Dieu, médiatrice, auxiliatrice. Une demi-heure se passa dans les larmes et la prière ; il était déjà tard, environ minuit. Soudain la porte souvre, cétait encore lui. Je me montrai surpris.
« Où étiez-vous ? lui demandai-je.
Je crois que jai oublié quelque chose… mon mouchoir… Eh bien ! même si je nai rien oublié, laissez-moi masseoir… »
Il sassit. Je restai debout devant lui.
« Asseyez-vous aussi. »
Jobéis. Nous restâmes ainsi deux minutes ; il me dévisageait ; tout à coup, il sourit, puis il métreignit, membrassa…
« Souviens-toi que je suis revenu te trouver. Tu mentends, souviens-toi ! »
Cétait la première fois quil me tutoyait. Il partit. « Demain », pensai-je.
Javais deviné juste. Jignorais alors, nétant allé nulle part ces derniers jours, que son anniversaire tombait précisément le lendemain. À cette occasion, il y avait chez lui une réception où assistait toute la ville. Elle eut lieu comme de coutume. Après le repas, il savança au milieu de ses invités, tenant en main un papier adressé à ses chefs. Comme ils étaient présents, il en donna lecture à tous les assistants : cétait un récit détaillé de son crime ! « Comme un monstre, je me retranche de la société ; Dieu ma visité, concluait-il, je veux souffrir. » En même temps, il déposa sur la table les pièces à conviction gardées durant quatorze ans : des bijoux de la victime dérobés pour détourner les soupçons, un médaillon et une croix retirés de son cou, son carnet et deux lettres ; une de son fiancé linformant de sa prochaine arrivée, et celle quelle avait commencée en réponse pour lexpédier le lendemain. Pourquoi avoir pris ces deux lettres et les avoir conservées durant quatorze ans, au lieu de les détruire, comme des preuves ? Quarriva-t-il ? tous furent saisis de surprise et deffroi, mais personne ne voulut le croire, bien quon lécoutât avec une curiosité extraordinaire, comme un malade ; quelques jours après, on tomba daccord que le malheureux était fou. Ses chefs et la justice furent contraints de donner suite à laffaire, mais bientôt on la classa ; bien que les objets présentés et les lettres donnassent à penser, on estima que, même si ces pièces étaient authentiques, elles ne pouvaient servir de base à une accusation formelle. La défunte pouvait les lui avoir confiées elle-même. Jappris ensuite que leur authenticité avait été vérifiée par de nombreuses connaissances de la victime, et quil ne subsistait aucun doute. Mais, de nouveau, cette affaire ne devait pas aboutir. Cinq jours plus tard, on sut que linfortuné était tombé malade et quon craignait pour sa vie. Je ne puis expliquer la nature de sa maladie, attribuée à des troubles cardiaques ; on apprit quà la demande de sa femme les médecins avaient examiné son état mental et conclu à la folie. Je ne fus témoin de rien, pourtant on maccablait de questions, et quand je voulus le visiter, on me le défendit longtemps, surtout sa femme. « Cest vous, me dit-elle, qui lavez démoralisé ; il était déjà morose, la dernière année son agitation extraordinaire et les bizarreries de sa conduite ont frappé tout le monde, et vous lavez perdu ; cest vous qui lavez endoctriné, il ne vous quittait pas durant ce mois. » Et non seulement sa femme, mais tout le monde en ville maccusait : « Cest votre faute », disait-on. Je me taisais, le cœur joyeux de cette manifestation et de la miséricorde divine envers un homme qui sétait condamné lui-même. Quant à sa folie, je ne pouvais y croire. On madmit enfin auprès de lui, il lavait demandé avec insistance pour me faire ses adieux. Au premier abord, je vis que ses jours étaient comptés. Affaibli, le teint jaune, les mains tremblantes, il suffoquait, mais il y avait de la joie, de lémotion dans son regard.
« Cela sest accompli ! prononça-t-il ; il y a longtemps que je désirais te voir, pourquoi nes-tu pas venu ? »
Je lui dissimulai quon mavait consigné sa porte.
« Dieu me prend en pitié et me rappelle à lui. Je sais que je vais mourir, mais je me sens calme et joyeux, pour la première fois depuis tant dannées. Après ma confession, ce fut dans mon âme le paradis. Maintenant jose aimer mes enfants et les embrasser. On ne me croit pas, personne ne ma cru, ni ma femme ni mes juges ; mes enfants ne le croiront jamais. Jy vois la preuve de la miséricorde divine envers eux. Ils hériteront dun nom sans tache. À présent, je pressens Dieu, mon cœur exulte comme en paradis… Jai accompli mon devoir… »
Incapable de parler, il haletait, me serrait la main, me regardait dun air exalté. Mais nous ne causâmes pas longtemps, sa femme nous surveillait furtivement. Il put cependant murmurer :
« Te rappelles-tu que je suis retourné chez toi à minuit ? Je te recommandai même de ten souvenir. Sais-tu pourquoi je venais ? Je venais pour te tuer ! »
Je frissonnai.
« Après tavoir quitté, je rôdai dans les ténèbres, en lutte avec moi-même. Tout à coup je ressentis pour toi une haine presque intolérable. « Maintenant, pensai-je, il me tient, cest mon juge, je suis forcé de me dénoncer, car il sait tout. » Non que je craignisse ta dénonciation (je ny songeais pas), mais je me disais : « Comment oserai-je le regarder, si je ne maccuse pas ? » Et quand tu aurais été aux antipodes, la seule idée que tu existes et me juges, sachant tout, meût été insupportable. Je te pris en haine, comme responsable de tout. Je retournai chez toi, me rappelant que tu avais un poignard sur ta table. Je massis et te priai den faire autant ; durant une minute je réfléchis. En te tuant, je me perdais, même sans avouer lautre crime. Mais je ny songeais pas, je ne voulais pas y songer à cet instant. Je te haïssais et brûlais de me venger de toi. Mais le Seigneur lemporta sur le diable dans mon cœur. Sache, pourtant, que tu nas jamais été si près de la mort. »
Il mourut au bout dune semaine. Toute la ville suivit son cercueil. Le prêtre prononça une allocution émue. On déplora la terrible maladie qui avait mis fin à ses jours. Mais tout le monde se dressa contre moi lors de ses funérailles, on cessa même de me recevoir. Pourtant, quelques personnes, de plus en plus nombreuses, admirent la vérité de ses allégations ; on vint souvent minterroger avec une maligne curiosité, car la chute et le déshonneur du juste causent de la satisfaction. Mais je gardai le silence et quittai bientôt tout à fait la ville ; cinq mois après, le Seigneur me jugea digne dentrer dans la bonne voie, et je le bénis de mavoir si visiblement guidé. Quant à linfortuné Michel, je le mentionne chaque jour dans mes prières. »
III. Extrait des entretiens et de la doctrine du « starets » Zosime
e) Du religieux russe et de son rôle possible.
« Pères et maîtres, quest-ce quun religieux ? De nos jours, dans les milieux éclairés on prononce ce terme avec ironie, parfois même comme une injure. Et cela va en augmentant. Il est vrai, hélas ! quon compte, même parmi les moines, bien des fainéants, sensuels et paillards, bien deffrontés vagabonds. « Vous nêtes que des paresseux, des membres inutiles de la société, vivant du travail dautrui, des mendiants sans vergogne. » Cependant, combien de moines sont humbles et doux, combien aspirent à la solitude pour sy livrer à de ferventes prières. On ne parle guère deux, on les passe même sous silence, et jétonnerais bien des gens en disant que ce sont eux qui sauveront peut-être encore une fois la terre russe ! Car ils sont vraiment prêts pour « le jour et lheure, le mois et lannée ». Ils gardent dans leur solitude limage du Christ, splendide et intacte, dans la pureté de la vérité divine, léguée par les Pères de lÉglise, les apôtres et les martyrs, et quand lheure sera venue, ils la révéleront au monde ébranlé. Cest une grande idée. Cette étoile brillera à lOrient.
Voilà ce que je pense des religieux ; se peut-il que je me trompe, que ce soit de la présomption ? Regardez tous ces gens qui se dressent au-dessus du peuple chrétien, nont-ils pas altéré limage de Dieu et sa vérité ? Ils ont la science, mais une science assujettie aux sens. Quant au monde spirituel, la moitié supérieure de lêtre humain, on le repousse, on le bannit allégrement, même avec haine. Le monde a proclamé la liberté, ces dernières années surtout ; mais que représente cette liberté ! Rien que lesclavage et le suicide ! Car le monde dit : « Tu as des besoins, assouvis-les, tu possèdes les mêmes droits que les grands, et les riches. Ne crains donc pas de les assouvir, accrois-les même » ; voilà ce quon enseigne maintenant. Telle est leur conception de la liberté. Et que résulte-t-il de ce droit à accroître les besoins ? Chez les riches, la solitude et le suicide spirituel ; chez les pauvres, lenvie et le meurtre, car on a conféré des droits, mais on na pas encore indiqué les moyens dassouvir les besoins. On assure que le monde, en abrégeant les distances, en transmettant la pensée dans les airs, sunira toujours davantage, que la fraternité régnera. Hélas ! ne croyez pas à cette union des hommes. Concevant la liberté comme laccroissement des besoins et leur prompte satisfaction, ils altèrent leur nature, car ils font naître en eux une foule de désirs insensés, dhabitudes et dimaginations absurdes. Ils ne vivent que pour senvier mutuellement, pour la sensualité et lostentation. Donner des dîners, voyager, posséder des équipages, des grades, des valets, passe pour une nécessité à laquelle on sacrifie jusquà sa vie, son honneur et lamour de lhumanité, on se tuera même, faute de pouvoir la satisfaire. Il en est de même chez ceux qui ne sont pas riches ; quant aux pauvres, linassouvissement des besoins et lenvie sont pour le moment noyés dans livresse. Mais bientôt, au lieu de vin, ils senivreront de sang, cest le but vers lequel on les mène. Dites-moi si un tel homme est libre. Un « champion de lidée » me racontait un jour quétant en prison on le priva de tabac et que cette privation lui fut si pénible quil faillit trahir son « idée » pour en obtenir. Or, cet individu prétendait « lutter pour lhumanité ». De quoi peut-il être capable ? Tout au plus dun effort momentané, quil ne soutiendra pas longtemps. Rien détonnant à ce que les hommes aient rencontré la servitude au lieu de la liberté, et quau lieu de servir la fraternité et lunion ils soient tombés dans la désunion et la solitude, comme me le disait jadis mon hôte mystérieux et mon maître. Aussi lidée du dévouement à lhumanité, de la fraternité, de la solidarité disparaît-elle graduellement dans le monde ; en réalité, on laccueille même avec dérision, car comment se défaire de ses habitudes, où ira ce prisonnier des besoins innombrables que lui-même a inventés ? Dans la solitude, il se soucie fort peu de la collectivité. En fin de compte, les biens matériels se sont accrus et la joie a diminué.
Bien différente est la vie du religieux. On se moque de lobéissance, du jeûne, de la prière ; cependant cest la seule voie qui conduise à la vraie liberté ; je retranche les besoins superflus, je dompte et je flagelle par lobéissance ma volonté égoïste et hautaine, je parviens ainsi, avec laide de Dieu, à la liberté de lesprit et avec elle à la gaieté spirituelle ! Lequel dentre eux est plus capable dexalter une grande idée, de se mettre à son service, le riche isolé ou le religieux affranchi de la tyrannie des habitudes ? On fait au religieux un grief de son isolement : « En te retirant dans un monastère pour faire ton salut, tu désertes la cause fraternelle de lhumanité. » Mais voyons qui sert le plus la fraternité. Car lisolement est de leur côté, non du nôtre, mais ils ne le remarquent pas. Cest de notre milieu que sortirent jadis les hommes daction du peuple, pourquoi nen serait-il pas ainsi de nos jours ? Ces jeûneurs et ces taciturnes doux et humbles se lèveront pour servir une noble cause. Cest le peuple qui sauvera la Russie. Le monastère russe fut toujours avec le peuple. Si le peuple est isolé, nous le sommes aussi. Il partage notre foi, et un homme politique incroyant ne fera jamais rien en Russie, fût-il sincère et doué de génie. Souvenez-vous-en. Le peuple terrassera lathée et la Russie sera unifiée dans lorthodoxie. Préservez le peuple et veillez sur son cœur. Instruisez-le dans la paix. Voilà notre mission de religieux, car ce peuple porte Dieu en lui. »
f) Des maîtres et des serviteurs peuvent-ils devenir mutuellement des frères en esprit ?
« Il faut avouer que le peuple aussi est en proie au péché. La corruption augmente visiblement tous les jours. Lisolement envahit le peuple ; les accapareurs et les sangsues font leur apparition. Déjà le marchand est toujours plus avide dhonneurs, il aspire à montrer son instruction, sans en avoir aucune ; à cet effet, il dédaigne les anciens usages, rougit même de la foi de ses pères ; il va chez les princes, tout en nétant quun moujik dépravé. Le peuple est démoralisé par livrognerie et ne peut sen guérir. Que de cruautés dans la famille, envers la femme et même les enfants, causées par elle ! Jai vu dans les usines des enfants de neuf ans, débiles, atrophiés, voûtés et déjà corrompus. Un local étouffant, le bruit des machines, le travail incessant, les obscénités, leau-de-vie, est-ce là ce qui convient à lâme dun jeune enfant ? Il lui faut le soleil, les jeux de son âge, de bons exemples et un minimum de sympathie. Il faut que cela cesse ; religieux, mes frères, les souffrances des enfants doivent prendre fin, levez-vous et prêchez. Mais Dieu sauvera la Russie, car si le bas peuple est perverti et croupit dans le péché, il sait que Dieu a le péché en horreur et quil est coupable devant Lui. De sorte que notre peuple na pas cessé de croire à la vérité ; il reconnaît Dieu et verse des larmes dattendrissement. Il nen va pas de même chez les grands. Adeptes de la science, ils veulent sorganiser équitablement par leur seule raison, sans le Christ ; déjà ils ont proclamé quil ny a pas de crime ni de péché. Ils ont raison à leur point de vue, car sans Dieu, où est le crime ? En Europe, le peuple se soulève déjà contre les riches ; partout ses chefs lincitent au meurtre et lui enseignent que sa colère est juste. Mais « maudite est leur colère, car elle est cruelle ». Quant à la Russie, le Seigneur la sauvera comme il la sauvée maintes fois. Cest du peuple que viendra le salut, de sa foi, de son humilité. Mes Pères, préservez la foi du peuple, je ne rêve pas : toute ma vie jai été frappé de la noble dignité de notre grand peuple, je lai vue, je puis lattester. Il nest pas servile, après un esclavage de deux siècles. Il est libre dallure et de manières, mais sans vouloir offenser personne. Il nest ni vindicatif ni envieux. « Tu es distingué, riche, intelligent, tu as du talent soit, que Dieu te bénisse. Je te respecte, mais sache que moi aussi je suis un homme. Le fait que je te respecte sans tenvier te révèle ma dignité humaine. » En vérité, sils ne le disent pas (car ils ne savent pas encore le dire), ils agissent ainsi, je lai vu, je lai éprouvé moi-même, et, le croirez-vous ? plus lhomme russe est pauvre et humble, plus on remarque en lui cette noble vérité, car les riches parmi eux, les accapareurs et les sangsues sont déjà pervertis pour la plupart, et notre négligence, notre indifférence y sont pour beaucoup. Mais Dieu sauvera les siens, car la Russie est grande par son humilité. Je songe à notre avenir, il me semble le voir apparaître, car il arrivera que le riche le plus dépravé finira par rougir de sa richesse vis-à-vis du pauvre, et le pauvre, voyant son humilité, comprendra et répondra joyeusement, amicalement, à sa noble confusion. Soyez sûrs de ce dénouement ; on y tend ! Il ny a dégalité que dans la dignité spirituelle, et cela nest compris que chez nous. Quil y ait des frères, la fraternité régnera, et sans la fraternité, on ne pourra jamais partager les biens. Nous gardons limage du Christ et elle resplendira aux yeux du monde entier comme un diamant précieux… Ainsi soit-il !
Pères et maîtres, il mest arrivé une fois quelque chose de touchant. Lors de mes pérégrinations, je rencontrai dans la ville de K… mon ancienne ordonnance Athanase, huit ans après mêtre séparé de lui. Mayant aperçu, par hasard, au marché, il me reconnut, accourut tout joyeux : « Père, cest bien vous ? Se peut-il que je vous voie ? » Il me conduisit chez lui. Libéré du service, il sétait marié et avait déjà deux jeunes enfants. Sa femme et lui vivaient dun petit commerce à léventaire. Leur chambre était pauvre, mais propre et gaie. Il me fit asseoir, prépara le samovar, envoya chercher sa femme, comme si je lui faisais une fête en venant chez lui. Il me présenta ses deux enfants : « Bénissez-les, mon Père. Est-ce à moi de les bénir, répondis-je, je ne suis quun humble religieux, je prierai Dieu pour eux ; quant à toi, Athanase Pavlovitch, je ne toublie jamais dans mes prières, depuis ce fameux jour, car tu es cause de tout. » Je lui expliquai la chose de mon mieux. Il me regardait sans pouvoir se faire à lidée que son ancien maître, un officier, se trouvait maintenant devant lui dans cet habit ; il en pleura même. « Pourquoi pleures-tu, lui dis-je, toi que je ne puis oublier. Réjouis-toi plutôt avec moi, mon bien cher, car ma route est illuminée de bonheur. » Il ne parlait guère, mais soupirait et hochait la tête avec attendrissement. « Quavez-vous fait de votre fortune ? Je lai donnée au monastère, nous vivons en communauté. » Après le thé, je leur fis mes adieux ; il me donna cinquante kopeks, une offrande pour le monastère, et je le vois qui men met cinquante autres dans la main, hâtivement. « Cest pour vous, me dit-il, qui voyagez ; cela peut vous servir, mon Père. » Jacceptai sa pièce, le saluai, lui et sa femme, et men allai joyeux pensant en chemin : « Tous deux sans doute, lui dans sa maison et moi qui marche, nous soupirons et nous sourions joyeusement, le cœur content, en nous rappelant comment Dieu nous fit nous rencontrer. Jétais son maître, il était mon serviteur, et voici quen nous embrassant avec émotion, nous nous sommes confondus dans une noble union. » Je ne lai jamais revu depuis, mais jai beaucoup songé à ces choses et à présent je me dis : est-il inconcevable que cette grande et franche union puisse se réaliser partout à son heure, parmi les Russes ? Je crois quelle se réalisera et que lheure est proche.
À propos des serviteurs, jajouterai ce qui suit. Quand jétais jeune, je mirritais fréquemment contre eux : « La cuisinière a servi trop chaud, lordonnance na pas brossé mes habits. » Mais je fus éclairé par la pensée de mon cher frère, à qui javais entendu dire dans mon enfance : « Suis-je digne dêtre servi par un autre ? Ai-je le droit dexploiter sa misère et son ignorance ? » Je métonnai alors que les idées les plus simples, les plus évidentes, nous viennent si tard à lesprit. On ne peut se passer de serviteurs en ce monde, mais faites en sorte que le vôtre se sente chez vous plus libre moralement que sil nétait pas un serviteur. Pourquoi ne serais-je pas le serviteur du mien, et pourquoi ne le verrait-il pas, sans nulle fierté de ma part ni défiance de la sienne ? Pourquoi mon serviteur ne serait-il pas comme mon parent que jadmettrais enfin avec joie dans ma famille ? Dores et déjà, cela est réalisable et servira de base à la magnifique union de lavenir, quand lhomme ne voudra plus transformer en serviteurs ses semblables, comme à présent, mais désirera ardemment, au contraire, devenir lui-même le serviteur de tous selon lÉvangile. Serait-ce un rêve de croire que finalement lhomme trouvera sa joie uniquement dans les œuvres de civilisation et de charité et non, comme de nos jours, dans les satisfactions brutales, la gloutonnerie, la fornication, lorgueil, la vantardise, la suprématie jalouse des uns sur les autres ? Je suis persuadé que ce nest pas un rêve et que les temps sont proches. On rit, on demande : quand ces temps viendront-ils ? est-il probable quils viennent ? Je pense que nous accomplirons cette grande œuvre avec le Christ. Combien didées en ce monde, dans lhistoire de lhumanité, étaient irréalisables dix ans auparavant, lesquelles apparurent soudain quand leur terme mystérieux fut arrivé, et se répandirent sur toute la terre ! Il en sera de même pour nous ; notre peuple brillera devant le monde et tous diront : « La pierre que les architectes avaient rejetée est devenue la pierre angulaire. » On pourrait demander aux railleurs : si nous rêvons, quand élèverez-vous votre édifice, quand vous organiserez-vous équitablement par votre seule raison, sans le Christ ? Sils affirment tendre aussi à lunion, il ny a vraiment que les plus naïfs dentre eux pour le croire, si bien quon peut sétonner de cette naïveté. En réalité, il y a plus de fantaisie chez eux que chez nous. Ils peuvent sorganiser selon la justice, mais ayant repoussé le Christ ils finiront par inonder le monde de sang, car le sang appelle le sang, et celui qui a tiré lépée périra par lépée. Sans la promesse du Christ, ils sextermineraient jusquà ce quil nen restât que deux. Et dans leur orgueil, ceux-ci ne pourraient se contenir, le dernier supprimerait lavant-dernier et lui-même ensuite. Voilà ce qui adviendrait sans la promesse du Christ darrêter cette lutte pour lamour des doux et des humbles. Après mon duel, portant encore luniforme, il marriva de parler des serviteurs en société ; je me souviens que jétonnai tout le monde. « Eh quoi, il faudrait daprès vous installer nos serviteurs dans un fauteuil et leur offrir du thé ! » Je leur répondis : « Pourquoi pas, ne serait-ce que de temps en temps ? » Ce fut un éclat de rire général. Leur question était frivole et ma réponse manquait de clarté ; mais je pense quelle renfermait une certaine vérité. »
g) De la prière, de lamour, du contact avec les autres mondes.
« Jeune homme, noublie pas la prière. Toute prière, si elle est sincère, exprime un nouveau sentiment, elle est la source dune idée nouvelle que tu ignorais et qui te réconfortera, et tu comprendras que la prière est une éducation. Souviens-toi encore de répéter chaque jour, et toutes les fois que tu peux, mentalement : « Seigneur, aie pitié de tous ceux qui comparaissent maintenant devant toi. » Car à chaque heure, des milliers dêtres terminent leur existence terrestre et leurs âmes arrivent devant le Seigneur ; combien parmi eux ont quitté la terre dans lisolement, ignorés de tous, tristes et angoissés de lindifférence générale. Et peut-être quà lautre bout du monde, ta prière pour lui montera à Dieu, sans que vous vous soyez connus. Lâme saisie de crainte en présence du Seigneur, il sera touché davoir lui aussi sur la terre quelquun qui laime et qui intercède pour lui. Et Dieu vous regardera tous deux avec plus de miséricorde, car si tu as une telle pitié de cette âme, Il en aura dautant plus, Lui dont la miséricorde et lamour sont infinis. Et Il lui pardonnera à cause de toi.
Mes frères, ne craignez pas le péché, aimez lhomme même dans le péché, cest là limage de lamour divin, il ny en a pas de plus grand sur la terre. Aimez toute la création dans son ensemble et dans ses éléments, chaque feuille, chaque rayon, les animaux, les plantes. En aimant chaque chose, vous comprendrez le mystère divin dans les choses. Layant une fois compris, vous le connaîtrez toujours davantage, chaque jour. Et vous finirez par aimer le monde entier dun amour universel. Aimez les animaux, car Dieu leur a donné le principe de la pensée et une joie paisible. Ne la troublez pas, ne les tourmentez pas en leur ôtant cette joie, ne vous opposez pas au plan de Dieu. Homme, ne te dresse pas au-dessus des animaux ; ils sont sans péché, tandis quavec ta grandeur tu souilles la terre par ton apparition, laissant après toi une trace de pourriture, cest le sort de presque chacun de nous, hélas ! Aimez particulièrement les enfants, car eux aussi sont sans péché, comme les anges, ils existent pour toucher nos cœurs, les purifier, ils sont pour nous comme une indication. Malheur à qui offense un de ces petits ! Cest le frère Anthyme qui ma appris à les aimer ; sans rien dire, avec les kopeks quon nous donnait dans nos pérégrinations, il achetait parfois du sucre dorge et du pain dépice pour les leur distribuer ; il ne pouvait passer près des enfants sans être ému.
On se demande parfois, surtout en présence du péché : « Faut-il recourir à la force ou à lhumble amour ? » Nemployez jamais que cet amour, vous pourrez ainsi soumettre le monde entier. Lhumanité pleine damour est une force redoutable, à nulle autre pareille. Chaque jour, à chaque instant, surveillez-vous, gardez une attitude digne. Vous avez passé à côté dun petit enfant en blasphémant, sous lempire de la colère, sans le remarquer ; mais lui vous a vu, et il garde peut-être dans son cœur innocent votre image avilissante. Sans le savoir vous avez peut-être semé dans son âme un mauvais germe qui risque de se développer, et cela parce que vous vous êtes oublié devant cet enfant, parce que vous navez pas cultivé en vous lamour actif, réfléchi. Mes frères, lamour est un maître, mais il faut savoir lacquérir, car il sacquiert difficilement, au prix dun effort prolongé ; il faut aimer, en effet, non pour un instant, mais jusquau bout. Nimporte qui, même un scélérat, est capable dun amour fortuit. Mon frère demandait pardon aux oiseaux ; cela semble absurde, mais cest juste, car tout ressemble à lOcéan, où tout sécoule et communique, on touche à une place et cela se répercute à lautre bout du monde. Admettons que ce soit une folie de demander pardon aux oiseaux, mais les oiseaux, et lenfant, et chaque animal qui vous entoure se sentiraient plus à laise, si vous-même étiez plus digne que vous ne lêtes maintenant, si peu que ce fût. Alors vous prieriez les oiseaux ; possédé tout entier par lamour dans une sorte dextase, vous les prieriez de vous pardonner vos péchés. Chérissez cette extase, si absurde quelle paraisse aux hommes.
Mes amis, demandez à Dieu la joie. Soyez gais comme les enfants, comme les oiseaux des cieux. Ne vous laissez pas troubler dans votre apostolat par le péché ; ne craignez pas quil ternisse votre œuvre et vous empêche de laccomplir ; ne dites pas : « Le péché, limpiété, le mauvais exemple sont puissants, tandis que nous sommes faibles, isolés ; le mal triomphera, étouffera le bien. » Ne vous laissez pas abattre ainsi, mes enfants ! Il ny a quun moyen de salut : prends à ta charge tous les péchés des hommes. En effet, mon ami, dès que tu répondras sincèrement pour tous et pour tout, tu verras aussitôt quil en est vraiment ainsi, que tu es coupable pour tous et pour tout. Mais en rejetant ta paresse et ta faiblesse sur les autres, tu deviendras finalement dun orgueil satanique, et tu murmureras contre Dieu. Voici ce que je pense de cet orgueil ; il nous est difficile de le comprendre ici-bas, cest pourquoi on tombe si facilement dans lerreur, on sy abandonne, en simaginant accomplir quelque chose de grand, de noble. Parmi les sentiments et les mouvements les plus violents de notre nature, il y en a beaucoup que nous ne pouvons pas encore comprendre ici-bas ; ne te laisse pas séduire, ne pense pas que cela puisse te servir en quoi que ce soit de justification, car le souverain Juge te demandera compte de ce que tu pouvais comprendre, et non du reste ; tu ten convaincras toi-même, car tu discerneras tout exactement et ne feras pas dobjections. Sur la terre, nous sommes errants, et si nous navions pas la précieuse image du Christ pour nous guider, nous succomberions et nous égarerions tout à fait, comme le genre humain avant le déluge. Bien des choses nous sont cachées en ce monde ; en revanche, nous avons la sensation mystérieuse du lien vivant qui nous rattache au monde céleste ; les racines de nos sentiments et de nos idées ne sont pas ici, mais ailleurs. Voilà pourquoi les philosophes disent quil est impossible sur la terre de comprendre lessence des choses. Dieu a emprunté les semences aux autres mondes pour les semer ici-bas et a cultivé son jardin. Tout ce qui pouvait pousser la fait, mais les plantes que nous sommes vivent seulement par le sentiment de leur contact avec ces mondes mystérieux ; lorsque ce sentiment saffaiblit ou disparaît, ce qui avait poussé en nous périt. Nous devenons indifférents à légard de la vie, nous la prenons même en aversion. Cest du moins mon idée. »
h) Peut-on être le juge de ses semblables ? De la foi jusquau bout.
« Souviens-toi que tu ne peux être le juge de personne. Car avant de juger un criminel, le juge doit savoir quil est lui-même aussi criminel que laccusé, et peut-être plus que tous coupable de son crime. Quand il laura compris, il peut être juge. Si absurde que cela semble, cest la vérité. Car si jétais moi-même un juste, peut-être ny aurait-il pas de criminel devant moi. Si tu peux te charger du crime de laccusé que tu juges dans ton cœur, fais-le immédiatement et souffre à sa place ; quant à lui, laisse-le aller sans reproche. Et même si la loi ta institué son juge, autant quil est possible, rends la justice aussi dans cet esprit, car une fois parti il se condamnera encore plus sévèrement que ton tribunal. Sil sen va insensible à tes bons traitements et en se moquant de toi, nen sois pas impressionné ; cest que son heure nest pas encore venue, mais elle viendra, et dans le cas contraire, un autre à sa place comprendra, souffrira, se condamnera, saccusera lui-même, et la vérité sera accomplie. Crois fermement à cela, cest là-dessus que reposent lespérance et la foi des saints. Ne te lasse pas dagir. Si tu te souviens la nuit, avant de tendormir, que tu nas pas accompli ce quil fallait, lève-toi aussitôt pour laccomplir. Si ton entourage, par malice et indifférence, refuse de técouter, mets-toi à genoux et demande-lui pardon, car en vérité, cest ta faute sil ne veut pas técouter. Si tu ne peux parler à ceux qui sont aigris, sers-les en silence et dans lhumilité, sans jamais désespérer. Si tous te quittent et quon te chasse avec violence, demeuré seul, prosterne-toi, baise la terre, arrose-la de tes larmes, et ces larmes porteront des fruits, quand bien même personne ne te verrait, ne tentendrait dans ta solitude. Crois jusquau bout, même si tous les hommes sétaient fourvoyés et que tu fusses seul demeuré fidèle ; apporte alors ton offrande et loue Dieu, ayant seul gardé la foi. Et si deux hommes tels que toi sassemblent, alors voilà la plénitude de lamour vivant, embrassez-vous avec effusion et louez le Seigneur ; car sa vérité sest accomplie, ne fût-ce quen vous deux.
Si tu as péché toi-même et que tu en sois mortellement affligé, réjouis-toi pour un autre, pour un juste, réjouis-toi de ce que lui, en revanche, est juste et na pas péché.
Si tu es indigné et navré de la scélératesse des hommes, jusquà vouloir en tirer vengeance, redoute par-dessus tout ce sentiment ; impose-toi la même peine que si tu étais toi-même coupable de leur crime. Accepte cette peine et endure-la, ton cœur sapaisera, tu comprendras que toi aussi, tu es coupable, car tu aurais pu éclairer les scélérats même en qualité de seul juste, et tu ne las pas fait. En les éclairant, tu leur aurais montré une autre voie, et lauteur du crime ne leût peut-être pas commis, grâce à la lumière. Si même les hommes restent insensibles à cette lumière malgré tes efforts, et quils négligent leur salut, demeure ferme et ne doute pas de la puissance de la lumière céleste ; sois persuadé que sils nont pas été sauvés maintenant, ils le seront plus tard. Sinon, leurs fils seront sauvés à leur place, car ta lumière ne périra pas, même si tu étais mort. Le juste disparaît, mais sa lumière reste. Cest après la mort du sauveur que lon se sauve. Le genre humain repousse ses prophètes, il les massacre, mais les hommes aiment leurs martyrs et vénèrent ceux quils ont fait périr. Cest pour la collectivité que tu travailles, pour lavenir que tu agis. Ne cherche jamais de récompense, car tu en as déjà une grande sur cette terre : ta joie spirituelle, que seul le juste a en partage. Ne crains ni les grands ni les puissants, mais sois sage et toujours digne. Observe la mesure, connais les termes, instruis-toi à ce sujet. Retiré dans la solitude, prie. Prosterne-toi avec amour et baise la terre. Aime inlassablement, insatiablement, tous et tout, recherche cette extase et cette exaltation. Arrose la terre de larmes dallégresse, aime ces larmes. Ne rougis pas de cette extase, chéris-la, car cest un grand don de Dieu, accordé seulement aux élus. »
i) De lenfer et du feu éternel. Considération mystique.
« Mes Pères, je me demande : « Quest-ce que lenfer ? » Je le définis ainsi : « la souffrance de ne plus pouvoir aimer ». Une fois, dans linfini de lespace et du temps, un être spirituel, par son apparition sur la terre, a eu la possibilité de dire : « je suis et jaime ». Une fois seulement lui a été accordé un moment damour actif et vivant ; à cette fin lui a été donnée la vie terrestre, bornée dans le temps ; or, cet être heureux a repoussé ce don inestimable, ne la ni apprécié ni aimé, la considéré ironiquement, y est resté insensible. Un tel être, ayant quitté la terre, voit le sein dAbraham, sentretient avec lui comme il est dit dans la parabole de Lazare et du mauvais riche, il contemple le paradis, peut sélever jusquau Seigneur, mais ce qui le tourmente précisément, cest quil se présente sans avoir aimé, quil entre en contact avec ceux qui ont aimé, et dont il a dédaigné lamour. Car il a une claire notion des choses et se dit : « Maintenant jai la connaissance et, malgré ma soif damour, cet amour sera sans valeur, ne représentera aucun sacrifice, car la vie terrestre est terminée et Abraham ne viendra pas apaiser fût-ce par une goutte deau vive ma soif ardente damour spirituel, dont je brûle maintenant, après lavoir dédaigné sur la terre. La vie et le temps sont à présent révolus. Je donnerais avec joie ma vie pour les autres, mais cest impossible, car la vie que lon pouvait sacrifier à lamour est écoulée, un abîme la sépare de lexistence actuelle. » On parle du feu de lenfer au sens littéral ; je crains de sonder ce mystère, mais je pense que si même il y avait de véritables flammes, les damnés sen réjouiraient, car ils oublieraient dans les tourments physiques, ne fût-ce quun instant, la plus horrible torture morale. Il est impossible de les en délivrer, car ce tourment est en eux, non à lextérieur. Et si on le pouvait, je pense quils nen seraient que plus malheureux. Car même si les justes du paradis leur pardonnaient à la vue de leurs souffrances et les appelaient à eux dans leur amour infini, ils ne feraient quaccroître ces souffrances, excitant en eux cette soif ardente dun amour correspondant, actif et reconnaissant, désormais impossible. Dans la timidité de mon cœur, je pense pourtant que la conscience de cette impossibilité finirait par les soulager, car ayant accepté lamour des justes sans pouvoir y répondre, leur humble soumission créerait une sorte dimage et dimitation de cet amour actif dédaigné par eux sur la terre… Je regrette, frères et amis, de ne pouvoir formuler clairement ceci. Mais malheur à ceux qui se sont détruits eux-mêmes, malheur aux suicidés ! Je pense quil ne peut pas y avoir de plus malheureux queux. Cest un péché, nous dit-on, de prier Dieu pour eux, et lÉglise les repousse en apparence, mais ma pensée intime est quon pourrait prier pour eux aussi. Lamour ne saurait irriter le Christ. Toute ma vie jai prié dans mon cœur pour ces infortunés, je vous le confesse, mes Pères, maintenant encore je prie pour eux.
Oh ! il y a en enfer des êtres qui demeurent fiers et farouches, malgré leur connaissance incontestable et la contemplation de la vérité inéluctable ; il y en a de terribles, devenus totalement la proie de Satan et de son orgueil. Ce sont des martyrs volontaires qui ne peuvent se rassasier de lenfer. Car ils se sont maudits eux-mêmes, ayant maudit Dieu et la vie. Ils se nourrissent de leur orgueil irrité, comme un affamé dans le désert se met à sucer son propre sang. Mais ils sont insatiables aux siècles des siècles et repoussent le pardon. Ils maudissent Dieu qui les appelle et voudraient que Dieu sanéantît, lui et toute sa création. Et ils brûleront éternellement dans le feu de leur colère, ils auront soif de la mort et du néant. Mais la mort les fuira… »
Ici se termine le manuscrit dAlexéi Fiodorovitch Karamazov. Je le répète : il est incomplet et fragmentaire. Les renseignements biographiques, par exemple, nembrassent que la première jeunesse du starets. On a emprunté à son enseignement et à ses opinions, pour les résumer en un tout, des choses dites évidemment en plusieurs fois, à des occasions différentes. Les propos tenus par le starets dans ses dernières heures ne sont pas précisés, on donne seulement une idée de lesprit et du caractère de cet entretien, comparé aux extraits des autres leçons, dans le manuscrit dAlexéi Fiodorovitch. La fin du starets survint dune façon vraiment inattendue, car, bien que tous les assistants se rendissent compte que sa mort approchait, on ne pouvait se figurer quelle aurait lieu si subitement ; au contraire, comme nous lavons déjà remarqué, ses amis, en le voyant si dispos, si loquace, crurent à un mieux sensible, ne fût-il que passager. Cinq minutes avant son décès, on ne pouvait encore rien prévoir. Il éprouva soudain une douleur aiguë à la poitrine, pâlit, appuya ses mains sur son cœur. Tous sempressèrent autour de lui ; souriant malgré ses souffrances, il glissa de son fauteuil, se mit à genoux, se prosterna la face penchée vers le sol, étendit les bras, puis comme en extase, baisant la terre et priant (lui-même lavait enseigné), il rendit doucement, allégrement, son âme à Dieu. La nouvelle de sa mort se répandit aussitôt dans lermitage et atteignit le monastère. Les intimes du défunt et ceux que leur rang désignait à cet office procédèrent à la toilette funèbre daprès lantique rite ; la communauté se rassembla à léglise. Avant le jour, la nouvelle fut connue en ville et devint le sujet de toutes les conversations ; beaucoup de gens se rendirent au monastère. Mais nous en parlerons dans le livre suivant : disons seulement, par anticipation, que durant cette journée, il survint un événement si inattendu et, daprès limpression quil produisit parmi les moines et en ville, à tel point étrange et déconcertant, que jusquà maintenant, après tant dannées, on a gardé dans notre ville le plus vivant souvenir de cette journée mouvementée…
Troisième partie
Livre VII : Aliocha
I. Lodeur délétère
Le corps du Père Zosime fut préparé pour linhumation daprès le rite établi. On ne lave pas les moines et les ascètes décédés, le fait est notoire. « Lorsquun moine est rappelé au Seigneur, lit-on dans le Grand Rituel, le frère préposé à cet effet frotte son corps à leau tiède, traçant au préalable, avec léponge, une croix sur le front du mort, sur la poitrine, les mains, les pieds et les genoux, rien de plus. » Ce fut le Père Païsius qui procéda à cette opération. Ensuite, il revêtit le défunt de lhabit monastique et lenveloppa dans une chape, en la fendant un peu, comme il est prescrit, pour rappeler la forme de la croix. On lui posa sur la tête un capuce terminé par une croix à huit branches, le visage étant recouvert dun voile noir, et dans les mains une icône du Sauveur. Le cadavre ainsi habillé fut mis vers le matin dans un cercueil préparé depuis longtemps. On décida de le laisser pour la journée dans la grande chambre qui servait de salon. Comme le défunt avait le rang de iéroskhimonakh{111}, il convenait de lire à son intention, non le Psautier mais lÉvangile. Après loffice des morts, le Père Joseph commença la lecture ; quant au Père Païsius, qui voulait le remplacer ensuite pour le reste de la journée et pour la nuit, il était en ce moment fort occupé et soucieux, ainsi que le supérieur de lermitage. On constatait, en effet, parmi la communauté et les laïcs survenus en foule, une agitation inouïe, inconvenante même, une attente fiévreuse. Les deux religieux faisaient tout leur possible pour calmer les esprits surexcités. Quand il fit suffisamment clair, on vit arriver des fidèles amenant avec eux leurs malades, surtout les enfants, comme sils nattendaient que ce moment, espérant une guérison immédiate, qui ne pouvait tarder de sopérer, daprès leur croyance. Ce fut alors seulement quon constata à quel point tous avaient lhabitude de considérer le défunt starets, de son vivant, comme un véritable saint. Et les nouveaux venus étaient loin dappartenir tous au bas peuple. Cette anxieuse attente des croyants, qui se manifestait ouvertement, avec une impatience presque impérieuse, paraissait scandaleuse au Père Païsius et dépassait ses prévisions. Rencontrant des religieux tout émus, il leur parla ainsi :
« Cette attente frivole et immédiate de grandes choses nest possible que parmi les laïcs et ne sied pas à nous autres. »
Mais on ne lécoutait guère, et le Père Païsius sen apercevait avec inquiétude, bien que lui-même (pour ne rien celer), tout en réprouvant des espoirs trop prompts quil trouvait frivoles et vains, les partageât secrètement dans le fond de son cœur, presque au même degré, ce dont il se rendait compte. Pourtant, certaines rencontres lui déplaisaient fort et excitaient des doutes en lui, par une sorte de pressentiment. Cest ainsi que, dans la foule qui encombrait la cellule, il remarqua avec répugnance (et se le reprocha aussitôt) la présence de Rakitine et du religieux dObdorsk, qui sattardait au monastère. Tous deux parurent tout à coup suspects au Père Païsius, bien quils ne fussent pas les seuls à cet égard. Au milieu de lagitation générale, le moine dObdorsk se démenait plus que tous ; on le voyait partout en train de questionner, loreille aux aguets, chuchotant dun air mystérieux. Il paraissait impatient et comme irrité de ce que le miracle si longtemps attendu ne se produisait point. Quant à Rakitine, il se trouvait de si bonne heure à lermitage, comme on lapprit plus tard, daprès les instructions de Mme Khokhlakov. Dès que cette femme, bonne mais dépourvue de caractère, qui navait pas accès à lascétère, eut appris la nouvelle en séveillant, elle fut saisie dune telle curiosité quelle envoya aussitôt Rakitine, avec mission de la tenir au courant par écrit, toutes les demi-heures environ, de tout ce qui arriverait. Elle tenait Rakitine pour un jeune homme dune piété exemplaire, tant il était insinuant et savait se faire valoir aux yeux de chacun, pourvu quil y trouvât le moindre intérêt. Comme la journée sannonçait belle, de nombreux fidèles se pressaient autour des tombes, dont la plupart avoisinaient léglise, tandis que dautres étaient disséminées çà et là. Le Père Païsius, qui faisait le tour de lascétère, songea soudain à Aliocha, quil navait pas vu depuis longtemps. Il laperçut au même instant, dans le coin le plus reculé, près de lenceinte, assis sur la pierre tombale dun religieux, mort depuis bien des années et que son ascétisme avait rendu célèbre. Il tournait le dos à lermitage, faisant face à lenceinte, et le monument le dissimulait presque. En sapprochant, le Père Païsius vit quil avait caché son visage dans ses mains et pleurait amèrement, le corps secoué par les sanglots. Il le considéra un instant.
« Assez pleuré, cher fils, assez, mon ami, dit-il enfin avec sympathie. Pourquoi pleures-tu ? Réjouis-toi, au contraire. Ignores-tu donc que ce jour est un jour sublime pour lui ? Pense seulement au lieu où il se trouve maintenant, à cette minute ! »
Aliocha regarda le moine, découvrit son visage gonflé de larmes comme celui dun petit enfant, mais se détourna aussitôt et le recouvrit de ses mains.
« Peut-être as-tu raison de pleurer, proféra le Père Païsius dun air pensif. Cest le Christ qui ta envoyé ces larmes. « Tes larmes dattendrissement ne sont quun repos de lâme et serviront à te distraire le cœur », ajouta-t-il à part soi, en songeant avec affection à Aliocha. Il se hâta de séloigner, sentant que lui aussi allait pleurer en le regardant.
Cependant le temps sécoulait, les services funèbres se succédaient. Le Père Païsius remplaça le Père Joseph auprès du cercueil et poursuivit la lecture de lÉvangile. Mais avant trois heures de laprès-midi il arriva ce dont jai parlé à la fin du livre précédent, un événement si inattendu, si contraire à lespérance générale que, je le répète, notre ville et ses environs sen souviennent encore à lheure actuelle. Jajouterai quil me répugne presque de parler de cet événement scandaleux, au fond des plus banaux et des plus naturels, et je laurais certainement passé sous silence, sil navait pas influé dune façon décisive sur lâme et le cœur du principal quoique futur héros de mon récit, Aliocha, provoquant en lui une sorte de révolution qui agita sa raison, mais laffermit définitivement pour un but déterminé.
Lorsque, avant le jour, le corps du starets fut mis en bière et transporté dans la première chambre, quelquun demanda sil fallait ouvrir les fenêtres. Mais cette question, posée incidemment, demeura sans réponse et presque inaperçue, sauf de quelques-uns. Lidée quun tel mort pût se corrompre et sentir mauvais leur parut absurde et fâcheuse (sinon comique), à cause du peu de foi et de la frivolité quelle révélait, car on attendait précisément le contraire. Un peu après midi commença une chose remarquée dabord en silence par ceux qui allaient et venaient, chacun craignant visiblement de faire part à dautres de sa pensée ; vers trois heures, cela fut constaté avec une telle évidence que la nouvelle se répandit parmi tous les visiteurs de lermitage, gagna le monastère où elle plongea tout le monde dans létonnement, et bientôt après atteignit la ville, agita les croyants et les incrédules. Ceux-ci se réjouirent ; quant aux croyants, il sen trouva parmi eux pour se réjouir encore davantage, car « la chute du juste et sa honte font plaisir », comme disait le défunt dans une de ses leçons. Le fait est que le cercueil se mit à exhaler une odeur délétère, qui alla en augmentant. On chercherait en vain dans les annales de notre monastère un scandale pareil à celui qui se déroula parmi les religieux eux-mêmes, aussitôt après la constatation du fait, et qui eût été impossible en dautres circonstances. Bien des années plus tard, certains dentre eux se remémorant les incidents de cette journée, se demandaient avec effroi comment le scandale avait pu atteindre de telles proportions. Car, déjà auparavant, des religieux irréprochables, dune sainteté reconnue, étaient décédés, et leurs cercueils avaient répandu une odeur délétère qui se manifestait naturellement, comme chez tous les morts, mais sans causer de scandale, ni même aucune émotion. Sans doute, daprès la tradition, les restes dautres religieux, décédés depuis longtemps, avaient échappé à la corruption, ce dont la communauté conservait un souvenir ému et mystérieux, y voyant un fait miraculeux et la promesse dune gloire encore plus grande provenant de leurs tombeaux, si telle était la volonté divine. Parmi eux, on gardait surtout la mémoire du starets Job, mort vers 1810, à lâge de cent cinq ans, fameux ascète, grand jeûneur et silentiaire, dont la tombe était montrée avec vénération à tous les fidèles qui arrivaient pour la première fois au monastère, avec des allusions mystérieuses aux grandes espérances quelle suscitait. (Cétait la tombe où le Père Païsius avait rencontré Aliocha, le matin.) À part lui, on citait également le Père Barsanuphe, le starets auquel avait succédé le Père Zosime, que, de son vivant, tous les fidèles fréquentant le monastère tenaient pour « innocent ». La tradition prétendait que ces deux personnages gisaient dans leur cercueil comme vivants, quon les avait inhumés intacts, que leurs visages même étaient en quelque sorte lumineux. Dautres rappelaient avec insistance que leurs corps exhalaient une odeur suave. Pourtant, malgré des souvenirs aussi suggestifs, il serait difficile dexpliquer exactement comment une scène aussi absurde, aussi choquante put se passer auprès du cercueil du Père Zosime. Quant à moi, je lattribue à différentes causes qui agirent toutes ensemble. Ainsi, cette haine invétérée du starétisme, tenu pour une innovation pernicieuse, qui existait encore chez de nombreux moines. Ensuite, il y avait surtout lenvie quon portait à la sainteté du défunt, si solidement établie de son vivant quil était comme défendu de la discuter. Car, bien que le starets gagnât une foule de cœurs par lamour plus que par les miracles et eût constitué comme une phalange de ceux qui laimaient, il sétait pourtant attiré, par là même, des envieux, puis des ennemis, tant déclarés que cachés, non seulement au monastère, mais parmi les laïcs. Bien quil neût causé de tort à personne, on disait : « Pourquoi passe-t-il pour saint ? » Et cette seule question, à force dêtre répétée, avait fini par engendrer une haine inextinguible. Aussi, je pense que beaucoup, en apprenant quil sentait mauvais au bout de si peu de temps car il ny avait pas un jour quil était mort furent ravis ; de même, cet événement fut presque un outrage et une offense personnelle pour certains des partisans du starets qui lavaient révéré jusqualors. Voici dans quel ordre les choses se passèrent.
Dès que la corruption se fut déclarée, à lair seul des religieux qui pénétraient dans la cellule, on pouvait deviner le motif qui les amenait. Celui qui entrait ressortait au bout dun moment pour confirmer la nouvelle à la foule des autres qui lattendaient. Les uns hochaient la tête avec tristesse, dautres ne dissimulaient pas leur joie, qui éclatait dans leurs regards malveillants. Et personne ne leur faisait de reproches, personne nélevait la voix en faveur du défunt, chose dautant plus étrange que ses partisans formaient la majorité au monastère ; mais on voyait que le Seigneur lui-même permettait à la minorité de triompher provisoirement. Bientôt parurent dans la cellule, des laïcs, pour la plupart gens instruits, envoyés également comme émissaires. Le bas peuple nentrait guère, bien quil se pressât en foule aux portes de lermitage. Il est incontestable que laffluence des laïcs augmenta notablement après trois heures, par suite de cette nouvelle scandaleuse. Ceux qui ne seraient peut-être pas venus ce jour-là arrivaient maintenant à dessein, et parmi eux quelques personnes dun rang notable. Dailleurs, la décence nétait pas encore ouvertement troublée, et le Père Païsius, lair sévère, continuait à lire lÉvangile à part, avec fermeté, comme sil ne remarquait rien de ce qui se passait, bien quil eût déjà observé quelque chose dinsolite. Mais des voix dabord timides, qui saffermirent peu à peu et prirent de lassurance, parvinrent jusquà lui : « Ainsi donc, le jugement de Dieu nest pas celui des hommes ! » Cette réflexion fut formulée dabord par un laïc, fonctionnaire de la ville, homme dun certain âge, passant pour fort pieux ; il ne fit dailleurs que répéter à haute voix ce que les religieux se disaient depuis longtemps à loreille. Le pire, cest quils prononçaient cette parole pessimiste avec une sorte de satisfaction qui allait grandissant. Bientôt, la décence commença dêtre troublée, on aurait dit que tous se sentaient autorisés à agir ainsi. »
« Comment cela a-t-il pu se produire ? disaient quelques-uns, dabord comme à regret ; il nétait pas corpulent, rien que la peau et les os, pourquoi sentirait-il mauvais ? Cest un avertissement de Dieu, se hâtaient dajouter dautres, dont lopinion prévalait, car ils indiquaient que si lodeur eût été naturelle, comme pour tout pécheur, elle se fût manifestée plus tard, après vingt-quatre heures au moins, mais ceci a devancé la nature, donc il faut y voir le doigt de Dieu. » Ce raisonnement était irréfutable. Le doux Père Joseph, le bibliothécaire, favori du défunt, se mit à objecter à certains médisants qu« il nen était pas partout ainsi », que lincorruptibilité du corps des justes nétait pas un dogme de lorthodoxie, mais seulement une opinion, et que dans les régions les plus orthodoxes, au mont Athos, par exemple, on attache moins dimportance à lodeur délétère ; ce nest pas lincorruptibilité physique qui passe là-bas pour le principal signe de la glorification des justes, mais la couleur de leurs os, après que leurs corps ont séjourné de longues années dans la terre : « Si les os deviennent jaunes comme la cire, cela signifie que le Seigneur a glorifié un juste ; mais sils sont noirs, cest que le Seigneur ne len a pas jugé digne ; voilà comme on procède au mont Athos, sanctuaire où se conservent dans toute leur pureté les traditions de lorthodoxie », conclut le Père Joseph. Mais les paroles de lhumble Père ne firent pas impression et provoquèrent même des reparties ironiques : « Tout ça, cest de lérudition et des nouveautés, inutile de lécouter », décidèrent entre eux les religieux. « Nous gardons les anciens usages ; faudrait-il imiter toutes les nouveautés qui surgissent ? » ajoutaient dautres. « Nous avons autant de saints queux. Au mont Athos, sous le joug turc, ils ont tout oublié. Lorthodoxie sest altérée chez eux depuis longtemps, ils nont même pas de cloches », renchérissaient les plus ironiques. Le Père Joseph se retira chagriné, dautant plus quil avait exprimé son opinion avec peu dassurance et sans trop y ajouter foi. Il prévoyait, dans son trouble, une scène choquante et un commencement dinsubordination. Peu à peu, à la suite du Père Joseph, toutes les voix raisonnables se turent. Comme par une sorte daccord, tous ceux qui avaient aimé le défunt, accepté avec une tendre soumission linstitution du starétisme, furent soudain saisis deffroi et se bornèrent à échanger de timides regards quand ils se rencontraient. Les ennemis du starétisme, en tant que nouveauté, relevaient fièrement la tête : « Non seulement le Père Barsanuphe ne sentait pas, mais il répandait une odeur suave, rappelaient-ils avec une joie maligne. Ses mérites et son rang lui avaient valu cette justification. » Ensuite, le blâme et même les accusations ne furent pas épargnés au défunt : « Il enseignait à tort que la vie est une grande joie et non une humiliation douloureuse » disaient quelques-uns parmi les plus bornés. « Il croyait daprès la nouvelle mode, nadmettait pas le feu matériel en enfer », ajoutaient dautres encore plus obtus. « Il ne jeûnait pas rigoureusement, se permettait des douceurs, prenait des confitures de cerises avec le thé ; il les aimait beaucoup, les dames lui en envoyaient. Convient-il à un ascète de prendre du thé ? » disaient dautres envieux. « Il trônait plein dorgueil, rappelaient avec acharnement les plus malveillants ; il se croyait un saint, on sagenouillait devant lui, il lacceptait comme une chose due. » « Il abusait du sacrement de la confession », chuchotaient malignement les plus fougueux adversaires du starétisme, et parmi eux des religieux âgés, dune dévotion rigoureuse, de vrais jeûneurs taciturnes, qui avaient gardé le silence durant la vie du défunt, mais ouvraient maintenant la bouche, chose déplorable, car leurs paroles influaient fortement sur les jeunes religieux, encore hésitants. Le moine de Saint-Sylvestre dObdorsk était tout oreilles, soupirait profondément, hochait la tête : « Le Père Théraponte avait raison hier », songeait-il à part lui, et juste à ce moment celui-ci parut, comme pour redoubler la confusion.
Nous avons déjà dit quil quittait rarement sa cellule du rucher, quil restait même longtemps sans aller à léglise et quon lui passait ces fantaisies comme à un soi-disant toqué, sans lastreindre au règlement. Pour tout dire, on était bien obligé de se montrer tolérant envers lui. Car on se serait fait un scrupule dimposer formellement la règle commune à un aussi grand jeûneur et silentiaire, qui priait jour et nuit, sendormant même à genoux. « Il est plus saint que nous tous et ses austérités dépassent la règle, disaient les religieux ; sil ne va pas à léglise, il sait lui-même quand y aller, il a sa propre règle. » Cétait donc pour éviter un scandale quon laissait le Père Théraponte en repos. Comme tous le savaient, il éprouvait une véritable aversion pour le Père Zosime ; et soudain il apprit dans sa cellule que « le jugement de Dieu nétait pas celui des hommes et avait devancé la nature ». On peut croire que le moine dObdorsk, revenu plein deffroi de sa visite la veille, était accouru un des premiers lui annoncer la nouvelle. Jai mentionné aussi que le Père Païsius, qui lisait impassible lÉvangile devant le cercueil, sans voir ni entendre ce qui se passait au-dehors, avait pourtant pressenti lessentiel, car il connaissait à fond son milieu. Il nétait pas troublé et, prêt à toute éventualité, observait dun regard pénétrant lagitation dont il prévoyait déjà le résultat. Tout à coup, un bruit insolite et inconvenant dans le vestibule frappa son oreille. La porte souvrit toute grande et le Père Théraponte parut sur le seuil.
De la cellule, on distinguait nettement de nombreux moines qui lavaient accompagné et se pressaient au bas du perron, et parmi eux des laïcs. Pourtant ils nentrèrent pas, mais attendirent ce que dirait et ferait le Père Théraponte, car ils prévoyaient, non sans crainte malgré leur hardiesse, que celui-ci nétait pas venu pour rien. Sarrêtant sur le seuil, le Père Théraponte leva les bras, démasquant les yeux perçants et curieux de lhôte dObdorsk, incapable de se retenir et monté seul derrière lui à cause de son extrême curiosité. Les autres, dès que la porte souvrit avec fracas, reculèrent au contraire, en proie à une peur subite. Les bras levés, le père Théraponte vociféra :
« Je chasse les démons ! »
Il se mit aussitôt, en se tournant successivement aux quatre coins de la cellule, à faire le signe de la croix. Ceux qui laccompagnaient comprirent aussitôt le sens de son acte, sachant que nimporte où il allait, avant de sasseoir et de parler, il exorcisait le malin.
« Hors dici, Satan, hors dici ! répétait-il à chaque signe de croix. Je chasse les démons ! » hurla-t-il de nouveau. Son froc grossier était ceint dune corde, sa chemise de chanvre laissait voir sa poitrine velue. Il avait les pieds entièrement nus. Dès quil agita les bras, on entendit cliqueter les lourdes chaînes quil portait sous le froc.
Le Père Païsius sarrêta de lire, savança et se tint devant lui dans lattente.
« Pourquoi es-tu venu, Révérend Père ? Pourquoi troubler lordre ? Pourquoi scandaliser lhumble troupeau ? proféra-t-il enfin en le regardant avec sévérité.
Pourquoi je suis venu ? Que demandes-tu ? Que crois-tu ? cria le Père Théraponte dun air égaré. Je suis venu chasser vos hôtes, les démons impurs. Je verrai si vous en avez hébergé beaucoup en mon absence. Je veux les balayer.
Tu chasses le malin et peut-être le sers-tu toi-même, poursuivit intrépidement le Père Païsius. Qui peut dire de lui-même : « je suis saint ». Est-ce toi, mon Père ?
Je suis souillé et non saint. Je ne massieds pas dans un fauteuil et je ne veux pas être adoré comme une idole ! tonna le Père Théraponte. À présent, les hommes ruinent la sainte foi. Le défunt, votre saint et il se retourna vers la foule et désignant du doigt le cercueil rejetait les démons. Il donnait une drogue contre eux. Et les voici qui pullulent chez vous, comme les araignées dans les coins. Maintenant, lui-même empeste. Nous voyons là un sérieux avertissement du Seigneur. »
Cétait une allusion à un fait réel. Le malin était apparu à lun des religieux, dabord en songe, puis à létat de veille. Épouvanté, il rapporta la chose au starets Zosime, qui lui prescrivit un jeûne rigoureux et des prières ferventes. Comme rien ny faisait, il lui conseilla de prendre un remède, sans renoncer à ces pieuses pratiques. Beaucoup alors en furent choqués et discoururent entre eux en hochant la tête, surtout le Père Théraponte, auquel certains détracteurs sétaient empressés de rapporter cette prescription « insolite » du starets.
« Va-ten, Père ! dit impérieusement le Père Païsius, ce nest pas aux hommes de juger, mais à Dieu. Peut-être voyons-nous ici un « avertissement » que personne nest capable de comprendre, ni toi, ni moi. Va-ten, Père, et ne scandalise pas le troupeau ! répéta-t-il dun ton ferme.
Il nobservait pas le jeûne prescrit aux profès, voilà doù vient cet avertissement. Ceci est clair, cest un péché de le dissimuler ! poursuivit le fanatique se laissant emporter par son zèle extravagant. Il adorait les bonbons, les dames lui en apportaient dans leurs poches ; il sacrifiait à son ventre, il le remplissait de douceurs, il nourrissait son esprit de pensées arrogantes… Aussi a-t-il subi cette ignominie…
Tes paroles sont futiles, Père ; jadmire ton ascétisme, mais tes paroles sont futiles, telles que les prononcerait dans le monde un jeune homme inconstant et étourdi. Va-ten. Père, je te lordonne ! conclut le Père Païsius dune voix tonnante.
Je men vais ! proféra le Père Théraponte, comme déconcerté, mais toujours courroucé ; vous vous enorgueillissez de votre science devant ma nullité. Je suis arrivé ici peu instruit, jy ai oublié ce que je savais, le Seigneur lui-même ma préservé, moi chétif, de votre grande sagesse… »
Le Père Païsius, immobile devant lui, attendait avec fermeté.
Le Père Théraponte se tut quelques instants et soudain sassombrit, porta la main droite à sa joue, et prononça dune voix traînante, en regardant le cercueil du starets :
« Demain on chantera pour lui : Aide et Protecteur, hymne glorieux, et pour moi, quand je crèverai, seulement : Quelle vie bienheureuse, médiocre verset{112}, dit-il dun ton de regret. Vous vous êtes enorgueillis et enflés, ce lieu est désert ! » hurla-t-il comme un insensé.
Puis, agitant les bras, il se détourna rapidement et descendit à la hâte les degrés du perron. La foule qui lattendait hésita ; quelques-uns le suivirent aussitôt, dautres tardèrent, car la cellule restait ouverte et le Père Païsius, sorti sur le perron, observait, immobile. Mais le vieux fanatique navait pas fini : à vingt pas il se tourna vers le soleil couchant, leva les bras en lair et comme fauché sécroula sur le sol en criant : « Mon Seigneur a vaincu ! Le Christ a vaincu le soleil couchant ! »
Il poussait des cris de forcené, les bras tendus vers le soleil et la face contre terre ; puis il se mit à pleurer comme un petit enfant, secoué par les sanglots, écartant les bras par terre.
Tous alors sélancèrent vers lui, des exclamations retentirent, des sanglots… Une sorte de délire sétait emparé deux tous.
« Voilà un saint ! Voilà un juste ! sécriait-on sans crainte ; il mérite dêtre starets, ajoutaient dautres avec emportement.
Il ne voudra pas être starets… lui-même refusera… Il ne servira pas cette nouveauté maudite… Il nira pas imiter leurs folies », reprirent dautres voix.
Il est difficile de se figurer ce qui serait arrivé, mais juste à ce moment la cloche appela au service divin. Tous se signèrent. Le Père Théraponte se releva, se signa lui aussi, puis se dirigea vers sa cellule sans se retourner, en tenant des propos incohérents. Un petit nombre le suivit, mais la plupart se dispersèrent, pressés daller à loffice. Le Père Païsius céda la place au Père Joseph et sortit. Les clameurs des fanatiques ne pouvaient lébranler, mais il sentit soudain une tristesse particulière lui envahir le cœur. Il comprit que cette angoisse provenait, en apparence, dune cause insignifiante. Le fait est que, dans la foule qui se pressait à lentrée de la cellule, il avait aperçu Aliocha parmi les agités et se souvenait davoir éprouvé alors une sorte de souffrance. « Ce jeune homme tiendrait-il maintenant une telle place dans mon cœur ? » se demanda-t-il avec surprise. À cet instant, Aliocha passa à côté de lui, se hâtant on ne savait où, mais pas du côté de léglise. Leurs regards se rencontrèrent. Aliocha détourna les yeux et les baissa ; rien quà son air le Père Païsius devina le profond changement qui sopérait en lui en ce moment.
« As-tu aussi été séduit ? sécria le Père Païsius. Serais-tu avec les gens de peu de foi ? » ajouta-t-il tristement.
Aliocha sarrêta, le regarda vaguement, puis de nouveau il détourna les yeux et les baissa. Il se tenait de côté, sans faire face à son interlocuteur. Le Père Païsius lobservait avec attention.
« Où vas-tu si vite ? On sonne pour loffice, demanda-t-il encore, mais Aliocha ne répondit rien.
Est-ce que tu quitterais lermitage sans autorisation, sans recevoir la bénédiction ? »
Tout à coup Aliocha eut un sourire contraint, jeta un regard des plus étranges sur le Père qui le questionnait, celui auquel lavait confié, avant de mourir, son ancien directeur, le maître de son cœur et de son esprit, son starets bien-aimé ; puis, toujours sans répondre, il agita la main comme sil navait cure de la déférence et se dirigea à pas rapides vers la sortie de lermitage.
« Tu reviendras ! » murmura le Père Païsius en le suivant des yeux avec une douloureuse surprise.
II. Une telle minute
Le Père Païsius ne se trompait pas en décidant que son « cher garçon » reviendrait ; peut-être même avait-il soupçonné, sinon compris, le véritable état dâme dAliocha. Néanmoins, javoue quil me serait maintenant très difficile de définir exactement ce moment étrange de la vie de mon jeune et sympathique héros. À la question attristée que le Père Païsius posait à Aliocha : « Serais-tu aussi avec les gens de peu de foi ? » je pourrais certes répondre avec fermeté à sa place : « Non, il nest pas avec eux. » Bien plus, cétait même tout le contraire : son trouble provenait précisément de sa foi ardente. Il existait pourtant, ce trouble, et si douloureux que même longtemps après Aliocha considérait cette triste journée comme une des plus pénibles, des plus funestes de sa vie. Si lon demande : « Est-il possible quil éprouvât tant dangoisse et dagitation uniquement parce que le corps de son starets, au lieu dopérer des guérisons, sétait au contraire rapidement décomposé ? » je répondrai sans ambages : « Oui, cest bien cela. » Je prierai toutefois le lecteur de ne pas trop se hâter de rire de la simplicité de mon jeune homme. Non seulement je nai pas lintention de demander pardon pour lui ou dexcuser sa foi naïve, soit par sa jeunesse, soit par les faibles progrès réalisés dans ses études, etc., mais je déclare, au contraire, éprouver un sincère respect pour la nature de son cœur. Assurément, un autre jeune homme, accueillant avec réserve les impressions du cœur, tiède et non ardent dans ses affections, loyal, mais desprit trop judicieux pour son âge, un tel jeune homme, dis-je, eût évité ce qui arriva au mien ; mais dans certains cas il est plus honorable de céder à un entraînement déraisonnable, provoqué par un grand amour, que dy résister. À plus forte raison dans la jeunesse, car selon moi un jeune homme constamment judicieux ne vaut pas grand-chose. « Mais, diront peut-être les gens raisonnables, tout jeune homme ne peut pas croire à un tel préjugé, et le vôtre nest pas un modèle pour les autres. » À quoi je répondrai : « Oui, mon jeune homme croyait avec ferveur, totalement, mais je ne demanderai pas pardon pour lui. »
Bien que jaie déclaré plus haut (peut-être avec trop de hâte) ne pas vouloir excuser ni justifier mon héros, je vois quune explication est nécessaire pour lintelligence ultérieure du récit. Il ne sagissait pas ici dattendre des miracles avec une impatience frivole. Et ce nest pas pour le triomphe de certaines convictions quAliocha avait alors besoin de miracles, ni pour celui de quelque idée préconçue sur une autre, en aucune façon ; avant tout, au premier plan, surgissait devant lui la figure de son starets bien-aimé, du juste pour qui il avait un culte. Cest sur lui, sur lui seul que se concentrait parfois, au moins dans ses plus vifs élans, tout lamour quil portait dans son jeune cœur « pour tous et tout ». À vrai dire, cet être incarnait depuis si longtemps à ses yeux lidéal absolu, quil y aspirait de toutes les forces de sa jeunesse, exclusivement, jusquà en oublier, par moments, « tous et tout ». (Il se rappela par la suite avoir complètement oublié, en cette pénible journée, son frère Dmitri, dont il se préoccupait tant la veille ; oublié aussi de porter les deux cents roubles au père dIlioucha, comme il se létait promis.) Ce nétaient pas des miracles quil lui fallait, mais seulement la « justice suprême », violée à ses yeux, ce qui le navrait. Quimporte que cette « justice » attendue par Aliocha prît par la force des choses la forme de miracles opérés immédiatement par la dépouille de son ancien directeur quil adorait ? Cest ce que pensait et attendait tout le monde, au monastère, même ceux devant lesquels il sinclinait, le Père Païsius par exemple ; Aliocha, sans se laisser troubler par le doute, rêvait de la même façon queux. Une année entière de vie monastique ly avait préparé, son cœur était accoutumé à cette attente. Toutefois il navait pas seulement soif de miracles, mais encore de justice. Et celui qui aurait dû, daprès son espérance, être élevé au-dessus de tous, se trouvait abaissé et couvert de honte ! Pourquoi cela ? Qui était juge ? Ces questions tourmentaient son cœur innocent. Il avait été offensé et même irrité de voir le juste entre les justes livré aux railleries malveillantes de la foule frivole, si inférieure à lui. Quaucun miracle nait eu lieu, que lattente générale ait été déçue, passe encore ! Mais pourquoi cette honte, cette décomposition hâtive qui « devançait la nature », comme disaient les méchants moines ? Pourquoi cet « avertissement » dont ils triomphaient avec le Père Théraponte, pourquoi sy croyaient-ils autorisés ? Où était donc la Providence ? Pourquoi, pensait Aliocha, sétait-elle retirée « au moment décisif », paraissant se soumettre aux lois aveugles et impitoyables de la nature ?
Aussi le cœur dAliocha saignait ; comme nous lavons déjà dit, il sagissait de lêtre quil chérissait le plus au monde, et qui était « couvert de honte et dinfamie ! » Plaintes futiles et déraisonnables, mais, je le répète pour la troisième fois (et peut-être avec frivolité, jy consens) : je suis content que mon jeune homme ne se soit pas montré judicieux en un pareil moment, car le jugement vient toujours en son temps, quand on nest pas sot ; mais quand viendra lamour, sil ny en a pas dans un jeune cœur à un moment exceptionnel ? Il faut mentionner pourtant un phénomène étrange, mais passager, qui se manifesta dans lesprit dAliocha à cet instant critique. Cétait par intervalles une impression douloureuse résultant de la conversation de la veille avec son frère Ivan, qui lobsédait maintenant. Non que ses croyances fondamentales fussent en rien ébranlées : en dépit de ses murmures subits, il aimait son Dieu et croyait fermement en lui. Pourtant une impression confuse, mais pénible et mauvaise, surgit dans son âme, et tendit à simposer de plus en plus.
À la nuit tombante, Rakitine, qui traversait le bois de pins pour aller au monastère, aperçut Aliocha, étendu sous un arbre, la face contre terre, immobile et paraissant dormir. Il sapprocha, linterpella.
« Cest toi, Alexéi ? Est-il possible que tu… » proféra-t-il étonné, mais il nacheva pas. Il voulait dire : « Est-il possible que tu en sois là ? » Aliocha ne tourna pas la tête, mais daprès un mouvement quil fit, Rakitine devina quil lentendait et le comprenait. « Quas-tu donc ? poursuivit-il surpris, mais un sourire ironique apparaissait déjà sur ses lèvres. Écoute, je te cherche depuis plus de deux heures. Tu as disparu tout à coup. Que fais-tu donc ici ? Regarde-moi, au moins ! »
Aliocha releva la tête, sassit en sadossant à larbre. Il ne pleurait pas, mais son visage exprimait la souffrance ; on lisait dans ses yeux de lirritation. Dailleurs, il ne regardait pas Rakitine, mais à côté.
« Mais tu nas plus le même visage ! Ta fameuse douceur a disparu. Te serais-tu fâché contre quelquun ? On ta fait un affront ?
Laisse-moi ! fit soudain Aliocha sans le regarder, avec un geste de lassitude.
Oh, oh ! voilà comme nous sommes ! Un ange, crier comme les simples mortels ! Eh bien, Aliocha, franchement tu me surprends, moi que rien nétonne. Je te croyais plus cultivé. »
Aliocha le regarda enfin, mais dun air distrait, comme sil le comprenait mal.
« Et tout ça, parce que ton vieux sent mauvais ! Croyais-tu sérieusement quil allait faire des miracles ? sécria Rakitine avec un étonnement sincère.
Je lai cru, je le crois, je veux le croire toujours ! Que te faut-il de plus ? fit Aliocha avec irritation.
Rien du tout, mon cher. Que diable, les écoliers de treize ans ny croient plus ! Alors, tu tes fâché, te voilà maintenant en révolte contre ton Dieu : monsieur na pas reçu davancement, monsieur na pas été décoré ! Quelle misère ! »
Aliocha le regarda longuement, les yeux à demi fermés ; un éclair y passa… mais ce nétait pas de la colère contre Rakitine.
» Je ne me révolte pas contre mon Dieu, seulement je naccepte pas son univers, fit-il avec un sourire contraint.
Comment, tu nacceptes pas lunivers ? répéta Rakitine après un instant de réflexion. Quel est ce galimatias ? »
Aliocha ne répondit pas.
« Laissons ces niaiseries ; au fait ! As-tu mangé aujourdhui ?
Je ne me souviens pas… Je crois que oui.
Tu dois te restaurer, tu as lair épuisé, cela fait peine à voir. Tu nas pas dormi cette nuit, à ce quil paraît ; vous aviez une séance. Ensuite tout ce remue-ménage, ces simagrées. Bien sûr, tu nas bouffé que du pain bénit. Jai dans ma poche un saucisson que jai apporté tantôt de la ville à tout hasard, mais tu nen voudrais pas…
Donne.
Hé ! hé ! Alors, cest la révolte ouverte, les barricades ! Eh bien, frère, ne perdons pas de temps. Viens chez moi… Je boirais volontiers un verre deau-de-vie, je suis harassé. La vodka, bien sûr, ne te tente pas. Y goûterais-tu ?
Donne toujours.
Ah bah ! Cest bizarre ! sexclama Rakitine en lui lançant un regard stupéfait. Quoi quil en soit, eau-de-vie ou saucisson ne sont pas à dédaigner, allons ! »
Aliocha se leva sans mot dire et suivit Rakitine.
« Si ton frère Ivan te voyait, cest lui qui serait surpris ! À propos, sais-tu quil est parti ce matin pour Moscou ?
Je le sais », dit Aliocha avec indifférence.
Soudain, limage de Dmitri lui apparut, la durée dun instant ; il se rappela vaguement une affaire urgente, un devoir impérieux à remplir, mais ce souvenir ne lui fit aucune impression, ne parvint pas jusquà son cœur, seffaça aussitôt de sa mémoire. Par la suite, il devait longtemps sen souvenir.
« Ton frère Ivan ma traité une fois de « ganache libérale ». Toi-même mas donné un jour à entendre que jétais « malhonnête » … Soit. On va voir maintenant vos capacités et votre honnêteté (ceci fut chuchoté par Rakitine, à part soi). Écoute, reprit-il à haute voix, évitons le monastère, le sentier nous mène droit à la ville… Hem ! je dois passer chez la Khokhlakov. Je lui ai écrit les événements ; figure-toi quelle ma répondu par un billet au crayon (elle adore écrire, cette dame) qu« elle naurait jamais attendu une pareille conduite de la part dun starets aussi respectable que le Père Zosime ! » Sic. Elle aussi sest fâchée ; vous êtes tous les mêmes ! Attends ! »
Il sarrêta brusquement et, la main sur lépaule dAliocha :
« Sais-tu, Aliocha, dit-il dun ton insinuant en le regardant dans les yeux, sous limpression dune idée subite quil craignait visiblement de formuler, malgré son air rieur, tant il avait peine à croire aux nouvelles dispositions dAliocha ; sais-tu où nous ferions bien daller ?
Où tu voudras… ça mest égal.
Allons chez Grouchegnka, hein ! Veux-tu ? dit enfin Rakitine tout tremblant dattente.
Allons », répondit tranquillement Aliocha.
Rakitine sattendait si peu à ce prompt consentement quil faillit faire un bond en arrière.
« À la bonne heure ! » allait-il sécrier, mais il saisit Aliocha par le bras et lentraîna rapidement, craignant de le voir changer davis.
Ils marchaient en silence, Rakitine avait peur de parler.
« Comme elle sera contente… » voulut-il dire, mais il se tut. Ce nétait certes pas pour faire plaisir à Grouchegnka quil lui amenait Aliocha ; un homme sérieux comme lui nagissait que par intérêt. Il avait un double but : se venger dabord, contempler « la honte du juste » et la « chute » probable dAliocha, « de saint devenu pécheur », ce dont il se réjouissait davance ; en outre, il avait en vue un avantage matériel dont il sera question plus loin.
« Voilà une occasion quil faut saisir aux cheveux », songeait-il avec une gaieté maligne.
III. Loignon
Grouchegnka habitait le quartier le plus animé, près de la place de lÉglise, chez la veuve du marchand Morozov, où elle occupait dans la cour un petit pavillon en bois. La maison Morozov, une bâtisse en pierre, à deux étages, était vieille et laide ; la propriétaire, une femme âgée, y vivait seule avec deux nièces, des vieilles filles. Elle navait pas besoin de louer son pavillon, mais on savait quelle avait admis Grouchegnka comme locataire (quatre ans auparavant) pour complaire à son parent, le marchand Samsonov, protecteur attitré de la jeune fille. On disait que le vieux jaloux, en installant chez elle sa « favorite », comptait sur la vigilance de la vieille femme pour surveiller la conduite de sa locataire. Mais cette vigilance devint bientôt inutile, de sorte que Mme Morozov ne voyait que rarement Grouchegnka et avait cessé de limportuner en lespionnant. À vrai dire, quatre ans sétaient déjà écoulés depuis que le vieillard avait ramené du chef-lieu cette jeune fille de dix-huit ans, timide, gênée, fluette, maigre, pensive et triste, et beaucoup deau avait passé sous les ponts. On ne savait rien de précis sur elle dans notre ville, on nen apprit pas davantage plus tard, même lorsque beaucoup de personnes commencèrent à sintéresser à la beauté accomplie quétait devenue Agraféna Alexandrovna. On racontait quà dix-sept ans elle avait été séduite par un officier qui lavait aussitôt abandonnée pour se marier, laissant la malheureuse dans la honte et la misère. On disait dailleurs que, malgré tout, Grouchegnka sortait dune famille honorable et dun milieu ecclésiastique, étant la fille dun diacre en disponibilité, ou quelque chose dapprochant. En quatre ans, lorpheline sensible, malheureuse, chétive, était devenue florissante, vermeille, une beauté russe, au caractère énergique, fière, effrontée, habile à manier largent, avare et avisée, qui avait su, honnêtement ou non, amasser un certain capital. Une seule chose ne laissait aucun doute, cest que Grouchegnka était inaccessible et quà part le vieillard, son protecteur, personne, durant ces quatre années, navait pu se vanter de ses faveurs. Le fait était certain, car bien des soupirants sétaient présentés, surtout les deux dernières années. Mais toutes les tentatives échouèrent et quelques-uns durent même battre en retraite, couverts de ridicule, grâce à la résistance de cette jeune personne au caractère énergique. On savait encore quelle soccupait daffaires, surtout depuis un an, et quelle y manifestait des capacités remarquables, si bien que beaucoup avaient fini par la traiter de juive. Non quelle prêtât à usure ; mais on savait, par exemple, quen compagnie de Fiodor Pavlovitch Karamazov elle avait racheté, pendant quelque temps, des billets à vil prix, au dixième de leur valeur, recouvrant ensuite, dans certains cas, la totalité de la créance. Le vieux Samsonov, que ses pieds enflés ne portaient plus depuis un an, veuf qui tyrannisait ses fils majeurs, capitaliste dune avarice impitoyable, était tombé pourtant sous linfluence de sa protégée, quil avait tenue de court au début, à la portion congrue, « à lhuile de chènevis », disaient les railleurs. Mais Grouchegnka avait su sémanciper, tout en lui inspirant une confiance sans bornes quant à sa fidélité. Ce vieillard, grand homme daffaires, avait aussi un caractère remarquable : avare et dur comme pierre, bien que Grouchegnka leût subjugué au point quil ne pouvait se passer delle, il ne lui reconnut pas de capital important et, même si elle lavait menacé de le quitter, il fût demeuré inflexible. En revanche, il lui réserva une certaine somme, et, quand on lapprit, cela surprit tout le monde. « Tu nes pas sotte, dit-il en lui assignant huit mille roubles, opère toi-même, mais sache quà part ta pension annuelle, comme auparavant, tu ne recevras rien de plus jusquà ma mort et que je ne te laisserai rien par testament. » Il tint parole, et ses fils, quil avait toujours gardés chez lui comme des domestiques avec leurs femmes et leurs enfants, héritèrent de tout ; Grouchegnka ne fut même pas mentionnée dans le testament. Par ses conseils sur la manière de faire valoir son capital, il laida notablement et lui indiqua des « affaires ». Quand Fiodor Pavlovitch Karamazov, entré en relation avec Grouchegnka à propos dune opération « fortuite », finit par tomber amoureux delle jusquà en perdre la raison, le vieux Samsonov, qui avait déjà un pied dans la tombe, samusa beaucoup. Mais lorsque Dmitri Fiodorovitch se mit sur les rangs, le vieux cessa de rire. « Sil faut choisir entre les deux, lui dit-il une fois sérieusement, prends le père, mais à condition que le vieux coquin tépouse et te reconnaisse au préalable un certain capital. Ne te lie pas avec le capitaine, tu nen tirerais aucun profit. » Ainsi parla le vieux libertin, pressentant sa fin prochaine ; il mourut en effet cinq mois plus tard. Soit dit en passant, bien quen ville la rivalité absurde et choquante des Karamazov père et fils fût connue de bien des gens, les véritables relations de Grouchegnka avec chacun deux demeuraient ignorées de la plupart. Même ses servantes (après le drame dont nous parlerons) témoignèrent en justice quAgraféna Alexandrovna recevait Dmitri Fiodorovitch uniquement par crainte, car « il avait menacé de la tuer ». Elle en avait deux, une cuisinière fort âgée, depuis longtemps au service de sa famille, maladive et presque sourde, et sa petite-fille, alerte femme de chambre de vingt ans.
Grouchegnka vivait fort chichement, dans un intérieur des plus modestes, trois pièces meublées en acajou par la propriétaire, dans le style de 1820. À larrivée de Rakitine et dAliocha, il faisait déjà nuit, mais on navait pas encore allumé. La jeune femme était étendue au salon, sur son canapé au dossier dacajou, recouvert de cuir dur, déjà usé et troué, la tête appuyée sur deux oreillers. Elle reposait sur le dos, immobile, les mains derrière la tête, portant une robe de soie noire, avec une coiffure en dentelle qui lui seyait à merveille ; sur les épaules, un fichu agrafé par une broche en or massif. Elle attendait quelquun, inquiète et impatiente, le teint pâle, les lèvres et les yeux brûlants, son petit pied battant la mesure sur le bras du canapé. Au bruit que firent les visiteurs en entrant, elle sauta à terre, criant dune voix effrayée :
« Qui va là ? »
La femme de chambre sempressa de rassurer sa maîtresse.
« Ce nest pas lui, nayez crainte. »
« Que peut-elle bien avoir ? » murmura Rakitine en menant par le bras Aliocha au salon.
Grouchegnka restait debout, encore mal remise de sa frayeur. Une grosse mèche de ses cheveux châtains, échappée de sa coiffure, lui tombait sur lépaule droite, mais elle ny prit pas garde et ne larrangea pas avant davoir reconnu ses hôtes.
« Ah ! cest toi Rakitka ? Tu mas fait peur ! Avec qui es-tu ? Seigneur, voilà qui tu mamènes ! sécria-t-elle en apercevant Aliocha.
Fais donc donner de la lumière ! dit Rakitine, du ton dun familier qui a le droit de commander dans la maison.
Certainement… Fénia{113}, apporte-lui une bougie… Tu as trouvé le bon moment pour lamener ! »
Elle fit un signe de tête à Aliocha et arrangea ses cheveux devant la glace. Elle paraissait mécontente.
« Je tombe mal ? demanda Rakitine, lair soudain vexé.
Tu mas effrayée, Rakitka, voilà tout. »
Grouchegnka se tourna en souriant vers Aliocha.
« Naie pas peur de moi, mon cher Aliocha, reprit-elle, je suis charmée de ta visite inattendue. Je croyais que cétait Mitia qui voulait entrer de force. Vois-tu, je lai trompé tout à lheure, il ma juré quil me croyait et je lui ai menti. Je lui ai dit que jallais chez mon vieux Kouzma{114} Kouzmitch faire les comptes toute la soirée. Jy vais, en effet, une fois par semaine. Nous nous enfermons à clef : il pioche ses comptes et jécris dans les livres, il ne se fie quà moi. Comment Fénia vous a-t-elle laissés entrer ? Fénia, cours à la porte cochère, regarde si le capitaine ne rôde pas aux alentours. Il est peut-être caché et nous épie, jai une peur affreuse !
Il ny a personne, Agraféna Alexandrovna ; jai regardé partout, je vais voir à chaque instant par les fentes, jai peur moi aussi.
Les volets sont-ils fermés ? Fénia, baisse les rideaux, autrement il verrait la lumière. Je crains aujourdhui ton frère Mitia, Aliocha. »
Grouchegnka parlait très haut, lair inquiet et surexcité.
« Pourquoi cela ? demanda Rakitine ; il ne teffraie pas dordinaire, tu le fais marcher comme tu veux.
Je te dis que jattends une nouvelle, de sorte que je nai que faire de Mitia, maintenant. Il na pas cru que jallais chez Kouzma Kouzmitch, je le sens. À présent, il doit monter la garde chez Fiodor Pavlovitch, dans le jardin. Sil est embusqué là-bas, il ne viendra pas ici, tant mieux ! Jy suis allée vraiment, chez le vieux. Mitia maccompagnait ; je lui ai fait promettre de venir me chercher à minuit. Dix minutes après, je suis ressortie et jai couru jusquici ; je tremblais quil me rencontrât.
Pourquoi es-tu en toilette ? Tu as un bonnet fort curieux.
Tu es toi-même fort curieux, Rakitka ! Je te répète que jattends une nouvelle. Sitôt reçue, je menvolerai, vous ne me verrez plus. Voilà pourquoi je me suis parée.
Et où tenvoleras-tu ?
Si on te le demande, tu diras que tu nen sais rien.
Comme elle est gaie !… Je ne tai jamais vue ainsi. Elle est attifée comme pour un bal ! sexclama Rakitine en lexaminant avec surprise.
Es-tu au courant des bals ?
Et toi ?
Jen ai vu un, moi. Il y a trois ans, lorsque Kouzma Kouzmitch a marié son fils ; je regardais de la tribune. Mais pourquoi causerais-je avec toi quand jai un prince pour hôte ? Mon cher Aliocha, je nen crois pas mes yeux ; comment se peut-il que tu sois venu ? À vrai dire, je ne tattendais pas, je nai jamais cru que tu puisses venir. Le moment est mal choisi, pourtant je suis bien contente. Assieds-toi sur le canapé, ici, mon bel astre ! Vraiment, je nen reviens pas encore… Rakitka, si tu lavais amené hier ou avant-hier !… Eh bien, je suis contente comme ça. Mieux vaut peut-être que ce soit maintenant, à une telle minute… »
Elle sassit vivement à côté dAliocha et le regarda avec extase. Elle était vraiment contente et ne mentait pas. Ses yeux brillaient, elle souriait, mais avec bonté. Aliocha ne sattendait pas à lui voir une expression aussi bienveillante… Il sétait fait delle une idée terrifiante ; sa sortie perfide contre Catherine Ivanovna lavait bouleversé lavant-veille, maintenant il sétonnait de la voir toute changée. Si accablé quil fût par son propre chagrin, il lexaminait malgré lui avec attention. Ses manières sétaient améliorées ; les intonations doucereuses, la mollesse des mouvements avaient presque disparu, faisant place à de la bonhomie, à des gestes prompts et sincères ; mais elle était surexcitée.
« Seigneur, quelles choses étranges se passent aujourdhui, ma parole ! Pourquoi suis-je si heureuse de te voir, Aliocha, je lignore.
Est-ce bien vrai ? dit Rakitine en souriant. Auparavant, tu avais un but en insistant pour que je lamène.
Oui, un but qui nexiste plus maintenant, le moment est passé. Et maintenant, je vais vous bien traiter. Je suis devenue meilleure, à présent, Rakitka. Assieds-toi aussi. Mais cest déjà fait, il ne soublie pas. Vois-tu, Aliocha, il est vexé que je ne laie pas invité le premier à sasseoir. Il est susceptible, ce cher ami. Ne te fâche pas, Rakitka, je suis bonne en ce moment. Pourquoi es-tu si triste, Aliocha ? Aurais-tu peur de moi ? »
Grouchegnka sourit malicieusement en le regardant dans les yeux.
« Il a du chagrin. Un refus de grade.
Quel grade ?
Son starets sent mauvais.
Comment cela ? Tu radotes ; encore quelque vilenie, sans doute. Aliocha, laisse-moi masseoir sur tes genoux, comme ça. »
Et aussitôt elle sinstalla sur ses genoux, telle quune chatte caressante, le bras droit tendrement passé autour de son cou.
« Je saurai bien te faire rire, mon gentil dévot ! Vraiment, tu me laisses sur tes genoux, ça ne te fâche pas ? Tu nas quà le dire, je me lève. »
Aliocha se taisait. Il nosait bouger, ne répondait pas aux paroles entendues, mais il néprouvait pas ce que pouvait imaginer Rakitine, qui lobservait dun air égrillard. Son grand chagrin absorbait les sensations possibles, et sil avait pu en ce moment sanalyser, il aurait compris quil était cuirassé contre les tentations. Néanmoins, malgré linconscience de son état et la tristesse qui laccablait, il sétonna déprouver une sensation étrange : cette femme « terrible » ne lui inspirait plus leffroi inséparable dans son cœur de lidée de la femme. Au contraire, installée sur ses genoux et lenlaçant, elle éveillait en lui un sentiment inattendu, une curiosité candide sans la moindre frayeur. Voilà ce qui le surprenait malgré lui.
« Assez causé pour ne rien dire ! sécria Rakitine. Fais plutôt servir du champagne, tu sais que jai ta parole.
Cest vrai, Aliocha, je lui ai promis du champagne sil tamenait. Fénia, apporte la bouteille que Mitia a laissée, dépêche-toi. Bien que je sois avare, je donnerai une bouteille, pas pour toi, Rakitine, tu nes quun pauvre sire, mais pour lui. Je nai pas le cœur à ça ; mais nimporte, je veux boire avec vous.
Quelle est donc cette « nouvelle » ? peut-on le savoir, est-ce un secret ? insista Rakitine, sans prendre garde en apparence aux brocards quon lui lançait.
Un secret dont tu es au courant, dit Grouchegnka dun air préoccupé : mon officier arrive.
Je lai entendu dire, mais est-il si proche ?
Il est maintenant à Mokroïé, doù il enverra un exprès ; je viens de recevoir une lettre. Jattends.
Tiens ! Pourquoi à Mokroïé ?
Ce serait trop long à raconter ; en voilà assez.
Mais alors, et Mitia, le sait-il ?
Il nen sait pas le premier mot. Sinon, il me tuerait. Dailleurs, je nai plus peur de lui, maintenant. Tais-toi, Rakitka, que je nentende plus parler de lui ; il ma fait trop de mal. Jaime mieux songer à Aliocha, le regarder… Souris donc, mon chéri, déride-toi tu me feras plaisir… Mais il a souri ! Vois comme il me regarde dun air caressant. Sais-tu, Aliocha, je croyais que tu men voulais à cause de la scène dhier, chez cette demoiselle. Jai été rosse… Pourtant, cétait réussi, en bien et en mal, dit Grouchegnka pensivement, avec un sourire mauvais, Mitia ma dit quelle criait : « Il faut la fouetter ! » Je lai gravement offensée. Elle ma attirée, elle a voulu me séduire avec son chocolat… Non, ça sest bien passé comme ça. » Elle sourit de nouveau. « Seulement, je crains que tu ne sois fâché…
En vérité, Aliocha, elle te craint, toi, le petit poussin, intervint Rakitine avec une réelle surprise.
Cest pour toi, Rakitine, quil est un petit poussin, car tu nas pas de conscience. Moi, je laime. Le crois-tu, Aliocha, je taime de toute mon âme.
Ah ! leffrontée ! Elle te fait une déclaration, Aliocha.
Eh bien quoi, je laime.
Et lofficier ? Et lheureuse nouvelle de Mokroïé ?
Ce nest pas la même chose.
Voilà la logique des femmes !
Ne me fâche pas, Rakitine. Je te dis que ce nest pas la même chose. Jaime Aliocha autrement. À vrai dire, Aliocha, jai eu de mauvais desseins à ton égard. Je suis vile, je suis violente ; mais à certains moments je te regardais comme ma conscience. Je me disais : « Comme il doit me mépriser, maintenant ! » Jy pensais avant-hier en me sauvant de chez cette demoiselle. Depuis longtemps je tai remarqué, Aliocha ; Mitia le sait, il me comprend. Le croiras-tu, parfois je suis saisie de honte en te regardant. Comment suis-je venue à penser à toi, et depuis quand ? je lignore. »
Fénia entra, posa sur la table un plateau avec une bouteille débouchée et trois verres pleins.
« Voilà le champagne ! sécria Rakitine. Tu es excitée, Agraféna Alexandrovna. Après avoir bu, tu te mettras à danser. Quelle maladresse ! ajouta-t-il : il est déjà versé et tiède, et il ny a pas de bouchon. »
Il nen vida pas moins son verre dun trait et le remplit à nouveau.
« On a rarement loccasion, déclara-t-il en sessuyant les lèvres ; allons, Aliocha, prends ton verre, et sois brave. Mais, à quoi boirons-nous ? Prends le tien, Groucha, et buvons aux portes du paradis.
Quentends-tu par là ? »
Elle prit un verre, Aliocha but une gorgée du sien et le reposa.
« Non, jaime mieux mabstenir, dit-il avec un doux sourire.
Ah ! tu te vantais ! cria Rakitine.
Moi aussi, alors, fit Grouchegnka. Achève la bouteille, Rakitka. Si Aliocha boit, je boirai.
Voilà les effusions qui commencent ! goguenarda Rakitine. Et elle est assise sur ses genoux ! Lui a du chagrin, jen conviens, mais toi, quas-tu ? Il est en révolte contre son Dieu, il allait manger du saucisson !
Comment cela ?
Son starets est mort aujourdhui, le vieux Zosime, le saint.
Ah ! il est mort. Je nen savais rien, dit-elle en se signant. Seigneur, et moi qui suis sur ses genoux ! »
Elle se leva vivement et sassit sur le canapé. Aliocha la considéra avec surprise et son visage séclaira.
« Rakitine, proféra-t-il dun ton ferme, ne mirrite pas en disant que je me suis révolté contre mon Dieu. Je nai pas danimosité contre toi ; sois donc meilleur, toi aussi. Jai fait une perte inestimable, et tu ne peux me juger en ce moment. Regarde-la, elle ; tu as vu sa mansuétude à mon égard ? Jétais venu ici trouver une âme méchante, poussé par mes mauvais sentiments : jai rencontré une véritable sœur, une âme aimante, un trésor… Agraféna Alexandrovna, cest de toi que je parle. Tu as régénéré mon âme. »
Aliocha oppressé se tut, les lèvres tremblantes.
« On dirait quelle ta sauvé ! railla Rakitine. Mais sais-tu quelle voulait te manger ?
Assez, Rakitine ! Taisez-vous tous les deux. Toi, Aliocha, parce que tes paroles me font honte : tu me crois bonne, je suis mauvaise. Toi, Rakitka, parce que tu mens. Je métais proposé de le manger, mais cest du passé, cela. Que je ne tentende plus parler ainsi, Rakitka ! »
Grouchegnka sétait exprimée avec une vive émotion.
« Ils sont enragés ! murmura Rakitine en les considérant avec surprise, on se croirait dans une maison de santé. Tout à lheure ils vont pleurer, pour sûr !
Oui, je pleurerai, oui, je pleurerai ! affirma Grouchegnka ; il ma appelée sa sœur, je ne loublierai jamais ! Si mauvaise que je sois, Rakitka, jai pourtant donné un oignon.
Quel oignon ? Diable, ils sont toqués pour de bon ! »
Leur exaltation étonnait Rakitine, qui aurait dû comprendre que tout concourait à les bouleverser dune façon exceptionnelle. Mais Rakitine, subtil quand il sagissait de lui, démêlait mal les sentiments et les sensations de ses proches, autant par égoïsme que par inexpérience juvénile.
« Vois-tu, Aliocha, reprit Grouchegnka avec un rire nerveux, je me suis vantée à Rakitine davoir donné un oignon. Je vais texpliquer la chose en toute humilité. Ce nest quune légende : Matrone, la cuisinière, me la racontait quand jétais enfant : « Il y avait une mégère qui mourut sans laisser derrière elle une seule vertu. Les diables sen saisirent et la jetèrent dans le lac de feu. Son ange gardien se creusait la tête pour lui découvrir une vertu et en parler à Dieu. Il se rappela et dit au Seigneur : « Elle a arraché un oignon au potager pour le donner à une mendiante. » Dieu lui répondit : « Prends cet oignon, tends-le à cette femme dans le lac, quelle sy cramponne. Si tu parviens à la retirer, elle ira en paradis : si loignon se rompt, elle restera où elle est. » Lange courut à la femme, lui tendit loignon. « Prends, dit-il, tiens bon. » Il se mit à la tirer avec précaution, elle était déjà dehors. Les autres pécheurs, voyant quon la retirait du lac, sagrippèrent à elle, voulant profiter de laubaine. Mais la femme, qui était fort méchante, leur donnait des coups de pied : « Cest moi quon tire et non pas vous ; cest mon oignon, non le vôtre. » À ces mots, loignon se rompit. La femme retomba dans le lac où elle brûle encore. Lange partit en pleurant. « Voilà cette légende, Aliocha ; ne me crois pas bonne, cest tout le contraire ; tes éloges me feraient honte. Je désirais tellement ta venue, que jai promis vingt-cinq roubles à Rakitka sil tamenait. Un instant. »
Elle alla ouvrir un tiroir, prit son porte-monnaie et en sortit un billet de vingt-cinq roubles.
« Cest absurde ! sécria Rakitine embarrassé.
Tiens, Rakitka, je macquitte envers toi ; tu ne refuseras pas, tu las demandé toi-même. »
Elle lui jeta le billet.
« Comment donc, répliqua-t-il, sefforçant de cacher sa confusion, cest tout profit, les sots existent dans lintérêt des gens desprit.
Et maintenant, tais-toi, Rakitka. Ce que je vais dire ne sadresse pas à toi. Tu ne nous aimes pas.
Et pourquoi vous aimerais-je ? » dit-il brutalement.
Il avait compté être payé à linsu dAliocha, dont la présence lui faisait honte et lirritait. Jusqualors, par politique, il avait ménagé Grouchegnka, malgré ses mots piquants, car elle paraissait le dominer. Mais la colère le gagnait. « On aime pour quelque chose. Quavez-vous fait pour moi tous les deux ?
Aime pour rien, comme Aliocha.
Comment taime-t-il et que ta-t-il témoigné ? En voilà des embarras ! »
Grouchegnka, debout au milieu du salon, parlait avec chaleur, dune voix exaltée.
« Tais-toi, Rakitka, tu ne comprends rien à nos sentiments. Et cesse de me tutoyer, je te le défends ; doù te vient cette audace ? Assieds-toi dans un coin et plus un mot !… Maintenant, Aliocha, je vais me confesser à toi seul, pour que tu saches qui je suis. Je voulais te perdre, jy étais décidée, au point dacheter Rakitine pour quil tamenât. Et pourquoi cela ? Tu nen savais rien, tu te détournais de moi, tu passais les yeux baissés. Moi, jinterrogeais les gens sur ton compte. Ta figure me poursuivait. « Il me méprise, pensais-je, et ne veut même pas me regarder. » À la fin, je me demandai avec surprise : « Pourquoi craindre ce gamin ? je le mangerai, ça mamusera. » Jétais exaspérée. Crois-moi, personne ici noserait manquer de respect à Agraféna Alexandrovna ; je nai que ce vieillard auquel je me suis vendue, cest Satan qui nous a unis, mais personne dautre. Javais donc décidé que tu serais ma proie, cétait un peu pour moi. Voilà la détestable créature que tu as traitée de sœur. Maintenant mon séducteur est arrivé, jattends des nouvelles. Sais-tu ce quil était pour moi ? Il y a cinq ans, lorsque Kouzma mamena ici, je me cachais parfois pour nêtre ni vue, ni entendue ; comme une sotte, je sanglotais, je ne dormais plus, me disant : « Où est-il, le monstre ? Il doit rire de moi avec une autre. Oh ! comme je me vengerai si jamais je le rencontre ! » Dans lobscurité, je sanglotais sur mon oreiller, je me torturais le cœur à dessein. « Il me le paiera ! » criais-je. En pensant que jétais impuissante, que lui se moquait de moi, quil mavait peut-être complètement oubliée, je glissais de mon lit sur le plancher, inondée de larmes, en proie à une crise de nerfs. Tout le monde me devint odieux. Ensuite, jamassai un capital, je mendurcis, je pris de lembonpoint. Tu penses que je suis devenue plus raisonnable ? Pas du tout. Personne ne sen doute, mais quand vient la nuit, il marrive, comme il y a cinq ans, de grincer des dents et de mécrier en pleurant : « Je me vengerai, je me vengerai ! » Tu mas suivie ? Alors, que penses-tu de ceci ? Il y a un mois, je reçois une lettre mannonçant son arrivée. Devenu veuf, il veut me voir. Je suffoquai. Seigneur, il va venir et mappeler, je ramperai vers lui comme un chien battu, comme une coupable ! Je ne puis y croire moi-même : « Aurai-je ou non la bassesse de courir à lui ? » Et une colère contre moi-même ma prise, ces dernières semaines, plus violente quil y a cinq ans. Tu vois mon exaspération, Aliocha ; je me suis confessée à toi. Mitia nétait quune diversion. Tais-toi, Rakitka, ce nest pas à toi de me juger. Avant votre arrivée, jattendais, je songeais à mon avenir, et vous ne connaîtrez jamais mon état dâme. Aliocha, dis à cette demoiselle de ne pas men vouloir pour la scène davant-hier !… Personne au monde ne peut comprendre ce que jéprouve maintenant… Peut-être emporterai-je un couteau, je ne suis pas encore fixée. »
Incapable de se contenir, Grouchegnka sinterrompit, se couvrit le visage de ses mains, sabattit sur le canapé, sanglota comme une enfant. Aliocha se leva et sapprocha de Rakitine.
« Micha, dit-il, elle ta offensé, mais ne sois pas fâché. Tu las entendue ? On ne peut pas trop demander à une âme, il faut être miséricordieux. »
Aliocha prononça ces paroles dans un élan irrésistible. Il avait besoin de sépancher et les aurait dites même seul. Mais Rakitine le regarda ironiquement et Aliocha sarrêta.
« Tu as la tête pleine de ton starets et tu me bombardes à sa manière, Alexéi, homme de Dieu, dit-il avec un sourire haineux.
Ne te moque pas, Rakitine, ne parle pas du mort, il était supérieur à tous sur la terre, sécria Aliocha avec des larmes dans la voix. Ce nest pas en juge que je te parle, mais comme le dernier des accusés. Que suis-je devant elle ? Jétais venu ici pour me perdre, par lâcheté. Mais elle, après cinq ans de souffrances, pour une parole sincère quelle entend, pardonne, oublie tout et pleure ! Son séducteur est revenu, il lappelle, elle lui pardonne et court joyeusement à lui. Car elle ne prendra pas de couteau, non. Je ne suis pas comme ça, Micha ; jignore si tu les, toi. Cest une leçon pour moi… Elle nous est supérieure… Avais-tu entendu auparavant ce quelle vient de raconter ? Non, sans doute, car tu aurais tout compris depuis longtemps… Elle pardonnera aussi, celle qui a été offensée avant-hier, quand elle saura tout… Cette âme nest pas encore réconciliée ; il faut la ménager… elle recèle peut-être un trésor… »
Aliocha se tut, car la respiration lui manquait. Malgré son irritation, Rakitine le regardait, avec surprise. Il ne sattendait pas à une pareille tirade du paisible Aliocha.
« Quel avocat ! Serais-tu amoureux delle ? Agraféna Alexandrovna, tu as tourné la tête à notre ascète ! » sécria-t-il dans un rire impudent.
Grouchegnka releva la tête, sourit doucement à Aliocha, le visage encore gonflé des larmes quelle venait de répandre.
« Laisse-le, Aliocha, mon chérubin, tu vois comme il est, à quoi bon lui parler. Mikhaïl Ossipovitch, je voulais te demander pardon, maintenant jy renonce. Aliocha, viens tasseoir ici (elle lui prit la main et le regardait, radieuse), dis-moi, est-ce que je laime, oui ou non, mon séducteur ? Je me le demandais, ici, dans lobscurité. Éclaire-moi, lheure est venue, je ferai ce que tu diras. Faut-il pardonner ?
Mais tu as déjà pardonné.
Cest vrai, dit Grouchegnka, songeuse. Oh ! le lâche cœur ! Je vais boire à ma lâcheté. »
Elle prit un verre quelle vida dun trait, puis le lança à terre. Il y avait de la cruauté dans son sourire.
« Peut-être nai-je pas encore pardonné, dit-elle dun air menaçant, les yeux baissés, comme se parlant à elle-même. Peut-être que mon cœur pense seulement à pardonner. Vois-tu, Aliocha, ce sont mes cinq années de larmes que je chérissais ; cest mon offense, et non pas lui.
Eh bien, je ne voudrais pas être dans sa peau ! dit Rakitine.
Mais tu ny seras jamais, Rakitka. Tu décrotteras mes souliers, voilà à quoi je temploierai. Une femme comme moi nest pas faite pour toi… Et peut-être pas pour lui…
Alors, pourquoi cette toilette ?
Ne me reproche pas cette toilette, Rakitka, tu ne connais pas mon cœur ! Il ne tient quà moi de larracher à linstant. Tu ne sais pas pourquoi je lai mise. Peut-être irai-je lui dire : « Mas tu jamais vue si belle ? » Quand il ma quittée, jétais une gamine de dix-sept ans, malingre et pleureuse. Je le cajolerai, je lallumerai : « Tu vois ce que je suis devenue ; eh bien, mon cher, assez causé, ça te met leau à la bouche, va boire ailleurs ! » Voilà peut-être, Rakitka, à quoi servira cette toilette. Je suis emportée, Aliocha. Je puis déchirer cette toilette, me défigurer, aller mendier. Je suis capable de rester chez moi maintenant, de rendre demain à Kouzma son argent, ses cadeaux, et daller travailler à la journée. Tu penses que le courage me manquerait, Rakitka ? Il suffit quon me pousse à bout… Quant à lautre, je le chasserai, je lui ferai la nique… »
Ces dernières paroles proférées comme dans une crise, elle couvrit son visage de ses mains, et se jeta sur les coussins en sanglotant de nouveau. Rakitine se leva.
« Il se fait tard, dit-il ; on ne nous laissera pas entrer au monastère. »
Grouchegnka sursauta.
« Comment, Aliocha, tu veux me quitter ? sécria-t-elle avec une douloureuse surprise. Y penses-tu ? Tu mas bouleversée, et maintenant voici de nouveau la nuit, la solitude.
Il ne peut cependant pas passer la nuit chez toi. Mais sil veut, soit, je men irai seul ! dit malignement Rakitine.
Tais-toi, méchant, cria Grouchegnka courroucée ; tu ne mas jamais parlé comme il vient de le faire.
Que ta-t-il dit de si extraordinaire ?
Je ne sais pas, mais il ma retourné le cœur… Il a été le premier, le seul à avoir pitié de moi. Que nes-tu venu plus tôt, mon chérubin ! » Elle tomba à genoux devant Aliocha, comme en extase. « Toute ma vie, jai attendu quelquun comme toi, qui mapporterait le pardon. Jai cru quon maimerait pour autre chose que ma honte !
Quai-je fait pour toi ? répondit Aliocha avec un tendre sourire, en se penchant sur elle et en lui prenant les mains ; jai donné un oignon, le plus petit, voilà tout !… »
Les larmes le gagnèrent. À ce moment, on entendit du bruit ; quelquun entrait dans le vestibule ; Grouchegnka se leva effrayée ; Fénia fit une bruyante irruption dans la chambre.
« Madame, ma bonne chère madame, le courrier est arrivé, sécria-t-elle gaiement, tout essoufflée. Le tarantass vient de Mokroïé, avec le postillon Timothée, on va changer les chevaux… Une lettre, madame, voici une lettre ! »
Elle brandissait la lettre en criant. Grouchegnka sen saisit, lapprocha de la bougie. Cétait un billet de quelques lignes ; elle les lut en un instant.
« Il mappelle ! » Elle était pâle, la figure contractée par un sourire maladif. « Il me siffle : rampe, petit chien ! »
Mais elle ne resta quun moment indécise ; le sang lui monta soudain au visage.
« Je pars ! Adieu, mes cinq années ! Adieu, Aliocha, le sort en est jeté… Écartez-vous tous, allez-vous-en, que je ne vous voie plus ! Grouchegnka vole vers une vie nouvelle… Ne me garde pas rancune, Rakitka. Cest peut-être à la mort que je vais ! Oh ! je suis comme ivre ! »
Elle se précipita dans la chambre à coucher.
« Maintenant elle na que faire de nous, grommela Rakitine. Allons-nous-en, cette musique pourrait bien recommencer ; jen ai les oreilles rebattues… »
Aliocha se laissa emmener machinalement.
Dans la cour, cétaient des allées et venues à la lueur dune lanterne ; on changeait lattelage de trois chevaux. À peine les jeunes gens avaient-ils quitté le perron que la fenêtre de la chambre à coucher souvrit ; la voix de Grouchegnka séleva, sonore.
« Aliocha, salue ton frère Mitia, dis-lui quil ne garde pas un mauvais souvenir de moi. Répète-lui mes paroles : « Cest à un misérable que sest donnée Grouchegnka, et non à toi, qui es noble ! » Ajoute que Grouchegnka la aimé pendant une heure, rien quune heure ; quil se souvienne toujours de cette heure ; désormais, cest Grouchegnka qui le lui ordonne… toute sa vie… »
Elle acheva avec des sanglots dans la voix. La fenêtre se referma.
« Hum ! murmura Rakitine en riant ; elle égorge Mitia, et veut quil sen souvienne toute sa vie. Quelle férocité ! »
Aliocha ne parut pas avoir entendu. Il marchait rapidement à côté de son compagnon ; il avait lair hébété. Rakitine eut soudain la sensation quon lui mettait un doigt sur une plaie vive : en emmenant Aliocha chez Grouchegnka, il sétait attendu à tout autre chose, et sa déception était grande.
« Cest un Polonais, son officier, reprit-il en se contenant ; dailleurs, il nest plus officier, maintenant ; il a été au service de la douane en Sibérie, à la frontière chinoise ; ce doit être un pauvre diable, on dit quil a perdu sa place. Il a sans doute eu vent que Grouchegnka a le magot et le voilà qui rapplique ; cela explique tout. »
De nouveau Aliocha ne parut pas avoir entendu. Rakitine ny tint plus.
« Alors, tu as converti une pécheresse ? Tu as mis une femme de mauvaise vie dans la bonne voie ? Tu as chassé les démons, hein ! Les voilà, les miracles que nous attendions ; ils se sont réalisés ?
Cesse donc, Rakitine ! dit Aliocha, lâme douloureuse.
Tu me « méprises » à présent à cause des vingt-cinq roubles que jai reçus ? Jai vendu un véritable ami. Mais tu nes pas le Christ, et je ne suis pas Judas.
Rakitine, je tassure que je ny pensais plus ; cest toi qui me le rappelles. »
Mais Rakitine était exaspéré.
« Que le diable vous emporte tous ! sécria-t-il soudain. Pourquoi, diable, me suis-je lié avec toi ? Dorénavant, je ne veux plus te connaître. Va-ten seul, voilà ton chemin. »
Il tourna dans une ruelle, abandonnant Aliocha dans les ténèbres. Aliocha sortit de la ville et regagna le monastère par les champs.
IV. Les noces de Cana
Il était déjà très tard pour le monastère, lorsque Aliocha arriva à lermitage ; le frère portier lintroduisit par une entrée particulière. Neuf heures avaient sonné, lheure du repos après une journée aussi agitée. Aliocha ouvrit timidement la porte et pénétra dans la cellule du starets, où se trouvait maintenant son cercueil. Il ny avait personne, sauf le Père Païsius, lisant lÉvangile devant le mort, et le jeune novice Porphyre, épuisé par lentretien de la dernière nuit et les émotions de la journée ; il dormait du profond sommeil de la jeunesse, couché par terre dans la pièce voisine. Le Père Païsius, qui avait entendu Aliocha entrer, ne tourna même pas la tête. Aliocha sagenouilla dans un coin et se mit à prier. Son âme débordait, mais ses sensations demeuraient confuses, lune chassant lautre dans une sorte de mouvement giratoire uniforme. Chose étrange, il éprouvait un sentiment de bien-être et ne sen étonnait pas. Il contemplait de nouveau ce mort qui lui était si cher, mais la pitié éplorée et douloureuse du matin avait disparu. En entrant, il était tombé à genoux devant le cercueil comme devant un sanctuaire ; pourtant la joie rayonnait dans son âme. Un air frais entrait par la fenêtre ouverte. « Il faut donc que lodeur ait augmenté pour quon se soit décidé à ouvrir une fenêtre », pensa Aliocha. Mais il nétait plus angoissé, ni indigné par cette idée de la corruption. Il se mit à prier doucement ; bientôt il saperçut que cétait presque machinal. Des fragments didées surgissaient, tels que des feux follets ; en revanche, régnaient dans son âme une certitude, un apaisement dont il avait conscience. Il se mettait à prier avec ferveur, plein de reconnaissance et damour… Bientôt il passait à autre chose, se prenait à réfléchir, oubliant finalement la prière et les divagations qui lavaient interrompue. Il prêta loreille à la lecture du Père Païsius, mais finit par somnoler, épuisé…
Trois jours après, il se fit des noces à Cana, en Galilée, et la mère de Jésus y était.
Et Jésus fut aussi convié aux noces, avec ses disciples{115}.
« Les noces ?… Cette idée tourbillonnait dans lesprit dAliocha. Elle aussi est heureuse… elle est allée à un festin… Non, certes, elle na pas pris de couteau… Cétait seulement une parole « fâcheuse… ». Il faut toujours pardonner les paroles fâcheuses. Elles consolent lâme… Sans elles la douleur serait insupportable. Rakitine a pris la ruelle. Tant quil songera à ses griefs, il prendra toujours la ruelle… Mais la route, la grande route droite, claire, cristalline, avec le soleil resplendissant, au bout… Que lit-on ?
…Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : Ils nont point de vin…
Ah ! oui, jai manqué le commencement, cest dommage, jaime ce passage : les noces de Cana, le premier miracle… Quel beau miracle ! Il fut consacré à la joie et non au deuil… « Qui aime les hommes aime aussi leur joie… » Le défunt le répétait à chaque instant, cétait une de ses principales idées… « On ne peut pas vivre sans joie », affirme Mitia… Tout ce qui est vrai et beau respire toujours le pardon ; il le disait aussi.
…Jésus lui dit : Femme, quy a-t-il entre vous et moi ? Mon heure nest pas encore venue.
Sa mère dit à ceux qui servaient : Faites tout ce quil vous dira…
Faites… Procurez la joie à de très pauvres gens… Fort pauvres, assurément, puisque même à leurs noces le vin manqua… Les historiens racontent quautour du lac de Génézareth et dans la région était alors disséminée la population la plus pauvre quon puisse imaginer… Et sa mère au grand cœur savait quil nétait pas venu seulement accomplir sa mission sublime, mais quil partageait la joie naïve des gens simples et ignorants qui linvitaient cordialement à leurs humbles noces. « Mon heure nest pas encore venue. » Il parle avec un doux sourire (oui, il a dû lui sourire tendrement). En réalité, se peut-il quil soit venu sur terre pour multiplier le vin à de pauvres noces ? Mais il a fait ce quelle lui demandait…
…Jésus leur dit : Remplissez deau ces urnes. Et ils les remplirent jusquau bord.
Alors Jésus leur dit : Puisez maintenant et portez-en au maître dhôtel. Et ils lui en portèrent.
Dès que le maître dhôtel eut goûté leau changée en vin, ne sachant doù venait ce vin, quoique les serviteurs qui avaient puisé leau le sussent bien, il appela lépoux.
Et lui dit : Tout homme sert dabord le bon vin ; puis, après quon en a beaucoup bu, il en sert de moins bon ; mais toi tu as réservé le bon vin jusquà maintenant.
Mais quarrive-t-il ? Pourquoi la chambre oscille-t-elle ? Ah ! oui… ce sont les noces, le mariage… bien sûr. Voici les invités, les jeunes époux, la foule joyeuse et… où est donc le sage maître dhôtel ? Qui est-ce ? La chambre oscille de nouveau… Qui se lève à la grande table ? Comment… lui aussi est ici ? Mais il était dans son cercueil… Il sest levé, il ma vu, il vient ici… Seigneur !… »
En effet, il sest approché, le petit vieillard sec, au visage sillonné de rides, riant doucement. Le cercueil a disparu ; il est habillé comme hier, en leur compagnie, quand ses visiteurs se réunirent ; il a le visage découvert, les yeux brillants. Est-ce possible, lui aussi prend part au festin, lui aussi est invité aux noces de Cana ?
« Tu es aussi invité, mon cher, dans toutes les règles, dit sa voix paisible. Pourquoi te cacher ici ?… on ne te voit pas… Viens vers nous. »
Cest sa voix, la voix du starets Zosime… Comment ne serait-ce pas lui, puisquil lappelle ? Le starets prit la main dAliocha, qui se releva.
« Réjouissons-nous, poursuivit le vieillard, buvons le vin nouveau, le vin de la grande joie ; vois-tu tous ces invités ? Voici le fiancé et la fiancée ; voici le sage maître dhôtel, il goûte le vin nouveau. Pourquoi es-tu surpris de me voir ? Jai donné un oignon, et me voici. Beaucoup parmi eux nont donné quun oignon, un tout petit oignon… Que sont nos œuvres, mon bien cher ! Vois-tu notre Soleil. Laperçois-tu ? aujourdhui donner un oignon à une affamée. Commence ton œuvre, mon bien cher ! Vois-tu notre Soleil, Laperçois-tu ?
Jai peur… je nose pas regarder… balbutia Aliocha.
Naie pas peur de Lui. Sa majesté est terrible, sa grandeur nous écrase, mais sa miséricorde est sans bornes ; par amour il sest fait semblable à nous et se réjouit avec nous ; il change leau en vin, pour ne pas interrompre la joie des invités ; il en attend dautres ; il les appelle continuellement et aux siècles des siècles. Et voilà quon apporte le vin nouveau ; tu vois les vaisseaux… »
Une flamme brûlait dans le cœur dAliocha ; il le sentait plein à déborder ; des larmes de joie lui échappèrent… Il étendit les bras, poussa un cri, séveilla…
De nouveau le cercueil, la fenêtre ouverte et la lecture calme, grave, rythmée de lÉvangile. Mais Aliocha nécoutait plus. Chose étrange, il sétait endormi à genoux et se trouvait maintenant debout. Soudain, comme soulevé de sa place, il sapprocha en trois pas du cercueil, il heurta même de lépaule le Père Païsius sans le remarquer. Celui-ci leva les yeux, mais reprit aussitôt sa lecture, se rendant compte que le jeune homme nétait pas dans son état normal. Aliocha contempla un instant le cercueil, le mort qui y était allongé, le visage recouvert, licône sur la poitrine, le capuce surmonté de la croix à huit branches. Il venait dentendre sa voix, elle retentissait à ses oreilles. Il écouta encore, attendit… Soudain il se tourna brusquement et quitta la cellule.
Il descendit le perron sans sarrêter. Son âme exaltée avait soif de liberté, despace. Au-dessus de sa tête, la voûte céleste sétendait à linfini, les calmes étoiles scintillaient. Du zénith à lhorizon apparaissait, indistincte, la voie lactée. La nuit sereine enveloppait la terre. Les tours blanches et les coupoles dorées se détachaient sur le ciel de saphir. Autour de la maison les opulentes fleurs dautomne sétaient endormies jusquau matin. Le calme de la terre paraissait se confondre avec celui des cieux : le mystère terrestre confinait à celui des étoiles. Aliocha, immobile, regardait ; soudain, comme fauché, il se prosterna.
Il ignorait pourquoi il étreignait la terre, il ne comprenait pas pourquoi il aurait voulu, irrésistiblement, lembrasser tout entière ; mais il lembrassait en sanglotant, en linondant de ses larmes, et il se promettait avec exaltation de laimer, de laimer toujours. « Arrose la terre de larmes de joie et aime-les… » Ces paroles retentissaient dans son âme. Sur quoi pleurait-il ? Oh ! dans son extase, il pleurait même sur ces étoiles qui scintillaient dans linfini, et « navait pas honte de cette exaltation ». On aurait dit que les fils de ces mondes innombrables convergeaient dans son âme et que celle-ci frémissait toute, « en contact avec les autres mondes ». Il aurait voulu pardonner, à tous et pour tout, et demander pardon, non pour lui, mais pour les autres et pour tout ; « les autres le demanderont pour moi », ces mots aussi lui revenaient en mémoire. De plus en plus, il sentait dune façon claire et quasi tangible quun sentiment ferme et inébranlable pénétrait dans son âme, quune idée semparait à jamais de son esprit. Il sétait prosterné faible adolescent et se releva lutteur solide pour le reste de ses jours, il en eut conscience à ce moment de sa crise. Et plus jamais, par la suite, Aliocha ne put oublier cet instant. « Mon âme a été visitée à cette heure », disait-il plus tard, en croyant fermement à la vérité de ses paroles.
Trois jours après, il quitta le monastère, conformément à la volonté de son starets, qui lui avait ordonné de « séjourner dans le monde ».
Livre VIII : Mitia
I. Kouzma Samsonov
Dmitri Fiodorovitch, à qui Grouchegnka, en volant vers une vie nouvelle, avait fait transmettre son dernier adieu, voulant quil se souvînt toute sa vie dune heure damour, était en ce moment aux prises avec les pires difficultés. Comme lui-même le dit par la suite, il passa ces deux jours sous la menace dune congestion cérébrale. Aliocha navait pu le découvrir la veille, et il nétait pas venu au rendez-vous assigné par Ivan au cabaret. Conformément à ses instructions, ses logeurs gardèrent le silence. Durant ces deux jours qui précédèrent la catastrophe, il fut littéralement aux abois, « luttant avec sa destinée pour se sauver », suivant sa propre expression. Il sabsenta même quelques heures de la ville pour une affaire urgente, malgré sa crainte de laisser Grouchegnka sans surveillance. Lenquête ultérieure précisa lemploi de son temps de la façon la plus formelle ; nous nous bornerons à noter les faits essentiels.
Bien que Grouchegnka leût aimé pendant une heure, elle le tourmentait impitoyablement. Dabord, il ne pouvait rien connaître de ses intentions ; impossible de les pénétrer par la douceur ou la violence ; elle se serait fâchée et détournée de lui tout à fait. Il avait lintuition quelle se débattait dans lincertitude sans parvenir à prendre une décision ; aussi pensait-il non sans raison quelle devait parfois le détester, lui et sa passion. Tel était peut-être le cas ; mais il ne pouvait comprendre exactement ce qui causait lanxiété de Grouchegnka. À vrai dire, toute la question qui le tourmentait se ramenait à une alternative : « Lui, Mitia, ou Fiodor Pavlovitch. » Ici il faut noter un fait certain : il était persuadé que son père ne manquerait pas doffrir à Grouchegnka de lépouser (si ce nétait déjà fait), et ne croyait pas un instant que le vieux libertin espérât sen tirer avec trois mille roubles. Il connaissait en effet le caractère de la donzelle. Voilà pourquoi il lui semblait parfois que le tourment de Grouchegnka et son indécision provenaient uniquement de ce quelle ne savait qui choisir, ignorant lequel lui rapporterait davantage. Quant au prochain retour de l« officier », de lhomme qui avait joué un rôle fatal dans sa vie, et dont elle attendait larrivée avec tant démotion et deffroi chose étrange , il ny pensait même pas. Il est vrai que Grouchegnka avait gardé le silence là-dessus pendant ces derniers jours. Pourtant, Mitia connaissait la lettre reçue un mois auparavant et même une partie de son contenu. Grouchegnka la lui avait alors montrée dans un moment dirritation, sans quil y attachât dimportance, ce qui la surprit. Il eût été difficile dexpliquer pourquoi ; peut-être simplement parce que, accablé par sa funeste rivalité avec son père, il ne pouvait rien imaginer de plus dangereux à ce moment. Il ne croyait guère à un fiancé surgi on ne sait doù, après cinq ans dabsence, ni à sa prochaine arrivée, annoncée dailleurs en termes vagues. La lettre était nébuleuse, emphatique, sentimentale, et Grouchegnka lui avait dissimulé les dernières lignes, qui parlaient plus clairement de retour. De plus, Mitia se rappela par la suite lair de dédain avec lequel Grouchegnka avait reçu ce message venu de Sibérie. Elle borna là ses confidences sur ce nouveau rival, de sorte que peu à peu, il oublia lofficier. Il croyait seulement à limminence dun conflit avec Fiodor Pavlovitch. Plein danxiété, il attendait à chaque instant la décision de Grouchegnka et pensait quelle viendrait brusquement, par inspiration. Si elle allait lui dire : « Prends-moi, je suis à toi pour toujours », tout serait terminé ; il lemmènerait le plus loin possible, sinon au bout du monde, du moins au bout de la Russie ; ils se marieraient et sinstalleraient incognito, ignorés de tous. Alors commencerait une vie nouvelle, régénérée, « vertueuse », dont il rêvait avec passion. Le bourbier où il sétait enlisé volontairement lui faisait horreur et, comme beaucoup en pareil cas, il comptait surtout sur le changement de milieu ; échapper à ces gens, aux circonstances, senvoler de ce lieu maudit, ce serait la rénovation complète, lexistence transformée. Voilà ce qui le faisait languir.
Il y avait bien une autre solution, une autre issue, terrible celle-là. Si tout à coup, elle lui disait : « Va-ten ; jai choisi Fiodor Pavlovitch, je lépouserai, je nai pas besoin de toi. » Alors… oh ! alors… Mitia ignorait dailleurs ce qui arriverait alors, et il lignora jusquau dernier moment, on doit lui rendre cette justice. Il navait pas dintentions arrêtées ; le crime ne fut pas prémédité. Il se contentait de guetter, despionner, se tourmentait, mais nenvisageait quun heureux dénouement. Il repoussait même toute autre idée. Cest ici que commençait un nouveau tourment, que surgissait une nouvelle circonstance, accessoire, mais fatale et insoluble.
Au cas où elle lui dirait : « Je suis à toi, emmène-moi », comment lemmènerait-il ? Où prendrait-il largent ? Précisément alors, les revenus quil tirait depuis des années des versements réguliers de Fiodor Pavlovitch étaient épuisés. Certes, Grouchegnka avait de largent, mais Mitia se montrait à cet égard dune fierté farouche ; il voulait lemmener et commencer une existence nouvelle avec ses ressources personnelles et non avec celles de son adorée. Lidée même quil pût recourir à sa bourse lui inspirait un profond dégoût. Je ne métendrai pas sur ce fait, je ne lanalyserai pas, me bornant à le noter ; tel était à ce moment son état dâme. Cela pouvait provenir inconsciemment des remords secrets quil éprouvait pour sêtre approprié largent de Catherine Ivanovna. « Je suis un misérable aux yeux de lune, je le serai de nouveau aux yeux de lautre », se disait-il alors, comme lui-même lavoua par la suite. « Si Grouchegnka lapprend, elle ne voudra pas dun pareil individu. Donc, où trouver des fonds, où prendre ce fatal argent ? Sinon tout échouera, faute de ressources ; quelle honte ! »
Il savait peut-être où trouver cet argent. Je nen dirai pas davantage pour le moment, car tout séclaircira, mais jexpliquerai sommairement en quoi consistait pour lui la pire difficulté ; pour se procurer ces ressources, pour avoir le droit de les prendre, il fallait dabord rendre à Catherine Ivanovna ses trois mille roubles, sinon « je suis un escroc, un gredin, et je ne veux pas commencer ainsi une vie nouvelle », décida Mitia, et il résolut de tout bouleverser au besoin, mais de restituer dabord et à tout prix cette somme à Catherine Ivanovna. Il sarrêta à cette décision pour ainsi dire aux dernières heures de sa vie, après la dernière entrevue avec Aliocha, sur la route. Instruit par son frère de la façon dont Grouchegnka avait insulté sa fiancée, il reconnut quil était un misérable et le pria de len informer, « si cela pouvait la soulager ». La même nuit, il sentit dans son délire quil valait mieux « tuer et dévaliser quelquun, mais sacquitter envers Katia ». « Je serai un assassin et un voleur pour tout le monde, soit ; jirai en Sibérie plutôt que de laisser Katia dire que jai dérobé son argent pour me sauver avec Grouchegnka et commencer une vie nouvelle ! Ça, cest impossible ! » Ainsi parlait Mitia en grinçant des dents, et il y avait de quoi appréhender par moments une congestion cérébrale. Mais il luttait encore…
Chose étrange : on aurait dit quavec une pareille résolution il ne lui restait que le désespoir en partage, car où diantre un gueux comme lui pourrait-il prendre une pareille somme ? Cependant il espéra jusquau bout se procurer ces trois mille roubles, comptant quils lui tomberaient dans les mains dune façon quelconque, fût-ce du ciel. Cest ce qui arrive à ceux qui, comme Dmitri, ne savent que gaspiller leur patrimoine, sans avoir aucune idée de la façon dont on acquiert largent. Depuis la rencontre avec Aliocha, toutes ses idées sembrouillaient, une tempête soufflait dans son crâne. Aussi commença-t-il par la tentative la plus bizarre, car il se peut quen pareil cas les entreprises les plus extravagantes paraissent les plus réalisables à de pareilles gens. Il résolut daller trouver le marchand Samsonov, protecteur de Grouchegnka, et de lui soumettre un plan daprès lequel celui-ci avancerait aussitôt la somme désirée. Il était sûr de son plan au point de vue commercial, et se demandait seulement comment Samsonov accueillerait sa démarche. Mitia ne connaissait ce marchand que de vue et ne lui avait jamais parlé. Mais depuis longtemps, il avait la conviction que ce vieux libertin, dont la vie ne tenait plus quà un fil, ne sopposerait pas à ce que Grouchegnka refît la sienne en épousant un homme sûr, que même il le désirait et faciliterait les choses, le cas échéant. Par ouï-dire, ou daprès certaines paroles de Grouchegnka, il concluait également que le vieillard leût peut-être préféré à Fiodor Pavlovitch comme mari de la jeune femme. De nombreux lecteurs trouveront peut-être cynique que Dmitri Fiodorovitch attendît un pareil secours et consentît à recevoir sa fiancée des mains du protecteur de cette jeune personne. Je puis seulement faire remarquer que le passé de Grouchegnka paraissait définitivement enterré aux yeux de Mitia. Il ny songeait plus quavec miséricorde et avait décidé dans lardeur de sa passion que, dès que Grouchegnka lui aurait dit quelle laimait, quelle allait lépouser, ils seraient aussitôt régénérés lun et lautre : ils se pardonneraient mutuellement leurs fautes et commenceraient une nouvelle existence. Quant à Kouzma Samsonov, il voyait en lui un homme fatal dans le passé de Grouchegnka, qui ne lavait pourtant jamais aimé, un homme maintenant « passé », lui aussi, et qui ne comptait plus. Il ne pouvait porter ombrage à Mitia, ce vieillard débile dont la liaison était devenue paternelle, pour ainsi dire, et cela depuis près dun an. En tout cas, Mitia faisait preuve dune grande naïveté, car avec tous ses vices cétait un homme fort naïf. Cette naïveté le persuadait que le vieux Kouzma, sur le point de quitter ce monde, éprouvait un sincère repentir pour sa conduite envers Grouchegnka, qui navait pas de protecteur et dami plus dévoué que ce vieillard désormais inoffensif.
Le lendemain de sa conversation avec Aliocha, Mitia, qui navait presque pas dormi, se présenta vers dix heures du matin chez Samsonov et se fit annoncer. La maison était vieille, maussade, spacieuse, avec des dépendances et un pavillon. Au rez-de-chaussée habitaient ses deux fils mariés, sa sœur fort âgée et sa fille. Deux commis, dont lun avait une nombreuse famille, occupaient le pavillon. Tout ce monde manquait de place, tandis que le vieillard vivait seul au premier, ne voulant même pas de sa fille, qui le soignait et devait monter chaque fois quil avait besoin delle, malgré son asthme invétéré. Le premier se composait de grandes pièces dapparat, meublées, dans le vieux style marchand, avec dinterminables rangées de fauteuils massifs et de chaises en acajou le long des murs, des lustres de cristal recouverts de housses et des trumeaux. Ces pièces étaient vides et inhabitées, le vieillard se confinant dans sa petite chambre à coucher tout au bout, où le servaient une vieille domestique en serre-tête et un garçon qui se tenait sur un coffre dans le vestibule. Ne pouvant presque plus marcher à cause de ses jambes enflées, il ne se levait que rarement de son fauteuil, soutenu par la vieille, pour faire un tour dans la chambre. Même avec elle, il se montrait sévère et peu communicatif. Quand on linforma de la venue du « capitaine », il refusa de le recevoir. Mitia insista et se fit de nouveau annoncer. Kouzma Kouzmitch sinforma alors de lair du visiteur, sil avait bu ou faisait du tapage. « Non, répondit le garçon, mais il ne veut pas sen aller. » Sur un nouveau refus, Mitia, qui avait prévu le cas et pris ses précautions, écrivit au crayon : « Pour une affaire urgente, concernant Agraféna Alexandrovna », et envoya le papier au vieillard. Après avoir réfléchi un instant, celui-ci ordonna de conduire le visiteur dans la grande salle et fit transmettre à son fils cadet lordre de monter immédiatement. Cet homme de haute taille et dune force herculéenne, qui se rasait et shabillait à leuropéenne (le vieux Samsonov portait un caftan et la barbe), arriva aussitôt. Tous tremblaient devant le père. Celui-ci lavait fait venir non par crainte du capitaine il navait pas froid aux yeux mais à tout hasard, plutôt comme témoin. Accompagné de son fils qui lavait pris sous le bras, et du garçon, il se traîna jusquà la salle. Il faut croire quil éprouvait une assez vive curiosité. La pièce où attendait Mitia était immense et lugubre, avec une galerie, des murs imitant le marbre, et trois énormes lustres recouverts de housses. Mitia, assis près de lentrée, attendait impatiemment son sort. Quand le vieillard parut à lautre bout, à une vingtaine de mètres, Mitia se leva brusquement et marcha à grands pas de soldat à sa rencontre. Il était habillé correctement, la redingote boutonnée, son chapeau à la main, ganté de noir, comme lavant-veille au monastère, chez le starets, lors de lentrevue avec Fiodor Pavlovitch et ses frères. Le vieillard lattendait debout dun air grave et Mitia sentit quil lexaminait. Son visage fort enflé ces derniers temps, avec sa lippe pendante, surprit Mitia. Il fit à celui-ci un salut grave et muet, lui indiqua un siège et, appuyé sur le bras de son fils, prit place en gémissant sur un canapé en face de Mitia. Celui-ci, témoin de ses efforts douloureux, éprouva aussitôt un remords et une certaine gêne en pensant à son néant vis-à-vis de limportant personnage quil avait dérangé.
« Que désirez-vous, monsieur ? » fit le vieillard une fois assis, dun ton froid, quoique poli.
Mitia tressaillit, se dressa, mais reprit sa place. Il se mit à parler haut, vite, avec exaltation, en gesticulant. On sentait que cet homme aux abois cherchait une issue, prêt à en finir en cas déchec. Le vieux Samsonov dut comprendre tout cela en un instant, bien que son visage demeurât impassible.
« Le respectable Kouzma Kouzmitch a probablement entendu parler plus dune fois de mes démêlés avec mon père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, à propos de lhéritage de ma mère… Cela défraie ici toutes les conversations, les gens se mêlant de ce qui ne les regarde pas… Il a pu également en être informé par Grouchegnka, pardon, par Agraféna Alexandrovna, par la très honorée et très respectable Agraféna Alexandrovna… »
Ainsi débuta Mitia, qui resta court dès les premiers mots. Mais nous ne citerons pas intégralement ses paroles, nous bornant à les résumer. Le fait est que lui, Mitia, avait conféré, il y a trois mois, au chef-lieu avec un avocat, « un célèbre avocat, Pavel Pavlovitch Kornéplodov, dont vous avez dû entendre parler, Kouzma Kouzmitch. Un vaste front, presque lesprit dun homme dÉtat… lui aussi vous connaît… il a parlé de vous dans les meilleurs termes… » Mitia resta court une seconde fois ; mais il ne sarrêta pas pour si peu, passa outre, discourut de plus belle. Cet avocat, daprès les explications de Mitia et lexamen des documents (Mitia sembrouilla et passa rapidement là-dessus), fut davis, au sujet du village de Tchermachnia, qui aurait dû lui appartenir après sa mère, quon pouvait intenter un procès et mater ainsi le vieil énergumène, « car toutes les issues ne sont pas fermées et la justice sait se frayer un chemin ». Bref, on pouvait espérer tirer de Fiodor Pavlovitch un supplément de six à sept mille roubles, « car Tchermachnia en vaut au moins vingt-cinq mille, que dis-je, vingt-huit mille, trente, Kouzma Kouzmitch, et figurez-vous que ce bourreau ne men a pas donné dix-sept mille ! Jabandonnai alors cette affaire, nentendant rien à la chicane, et à mon arrivée ici, je fus abasourdi par une action reconventionnelle (ici Mitia sembrouilla de nouveau et fit un saut). Eh bien, respectable Kouzma Kouzmitch, ne voulez-vous pas que je vous cède tous mes droits sur ce monstre, et cela pour trois mille roubles seulement ?… Vous ne risquez rien, rien du tout, je vous le jure sur mon honneur ; au contraire, vous pouvez gagner six ou sept mille roubles, au lieu de trois… Et surtout, je voudrais terminer cette affaire aujourdhui même. Nous irions chez le notaire, ou bien… Bref, je suis prêt à tout, je vous donnerai tous les papiers que vous voudrez, je signerai… nous dresserions lacte aujourdhui, ce matin même, si possible… Vous me donneriez ces trois mille roubles… nêtes-vous pas le plus gros de nos richards ?… et vous me sauveriez ainsi… me permettant daccomplir une action sublime… car je nourris les plus nobles sentiments envers une personne que vous connaissez bien et que vous entourez dune sollicitude paternelle. Autrement, je ne serais pas venu. On peut dire que trois fronts se sont heurtés, car le destin est une chose terrible, Kouzma Kouzmitch. Or, comme vous ne comptez plus depuis longtemps, il reste deux fronts, suivant mon expression peut-être gauche, mais je ne suis pas littérateur : le mien et celui de ce monstre. Ainsi, choisissez : moi ou un monstre ! Tout est maintenant entre vos mains, trois destinées et deux dés… Excusez-moi, je me suis embrouillé, mais vous me comprenez… je vois à vos yeux que vous mavez compris… Sinon, il ne me reste quà disparaître, voilà ! »
Mitia arrêta net son discours extravagant avec ce « voilà » et, sétant levé, attendit une réponse à son absurde proposition. À la dernière phrase, il avait senti soudain que laffaire était manquée et surtout quil avait débité un affreux galimatias. « Cest étrange, en venant ici jétais sûr de moi, et maintenant je bafouille ! » Tandis quil parlait, le vieillard demeurait impassible, lobservant dun air glacial. Au bout dune minute, Kouzma Kouzmitch dit enfin dun ton catégorique et décourageant :
« Excusez, des affaires de ce genre ne nous intéressent pas. »
Mitia sentit ses jambes se dérober sous lui.
« Que vais-je devenir, Kouzma Kouzmitch ! murmura-t-il avec un pâle sourire ; je suis perdu maintenant, quen pensez-vous ?
Excusez… »
Mitia, debout et immobile, remarqua un changement dans la physionomie du vieillard. Il tressaillit.
« Voyez-vous, monsieur, de telles affaires sont délicates ; jentrevois un procès, des avocats, le diable et son train ! Mais il y a quelquun à qui vous devriez vous adresser.
Mon Dieu, qui est-ce ?… Vous me rendez la vie, Kouzma Kouzmitch, balbutia Mitia.
Il nest pas ici en ce moment. Cest un paysan, un trafiquant de bois, surnommé Liagavi. Il mène depuis un an des pourparlers avec Fiodor Pavlovitch pour votre bois de Tchermachnia, ils ne sont pas daccord sur le prix, peut-être en avez-vous entendu parler. Justement, il se trouve maintenant là-bas et loge chez le Père Ilinski, au village dIlinski, à douze verstes de la gare de Volovia. Il ma écrit au sujet de cette affaire, demandant conseil. Fiodor Pavlovitch veut lui-même aller le trouver. Si vous le devanciez en faisant à Liagavi la même proposition quà moi, peut-être quil…
Voilà une idée de génie ! interrompit Mitia enthousiasmé. Cest justement ce quil lui faut, à cet homme. Il est acquéreur, on lui demande cher, et voilà un document qui le rend propriétaire, ha ! ha ! »
Mitia éclata dun rire sec, inattendu, qui surprit Samsonov.
« Comment vous remercier, Kouzma Kouzmitch !
Il ny a pas de quoi, répondit Samsonov en inclinant la tête.
Mais si, vous mavez sauvé. Oh ! cest un pressentiment qui ma amené chez vous !… Donc, allons voir ce pope !
Inutile de me remercier.
Jy cours… Jabuse de votre santé… Jamais je noublierai le service que vous me rendez, cest un Russe qui vous le dit, Kouzma Kouzmitch ! »
Mitia voulut saisir la main du vieillard pour la serrer, mais celui-ci eut un mauvais regard. Mitia retira sa main, tout en se reprochant sa méfiance. « Il doit être fatigué… », pensa-t-il.
« Cest pour elle, Kouzma Kouzmitch ! Vous comprenez que cest pour elle ! » dit-il dune voix retentissante.
Il sinclina, fit demi-tour, se hâta vers la sortie à grandes enjambées. Il palpitait denthousiasme. « Tout semblait perdu, mais mon ange gardien ma sauvé, songeait-il. Et si un homme daffaires comme ce vieillard (quel noble vieillard, quelle prestance !) ma indiqué cette voie… sans doute le succès est assuré. Il ny a pas une minute à perdre. Je reviendrai cette nuit, mais jaurai gain de cause. Est-il possible que le vieillard se soit moqué de moi ? »
Ainsi monologuait Mitia en retournant chez lui, et il ne pouvait se figurer les choses autrement : ou cétait un conseil pratique venant dun homme expérimenté, qui connaissait ce Liagavi (quel drôle de nom !) ou bien le vieillard sétait moqué de lui ! Hélas ! la dernière hypothèse était la seule vraie. Par la suite, longtemps après le drame, le vieux Samsonov avoua en riant sêtre moqué du « capitaine ». Il avait lesprit malin et ironique, avec des antipathies maladives. Fut-ce lair enthousiaste du capitaine, la sotte conviction de « ce panier percé » que lui, Samsonov, pouvait prendre au sérieux son « plan » absurde, ou bien un sentiment de jalousie vis-à-vis de Grouchegnka au nom de laquelle cet « écervelé » lui demandait de largent, jignore ce qui inspira le vieillard ; mais, lorsque Mitia se tenait devant lui, sentant ses jambes fléchir et sécriant stupidement quil était perdu, il le regarda avec méchanceté et imagina de lui jouer un tour. Après le départ de Mitia, Kouzma Kouzmitch, pâle de colère, sadressa à son fils, lui ordonnant de faire le nécessaire pour que ce gueux ne remît jamais les pieds chez lui, sinon…
Il nacheva pas sa menace, mais son fils, qui lavait pourtant souvent vu courroucé, trembla de peur. Une heure après, le vieillard était encore secoué par la colère ; vers le soir, il se sentit indisposé et envoya chercher le « guérisseur ».
II. Liagavi
Donc, il fallait « galoper », et Mitia navait pas de quoi payer la course : vingt kopeks, voilà ce qui lui restait de son ancienne prospérité ! Il possédait une vieille montre en argent, qui ne marchait plus depuis longtemps. Un horloger juif, installé dans une boutique, au marché, en donna six roubles. « Je ne my attendais pas ! » sécria Mitia enchanté (lenchantement continuait). Il prit ses six roubles et courut chez lui. Là, il compléta la somme en empruntant trois roubles à ses logeurs, qui les lui donnèrent de bon cœur, bien que ce fût leur dernier argent, tant ils laimaient. Dans son exaltation, Mitia leur révéla que son sort se décidait et expliqua à la hâte bien entendu presque tout le plan quil venait dexposer à Samsonov, la décision de ce dernier, ses futurs espoirs, etc. Auparavant déjà, ces gens étaient au courant de beaucoup de ses secrets et le regardaient comme des leurs, un barine nullement fier. Ayant de la sorte rassemblé neuf roubles, Mitia envoya chercher des chevaux de poste jusquà la station de Volovia. Mais de cette façon, on constata et on se souvint qu« à la veille dun certain événement, Mitia navait pas le sou, que pour se procurer de largent il avait vendu une montre et emprunté trois roubles à ses logeurs, tout cela devant témoins ».
Je note le fait, on comprendra ensuite pourquoi.
En roulant vers Volovia, Mitia, radieux à lidée de débrouiller enfin et de terminer « toutes ces affaires », tressaillit pourtant dinquiétude : quadviendrait-il de Grouchegnka durant son absence ? Se déciderait-elle aujourdhui à aller trouver Fiodor Pavlovitch ? Voilà pourquoi il était parti sans la prévenir, en recommandant aux logeurs de ne rien dire au cas où lon viendrait le demander. « Il faut rentrer ce soir sans faute, répétait-il, cahoté dans la télègue, et ramener ce Liagavi… pour dresser lacte… » Mais hélas ! ses rêves nétaient pas destinés à se réaliser suivant son « plan ».
Dabord, il perdit du temps en prenant à Volovia le chemin vicinal : le parcours se trouva être de dix-huit et non de douze verstes. Ensuite, il ne trouva pas chez lui le Père Ilinski, qui sétait rendu au village voisin. Pendant que Mitia partait à sa recherche avec les mêmes chevaux, déjà fourbus, la nuit était presque venue. Le prêtre, petit homme timide à lair affable, lui expliqua aussitôt que ce Liagavi, qui avait logé dabord chez lui, était maintenant à Soukhoï Posiélok et passerait la nuit dans lizba du garde forestier, car il trafiquait aussi par là-bas. Sur la prière instante de Mitia de le conduire immédiatement auprès de Liagavi et « de le sauver ainsi », le prêtre consentit, après quelque hésitation, à laccompagner à Soukhoï Posiélok, la curiosité sen mêlant ; par malheur, il conseilla daller à pied, car « il ny avait quun peu plus dune verste ». Mitia accepta, bien entendu, et marcha comme toujours à grands pas de sorte que le pauvre ecclésiastique avait peine à le suivre. Cétait un homme encore jeune et fort réservé. Mitia se mit aussitôt à parler de ses plans, demanda nerveusement des conseils au sujet de Liagavi, causa tout le long du chemin. Le prêtre lécoutait avec attention, mais ne conseillait guère. Il répondait évasivement aux questions de Mitia : « Je ne sais pas ; doù le saurais-je ? », etc. Lorsque Mitia parla de ses démêlés avec son père au sujet de lhéritage, le prêtre seffraya, car il dépendait à certains égards de Fiodor Pavlovitch. Il sinforma avec surprise pourquoi Mitia appelait Liagavi le paysan Gorstkine, et lui expliqua que, bien que ce nom de Liagavi fût le sien, il sen offensait cruellement, et quil fallait le nommer Gorstkine, « sinon vous nen pourrez rien tirer et il ne vous écoutera pas ». Mitia sétonna quelque peu et expliqua que Samsonov lui-même lavait appelé ainsi. À ces mots, le prêtre changea de conversation ; il aurait dû faire part de ses soupçons à Dmitri Fiodorovitch : si Samsonov lavait adressé à ce moujik sous le nom de Liagavi, nétait-ce pas par dérision, ny avait-il pas là quelque chose de louche ? Du reste Mitia navait pas le temps de sarrêter à « de pareilles bagatelles ». Il cheminait toujours, et saperçut seulement en arrivant à Soukhoï Posiélok quon avait fait trois verstes au lieu dune et demie. Il dissimula son mécontentement. Ils entrèrent dans lizba dont le garde forestier, qui connaissait le prêtre, occupait la moitié ; létranger était installé dans lautre, séparée par le vestibule. Cest là quils se dirigèrent en allumant une chandelle. Lizba était surchauffée. Sur une table en bois de pin, il y avait un samovar éteint, un plateau avec des tasses, une bouteille de rhum vide, un carafon deau-de-vie presque vide et les restes dun pain de froment. Létranger reposait sur le banc, son vêtement roulé sous sa tête en guise doreiller, et ronflait pesamment. Mitia était perplexe. « Certainement, il faut le réveiller : mon affaire est trop importante, je me suis tant dépêché, jai hâte de men retourner aujourdhui même », murmurait-il inquiet. Il sapprocha et se mit à le secouer, mais le dormeur ne se réveilla pas. « Il est ivre, conclut Mitia. Que faire, mon Dieu, que faire ? » Dans son impatience, il commença à le tirer par les mains, par les pieds, à le soulever, à lasseoir sur le banc, mais il nobtint, après de longs effort, que de sourds grognements et des invectives énergiques, bien que confuses.
« Vous feriez mieux dattendre, dit enfin le prêtre, vous ne tirerez rien de lui maintenant.
Il a bu toute la journée, fit observer le garde.
Mon Dieu ! sécria Mitia, si vous saviez comme jai besoin de lui et dans quelle situation je me trouve !
Mieux vaut attendre jusquà demain matin, répéta le prêtre.
Jusquau matin ? Mais, cest impossible ! »
Dans son désespoir, il allait encore secouer livrogne, mais sarrêta aussitôt, comprenant linutilité de ses efforts. Le prêtre se taisait, le garde ensommeillé était maussade.
« Quelles tragédies on rencontre dans la vie réelle ! » proféra Mitia désespéré.
La sueur ruisselait de son visage. Le prêtre profita dune minute de calme pour lui expliquer sagement que même sil parvenait à réveiller le dormeur, celui-ci ne pourrait discuter avec lui, étant ivre ; « puisquil sagit dune affaire importante, cest plus sûr de le laisser tranquille jusquau matin… » Mitia en convint.
« Je resterai ici, mon Père, à attendre loccasion. Dès quil séveillera, je commencerai… Je te paierai la chandelle et la nuitée, dit-il au gardien, tu te souviendras de Dmitri Karamazov. Mais vous, mon Père, où allez-vous coucher ?
Ne vous inquiétez pas, je retourne chez moi sur sa jument, dit-il en désignant le garde. Sur quoi, adieu et bonne chance. »
Ainsi fut fait. Le prêtre enfourcha la jument, heureux de sêtre dégagé, mais vaguement inquiet et se demandant sil ne ferait pas bien dinformer le lendemain Fiodor Pavlovitch de cette curieuse affaire, « sinon il se fâchera en lapprenant et me retirera sa faveur ». Le garde, après sêtre gratté, retourna sans mot dire dans sa chambre ; Mitia prit place sur le banc pour attendre loccasion, comme il disait. Une profonde angoisse létreignait, telle quun épais brouillard. Il songeait sans parvenir à rassembler ses idées. La chandelle brûlait, un grillon chantait, on étouffait dans la chambre surchauffée. Il se représenta soudain le jardin, lentrée ; la porte de la maison de son père souvrait mystérieusement et Grouchegnka accourait. Il se leva vivement.
« Tragédie ! » murmura-t-il en grinçant des dents.
Il sapprocha machinalement du dormeur et se mit à lexaminer. Cétait un moujik efflanqué, encore jeune, aux cheveux bouclés, à la barbiche rousse, il portait une blouse dindienne et un gilet noir, avec la chaîne dune montre en argent au gousset. Mitia considérait cette physionomie avec une véritable haine ; les boucles surtout lexaspéraient, Dieu sait pourquoi. Le plus humiliant, cest que lui, Mitia, restait là devant cet homme avec son affaire urgente, à laquelle il avait tout sacrifié, à bout de forces, et ce fainéant, « dont dépend maintenant mon sort, ronfle comme si de rien nétait, comme sil venait dune autre planète ! » Mitia, perdant la tête, sélança de nouveau pour réveiller livrogne. Il y mit une sorte dacharnement, le houspilla, alla jusquà le battre, mais au bout de cinq minutes, nobtenant aucun résultat, il se rassit en proie à un désespoir impuissant.
« Sottise, sottise ! que tout cela est donc pitoyable ! » Il commençait à avoir la migraine : « Faut-il tout abandonner, men retourner ? » songeait-il. « Non, je resterai jusquau matin, exprès ! Pourquoi être venu ici ? Et je nai pas de quoi men retourner ; comment faire ? Oh ! que tout cela est donc absurde ! »
Cependant, son mal de tête augmentait. Il resta immobile et sassoupit insensiblement, puis sendormit assis. Au bout de deux heures, il fut réveillé par une douleur intolérable à la tête, ses tempes battaient. Il fut longtemps à revenir à lui, et à se rendre compte de ce qui se passait. Il comprit enfin que cétait un commencement dasphyxie dû au charbon et quil aurait pu mourir. Livrogne ronflait toujours ; la chandelle avait coulé et menaçait de séteindre. Mitia poussa un cri et se précipita en chancelant chez le garde, qui fut bientôt réveillé. En apprenant de quoi il sagissait, il alla faire le nécessaire, mais accueillit la chose avec un flegme surprenant, ce dont Mitia fut vexé.
« Mais il est mort, il est mort, alors… que faire ? » sécria-t-il dans son exaltation.
On donna de lair, on déboucha le tuyau. Mitia apporta du vestibule un seau deau dont il sarrosa la tête, puis il trempa un chiffon quil appliqua sur celle de Liagavi. Le garde continuait à montrer une indifférence dédaigneuse ; après avoir ouvert la fenêtre, il dit dun air maussade : « ça va bien comme ça », puis retourna se coucher en laissant à Mitia une lanterne allumée. Durant une demi-heure, Mitia sempressa autour de livrogne, renouvelant la compresse, résolu à veiller toute la nuit ; à bout de forces, il sassit pour reprendre haleine, ses yeux se fermèrent aussitôt ; il sallongea inconsciemment sur le banc et sendormit dun sommeil de plomb.
Il se réveilla fort tard, vers neuf heures. Le soleil brillait aux deux fenêtres de lizba. Le personnage aux cheveux bouclés était installé devant un samovar bouillant et un nouveau carafon, dont il avait déjà bu plus de la moitié. Mitia se leva en sursaut et saperçut aussitôt que le gaillard était de nouveau ivre, irrémédiablement ivre. Il le considéra une minute, écarquillant les yeux. Lautre le regardait en silence, dun air rusé et flegmatique, et même avec arrogance, à ce que crut Mitia. Il sélança vers lui :
« Permettez, voyez-vous… je… Le garde a dû vous dire qui je suis : le lieutenant Dmitri Karamazov, fils du vieillard avec qui vous êtes en pourparlers pour une coupe.
Tu mens ! répliqua livrogne dun ton décidé.
Comment ça ? Vous connaissez Fiodor Pavlovitch ?
Je ne connais aucun Fiodor Pavlovitch, proféra le bonhomme, la langue pâteuse.
Mais vous marchandez son bois ; réveillez-vous, remettez-vous. Cest le Père Pavel Ilinski qui ma conduit ici… Vous avez écrit à Samsonov, il madresse à vous… »
Mitia haletait.
« Tu m… mens ! » répéta Liagavi.
Mitia se sentit défaillir.
« De grâce, ce nest pas une plaisanterie. Vous êtes ivre, sans doute. Vous pouvez enfin parler, comprendre… sinon… cest moi qui ny comprends rien !
Tu es teinturier !
Permettez, je suis Karamazov, Dmitri Karamazov ; jai une proposition à vous faire… une proposition très avantageuse… précisément à propos du bois. »
Livrogne se caressait la barbe dun air important.
« Non, tu as traité à forfait et tu es un gredin !
Je vous assure que vous vous trompez ! » hurla Mitia en se tordant les mains.
Le manant se caressait toujours la barbe ; soudain, il cligna de lœil dun air rusé.
« Cite-moi une loi qui permette de commettre des vilenies, entends-tu ? Tu es un gredin, comprends-tu ? »
Mitia recula dun air sombre, il eut « la sensation dun coup sur le front », comme il le dit par la suite. Ce fut soudain un trait de lumière, il comprit tout. Il demeurait stupide, se demandant comment lui, un homme pourtant sensé, avait pu prendre au sérieux une telle absurdité, sengager dans une pareille aventure, sempresser autour de ce Liagavi, lui mouiller la tête… « Cet individu est soûl et se soûlera encore une semaine, à quoi bon attendre ? Et si Samsonov sétait joué de moi ? Et si elle… Mon Dieu, quai-je fait ?… »
Le croquant le regardait et riait dans sa barbe. En dautres circonstances, Mitia, de colère, eût assommé cet imbécile, mais maintenant, il se sentait faible comme un enfant. Sans dire un mot, il prit son pardessus sur le banc, le revêtit, passa dans lautre pièce. Il ny trouva personne et laissa sur la table cinquante kopeks pour la nuitée, la chandelle et le dérangement. En sortant de lizba, il se trouva en pleine forêt. Il partit à laventure, ne se rappelant même pas quelle direction prendre, à droite ou à gauche de lizba. La veille, dans sa précipitation, il navait pas remarqué le chemin. Il néprouvait aucun sentiment de vengeance, pas même envers Samsonov, et suivait machinalement létroit sentier, « la tête perdue » et sans sinquiéter où il allait. Le premier enfant venu laurait terrassé, tant il était épuisé. Il parvint pourtant à sortir de la forêt : les champs moissonnés et dénudés sétendaient à perte de vue. « Partout le désespoir, la mort ! » répétait-il en cheminant.
Par bonheur, il rencontra un vieux marchand quun voiturier conduisait à la station de Volovia. Ils prirent avec eux Mitia qui avait demandé son chemin. On arriva trois heures après. À Volovia, Mitia commanda des chevaux pour la ville et saperçut quil mourait de faim. Pendant quon attelait, on lui prépara une omelette. Il la dévora, ainsi quun gros morceau de pain, du saucisson, et avala trois petits verres deau-de-vie. Une fois restauré, il reprit courage et recouvra sa lucidité ! Il allait à grand-erre ; pressait le voiturier, ruminait un nouveau plan « infaillible » pour se procurer le jour même « ce maudit argent ». « Dire que la destinée peut dépendre de trois mille malheureux roubles ! » sécriait-il dédaigneusement. « Je me déciderai aujourdhui ! » Et sans la pensée continuelle de Grouchegnka, et linquiétude quil éprouvait à son sujet, il aurait peut-être été tout à fait gai. Mais cette pensée le transperçait à chaque instant comme un poignard. Enfin on arriva et Mitia courut chez elle.
III. Les mines dor.
Cétait précisément la visite dont Grouchegnka avait parlé avec tant deffroi à Rakitine. Elle attendait alors un courrier et se réjouissait de labsence de Mitia, espérant quil ne viendrait peut-être pas avant son départ, quand soudain il avait paru. On sait le reste ; pour le dépister, elle sétait fait accompagner par lui chez Kouzma Samsonov, où soi-disant elle devait faire les comptes ; en prenant congé de Mitia, elle lui fit promettre de venir la chercher à minuit. Il était satisfait de cet arrangement : « Elle reste chez Kouzma, donc elle nira pas chez Fiodor Pavlovitch… Pourvu quelle ne mente pas », ajouta-t-il aussitôt. Il la croyait sincère. Sa jalousie consistait à imaginer, loin de la femme aimée, toutes sortes de « trahisons » ; il revenait auprès delle, bouleversé, persuadé de son malheur, mais au premier regard jeté sur ce doux visage, une révolution sopérait en lui, il oubliait ses soupçons et avait honte dêtre jaloux. Il se hâta de rentrer chez lui, il avait encore tant à faire ! Du moins, il avait le cœur plus léger. « Il faut maintenant minformer auprès de Smerdiakov sil nest rien arrivé hier soir, si elle nest pas venue chez Fiodor Pavlovitch. Ah !… » De sorte quavant même dêtre à la maison, la jalousie sinsinuait de nouveau dans son cœur inquiet.
La jalousie ! « Othello nest pas jaloux, il est confiant », a dit Pouchkine{116}. Cette observation atteste la profondeur de notre grand poète. Othello est bouleversé parce quil a perdu son idéal. Mais il nira pas se cacher, espionner, écouter aux portes : il est confiant. Au contraire, il a fallu le mettre sur la voie, lexciter à grand-peine pour quil se doute de la trahison. Tel nest pas le vrai jaloux. On ne peut simaginer linfamie et la dégradation dont un jaloux est capable de saccommoder sans aucun remords. Et ce ne sont pas toujours des âmes viles qui agissent de la sorte. Au contraire, tout en ayant des sentiments élevés, un amour pur et dévoué, on peut se cacher sous les tables, acheter des coquins, se prêter au plus ignoble espionnage. Othello naurait jamais pu se résigner à une trahison je ne dis pas pardonner, mais sy résigner bien quil eût la douceur et linnocence dun petit enfant. Bien différent est le vrai jaloux. On a peine à se figurer les compromis et lindulgence dont certains sont capables. Les jaloux sont les premiers à pardonner, toutes les femmes le savent. Ils pardonneraient (après une scène terrible, bien entendu) une trahison presque flagrante, les étreintes et les baisers dont ils ont été témoins, si cétait « la dernière fois », si leur rival disparaissait, sen allait au bout du monde, et si eux-mêmes partaient avec la bien-aimée dans un lieu où elle ne rencontrera plus lautre. La réconciliation, naturellement, nest que de courte durée, car en labsence dun rival, le jaloux en inventerait un second. Or, que vaut un tel amour, objet dune surveillance incessante ? Mais un vrai jaloux ne le comprendra jamais. Il y a pourtant parmi eux des gens aux sentiments élevés et, chose étonnante, alors quils sont aux écoutes dans un réduit, tout en comprenant la honte de leur conduite, ils néprouvent sur le moment aucun remords. À la vue de Grouchegnka, la jalousie de Mitia disparaissait ; il redevenait confiant et noble, se méprisait même pour ses mauvais sentiments. Cela signifiait seulement que cette femme lui inspirait un amour plus élevé quil ne le croyait, où il y avait autre chose que la sensualité, lattrait charnel dont il parlait à Aliocha. Mais Grouchegnka partie, Mitia recommençait à soupçonner en elle toutes les bassesses, toutes les perfidies de la trahison, sans éprouver le moindre remords.
Ainsi donc, la jalousie le tourmentait derechef. En tout cas, le temps pressait. Il fallait dabord se procurer une petite somme, les neuf roubles de la veille ayant passé presque entiers au déplacement, et chacun sait que sans argent, on ne va pas loin. Il y avait songé dans la télègue qui le ramenait, en même temps quau nouveau plan. Il possédait deux excellents pistolets quil navait pas encore engagés, y tenant par-dessus tout. Au cabaret « À la Capitale », il avait fait la connaissance dun jeune fonctionnaire et appris que, célibataire et fort à son aise, celui-ci avait la passion des armes. Il achetait pistolets, revolvers, poignards, dont il faisait des panoplies quil montrait avec vanité, habile à expliquer le système dun revolver, la manière de le charger, de tirer, etc. Sans hésiter, Mitia alla lui offrir ses pistolets en gage pour dix roubles. Le fonctionnaire enchanté voulait absolument les acheter, mais Mitia ny consentit pas ; lautre lui donna dix roubles, déclarant quil ne prendrait pas dintérêts. Ils se quittèrent bons amis. Mitia se hâtait ; il se rendit à son pavillon, derrière la maison de Fiodor Pavlovitch, pour appeler Smerdiakov. Mais de cette façon, on constata de nouveau que, trois ou quatre heures avant un certain événement dont il sera question, Mitia était sans le sou et avait engagé un objet auquel il tenait, tandis que trois heures plus tard, il se trouvait en possession de milliers de roubles… Mais nanticipons pas. Chez Marie Kondratievna, la voisine de Fiodor Pavlovitch, il apprit avec consternation la maladie de Smerdiakov. Il écouta le récit de la chute dans la cave, la crise qui suivit, larrivée du médecin, la sollicitude de Fiodor Pavlovitch ; on linforma aussi du départ de son frère Ivan pour Moscou, le matin même. « Il a dû passer avant moi par Volovia », songea-t-il, mais Smerdiakov linquiétait fort. « Que faire maintenant, qui veillera pour me renseigner ? » Il questionna avidement ces femmes, pour savoir si elles navaient rien remarqué la veille. Celles-ci comprirent fort bien ce quil entendait et le rassurèrent : « Tout sétait passé normalement. » Mitia réfléchit. Assurément, il fallait veiller aussi aujourdhui, mais où : ici ou à la porte de Samsonov ? Il décida que ce serait aux deux endroits, à son gré, et en attendant… il y avait ce nouveau « plan », sûr, conçu en route et dont il était impossible de différer lexécution. Mitia résolut dy consacrer une heure. « En une heure, je saurai tout, et alors jirai dabord chez Samsonov minformer si Grouchegnka y est, puis je reviendrai ici jusquà onze heures, et je retournerai là-bas pour la reconduire. »
Il courut chez lui et après avoir fait sa toilette se rendit chez Mme Khokhlakov. Hélas ! tel était son fameux « plan ». Il avait résolu demprunter trois mille roubles à cette dame, persuadé quelle ne les lui refuserait pas. On sétonnera peut-être que, dans ce cas, il ne se soit pas dabord adressé à quelquun de son monde, au lieu daller trouver Samsonov dont le tour desprit lui était étranger, et avec qui il ne savait pas sexprimer. Mais cest que depuis un mois, il avait presque rompu avec elle ; il la connaissait peu dailleurs et savait quelle ne pouvait pas le souffrir, car il était le fiancé de Catherine Ivanovna. Elle aurait voulu que la jeune fille le quittât pour épouser « le cher Ivan Fiodorovitch, si instruit, qui avait de si belles manières ». Celles de Mitia lui déplaisaient fort. Il se moquait delle et avait dit une fois que « cette dame était aussi vive et désinvolte que peu instruite ». Mais le matin, en télègue, il avait eu comme un trait de lumière : « Si elle soppose à mon mariage avec Catherine Ivanovna (et il la savait irréconciliable), pourquoi me refuserait-elle maintenant ces trois mille roubles qui me permettraient dabandonner Katia et de partir définitivement ? Quand ces grandes dames comblées ont un caprice en tête, elles népargnent rien pour arriver à leurs fins. Elle est dailleurs si riche ! » Quant au plan, il était le même que précédemment, cest-à-dire labandon de ses droits sur Tchermachnia, non à des fins commerciales comme pour Samsonov, ni sans vouloir tenter cette dame, comme le marchand, par la possibilité dune bonne affaire, dun gain de quelques milliers de roubles, mais simplement en garantie de sa dette. En développant cette nouvelle idée, Mitia senthousiasmait, comme il arrivait toujours lors de ses entreprises et de ses nouvelles décisions. Tout nouveau projet le passionnait. Néanmoins, en arrivant au perron, il éprouva un frisson subit ; à cet instant, il comprit avec une précision mathématique que cétait là son dernier espoir, quen cas déchec, il naurait plus quà « égorger quelquun pour le dévaliser » … Il était sept heures et demie quand il sonna.
Dabord, tout marcha à souhait, il fut reçu sur-le-champ. « On dirait quelle mattend », songea Mitia. Sitôt introduit au salon, la maîtresse du logis parut et lui déclara quelle lattendait.
« Je ne pouvais supposer que vous viendriez, convenez-en ; et cependant je vous attendais. Admirez mon instinct, Dmitri Fiodorovitch ; je comptais sur votre visite aujourdhui.
Cest vraiment bizarre, madame, dit Mitia en sasseyant gauchement, mais je suis venu pour une affaire très importante… oui, de la plus haute importance en ce qui me concerne au moins… et je mempresse…
Je sais, Dmitri Fiodorovitch, il ne sagit plus de pressentiments, de penchant rétrograde pour les miracles (avez-vous entendu parler du starets Zosime ?), cétait fatal, vous deviez venir après tout ce qui sest passé avec Catherine Ivanovna.
Cest du réalisme, cela, madame… Mais permettez-moi de vous expliquer…
Précisément, du réalisme, Dmitri Fiodorovitch. Il ny a que ça qui compte à mes yeux, je suis revenue des miracles. Vous avez appris la mort du starets Zosime ?
Non, madame, je nen savais rien », répondit Mitia un peu surpris. Le souvenir dAliocha lui revint.
« Il est mort cette nuit même, et imaginez-vous…
Madame, interrompit Mitia, je mimagine seulement que je suis dans une situation désespérée, et que si vous ne me venez pas en aide, tout sécroulera, moi le premier. Pardonnez-moi la vulgarité de lexpression, la fièvre me brûle.
Oui, je sais que vous avez la fièvre, il ne peut en être autrement ; quoi que vous disiez, je le sais davance. Il y a longtemps que je moccupe de votre destinée, Dmitri Fiodorovitch, je la suis, je létudie. Je suis un médecin expérimenté, croyez-le.
Je nen doute pas, madame, en revanche, je suis, moi, un malade expérimenté, répliqua Mitia en sefforçant dêtre aimable, et jai le pressentiment que si vous suivez avec un tel intérêt ma destinée, vous ne me laisserez pas succomber. Mais permettez-moi enfin de vous exposer le plan qui mamène… et ce que jattends de vous… Je suis venu, madame…
À quoi bon ces explications, ça na pas dimportance. Vous nêtes pas le premier à qui je serai venue en aide, Dmitri Fiodorovitch. Vous avez dû entendre parler de ma cousine Belmessov, son mari était perdu. Eh bien, je lui ai conseillé lélevage des chevaux, et maintenant il prospère. Vous connaissez-vous en élevage, Dmitri Fiodorovitch ?
Pas du tout, madame, pas du tout ! sécria Mitia qui se leva dans son impatience. Je vous supplie, madame, de mécouter ; laissez-moi parler deux minutes seulement pour vous expliquer mon projet. De plus, je suis très pressé !… cria Mitia avec exaltation, comprenant que la brave dame allait encore parler et dans lespoir de crier plus fort quelle… Je suis désespéré, je suis venu vous emprunter trois mille roubles contre un gage sûr, offrant pleine garantie ! Laissez-moi seulement vous dire…
Après, après ! fit Mme Khokhlakov en agitant la main. Je sais déjà tout ce que vous voulez me dire. Vous me demandez trois mille roubles, je vous donnerai bien davantage, je vous sauverai, Dmitri Fiodorovitch, mais il faut mobéir. »
Mitia sursauta.
« Auriez-vous cette bonté, madame ! sécria-t-il dun ton pénétré. Seigneur ! vous sauvez un homme de la mort, du suicide… Mon éternelle reconnaissance…
Je vous donnerai infiniment plus de trois mille roubles ! répéta Mme Khokhlakov, qui contemplait, souriante, lenthousiasme de Mitia.
Mais il ne men faut pas tant ! Jai besoin seulement de cette fatale somme, trois mille roubles ; je vous offre une garantie et vous remercie. Mon plan…
Assez, Dmitri Fiodorovitch, cest dit, cest fait, trancha Mme Khokhlakov, avec la modestie triomphante dune bienfaitrice. Jai promis de vous sauver et je vous sauverai, comme Belmessov. Que pensez-vous des mines dor ?
Les mines dor, madame ! Je ny ai jamais pensé !
Mais moi, jy pense pour vous. Voilà un mois que je vous observe. Quand vous passez, je me dis toujours : voilà un homme énergique, dont la place est aux mines. Jai même étudié votre démarche et je suis persuadée que vous découvrirez des filons.
Daprès ma démarche, madame ?
Pourquoi pas ? Comment, vous niez quon puisse connaître le caractère daprès la démarche, Dmitri Fiodorovitch ? Les sciences naturelles confirment le fait. Oh ! je suis réaliste. Dès aujourdhui, après cette histoire au monastère qui ma tant affectée, je suis devenue tout à fait réaliste et veux me livrer à une activité pratique. Je suis guérie du mysticisme. Assez{117}, comme dit Tourguéniev.
Mais madame, ces trois mille roubles que vous mavez promis si généreusement…
Ils ne vous échapperont pas, cest comme si vous les aviez dans votre poche. Et non pas trois mille, mais trois millions, à bref délai. Voilà mon idée : vous découvrirez des mines, vous gagnerez des millions, à votre retour, vous serez devenu un homme daction capable de nous guider vers le bien. Faut-il donc tout abandonner aux Juifs ? Vous construirez des édifices, vous fonderez diverses entreprises, vous secourrez les pauvres et ils vous béniront. Nous sommes au siècle des voies ferrées. Vous serez connu et remarqué au ministère des Finances, dont la détresse est, vous le savez, immense. La chute de notre monnaie fiduciaire mempêche de dormir, Dmitri Fiodorovitch ; on me connaît mal sous ce rapport.
Madame, madame, interrompit de nouveau Dmitri inquiet, je suivrai très probablement votre sage conseil… Jirai peut-être là-bas… dans ces mines… je reviendrai en causer avec vous ; mais maintenant, ces trois mille roubles que vous mavez si généreusement offerts, ils me libéreraient, et si possible aujourdhui… Je nai pas une heure à perdre.
Écoutez, Dmitri Fiodorovitch, en voilà assez ! Une question : partez-vous pour les mines dor, oui ou non ? Répondez-moi catégoriquement.
Jirai, madame, ensuite… Jirai où vous voudrez… mais maintenant…
Attendez donc ! »
Elle se dirigea vivement vers un magnifique bureau et fouilla dans les tiroirs avec précipitation.
« Les trois mille roubles ! pensa Mitia crispé par lattente, et cela tout de suite, sans papier, sans formalités… Quelle grandeur dâme ! Lexcellente femme ! Si seulement elle parlait moins… »
« Voilà, sécria-t-elle rayonnante en revenant vers Mitia, voilà ce que je cherchais. »
Cétait une petite icône en argent, avec un cordon, comme on en porte parfois sous le linge.
« Elle vient de Kiev, Dmitri Fiodorovitch, dit Mme Khokhlakov avec respect ; elle a touché les reliques de sainte Barbe, la mégalomartyre. Permettez-moi de vous passer moi-même cette petite icône autour du cou et de vous bénir à la veille dune vie nouvelle. »
Et la lui ayant passée autour du cou, elle se mit en devoir de lajuster. Mitia, très gêné, sinclina et lui vint en aide. Enfin, licône fut placée comme il fallait.
« Maintenant, vous pouvez partir, dit-elle en se rasseyant triomphante.
Madame, je suis touché… et ne sais comment vous remercier… de votre sollicitude ; mais… si vous saviez comme je suis pressé. Cette somme que jattends de votre générosité… Oh ! madame, puisque vous êtes si bonne, si généreuse et Mitia eut une inspiration permettez-moi de vous révéler… ce que, dailleurs, vous savez déjà… jaime une personne. Jai trahi Katia, Catherine Ivanovna, veux-je dire… Oh ! jai été inhumain, malhonnête, mais jen aimais une autre… une femme que vous méprisez peut-être, car vous êtes au courant, mais que je ne puis abandonner, aussi ces trois mille roubles…
Abandonnez tout, Dmitri Fiodorovitch, interrompit dun ton tranchant Mme Khokhlakov. Surtout les femmes. Votre but, ce sont les mines. Inutile dy mener des femmes. Plus tard, quand vous reviendrez riche et célèbre, vous trouverez une amie de cœur dans la plus haute société. Ce sera une jeune fille moderne, savante et sans préjugés. À cette époque précisément, le féminisme se sera développé et la femme nouvelle apparaîtra…
Madame, ce nest pas cela, ce nest pas cela…, fit Dmitri Fiodorovitch en joignant les mains dun air suppliant.
Mais si, Dmitri Fiodorovitch, cest précisément cela quil vous faut, ce dont vous êtes altéré sans le savoir. Je mintéresse fort au féminisme. Le développement de la femme et même son rôle politique dans lavenir le plus rapproché, voilà mon idéal. Jai une fille, Dmitri Fiodorovitch, on loublie souvent. Jai écrit là-dessus à Chtchédrine. Cet écrivain ma ouvert de tels horizons sur la mission de la femme que je lui ai adressé lannée dernière ces deux lignes : « Je vous presse contre mon cœur et vous embrasse au nom de la femme moderne, continuez. » Et jai signé : « Une mère. » Jaurais voulu signer « une mère contemporaine{118} », mais jai hésité ; en fin de compte je me suis bornée à « une mère », cest plus beau moralement, Dmitri Fiodorovitch, et le mot de « contemporaine » aurait pu lui rappeler le Contemporain, souvenir amer vu la censure actuelle. Mon Dieu, quavez-vous ?
Madame, dit Mitia debout, les mains jointes, vous allez me faire pleurer, si vous remettez encore ce que si généreusement…
Pleurez, Dmitri Fiodorovitch, pleurez ! Cest très bien… dans la voie qui vous attend. Les larmes soulagent. Plus tard, une fois revenu de Sibérie, vous vous réjouirez avec moi…
Mais permettez, hurla soudain Mitia, je vous en supplie pour la dernière fois, dites-moi si je puis recevoir de vous aujourdhui la somme promise. Sinon, quand faudra-t-il venir la chercher ?
Quelle somme, Dmitri Fiodorovitch ?
Mais les trois mille roubles que vous mavez si généreusement promis.
Trois mille quoi… trois mille roubles ? Mais je ne les ai pas, dit-elle avec quelque surprise.
Comment ?… Vous avez dit que cétait comme si je les avais dans ma poche…
Oh ! non, vous mavez mal comprise, Dmitri Fiodorovitch. Je parlais des mines. Je vous ai promis bien plus de trois mille roubles, je me souviens maintenant, mais cétaient uniquement les mines que javais en vue.
Mais largent ? les trois mille roubles ?
Oh ! si vous comptiez sur de largent, je nen ai pas du tout en ce moment, Dmitri Fiodorovitch. Jai même des difficultés avec mon régisseur et je viens demprunter cinq cent roubles à Mioussov. Si jen avais, dailleurs, je ne vous en donnerais pas. Dabord, je ne prête à personne. Qui débiteur a, guerre a. Mais à vous particulièrement, jaurais refusé, parce que je vous aime et quil sagit de vous sauver. Car il ne vous faut quune seule chose : les mines et les mines !
Oh ! que le diable…, hurla Mitia en donnant un violent coup de poing sur la table.
Aïe, aïe ! » sécria Mme Khokhlakov, effrayée, en se réfugiant à lautre bout du salon.
Mitia cracha de dépit et sortit précipitamment. Il allait comme un fou dans les ténèbres, en se frappant la poitrine à la même place que deux jours plus tôt devant Aliocha, lors de leur dernière rencontre sur la route. Pourquoi se frappait-il juste à la même place ? Que signifiait ce geste ? Il navait encore révélé à personne ce secret, pas même à Aliocha, un secret qui recelait le déshonneur, et même sa perte et le suicide, car telle était sa résolution au cas où il ne trouverait pas trois mille roubles pour sacquitter envers Catherine Ivanovna et ôter de sa poitrine, de « cette place », le déshonneur quil portait et qui torturait sa conscience. Tout cela séclaircira par la suite. Après la ruine de son dernier espoir, cet homme si robuste fondit soudain en larmes comme un enfant. Il marchait, hébété, en essuyant ses larmes de son poing, quand soudain il heurta quelquun. Une vieille femme quil avait failli renverser poussa un cri aigu.
« Seigneur, il ma presque tuée ! Fais donc attention, espèce de vaurien !
Ah ! cest vous ? cria Mitia en examinant la vieille dans lobscurité. Cétait la domestique de Kouzma Samsonov quil avait aperçue la veille.
Et qui êtes-vous, monsieur ? proféra la vieille dun autre ton, je ne vous reconnais pas.
Ne servez-vous pas chez Kouzma Samsonov ?
Parfaitement… Mais je ne peux pas vous reconnaître.
Dites-moi, ma bonne, est-ce quAgraféna Alexandrovna est chez vous en ce moment ? Je ly ai conduite moi-même.
Oui, monsieur, elle est restée un instant et partie.
Comment, partie ? Quand ?
Elle nest pas restée longtemps. Elle a diverti Kouzma Kouzmitch en lui faisant un conte, puis elle sest sauvée.
Tu mens, maudite ! cria Mitia.
Seigneur, mon Dieu ! » fit la vieille.
Mais Mitia avait disparu ; il courait à toutes jambes vers la maison où demeurait Grouchegnka. Elle était partie depuis un quart dheure pour Mokroïé. Fénia était dans la cuisine, avec sa grand-mère, la cuisinière Matrone, quand arriva le « capitaine ». À sa vue, Fénia cria de toutes ses forces.
« Tu cries ? fit Mitia. Où est-elle ? »
Et sans attendre la réponse de Fénia paralysée par la peur, il tomba à ses pieds.
« Fénia, au nom du Christ, notre Sauveur, dis-moi où elle est !
Je ne sais rien, cher Dmitri Fiodorovitch, rien du tout. Quand vous me tueriez sur place, je ne peux rien dire. Mais vous lavez accompagnée…
Elle est revenue…
Non, elle nest pas revenue, je le jure par tous les saints.
Tu mens ! hurla Mitia. Rien quà ta frayeur, je devine où elle est… »
Il sortit en courant. Fénia épouvantée se félicitait den être quitte à si bon compte, tout en comprenant que cela aurait pu mal tourner, sil avait eu le temps. En séchappant, il eut un geste qui étonna les deux femmes. Sur la table se trouvait un mortier avec un pilon en cuivre ; Mitia, qui avait déjà ouvert la porte, saisit ce pilon au vol et le fourra dans sa poche.
« Seigneur, il veut tuer quelquun ! » gémit Fénia.
IV. Dans les ténèbres
Où courait-il ? On sen doute : « Où peut-elle être, sinon chez le vieux ? Elle y est allée directement de chez Samsonov, cest clair. Toute cette intrigue saute aux yeux… » Les idées se heurtaient dans sa tête. Il nalla pas dans la cour de Marie Kondratievna : « Inutile de donner léveil, elle doit être du complot, ainsi que Smerdiakov ; tous sont achetés ! » Sa résolution était prise ; il fit un grand détour, franchit la passerelle, déboucha dans une ruelle qui donnait sur les derrières, ruelle déserte et inhabitée, bornée dun côté par la haie du potager voisin, de lautre, par la haute palissade qui entourait le jardin de Fiodor Pavlovitch. Il choisit pour lescalader précisément la place par où avait grimpé, daprès la tradition, Elisabeth Smerdiachtchaïa. « Si elle a pu passer par là, songeait-il, pourquoi nen ferais-je pas autant ? » Dun bond, il se suspendit à la palissade, fit un rétablissement et se trouva assis dessus à califourchon. Tout près sélevaient les étuves, mais il voyait de sa place les fenêtres éclairées de la maison. « Cest cela, il y a de la lumière dans la chambre à coucher du vieux, elle y est ! » Et il sauta dans le jardin. Bien quil sût que Grigori et peut-être Smerdiakov étaient malades, que personne ne pouvait lentendre, il resta immobile instinctivement et prêta loreille. Partout un silence de mort, un calme absolu, pas le moindre souffle. « On nentend que le silence… », ce vers lui revint à la mémoire : « Pourvu quon ne mait pas entendu ! Je pense que non. » Alors il se mit à marcher dans lherbe à pas de loup, loreille tendue, évitant les arbres et les buissons. Il se souvenait quil y avait sous les fenêtres dépais massifs de sureaux et de viornes. La porte qui donnait accès au jardin, du côté gauche de la façade, était fermée, il le constata en passant. Enfin il atteignit les massifs et sy dissimula. Il retenait son souffle. « Il faut attendre. Sils mont entendu, ils écoutent à présent… Pourvu que je naille pas tousser ou éternuer !… »
Il attendit deux minutes. Son cœur battait, par moments il étouffait presque. « Ces palpitations ne cesseront pas, je ne puis plus attendre. » Il se tenait dans lombre, derrière un massif à moitié éclairé. « Une viorne, comme ses baies sont rouges ! » murmura-t-il machinalement. À pas de loup, il sapprocha de la fenêtre et se dressa sur la pointe des pieds. La chambre à coucher de Fiodor Pavlovitch lui apparaissait tout entière, une petite pièce séparée en deux par des paravents rouges, « chinois », comme les appelait leur propriétaire. « Grouchegnka est là derrière », pensa Mitia. Il se mit à examiner son père… celui-ci portait une robe de chambre en soie rayée, quil ne lui connaissait pas, avec une cordelière terminée par des glands ; le col rabattu laissait voir une chemise élégante en fine toile de Hollande, ornée de boutons en or ; sa tête était enveloppée du même foulard rouge que lui avait vu Aliocha. « Il sest fait beau. » Fiodor Pavlovitch se tenait près de la fenêtre, lair rêveur. Soudain, il tourna la tête, tendit loreille et, nentendant rien, sapprocha de la table, se versa un demi-verre de cognac quil but. Puis il poussa un profond soupir et de nouveau simmobilisa quelques instants. Après quoi, il sen alla dun pas distrait vers la glace, releva un peu son foulard pour examiner les bleus et les escarres. « Il est seul très probablement. » Le vieillard quitta la glace, revint à la fenêtre. Mitia recula vivement dans lombre.
« Peut-être dort-elle déjà derrière les paravents. » Fiodor Pavlovitch se retira de la fenêtre. « Cest elle quil attend, donc elle nest pas ici ; sinon, pourquoi regarderait-il dans lobscurité ? Cest limpatience qui le dévore. » Mitia se remit en observation. Le vieux était assis devant la table, sa tristesse sautait aux yeux ; enfin, il saccouda, la joue appuyée sur la main droite. Mitia regardait avidement. « Seul, seul ! Si elle était ici, il aurait un autre air. » Chose étrange ; il éprouva soudain un dépit bizarre de ce quelle nétait pas là. « Ce qui me fâche, ce nest pas son absence, mais de ne pas savoir à quoi men tenir », sexpliqua-t-il à lui-même. Par la suite, Mitia se rappela que son esprit était alors extraordinairement lucide et quil se rendait compte des moindres détails. Mais langoisse provenant de lincertitude grandissait dans son cœur. « Est-elle ici, enfin, oui ou non ? » Soudain il se décida, étendit le bras, frappa à la fenêtre. Deux coups doucement, puis trois autres plus vite : toc, toc, toc, signal convenu entre le vieillard et Smerdiakov, pour annoncer que « Grouchegnka était arrivée ». Le vieillard tressaillit, leva la tête et sélança à la fenêtre. Mitia rentra dans lombre. Fiodor Pavlovitch ouvrit, se pencha.
« Grouchegnka, est-ce toi ? dit-il dune voix tremblante. Où es-tu, ma chérie, mon ange, où es-tu ? » Très ému, il haletait.
« Seul. »
« Où es-tu donc ? répéta le vieux, le buste penché au-dehors pour regarder de tous côtés. Viens ici, je tai préparé un cadeau, viens le voir ! »
« Lenveloppe avec les trois mille roubles. »
« Mais où es-tu donc ? Es-tu à la porte ? Je vais ouvrir… »
Fiodor Pavlovitch risquait de tomber en regardant vers la porte qui menait au jardin ; il scrutait les ténèbres ; il allait certainement sempresser douvrir la porte, sans attendre la réponse de Grouchegnka. Mitia ne broncha point. La lumière éclairait nettement le profil détesté du vieillard, avec sa pomme dAdam, son nez recourbé, ses lèvres souriant dans une attente voluptueuse. Une colère furieuse bouillonna soudain dans le cœur de Mitia : « Le voilà, mon rival, le bourreau de ma vie ! » Cétait un accès irrésistible, lemportement dont il avait parlé à Aliocha, lors de leur conversation dans le pavillon, en réponse à la question : « Comment peux-tu dire que tu tueras ton père ? »
« Je ne sais pas, avait dit Mitia, peut-être le tuerai-je, peut-être ne le tuerai-je pas. Je crains de ne pouvoir supporter son visage à ce moment-là. Je hais sa pomme dAdam, son nez, ses yeux, son sourire impudent. Il me dégoûte. Voilà ce qui meffraie ; je ne pourrai pas me contenir… »
Le dégoût devenait intolérable. Mitia hors de lui sortit de sa poche le pilon de cuivre.
***
« Dieu ma préservé à ce moment », devait dire plus tard Mitia ; à ce moment en effet, Grigori, souffrant, se réveilla. Avant de se coucher, il avait employé le remède dont Smerdiakov parlait à Ivan Fiodorovitch. Après sêtre frotté, aidé par sa femme, avec de leau-de-vie mélangée à une infusion secrète très forte, il but le reste de la drogue, tandis que Marthe Ignatièvna récitait une prière. Elle en prit aussi et, nayant pas lhabitude, sendormit dun sommeil de plomb à côté de son mari. Tout à coup, celui-ci séveilla, réfléchit un instant et, bien quil ressentît une douleur aiguë dans les reins, se leva et shabilla à la hâte. Peut-être se reprochait-il de dormir, la maison restant sans gardien « en un temps si dangereux ». Smerdiakov, épuisé par sa crise, gisait sans mouvement dans le cabinet voisin. Marthe Ignatièvna navait pas bougé ; « elle est lasse », pensa Grigori après lavoir regardée, et il sortit en geignant sur le perron. Il voulait seulement jeter un coup dœil, nayant pas la force daller plus loin, tant les reins et la jambe droite lui faisaient mal. Soudain, il se rappela quil navait pas fermé à clef la petite porte du jardin. Cétait un homme méticuleux, esclave de lordre établi et des habitudes invétérées. En boitant et avec des contorsions de douleur, il descendit le perron et se dirigea vers le jardin. En effet, la porte était grande ouverte ; il entra machinalement ; avait-il cru apercevoir ou entendre quelque chose, mais en regardant à gauche, il remarqua la fenêtre ouverte où personne ne se tenait. « Pourquoi est-ce ouvert ? On nest plus en été », songea Grigori. Au même instant, droit devant lui, à quarante pas, une ombre se déplaçait rapidement, quelquun courait dans lobscurité. « Seigneur ! » murmura-t-il, et, oubliant son lumbago, il se mit à la poursuite du fugitif. Il prit par le plus court, connaissant mieux le jardin que lautre. Celui-ci se dirigea vers les étuves, les contourna, se jeta vers le mur. Grigori ne le perdait pas de vue tout en courant et atteignit la palissade, au moment où Dmitri lescaladait. Hors de lui, Grigori poussa un cri, sélança et le saisit par une jambe. Son pressentiment ne lavait pas trompé, il le reconnut, cétait bien lui, « lexécrable parricide ».
« Parricide », glapit le vieux, mais il nen dit pas davantage et tomba foudroyé. Mitia sauta de nouveau dans le jardin et se pencha vers lui. Machinalement, il se débarrassa du pilon qui tomba à deux pas sur le sentier, bien en évidence. Grigori avait la tête en sang ; Mitia le tâta, anxieux de savoir sil avait fracassé le crâne du vieillard ou sil lavait seulement étourdi avec le pilon. Le sang tiède ruisselait, inondant ses doigts tremblants. Il tira de sa poche le mouchoir immaculé quil avait pris pour aller chez Mme Khokhlakov, et le lui appliqua sur la tête, sefforçant stupidement détancher le sang. Le mouchoir en fut bientôt imbibé. « Mon Dieu, à quoi bon ? Comment savoir ce qui en est… et quimporte à présent ! Le vieux a son compte ; si je lai tué, tant pis pour lui », proféra-t-il tout haut. Alors il escalada la palissade, sauta dans la ruelle et se mit à courir, tout en fourrant dans la poche de sa redingote le mouchoir ensanglanté quil serrait dans sa main droite. Quelques passants se rappelèrent plus tard avoir rencontré cette nuit-là un homme qui courait à perdre haleine. Il se dirigea à nouveau vers la maison de Mme Morozov. Après son départ, Fénia sétait précipitée chez le portier, Nazaire Ivanovitch, le suppliant de « ne plus laisser entrer le capitaine, ni aujourdhui, ni demain ». Celui-ci, mis au courant, y consentit, mais dut monter chez la propriétaire qui lavait fait appeler. Il chargea de le remplacer son neveu, un gars de vingt ans, récemment arrivé de la campagne, mais oublia de mentionner le capitaine. Le gars, qui gardait bon souvenir des pourboires de Mitia, le reconnut et lui ouvrit aussitôt. En souriant, il se hâta de linformer obligeamment qu« Agraféna Alexandrovna nétait pas chez elle ». Mitia sarrêta.
« Où est-elle donc, Prochor ?
Y a tantôt deux heures quelle est partie pour Mokroïé avec Timothée.
Pour Mokroïé ! sécria Mitia. Mais quy va-t-elle faire ?
Jpourrais pas vous dire au juste, jcrois qucest pour rejoindre un officier qui la envoyé chercher en voiture. »
Mitia se précipita comme un fou dans la maison.
V. Une décision subite
Fénia se tenait dans la cuisine avec sa grand-mère, les deux femmes sapprêtaient à se coucher, et se fiant au portier, elles navaient pas fermé la porte. Sitôt entré, Mitia saisit Fénia à la gorge.
« Dis-moi tout de suite… avec qui elle est à Mokroïé », hurla-t-il.
Les deux femmes poussèrent un cri.
« Aïe, je vais vous le dire, aïe, cher Dmitri Fiodorovitch, je vous dirai tout, je ne cacherai rien ! bredouilla Fénia épouvantée. Elle est allée voir un officier.
Quel officier ?
Celui qui la abandonnée, il y a cinq ans. »
Dmitri lâcha Fénia. Il était mortellement pâle et sans voix, mais on voyait à son regard quil avait tout compris à demi-mot, deviné jusquau moindre détail. La pauvre Fénia évidemment ne pouvait sen rendre compte. Elle demeurait assise sur le coffre, toute tremblante, les bras tendus comme pour se défendre, sans un mouvement. Les prunelles dilatées par leffroi, elle fixait Mitia qui avait les mains ensanglantées.
En route, il avait dû les porter à son visage pour essuyer la sueur, car le front était taché ainsi que la joue droite. Fénia risquait davoir une crise de nerfs ; la vieille cuisinière, prête à perdre connaissance, ouvrait tout grands les yeux comme une folle. Dmitri sassit machinalement auprès de Fénia.
Sa pensée errait dans une sorte de stupeur. Mais tout sexpliquait ; il était au courant, Grouchegnka elle-même lui avait parlé de cet officier, ainsi que de la lettre reçue un mois auparavant. Ainsi, depuis un mois, cette intrigue sétait menée à son insu, jusquà larrivée de ce nouveau prétendant, et il navait pas songé à lui. Comment cela se pouvait-il ? Cette question surgissait devant lui comme un monstre et le glaçait deffroi.
Soudain, oubliant quil venait deffrayer et de malmener Fénia, il se mit à lui parler dun ton fort doux, à la questionner avec une précision surprenante vu létat où il se trouvait. Bien que Fénia regardât avec stupeur les mains ensanglantées du capitaine, elle répondit avec empressement à chacune de ses questions. Peu à peu, elle prit même plaisir à lui exposer tous les détails, non pour lattrister, mais comme si elle voulait de tout son cœur lui rendre service. Elle lui raconta la visite de Rakitine et dAliocha, tandis quelle faisait le guet, le salut dont sa maîtresse avait chargé Aliocha pour lui, Mitia, qui devait « se souvenir toujours quelle lavait aimé une petite heure ». Mitia sourit, ses joues sempourprèrent. Fénia, chez qui la crainte avait fait place à la curiosité, se risqua à lui dire :
« Vous avez du sang aux mains, Dmitri Fiodorovitch.
Oui », fit-il en les regardant distraitement.
Il y eut un silence prolongé. Son effroi était passé, une résolution inflexible le possédait. Il se leva dun air pensif.
« Monsieur, que vous est-il arrivé ? » insista Fénia en désignant ses mains.
Elle parlait avec commisération, comme la personne la plus proche de lui dans son chagrin.
« Cest du sang, Fénia, du sang humain… Mon Dieu, pourquoi lavoir versé ?… Il y a une barrière, déclara-t-il en regardant la jeune fille comme sil lui proposait une énigme, une barrière haute et redoutable, mais demain, au lever du soleil, Mitia la franchira… Tu ne comprends pas, Fénia, de quelle barrière il sagit ; nimporte… Demain tu apprendras tout ; maintenant, adieu ! Je ne serai pas un obstacle, je saurai me retirer. Vis, mon adorée… tu mas aimé une heure, souviens-toi toujours de Mitia Karamazov… »
Il sortit brusquement, laissant Fénia presque plus effrayée que tout à lheure, quand il sétait jeté sur elle.
Dix minutes plus tard, il se présenta chez Piotr Ilitch Perkhotine, le jeune fonctionnaire à qui il avait engagé ses pistolets pour dix roubles. Il était déjà huit heures et demie, et Piotr Ilitch, après avoir pris le thé, venait de mettre sa redingote pour aller jouer une partie de billard. En apercevant Mitia et son visage taché de sang, il sécria :
« Mon Dieu, quavez-vous ?
Voici, dit vivement Mitia, je suis venu dégager mes pistolets. Merci. Je suis pressé, Piotr Ilitch, veuillez faire vite. »
Piotr Ilitch sétonnait de plus en plus. Mitia était entré, une liasse de billets de banque à la main, quil tenait dune façon insolite, le bras tendu, comme pour les montrer à tout le monde. Il avait dû les porter ainsi dans la rue, daprès ce que raconta ensuite le jeune domestique qui lui ouvrit. Cétaient des billets de cent roubles quil tenait de ses doigts ensanglantés. Piotr Ilitch expliqua plus tard aux curieux quil était difficile dévaluer la somme à vue dœil, il pouvait y avoir deux à trois mille roubles. Quand à Dmitri, « sans avoir bu, il nétait pas dans son état normal, paraissait exalté, fort distrait et en même temps absorbé, comme sil méditait sur une question sans parvenir à la résoudre. Il se hâtait, répondait avec brusquerie, dune façon bizarre ; par moments il avait lair gai et nullement affligé ».
« Mais quavez-vous donc ? cria de nouveau Piotr Ilitch en lexaminant avec stupeur. Comment avez-vous pu vous salir ainsi ; êtes-vous tombé ? Regardez ! »
Il le mena devant la glace. À la vue de son visage souillé, Mitia tressaillit, fronça les sourcils.
« Sapristi ! il ne manquait plus que cela ! »
Il passa les billets de sa main droite dans la gauche et tira vivement son mouchoir. Plein de sang coagulé, il formait une boule qui restait collée. Mitia le lança à terre.
« Zut ! Nauriez-vous pas un chiffon… pour messuyer ?
Alors, vous nêtes pas blessé ? Vous feriez mieux de vous laver. Je vais vous donner de leau.
Cest parfait… mais où mettrai-je cela ? »
Il désignait avec embarras la liasse de billets comme si cétait à Piotr Ilitch de lui dire où mettre son argent.
« Dans votre poche, ou bien déposez-le sur la table. Personne ny touchera.
Dans ma poche ? Ah ! oui, cest bien… Dailleurs, tout cela na pas dimportance. Finissons-en dabord, au sujet des pistolets. Rendez-les-moi ; voici largent… Jen ai extrêmement besoin… et je nai pas une minute à perdre. »
Et, détachant de la liasse le premier billet, il le tendit au fonctionnaire.
« Je nai pas de quoi vous rendre. Navez-vous pas de monnaie ?
Non. »
Comme pris dun doute, Mitia vérifia quelques billets.
« Ils sont tous pareils…, déclara-t-il en regardant de nouveau Piotr Ilitch dun air interrogateur.
Où avez-vous fait fortune ? demanda celui-ci. Un instant, je vais envoyer mon galopin chez les Plotnikov. Ils ferment tard, ils nous donneront la monnaie. Hé, Micha ! cria-t-il dans le vestibule.
Cest cela, chez les Plotnikov, voilà une fameuse idée ! fit Mitia.
Micha, reprit-il en sadressant au gamin qui venait dentrer, cours chez les Plotnikov, dis-leur que Dmitri Fiodorovitch les salue et va venir tout à lheure. Écoute encore ; quils me préparent du champagne, trois douzaines de bouteilles, emballées comme lorsque je suis allé à Mokroïé… Jen avais pris alors quatre douzaines, ajouta-t-il à ladresse de Piotr Ilitch… Ils sont au courant, ne te tourmente pas, Micha. Et puis quon ajoute du fromage, des pâtés de Strasbourg, des lavarets fumés, du jambon, du caviar, enfin de tout ce quils ont, pour cent ou cent vingt roubles environ. Quon noublie pas de mettre des bonbons, des poires, deux ou trois pastèques, non, une suffira, du chocolat, du sucre dorge, des caramels, enfin, comme lautre fois. Avec le champagne, cela doit faire dans les trois cents roubles. Noublie rien, Micha… Cest bien Micha quon lappelle ? demanda-t-il à Piotr Ilitch.
Attendez, fit celui-ci qui lobservait avec inquiétude, il vaut mieux que vous y alliez vous-même ; Micha sembrouillerait.
Jen ai peur ! Eh, Micha, moi qui voulais tembrasser pour la peine !… Si tu ne tembrouilles pas, il y aura dix roubles, pour toi, va vite… Quon noublie pas le champagne, puis du cognac, du vin rouge, du vin blanc, enfin tout comme la dernière fois… Ils savent ce quil y avait.
Écoutez donc ! interrompit Piotr Ilitch impatienté cette fois. Que le gamin aille seulement faire de la monnaie et dire quon ne ferme pas, vous commanderez vous-même. Donnez votre billet, et dépêche-toi, Micha ! »
Piotr Ilitch avait hâte dexpédier Micha, car le gamin restait bouche bée devant le visiteur, les yeux écarquillés à la vue du sang et de la liasse de billets qui tremblait entre ses doigts ; il navait pas dû comprendre grand-chose aux instructions de Mitia.
« Et maintenant, allez vous laver, dit brusquement Piotr Ilitch. Mettez largent sur la table ou dans votre poche… Cest cela. Ôtez votre redingote. »
En laidant à retirer sa redingote, il sexclama de nouveau : « Regardez, il y a du sang à votre redingote.
Mais non. Seulement un peu à la manche, et puis ici, à la place du mouchoir… ça aura coulé à travers la poche, quand je me suis assis sur mon mouchoir, chez Fénia », expliqua Mitia dun air confiant.
Piotr Ilitch lécoutait, les sourcils froncés.
« Vous voilà bien arrangé, vous avez dû vous battre », murmura-t-il.
Il tenait le pot à eau et versait au fur et à mesure. Dans sa précipitation, Mitia se lavait mal, ses mains tremblaient. Piotr Ilitch lui prescrivit de savonner et de frotter davantage. Il avait pris sur Mitia une sorte dascendant qui saffirmait de plus en plus. À noter que ce jeune homme navait pas froid aux yeux.
« Vous navez pas nettoyé sous les ongles ; à présent, lavez-vous la figure, ici, près de la tempe, à loreille… Cest avec cette chemise que vous partez ? Où allez-vous ? Toute la manche droite est tachée.
Cest vrai, dit Mitia en lexaminant.
Mettez-en une autre.
Je nai pas le temps. Mais regardez… continua Mitia toujours confiant, en sessuyant et en remettant sa redingote, je vais relever la manchette comme cela, on ne la verra pas.
Dites-moi maintenant ce qui sest passé. Vous êtes-vous battu de nouveau au cabaret, comme lautre fois ? Avez-vous encore rossé le capitaine ? » Piotr Ilitch évoquait la scène dun ton de reproche. « Qui avez-vous encore battu… ou tué, peut-être ?
Sottises !
Comment, sottises ?
Laissez-donc, fit Mitia qui se mit à rire. Je viens décraser une vieille femme sur la place.
Écraser ? Une vieille femme ?
Un vieillard ! corrigea Mitia qui fixa Piotr Ilitch, en riant et en criant comme si lautre était sourd.
Que diable ! un vieillard, une vieille femme… Vous avez tué quelquun ?
Nous nous sommes réconciliés après nous être colletés. Nous nous sommes quittés bons amis. Un imbécile !… Il ma sûrement pardonné, à présent… Sil sétait relevé, il ne maurait pas pardonné, dit Mitia en clignant de lœil, mais quil aille au diable ! Vous entendez, Piotr Ilitch ? Laissons cela, je ne veux pas en parler pour le moment ! conclut Mitia dun ton tranchant.
Ce que jen dis, cest que vous aimez à vous commettre avec nimporte qui… comme alors pour des bagatelles, avec ce capitaine. Vous venez de vous battre et vous courez faire la noce ! Voilà tout votre caractère. Trois douzaines de bouteilles de champagne ! À quoi bon une telle quantité ?
Bravo ! Donnez-moi maintenant les pistolets. Le temps presse. Je voudrais bien causer avec toi, mon cher, mais je nai pas le temps. Dailleurs, inutile, cest trop tard. Ah ! où est largent, quen ai-je fait ? »
Il se mit à fouiller dans ses poches.
« Vous lavez mis vous-même sur la table… le voici. Vous laviez oublié ? Vous ne semblez guère faire attention à largent. Voici vos pistolets. Cest bizarre, à cinq heures, vous les engagez pour dix roubles, et maintenant vous avez combien, deux, trois mille roubles, peut-être ?
Trois, peut-être », acquiesça en riant Mitia.
Et il fourra les billets dans ses poches.
« Vous allez les perdre comme ça. Auriez-vous des mines dor ?
Des mines dor ! sexclama Mitia en éclatant de rire. Voulez-vous aller aux mines, Perkhotine ? Il y a ici une dame qui vous donnera trois mille roubles rien que pour vous y rendre. Elle me les a donnés, à moi, tant les mines lui tiennent à cœur ! Vous connaissez Mme Khokhlakov ?
De vue seulement, mais jai entendu parler delle. Vraiment, cest elle qui vous a fait cadeau de ces trois mille roubles ? comme ça, de but en blanc ? senquit Piotr Ilitch en le regardant avec méfiance.
Demain, quand le soleil se lèvera, quand resplendira Phébus éternellement jeune, allez chez elle en glorifiant le Seigneur et demandez-lui si oui ou non elle me les a donnés. Renseignez-vous.
Jignore vos relations… Puisque vous êtes si affirmatif, il faut bien le croire… Maintenant que vous avez la galette, ce nest pas la Sibérie qui vous tente… Sérieusement, où allez-vous ?
À Mokroïé.
À Mokroïé ? Mais il fait nuit.
Javais tout, je nai plus rien…, dit tout à coup Mitia.
Comment, plus rien ? Vous avez des milliers de roubles, et vous appelez cela, plus rien ?
Je ne parle pas dargent. Largent, je men fiche ! Je parle du caractère des femmes. … Les femmes ont le caractère crédule, versatile, dépravé. Cest Ulysse qui le dit, il a bien raison.
Je ne vous comprends pas !
Je suis donc ivre ?
Pis que ça.
Moralement ivre, Piotr Ilitch, moralement… Et en voilà assez !
Comment ? Vous chargez votre pistolet ?
Je charge mon pistolet. »
En effet, Mitia, ayant ouvert la boîte, prit de la poudre quil versa dans une cartouche. Avant de mettre la balle dans le canon, il lexamina à la lumière de la bougie.
« Pourquoi regardez-vous cette balle ? demanda Piotr Ilitch intrigué.
Comme ça. Une idée qui me vient. Toi, si tu songeais à te loger une balle dans le cerveau, la regarderais-tu avant de la mettre dans le pistolet ?
Pourquoi la regarder ?
Elle me traversera le crâne, alors ça mintéresse de voir comment elle est faite… Dailleurs, sottises que tout cela ! Voilà qui est fait, ajouta-t-il, une fois la balle introduite et calée avec de létoupe. Mon cher Piotr Ilitch, si tu savais combien tout cela est absurde ! Donne-moi un morceau de papier.
Voici.
Non, du propre, cest pour écrire. Cest cela. »
Et Mitia, prenant une plume, écrivit vivement deux lignes, puis il plia le papier en quatre et le mit dans son gousset. Il rangea les pistolets dans la boîte quil ferma à clef et garda en main. Puis il regarda Piotr Ilitch en souriant dun air pensif.
« Allons, maintenant ! dit-il.
Où cela ? Non, attendez… Alors vous voulez vous loger cette balle dans le cerveau ?… senquit Piotr Ilitch, inquiet.
Mais non, quelle sottise ! Je veux vivre, jaime la vie. Sachez-le. Jaime le blond Phébus et sa chaude lumière… Mon cher Piotr Ilitch, saurais-tu técarter ?
Comment cela ?
Laisser le chemin libre à lêtre cher et à celui que tu hais… chérir même celui que tu haïssais… et leur dire : « Dieu vous garde ! Allez, passez, et moi… »
Et vous ?
Cela suffit, allons.
Ma foi, je vais tout raconter, pour quon vous empêche de partir, déclara Piotr Ilitch en le fixant. Quallez-vous faire à Mokroïé ?
Il y a une femme là-bas, une femme… En voilà assez pour toi, Piotr Ilitch ; motus !
Écoutez, bien que vous soyez sauvage, vous mavez toujours plu… et je suis inquiet.
Merci, frère. Je suis sauvage, dis-tu. Cest vrai. Je ne fais que me le répéter : sauvage ! Ah ! voilà Micha, je lavais oublié. »
Micha accourait avec une liasse de menus billets ; il annonça que tout allait bien chez les Plotnikov : on emballait les bouteilles, le poisson, le thé ; tout serait prêt. Mitia prit un billet de dix roubles et le tendit à Piotr Ilitch, puis il en jeta un à Micha.
« Je vous le défends ! Je ne veux pas de ça chez moi, ça gâte les domestiques. Ménagez votre argent, pourquoi le gaspiller ? Demain, vous viendrez me demander dix roubles. Pourquoi le mettez-vous toujours dans cette poche ? Vous allez le perdre.
Écoute, mon cher, viens à Mokroïé avec moi.
Quirais-je faire là-bas ?
Veux-tu que nous vidions une bouteille, que nous buvions à la vie ? Jai soif, je veux boire avec toi. Nous navons jamais bu ensemble, hein ?
Eh bien, allons au cabaret.
Pas le temps, mais chez les Plotnikov, dans larrière-boutique. Veux-tu que je te propose une énigme ?
Faites. »
Mitia tira de son gilet le petit papier et le montra à Piotr Ilitch. Il y avait écrit dessus lisiblement : « Je me châtie en expiation de ma vie tout entière. »
« Vraiment, je vais tout dire à quelquun, dit Piotr Ilitch.
Tu naurais pas le temps, mon cher, allons boire. »
La boutique des Plotnikov de riches commerçants située tout près de chez Piotr Ilitch (au coin de la rue), était la principale épicerie de notre ville. On y trouvait de tout, comme dans les grands magasins de la capitale : du vin « de la cave des Frères Iélisséiev », des fruits, des cigares, du thé, du café, etc. Il y avait toujours trois commis et deux garçons pour les courses. Notre région sest appauvrie, les propriétaires se sont dispersés, le commerce languit, mais lépicerie prospère de plus en plus, les chalands ne manquant jamais pour ces produits. On attendait Mitia avec impatience, car on se souvenait que trois ou quatre semaines auparavant, il avait fait des emplettes pour plusieurs centaines de roubles payés comptant (on ne lui aurait rien livré à crédit) ; alors comme aujourdhui, il avait en main une liasse de gros billets quil prodiguait à tort et à travers sans marchander ni sinquiéter de la quantité de ses achats. On disait en ville que dans son excursion avec Grouchegnka à Mokroïé « il avait dissipé trois mille roubles en vingt-quatre heures et quil était revenu de la fête sans un sou comme sa mère lavait mis au monde ». Il avait engagé une troupe de tziganes qui campaient alors dans nos parages et profitèrent de son ivresse pour lui soutirer de largent et boire des vins fins à tire-larigot. On racontait en riant quà Mokroïé, il avait offert le champagne aux rustres, régalé de bonbons et de pâtés de Strasbourg des filles et des femmes de la campagne. On riait aussi, surtout au cabaret, mais par prudence en labsence de Mitia, en songeant que, de son propre aveu public, la seule faveur que lui avait value cette « escapade » avec Grouchegnka était « la permission de lui baiser le pied, et rien de plus ».
Lorsque Mitia et Piotr Ilitch arrivèrent à la boutique, une télègue attelée de trois chevaux, avec un tapis et des grelots, attendait déjà, conduite par le cocher André. On avait déjà emballé une caisse de marchandises et lon nattendait plus que larrivée de Mitia pour la fermer et la mettre en place. Piotr Ilitch sétonna.
« Doù vient cette troïka ? demanda-t-il.
En allant chez toi, jai rencontré André et je lui ai dit de venir droit ici. Il ny a pas de temps à perdre ! La dernière fois, jai fait route avec Timothée, mais aujourdhui, il ma devancé avec une magicienne. André, serons-nous bien en retard ?
Ils nous précéderont dune heure tout au plus, se hâta de répondre André, un cocher dans la force de lâge, roux et sec. Je sais comment va Timothée, je men vais vous mener autrement vite, Dmitri Fiodorovitch. Ils nauront pas une heure davance !
Cinquante roubles de pourboire, si nous navons quune heure de retard.
Jen réponds, Dmitri Fiodorovitch. »
Mitia, tout en sagitant, donna des ordres dune façon étrange, sans suite. Piotr Ilitch jugea à propos dintervenir.
« Pour quatre cents roubles, exactement comme lautre fois, commandait Mitia. Quatre douzaines de bouteilles de champagne, pas une de moins.
Pourquoi une telle quantité, à quoi bon ? Halte ! sexclama Piotr Ilitch. Que contient cette caisse ? Est-ce possible quil y en ait pour quatre cents roubles ? »
Les commis, qui sempressaient avec des intonations doucereuses, lui expliquèrent aussitôt quil ny avait dans cette première caisse quune demi-douzaine de bouteilles de champagne et « tout ce quil fallait pour commencer », hors-dœuvre, bonbons, etc. Les principales « denrées » seraient expédiées à part, comme lautre fois, dans une télègue à trois chevaux, qui arriverait « une heure au plus après Dmitri Fiodorovitch ».
« Pas plus tard quune heure, et mettez le plus possible de bonbons et de caramels ; les filles aiment ça, là-bas, insista Mitia.
Des caramels, soit. Mais, pourquoi quatre douzaines de bouteilles ? Une seule suffit », dit Piotr Ilitch presque en colère.
Il se mit à marchander, à exiger une facture, ne sauva pourtant quune centaine de roubles. On tomba daccord que les marchandises livrées ne montaient quà trois cents roubles.
« Après tout, que le diable temporte ! sécria-t-il, comme se ravisant. Quest-ce que ça peut bien me faire ? Jette largent, sil ne ta rien coûté !
Viens ici, lésineur, avance, ne te fâche pas ! dit Mitia en lentraînant dans larrière-boutique. On va nous servir à boire. Jaime les gentils garçons comme toi. »
Mitia sassit devant une petite table recouverte dune serviette malpropre. Piotr Ilitch prit place en face de lui et lon apporta du champagne. On demanda si ces messieurs ne voulaient pas des huîtres, « les premières huîtres reçues tout récemment ».
« Au diable les huîtres ! Je nen mange pas, et dailleurs, je ne veux rien prendre, répondit grossièrement Piotr Ilitch.
Pas de temps pour les huîtres, observa Mitia ; dailleurs, je nai pas dappétit. Sais-tu, mon ami, que je nai jamais aimé le désordre ?
Mais qui donc laime ? Miséricorde ! Trois douzaines de bouteilles de champagne pour des croquants, il y a de quoi gendarmer nimporte qui.
Ce nest pas de ça que je veux parler, mais de lordre supérieur. Il nexiste pas en moi, cet ordre… Du reste, tout est fini, inutile de saffliger. Il est trop tard. Toute ma vie fut désordonnée, il est temps de lordonner. Je fais des calembours, hein ?
Tu divagues plutôt.
Gloire au Très-Haut dans le monde,
Gloire au Très-Haut en moi !
Ces vers, ou plutôt ces larmes, se sont échappés un jour de mon âme. Oui, cest moi qui les ai faits… mais pas en traînant le capitaine par la barbe…
Pourquoi parles-tu du capitaine ?
Je nen sais rien. Quimporte ! Tout finit, tout aboutit au même total.
Tes pistolets me poursuivent.
Quimporte encore ! Bois et laisse là tes rêveries. Jaime la vie, je lai trop aimée, jusquau dégoût. En voilà assez. Buvons à la vie, mon cher. Pourquoi suis-je content de moi ? Je suis vil, ma bassesse me tourmente, mais je suis content de moi. Je bénis la création, je suis prêt à bénir Dieu et ses œuvres, mais… il faut détruire un insecte malfaisant, pour lempêcher de gâter la vie des autres… Buvons à la vie, frère ! Quy a-t-il de plus précieux ? Buvons aussi à la reine des reines !
Soit ! Buvons à la vie et à ta reine ! »
Ils vidèrent un verre. Mitia, malgré son exaltation, était triste. Il paraissait en proie à un lourd souci.
« Micha… cest Micha ? Eh ! mon cher, viens ici, bois ce verre en lhonneur de Phébus aux cheveux dor qui se lèvera demain…
À quoi bon lui offrir ? sécria Piotr Ilitch, irrité.
Laisse, je le veux.
Hum ! »
Micha but, salua, sortit.
« Il se souviendra plus longtemps de moi. Une femme, jaime une femme ! Quest-ce que la femme ? La reine de la terre ! Je suis triste, Piotr Ilitch. Tu te rappelles Hamlet : « Je me sens triste, bien triste, Horatio… Hélas, le pauvre Yorick{119} ! » Cest peut-être moi, Yorick. Justement, je suis maintenant Yorick, et ensuite un crâne. »
Piotr Ilitch lécoutait en silence ; Mitia se tut également.
« Quel chien avez-vous là ? demanda-t-il dun air distrait au commis, en remarquant dans un coin un joli petit épagneul aux yeux noirs.
Cest lépagneul de Varvara Alexéievna, notre patronne, répondit le commis ; elle la oublié ici, il faudra le ramener chez elle.
Jen ai vu un pareil… au régiment… fit Mitia, dun air rêveur, mais il avait une patte de derrière cassée… Piotr Ilitch, je voulais te demander : as-tu jamais volé ?
Pourquoi cette question ?
Comme ça… vois-tu, le bien dautrui, ce quon prend dans la poche ? Je ne parle pas du Trésor, tout le monde le pille, et toi aussi, bien sûr…
Va-ten au diable !
As-tu jamais dérobé, dans la poche, le porte-monnaie de quelquun ?
Jai chipé une fois vingt kopeks à ma mère, quand javais neuf ans. Je les ai pris tout doucement sur la table et les ai serrés dans ma main.
Et alors ?
On navait rien vu. Je les ai gardés trois jours, puis jai eu honte, jai avoué et je les ai rendus.
Et alors ?
On ma donné le fouet, naturellement. Mais toi, est-ce que tu as volé ?
Oui, dit Mitia en clignant de lœil dun air malin.
Et quoi donc ?
Vingt kopeks à ma mère, javais neuf ans, je les ai rendus au bout de trois jours. »
Et il se leva.
« Dmitri Fiodorovitch, il faudrait se hâter, cria André à la porte de la boutique.
Tout est prêt ? Partons ! Encore un mot et… à André un verre de vodka, puis du cognac, tout de suite ! Cette boîte (avec les pistolets) sous le siège. Adieu, Piotr Ilitch, ne garde pas mauvais souvenir de moi.
Mais tu reviens demain ?
Oui, sans faute.
Monsieur veut-il régler ? intervint le commis.
Régler ? Mais certainement ! »
Il tira de nouveau de sa poche une liasse de billets, en jeta trois sur le comptoir et sortit. Tous laccompagnèrent en le saluant et en lui souhaitant bon voyage. André, enroué par le cognac quil venait dabsorber, monta sur le siège. Mais au moment où Mitia sinstallait, Fénia se dressa devant lui. Elle accourait essoufflée, joignit les mains et se jeta à ses pieds :
« Dmitri Fiodorovitch, ne perdez pas ma maîtresse ! Et moi qui vous ai tout raconté !… Ne lui faites pas de mal, à lui, cest son premier amour. Il est revenu de Sibérie pour épouser Agraféna Alexandrovna… Ne brisez pas une vie !
Hé, hé, voilà le mot de lénigme ! murmura Piotr Ilitch, il va y avoir du grabuge là-bas ! Dmitri Fiodorovitch, donne-moi tout de suite tes pistolets si tu veux être un homme, tu entends ?
Mes pistolets ! Attends, mon cher, je les jetterai en route dans une mare. Fénia, lève-toi, ne reste pas à mes pieds. Dorénavant Mitia, ce sot, ne perdra plus personne. Écoute, Fénia, cria-t-il une fois assis, je tai offensée tout à lheure, pardonne-moi… Si tu refuses, tant pis, je men fiche ! En route André, et vivement ! »
André fit claquer son fouet, la clochette tinta.
« Au revoir, Piotr Ilitch ! À toi ma dernière larme ! »
« Il nest pas ivre ; pourtant, quelles sornettes il débite ! » pensa Piotr Ilitch. Il avait lintention de rester pour surveiller lexpédition du reste des provisions, se doutant quon allait tromper Mitia, mais soudain, fâché contre lui-même, il cracha de dépit et partit jouer au billard.
« Cest un imbécile, mais un bon garçon…, se disait-il en chemin. Jai entendu parler de cet « ancien » officier de Grouchegnka. Sil est arrivé… Ah ! ces pistolets ! Mais que diable ! Suis-je son mentor ? À leur aise ! Dailleurs, il ne se passera rien, ce sont des braillards. Une fois soûls, ils se battront, puis se réconcilieront. Sont-ce des hommes daction ? Que veut-il dire, ce « je mécarte, je me châtie » ? Non, il ny aura rien ! Étant ivre, au cabaret, il a tenu vingt fois des propos de ce style. Maintenant, il est « ivre moralement ». Suis-je son mentor ? Il a dû se battre, il avait le visage ensanglanté. Avec qui ?… Son mouchoir aussi est plein de sang. Pouah ! il est resté chez moi sur le plancher… Zut ! »
Il arriva au cabaret de fort méchante humeur et commença aussitôt une partie, ce qui le dérida. Il en joua une autre et raconta que Dmitri Karamazov était de nouveau en fonds, quil lui avait vu en mains dans les trois mille roubles, que le gaillard était reparti pour Mokroïé faire la fête avec Grouchegnka. Ses auditeurs lécoutèrent avec curiosité et dun air sérieux. On cessa même de jouer.
« Trois mille roubles ? Où les aurait-il pris ? »
On le questionna. La nouvelle que cet argent venait de Mme Khokhlakov fut accueillie avec scepticisme.
« Naurait-il pas dévalisé le vieux ?
Trois mille roubles ! Cest louche.
Il sest vanté à haute voix quil tuerait son père, tous ici lont entendu. Il parlait de trois mille roubles… »
Piotr Ilitch devint soudain laconique. Il ne dit pas un mot du sang qui souillait le visage et les mains de Mitia, et dont en venant il avait lintention de parler. On commença une troisième partie ; peu à peu, la conversation se détourna de Mitia ; la partie terminée, Piotr Ilitch neut plus envie de jouer, posa sa queue et partit, sans souper comme il en avait eu lintention. Sur la place, il demeura perplexe, songea à se rendre immédiatement chez Fiodor Pavlovitch pour sinformer sil nétait rien arrivé. « Non, décida-t-il, je nirai pas pour une bagatelle réveiller la maison et faire du scandale. Que diable, suis-je leur mentor ? »
Il sen retournait chez lui fort mal disposé, quand soudain, il se rappela Fénia : « Sapristi, jaurais dû linterroger, songea-t-il dépité, je saurais tout. » Et il éprouva brusquement une impatience et un désir si vif de lui parler et de se renseigner quà mi-chemin, il fit un détour vers la maison de Mme Morozov où demeurait Grouchegnka. Arrivé à la porte cochère, il frappa et le coup qui résonna dans la nuit le dégrisa, tout en lirritant. Personne ne répondit, tout le monde dormait dans la maison. « Je vais faire du scandale ! » songea-t-il avec malaise ; mais, loin de sen aller, il frappa de plus belle. Le bruit résonna dans toute la rue. « Il faudra bien quon mouvre ! » se disait-il, exaspéré contre lui-même, tandis quil redoublait ses coups.
VI. Cest moi qui arrive !
Cependant, Dmitri Fiodorovitch volait vers Mokroïé. La distance était de vingt verstes environ, et la troïka dAndré galopait de façon à la franchir en une heure et quart. La rapidité de la course rafraîchit Mitia. Lair était vif, le ciel étoilé. Cétait la même nuit, peut-être la même heure, où Aliocha, étreignant la terre, « jurait avec transport de laimer toujours ». Lâme de Mitia était trouble, et malgré son anxiété, il navait de pensée à ce moment que pour son idole quil voulait revoir une dernière fois. Son cœur nhésita pas une minute. On croira difficilement que ce jaloux néprouvait aucune jalousie envers ce personnage nouveau, ce rival surgi brusquement. Il nen eût pas été de même pour nimporte quel autre, dans le sang duquel il eût peut-être trempé ses mains, mais envers le premier amant, il ne ressentait à présent ni haine jalouse, ni animosité daucune sorte ; il est vrai quil ne lavait pas encore vu. « Cest leur droit incontestable, cest son premier amour, elle ne la pas oublié après cinq ans, elle na donc aimé que lui tout le temps, pourquoi suis-je venu me mettre à la traverse ? Que viens-je faire ici ? Écarte-toi, Mitia, laisse la route libre ! Dailleurs, tout est fini maintenant, même sans cet officier… »
Voilà en quels termes il eût pu exprimer ses sensations, sil avait pu raisonner. Mais il en était incapable. Sa résolution était née spontanément ; elle avait été conçue, adoptée avec toutes ses conséquences dès les premières paroles de Fénia. Pourtant, il éprouvait un trouble douloureux : la résolution ne lui avait pas donné le calme. Trop de souvenirs le tourmentaient. Par moments, cela lui semblait étrange ; lui-même avait écrit sa sentence : « Je me châtie et jexpie » ; le papier était dans sa poche, le pistolet chargé ; il avait décidé den finir demain au premier rayon de « Phébus aux cheveux dor » ; cependant, il ne pouvait rompre avec son accablant passé et cette idée faisait son désespoir. Un moment, il eut envie de faire arrêter, de descendre, de prendre son pistolet et den finir sans attendre le jour. Mais ce ne fut quun éclair. La troïka dévorait lespace, et à mesure quil approchait du but, elle seule le possédait de plus en plus et bannissait de son cœur les pensées funèbres. Il désirait tant la voir, ne fût-ce quen passant et de loin ! « Je verrai comment elle se comporte maintenant avec lui, son premier amour ; il ne men faut pas davantage. » Jamais il navait ressenti tant damour pour cette femme fatale, un sentiment nouveau, inéprouvé, qui allait jusquà limploration, jusquà disparaître devant elle ! « Et je disparaîtrai ! » proféra-t-il soudain dans une sorte dextase.
On roulait depuis une heure environ. Mitia se taisait et André, garçon bavard pourtant, navait pas dit un mot, comme sil craignait de parler, se bornant à stimuler ses chevaux bais, efflanqués, mais fringants. Soudain, Mitia sécria avec une vive inquiétude : « André, et sils dorment ? »
Jusqualors, il ny avait pas songé.
« Ça se pourrait bien, Dmitri Fiodorovitch. »
Mitia fronça les sourcils : il accourait avec de tels sentiments… et on dormait… elle aussi, peut-être avec lui… La colère bouillonna dans son cœur.
« Fouette, André, vivement !
Peut-être quils ne sont pas encore couchés, suggéra André après un silence. Tout à lheure, Timothée disait quy avait comme ça nombreuse compagnie.
Au relais ?
Non, à lauberge, chez les Plastounov.
Je sais. Comment, une nombreuse compagnie ? Qui est-ce ? »
Cette nouvelle inattendue inquiétait fort Mitia.
« Daprès Timothée, ce sont tous des messieurs : deux de la ville, jignore lesquels, puis deux étrangers, et peut-être encore un autre. Paraît quils jouent aux cartes.
Aux cartes ?
Alors peut-être bien quils ne dorment pas encore. Il doit être onze heures, au plus.
Fouette, André, fouette, répéta nerveusement Mitia.
Je vous demanderais bien quelque chose, monsieur, reprit André au bout dun moment, si je ne craignais point de vous fâcher.
Que veux-tu ?
Tout à lheure, Fédossia Marcovna vous a supplié à genoux de ne pas faire de mal à sa maîtresse et encore à un autre… Alors, nest-ce pas, comme je vous conduis là-bas… Pardonnez-moi, monsieur, par conscience, jai peut-être bien dit une sottise. »
Mitia le prit brusquement par les épaules.
« Tu es voiturier, nest-ce pas ?
Oui.
Alors, tu sais quil faut laisser le chemin libre. Parce quon est cocher, a-t-on le droit décraser le monde pour passer ? Non, cocher, il ne faut pas écraser le monde, il ne faut pas gâter la vie dautrui ; si tu las fait, si tu as brisé la vie de quelquun, châtie-toi, disparais ! »
Mitia parlait au comble de lexaltation. André, malgré son étonnement, poursuivit la conversation.
« Cest vrai, Dmitri Fiodorovitch, vous avez raison, il ne faut tourmenter personne, les bêtes non plus, ce sont aussi des créatures du bon Dieu. Les chevaux, par exemple, y a des cochers qui les brutalisent sans raison ; rien ne les arrête ; ils vont un train denfer.
En enfer, interrompit Mitia avec un brusque éclat de rire. André, âme simple, dis-moi, demanda-t-il en le saisissant de nouveau par les épaules, daprès toi, Dmitri Fiodorovitch Karamazov ira-t-il en enfer, oui ou non ?
Je ne sais pas, cela dépend de vous… Voyez-vous, monsieur, quand le Fils de Dieu mourut sur la croix, il alla droit en enfer et délivra tous les damnés. Et lenfer gémit à la pensée quil ne viendrait plus de pécheurs. Notre Seigneur dit alors à lenfer : « Ne gémis pas, enfer, tu hébergeras des grands seigneurs, des ministres, des juges, des richards, et tu seras de nouveau rempli comme tu le fus toujours, jusquà ce que je revienne. » Telles furent ses paroles…
Voilà une belle légende populaire ! Fouette le cheval de gauche, André !
Voilà, monsieur, ceux à qui lenfer est destiné ; quant à vous, nous vous regardons comme un petit enfant… Vous avez beau être violent, le Seigneur vous pardonnera à cause de votre simplicité.
Et toi, André, me pardonnes-tu ?
Moi ? Mais vous ne mavez rien fait.
Non, pour tous, toi seul, pour les autres, maintenant, sur la route, me pardonnes-tu ? Parle, âme simple !
Oh ! monsieur, comme vous parlez drôlement ! Savez-vous que vous me faites peur ! »
Mitia nentendit pas. Il priait avec exaltation.
« Seigneur, reçois-moi dans mon iniquité, mais ne me juge pas. Laisse-moi entrer sans jugement, car je me suis condamné moi-même, ne me juge pas, car je taime, mon Dieu ! Je suis vil, mais je taime : en enfer même, si tu my envoies, je proclamerai mon amour pour léternité. Mais laisse-moi achever daimer… ici-bas… encore cinq heures, jusquau lever de ton soleil… Car jaime la reine de mon âme, je ne puis mempêcher de laimer. Tu me vois tout entier. Je tomberai à genoux devant elle… « Tu as raison, lui dirai-je, de poursuivre ton chemin… Adieu, oublie ta victime, naie aucune inquiétude ! »
« Mokroïé ! » cria André, en montrant le village de son fouet.
À travers lobscurité blême apparaissait la masse noire des constructions qui sétendaient sur un espace considérable. Le bourg de Mokroïé comptait deux mille âmes, mais à cette heure tout dormait ; seules de rares lumières trouaient lombre.
« Vite, André, vite, jarrive, sécria Mitia, comme en délire.
On ne dort pas ! fit de nouveau André en désignant lauberge des Plastounov située à lentrée et dont les six fenêtres sur la rue étaient éclairées.
On ne dort pas ! Fais du bruit, André, va au galop, fais tinter les grelots. Que tout le monde sache qui arrive ! Cest moi, moi en personne ! » sexclama Mitia de plus en plus excité.
André mit sa troïka au galop et arriva avec fracas au bas du perron, où il arrêta lattelage fourbu. Mitia sauta à terre. Juste à ce moment, le patron de lauberge, prêt à se coucher, eut la curiosité de regarder qui arrivait à cette allure.
« Tryphon Borissytch, cest toi ? »
Le patron se pencha, regarda, descendit vivement, obséquieux et enchanté.
« Dmitri Fiodorovitch, vous voici de nouveau ? »
Ce Tryphon Borissytch était un gaillard trapu, robuste, dont le visage un peu bouffi affectait avec les moujiks de Mokroïé des airs implacables, mais savait prendre lexpression la plus obséquieuse quand il flairait une aubaine. Il portait la blouse russe à col rabattu et avait du foin dans ses bottes, mais ne songeait quà sélever encore. Il tenait la moitié des paysans dans ses griffes. Il louait de la terre aux gros propriétaires, en achetait même et la faisait travailler par les pauvres diables en amortissement de leur dette, dont ils ne pouvaient jamais se libérer. Sa défunte moitié lui avait laissé quatre filles ; lune, déjà veuve, vivait chez son père avec ses deux enfants en bas âge et travaillait pour lui à la journée. La seconde était mariée à un fonctionnaire, dont on voyait parmi dautres, à lauberge, la photographie minuscule, en uniforme et en épaulettes. Les deux cadettes mettaient, lors de la fête communale ou pour aller en visite, des robes à la mode bleu ciel ou vertes, avec une traîne longue dune aune, mais le lendemain, levées dès laube comme de coutume, elles balayaient les chambres, vidaient les eaux, nettoyaient les chambres des voyageurs. Bien quil eût déjà fait sa pelote, Tryphon Borissytch aimait fort à rançonner les fêtards. Il se rappelait quun mois auparavant, la bombance de Dmitri Fiodorovitch avec Grouchegnka lui avait rapporté, en un jour, près de trois cents roubles, et il laccueillait maintenant avec un joyeux empressement, flairant une nouvelle aubaine rien quà la façon dont Mitia avait abordé le perron.
« Alors, comme ça, Dmitri Fiodorovitch, vous voici de nouveau parmi nous ?
Un instant, Tryphon Borissytch ! Dabord, où est-elle ?
Agraféna Alexandrovna ? devina aussitôt le patron en lui jetant un regard pénétrant. Elle est ici…
Avec qui ? Avec qui ?
Avec des voyageurs… Il y a un fonctionnaire, qui doit être Polonais, daprès sa façon de parler, cest lui qui la envoyé chercher ; puis un autre, son camarade ou son compagnon de route, qui sait ? Ils sont en civil…
Et ils font bombance ? Ce sont des richards ?
Bombance ! Cest des pas grand-chose, Dmitri Fiodorovitch.
Des pas grand-chose ? Et les autres ?
Deux messieurs de la ville qui se sont arrêtés en revenant de Tchernaïa. Le plus jeune est un parent de M. Mioussov, jai oublié son nom… Vous devez connaître lautre, M. Maximov, ce propriétaire qui est allé en pèlerinage à votre monastère.
Cest tout ?
Cest tout.
Suffit, Tryphon Borissytch, dis-moi maintenant, que fait-elle ?
Elle vient darriver, elle est avec eux.
Est-elle gaie ? Elle rit ?
Non, pas trop… Elle paraît même sennuyer. Elle passait la main dans les cheveux du plus jeune.
Le Polonais, lofficier ?
Mais il nest ni jeune, ni officier ; non, pas à lui, au neveu de Mioussov… jai oublié son nom.
Kalganov ?
Oui, cest ça, Kalganov.
Cest bien, je verrai. On joue aux cartes ?
Ils ont joué, puis ils ont pris du thé. Le fonctionnaire a demandé des liqueurs.
Suffit, Tryphon Borissytch, suffit, mon cher, je prendrai moi-même une décision. Y a-t-il des tziganes ?
On nentend plus parler deux, Dmitri Fiodorovitch, les autorités les ont chassés. Mais il y a des Juifs qui jouent de la cithare et du violon. Il est tard, mais on peut quand même les faire venir.
Cest ça, envoie-les chercher. Et les filles, peut-on les faire lever, Marie surtout, Stépanide, Irène ? Deux cents roubles pour le chœur !
Pour cette somme, je ferai lever tout le village, bien quils pioncent tous à cte heure. Mais a-t-on idée de gaspiller largent pour de pareilles brutes ! Vous avez donné des cigares à nos gars et maintenant, ils empestent, les coquins ! Quant aux filles, elles ont toutes des poux. Je ferai plutôt lever gratis les miennes qui viennent de se coucher, je men vas les réveiller à coups de pied et elles vous chanteront tout ce que vous voudrez. Dire que vous avez offert du champagne aux manants !
Tryphon Borissytch avait tort de plaindre Mitia. Lautre fois, il lui avait chipé une demi-douzaine de bouteilles de champagne et gardé un billet de cent roubles ramassé sous la table.
« Tryphon Borissytch, jai dépensé ici plus dun millier de roubles, te rappelles-tu ?
Certes, comment loublier, vous avez bien laissé trois mille roubles chez nous.
Eh bien, jarrive avec autant, cette fois, regarde. »
Et il mit sous le nez du patron sa liasse de billets de banque.
« Écoute et saisis bien : dans une heure arriveront du vin, des provisions, des bonbons ; il faudra porter tout cela en haut. De même la caisse qui est dans la voiture ; quon louvre tout de suite et quon serve le champagne… Surtout quil y ait des filles, Marie en premier lieu. »
Il sortit de dessous le siège la boîte aux pistolets.
« Voici ton compte, André ! Quinze roubles pour la course et cinquante pour boire… pour ton dévouement. Rappelle-toi le barine Karamazov !
Jai peur, monsieur, cinq roubles de pourboire suffisent, je ne prendrai pas davantage. Tryphon Borissytch en sera témoin. Pardonnez-moi mes sottes paroles…
De quoi as-tu peur ? demanda Mitia en le toisant. Eh bien, puisque cest comme ça, va-ten au diable ! cria-t-il en lui jetant cinq roubles. Maintenant, Tryphon Borissytch, conduis-moi doucement là où je pourrai voir sans être vu. Où sont-ils ? dans la chambre bleue ? »
Tryphon Borissytch regarda Mitia avec appréhension, mais sexécuta docilement ; il le mena dans le vestibule, entra dans une salle contiguë à celle où se tenait la compagnie et en retira la bougie. Puis il introduisit Mitia et le plaça dans un coin doù il pouvait observer à son aise le groupe qui ne le voyait pas. Mais Mitia ne put regarder longtemps ; dès quil aperçut Grouchegnka, son cœur se mit à battre, sa vue se troubla. Elle était dans un fauteuil, près de la table. À côté delle, sur le canapé, le jeune et beau Kalganov ; elle lui tenait la main et riait, tandis que, sans la regarder, il parlait dun air dépité à Maximov, assis en face de la jeune femme. Sur le canapé, lui ; sur une chaise, à côté, un autre inconnu. Celui qui se prélassait sur le canapé fumait la pipe ; cétait un petit homme corpulent, large de visage, lair contrarié. Son compagnon parut à Mitia dune taille fort élevée ; mais il ne put en voir davantage, le souffle lui manquait. Il ne resta pas une minute, déposa la boîte sur la commode et, le cœur défaillant, entra dans la chambre bleue.
« Aïe ! » gémit Grouchegnka qui lavait aperçu la première.
VII. Celui dautrefois
Mitia sapprocha à grands pas de la table.
« Messieurs, commença-t-il à haute voix, mais en bégayant à chaque mot, je… ce nest rien, nayez pas peur ! Ce nest rien, dit-il en se tournant vers Grouchegnka qui, penchée du côté de Kalganov, se cramponnait à son bras, je… je voyage aussi. Je men irai le matin venu. Messieurs, est-ce quun voyageur… peut rester avec vous dans cette chambre, jusquau matin seulement ? »
Ces dernières paroles sadressaient au personnage obèse assis sur le canapé. Celui-ci retira gravement sa pipe de ses lèvres et dit dun ton sévère :
« Panie{120}, nous sommes ici en particulier. Il y a dautres chambres.
Cest vous, Dmitri Fiodorovitch, sécria Kalganov. Prenez place, soyez le bienvenu !
Bonjour, ami cher… et incomparable ! Je vous ai toujours estimé…, répliqua Mitia avec un joyeux empressement, en lui tendant la main par-dessus la table.
Aïe, vous mavez brisé les doigts, dit Kalganov en riant.
Cest sa manière de serrer la main », observa gaiement Grouchegnka avec un sourire timide.
Elle avait compris à lair de Mitia quil ne ferait pas de tapage et lobservait avec une curiosité mêlée dinquiétude. Quelque chose en lui la frappait, dailleurs elle ne sattendait pas à une telle attitude de sa part.
« Bonjour », dit dun ton doucereux le propriétaire foncier Maximov.
Mitia se tourna vers lui.
« Bonjour, vous voilà aussi, ça me fait plaisir. Messieurs, messieurs, je… (Il sadressa de nouveau au pan à la pipe, le prenant pour le principal personnage.) Jai voulu passer mes dernières heures dans cette chambre… où jai adoré ma reine !… Pardonne-moi, panie ! Je suis accouru et jai fait serment… Oh ! nayez crainte, cest ma dernière nuit ! Buvons amicalement, panie ! On va nous servir du vin… Jai apporté ceci. (Il sortit sa liasse de billets.) Je veux de la musique, du bruit, comme lautre fois… Mais le ver inutile qui rampe à terre va disparaître ! Je me rappellerai ce moment de joie dans ma dernière nuit. »
Il suffoquait ; il aurait voulu dire beaucoup de choses, mais ne proférait que de bizarres exclamations. Le pan impassible regardait tour à tour Mitia, sa liasse de billets et Grouchegnka ; il paraissait perplexe.
« Jezeli powolit moja Krôlowa » …, commença-t-il.
Mais Grouchegnka linterrompit.
« Ce quils magacent avec leur jargon !… Assieds-toi, Mitia. Quest-ce que tu racontes, toi aussi ! Ne me fais pas peur, je ten prie. Tu le promets ? Oui ; alors, je suis contente de te voir.
Moi, te faire peur ? sécria Mitia en levant les bras. Oh ! passez, passez ! Je ne suis pas un obstacle !… »
Soudain, sans quon sy attendît, il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes, la tête tournée vers le mur et se cramponnant au dossier.
« Allons, ça recommence ! dit Grouchegnka dun ton de reproche. Il vient comme ça chez moi, il me tient des discours et je ne comprends rien à ce quil dit. Une fois, il sest mis à pleurer, voilà que ça recommence. Quelle honte ! Pourquoi pleures-tu ? Sil y avait de quoi, encore ! ajouta-t-elle dun air énigmatique, en appuyant sur les derniers mots.
Je… je ne pleure pas… Allons, bonjour ! »
Il se retourna et se mit à rire, pas de son rire saccadé habituel, mais dun long rire contenu, nerveux, qui le secouait tout entier.
« Ça continue… Sois donc plus gai ! Je suis très contente que tu sois venu, Mitia, entends-tu, très contente. Je veux quil reste avec nous, dit-elle impérieusement en sadressant au personnage qui occupait le canapé. Je le veux, et sil sen va, je men irai ! ajouta-t-elle, les yeux étincelants.
Les désirs de ma reine sont des ordres ! déclara le pan en baisant la main de Grouchegnka. Je prie le pan de se joindre à nous ! » dit-il gracieusement à Mitia.
Celui-ci se leva dans lintention de débiter une nouvelle tirade, mais il resta court et dit seulement :
« Buvons, panie ! »
Tout le monde éclata de rire.
« Et moi qui croyais quil allait encore discourir ! fit Grouchegnka. Tu entends, Mitia, reste tranquille. Tu as bien fait dapporter du champagne, jen boirai, je ne puis souffrir les liqueurs. Mais tu as encore mieux fait dêtre venu toi-même, car on sennuie ferme ici… Tu comptes faire la noce ? Cache ton argent dans ta poche ! Où as-tu trouvé cela ? »
Les billets que Mitia tenait froissés dans sa main attiraient lattention, surtout des Polonais ; il les fourra rapidement dans sa poche et rougit. À ce moment, le patron apporta sur un plateau une bouteille débouchée et des verres. Mitia saisit la bouteille, mais il était si confus quil ne sut quen faire. Ce fut Kalganov qui remplit les verres à sa place.
« Encore une bouteille ! » cria Mitia au patron et, oubliant de trinquer avec le pan quil avait si solennellement invité à boire, il vida son verre sans attendre.
Sa physionomie changea aussitôt : de solennelle, de tragique, elle devint enfantine. Il parut shumilier, sabaisser. Il regardait tout le monde avec une joie timide, avec de petits rires nerveux, de lair reconnaissant dun petit chien rentré en grâce après une faute. Il semblait avoir tout oublié et riait tout le temps en regardant Grouchegnka dont il sétait rapproché. Puis il examina aussi les deux Polonais. Celui du canapé le frappa par son air digne, son accent et surtout sa pipe. « Eh bien, quoi, il fume la pipe, cest parfait ! » songea Mitia. Le visage un peu ratatiné du pan presque quadragénaire, son nez minuscule encadré par des moustaches cirées qui lui donnaient lair impertinent, parurent tout naturels à Mitia. Même la méchante perruque faite en Sibérie, qui lui couvrait bêtement les tempes, ne létonna guère : « Ça doit lui convenir », se dit-il. Lautre pan, plus jeune, assis près du mur, regardait la compagnie dun air provocant, écoutait la conversation dans un silence dédaigneux ; il ne surprit Mitia que par sa taille fort élevée, contrastant avec celle du pan assis sur le canapé. Il songea aussi que ce géant devait être lami et lacolyte du pan à la pipe, quelque chose comme « son garde du corps », et que le petit commandait sans doute au grand. Mais tout cela paraissait à Mitia naturel et indiscutable. Le petit chien navait plus lombre de jalousie. Sans avoir encore rien compris au ton énigmatique de Grouchegnka, il voyait quelle était gracieuse envers lui et quelle lui avait « pardonné ». Il la regardait boire en se pâmant daise. Le silence général le surprit pourtant et il se mit à examiner la compagnie dun air interrogateur : « Quattendons-nous ? Pourquoi restons-nous là à ne rien faire ? » semblait dire son regard.
« Ce vieux radoteur nous fait bien rire », dit soudain Kalganov en désignant Maximov, comme sil eût deviné la pensée de Mitia.
Mitia les considéra lun après lautre, puis éclata de son rire bref et sec.
« Ah, bah !
Oui. Figurez-vous quil prétend que tous nos cavaliers ont épousé, dans les « années vingt », des Polonaises ; cest absurde, nest-ce pas ?
Des Polonaises ? » reprit Mitia enchanté.
Kalganov comprenait fort bien les relations de Mitia avec Grouchegnka, il devinait celles du pan, mais cela ne lintéressait guère, Maximov seul loccupait. Cest par hasard quil était venu avec lui dans cette auberge où il avait fait la connaissance des Polonais. Il était allé une fois chez Grouchegnka, à qui il avait déplu. À présent, elle sétait montrée caressante envers lui avant larrivée de Mitia, mais il y demeurait insensible. Âgé de vingt ans, élégamment vêtu, Kalganov avait un gentil visage, de beaux cheveux blonds, de charmants yeux bleus à lexpression pensive et parfois au-dessus de son âge, bien quil eût par moments des allures enfantines, ce qui ne le gênait nullement. En général, il était fort original et même capricieux, mais toujours câlin. Parfois, son visage prenait une expression concentrée ; il vous regardait et vous écoutait tout en paraissant absorbé dans un rêve intérieur. Tantôt il faisait preuve de mollesse, dindolence, tantôt il sagitait pour la cause la plus futile.
« Figurez-vous que je le traîne après moi depuis quatre jours, poursuivit Kalganov en pesant un peu sur les mots, mais sans aucune fatuité. Depuis que votre frère la repoussé de la voiture, vous vous souvenez. Je me suis alors intéressé à lui et lai emmené à la campagne, mais il ne dit que des sottises à vous faire honte. Je le ramène…
« Pan polskiej pani nie widzial{121} », et dit des choses qui ne sont pas, déclara le pan à la pipe.
Mais jai été marié à une Polonaise, répliqua en riant Maximov.
Oui, mais avez-vous servi dans la cavalerie ? Cest delle que vous parliez. Êtes-vous cavalier ? intervint Kalganov.
Ah ! oui, est-il cavalier ? Ha ! ha ! cria Mitia qui était tout oreilles et fixait chaque interlocuteur comme sil en attendait des merveilles.
Non, voyez-vous, dit Maximov en se tournant vers lui, je veux parler de ces panienki, qui, dès quelles ont dansé une mazurka avec un de nos uhlans, sautent sur ses genoux comme des chattes blanches sous les yeux et avec le consentement de père et mère… Le lendemain, le uhlan va faire sa demande en mariage… et le tour est joué… hi ! hi !
Pan lajdak{122} », grommela le pan à la haute taille en croisant les jambes.
Mitia ne remarqua que son énorme botte cirée à la semelle épaisse et sale. Dailleurs, les deux Polonais avaient une tenue plutôt malpropre.
« Bon, un misérable ! Pourquoi des injures ? dit Grouchegnka irritée.
Pani Agrippina, le pan na connu en Pologne que des filles de basse condition, et non des jeunes filles nobles.
Mozesz a to rachowac{123}, fit dédaigneusement le pan aux longues jambes.
Encore ! Laissez-le parler ! Pourquoi empêcher les gens de parler ? Il dit des choses amusantes, répliqua Grouchegnka.
Je nempêche personne, pani », fit observer le pan à la perruque avec un regard expressif ; après quoi il se remit à fumer.
Kalganov séchauffa de nouveau comme sil sagissait dune affaire importante.
« Non, non, le pan a dit vrai. Maximov nest pas allé en Pologne, comment peut-il en parler ? Vous ne vous êtes pas marié en Pologne ?
Non, cest dans la province de Smolensk. Ma future y avait dabord été amenée par un uhlan, escortée de sa mère, dune tante et dune parente avec un grand fils, des Polonais pur sang… et il me la cédée. Cétait un lieutenant, un fort gentil garçon. Il voulait dabord lépouser, mais il y renonça, car elle était boiteuse…
Alors vous avez épousé une boiteuse ? sexclama Kalganov.
Oui. Tous deux me dissimulèrent la chose. Je croyais quelle sautillait… et que cétait de joie…
La joie de vous épouser ? cria Kalganov dune voix sonore.
Parfaitement. Mais cétait pour une cause toute différente. Une fois mariés, le même soir, elle mavoua tout et me demanda pardon. En sautant une mare, dans son enfance, elle sétait estropiée, hi ! hi ! »
Kalganov éclata dun rire enfantin et se laissa tomber sur le canapé. Grouchegnka riait aussi. Mitia était au comble du bonheur.
« Il ne ment plus maintenant, dit Kalganov à Mitia. Il a été marié deux fois, cest de sa première femme quil parle ; la seconde sest enfuie et vit encore, le saviez-vous ?
Vraiment ? dit Mitia en se tournant vers Maximov dun air fort surpris.
Oui, jai eu ce désagrément, elle sest sauvée avec un Moussié. Elle avait, au préalable, fait transférer mon bien à son nom. « Tu es un homme instruit, me dit-elle, tu trouveras toujours de quoi manger. » Puis elle ma planté là. Un respectable ecclésiastique ma dit un jour à ce sujet : « Si ta première femme boitait, la seconde avait le pied par trop léger. » Hi ! hi !
Savez-vous, dit vivement Kalganov, que sil ment, cest uniquement pour faire plaisir ; il ny a là nulle bassesse. Il marrive par instants de laimer. Il est vil, mais avec franchise. Quen pensez-vous ? Un autre savilit par intérêt, mais lui, cest par naturel… Par exemple, il prétend que Gogol la mis en scène dans les Âmes mortes{124}. Vous vous rappelez, on y voit le propriétaire foncier Maximov fouetté par Nozdriov, qui est poursuivi « pour offense personnelle au propriétaire Maximov, avec des verges, en état divresse ». Il prétend que cest de lui quil sagit et quon la fouetté. Est-ce possible ? Tchitchikov voyageait vers 1830, au plus tard, de sorte que les dates ne concordent pas. Il na pu être fouetté, à cette époque. »
Lexcitation de Kalganov, difficile à expliquer, nen était pas moins sincère. Mitia prenait franchement son parti.
« Après tout, si, on la fouetté ! dit-il en riant.
Ce nest pas quon mait fouetté, mais comme ça, intervint Maximov.
Quentends-tu par « comme ça » ? As-tu été fouetté, oui ou non ?
Ktora godzina, panie{125} ? demanda dun air dennui le pan à la pipe au pan aux longues jambes.
Celui-ci haussa les épaules ; aucun deux navait de montre.
« Laissez donc parler les autres ! Si vous vous ennuyez, ce nest pas une raison pour imposer silence à tout le monde », fit Grouchegnka dun air agressif.
Mitia commençait à comprendre. Le pan répondit cette fois avec une irritation visible.
« Panie, ja nic nie mowie przeciw, nic nie powiedzilem » {126}.
Cest bien, continue, cria-t-elle à Maximov. Pourquoi vous taisez-vous tous ?
Mais il ny a rien à raconter, ce sont des bêtises, reprit Maximov avec satisfaction et en minaudant un peu ; dans Gogol, tout cela est allégorique, car ses noms sont tous symboliques : Nozdriov ne sappelait pas Nozdriov, mais Nossov ; quant à Kouvchinnikov, ça ne ressemble pas du tout, car il avait nom Chkvorniez. Fénardi sappelait bien ainsi, seulement ce nétait pas un Italien, mais un Russe, Pétrov ; mamselle Fénardi était jolie dans son maillot, sa jupe de paillettes courtes, et elle a bien pirouetté, mais pas quatre heures, seulement quatre minutes… et enchanté tout le monde.
Mais pourquoi ta-t-on fouetté ? hurla Kalganov.
À cause de Piron, répondit Maximov.
Quel Piron ? dit Mitia.
Mais le célèbre écrivain français Piron. Nous avions bu, en nombreuse compagnie, dans un cabaret, à cette même foire. On mavait invité, et je me mis à citer des épigrammes : « Cest toi, Boileau, quel drôle de costume ! » Boileau répond quil va au bal masqué, cest-à-dire au bain, hi ! hi ! et ils prirent cela pour eux. Et moi den citer vite une autre, mordante et bien connue des gens instruits :
Tu es Sapho et moi Phaon, jen conviens,
Mais à mon grand chagrin
De la mer tu ignores le chemin{127}.
Ils soffensèrent encore davantage et me dirent des sottises ; par malheur, pensant arranger les choses, je leur contai comment Piron, qui ne fut pas reçu à lAcadémie, fit graver sur son tombeau cette épitaphe pour se venger :
Ci-gît Piron qui ne fut rien,
Pas même académicien.
Cest alors quils me fustigèrent.
Mais pourquoi, pourquoi ?
À cause de mon savoir. Il y a bien des motifs pour lesquels on peut fouetter un homme, conclut sentencieusement Maximov.
Assez, cest idiot, jen ai plein le dos ; moi qui croyais que ce serait drôle ! » trancha Grouchegnka.
Mitia seffara et cessa de rire. Le pan aux longues jambes se leva et se mit à marcher de long en large, de lair arrogant dun homme qui sennuie dans une compagnie qui nest pas la sienne.
« Comme il marche ! » fit Grouchegnka dun air méprisant.
Mitia sinquiéta ; de plus, il avait remarqué que le pan à la pipe le regardait avec irritation.
« Panie, sécria-t-il, buvons ! »
Il invita aussi lautre qui se promenait et remplit trois verres de champagne.
« À la Pologne, panowie{128}, je bois à votre Pologne !
Bardzo mi to milo, panie, wypijem{129}, dit le pan à la pipe dun air important, mais affable.
Et lautre pan aussi ; comment sappelle-t-il ?… Prenez un verre, Jasnie Wielmozny{130}.
Pan Wrublewski, souffla lautre.
Pan Wrublewski sapprocha de la table en se dandinant.
« À la Pologne, panowie, hourra ! » cria Mitia en levant son verre.
Ils trinquèrent. Mitia remplit de nouveau les trois verres.
« Maintenant, à la Russie, panowie, et soyons frères.
Verse-nous-en aussi, dit Grouchegnka, je veux boire à la Russie.
Moi aussi, fit Kalganov.
Et moi donc, appuya Maximov, je boirai à la vieille petite grand-maman.
Nous allons tous boire à sa santé, cria Mitia. Patron, une bouteille ! »
On apporta les trois bouteilles qui restaient.
« À la Russie ! hourra ! »
Tous burent, sauf les panowie. Grouchegnka vida son verre dun trait.
« Eh bien ! Panowie, cest ainsi que vous êtes ? »
Pan Wrublewski prit son verre, léleva et dit dune voix aiguë :
« À la Russie dans ses limites de 1772 !
Ô to bardzo piçknie ! » {131} approuva lautre pan.
Tous deux vidèrent leurs verres.
« Vous êtes des imbéciles, panowie ! dit brusquement Mitia.
Panie ! sexclamèrent les deux Polonais en se dressant comme des coqs. Pan Wrublewski surtout était indigné.
Ale nie mozno mice slabosc do swego kraju ?{132}
Silence ! Pas de querelle ! » cria impérieusement Grouchegnka en tapant du pied.
Elle avait le visage enflammé, les yeux étincelants. Leffet du vin se faisait sentir. Mitia prit peur.
« Panowie, pardonnez. Cest ma faute. Pan Wrublewski, je ne le ferai plus !…
Mais tais-toi donc, assieds-toi, imbécile ! » ordonna Grouchegnka.
Tout le monde sassit et se tint coi.
« Messieurs, je suis cause de tout ! reprit Mitia, qui navait rien compris à la sortie de Grouchegnka. Eh bien, quallons-nous faire… pour nous égayer ?
En effet, on sembête ici, dit nonchalamment Kalganov.
Si lon jouait aux cartes, comme tout à lheure… hi ! hi !
Aux cartes ? Bonne idée ! approuva Mitia… Si les panowie y consentent.
Pozno, panie{133}, répondit de mauvaise grâce le pan à la pipe.
Cest vrai, appuya pan Wrublewski.
Quels tristes convives ! sexclama Grouchegnka dépitée. Ils distillent lennui et veulent limposer aux autres. Avant ton arrivée, Mitia, ils nont pas soufflé mot, ils faisaient les fiers.
Ma déesse, répliqua le pan à la pipe, co mowisz to sie stanie. Widze nielaskie, jestem smutny. Jestem gotow{134}, dit-il à Mitia.
Commence, panie, dit celui-ci en détachant de sa liasse deux billets de cent roubles quil mit sur la table. Je veux te faire gagner beaucoup dargent. Prends les cartes et tiens la banque !
Il faut jouer avec les cartes du patron, dit gravement le petit pan.
To najlepsz y sposob{135}, approuva pan Wrublewski.
Les cartes du patron, soit ! Cest très bien, panowie ! Des cartes.
Le patron apporta un jeu de cartes cacheté et annonça à Mitia que les filles se rassemblaient, que les Juifs allaient bientôt venir, mais que la charrette aux provisions nétait pas encore arrivée. Mitia courut aussitôt dans la chambre voisine pour donner des ordres. Il ny avait encore que trois filles, et Marie nétait pas encore là. Il ne savait trop que faire et prescrivit seulement de distribuer aux filles les friandises et les bonbons de la caisse.
« Et de la vodka pour André ! ajouta-t-il, je lai offensé. »
Cest alors que Maximov, qui lavait suivi, le toucha à lépaule en chuchotant :
« Donnez-moi cinq roubles, je voudrais jouer aussi, hi ! hi !
Parfaitement. En voilà dix. Si tu perds, reviens me trouver…
Très bien », murmura tout joyeux Maximov, qui rentra au salon.
Mitia revint peu après et sexcusa de sêtre fait attendre. Les panowie avaient déjà pris place et décacheté le jeu, lair beaucoup plus aimable et presque gracieux. Le petit pan fumait une nouvelle pipe et se préparait à battre les cartes ; son visage avait quelque chose de solennel.
Na miejsca, panowie !{136} sécria pan Wrublewski.
Je ne veux plus jouer, déclara Kalganov, jai déjà perdu cinquante roubles tout à lheure.
Le pan a été malheureux, mais la chance peut tourner, insinua le pan à la pipe.
Combien y a-t-il en banque ? demanda Mitia.
Slucham, pante, moze sto, moze dwiescie{137}, autant que tu voudras ponter.
Un million ! dit Mitia en riant.
Le capitaine a peut-être entendu parler de pan Podwysocki ?
Quel Podwysocki ?
À Varsovie, la banque tient tous les enjeux. Survint Podwysocki, il voit des milliers de pièces dor, il ponte. Le banquier dit : Panie Podwysocki, joues-tu avec de lor, ou na honor ?{138} Na honor, panie, dit Podwysocki. Tant mieux. Le banquier coupe, Podwysocki ramasse les pièces dor. « Attends, panie », dit le banquier. Il ouvre un tiroir et lui donne un million : « Prends, voilà ton compte ! » La banque était dun million. « Je lignorais, dit Podwysocki. Panie Podwysocki, fit le banquier, nous avons joué tous les deux na honor. » Podwysocki prit le million.
Ce nest pas vrai, dit Kalganov.
Panie Kalganov, w slachetnoj kompanji tak mowic nieprzystoi{139}.
Comme si un joueur polonais allait donner comme ça un million ! sexclama Mitia, mais il se reprit aussitôt. Pardon, panie, jai de nouveau tort, certainement, il donnera un million na honor, lhonneur polonais. Voici dix roubles sur le valet.
Et moi un rouble sur la dame de cœur, la jolie petite panienka, déclara Maximov, et, comme pour la dissimuler aux regards, il sapprocha de la table et fit dessus un signe de croix.
Mitia gagna, le rouble aussi.
« Je double ! cria Mitia.
Et moi, encore un petit rouble, un simple petit rouble, murmura béatement Maximov, enchanté davoir gagné.
Perdu ! cria Mitia. Je double ! »
Il perdit encore.
« Arrêtez-vous », dit tout à coup Kalganov.
Mitia doublait toujours sa mise, mais perdait à chaque coup. Et les « petits roubles » gagnaient toujours.
« Tu as perdu deux cents roubles, panie. Est-ce que tu pontes encore ? demanda le pan à la pipe.
Comment, déjà deux cents ? Soit, encore deux cents ! »
Mitia allait poser les billets sur la dame, lorsque Kalganov la couvrit de sa main.
« Assez ! cria-t-il de sa voix sonore.
Quavez-vous ? fit Mitia.
Assez, je ne veux pas ! Vous ne jouerez plus.
Pourquoi ?
Parce que. Cessez, allez-vous-en ! Je ne vous laisserai plus jouer. »
Mitia le regardait avec étonnement.
« Laisse, Mitia, il a peut-être raison ; tu as déjà beaucoup perdu », proféra Grouchegnka dun ton singulier.
Les deux panowie se levèrent, dun air très offensé.
Zartujesz, panie ?{140} fit le plus petit en fixant sévèrement Kalganov.
Jak pan smisz to robic ?{141} semporta à son tour Wrublewski.
Pas de cris, pas de cris ! Ah ! les coqs dInde ! » sécria Grouchegnka.
Mitia les regardait tous à tour de rôle ; il lut sur le visage de Grouchegnka une expression qui le frappa, en même temps quune idée nouvelle et étrange lui venait à lesprit.
« Pani Agrippina ! » commença le petit pan rouge de colère.
Tout à coup, Mitia sapprocha de lui et le frappa à lépaule.
Jasnie Wielmozny, deux mots.
Czego checs, panie ?{142}
Passons dans la pièce voisine, je veux te dire deux mots qui te feront plaisir. »
Le petit pan sétonna et regarda Mitia avec appréhension ; mais il consentit aussitôt, à condition que pan Wrublewski laccompagnerait.
« Cest ton garde du corps ? Soit, quil vienne aussi, sa présence est dailleurs nécessaire… Allons, panowie !
Où allez-vous ? demanda Grouchegnka inquiète.
Nous reviendrons dans un instant », répondit Mitia.
Son visage respirait la résolution et le courage, il avait un tout autre air quune heure auparavant, à son arrivée. Il conduisit les panowie non dans la pièce à droite où se rassemblait le chœur, mais dans une chambre à coucher, encombrée de malles, de coffres, avec deux grands lits et une montagne doreillers. Dans un coin, une bougie brûlait sur une petite table. Le pan et Mitia sy installèrent vis-à-vis lun de lautre, pan Wrublewski à côté deux, les mains derrière le dos. Les Polonais avaient lair sévère, mais intrigué.
« Czem mogie panu sluz yc ?{143} murmura le plus petit.
Je serai bref, panie ; voici de largent il exhiba sa liasse , si tu veux trois mille roubles, prends-les et va-ten. »
Le pan le regardait attentivement.
« Trz y tysiace, panie ? » {144} Il échangea un coup dœil avec Wrublewski.
Trois mile, panowie, trois mille ! Écoute, je vois que tu es un homme avisé. Prends trois mille roubles et va-ten au diable avec Wrublewski, entends-tu ? Mais tout de suite, à linstant même et pour toujours ! Tu sortiras par cette porte. Je te porterai ton pardessus ou ta pelisse. On attellera pour toi une troïka, et bonsoir, hein ? »
Mitia attendait la réponse avec assurance. Le visage du pan prit une expression des plus décidées.
« Et les roubles ?
Voici, panie : cinq cents roubles darrhes, tout de suite et deux mille cinq cents demain à la ville. Je jure sur lhonneur que tu les auras, fallût-il les prendre sous terre ! »
Les Polonais échangèrent un nouveau regard. Le visage du plus petit devint hostile.
Sept cents, sept cents tout de suite ! ajouta Mitia, sentant que laffaire tournait mal. Eh bien, panie, tu ne me crois pas ? Je ne puis te donner les trois milles roubles à la fois. Tu reviendrais demain auprès delle. Dailleurs, je ne les ai pas sur moi, ils sont en ville, balbutia-t-il, perdant courage à chaque mot, ma parole, dans une cachette… »
Un vif sentiment damour-propre brilla sur le visage du petit pan.
« Cz ynie potrzebujesz jeszcze czego ?{145} demanda-t-il ironiquement. Fi ! quelle honte ! Il cracha de dégoût. Pan Wrublewski limita.
Tu craches, panie, fit Mitia, désolé de son échec, parce que tu penses tirer davantage de Grouchegnka. Vous êtes des idiots tous les deux !
Jestem do z ywego dotkniety !{146} dit le petit pan, rouge comme une écrevisse.
Au comble de lindignation, il sortit de la chambre avec Wrublewski qui se dandinait. Mitia les suivit tout confus. Il craignait Grouchegnka, pressentant que le pan allait se plaindre. Cest ce qui arriva. Dun air théâtral, il se campa devant Grouchegnka et répéta :
« Pani Agrippina, jestem do z ywego dotkniety ! »
Mais Grouchegnka, comme piquée au vif, perdit patience, et rouge de colère :
« Parle russe, tu membêtes avec ton polonais ! Tu parlais russe autrefois, laurais-tu oublié en cinq ans ?
Pani Agrippina…
Je mappelle Agraféna, je suis Grouchegnka ! Parle russe si tu veux que je técoute ! »
Le pan suffoqué bredouilla avec emphase, en écorchant les mots :
Pani Agraféna, je suis venu pour oublier le passé et tout pardonner jusquà ce jour…
Comment pardonner ? Cest pour me pardonner que tu es venu ? linterrompit Grouchegnka en se levant.
Oui, pani, car jai le cœur généreux. Mais ja bylem zdiwiony{147}, à la vue de tes amants. Pan Mitia ma offert trois mille roubles pour que je men aille. Je lui ai craché à la figure.
Comment ? Il toffrait de largent pour moi ? Cest vrai, Mitia ? Tu as osé ? Suis-je donc à vendre ?
Panie, panie, fit Mitia, elle est pure et je nai jamais été son amant ! Tu as menti…
Tu as le front de me défendre devant lui ? Ce nest pas par vertu que je suis restée pure, ni par crainte de Kouzma, cétait pour avoir le droit de traiter un jour cet homme de misérable. A-t-il vraiment refusé ton argent ?
Au contraire, il lacceptait ; seulement, il voulait les trois mille roubles tout de suite, et je ne lui donnais que sept cents roubles darrhes.
Cest clair ; il a appris que jai de largent, voilà pourquoi il veut mépouser !
Pani Agrippina, je suis un chevalier, un szlachcic polonais, et non un lajdak. Je suis venu pour tépouser, mais je ne trouve plus la même pani ; celle daujourdhui est uparty{148} et effrontée.
Retourne doù tu viens ! Je vais dire quon te chasse dici ! Sotte que jétais de me tourmenter pendant cinq ans ! Mais ce nétait pas pour lui que je me tourmentais, cétait ma rancune que je chérissais. Dailleurs, mon amant nétait pas comme ça. On dirait son père ! Où tes-tu commandé une perruque ? Lautre riait, chantait, cétait un faucon, tu nes quune poule mouillée ! Et moi qui ai passé cinq ans dans les larmes ! Quelle sotte créature jétais ! »
Elle retomba sur le fauteuil et cacha son visage dans ses mains. À ce moment, dans la salle voisine, le chœur des filles enfin rassemblé entonna une chanson de danse hardie.
« Quelle abomination ! sexclama pan Wrublewski. Patron, chasse-moi ces effrontées ! »
Devinant aux cris quon se querellait, le patron qui guettait depuis longtemps à la porte, entra aussitôt.
« Quest-ce que tu as à brailler ? demanda-t-il à Wrublewski.
Espèce danimal !
Animal ? Avec quelles cartes jouais-tu tout à lheure ? Je tai donné un jeu tout neuf, quen as-tu fait ? Tu as employé des cartes truquées ! Ça pourrait te mener en Sibérie, sais-tu, car cela vaut la fausse monnaie… »
Il alla tout droit au canapé, mit la main entre le dossier et un coussin, en retira le jeu cacheté.
Le voilà, mon jeu, intact ! » Il léleva en lair et le montra aux assistants. « Je lai vu opérer et substituer ses cartes aux miennes. Tu es un coquin, et non un pan.
Et moi, jai vu lautre pan tricher deux fois ! » dit Kalganov.
Grouchegnka joignit les mains en rougissant.
« Seigneur, quel homme est-il devenu ! Quelle honte, quelle honte !
Je men doutais », fit Mitia.
Alors pan Wrublewski, confus et exaspéré, cria à Grouchegnka, en la menaçant du poing :
« Putain ! »
Mitia sétait déjà jeté sur lui ; il le saisit à bras-le-corps, le souleva, le porta en un clin dœil dans la chambre où ils étaient déjà entrés.
« Je lai déposé sur le plancher ! annonça-t-il en rentrant essoufflé. Il se débat, la canaille, mais il ne reviendra pas !… »
Il ferma un battant de la porte et, tenant lautre ouvert, il cria au petit pan :
« Jasnie Wielmozny, si vous voulez le suivre, je vous en prie !
Dmitri Fiodorovitch, dit Tryphon Borissytch, reprends-leur donc ton argent ! Cest comme sils tavaient volé.
Moi, je leur fais cadeau de mes cinquante roubles, déclara Kalganov.
Et moi, de mes deux cents. Que ça leur serve de consolation !
Bravo, Mitia ! Brave cœur ! » cria Grouchegnka dun ton où perçait une vive irritation.
Le petit pan, rouge de colère, mais qui navait rien perdu de sa dignité, se dirigea vers la porte ; tout à coup, il sarrêta et dit à Grouchegnka :
« Panie, jezeli chec pojsc za mno, idzmy, jezeli nie, bywaj zdrowa » {149}.
Suffoquant dindignation et damour-propre blessé, il sortit dun pas grave. Sa vanité était extrême ; même après ce qui sétait passé, il espérait encore que la pani le suivrait. Mitia ferma la porte.
« Enfermez-les à clef », dit Kalganov.
Mais la serrure grinça de leur côté, ils sétaient enfermés eux-mêmes.
« Parfait ! cria Grouchegnka impitoyable. Il ne lont pas volé ! »
VIII. Délire
Alors commença presque une orgie, une fête à tout casser, Grouchegnka, la première, demanda à boire : « Je veux menivrer comme lautre fois, tu te souviens, Mitia, lorsque nous fîmes connaissance ! »
Mitia délirait presque, il pressentait « son bonheur ». Dailleurs, Grouchegnka le renvoyait à chaque instant : « Va tamuser, dis-leur de danser et de se divertir, comme alors ! »
Elle était surexcitée. Le chœur se rassemblait dans la pièce voisine. Celle où ils se tenaient était exiguë, séparée en deux par un rideau dindienne ; derrière, un immense lit avec un édredon et une montagne doreillers. Toutes les pièces dapparat de cette maison possédaient un lit. Grouchegnka sinstalla à la porte : cest de là quelle regardait le chœur et les danses, lors de leur première fête. Les mêmes filles se trouvaient là, les Juifs avec leurs violons et leurs cithares étaient arrivés, ainsi que la fameuse charrette aux provisions. Mitia se démenait parmi tout ce monde. Des hommes et des femmes survenaient, qui sétaient réveillés et flairaient un régal monstre, comme lautre fois. Mitia saluait et embrassait les connaissances, versait à boire à tout venant. Seules les filles appréciaient le champagne, les gars préféraient le rhum et le cognac, surtout le punch. Mitia ordonna de faire du chocolat pour les filles et de tenir bouillants toute la nuit trois samovars pour offrir le thé et le punch à tous ceux qui en voudraient. Bref, ce fut une ribote extravagante. Mitia se sentait là dans son élément et sanimait à mesure que le désordre augmentait. Si un de ses invités lui avait alors demandé de largent, il eût sorti sa liasse et distribué à droite et à gauche sans compter. Voilà sans doute pourquoi le patron Tryphon Borissytch, qui avait renoncé à se coucher, ne le quittait presque pas. Il ne buvait guère (un verre de punch en tout), veillant soigneusement, à sa façon, aux intérêts de Mitia. Quand il le fallait, il larrêtait, câlin et obséquieux, et le sermonnait, lempêchant de distribuer comme « alors » aux croquants « des cigares, du vin du Rhin » et, Dieu préserve, de largent. Il sindignait de voir les filles croquer des bonbons, siroter des liqueurs.
« Elles sont pleines de poux, Dmitri Fiodorovitch, si je leur flanquais mon pied quelque part, ce serait encore leur faire honneur. »
Mitia se rappela André et lui fit porter du punch : « Je lai offensé tout à lheure », répétait-il dune voix attendrie. Kalganov refusa dabord de boire et le chœur lui déplut beaucoup, mais après avoir absorbé deux verres de champagne, il devint fort gai et trouva tout parfait, les chants comme la musique. Maximov, béat et gris, était collé à ses semelles. Grouchegnka, à qui le vin montait à la tête, désignait Kalganov à Mitia : « Quel gentil garçon ! » Et Mitia courait les embrasser tous les deux. Il pressentait bien des choses ; elle ne lui avait encore rien dit de pareil et retardait le moment des aveux ; parfois seulement, elle lui jetait un regard ardent. Tout à coup, elle le prit par la main, le fit asseoir à côté delle.
« Comment es-tu entré tout à lheure ? Jai eu si peur ! Tu voulais me céder à lui, hein ? Est-ce vrai ?
Je ne voulais pas troubler ton bonheur ! »
Mais elle ne lécoutait pas.
« Eh bien va, amuse-toi, ne pleure pas, je tappellerai de nouveau. »
Il la quitta, elle se remit à écouter les chansons, à regarder les danses, tout en le suivant des yeux ; au bout dun quart dheure, elle le rappela.
« Mets-toi là, raconte-moi comment tu as appris mon départ, qui ten a informé le premier ? »
Mitia entama un récit incohérent ; parfois, il fronçait les sourcils et sarrêtait.
« Quas-tu ? lui demandait-elle.
Rien… Jai laissé là-bas un malade. Pour quil guérisse, pour savoir quil guérira, je donnerais dix ans de ma vie !
Laisse-le tranquille, ton malade. Alors tu voulais te tuer demain, nigaud ; pourquoi ? Jaime les écervelés comme toi, murmura-t-elle, la voix un peu pâteuse. Alors tu es prêt à tout pour moi ? Hein ? Et tu voulais vraiment en finir demain ? Attends, je te dirai peut-être un gentil petit mot… pas aujourdhui, demain. Tu préférerais aujourdhui ? Non, je ne veux pas… Va tamuser. »
Une fois, pourtant, elle lappela dun air soucieux.
« Pourquoi es-tu triste ? Car tu es triste, je le vois, ajouta-t-elle, les yeux dans les siens. Tu as beau embrasser les moujiks, te démener, je men aperçois. Puisque je suis gaie, sois-le aussi… Jaime quelquun ici, devine qui ?… Regarde, il sest endormi, le pauvre, il est gris. »
Elle parlait de Kalganov qui sommeillait sur le canapé, en proie aux fumées de livresse et plus encore à une angoisse indéfinissable. Les chansons des filles, qui, à mesure quelles buvaient, devenaient par trop lascives et effrontées, avaient fini par le dégoûter. De même les danses ; deux filles, déguisées en ours, étaient « montrées » par Stépanide, une gaillarde armée dun bâton. « Hardi, Marie, criait-elle, sinon, gare ! » Finalement, les ours roulèrent sur le plancher dune façon indécente, aux éclats de rire dun public grossier.
« Quils samusent, quils samusent ! dit sentencieusement Grouchegnka dun air de béatitude, cest leur jour, pourquoi ne se divertiraient-ils pas ? »
Kalganov regardait dun air dégoûté :
« Comme ces mœurs populaires sont basses ! » déclara-t-il en sécartant.
Il fut choqué surtout par une chanson « nouvelle » avec un refrain gai, où un seigneur en voyage questionnait les filles : « Le Seigneur demanda aux filles :
Maimez-vous, maimez-vous, les filles ? »
Mais celles-ci trouvent quon ne peut laimer :
« Le seigneur me rossera.
Moi, je ne laimerai pas. »
Puis ce fut le tour dun tzigane, qui nest pas plus heureux :
« Le tzigane sera un voleur,
Moi, je verserai des pleurs. »
Dautres personnages défilent, posant la même question, jusquà un soldat, repoussé avec mépris : « Le soldat portera le sac,
Moi, derrière lui, je… »
Suivait un vers des plus cyniques, chanté ouvertement et qui faisait fureur parmi les auditeurs. On finissait par le marchand : « Le marchand demanda aux filles :
Maimez-vous, maimez-vous, les filles ? »
Elles laiment beaucoup, car
« Le marchand trafiquera,
Moi, je serai la maîtresse. »
Kalganov se fâcha :
« Mais cest une chanson toute récente ! Qui diantre la leur a apprise ! Il ny manque quun Juif ou un entrepreneur de chemins de fer : ils leussent emporté sur tous les autres ! »
Presque offensé, il déclara quil sennuyait, sassit sur le canapé et sassoupit. Son charmant visage, un peu pâli, reposait sur le coussin.
« Regarde comme il est gentil, dit Grouchegnka à Mitia : je lui ai passé la main dans les cheveux, on dirait du lin… »
Elle se pencha sur lui avec attendrissement et le baisa au front. Kalganov ouvrit aussitôt les yeux, la regarda, se leva, demanda dun air préoccupé : « Où est Maximov ?
Voilà qui il lui faut ! dit Grouchegnka en riant. Reste avec moi une minute. Mitia, va lui chercher son Maximov. »
Celui-ci ne quittait pas les filles, sauf pour aller se verser des liqueurs. Il avait bu deux tasses de chocolat. Il accourut, le nez écarlate, les yeux humides et doux, et déclara quil allait danser la « sabotière ».
« Dans mon enfance on ma enseigné ces danses mondaines…
Suis-le, Mitia, je le regarderai danser dici.
Moi aussi, je vais le regarder, sexclama Kalganov, déclinant naïvement linvitation de Grouchegnka à rester avec elle.
Et tous allèrent voir. Maximov dansa, en effet, mais neut guère de succès, sauf auprès de Mitia. Sa danse consistait à sautiller avec force contorsions, les semelles en lair ; à chaque saut, il frappait sa semelle de la main. Cela déplut à Kalganov, mais Mitia embrassa le danseur.
« Merci. Tu dois être fatigué : veux-tu des bonbons ? un cigare, peut-être ?
Une cigarette.
Veux-tu boire ?
Jai pris des liqueurs… Navez-vous pas des bonbons au chocolat ?
Il y en a un monceau sur la table, choisis, mon ange !
Non, jen voudrais à la vanille… pour les vieillards… hi ! hi !
Non, frère, il ny en a pas comme ça.
Écoutez, fit le vieux en se penchant à loreille de Mitia, cette fille-là, Marie, hi ! hi ! je voudrais bien faire sa connaissance, grâce à votre bonté…
Voyez-vous ça ! Tu veux rire, camarade.
Je ne fais de mal à personne, murmura piteusement Maximov.
Ça va bien. Ici, camarade, on se contente de chanter et de danser. Après tout, si le cœur ten dit ! En attendant, régale-toi, bois, amuse-toi. As-tu besoin dargent ?
Après, peut-être, avoua Maximov en souriant.
Bien, bien. »
Mitia avait la tête en feu. Il sortit sur la galerie qui entourait une partie du bâtiment. Lair frais lui fit du bien. Seul dans lobscurité, il se prit la tête à deux mains. Ses idées éparses se groupèrent soudain, et tout séclaira dune terrible lumière… « Si je dois me tuer, cest maintenant ou jamais », songea-t-il.
Prendre un pistolet et en finir dans ce coin sombre ! Il demeura près dune minute indécis. En venant à Mokroïé, il avait sur la conscience la honte, le vol commis, le sang versé ; néanmoins, il se sentait plus à laise : tout était fini, Grouchegnka, cédée à un autre, nexistait plus pour lui. Sa décision avait été facile à prendre, elle paraissait du moins inévitable, car pourquoi eût-il vécu désormais ? Mais la situation nétait plus la même. Ce fantôme terrible, cet homme fatal, lamant dautrefois, avait disparu sans laisser de traces. Lapparition redoutable devenait un fantoche grotesque quon enfermait à clef. Grouchegnka avait honte et il devinait à ses yeux qui elle aimait. Il suffisait maintenant de vivre, et cétait impossible, ô malédiction ! « Seigneur, priait-il mentalement, ressuscite celui qui gît près de la palissade ! Éloigne de moi cet amer calice ! Car tu as fait des miracles pour des pécheurs comme moi !… Et si le vieillard vit encore ? Oh alors, je laverai la honte qui pèse sur moi, je restituerai largent dérobé, je le prendrai sous terre… Linfamie naura laissé de traces que dans mon cœur pour toujours. Mais non, ce sont des rêves impossibles ! Ô malédiction ! »
Un rayon despoir lui apparaissait pourtant dans les ténèbres. Il courut dans la chambre vers elle, vers sa reine pour léternité. « Une heure, une minute de son amour ne valent-elles pas le reste de la vie, fût-ce dans les tortures de la honte ? La voir, lentendre, ne penser à rien, oublier tout, au moins pour cette nuit, pour une heure, pour un instant ! » En rentrant, il rencontra le patron, qui lui parut morne et soucieux.
« Eh bien, Tryphon, tu me cherchais ? »
Le patron parut gêné.
« Mais non, pourquoi vous chercherais-je ? Où étiez-vous ?
Que signifie cet air maussade ? Serais-tu fâché ? Attends, tu vas pouvoir te coucher… Quelle heure est-il ?
Il doit être trois heures passées.
Nous finissons, nous finissons.
Mais ça ne fait rien. Amusez-vous tant que vous voudrez… »
« Quest-ce quil lui prend ? » songea Mitia, en courant dans la salle de danse.
Grouchegnka ny était plus. Dans la chambre bleue, Kalganov sommeillait sur le canapé. Mitia regarda derrière les rideaux. Assise sur une malle, la tête penchée sur le lit, elle pleurait à chaudes larmes en sefforçant détouffer ses sanglots. Elle fit signe à Mitia dapprocher et lui prit la main.
« Mitia, Mitia, je laimais ! Je nai pas cessé de laimer durant cinq ans. Était-ce lui ou ma rancune ? Cétait lui, oh, cétait lui ! Jai menti en disant le contraire !… Mitia, javais dix-sept ans alors, il était si tendre, si gai, il me chantait des chansons… Ou bien était-ce moi, sotte gamine, qui le voyais ainsi ?… Maintenant, ce nest plus du tout le même. Sa figure a changé, je ne le reconnaissais pas. En venant ici, je songeais tout le temps : « Comment vais-je laborder, que lui dirai-je, quels regards échangerons-nous ?… » Mon âme défaillait… et ce fut comme si je recevais un baquet deau sale. On aurait dit un maître décole qui fait des embarras, si bien que je demeurai stupide. Je crus dabord que la présence de son long camarade le gênait. Je songeais en les regardant : « Pourquoi ne trouvé-je rien à lui dire ? » Sais-tu, cest sa femme qui la gâté, celle pour laquelle il ma lâchée… Elle la changé du tout au tout. Mitia, quelle honte ! Oh ! que jai honte, Mitia, honte pour toute ma vie ! Maudites soient ces cinq années ! »
Elle fondit de nouveau en larmes, sans lâcher la main de Mitia.
« Mitia, mon chéri, ne ten va pas, je veux te dire un mot, murmura-t-elle en relevant la tête. Écoute, dis-moi qui jaime. Jaime quelquun ici, qui est-ce ? » Un sourire brilla sur son visage gonflé de pleurs. « À son entrée, mon cœur a défailli. Sotte, voici celui que tu aimes », me dit mon cœur. Tu parus et tout sillumina. « De qui a-t-il peur ? » pensai-je. Car tu avais peur, tu ne pouvais pas parler. « Ce nest pas deux quil a peur, est-ce quun homme peut leffrayer ? Cest de moi, de moi seule. » Car Fénia ta raconté, nigaud, ce que javais crié à Aliocha par la fenêtre : « Jai aimé Mitia durant une heure et je pars aimer… un autre. » Mitia, comment ai-je pu penser que jen aimerais un autre après toi ? Me pardonnes-tu, Mitia ? Maimes-tu ? Maimes-tu ? »
Elle se leva, lui mit ses mains aux épaules. Muet de bonheur, il contemplait ses yeux, son sourire ; tout à coup il la prit dans ses bras.
« Tu me pardonnes de tavoir fait souffrir ? Cest par méchanceté que je vous torturais tous. Cest par méchanceté que jai affolé le vieux… Te rappelles-tu le verre que tu as cassé chez moi ? Je men suis souvenue, jen ai fait autant aujourdhui en buvant à « mon cœur vil ». Mitia, pourquoi ne membrasses-tu pas ? Après un baiser, tu me regardes, tu mécoutes… À quoi bon ? Embrasse-moi plus fort, comme ça. Il ne faut pas aimer à moitié ! Je serai maintenant ton esclave, ton esclave pour la vie ! Il est doux dêtre esclave ! Embrasse-moi ! Fais-moi souffrir, fais de moi ce quil te plaira… Oh ! il faut me faire souffrir… Arrête, attends, après, pas comme ça. » Et elle le repoussa tout à coup. « Va-ten, Mitia, je vais boire, je veux menivrer, je danserai ivre, je le veux, je le veux. »
Elle se dégagea et sortit. Mitia la suivit en chancelant. « Quoi quil arrive, nimporte, je donnerais le monde entier pour cet instant », pensait-il. Grouchegnka but dun trait un verre de champagne qui létourdit. Elle sassit dans un fauteuil en souriant de bonheur. Ses joues se colorèrent et sa vue se troubla. Son regard passionné fascinait : Kalganov lui-même en subit le charme et sapprocha delle.
« As-tu senti quand je tai embrassé tout à lheure, pendant que tu dormais ? murmura-t-elle. Je suis ivre maintenant, et toi ? Pourquoi ne bois-tu pas, Mitia ? Jai bu, moi…
Je suis déjà ivre… de toi, et je veux lêtre de vin. »
Il but encore un verre et, à sa grande surprise, ce dernier verre le grisa tout à coup, lui qui avait supporté la boisson jusqualors. À partir de ce moment, tout tourna autour de lui, comme dans le délire. Il marchait, riait, parlait à tout le monde, ne se connaissait plus. Seul un sentiment ardent se manifestait en lui par moments : il croyait avoir « de la braise dans lâme », ainsi quil se le rappela par la suite. Il sapprochait delle, la contemplait, lécoutait… Elle devint fort loquace, appelant chacun, attirant quelque fille du chœur, quelle renvoyait après lavoir embrassée, ou parfois avec un signe de croix. Elle était prête à pleurer. Le « petit vieux », comme elle appelait Maximov, la divertissait fort. À chaque instant, il venait lui baiser la main, et il finit par danser de nouveau en saccompagnant dune vieille chanson au refrain entraînant : « Le cochon, khriou, khriou, khriou,
La génisse, meuh, meuh, meuh,
Le canard, coin, coin, coin,
Loie, ga, ga, ga,
La poulette courait dans la chambre,
Tiouriou-riou sen allait chantant. »
« Donne-lui quelque chose, Mitia, il est pauvre. Ah ! les pauvres, les offensés !… Sais-tu quoi, Mitia ? Je veux entrer au couvent. Sérieusement, jy entrerai. Je me rappellerai toute ma vie ce que ma dit Aliocha aujourdhui. Dansons maintenant. Demain au couvent, aujourdhui au bal. Je veux faire des folies, bonnes gens, Dieu me le pardonnera. Si jétais Dieu, je pardonnerais à tout le monde : « Mes chers pécheurs, je fais grâce à tous. » Jirais implorer mon pardon : « Pardonnez à une sotte, bonne gens. » Je suis une bête féroce, voilà ce que je suis. Mais je veux prier. Jai donné un petit oignon. Une misérable telle que moi veut prier ! Mitia, ne les empêche pas de danser. Tout le monde est bon, sais-tu, tout le monde. La vie est belle. Si méchant quon soit, il fait bon vivre… Nous sommes bons et mauvais tout à la fois… Dites-moi, je vous prie, pourquoi suis-je si bonne ? Car je suis très bonne… »
Ainsi divaguait Grouchegnka à mesure que livresse la gagnait. Elle déclara quelle voulait danser, se leva en chancelant.
« Mitia, ne me donne plus de vin, même si jen demande. Le vin me trouble et tout tourne, jusquau poêle. Mais je veux danser. On va voir comme je danse bien… »
Cétait une intention arrêtée ; elle exhiba un mouchoir de batiste quelle prit par un bout pour lagiter en dansant. Mitia sempressa, les filles se turent, prêtes à entonner, au premier signal, lair de la danse russe. Maximov, apprenant que Grouchegnka voulait danser, poussa un cri de joie, sautilla devant elle en chantant : « Jambes fines, flancs rebondis,
La queue en trompette. »
Mais elle lécarta dun grand coup de mouchoir.
« Chut ! Que tout le monde vienne me regarder. Mitia, appelle aussi ceux qui sont enfermés… Pourquoi les avoir enfermés ? Dis-leur que je danse, quils viennent me voir… »
Mitia cogna vigoureusement à la porte des Polonais.
« Hé ! vous autres… Podwysocki ! Sortez. Elle va danser et vous appelle.
Lajdak ! grommela un des Polonais.
Misérable toi-même ! Fripouille !
Si vous cessiez de railler la Pologne ! bougonna Kalganov, également gris.
Cest bon, jeune homme ! Ce que jai dit sadresse à lui et non à la Pologne. Un misérable ne la représente pas. Tais-toi, beau gosse, croque des bonbons.
Quels êtres ! Pourquoi ne veulent-ils pas faire la paix ? » murmura Grouchegnka qui savança pour danser.
Le chœur retentit. Elle entrouvrit les lèvres, agita son mouchoir et, après avoir tangué, sarrêta au milieu de la salle.
« Je nai pas la force… murmura-t-elle dune voix éteinte ; excusez-moi, je ne peux pas…, pardon. »
Elle salua le chœur, fit des révérences à droite et à gauche.
« Elle a bu, la jolie madame, dirent des voix.
Madame a pris une cuite, expliqua en ricanant Maximov aux filles.
Mitia, emmène-moi… prends-moi… »
Mitia la saisit dans ses bras et alla déposer son précieux fardeau sur le lit. « Maintenant, je men vais », songea Kalganov, et, quittant la salle, il referma sur lui la porte de la chambre bleue. Mais la fête nen continua que plus bruyante. Grouchegnka étant couchée, Mitia colla ses lèvres aux siennes.
« Laisse-moi, implora-t-elle, ne me touche pas avant que je sois à toi… Jai dit que je serai tienne… épargne-moi… Près de lui, cest impossible, cela me ferait horreur.
Jobéis ! Pas même en pensée… je te respecte ! Oui, ici, cela me répugne. »
Sans relâcher son étreinte, il sagenouilla près du lit.
« Bien que tu sois sauvage, je sais que tu es noble… Il faut que nous vivions honnêtement désormais… Soyons honnêtes et bons, ne ressemblons pas aux bêtes… Emmène-moi bien loin, tu entends… Je ne veux pas rester ici, je veux aller loin, loin…
Oui, oui, dit Mitia en létreignant, je temmènerai, nous partirons… Oh ! je donnerais toute ma vie pour une année avec toi afin de savoir ce qui en est de ce sang.
Quel sang ?
Rien, fit Mitia en grinçant des dents. Groucha, tu veux que nous vivions honnêtement, et je suis un voleur. Jai volé Katka. Ô honte ! ô honte !
Katka ? cette demoiselle ? Non, tu ne lui as rien pris. Rembourse-la, prends mon argent… Pourquoi cries-tu ? Tout ce qui est à moi est à toi. Quimporte largent ? Nous le gaspillons sans pouvoir nous en empêcher. Nous irons plutôt labourer la terre. Il faut travailler, entends-tu ? Aliocha la ordonné. Je ne serai pas ta maîtresse, mais ta femme, ton esclave, je travaillerai pour toi. Nous irons saluer la demoiselle, lui demander pardon, et nous partirons. Si elle refuse, tant pis. Rends-lui son argent et aime-moi… Oublie-la. Si tu laimes encore, je létranglerai… Je lui crèverai les yeux avec une aiguille…
Cest toi que jaime, toi seule, je taimerai en Sibérie.
Pourquoi en Sibérie ? Soit, en Sibérie, si tu veux, quimporte ?… Nous travaillerons… Il y a de la neige… Jaime voyager sur la neige… Jaime les tintements de la clochette… Entends-tu, en voilà une qui tinte… Où est-ce ? Des voyageurs qui passent… Elle sest tue. »
Elle ferma les yeux et parut sendormir. Une clochette, en effet, avait tinté dans le lointain. Mitia pencha la tête sur la poitrine de Grouchegnka. Il ne remarquait pas que le tintement avait cessé et quaux chansons et au chahut avait succédé dans la maison un silence de mort. Grouchegnka ouvrit les yeux.
« Quy a-t-il ? Jai dormi ? Ah ! oui, la clochette… Jai rêvé que je voyageais sur la neige… la clochette tintait et je me suis assoupie. Nous allions tous les deux, loin, loin. Je tembrassais, je me pressais contre toi, javais froid et la neige étincelait… Tu sais, au clair de lune, comme elle étincelle ? Je me croyais ailleurs que sur la terre. Je me réveille avec mon bien-aimé près de moi, comme cest bon !
Près de toi » murmura Mitia, en couvrant de baisers la poitrine et les mains de son amie.
Soudain il lui sembla quelle regardait droit devant elle, par-dessus sa tête, dun regard étrangement fixe. La surprise presque leffroi, se peignit sur sa figure.
« Mitia, qui est-ce qui nous regarde ? » chuchota-t-elle.
Mitia se retourna et vit quelquun qui avait écarté les rideaux et les examinait. Il se leva et savança vivement vers lindiscret.
« Venez ici, je vous prie » fit une voix décidée.
Mitia sortit de derrière les rideaux et sarrêta, en voyant la chambre pleine de nouveaux personnages. Il sentit un frisson lui courir dans le dos, car il les avait tous reconnus. Ce vieillard de haute taille, en pardessus, avec une cocarde à sa casquette duniforme, cest lispravnik, Mikhaïl Makarovitch. Ce petit-maître « poitrinaire, aux bottes irréprochables », cest le substitut. « Il a un chronomètre de quatre cents roubles, il me la montré. » Ce petit jeune homme à lunettes… Mitia a oublié son nom, mais il le connaît, il la vu : cest le juge dinstruction, « frais émoulu de lÉcole de Droit ». Celui-ci, cest le stanovoï{150}, Mavriki{151} Mavrikiévitch, une de ses connaissances. Et ceux-là, avec leurs plaques de métal, que font-ils ici ? Et puis deux manants… Au fond, près de la porte, Kalganov et Tryphon Borissytch…
« Messieurs… Quy a-t-il, messieurs ? murmura dabord Mitia, pour reprendre aussitôt dune voix forte : Je comprends ! »
Le jeune homme aux lunettes sapprocha de lui et déclara dun air important, mais avec un peu de hâte : « Nous avons deux mots à vous dire. Veuillez venir ici, près du canapé…
Le vieillard, sécria Mitia exalté, le vieillard sanglant !… Je comprends ! »
Et il se laissa tomber sur un siège.
« Tu comprends ? Tu as compris ! Parricide, monstre, le sang de ton vieux père crie contre toi ! » hurla tout à coup le vieil ispravnik en sapprochant de Mitia. Il était hors de lui, rouge, tremblant de colère.
« Mais cest impossible ! sexclama le petit jeune homme. Mikhaïl Makarovitch, voyons, je naurais jamais attendu pareille chose de vous !…
Cest du délire, messieurs, du délire ! reprit l ispravnik. Regardez-le donc : la nuit, ivre avec une fille de joie, souillé du sang de son père… Cest du délire !…
Je vous prie instamment, mon cher Mikhaïl Makarovitch, de modérer vos sentiments, bredouilla le substitut ; sinon je serai obligé de prendre… »
Le petit juge dinstruction linterrompit, proféra dun ton ferme et grave : « Monsieur le lieutenant en retraite Karamazov, je dois vous prévenir que vous êtes accusé davoir tué votre père, Fiodor Pavlovitch, qui a été assassiné cette nuit. »
Il ajouta quelque chose, le substitut également, mais Mitia écoutait sans comprendre. Il les regardait tous dun air hagard.
Livre IX : Linstruction préparatoire
I. Les débuts du fonctionnaire Perkhotine
Piotr Ilitch Perkhotine, que nous avons laissé frappant de toutes ses forces à la porte cochère de la maison Morozov, finit naturellement par se faire ouvrir. En entendant un pareil vacarme, Fénia, encore mal remise de sa frayeur, faillit avoir une crise de nerfs ; bien quelle eût assisté à son départ, elle simagina que cétait Dmitri Fiodorovitch qui revenait, car lui seul pouvait frapper si « insolemment ». Elle accourut vers le portier, réveillé par le bruit, et le supplia de ne pas ouvrir. Mais celui-ci ayant appris le nom du visiteur et son désir de voir Fédossia Marcovna pour une affaire importante, se décida à le laisser entrer. Piotr Ilitch se mit à interroger la jeune fille et découvrit aussitôt le fait le plus important : en se lançant à la recherche de Grouchegnka, Dmitri Fiodorovitch avait emporté un pilon et était revenu les mains vides, mais ensanglantées. « Le sang en dégouttait », sexclama Fénia, imaginant dans son trouble cette affreuse circonstance. Piotr Ilitch les avait vues, ces mains, et aidé à les laver ; il ne sagissait pas de savoir si elles avaient séché rapidement, mais si Dmitri Fiodorovitch était allé vraiment chez son père avec le pilon. Piotr Ilitch insista sur ce point et, bien quil neût en somme rien appris de certain, il demeura presque convaincu que Dmitri Fiodorovitch navait pu se rendre que chez son père et que, par conséquent, il avait dû se passer là-bas quelque chose.
« À son retour, ajouta Fénia, et lorsque je lui eus tout avoué, je lui ai demandé : « Dmitri Fiodorovitch, pourquoi avez-vous les mains en sang ? » Il ma répondu que cétait du sang humain et quil venait de tuer quelquun, puis il est sorti en courant comme un fou. Je me suis prise à songer : « Où peut-il bien aller, maintenant ? À Mokroïé tuer sa maîtresse. » Alors jai couru chez lui pour le supplier de lépargner. En passant devant la boutique des Plotnikov, je lai vu prêt à partir, et jai remarqué quil avait les mains propres… »
La grand-mère confirma le récit de sa petite-fille. Piotr Ilitch quitta la maison encore plus troublé quil ny était entré.
Le plus simple semblait maintenant daller tout droit chez Fiodor Pavlovitch senquérir sil nétait rien arrivé ; puis, une fois édifié, de se rendre chez lispravnik. Piotr Ilitch y était bien résolu. Mais la nuit était sombre, la porte cochère massive, il ne connaissait que fort peu Fiodor Pavlovitch ; si, à force de frapper, on lui ouvrait, et quil ne se fût rien passé, demain, le malicieux Fiodor Pavlovitch irait raconter en ville, comme une anecdote, quà minuit, le fonctionnaire Perkhotine, quil ne connaissait pas, avait forcé sa porte pour sinformer si on ne lavait pas tué. Ça ferait un beau scandale ! Or, Piotr Ilitch redoutait par-dessus tout le scandale. Néanmoins, le sentiment qui lentraînait était si puissant quaprès avoir tapé du pied avec colère et sêtre dit des injures, il sélança dans une autre direction, chez Mme Khokhlakov. Si elle répondait négativement à la question des trois mille roubles donnés à telle heure à Dmitri Fiodorovitch, il irait trouver lispravnik, sans passer chez Fiodor Pavlovitch ; sinon, il remettrait tout au lendemain et retournerait chez lui. On comprend bien que la décision du jeune homme de se présenter à onze heures du soir chez une femme du monde inconnue, de la faire lever peut-être pour lui poser une question singulière, risquait de provoquer un bien autre scandale quune démarche auprès de Fiodor Pavlovitch. Mais il arrive souvent que les gens les plus flegmatiques prennent en pareil cas des décisions de ce genre. Or, à ce moment-là, Piotr Ilitch nétait pas du tout flegmatique ! Il se rappela toute sa vie comment le trouble insurmontable qui sétait emparé de lui dégénéra en supplice et lentraîna contre sa volonté. Bien entendu, il sinjuria tout le long du chemin pour cette sotte démarche, mais « jirai jusquau bout ! » répétait-il pour la dixième fois en grinçant des dents, et il tint parole.
Onze heures sonnaient quand il arriva chez Mme Khokhlakov. Il pénétra assez facilement dans la cour, mais le portier ne put lui dire avec certitude si Madame était déjà couchée, comme elle en avait lhabitude à cette heure.
« Faites-vous annoncer, vous verrez bien si on vous reçoit ou non. »
Piotr Ilitch monta, mais alors les difficultés commencèrent. Le valet ne voulait pas lannoncer ; il finit par appeler la femme de chambre. Dun ton poli, mais ferme, Piotr Ilitch la pria de dire à sa maîtresse que le fonctionnaire Perkhotine désirait lui parler au sujet dune affaire importante, sans quoi il ne se serait pas permis de la déranger.
« Annoncez-moi en ces termes », insista-t-il.
Il attendit dans le vestibule. Mme Khokhlakov se trouvait déjà dans sa chambre à coucher. La visite de Mitia lavait retournée, elle pressentait pour la nuit une migraine ordinaire en pareil cas. Elle refusa avec irritation de recevoir le jeune fonctionnaire, bien que la visite dun inconnu, à pareille heure, surexcitât sa curiosité féminine. Mais Piotr Ilitch sentêta cette fois comme un mulet ; se voyant repoussé, il insista impérieusement et fit dire dans les mêmes termes « quil sagissait dune affaire fort importante et que Madame regretterait peut-être ensuite de ne pas lavoir reçu. » La femme de chambre le considéra avec étonnement et retourna faire la commission. Mme Khokhlakov fut stupéfaite, réfléchit, demanda quel air avait le visiteur et apprit qu« il était bien mis, jeune, fort poli ». Notons en passant que Piotr Ilitch était beau garçon et quil le savait. Mme Khokhlakov se décida à se montrer. Elle était en robe de chambre et en pantoufles, mais jeta un châle noir sur ses épaules. On pria le fonctionnaire dentrer au salon. La maîtresse du logis parut, lair interrogateur et, sans faire asseoir le visiteur, linvita à sexpliquer.
« Je me permets de vous déranger, madame, au sujet de notre connaissance commune, Dmitri Fiodorovitch Karamazov », commença Perkhotine ; mais à peine avait-il prononcé ce nom quune vive irritation se peignit sur le visage de son interlocutrice. Elle étouffa un cri et linterrompit avec colère.
« Va-t-on me tourmenter encore longtemps avec cet affreux personnage ? Comment avez-vous le front de déranger à pareille heure une dame que vous ne connaissez pas… pour lui parler dun individu qui, ici même, il y a trois heures, est venu massassiner, a frappé du pied, est sorti dune façon scandaleuse ? Sachez, monsieur, que je porterai plainte contre vous ; veuillez vous retirer sur-le-champ… Je suis mère, je vais… je…
Alors il voulait vous tuer aussi ?
Est-ce quil a déjà tué quelquun ? demanda impétueusement Mme Khokhlakov.
Veuillez maccorder une minute dattention, madame, et je vous expliquerai tout, répondit avec fermeté Perkhotine. Aujourdhui, à cinq heures de relevée, Mr Karamazov ma emprunté dix roubles en camarade, et je sais positivement quil était sans argent ; à neuf heures, il est venu chez moi tenant en main une liasse de billets de cent roubles, pour deux ou trois mille roubles environ. Il avait lair dun fou, les mains et le visage ensanglantés. À ma question : doù provenait tant dargent, il répondit textuellement quil lavait reçu de vous et que vous lui avanciez une somme de trois mille roubles pour partir soi-disant aux mines dor. »
Le visage de Mme Khokhlakov exprima une émotion soudaine.
« Mon Dieu ! Cest son vieux père quil a tué ! sexclama-t-elle en joignant les mains. Je ne lui ai pas donné dargent, pas du tout ! Oh ! courez, courez !… Nen dites pas davantage ! Sauvez le vieillard, courez vers son père !
Permettez, madame… Ainsi vous ne lui avez pas donné dargent ? Vous êtes bien sûre de ne lui avoir avancé aucune somme ?
Aucune, aucune. Jai refusé, car il ne savait pas apprécier mes sentiments. Il est parti furieux en frappant du pied. Il sest jeté sur moi, je me suis rejetée en arrière… Figurez-vous car je ne veux rien vous cacher quil a craché sur moi ! Mais pourquoi rester debout ? Asseyez-vous… Excusez, je… Ou courez plutôt sauver ce malheureux vieillard dune mort affreuse ?
Mais sil la déjà tué ?
En effet, mon Dieu ! Quallons-nous faire maintenant ? Que pensez-vous quon doive faire ? »
Cependant elle avait fait asseoir Piotr Ilitch et pris place en face de lui, il lui exposa brièvement les faits dont il avait été témoin, raconta sa récente visite chez Fénia et parla du pilon. Tous ces détails bouleversèrent la dame qui poussa un cri, mit la main devant ses yeux.
« Figurez-vous que jai pressenti tout cela ! Cest un don chez moi, tous mes pressentiments se réalisent. Combien de fois jai regardé ce terrible homme en songeant : « Il finira par me tuer. » Et voilà que cest arrivé… Ou plutôt, sil ne ma pas tuée maintenant comme son père, cest grâce à Dieu qui ma protégée ; de plus, il a eu honte, car je lui avais attaché au cou, ici même, une petite image provenant des reliques de sainte Barbe, martyre… Jai été bien près de la mort à cette minute, je métais approchée tout à fait de lui, il me tendait le cou ! Savez-vous, Piotr Ilitch (vous avez dit, je crois quon vous appelle ainsi), je ne crois pas aux miracles, mais cette image, ce miracle évident en ma faveur, cela mimpressionne et je recommence à croire à nimporte quoi. Avez-vous entendu parler du starets Zosime ?… Dailleurs, je ne sais pas ce que je dis… Figurez-vous quil a craché sur moi avec cette image au cou… Craché seulement, sans me tuer, et… et voilà où il a couru ! Quallons-nous faire maintenant, dites, quallons-nous faire ? »
Piotr Ilitch se leva et déclara quil allait tout raconter à lispravnik, et que celui-ci agirait à sa guise.
« Ah ! je le connais, cest un excellent homme. Allez vite le trouver. Que vous êtes ingénieux, Piotr Ilitch ; à votre place je ny aurais jamais songé !
Dautant plus que je suis moi-même en bons termes avec lispravnik, insinua Piotr Ilitch, visiblement désireux déchapper à cette dame expansive qui ne lui laissait pas prendre congé.
Savez-vous, venez me raconter ce que vous aurez vu et appris… Les constatations… ce quon fera de lui… Dites-moi, la peine de mort nexiste pas chez nous ? Venez sans faute, fût-ce à trois ou quatre heures du matin… Faites-moi réveiller, secouer, si je ne me lève pas… Dailleurs, je ne dormirai pas, sans doute. Et si je vous accompagnais ?
Non, mais si vous certifiiez par écrit, à tout hasard, que vous navez pas donné dargent à Dmitri Fiodorovitch, cela pourrait servir… à loccasion…
Certainement ! approuva Mme Khokhlakov en sélançant à son bureau. Votre ingéniosité, votre savoir-faire me confondent. Vous êtes employé ici ? Cela me fait grand plaisir… »
Tout en parlant, elle avait à la hâte tracé ces quelques lignes, en gros caractères :
« Je nai jamais prêté trois mille roubles au malheureux Dmitri Fiodorovitch Karamazov, ni aujourdhui, ni auparavant ! Je le jure par ce quil y a de plus sacré.
« Khokhlakov. »
« Voilà qui est fait ! fit-elle en se retournant vers Piotr Ilitch. Allez, sauvez son âme. Cest un grand exploit que vous accomplissez. »
Elle fit trois fois sur lui le signe de la croix, et le reconduisit jusquau vestibule.
« Que je vous suis reconnaissante ! Vous ne pouvez vous imaginer comme je vous suis reconnaissante dêtre venu dabord me trouver. Comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais rencontrés ? Je serai charmée de vous recevoir dorénavant. Je constate avec plaisir que vous remplissez vos devoirs avec une exactitude, une ingéniosité remarquables… Mais on doit vous apprécier, vous comprendre, enfin, et tout ce que je pourrai faire pour, soyez sûr… Oh ! jaime la jeunesse, jen suis éprise. Les jeunes gens sont lespoir de notre malheureuse Russie… Allez, allez !… »
Piotr Ilitch sétait déjà sauvé, sinon elle ne laurait pas laissé partir si vite. Dailleurs, Mme Khokhlakov lui avait produit une impression assez agréable, qui adoucissait même son appréhension de sêtre engagé dans une affaire aussi scabreuse. On sait que les goûts sont fort variés. « Et elle nest pas si âgée, songeait-il avec satisfaction ; au contraire, je laurais prise pour sa fille. »
Quant à Mme Khokhlakov, elle était tout bonnement aux anges. « Un tel savoir-faire, une telle précision chez un si jeune homme, avec ses manières et son extérieur. On prétend que les jeunes gens daujourdhui ne sont bons à rien, voilà un exemple, etc. » Si bien quelle oublia même « cet affreux événement » ; une fois couchée, elle se rappela vaguement quelle avait été « près de la mort » et murmura : « Ah ! cest affreux, affreux ! » Mais elle sendormit aussitôt dun profond sommeil. Je ne me serais dailleurs pas étendu sur des détails aussi insignifiants, si cette rencontre singulière du jeune fonctionnaire avec une veuve encore fraîche navait influé, par la suite, sur toute la carrière de ce jeune homme méthodique. On sen souvient même avec étonnement dans notre ville et nous en dirons peut-être un mot en terminant la longue histoire des Frères Karamazov.
II. Lalarme
Notre ispravnik Mikhaïl Makarovitch, lieutenant-colonel en retraite devenu « conseiller de cour{152} », était un brave homme. Établi chez nous depuis trois ans seulement, il sétait attiré la sympathie générale parce qu« il savait réunir la société ». Il y avait toujours du monde chez lui, ne fût-ce quune ou deux personnes à dîner ; il naurait pu vivre sans cela. Les prétextes les plus variés motivaient les invitations. La chère nétait pas délicate, mais copieuse, les tourtes de poisson excellentes, labondance des vins compensait leur médiocrité. Dans la première pièce se trouvait un billard, avec des gravures de courses anglaises encadrées de noir, ce qui constitue, comme on sait, lornement nécessaire de tout billard chez un célibataire. On jouait tous les soirs aux cartes. Mais souvent, la meilleure société de notre ville se réunissait pour danser, les mères amenaient leurs filles. Mikhaïl Makarovitch, bien que veuf, vivait en famille, avec sa fille veuve et ses deux petites-filles. Celles-ci, qui avaient terminé leurs études, étaient assez gentilles et gaies et, bien que sans dot, attiraient chez leur grand-père la jeunesse mondaine. Bien que borné et peu instruit, Mikhaïl Makarovitch remplissait ses fonctions aussi bien que beaucoup dautres. Il avait toutefois des vues erronées sur certaines réformes du présent règne{153}, et cela plus par indolence que par incapacité, car il ne trouvait pas le temps de les étudier. « Jai lâme dun militaire plutôt que dun civil », se disait-il en parlant de lui-même. Bien quil eût des terres au soleil, il ne sétait pas encore formé une idée très nette de la réforme paysanne et napprenait à la connaître que peu à peu, par la pratique et malgré lui.
Sûr de trouver du monde chez Mikhaïl Makarovitch, Piotr Ilitch y rencontra en effet le procureur, venu faire une partie, le jeune médecin du zemstvo{154}, Varvinski, récemment arrivé de Pétersbourg, où il était sorti un des premiers de lÉcole de Médecine. Le procureur cest-à-dire le substitut, mais tous lappelaient ainsi Hippolyte Kirillovitch, était un homme à part, encore jeune, trente-cinq ans, mais disposé à la tuberculose, marié à une femme obèse et stérile, rempli damour-propre, irascible, tout en possédant de solides qualités. Par malheur, il se faisait beaucoup dillusions sur ses mérites, ce qui le rendait constamment inquiet. Il avait même des penchants artistiques, une certaine pénétration psychologique appliquée aux criminels et au crime ; cest pourquoi il se croyait victime de passe-droits, bien convaincu quon ne lappréciait pas à sa valeur dans les hautes sphères. Aux heures de découragement, il menaçait même de se faire avocat dassises. Laffaire Karamazov le galvanisa tout entier : « Une affaire qui pouvait passionner la Russie ! » Mais janticipe.
Dans la pièce voisine se tenait, avec les demoiselles, le jeune juge dinstruction Nicolas Parthénovitch Nelioudov, arrivé depuis deux mois de Pétersbourg. On sétonna plus tard que ces personnages se fussent réunis comme exprès le soir du « crime », dans la maison du pouvoir exécutif. Cependant, il ny avait rien là que de fort naturel : la femme dHippolyte Kirillovitch souffrant des dents depuis la veille, il avait dû se soustraire à ses plaintes ; le médecin ne pouvait passer la soirée que devant un tapis vert. Quant à Nélioudov, il avait projeté de rendre visite ce soir-là à Mikhaïl Makarovitch, soi-disant par hasard, afin de surprendre la fille de celui-ci, Olga Mikhaïlovna, dont cétait lanniversaire : il connaissait ce secret, que, daprès lui, elle dissimulait pour ne pas organiser de sauterie. À son âge, quelle craignait de révéler, cela prêtait à des allusions moqueuses ; demain, il en parlerait à tout le monde, etc. Ce gentil garçon était, à cet égard, un grand polisson ; ainsi lavaient surnommé nos dames, et il ne sen plaignait pas. De bonne compagnie, de famille honorable, bien élevé, ce jouisseur était inoffensif et toujours correct. De petite taille et de complexion délicate, il portait toujours à ses doigts frêles quelques grosses bagues. Dans lexercice de sa charge, il devenait très grave, car il avait une haute idée de son rôle et de ses obligations. Il savait surtout confondre, lors des interrogatoires, les assassins et autres malfaiteurs du bas peuple, et suscitait en eux un certain étonnement, sinon du respect pour sa personne.
En arrivant chez lispravnik, Piotr Ilitch fut stupéfait de voir que tout le monde était au courant. En effet, on avait cessé de jouer, tous discutaient la nouvelle, Nicolas Parthénovitch prenait même des airs belliqueux. Piotr Ilitch apprit avec stupeur que le vieux Fiodor Pavlovitch avait effectivement été assassiné ce soir chez lui, assassiné et dévalisé. Voici comment on venait dapprendre la triste nouvelle.
Marthe Ignatièvna, la femme de Grigori, malgré le profond sommeil où elle était plongée, se réveilla tout à coup, sans doute aux cris de Smerdiakov qui gisait dans la chambrette voisine. Elle navait jamais pu shabituer à ces cris de lépileptique, précurseurs de la crise et qui lépouvantaient. Encore à moitié endormie, elle se leva et entra dans le cabinet de Smerdiakov. Dans lobscurité, on entendait le malade râler, se débattre. Prise de peur, elle appela son mari, mais réfléchit que Grigori nétait pas là à son réveil. Elle revint tâter le lit quelle trouva vide. Elle courut sur le perron et appela timidement son mari. En guise de réponse, elle entendit, dans le silence nocturne, des gémissements lointains. Elle prêta loreille : les gémissements se répétèrent, ils partaient bien du jardin. « Seigneur, on dirait les plaintes dElisabeth Smerdiachtchaïa ! » Elle descendit, aperçut la petite porte du jardin ouverte : « Il doit être là-bas, le pauvre ! » Elle sapprocha, entendit distinctement Grigori lappeler : « Marthe, Marthe ! » dune voix faible et dolente. « Seigneur, viens à notre secours ! » murmura Marthe qui sélança dans la direction de Grigori.
Elle le trouva à vingt pas de la palissade, où il était tombé. Revenu à lui, il avait dû se traîner longtemps en perdant plusieurs fois connaissance. Elle remarqua aussitôt quil était tout en sang et se mit à crier. Grigori murmurait faiblement des paroles entrecoupées : « Tué… tué son père… Pourquoi cries-tu, sotte ?… Cours, appelle… » Marthe Ignatièvna ne se calmait pas ; soudain, apercevant la fenêtre de son maître ouverte et éclairée, elle y courut et se mit à lappeler. Mais un regard dans la chambre lui révéla un affreux spectacle : Fiodor Pavlovitch gisait sur le dos, inerte ; sa robe de chambre et sa chemise blanche étaient inondées de sang. La bougie, demeurée sur une table, éclairait vivement le visage du mort. Affolée, Marthe Ignatièvna sortit en courant du jardin, ouvrit la porte cochère, se précipita chez Marie Kondratievna. Les deux voisines, la mère et la fille, dormaient ; les coups redoublés frappés aux volets les réveillèrent. En paroles incohérentes, Marthe Ignatièvna leur conta la chose et les appela au secours. Foma, dhumeur vagabonde, couchait chez elles cette nuit-là. On le fit lever aussitôt, et tous se rendirent sur le lieu du crime. En chemin, Marie Kondratievna se rappela avoir entendu, vers neuf heures, un cri perçant. Cétait précisément le « Parricide ! » de Grigori, lorsquil avait empoigné par la jambe Dmitri Fiodorovitch déjà monté sur la palissade. Arrivées auprès de Grigori, les deux femmes, avec laide de Foma, le transportèrent dans le pavillon. À la lumière, on constata que Smerdiakov était toujours en proie à sa crise, les yeux révulsés, lécume aux lèvres. On lava la tête du blessé avec de leau et du vinaigre, ce qui le ranima complètement. Sa première question fut pour savoir si Fiodor Pavlovitch était encore vivant. Les deux femmes et le soldat retournèrent au jardin et virent que non seulement la fenêtre, mais la porte de la maison étaient grandes ouvertes, alors que depuis une semaine, le barine senfermait à double tour chaque soir et ne permettait même pas à Grigori de frapper sous aucun prétexte. Ils nosèrent entrer « de peur de sattirer des désagréments ». Sur lordre de Grigori, Marie Kondratievna courut chez lispravnik donner lalarme. Elle précéda de cinq minutes Piotr Ilitch, de sorte que celui-ci arriva comme un témoin oculaire, confirmant par son récit les soupçons contre lauteur présumé du crime, que jusqualors, au fond de son cœur, il avait refusé de croire coupable.
On résolut dagir énergiquement. Les autorités judiciaires se rendirent sur les lieux et procédèrent à une enquête. Le médecin du Zemstvo, un débutant, soffrit de lui-même à les accompagner. Je résume les faits. Fiodor Pavlovitch avait la tête fracassée, mais avec quelle arme ? Probablement la même qui avait servi ensuite à assommer Grigori. Celui-ci, après avoir reçu les premiers soins, fit, malgré sa faiblesse, un récit assez suivi de ce qui lui était arrivé. En cherchant avec une lanterne près de la palissade, on trouva dans une allée, bien en vue, le pilon de cuivre. Il ny avait aucun désordre dans la chambre de Fiodor Pavlovitch, sauf que derrière le paravent, près du lit, on trouva une enveloppe de grand format, en papier fort, avec linscription : « Trois mille roubles pour mon ange, Grouchegnka, si elle veut venir. » Plus bas, Fiodor Pavlovitch avait ajouté : « Et pour ma poulette. » Lenveloppe, qui portait trois grands cachets de cire rouge, était déchirée et vide. On retrouva à terre la faveur rose qui lentourait. Dans la déposition de Piotr Ilitch, une chose attira lattention des magistrats : la supposition que Dmitri Fiodorovitch se suiciderait le lendemain matin, daprès ses propres paroles, le pistolet chargé, le billet quil avait écrit, etc. Comme Piotr Ilitch, incrédule, le menaçait dune dénonciation pour len empêcher, Mitia avait répliqué en souriant : « Tu nauras pas le temps. » Il fallait donc se rendre en toute hâte à Mokroïé pour arrêter le criminel avant quil eût mis fin à ses jours. « Cest clair, cest clair », répétait le procureur surexcité, « de pareilles tête brûlées agissent toujours ainsi : ils font la noce avant den finir. » Le récit des emplettes de Dmitri léchauffa davantage. « Rappelez-vous, messieurs, lassassin du marchand Olsoufiev, qui sempara de quinze cents roubles. Son premier soin fut de se friser, puis daller chez des filles, sans prendre la peine de dissimuler largent. » Mais lenquête, les formalités demandaient du temps ; on dépêcha donc à Mokroïé le stanovoï Mavriki Mavrikiévitch Chmertsov, venu en ville toucher son traitement. Il reçut pour instructions de surveiller discrètement le « criminel » jusquà larrivée des autorités compétentes, de former une escorte, etc. Gardant lincognito, il mit seulement au courant dune partie de laffaire Tryphon Borissytch, une ancienne connaissance. Cest alors que Mitia avait rencontré sur la galerie le patron qui le cherchait et remarqué un changement dans lexpression et le ton du personnage. Mitia et ses compagnons ignoraient donc la surveillance dont ils étaient lobjet ; quand à la boîte aux pistolets, le patron lavait depuis longtemps mise en lieu sûr. À cinq heures seulement, presque à laube, arrivèrent les autorités, dans deux voitures. Le médecin était resté chez Fiodor Pavlovitch, pour faire lautopsie et surtout parce que létat de Smerdiakov lintéressait fort. « Des crises dépilepsie aussi violentes et aussi longues, durant deux jours, sont fort rares et appartiennent à la science », déclara-t-il à ses partenaires lors de leur départ, et ceux-ci le félicitèrent, en riant, de cette trouvaille. Il avait même affirmé que Smerdiakov ne vivrait pas jusquau matin.
Après cette digression un peu longue, mais nécessaire, nous reprenons notre récit à lendroit où nous lavons laissé.
III. Les tribulations dune âme. Première tribulation
Mitia regardait les assistants dun air hagard, sans comprendre ce quon disait. Tout à coup, il se leva, tendit les bras vers le ciel et sécria :
« Je ne suis pas coupable ! Je nai pas versé le sang de mon père… Je voulais le tuer, mais je suis innocent. Ce nest pas moi ! »
À peine finissait-il de parler que Grouchegnka surgit de derrière les rideaux et tomba aux pieds de lispravnik.
« Cest moi, maudite, qui suis coupable, cria-t-elle éplorée, les mains tendues, cest à cause de moi quil a tué. Ce pauvre vieillard, qui nest plus, je lai torturé. Cest moi la principale coupable.
Oui, cest toi, criminelle ! Tu es une coquine, une fille dépravée », vociféra lispravnik en la menaçant du poing.
On le fit taire aussitôt, le procureur le saisit même à bras-le-corps.
« Cest du désordre, Mikhaïl Makarovitch ! Vous gênez lenquête… vous gâtez laffaire… »
Il suffoquait presque.
« Il faut prendre des mesures… il faut prendre des mesures, criait de son côté Nicolas Parthénovitch ; on ne peut pas tolérer cela.
Jugez-nous ensemble ! continuait Grouchegnka toujours à genoux. Exécutez-nous ensemble, je suis prête à mourir avec lui.
Groucha, ma vie, mon sang, mon trésor sacré ! dit Mitia en sagenouillant à côté delle et en létreignant. Ne la croyez pas, elle est innocente, complètement innocente ! »
On les sépara de force, on emmena la jeune femme. Il défaillit et ne revint à lui quassis à table, entouré de gens à plaque de métal{155}. En face, sur le divan, se tenait Nicolas Parthénovitch, le juge dinstruction, qui lexhortait de la façon la plus courtoise à boire un peu deau : « Cela vous rafraîchira, vous calmera, nayez crainte, ne vous inquiétez pas. » Mitia sintéressait fort à ses grosses bagues ornées, lune dune améthyste, lautre dune pierre jaune clair, dun éclat magnifique. Longtemps après il se rappela avec étonnement que ces bagues le fascinaient durant les pénibles heures de linterrogatoire et quil ne pouvait en détacher les yeux. À gauche de Mitia siégeait le procureur, à droite un jeune homme en veston de chasse fort usé, devant un encrier et du papier. Cétait le greffier du juge dinstruction. À lautre extrémité de la chambre, près de la fenêtre, se tenaient lispravnik et Kalganov.
« Buvez de leau, répétait doucement, pour la dixième fois le juge dinstruction.
Jai bu, messieurs, jai bu… Eh bien, écrasez-moi, condamnez-moi, décidez de mon sort ! sécria Mitia en le fixant.
Donc, vous affirmez être innocent de la mort de votre père, Fiodor Pavlovitch ?
Oui. Jai versé le sang de lautre vieillard, mais pas celui de mon père. Et je le déplore ! Jai tué… mais il est dur de se voir accuser dun crime horrible quon na pas commis. Cest une terrible accusation, messieurs, un coup de massue ! Mais qui donc a tué mon père ? Qui pouvait le tuer, sinon moi ? Cest prodigieux, cest inconcevable !…
Je vais vous le dire… » commença le juge ; mais le procureur (nous appellerons ainsi le substitut), après avoir échangé un coup dœil avec lui, dit à Mitia :
« Vous vous tourmentez inutilement au sujet du vieux domestique Grigori Vassiliev. Sachez quil est vivant. Il a repris connaissance, et malgré le coup terrible que vous lui avez porté, daprès vos dépositions à tous deux, il en réchappera certainement. Tel est du moins lavis du médecin.
Vivant ? Il est vivant ! sexclama Mitia, les mains jointes, le visage rayonnant. Seigneur, je te rends grâce pour ce miracle insigne accordé au pécheur, au scélérat que je suis, à ma prière !… Car jai prié toute la nuit !… »
Et il se signa trois fois.
« Ce même Grigori a fait à votre sujet une déposition dune telle gravité que…, poursuivit le procureur, mais Mitia se leva brusquement.
Un instant, messieurs, de grâce, rien quun instant ; je cours vers elle…
Permettez ! cest impossible maintenant ! » sexclama Nicolas Parthénovitch qui se leva aussi.
Les individus aux plaques de métal appréhendèrent Mitia ; il se rassit dailleurs de bonne grâce…
« Cest dommage. Je voulais seulement lui annoncer que ce sang qui ma angoissé toute la nuit est lavé et que je ne suis pas un assassin ! Messieurs, cest ma fiancée ! dit-il avec respect en regardant tous les assistants. Oh ! je vous remercie ! Vous mavez rendu à la vie… Ce vieillard ma porté dans ses bras, cest lui qui me lavait dans une auge quand javais trois ans, quand jétais abandonné de tous. Il ma servi de père !…
Donc, vous… reprit le juge.
Permettez, messieurs, encore un instant, interrompit Mitia, en saccoudant sur la table, le visage caché dans ses mains, laissez-moi me recueillir, laissez-moi respirer. Tout cela me bouleverse ; on ne frappe pas sur un homme comme sur un tambour, messieurs !
Vous devriez boire un peu deau… »
Mitia se découvrit le visage et sourit. Il avait le regard vif et paraissait transformé. Ses manières aussi avaient changé, il se sentait de nouveau légal de ces gens, de ses anciennes connaissances, comme sils sétaient rencontrés la veille dans le monde, avant lévénement. Notons que Mitia avait dabord été reçu cordialement chez lispravnik, mais que, par la suite, le dernier mois surtout, il avait presque cessé de fréquenter chez lui. Lispravnik, quand il le rencontrait dans la rue, fronçait les sourcils et ne le saluait que par politesse, ce qui néchappait pas à Mitia. Il connaissait encore moins le procureur, mais rendait parfois visite, sans trop savoir pourquoi, à sa femme, personne nerveuse et fantasque ; elle le recevait toujours gracieusement et lui témoignait de lintérêt. Quant au juge, il avait échangé, une ou deux fois avec lui, des propos sur les femmes.
« Vous êtes, Nicolas Parthénovitch, un juge dinstruction fort habile, à ce que je vois, dit gaiement Mitia ; dailleurs je vais vous aider. Oh ! messieurs, je suis ressuscité… Ne vous formalisez pas de ma franchise, aussi bien je suis un peu ivre, je lavoue. Il me semble avoir eu lhonneur… lhonneur et le plaisir de vous rencontrer, Nicolas Parthénovitch, chez mon parent Mioussov… Messieurs, je ne prétends pas à légalité, je comprends ma situation vis-à-vis de vous. Il pèse sur moi, si Grigori maccuse, il pèse sur moi, bien sûr, une charge terrible. Je le comprends très bien. Mais, au fait, messieurs, je suis prêt et nous en aurons bientôt fini. Si je suis sûr de mon innocence, ce ne sera pas long, nest-ce pas ? »
Mitia parlait vite, avec expansion, comme sil prenait ses auditeurs pour ses meilleurs amis.
« Ainsi, nous notons en attendant que vous niez formellement laccusation portée contre vous, dit dun ton grave Nicolas Parthénovitch, et il dicta à demi-voix au greffier le nécessaire.
Noter ? Vous voulez noter ça ? Soit, jy consens, je donne mon plein consentement, messieurs… Seulement, voyez… Attendez, écrivez ceci : il est coupable de voies de fait, davoir assené des coups violents à un pauvre vieillard. Et puis, dans mon for intérieur, au fond du cœur, je me sens coupable, mais cela il ne faut pas lécrire, cest ma vie privée, messieurs, cela ne vous regarde pas, ce sont les secrets du cœur… Quant à lassassinat de mon vieux père, jen suis innocent ! Cest un idée monstrueuse !… Je vous le prouverai, vous serez convaincus tout de suite. Vous rirez vous-mêmes de vos soupçons !…
Calmez-vous, Dmitri Fiodorovitch, dit le juge. Avant de poursuivre linterrogatoire, je voudrais, si vous consentez à répondre, que vous me confirmiez un fait : vous naimiez pas le défunt, paraît-il, vous aviez constamment des démêlés avec lui… Ici, tout au moins, il y a un quart dheure, vous avez déclaré avoir eu lintention de le tuer : « Je ne lai pas tué, avez-vous dit, mais jai voulu le tuer ! »
Jai dit cela ? Oh ! cest bien possible ! Oui, plusieurs fois, jai voulu le tuer… malheureusement !
Vous le vouliez. Consentez-vous à nous expliquer les motifs de cette haine contre votre père ?
À quoi bon des explications, messieurs ? fit Mitia dun air morne en haussant les épaules. Je ne cachais pas mes sentiments, toute la ville les connaît. Il ny a pas longtemps, je les ai manifestés au monastère, dans la cellule du starets Zosime… Le soir du même jour, jai battu et presque assommé mon père, en jurant devant témoins que je viendrais le tuer. Oh ! les témoins ne manquent pas, jai crié cela durant un mois… Le fait est patent, mais les sentiments, cest une autre affaire. Voyez-vous, messieurs, jestime que vous navez pas le droit de minterroger là-dessus. Malgré lautorité dont vous êtes revêtus, cest une affaire intime, qui ne regarde que moi… Mais, puisque je nai pas caché mes sentiments auparavant… jen ai parlé à tout le monde au cabaret, alors… alors je nen ferai pas un mystère maintenant. Voyez-vous, messieurs, je comprends quil y a contre moi des charges accablantes : jai dit à tous que je le tuerais, et voilà quon la tué : nest-ce pas moi le coupable, en pareil cas ? Ha ! ha ! Je vous excuse, messieurs, je vous excuse complètement. Je suis moi-même stupéfait. Qui donc est lassassin, dans ce cas, sinon moi ? Nest-ce pas vrai ? Si ce nest pas moi, qui est-ce donc ? Messieurs, je veux savoir, jexige que vous me disiez où il a été tué, comment, avec quelle arme. »
Il regarda longuement le juge et le procureur.
« Nous lavons trouvé gisant sur le plancher, dans son bureau, la tête fracassée, dit le procureur.
Cest terrible, messieurs ! »
Mitia frémit, saccouda à la table, se cacha le visage de sa main droite.
« Continuons, dit Nicolas Parthénovitch. Alors, quels motifs inspiraient votre haine ? Vous avez, je crois, déclaré publiquement quelle provenait de la jalousie ?
Eh oui, la jalousie, et autre chose encore.
Des démêlés dargent ?
Eh oui, largent jouait aussi un rôle.
Il sagissait, je crois, de trois mille roubles que vous naviez pas touchés sur votre héritage ?
Comment, trois mille ! Davantage, plus de six mille, plus de dix mille, peut-être. Je lai dit à tout le monde, je lai crié partout ! Mais jétais décidé, pour en finir, à transiger à trois mille roubles. Il me les fallait à tout prix… de sorte que ce paquet caché sous un coussin, et destiné à Grouchegnka, je le considérais comme ma propriété quon mavait volée, oui, messieurs, comme étant à moi. »
Le procureur échangea un coup dœil significatif avec le juge.
« Nous reviendrons là-dessus, dit aussitôt le juge ; pour le moment, permettez-nous de noter ce point : que vous considériez largent enfermé dans cette enveloppe comme votre propriété.
Écrivez, messieurs ; je comprends que cest une nouvelle charge contre moi, mais cela ne me fait pas peur, je maccuse moi-même. Vous entendez, moi-même. Voyez-vous, messieurs, je crois que vous vous méprenez du tout au tout sur mon compte, ajouta-t-il tristement. Lhomme qui vous parle est loyal ; il a commis maintes bassesses, mais il est toujours demeuré noble au fond de lui-même… Bref, je ne sais pas mexprimer… Cette soif de noblesse ma toujours tourmenté ; je la recherchais avec la lanterne de Diogène, et pourtant, je nai fait que des vilenies, comme nous tous, messieurs… cest-à-dire comme moi seul, je me trompe, je suis le seul de mon espèce !… Messieurs, jai mal à la tête. Voyez-vous, tout me dégoûtait en lui : son extérieur, je ne sais quoi de malhonnête, sa vantardise et son mépris pour tout ce qui est sacré, sa bouffonnerie et son irréligion. Mais maintenant quil est mort, je pense autrement.
Comment cela, autrement ?
Cest-à-dire non, pas autrement, mais je regrette de lavoir tant détesté.
Vous éprouvez des remords ?
Non, pas des remords, ne notez pas cela. Moi-même, messieurs, je ne brille ni par la bonté ni par la beauté ; aussi navais-je pas le droit de le trouver répugnant. Vous pouvez noter cela. »
Ayant ainsi parlé, Mitia parut fort triste. Il devenait de plus en plus morne à mesure quil répondait aux questions du juge. Cest à ce moment que se déroula une scène inattendue. Bien quon eût éloigné Grouchegnka, elle se trouvait dans une chambre proche de celle où avait lieu linterrogatoire, en compagnie de Maximov, abattu et terrifié, qui sattachait à elle comme à une ancre de salut. Un individu à plaque de métal gardait la porte. Grouchegnka pleurait ; tout à coup, incapable de résister à son chagrin, après avoir crié : « Malheur, malheur ! » elle courut hors de la chambre vers son bien-aimé, si brusquement que personne neut le temps de larrêter. Mitia, qui lavait entendue, frémit, se précipita à sa rencontre. Mais on les empêcha de nouveau de se rejoindre. On le saisit par les bras, il se débattit avec acharnement, il fallut trois ou quatre hommes pour le maintenir. On sempara aussi de Grouchegnka et il la vit qui lui tendait les bras tandis quon lemmenait. La scène passée, il se retrouva à la même place, en face du juge.
« Pourquoi la faire souffrir ? sécria-t-il. Elle est innocente !… »
Le procureur et le juge sefforcèrent de le calmer. Dix minutes sécoulèrent ainsi.
Mikhaïl Makarovitch, qui était sorti, rentra et dit tout ému :
« Elle est en bas. Me permettez-vous, messieurs, de dire un mot à ce malheureux ? En votre présence, bien entendu.
Comme il vous plaira, Mikhaïl Makarovitch, nous ny voyons aucun inconvénient, dit le juge.
Dmitri Fiodorovitch, écoute, mon pauvre ami, commença le brave homme, dont le visage exprimait une compassion presque paternelle. Agraféna Alexandrovna se trouve en bas, avec les filles du patron ; le vieux Maximov ne la quitte pas. Je lai rassurée, je lui ai fait comprendre que tu devais te justifier, quil ne fallait pas te troubler, sinon tu aggraverais les charges contre toi, comprends-tu ? Bref, elle a saisi, elle est intelligente et bonne, elle voulait me baiser les mains, demandant grâce pour toi. Cest elle qui ma envoyé te rassurer, il faut que je puisse lui dire que tu es tranquille à son sujet. Calme-toi donc. Je suis coupable devant elle, cest une âme tendre et innocente. Puis-je lui dire, Dmitri Fiodorovitch, que tu seras calme ? »
Le bonhomme était ému de la douleur de Grouchegnka, il avait même les larmes aux yeux. Mitia sélança vers lui.
« Pardon, messieurs, permettez, je vous en prie. Vous êtes un ange, Mikhaïl Makarovitch, merci pour elle. Je serai calme, je serai gai ; dites-le-lui dans votre bonté ; je vais même me mettre à rire, sachant que vous veillez sur elle. Je terminerai bientôt cela, sitôt libre, je cours à elle, quelle prenne patience ! Messieurs, je vais vous ouvrir mon cœur, nous allons terminer tout cela gaiement, nous finirons par rire ensemble, nest-ce pas ? Messieurs, cette femme, cest la reine de mon âme ! Oh ! laissez-moi vous le dire… Je crois que vous êtes de nobles cœurs. Elle éclaire et ennoblit ma vie. Oh ! si vous saviez ! Vous avez entendu ses cris : « Jirais avec toi à la mort ! » Que lui ai-je donné, moi qui nai rien ? Pourquoi un pareil amour ? Suis-je digne, moi, vile créature, dêtre aimé au point quelle me suive au bagne ? Tout à lheure, elle se traînait à vos pieds pour moi, elle si fière et innocente ! Comment ne pas ladorer, ne pas mélancer vers elle ? Messieurs, pardonnez-moi ! Maintenant, me voilà consolé ! »
Il tomba sur une chaise et, se couvrant le visage de ses mains, se mit à sangloter. Mais cétaient des larmes de joie. Le vieil ispravnik paraissait ravi, les juges également ; ils sentaient que linterrogatoire entrait dans une phase nouvelle. Quand lispravnik fut sorti, Mitia devint gai.
« Eh bien, messieurs, à présent je suis tout à vous… Nétaient tous ces détails, nous nous entendrions aussitôt. Messieurs, je suis à vous, mais il faut quune confiance mutuelle règne entre nous, sinon nous nen finirons jamais. Cest pour vous que je parle. Au fait, messieurs, au fait ! Surtout ne fouillez pas dans mon âme, ne la torturez pas avec des bagatelles, tenez-vous-en à lessentiel, et je vous donnerai satisfaction. Au diable, les détails ! »
Ainsi parla Mitia. Linterrogatoire recommença.
IV. Deuxième tribulation
« Vous ne sauriez croire combien votre bonne volonté nous réconforte, Dmitri Fiodorovitch, dit Nicolas Parthénovitch, dont les yeux gris clair, des yeux de myope, à fleur de tête, brillaient de satisfaction. Vous avez parlé avec raison de cette confiance mutuelle, indispensable dans les affaires dune telle importance, si linculpé désire, espère et peut se justifier. De notre côté, nous ferons tout ce qui dépendra de nous, vous avez pu voir comment nous menons cette affaire… Vous êtes daccord, Hippolyte Kirillovitch ?
Certes », approuva le procureur, toutefois sur un ton un peu sec.
Notons une fois pour toutes que Nicolas Parthénovitch témoignait, depuis sa récente entrée en fonctions, un profond respect au procureur, pour qui il éprouvait de la sympathie. Il était presque seul à croire aveuglément au remarquable talent psychologique et oratoire dHippolyte Kirillovitch, dont il avait entendu parler dès Pétersbourg. En revanche, le jeune Nicolas Parthénovitch était le seul homme au monde que notre malchanceux procureur aimât sincèrement. En chemin, ils avaient pu se concerter au sujet de laffaire qui sannonçait, et maintenant, lesprit aigu du juge saisissait au vol et interprétait chaque signe, chaque jeu de physionomie de son collègue.
« Messieurs, reprit Mitia, laissez-moi vous raconter les choses sans minterrompre à propos de bagatelles ; ce ne sera pas long.
Très bien, mais avant de vous entendre, permettez-moi de constater ce petit fait très curieux pour nous. Vous avez emprunté dix roubles hier au soir à cinq heures, en laissant vos pistolets en gage à votre ami Piotr Ilitch Perkhotine.
Oui, messieurs, je les ai engagés pour dix roubles à mon retour de voyage, et puis ?
Vous reveniez de voyage ? Vous aviez quitté la ville ?
Jétais allé à quarante verstes, messieurs ; vous nen saviez rien ? »
Le procureur et le juge échangèrent un regard.
« Vous feriez bien de commencer votre récit en décrivant méthodiquement votre journée dès le matin. Veuillez nous dire, par exemple, pourquoi vous vous êtes absenté, le moment de votre départ et de votre retour…
Il fallait me le demander tout de suite, dit Mitia en riant ; si vous voulez, je remonterai à avant-hier, alors vous comprendrez le sens de mes démarches. Ce jour-là, dès le matin, je suis allé chez le marchand Samsonov pour lui emprunter trois mille roubles contre de sûres garanties ; il me fallait cette somme au plus vite.
Permettez, interrompit dun ton poli le procureur, pourquoi aviez-vous besoin tout à coup dune pareille somme ?
Eh ! messieurs, que de détails ! Comment, quand, pourquoi, pour quelle raison une pareille somme et non une autre ? Verbiage que tout cela. De ce train-là, trois volumes ny suffiraient pas, il faudrait un épilogue ! »
Mitia parlait avec la bonhomie familière dun homme animé des meilleures intentions et désireux de dire toute la vérité.
« Messieurs, reprit-il, veuillez excuser ma brusquerie, soyez sûrs de mes sentiments respectueux à votre égard. Je ne suis plus ivre. Je comprends la différence qui nous sépare : je suis, à vos yeux, un criminel que vous devez surveiller ; vous ne me passerez pas la main dans les cheveux pour Grigori, on ne peut pas assommer impunément un vieillard. Cela me vaudra six mois ou un an de prison, mais sans déchéance civique, nest-ce pas, procureur ? Je comprends tout cela… Mais avouez que vous déconcerteriez Dieu lui-même avec ces questions : « Où es-tu allé, comment et quand ? pourquoi ? » Je membrouillerai de cette façon, vous en prendrez note aussitôt, et quest-ce qui en résultera ? Rien ! Enfin, si jai commencé à mentir, jirai jusquau bout, et vous me le pardonnerez étant donné votre instruction et la noblesse de vos sentiments. Pour terminer, je vous prie de renoncer à ce procédé officiel qui consiste à poser des questions insignifiantes : « comment tes-tu levé ? quas-tu mangé ? où as-tu craché ? » et « lattention de linculpé étant endormie », à le bouleverser en lui demandant : « qui as-tu tué ? qui as-tu volé ? » Ha ! ha ! Voilà votre procédé classique, voilà sur quoi se fonde toute votre ruse ! Employez ce truc avec des croquants, mais pas avec moi ! Jai servi, je connais les choses, ha ! ha ! Vous nêtes pas fâchés, messieurs, vous me pardonnez mon insolence ? Il les regardait avec une étrange bonhomie. On peut avoir plus dindulgence pour Mitia Karamazov que pour un homme desprit ! ha ! ha ! »
Le juge riait. Le procureur restait grave, ne quittait pas Mitia des yeux, observait attentivement ses moindres gestes, ses moindres mouvements de physionomie.
« Pourtant, dit Nicolas Parthénovitch en continuant de rire, nous ne vous avons pas dérouté dabord par des questions telles que : « comment vous êtes-vous levé ce matin ? quavez-vous mangé ? » Nous sommes même allés trop vite au but.
Je comprends, japprécie toute votre bonté. Nous sommes tous les trois de bonne foi ; il doit régner entre nous la confiance réciproque de gens du monde liés par la noblesse et lhonneur. En tout cas, laissez-moi vous regarder comme mes meilleurs amis dans ces pénibles circonstances ! Cela ne vous offense pas, messieurs ?
Pas du tout, vous avez bien raison, Dmitri Fiodorovitch, approuva le juge.
Et les détails, messieurs, toute cette procédure chicanière, laissons cela de côté, sexclama Mitia très exalté ; autrement nous naboutirons à rien.
Vous avez tout à fait raison, intervint le procureur, mais je maintiens ma question. Il nous est indispensable de savoir pourquoi vous aviez besoin de ces trois mille roubles ?
Pour une chose ou une autre… quimporte ? pour payer une dette.
À qui ?
Cela, je refuse absolument de vous le dire, messieurs ! Ce nest pas par crainte ni timidité, car il sagit dune bagatelle, mais par principe. Cela regarde ma vie privée, et je ne permets pas quon y touche. Votre question na pas trait à laffaire, donc elle concerne ma vie privée. Je voulais acquitter une dette dhonneur, je ne dirai pas envers qui.
Permettez-nous de noter cela, dit le procureur.
Je vous en prie. Écrivez que je refuse de le dire, estimant que ce serait malhonnête. On voit bien que le temps ne vous manque pas pour écrire !
Permettez-moi, monsieur, de vous prévenir, de vous rappeler encore, si vous lignorez, dit dun ton sévère le procureur, que vous avez le droit absolu de ne pas répondre à nos questions, que, dautre part, nous navons nullement le droit dexiger des réponses que vous ne jugez pas à propos de faire. Mais nous devons attirer votre attention sur le tort que vous vous causez en refusant de parler. Maintenant, veuillez continuer.
Messieurs, je ne me fâche pas… je… bredouilla Mitia un peu confus de cette observation ; voyez-vous, ce Samsonov chez qui je suis allé… »
Bien entendu nous ne reproduirons pas son récit des faits que le lecteur connaît déjà. Dans son impatience, le narrateur voulait tout raconter en détail, bien que rapidement. Mais on notait au fur et à mesure ses déclarations, il fallait donc larrêter. Dmitri Fiodorovitch sy résigna en maugréant. Il sécriait parfois : « Messieurs, il y a de quoi exaspérer Dieu lui-même », ou : « Messieurs, savez-vous que vous magacez sans raison ? » mais malgré ces exclamations, il restait expansif. Cest ainsi quil raconta comment Samsonov lavait mystifié (il sen rendait parfaitement compte maintenant). La vente de la montre pour six roubles, afin de se procurer largent du voyage, intéressa fort les magistrats qui lignoraient encore ; à lextrême indignation de Mitia, on jugea nécessaire de consigner en détail ce fait, qui établissait à nouveau que la veille aussi, il était déjà presque sans le sou. Peu à peu, Mitia devenait morne. Ensuite, après avoir décrit sa visite chez Liagavi, la nuit passée dans lizba, et le commencement dasphyxie, il aborda son retour en ville et se mit de lui-même à décrire ses tourments jaloux au sujet de Grouchegnka. Les juges lécoutaient en silence et avec attention, notant surtout le fait que depuis longtemps, il avait un poste dobservation dans le jardin de Marie Kondratievna, pour le cas où Grouchegnka viendrait chez Fiodor Pavlovitch, et que Smerdiakov lui transmettait des renseignements ; ceci fut mentionné en bonne place. Il parla longuement de sa jalousie, malgré sa honte détaler ses sentiments les plus intimes, pour ainsi dire, « au déshonneur public », mais il la surmontait afin dêtre véridique. La sévérité impassible des regards fixés sur lui, durant son récit, finit par le troubler assez fort : « Ce gamin, avec qui je bavardais sur les femmes, il y a quelques jours, et ce procureur maladif ne méritent pas que je leur raconte cela, songeait-il tristement ; quelle honte ! » « Supporte, résigne-toi, tais-toi{156} », concluait-il, tout en saffermissant pour continuer. Arrivé à la visite chez Mme Khokhlakov, il redevint gai et voulut même raconter sur elle une anecdote récente, hors de propos ; mais le juge linterrompit et linvita à passer « à lessentiel ». Ensuite, ayant décrit son désespoir et parlé du moment où, en sortant de chez cette dame, il avait même songé à « égorger quelquun pour se procurer trois mille roubles », on larrêta pour consigner la chose. Enfin, il raconta comment il avait appris le mensonge de Grouchegnka, repartie aussitôt de chez Samsonov, tandis quelle devait, affirmait-elle, rester chez le vieillard jusquà minuit. « Si je nai pas tué alors cette Fénia, messieurs, cest uniquement parce que le temps me manquait », laissa-t-il échapper. Cela aussi fut noté. Mitia attendit dun air morne et allait expliquer comment il était entré dans le jardin de son père, lorsque le juge linterrompit, et ouvrant une grande serviette qui se trouvait auprès de lui, sur le divan, en sortit un pilon de cuivre.
« Connaissez-vous cet objet ?
Ah ! oui. Comment donc ! Donnez que je le voie… Au diable ! cest inutile.
Vous avez oublié den parler.
Que diable ! Pensez-vous que je vous laurais caché ? Je lai oublié, voilà tout.
Veuillez nous raconter comment vous vous êtes procuré cette arme.
Volontiers, messieurs. »
Et Mitia conta comment il avait pris le pilon et sétait sauvé.
« Mais quelle était votre intention en vous emparant de cet instrument ?
Quelle intention ? Aucune. Je lai pris et me suis enfui.
Pourquoi donc, si vous naviez pas dintention ? »
Lirritation gagnait Mitia. Il fixait le « gamin » avec un mauvais sourire, regrettait la franchise quil avait montrée « à de telles gens » à propos de sa jalousie.
« Je men fiche, du pilon !
Pourtant…
Eh bien, cest contre les chiens ! Il faisait sombre… à tout hasard.
Auparavant, quand vous sortiez la nuit, aviez-vous aussi une arme, puisque vous craignez tant lobscurité ?
Sapristi, messieurs, il ny a pas moyen de causer avec vous ! sécria Mitia exaspéré, et sadressant, rouge de colère, au greffier : écris tout de suite : « Il a pris le pilon pour aller tuer son père… pour lui fracasser la tête ! » Êtes-vous contents, messieurs ? dit-il dun air provocant.
Nous ne pouvons tenir compte dune telle déposition, inspirée par la colère. Nos questions vous paraissent futiles et vous irritent, alors quelles sont très importantes, dit sèchement le procureur.
De grâce, messieurs ! Jai pris ce pilon… Pourquoi prend-on quelque chose en pareil cas ? Je lignore. Je lai pris et me suis sauvé. Voilà tout. Cest honteux, messieurs ; passons{157}, sinon je vous jure que je ne dirai plus mot. »
Il saccouda, la tête dans la main. Il était assis de côté, par rapport à eux, et regardait le mur, sefforçant de surmonter un mauvais sentiment. Il avait, en effet, grande envie de se lever, de déclarer quil ne dirait plus un mot, « dût-on le mener au supplice ».
« Voyez-vous, messieurs, en vous écoutant, il me semble faire un rêve, comme ça marrive parfois… Je rêve souvent que quelquun me poursuit, quelquun dont jai grand-peur et qui me cherche dans les ténèbres. Je me cache honteusement derrière une porte, derrière une armoire. Linconnu sait parfaitement où je me trouve, mais il feint de lignorer afin de me torturer plus longtemps, de jouir de ma frayeur… Cest ce que vous faites maintenant !
Vous avez de pareils rêves ? sinforma le procureur.
Oui, jen ai… Ne voulez-vous pas le noter ?
Non, mais vous avez détranges rêves.
Maintenant, ce nest plus un rêve ! Cest la réalité, messieurs, le réalisme de la vie ! Je suis le loup, vous êtes les chasseurs !
Votre comparaison est injuste…, dit doucement le juge.
Pas du tout, messieurs ! fit Mitia avec irritation, bien que sa brusque explosion de colère leût soulagé. Vous pouvez refuser de croire un criminel ou un inculpé que vous torturez avec vos questions, mais non un homme animé de nobles sentiments (je le dis hardiment). Vous nen avez pas le droit. Mais
« Silence, mon cœur,
Supporte, résigne-toi, tais-toi ! »
…Faut-il continuer ? demanda-t-il dun ton revêche.
Comment donc, je vous en prie » dit le juge.
V. Troisième tribulation
Tout en parlant avec brusquerie, Mitia parut encore plus désireux de nomettre aucun détail. Il raconta comment il avait escaladé la palissade, marché jusquà la fenêtre et tout ce qui sétait alors passé en lui. Avec précision et clarté, il exposa les sentiments qui lagitaient quand il brûlait de savoir si Grouchegnka était ou non chez son père. Chose étrange, le procureur et le juge écoutaient avec une extrême réserve, lair rébarbatif, ne posant que de rares questions. Mitia ne pouvait rien augurer de leurs visages. « Il sont irrités et offensés, pensa-t-il, tant pis ! » Lorsquil raconta quil avait fait à son père le signal annonçant larrivée de Grouchegnka, les magistrats naccordèrent aucune attention au mot signal, comme sils nen comprenaient pas la portée dans la circonstance. Mitia remarqua ce détail. Arrivé au moment où, à la vue de son père penché hors de la fenêtre, il avait frémi de haine et sorti le pilon de sa poche, il sarrêta subitement, comme à dessein. Il regardait le mur et sentait les regards de ses juges, fixés sur lui.
« Eh bien, dit Nicolas Parthénovitch, vous avez saisi votre arme et… et que sest-il passé ensuite ?
Ensuite ? Jai tué… jai porté à mon père un coup de pilon qui lui a fendu le crâne… Daprès vous, cest ainsi, nest-ce-pas ? »
Ses yeux étincelaient. Sa colère apaisée se rallumait dans toute sa violence.
« Daprès nous, mais daprès vous ? »
Mitia baissa les yeux, fit une pause.
« Daprès moi, messieurs, daprès moi, voici ce qui est arrivé, reprit-il doucement : est-ce ma mère qui implorait Dieu pour moi, un esprit céleste qui ma baisé au front à ce moment ? Je ne sais, mais le diable a été vaincu. Je mécartai de la fenêtre et courus à la palissade. Mon père, qui maperçut alors, prit peur, poussa un cri et recula vivement, je me rappelle fort bien… Javais déjà grimpé sur la barrière quand Grigori me saisit… »
Mitia leva enfin les yeux sur ses auditeurs qui le regardaient dun air impassible. Un frémissement dindignation le parcourut.
« Messieurs, vous vous raillez de moi !
Doù concluez-vous cela ? demanda Nicolas Parthénovitch.
Vous ne croyez pas un mot de ce que je dis ! Je comprends très bien que je suis arrivé au point capital ; le vieillard gît maintenant la tête fracassée, et moi, après avoir tragiquement décrit ma volonté de le tuer, le pilon déjà en main, je menfuis de la fenêtre… Un sujet de poème à mettre en vers ! On peut croire sur parole un tel gaillard ! Vous êtes des farceurs, messieurs ! »
Il se tourna brusquement sur sa chaise qui craqua.
« Navez-vous pas remarqué, dit le procureur, paraissant ignorer lagitation de Mitia, quand vous avez quitté la fenêtre, la porte qui donne accès au jardin, à lautre bout de la façade, était-elle ouverte ?
Non, elle nétait pas ouverte.
Bien sûr ?
Elle était fermée, au contraire. Qui aurait pu louvrir ? Bah ! la porte, attendez ! il parut se raviser et tressaillit lavez-vous trouvée ouverte ?
Oui.
Mais qui a pu louvrir, si ce nest pas vous ?
La porte était ouverte, lassassin de votre père a suivi ce chemin pour entrer et pour sortir, dit le procureur, en scandant les mots. Cest très clair pour nous. Lassassinat a été commis évidemment dans la chambre, et non à travers la fenêtre. Cela résulte de lexamen des lieux et de la position du corps. Il ny a aucun doute à ce sujet. »
Mitia était confondu.
» Mais cest impossible, messieurs ! sécria-t-il tout à fait dérouté, je… je ne suis pas entré… Je vous affirme que la porte est restée fermée durant tout le temps que jétais au jardin, et lorsque je me suis enfui… Je me tenais sous la fenêtre et je nai vu mon père que de lextérieur… Je me rappelle jusquà la dernière minute. Si même je ne me rappelais pas, jen suis sûr, car les signaux nétaient connus que de moi, de Smerdiakov et du défunt, et sans signaux, il naurait ouvert à personne au monde !
Quels signaux ? » demanda avec une ardente curiosité le procureur, dont la réserve disparut aussitôt.
Il interrogeait avec une sorte dhésitation, pressentant un fait important, et tremblait que Mitia refusât de lexpliquer.
« Ah ! vous ne saviez pas ! dit Mitia en clignant de lœil avec un sourire ironique. Et si je refusais de répondre ? Qui vous renseignerait ? Le défunt, Smerdiakov et moi étions seuls à connaître le secret ; Dieu aussi le sait, mais il ne vous le dira pas. Or, le fait est curieux, on peut échafauder là-dessus à plaisir, ha ! ha ! Consolez-vous, messieurs, je vous le révélerai, vos craintes sont vaines. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! Laccusé dépose contre lui-même. Oui, car je suis un chevalier dhonneur, mais pas vous ! »
Dans son impatience dapprendre le fait nouveau, le procureur avalait ces pilules. Mitia expliqua en détail les signaux imaginés par Fiodor Pavlovitch pour Smerdiakov, le sens de chaque coup à la fenêtre ; il les reproduisit même sur la table. Nicolas Parthénovitch lui ayant demandé sil avait fait alors au vieillard le signal convenu pour larrivée de Grouchegnka, Mitia répondit affirmativement.
« Maintenant, échafaudez là-dessus une hypothèse ! trancha-t-il en se détournant avec dédain.
Ainsi, votre défunt père, le domestique Smerdiakov et vous connaissiez seuls ces signaux ? insista le juge.
Oui, le domestique Smerdiakov, et puis Dieu. Notez ceci. Vous devrez vous-même recourir à Dieu. »
On en prit note, bien entendu, mais à ce moment le procureur dit, comme sil lui venait une idée :
« Dans ce cas, et puisque vous affirmez votre innocence, ne serait-ce pas Smerdiakov qui se fit ouvrir la porte par votre père, en donnant le signal, et ensuite… lassassina ? »
Mitia lui jeta un regard chargé dironie et de haine, le fixa si longtemps que le procureur battit des paupières.
« Vous vouliez encore attraper le renard, vous lui avez pincé la queue, hé ! hé ! Vous pensiez que jallais me raccrocher à ce que vous insinuez et mécrier à pleine gorge : « Ah ! oui, cest Smerdiakov, voilà lassassin ! » Avouez que vous lavez pensé, avouez-le, alors je continuerai. »
Le procureur navoua rien. Il attendit en silence.
« Vous vous êtes trompé, je naccuserai pas Smerdiakov, déclara Mitia.
Et vous ne le soupçonnez même pas ?
Est-ce que vous le soupçonnez, vous ?
Nous lavons aussi soupçonné. »
Mitia baissa les yeux.
« Trêve de plaisanteries, écoutez : dès le début, presque au moment où je suis sorti de derrière ce rideau, cette idée métait déjà venue : « Cest Smerdiakov ! » Assis à cette table, alors que je criais mon innocence, la pensée de Smerdiakov me poursuivait. Maintenant, enfin, jai songé à lui, mais lespace dune seconde, aussitôt je me suis dit : « Non, ce nest pas Smerdiakov ! » Ce crime nest pas son œuvre, messieurs !
Ne soupçonnez-vous pas, alors, quelque autre personnage ? demanda avec précaution Nicolas Parthénovitch.
Je ne sais qui, Dieu ou Satan, mais pas Smerdiakov ! dit résolument Mitia.
Mais pourquoi affirmez-vous avec une telle insistance que ce nest pas lui ?
Par conviction. Parce que Smerdiakov est une nature vile et lâche, ou plutôt le composé de toutes les lâchetés cheminant sur deux pieds. Il est né dune poule. Quand il me parlait, il tremblait de frayeur, pensant que jallais le tuer, alors que je ne levais même pas la main. Il se jetait à mes pieds en pleurant, il baisait mes bottes en me suppliant de ne pas lui faire peur, entendez-vous ? de ne pas lui faire peur. Et je lui ai même offert des cadeaux. Cest une poule épileptique, un esprit faible ; un gamin de huit ans le rosserait. Non, ce nest pas Smerdiakov. Il naime pas largent, il refusait mes cadeaux… Dailleurs, pourquoi aurait-il tué le vieillard ? Il est peut-être son fils naturel ; savez-vous cela ?
Nous connaissons cette légende. Mais vous êtes le fils de Fiodor Pavlovitch, pourtant vous avez dit à tout le monde que vous vouliez le tuer.
Encore une pierre dans mon jardin ! Cest abominable. Mais je nai pas peur. Messieurs, vous devriez avoir honte de me dire cela en face ! Car cest moi qui vous en ai parlé. Non seulement jai voulu tuer, mais je le pouvais, je me suis même accusé davoir failli tuer. Mais mon ange gardien ma sauvé du crime, voilà ce que vous ne pouvez pas comprendre… Cest ignoble de votre part, ignoble ! Car je nai pas tué, pas tué ! Vous entendez, procureur : pas tué ! »
Il suffoquait. Durant linterrogatoire, il navait jamais été dans une pareille agitation.
« Et que vous a dit Smerdiakov ? conclut-il après une pause. Puis-je le savoir ?
Vous pouvez nous questionner sur tout ce qui concerne les faits, répondit froidement le procureur, et je vous répète que nous sommes tenus de répondre à vos questions. Nous avons trouvé le domestique Smerdiakov dans son lit, sans connaissance, en proie à une violente crise dépilepsie, la dixième peut-être depuis la veille. Le médecin qui nous accompagnait a déclaré, après avoir examiné le malade, quil ne passerait peut-être pas la nuit.
Alors, cest le diable qui a tué mon père ! laissa échapper Mitia, comme si son dernier doute disparaissait.
Nous reviendrons là-dessus, conclut Nicolas Parthénovitch ; veuillez continuer votre déposition. »
Mitia demanda à se reposer, ce qui lui fut accordé avec courtoisie. Ensuite il reprit son récit, mais ce fut avec une peine visible. Il était las, froissé, ébranlé moralement. De plus, le procureur, comme à dessein, lirritait à chaque instant en sarrêtant à des « minuties ». Mitia finissait de décrire comment à califourchon sur la palissade, il avait frappé dun coup de pilon à la tête Grigori, cramponné à sa jambe gauche, puis sauté auprès du blessé, lorsque le procureur le pria dexpliquer avec plus de détails comment il se tenait sur la palissade. Mitia sétonna.
« Eh bien, jétais assis comme ça, à cheval, une jambe de chaque côté…
Et le pilon ?
Je lavais à la main.
Il nétait pas dans votre poche ? Vous vous rappelez ce détail ? Vous avez dû frapper de haut.
Cest probable. Pourquoi cette remarque ?
Si vous vous placiez sur votre chaise comme alors sur la palissade, pour bien nous montrer comment et de quel côté vous avez frappé ?
Est-ce que vous ne vous moquez pas de moi ? » demanda Mitia en toisant linterrogateur ; mais celui-ci ne broncha pas.
Mitia se mit à cheval sur la chaise et leva le bras :
« Voilà comment jai frappé ! Comment jai tué ! Êtes-vous satisfaits ?
Je vous remercie. Ne voulez-vous pas nous expliquer maintenant pourquoi vous avez de nouveau sauté dans le jardin, dans quelle intention ?
Eh diable ! pour voir le blessé… Je ne sais pas pourquoi !
Dans un trouble pareil et en train de fuir ?
Oui, dans un trouble pareil et en train de fuir.
Vous vouliez lui venir en aide ?
Oui, peut-être, je ne me rappelle pas.
Vous ne vous rendiez pas compte de vos actes ?
Oh ! je men rendais bien compte. Je me rappelle les moindres détails. Jai sauté pour voir et jai essuyé son sang avec mon mouchoir.
Nous avons vu votre mouchoir. Vous espériez ramener le blessé à la vie ?
Je ne sais pas… Je voulais simplement massurer sil vivait encore.
Ah ! vous vouliez vous assurer ? Eh bien ?
Je ne suis pas médecin, je ne pus en juger. Je menfuis en pensant lavoir tué.
Très bien, je vous remercie. Cest tout ce quil me fallait. Veuillez continuer. »
Hélas ! Mitia neut pas lidée de raconter il sen souvenait pourtant quil avait sauté par pitié et prononcé des paroles de compassion devant sa victime : « Le vieux a son compte ; tant pis, quil y reste ! » Le procureur en conclut que laccusé avait sauté « en un tel moment et dans un trouble pareil » seulement pour sassurer si lunique témoin de son crime vivait encore. Quels devaient donc être lénergie, la résolution, le sang-froid de cet homme, etc. Le procureur était satisfait : « Jai exaspéré cet homme irritable avec des minuties et il sest trahi. »
Mitia poursuivit péniblement. Cette fois, ce fut Nicolas Parthénovitch qui linterrompit :
« Comment avez-vous pu aller chez la domestique Fédossia Marcovna avec les mains et le visage ensanglantés ?
Mais je ne men doutais pas.
Cest vraisemblable, cela arrive, dit le procureur en échangeant un coup dœil avec Nicolas Parthénovitch.
Vous avez raison, procureur », approuva Mitia.
Ensuite, il raconta sa décision de « sécarter », de « laisser le chemin libre aux amants ».
Mais il ne put se résoudre, comme tout à lheure, à étaler ses sentiments, parler de « la reine de son cœur ». Cela lui répugnait devant ces êtres froids. Aussi, aux questions réitérées, il répondit laconiquement :
« Eh bien, javais résolu de me tuer. À quoi bon vivre ? Lancien amant de Grouchegnka, son séducteur venait, après cinq ans, réparer sa faute en lépousant. Je compris que tout était fini pour moi… Derrière moi la honte, et puis ce sang, le sang de Grigori. Pourquoi vivre ? Jallai dégager mes pistolets afin de me loger une balle dans la tête, à laube…
Et, cette nuit, une fête à tout casser.
Vous lavez dit. Que diable, messieurs, finissons-en plus vite ! Jétais décidé à me tuer, là-bas, au bout du village à cinq heures du matin. Jai même dans ma poche un billet écrit chez Perkhotine en chargeant mon pistolet. Le voici, lisez-le. Ce nest pas pour vous que je raconte ! » ajouta-t-il, dédaigneux.
Il jeta sur la table le billet que les juges lurent avec curiosité et, comme de juste, joignirent au dossier.
« Et vous navez pas pensé à vous laver les mains, même avant daller chez M. Perkhotine ? Vous ne craigniez donc pas les soupçons ?
Quels soupçons ? Je me souciais peu des soupçons. Je me serais suicidé à cinq heures, avant quon ait le temps dagir. Sans la mort de mon père, vous ne sauriez rien et vous ne seriez pas venus ici. Oh ! cest lœuvre du diable, cest lui qui a tué mon père, qui vous a si promptement renseignés. Comment avez-vous pu arriver si vite ? Cest fantastique !
M. Perkhotine nous a informés quen entrant chez lui vous teniez dans vos mains… dans vos mains ensanglantées… une grosse somme… une liasse de billets de cent roubles. Son jeune domestique aussi la vu.
Cest vrai, messieurs, je men souviens.
Une petite question, dit avec une grande douceur Nicolas Parthénovitch. Pourriez-vous nous indiquer où vous avez pris tant dargent, alors quil est démontré que vous navez pas eu le temps daller chez vous ? »
Le procureur fronça les sourcils à cette question ainsi posée de front, mais ninterrompit pas Nicolas Parthénovitch.
« Non, je ne suis pas entré chez moi, dit Mitia tranquillement, mais les yeux baissés.
Permettez-moi, dans ce cas, de répéter ma question, insinua le juge. Où avez-vous trouvé tout à coup une pareille somme, alors que, daprès vos propres aveux, à cinq heures, le même jour…
Javais besoin de dix roubles, jai engagé mes pistolets chez Perkhotine, puis je suis allé chez Mme Khokhlakov pour lui emprunter trois mille roubles quelle ne ma pas donnés, etc. Eh oui ! messieurs, jétais sans ressources, et tout à coup me voilà avec des billets de mille ! Savez-vous, messieurs, vous avez peur, tous les deux maintenant ; quarrivera-t-il sil ne nous indique pas la provenance de cet argent ? Eh bien, je ne vous le dirai pas, messieurs, vous avez deviné juste, vous ne le saurez pas, dit Mitia en martelant la dernière phrase.
Comprenez, monsieur Karamazov, quil est essentiel pour nous de le savoir, dit doucement Nicolas Parthénovitch.
Je le comprends, mais je ne le dirai pas. »
Le procureur, à son tour, rappela que linculpé pouvait ne pas répondre aux questions sil le jugeait préférable, mais que, vu le tort quil se faisait par son silence, vu surtout limportance des questions…
« Et ainsi de suite, messieurs, et ainsi de suite ! Jen ai assez, jai déjà entendu cette litanie. Je comprends la gravité de laffaire : cest là le point capital, pourtant je ne parlerai pas.
Quest-ce que cela peut nous faire ? Cest à vous que vous nuisez, insinua nerveusement Nicolas Parthénovitch.
Trêve de plaisanteries, messieurs. Jai pressenti dès le début que nous nous heurterions sur ce point. Mais alors, quand jai commencé à déposer, tout était pour moi trouble et flottant, jai même eu la simplicité de vous proposer « une confiance mutuelle ». Maintenant, je vois que cette confiance était impossible, puisque nous devions arriver à cette barrière maudite, et nous y sommes. Dailleurs, je ne vous reproche rien, je comprends bien que vous ne pouvez pas me croire sur parole ! »
Mitia se tut, lair sombre.
« Ne pourriez-vous pas, sans renoncer à votre résolution de taire lessentiel, nous renseigner sur ce point : quels sont les motifs assez puissants pour vous contraindre au silence dans un moment si critique ? »
Mitia sourit tristement.
« Je suis meilleur que vous ne le pensez, messieurs, je vous dirai ces motifs, bien que vous ne le méritiez pas. Je me tais parce quil y a là pour moi un sujet de honte. La réponse à la question sur la provenance de largent implique une honte pire que si javais assassiné mon père pour le voler. Voilà pourquoi je me tais. Eh ! quoi, messieurs, vous voulez noter cela ?
Oui, nous allons le noter, bredouilla Nicolas Parthénovitch.
Vous ne devriez pas mentionner ce qui concerne « la honte ». Si je vous en ai parlé, alors que je pouvais me taire, cest uniquement par complaisance. Eh bien, écrivez, écrivez ce que vous voulez, conclut-il dun air dégoûté, je ne vous crains pas et… je garde ma fierté devant vous.
Ne nous expliquerez-vous pas de quelle nature est cette honte ? » demanda timidement Nicolas Parthénovitch.
Le procureur fronça les sourcils.
N-i-ni, cest fini{158}, ninsistez pas. Inutile de savilir. Je me suis déjà avili à votre contact. Vous ne méritez pas que je parle, ni vous ni personne. Assez, messieurs, je marrête. »
Cétait catégorique. Nicolas Parthénovitch ninsista plus mais comprit, aux regards dHippolyte Kirillovitch, que celui-ci ne désespérait pas encore.
« Ne pouvez-vous pas dire, au moins, la somme que vous aviez en arrivant chez M. Perkhotine ?
Non, je ne peux pas.
Vous avez parlé à M. Perkhotine de trois mille roubles soi-disant prêtés par Mme Khokhlakov.
Cest possible. En voilà assez, messieurs, je ne dirai pas la somme.
Alors, veuillez nous dire comment vous êtes venus à Mokroïé, et tout ce que vous avez fait.
Oh ! vous navez quà interroger les gens qui sont ici. Dailleurs, je vais vous le raconter. »
Nous ne reproduirons pas son récit, fait rapidement et avec sécheresse. Il passa sous silence livresse de son amour, tout en expliquant comment il avait renoncé à se suicider « par suite de faits nouveaux ». Il narrait sans donner les motifs, sans entrer dans les détails. Les magistrats lui posèrent dailleurs peu de questions ; cela ne les intéressait que médiocrement.
« Nous reviendrons là-dessus lors des dépositions des témoins qui auront lieu, bien entendu, en votre présence, déclara Nicolas Parthénovitch en terminant linterrogatoire. Pour linstant, veuillez déposer sur la table tout ce que vous avez sur vous, surtout votre argent.
Largent, messieurs ? À vos ordre, je comprends que cest nécessaire. Je métonne que vous ny ayez pas songé plus tôt. Le voici, mon argent, comptez, prenez, tout y est, je crois. »
Il vida ses poches, y compris la menue monnaie, tira deux pièces de dix kopeks de son gousset. On fit le compte, il y avait huit cent trente-six roubles et quarante kopeks.
« Cest tout ? demanda le juge.
Tout.
Daprès votre déposition, vous avez dépensé trois cents roubles chez Plotnikov ; donné dix roubles à Perkhotine, vingt au voiturier. Vous en avez perdu deux cents aux cartes, ensuite… »
Nicolas Parthénovitch refit le compte, aidé de Mitia. On y comprit jusquaux kopeks.
« Avec ces huit cents, vous deviez avoir, par conséquent, dans les quinze cents roubles.
Tout juste.
Tout le monde affirme que vous aviez beaucoup plus.
Libre à eux.
Vous aussi, dailleurs.
Moi aussi.
Nous vérifierons tout cela par les dépositions dautres témoins. Soyez sans inquiétude au sujet de votre argent, il sera déposé en lieu sûr et mis à votre disposition… à lissue de laffaire… sil est démontré que vous y avez droit. Maintenant… »
Nicolas Parthénovitch se leva et déclara à Mitia quil était « tenu et obligé » dexaminer minutieusement ses habits et le reste.
« Soit, messieurs, je retournerai mes poches, si vous voulez. »
Et il se mit en devoir de le faire.
« Il faut même ôter vos habits.
Comment ? Me déshabiller ? Que diable ! Ne pouvez-vous pas me fouiller comme ça ?
Impossible, Dmitri Fiodorovitch, il faut ôter vos habits.
Comme vous voudrez, consentit Mitia dun air morne, seulement pas ici, je vous en prie ; derrière le rideau. Qui procédera à lexamen ?
Certainement, derrière le rideau », approuva dun signe de tête Nicolas Parthénovitch, dont le petit visage respirait la gravité.
VI. Le Procureur confond Mitia
Il se passa alors une scène à laquelle Mitia ne sattendait guère. Il naurait jamais supposé, dix minutes auparavant, quon oserait le traiter ainsi, lui, Mitia Karamazov. Surtout il se sentait humilié, en butte « à larrogance et au dédain ». Ça lui était égal dôter sa redingote, mais on le pria de se déshabiller entièrement. Ou plutôt on le lui ordonna, il sen rendait bien compte. Il se soumit sans murmure, par fierté dédaigneuse. Outre les juges, quelques manants le suivirent derrière le rideau, « sans doute pour prêter main-forte », songea Mitia, « peut-être encore dans quelque autre intention ». « Faut-il ôter aussi ma chemise ? » demanda-t-il brusquement ; mais Nicolas Parthénovitch ne lui répondit pas : le procureur et lui étaient absorbés par lexamen de la redingote, du pantalon, du gilet et de la casquette, qui paraissaient les intéresser fort. « Quel sans gêne ! ils nobservent même pas la politesse requise. »
« Je vous demande pour la seconde fois si je dois ôter ma chemise, oui ou non ? dit Mitia avec irritation.
Ne vous inquiétez pas, nous vous préviendrons », répondit Nicolas Parthénovitch dun ton qui parut autoritaire à Mitia.
Le procureur et le juge sentretenaient à mi-voix. La redingote portait, surtout au pan gauche, dénormes taches de sang coagulé, ainsi que le pantalon. De plus, Nicolas Parthénovitch tâta, en présence des témoins instrumentaires, le col, les parements, les coutures, cherchant sil ny avait pas dargent caché. On donna à entendre à Mitia quil était bien capable davoir cousu de largent dans ses vêtements. « Ils me traitent en voleur et non en officier », grommela-t-il à part lui. Ils échangeaient leurs impressions en sa présence avec une franchise singulière. Cest ainsi que le greffier, qui se trouvait aussi derrière le rideau et faisait lempressé, attira lattention de Nicolas Parthénovitch sur la casquette, quon tâtait également : « Rappelez-vous le scribe Gridenka ; il était allé en été toucher les appointements pour toute la chancellerie et prétendit à son retour avoir perdu largent en état divresse ; où le retrouva-t-on ? Dans le liséré de sa casquette, où les billets de cent roubles étaient enroulés et cousus. » Le juge et le procureur se rappelaient parfaitement ce fait, aussi mit-on de côté la casquette de Mitia pour être soumise, ainsi que les vêtements, à un examen approfondi.
« Permettez, sécria soudain Nicolas Parthénovitch en apercevant le poignet de la manche droite de la chemise de Mitia, retroussé et taché de sang, permettez, cest du sang ?
Oui.
Quel sang ? Et pourquoi votre manche est-elle retroussée ? »
Mitia expliqua quil sétait taché en soccupant de Grigori et quil avait retroussé la manche chez Perkhotine, en se lavant les mains.
« Il faudra aussi ôter votre chemise, cest très important pour les pièces à conviction. »
Mitia rougit et se fâcha.
« Alors, je vais rester tout nu !
Ne vous inquiétez pas, nous arrangerons cela. Ayez lobligeance dôter aussi vos chaussettes.
Vous ne plaisantez pas ? Cest vraiment indispensable ?
Nous ne sommes pas en train de plaisanter, répliqua sévèrement Nicolas Parthénovitch.
Eh bien, sil le faut… je… » murmura Mitia qui, sasseyant sur le lit, se mit à retirer ses chaussettes.
Il était très gêné et, chose étrange, se sentait comme coupable, lui nu, devant ces gens habillés, trouvant presque quils avaient maintenant le droit de le mépriser, comme inférieur. « La nudité en soi na rien de choquant, la honte naît du contraste, songeait-il. On dirait un rêve, jai parfois éprouvé en songe des sensations de ce genre. » Il lui était pénible dôter ses chaussettes, assez malpropres, ainsi que son linge, et maintenant tout le monde lavait vu. Ses pieds surtout lui déplaisaient, il avait toujours trouvé ses orteils difformes, particulièrement celui du pied droit, plat, longle recourbé, et tous le voyaient. Le sentiment de sa honte le rendit plus grossier, il ôta sa chemise avec rage.
« Ne voulez-vous pas chercher ailleurs, si vous navez pas honte ?
Non, cest inutile pour le moment.
Alors, je dois rester comme ça, nu ?
Oui, cest nécessaire… Veuillez vous asseoir en attendant, vous pouvez vous envelopper dans une couverture du lit, et moi… je moccuperai de ça. »
Les effets ayant été montrés aux témoins instrumentaires et le procès-verbal de leur examen rédigé, le juge et le procureur sortirent ; on emporta les vêtements ; Mitia demeura en compagnie des manants qui ne le quittaient pas des yeux. Il avait froid et senveloppa de la couverture, trop courte pour couvrir ses pieds nus. Nicolas Parthénovitch se fit longtemps attendre. « Il me prend pour un gamin », murmura Mitia en grinçant des dents. « Cette ganache de procureur est sorti aussi, par mépris sans doute, ça le dégoûtait de me voir nu. » Mitia simaginait quon lui rendrait ses habits après lexamen. Quelle fut son indignation lorsque Nicolas Parthénovitch reparut avec un autre costume, quun croquant portait derrière lui.
« Voici des vêtements, dit-il dun air dégagé, visiblement satisfait de sa trouvaille. Cest M. Kalganov qui vous les prête, ainsi quune chemise propre. Par bonheur, il en avait de rechange. Vous pouvez garder vos chaussettes.
Je ne veux pas des habits des autres, sécria Mitia exaspéré. Rendez-moi les miens !
Impossible.
Donnez-moi les miens ! Au diable Kalganov et ses habits ! »
On eut de la peine à lui faire entendre raison. On lui expliqua tant bien que mal que ses habits tachés de sang devaient « figurer parmi les pièces à conviction ; nous navons même pas le droit de vous les laisser… vu la tournure que peut prendre laffaire ». Mitia finit par le comprendre, se tut, shabilla à la hâte. Il fit seulement remarquer que le costume quon lui prêtait était plus riche que le sien et quil ne voudrait pas « en profiter ». De plus, « ridiculement étroit. Dois-je être affublé comme un bouffon… pour vous divertir ? »
On lui rétorqua quil exagérait, que le pantalon seul était un peu long. Mais la redingote le gênait aux épaules.
« Zut, cest difficile à boutonner, grommela de nouveau Mitia. Ayez lobligeance de dire à M. Kalganov que ce nest pas moi qui ai demandé ce costume et quon ma déguisé en bouffon.
Il le comprend fort bien et regrette… cest-à-dire, pas son costume, mais cet incident… marmotta Nicolas Parthénovitch.
Je men moque, de son regret ! Eh bien ? Où aller maintenant ? Faut-il rester ici ? »
On le pria de repasser de lautre côté. Mitia sortit, lair morose, sefforçant de ne regarder personne. Dans ce costume étranger, il se sentait humilié, même aux yeux des manants et de Tryphon Borissytch, dont la figure apparut à la porte : « Il vient voir mon accoutrement », songea Mitia. Il se rassit à la même place, comme sous limpression dun cauchemar ; il lui semblait nêtre pas dans son état normal.
« Maintenant, allez-vous me faire fustiger ? Il ne vous reste plus que ça ! » dit-il en sadressant au procureur.
Il évitait de se tourner vers Nicolas Parthénovitch, dédaignant de lui adresser la parole. « Il a examiné trop minutieusement mes chaussettes, il les a même fait retourner, le monstre, pour que tout le monde voie comme elles sont sales ! »
« Il faut maintenant entendre les témoins, proféra le juge, comme en réponse à la question de Mitia.
Oui, dit le procureur dun air absorbé.
Dmitri Fiodorovitch, nous avons fait notre possible en votre faveur, poursuivit le juge, mais comme vous avez refusé catégoriquement de nous expliquer la provenance de la somme trouvée sur vous, nous sommes maintenant…
En quoi est votre bague ? interrompit Mitia comme sortant dune rêverie et désignant une des bagues qui ornaient la main de Nicolas Parthénovitch.
Ma bague ?
Oui, celle-ci… au majeur, dont la pierre est veinée, insista Mitia, comme un enfant entêté.
Cest une topaze fumée, dit Nicolas Parthénovitch en souriant, voulez-vous lexaminer, je lôterai…
Non, non, gardez-la ! sécria rageusement Mitia, se ravisant et furieux contre lui-même. Ne lôtez pas, cest inutile… Au diable !… Messieurs, vous mavez avili ! Croyez-vous que je le dissimulerais, si javais tué mon père, que je recourrais à la ruse et au mensonge ? Non, ce nest pas dans mon caractère, et si jétais coupable, je vous jure que je naurais pas attendu votre arrivée et le lever du soleil, comme jen avais dabord lintention ; je me serais suicidé avant laurore ! Je le sens bien maintenant. En vingt ans, jaurais moins appris que durant cette nuit maudite !… Et serais-je comme ça, assis auprès de vous, parlerais-je de la sorte, avec les mêmes gestes, les mêmes regards, si jétais vraiment un parricide, alors que le meurtre accidentel de Grigori ma tourmenté toute la nuit, non par crainte, non par la seule crainte du châtiment ! Ô honte ! Et vous voulez quà des farceurs tels que vous, qui ne voyez rien et ne croyez rien, qui êtes aveugles comme des taupes, je dévoile une nouvelle bassesse, une honte nouvelle, fût-ce pour me disculper ? Jaime mieux aller au bagne ! Celui qui a ouvert la porte pour entrer chez mon père, cest lui lassassin et le voleur. Qui est-ce ? je me perds en conjectures, mais ce nest pas Dmitri Karamazov, sachez-le, voilà tout ce que je peux vous dire, assez, ninsistez pas… Envoyez-moi au bagne ou à léchafaud, mais ne me tourmentez pas davantage. Je me tais. Appelez vos témoins ! »
Le procureur, qui avait observé Mitia pendant quil débitait son monologue, lui dit soudain, du ton le plus calme et comme sil sagissait de choses toutes naturelles :
« À propos de cette porte ouverte dont vous venez de parler, nous avons reçu une déposition très importante du vieux Grigori Vassiliev. Il affirme positivement que lorsquil se décida, en entendant du bruit, à pénétrer dans le jardin par la petite porte restée ouverte, il aperçut à gauche la porte de la maison grande ouverte, ainsi que la fenêtre, alors que vous assuriez que ladite porte resta fermée tout le temps que vous étiez au jardin. À ce moment il ne vous avait pas encore vu dans lobscurité quand vous vous enfuyiez, suivant votre récit, de la fenêtre où vous aviez regardé votre père. Je ne vous cache pas que Vassiliev en conclut formellement et déclare que vous avez dû vous sauver par cette porte, bien quil ne vous ait pas vu en sortir. Il vous a aperçu à une certaine distance, dans le jardin, alors que vous couriez du côté de la palissade… »
Mitia sétait levé.
« Cest un impudent mensonge. Il na pas pu voir la porte ouverte, car elle était fermée… Il ment.
Je me crois obligé de vous répéter que sa déposition est catégorique et quil y persiste. Nous lavons interrogé à plusieurs reprises.
Cest précisément moi qui lai interrogé, confirma Nicolas Parthénovitch.
Cest faux, cest faux ! Cest une calomnie ou lhallucination dun fou ; il lui aura semblé voir cela dans le délire causé par sa blessure.
Mais il avait remarqué la porte ouverte avant dêtre blessé, lorsquil venait dentrer au jardin.
Ce nest pas vrai, ça ne se peut pas ! Il me calomnie par méchanceté… il na pas pu voir… Je nai pas passé par cette porte », dit Mitia haletant.
Le procureur se tourna vers Nicolas Parthénovitch et lui dit :
« Montrez donc.
Connaissez-vous cet objet ? » dit le juge en posant sur la table une grande enveloppe qui portait encore trois cachets. Elle était vide et déchirée sur un côté. Mitia écarquilla les yeux.
« Cest… cest lenveloppe de mon père, murmura-t-il, celle qui renfermait les trois mille roubles… si la suscription correspond, permettez : « À ma poulette », cest cela, « trois mille », voyez-vous, trois mille ?
Assurément, nous le voyons, mais nous navons pas trouvé largent. Lenveloppe était à terre, près du lit, derrière le paravent. »
Mitia resta quelques secondes comme abasourdi.
« Messieurs, cest Smerdiakov ! sécria-t-il soudain de toutes ses forces, cest lui qui a tué, cest lui qui a volé ! Lui seul savait où le vieillard cachait cette enveloppe… Cest lui, sans aucun doute !
Mais vous saviez aussi que cette enveloppe était cachée sous loreiller.
Jamais de la vie ! Cest la première fois que je la vois, jen avais seulement entendu parler par Smerdiakov… Lui seul connaissait la cachette du vieillard, moi je lignorais…
Pourtant vous avez déposé tout à lheure que lenveloppe se trouvait sous loreiller du défunt. « Sous loreiller », donc vous saviez où elle était.
Nous lavons noté ! confirma Nicolas Parthénovitch.
Cest absurde ! Je lignorais totalement. Dailleurs, ce nétait peut-être pas sous loreiller… Jai dit ça sans réfléchir… Que dit Smerdiakov ? Lavez-vous interrogé à ce sujet ? Que dit-il ? Cest là le principal… Moi, jai blagué exprès… Jai dit, sans y penser, que cétait sous loreiller, et maintenant vous… Vous savez bien quon laisse échapper des inexactitudes. Mais Smerdiakov seul le savait, et personne dautre !… Il ne ma pas révélé la cachette ! Mais cest lui, incontestablement, cest lui lassassin, maintenant cest pour moi clair comme le jour, clama Mitia avec une exaltation croissante. Dépêchez-vous de larrêter… Il a tué pendant que je menfuyais et que Grigori gisait sans connaissance, cest évident… Il a fait le signal et mon père lui a ouvert… Car lui seul connaissait les signaux, et sans signal mon père naurait pas ouvert…
Vous oubliez de nouveau, remarqua le procureur avec le même calme, lair déjà triomphant, quil ny avait pas besoin de faire de signal, si la porte était déjà ouverte lorsque vous vous trouviez encore dans le jardin…
La porte, la porte, murmura Mitia en fixant le procureur ; il se laissa retomber sur sa chaise, il y eut un silence…
Oui, la porte… Cest un fantôme ! Dieu est contre moi ! sexclama-t-il, les yeux hagards.
Vous voyez, dit gravement le procureur, jugez vous-même, Dmitri Fiodorovitch. Dun côté, cette déposition accablante pour vous, la porte ouverte par où vous êtes sorti. De lautre, votre silence incompréhensible, obstiné, relativement à la provenance de votre argent, alors que trois heures auparavant vous aviez engagé vos pistolets pour dix roubles. Dans ces conditions, jugez vous-même à quelle conviction nous devons nous arrêter. Ne dites pas que nous sommes « de froids et cyniques railleurs », incapables de comprendre les nobles élans de votre âme… Mettez-vous à notre place… »
Mitia éprouvait une émotion indescriptible. Il pâlit.
« Cest bien, sécria-t-il tout à coup, je vais vous révéler mon secret, vous dire où jai pris largent… Je dévoilerai ma honte, pour naccuser ensuite ni vous, ni moi.
Et croyez, Dmitri Fiodorovitch, dit avec un joyeux empressement Nicolas Parthénovitch, quune confession sincère et complète de votre part, en cet instant, peut beaucoup améliorer votre situation par la suite, et même… »
Mais le procureur le poussa légèrement du pied sous la table et il sarrêta. Dailleurs, Mitia nécoutait pas.
VII. Le grand secret de Mitia. On le raille
« Messieurs, commença-t-il avec émotion, cet argent… je veux tout raconter… cet argent était à moi. »
Les figures du procureur et du juge sallongèrent, ils ne sattendaient pas à cela.
« Comment, à vous ? fit Nicolas Parthénovitch, alors quà cinq heures du soir encore, daprès votre propre aveu…
Au diable ces cinq heures du soir, au diable mon propre aveu, il ne sagit plus de cela ! Cet argent était à moi, cest-à-dire non… je lavais volé… Il y avait quinze cents roubles que je portais toujours sur moi…
Mais où les avez-vous pris ?
Sur ma poitrine, messieurs, ils se trouvaient là cousus dans un chiffon, suspendus à mon cou. Depuis longtemps, depuis un mois, je les portais comme un témoignage de mon infamie !
Mais à qui était cet argent que vous… vous êtes approprié ?
Vous voulez dire : « volé ». Parlez donc franchement. Oui, jestime que cest comme si je lavais volé, ou si vous voulez, je me le suis, en effet, « approprié ». Hier soir, je lai volé définitivement.
Hier soir ? Mais vous venez de dire quil y a déjà un mois que vous… vous lêtes procuré.
Oui, mais ce nest pas à mon père que je lai volé, rassurez-vous, cest à elle. Laissez-moi raconter sans minterrompre. Cest pénible. Voyez-vous, il y a un mois, Catherine Ivanovna Verkhovtsev, mon ex-fiancée, mappela… Vous la connaissez !
Comment donc !
Je sais que vous la connaissez. Une âme noble entre toutes, mais elle me hait depuis très longtemps, et à juste titre.
Catherine Ivanovna ? » demanda le juge avec étonnement.
Le procureur était aussi fort surpris.
« Oh ! ne prononcez pas son nom en vain ! Je suis un misérable de la mettre en cause… Oui, jai vu quelle me haïssait… depuis longtemps, dès le premier jour, lorsquelle vint chez moi, là-bas… Mais en voilà assez, vous nêtes pas dignes de le savoir, cest inutile… Je dirai seulement quil y a un mois elle me remit trois mille roubles pour les envoyer à sa sœur et à une autre parente, à Moscou (comme si elle ne pouvait le faire elle-même !) Et moi… cétait précisément à lheure fatale de ma vie où… Bref, je venais de méprendre dune autre, delle, de Grouchegnka, ici présente. Je lemmenai ici, à Mokroïé, et dissipai en deux jours la moitié de ce maudit argent, je gardai le reste. Eh bien, ce sont ces quinze cents roubles, que je portais sur ma poitrine comme une amulette. Hier, jai ouvert le paquet et entamé la somme. Les huit cents roubles qui restent sont entre vos mains.
Permettez, vous avez dépensé ici, il y a trois mois, trois mille roubles et non quinze cents, tout le monde le sait.
Qui le sait ? Qui a compté mon argent ?
Mais vous avez dit vous-même que vous aviez dépensé juste trois mille roubles.
Cest vrai, je lai dit à tout venant, on la répété, toute la ville, la cru. Pourtant je nai dépensé que quinze cents roubles et cousu lautre moitié dans un sachet. Voilà doù provient largent dhier…
Cela tient du prodige, murmura Nicolas Parthénovitch.
Navez-vous pas parlé de cela, auparavant, à quelquun… je veux dire de ces quinze cents roubles mis de côté ? demanda le procureur.
Non, à personne.
Cest étrange. Vraiment, à personne au monde ?
À personne au monde.
Pourquoi ce silence ? Quest-ce qui vous obligeait à faire de cela un mystère ? Bien que ce secret vous paraisse si « honteux », cette appropriation, dailleurs temporaire, de trois mille roubles nest, à mon avis, quune peccadille, étant donné surtout votre caractère. Admettons que ce soit une action des plus répréhensibles, je le veux bien, mais non honteuse… Dailleurs, bien des gens avaient deviné la provenance de ces trois mille roubles sans que vous lavouiez, jen ai moi-même entendu parler, Mikhaïl Makarovitch également… En un mot, cest le secret de Polichinelle. De plus, il y a des indices, sauf erreur, comme quoi vous aviez confié à quelquun que cet argent venait de Mlle Verkhovtsev. Aussi pourquoi entourer dun tel mystère le fait davoir mis de côté une partie de la somme, en y attachant une sorte dhorreur ?… Il est difficile de croire que ce secret vous coûte tant à avouer… vous venez de vous écrier, en effet : plutôt le bagne ! »
Le procureur se tut. Il sétait échauffé et ne cachait pas son dépit, sans même songer à « châtier son style ».
« Ce nest pas les quinze cents roubles qui constituaient la honte, mais le fait davoir divisé la somme, dit avec fierté Mitia.
Mais enfin, dit le procureur avec irritation, quy a-t-il de honteux à ce que vous ayez divisé ces trois mille roubles acquis malhonnêtement ? Ce qui importe, cest lappropriation de cette somme et non lusage que vous en avez fait. À propos, pourquoi avez-vous opéré cette division ? Dans quelle intention ? Pouvez-vous nous lexpliquer ?
Oh ! messieurs, cest lintention qui fait tout ! Jai fait cette division par bassesse, cest-à-dire par calcul, car ici le calcul est une bassesse… Et cette bassesse a duré tout un mois !
Cest incompréhensible.
Vous métonnez. Dailleurs, je vais préciser ; cest peut-être, en effet, incompréhensible. Suivez-moi bien : Je mapproprie trois mille roubles confiés à mon honneur, je fais la noce, je dépense la somme entière ; le matin, je vais chez elle lui dire : « Pardon, Katia, jai dépensé tes trois mille roubles. » Est-ce bien cela ? Non, cest malhonnête et lâche, cest le fait dun monstre, dun homme incapable de se dominer, nest-ce pas ? Mais ce nest pas un vol, convenez-en, ce nest pas un vol direct. Jai gaspillé largent, je ne lai pas volé. Voici un cas encore plus favorable ; suivez-moi, car je risque de membrouiller, la tête me tourne. Je dépense quinze cents roubles seulement sur trois mille. Le lendemain, je vais chez elle lui rapporter le reste : « Katia, je suis un misérable, prends ces quinze cents roubles, car jai dépensé les autres, ceux-ci y passeront également, préserve-moi de la tentation. » Que suis-je en pareil cas ? Tout ce que vous voulez, un monstre, un scélérat, mais pas un voleur avéré, car un voleur naurait sûrement pas rapporté la somme, il se la serait appropriée. Elle voit ainsi que puisque jai restitué la moitié de largent, je travaillerai au besoin toute ma vie pour rendre le reste, mais je me le procurerai. De cette façon, je suis malhonnête, je ne suis pas un voleur.
Admettons quil y ait une nuance, dit le procureur avec un sourire froid ; il est cependant étrange que vous y voyiez une différence fatale.
Oui, jy vois une différence fatale. Chacun peut être malhonnête, je crois même que chacun lest, mais, pour voler, il faut être un franc coquin. Et puis je me perds dans ces subtilités… En tout cas, le vol est le comble de la malhonnêteté. Pensez : voilà un mois que je garde cet argent, demain je puis me décider à le rendre et je cesse dêtre malhonnête. Mais je ne puis my résoudre, bien que je mexhorte chaque jour à prendre un parti. Et voilà un mois que cela dure ! Est-ce bien, daprès vous ?
Jadmets que ce nest guère bien, je ne le conteste pas… Mais cessons de discuter sur ces différences subtiles ; venez au fait, je vous en prie. Vous ne nous avez pas encore expliqué les motifs qui vous ont incité à partager ainsi au début ces trois mille roubles. À quelles fins avez-vous dissimulé la moitié, quel usage comptiez-vous en faire ? Jinsiste là-dessus, Dmitri Fiodorovitch.
Ah ! oui, sécria Mitia en se frappant le front, pardon de vous tenir en suspens au lieu dexpliquer le principal, vous auriez tout de suite compris, car cest le but de mon action qui en fait la honte. Voyez-vous, le défunt ne cessait dobséder Agraféna Alexandrovna, jétais jaloux, je croyais quelle hésitait entre lui et moi. Je songeais tous les jours : et si elle allait se décider, si elle me disait tout à coup : « Cest toi que jaime, emmène-moi au bout du monde. » Or, je possédais en tout et pour tout vingt kopeks ; comment lemmener ? que faire alors ? jétais perdu. Car je ne la connaissais pas encore, je croyais quil lui fallait de largent, quelle ne me pardonnerait pas ma pauvreté. Alors je compte la moitié de la somme, de sang-froid je la couds dans un chiffon, de propos délibéré, et je vais faire la bombe avec le reste. Cest ignoble ! Avez-vous compris, maintenant ? »
Les juges se mirent à rire.
« À mon avis, vous avez fait preuve de sagesse et de moralité en vous modérant, en ne dépensant pas tout, dit Nicolas Parthénovitch ; quy a-t-il là de si grave ?
Il y a que jai volé ! Je suis effrayé de voir que vous ne comprenez pas. Depuis que je porte ces quinze cents roubles sur ma poitrine, je me disais chaque jour : « Tu es un voleur, tu es un voleur ! » Ce sentiment a inspiré mes violences durant ce mois, voilà pourquoi jai rossé le capitaine au cabaret et battu mon père. Je nai pas même osé révéler ce secret à mon frère Aliocha, tant je me sentais scélérat et fripon ! Et pourtant, je songeais : « Dmitri Fiodorovitch, tu nes peut-être pas encore un voleur… Tu pourrais demain aller rendre ces quinze cents roubles à Katia. » Et cest hier soir seulement que je me suis décidé à déchirer mon sachet, cest à ce moment que je suis devenu un voleur sans conteste. Pourquoi ? Parce quavec mon sachet jai détruit en même temps mon rêve daller dire à Katia : « Je suis malhonnête, mais non voleur. » Comprenez-vous, maintenant ?
Et pourquoi est-ce justement hier au soir que vous avez pris cette décision ? interrompit Nicolas Parthénovitch.
Quelle question ridicule ! Mais parce que je métais condamné à mort à cinq heures du matin, ici, à laube : « Quimporte, pensais-je, de mourir honnête ou malhonnête ! » Mais il se trouva que ce nétait pas la même chose. Le croirez-vous, messieurs, ce qui me torturait surtout, cette nuit, ce nétait pas le meurtre de Grigori, ni la crainte de la Sibérie, et cela au moment où mon amour triomphait, où le ciel souvrait de nouveau devant moi ! Sans doute, cela me tourmentait, mais moins que la conscience davoir enlevé de ma poitrine ce maudit argent pour le gaspiller, et dêtre devenu ainsi un voleur avéré ! Messieurs, je vous le répète, jai beaucoup appris durant cette nuit ! Jai appris que non seulement il est impossible de vivre en se sentant malhonnête, mais aussi de mourir avec ce sentiment-là… Il faut être honnête pour affronter la mort !… »
Mitia était blême.
« Je commence à vous comprendre, Dmitri Fiodorovitch, dit le procureur avec sympathie, mais, voyez-vous, tout ceci vient des nerfs… vous avez les nerfs malades. Pourquoi, par exemple, pour mettre fin à vos souffrances, nêtes-vous pas allé rendre ces quinze cents roubles à la personne qui vous les avait confiés et vous expliquer avec elle ? Ensuite, étant donné votre terrible situation, pourquoi navoir pas tenté une combinaison qui semble toute naturelle ? Après avoir avoué noblement vos fautes, vous lui auriez demandé la somme dont vous aviez besoin ; vu la générosité de cette personne et votre embarras, elle ne vous aurait certainement pas refusé, surtout en lui proposant les gages offerts au marchand Samsonov et à Mme Khokhlakov. Ne considérez-vous pas encore maintenant cette garantie comme valable ? »
Mitia rougit.
« Me croyez-vous vil à ce point ? Il est impossible que vous parliez sérieusement, dit-il avec indignation.
Mais je parle sérieusement… Pourquoi en doutez-vous ? sétonna à son tour le procureur.
Mais ce serait ignoble. Messieurs, savez-vous que vous me tourmentez ! Soit, je vous dirai tout, javouerai ma pensée infernale, et vous verrez, pour votre honte, jusquoù les sentiments humains peuvent descendre. Sachez que, moi aussi, jai envisagé cette combinaison dont vous parlez, procureur. Oui, messieurs, jétais presque résolu à aller chez Katia, tant jétais malhonnête ! Mais lui annoncer ma trahison et, pour les dépenses quelle entraîne, lui demander de largent, à elle, Katia (demander, vous entendez), et menfuir aussitôt avec sa rivale, avec celle qui la hait et la offensée, voyons, procureur, vous êtes fou !
Je ne suis pas fou, mais je nai pas songé tout dabord à cette jalousie de femme… si elle existait, comme vous laffirmez… oui, il peut bien y avoir quelque chose dans ce genre, acquiesça le procureur en souriant.
Mais cela aurait été une bassesse sans nom ! hurla Mitia en frappant du poing sur la table. Elle maurait donné cet argent par vengeance, par mépris, car elle a aussi une âme infernale et de grandes colères. Moi, jaurais pris largent, pour sûr, je laurais pris, et alors toute ma vie… ô Dieu ! Pardonnez-moi, messieurs, de crier si fort, il ny a pas longtemps que je pensais encore à cette combinaison, lautre nuit, quand je soignais Liagavi, et toute la journée dhier, je me souviens, jusquà cet événement.
Jusquà quel événement ? demanda Nicolas Parthénovitch, mais Mitia nentendit point.
Je vous ai fait un terrible aveu ; sachez lapprécier, messieurs, comprenez-en toute la valeur. Mais si vous en êtes incapables, cest que vous me méprisez, et je mourrai de honte de mêtre confessé à des gens tels que vous ! Oh ! je me tuerai ! Et je vois déjà, je vois que vous ne me croyez pas ! Comment, vous voulez noter cela ? sécria-t-il avec effroi.
Mais oui, répliqua Nicolas Parthénovitch étonné, nous notons que jusquà la dernière heure vous songiez à aller chez Mlle Verkhovtsev pour lui demander cette somme… Je vous assure que cette déclaration est très importante pour nous, Dmitri Fiodorovitch… et surtout pour vous.
Voyons, messieurs, ayez au moins la pudeur de ne pas consigner cela ! Jai mis mon âme à nu devant vous et vous en profitez pour y fouiller !… Ô mon Dieu ! »
Il se couvrit le visage de ses mains.
« Ne vous inquiétez pas tant, Dmitri Fiodorovitch, conclut le procureur, on vous donnera lecture de tout ce qui est écrit, en modifiant le texte là où vous ne serez pas daccord. Maintenant, je vous demande pour la troisième fois, est-il bien vrai que personne, pas une âme, nait entendu parler de cet argent cousu dans le sachet ?
Personne, personne, je lai dit, vous navez donc pas compris. Laissez-moi tranquille.
Soit, ce point devra être éclairci ; en attendant, réfléchissez ; nous avons peut-être une dizaine de témoignages affirmant que vous-même avez toujours parlé dune dépense de trois mille roubles, et non de quinze cents. Et maintenant, à votre arrivée ici, vous avez déclaré à beaucoup que vous apportiez encore trois mille roubles…
Vous avez entre les mains des centaines de témoignages analogues, un millier de gens lont entendu !
Eh bien, vous voyez, tous sont unanimes. Le mot tous signifie donc quelque chose.
Ça ne signifie rien du tout. Jai menti et tous ont dit comme moi.
Pourquoi avez-vous menti ?
Le diable sait pourquoi ! Par vantardise, peut-être… la gloriole davoir dépensé une telle somme… peut-être pour oublier largent que javais caché… oui, justement, voilà pourquoi… Et puis zut… combien de fois mavez-vous déjà posé cette question ? Jai menti, voilà tout, et je nai pas voulu me dédire. Pourquoi ment-on, parfois ?
Cest bien difficile à expliquer, Dmitri Fiodorovitch, fit gravement le procureur. Mais dites-nous, ce sachet, comme vous lappelez, était grand ?
Non.
De quelle grandeur, par exemple ?
Comme un billet de cent roubles plié en deux.
Vous feriez mieux de nous montrer les morceaux ; vous les avez probablement sur vous.
Quelle bêtise ! Je ne sais pas où ils sont.
Permettez : où et quand lavez-vous retiré de votre cou ? Vous nêtes pas rentré chez vous, daprès votre déclaration.
Cest en allant chez Perkhotine, après avoir quitté Fénia, que je lai détaché pour sortir largent.
Dans lobscurité ?
À quoi bon une bougie ? Le chiffon a vite été déchiré.
Sans ciseaux, dans la rue ?
Sur la place, je crois.
Quen avez-vous fait ?
Je lai jeté là-bas.
Où ?
Quelque part, sur la place, le diable sait où. Quest-ce que ça peut vous faire ?
Cest très important, Dmitri Fiodorovitch ; il y a là une pièce à conviction en votre faveur, ne le comprenez-vous pas ? Qui vous a aidé à le coudre, il y a un mois ?
Personne. Je lai cousu moi-même.
Vous savez coudre ?
Un soldat doit savoir coudre ; dailleurs, il ny a pas besoin dêtre adroit pour cela.
Et où avez-vous pris létoffe, cest-à-dire ce chiffon ?
Vous voulez rire.
Pas du tout, nous ne sommes pas en train de rire, Dmitri Fiodorovitch.
Je ne me rappelle pas où.
Comment pouvez-vous avoir oublié ?
Ma foi, je ne men souviens pas, jai peut-être déchiré un morceau de linge.
Cest très intéressant : on pourrait trouver demain chez vous, la pièce, la chemise, peut-être, dont vous avez pris un morceau. En quoi était ce chiffon : en coton ou en toile ?
Le diable le sait. Attendez… Il me semble que je nai rien déchiré. Cétait, je crois, du calicot. Jai dû coudre dans le bonnet de ma logeuse.
Le bonnet de votre logeuse ?
Oui, je le lui ai dérobé.
Comment dérobé ?
Voyez-vous, je me rappelle, en effet, avoir dérobé un bonnet pour avoir des chiffons, peut-être comme essuie-plume. Je lavais pris furtivement, car cétait un chiffon sans valeur, et je men suis servi pour coudre ces quinze cents roubles… Je crois bien que cest ça, un vieux morceau de calicot, mille fois lavé.
Et vous en êtes sûr ?
Je ne sais pas. Il me semble. Dailleurs, je men moque.
Dans ce cas, votre logeuse pourrait avoir constaté la disparition de cet objet.
Non, elle ne la pas remarquée. Un vieux chiffon, vous dis-je, un chiffon qui ne valait pas un kopek.
Et laiguille, le fil, où les avez-vous pris ?
Je marrête, en voilà assez ! coupa court Mitia fâché.
Il est étrange que vous ne vous rappeliez pas où vous avez jeté ce sachet, sur la place.
Faites balayer la place, demain, peut-être que vous le trouverez. Assez, messieurs, assez ! proféra Mitia dun ton accablé. Je le vois bien, vous ne croyez pas un mot de ce que je vous dis ! Cest ma faute et non la vôtre, je naurais pas dû me laisser aller. Pourquoi me suis-je dégradé en révélant mon secret ! Cela vous paraît drôle, je le vois à vos yeux ! Cest vous qui my avez poussé, procureur ! Triomphez, maintenant… Soyez maudits, bourreaux ! »
Il pencha la tête, couvrit son visage de ses mains. Le procureur et le juge se taisaient. Au bout dune minute, il releva la tête et les regarda inconsciemment. Sa physionomie exprimait le désespoir à son dernier degré, il avait lair égaré.
Cependant il fallait en finir, procéder à linterrogatoire des témoins. Il était huit heures du matin, on avait éteint les bougies depuis longtemps. Mikhaïl Makarovitch et Kalganov, qui allaient et venaient durant linterrogatoire, étaient maintenant sortis tous les deux. Le procureur et le juge semblaient harassés. Il faisait mauvais temps, le ciel était couvert, la pluie tombait à torrents. Mitia regardait vaguement à travers les vitres.
« Puis-je regarder par la fenêtre ? demanda-t-il à Nicolas Parthénovitch.
Autant que vous voudrez » répondit celui-ci.
Mitia se leva, sapprocha de la fenêtre. La pluie fouettait les petites vitres verdâtres. On voyait la route boueuse et, plus loin, les rangées dizbas, sombres et pauvres, que la pluie rendait plus misérables encore. Mitia se rappela « Phébus aux cheveux dor » et son intention de se tuer « dès ses premiers rayons ». Une pareille matinée aurait encore mieux convenu. Il sourit amèrement et se tourna vers ses « bourreaux ».
« Messieurs, je vois que je suis perdu. Mais elle ? dites-moi je vous en supplie, doit-elle subir le même sort ? Elle est innocente, elle avait perdu la tête, hier, pour crier qu« elle était coupable de tout ». Elle est complètement innocente ! Après cette nuit dangoisse, ne pouvez-vous pas me dire ce que vous ferez delle ?
Tranquillisez-vous là-dessus, Dmitri Fiodorovitch, sempressa de répondre le procureur, nous navons pour linstant aucun motif pour inquiéter la personne à laquelle vous vous intéressez. Jespère quil en sera de même ultérieurement. Au contraire, nous ferons tout notre possible en sa faveur.
Messieurs, je vous remercie, je savais que vous étiez justes et honnêtes, malgré tout. Vous môtez un poids de lâme… Que voulez-vous faire, maintenant ? Je suis prêt.
Il faut procéder tout de suite à linterrogatoire des témoins qui doit avoir lieu en votre présence, aussi…
Si nous prenions du thé ? interrompit Nicolas Parthénovitch, je crois que nous lavons bien mérité. »
On décida de prendre un verre de thé et de poursuivre lenquête sans désemparer, en attendant, pour se restaurer, une heure plus favorable. Mitia, qui avait dabord refusé le verre que lui offrait Nicolas Parthénovitch, le prit ensuite de lui-même et but avec avidité. Il paraissait exténué. Avec sa robuste constitution, semblait-il, que pouvait lui faire une nuit de fête, même accompagnée des plus fortes sensations ? Mais il se tenait à peine sur sa chaise et parfois croyait voir les objets tourner devant lui. « Encore un peu et je vais délirer », pensait-il.
VIII. Dépositions des témoins. Le « Petiot »
Linterrogatoire des témoins commença. Mais nous ne poursuivrons pas notre récit dune façon aussi détaillée que jusquà maintenant, laissant de côté la façon dont Nicolas Parthénovitch rappelait à chaque témoin quil devait déposer selon la vérité et sa conscience, et répéter plus tard sa déposition sous serment, etc. Nous remarquerons seulement que le point essentiel aux yeux du juge, était la question de savoir si Dmitri Fiodorovitch avait dépensé trois mille roubles ou quinze cents lors de son premier séjour à Mokroïé, un mois auparavant, ainsi que la veille. Hélas ! tous les témoignages, sans exception, furent défavorables à Mitia, quelques-uns apportèrent même des faits nouveaux, presque accablants, qui infirmaient ses déclarations. Le premier interrogé fut Tryphon Borissytch. Il se présenta sans la moindre frayeur, au contraire, rempli dindignation contre linculpé, ce qui lui conféra un grand air de véracité et de dignité. Il parla peu, avec réserve, attendant les questions, auxquelles il répondait avec fermeté, en réfléchissant. Il déclara, sans ambages, quun mois auparavant laccusé avait dû dépenser au moins trois mille roubles, que les paysans en témoigneraient, ils avaient entendu Dmitri Fiodorovitch le dire lui-même. « Combien dargent a-t-il jeté aux tziganes ! Rien quà elles, je crois que ça fait plus de mille roubles. »
« Je ne leur en ai peut-être pas donné cinq cents, rétorqua Mitia ; seulement je nai pas compté alors, jétais ivre, cest dommage. »
Mitia écoutait dun air morne, il paraissait triste et fatigué et semblait dire : « Eh ! racontez ce que vous voulez, maintenant je men fiche. »
« Les tziganes vous ont coûté plus de mille roubles, Dmitri Fiodorovitch, vous jetiez largent sans compter et elles le ramassaient. Cest une engeance de fripons, ils volent les chevaux, on les a chassés dici, sinon ils auraient peut-être déclaré à combien montait leur gain. Jai vu moi-même alors la somme entre vos mains vous ne me lavez pas donnée à compter, cest vrai ; mais à vue dœil, je me souviens, il y avait bien plus de quinze cents roubles… Nous aussi, nous savons ce que cest que largent. »
Quant à la somme dhier, Dmitri Fiodorovitch lui avait déclaré, dès son arrivée, quil apportait trois mille roubles.
« Voyons, Tryphon Borissytch, ai-je vraiment déclaré que japportais trois mille roubles ?
Mais oui, Dmitri Fiodorovitch, vous lavez dit en présence dAndré. Il est encore ici, appelez-le. Et dans la salle, lorsque vous régaliez le chœur, vous vous êtes écrié que vous laissiez ici votre sixième billet de mille, en comptant lautre fois, bien entendu. Stépane et Sémione lont entendu, Piotr Fomitch Kalganov se tenait alors à côté de vous, peut-être sen souvient-il aussi… »
La déclaration relative au sixième billet de mille impressionna les juges et leur plut par sa clarté : trois mille alors, trois mille maintenant, cela faisait bien six mille.
On interrogea les moujiks Stépane et Sémione, le voiturier André, qui confirmèrent la déposition de Tryphon Borissytch. En outre, on nota la conversation quAndré avait eue en route avec Mitia, demandant sil irait au ciel ou en enfer et si on lui pardonnerait dans lautre monde. Le « psychologue » Hippolyte Kirillovitch, qui avait écouté en souriant, recommanda de joindre cette déclaration au dossier.
Quand ce fut son tour, Kalganov arriva à contrecœur, lair morose, capricieux, et causa avec le procureur et Nicolas Parthénovitch comme sil les voyait pour la première fois, alors quil les connaissait depuis longtemps. Il commença par dire qu« il ne savait rien et ne voulait rien savoir ». Mais il avait entendu Mitia parler du sixième billet de mille et reconnut quil se trouvait à côté de lui. Il ignorait la somme que Mitia pouvait avoir et affirma que les Polonais avaient triché aux cartes. Après des questions réitérées, il expliqua que, les Polonais ayant été chassés, Mitia était rentré en faveur auprès dAgraféna Alexandrovna et quelle avait déclaré laimer. Sur le compte de cette dernière, il sexprima avec déférence, comme si elle appartenait à la meilleure société, et ne se permit pas une seule fois de lappeler « Grouchegnka ». Malgré la répugnance visible du jeune homme à déposer, Hippolyte Kirillovitch le retint longtemps et apprit de lui seulement ce qui constituait, pour ainsi dire, le « roman » de Mitia cette nuit. Pas une fois, Mitia ninterrompit Kalganov, qui se retira sans cacher son indignation.
On passa aux Polonais. Ils sétaient couchés dans leur chambrette, mais navaient pas fermé lœil de la nuit ; à larrivée des autorités, ils shabillèrent rapidement, comprenant quon allait les demander. Ils se présentèrent avec dignité, mais non sans appréhension. Le petit pan, le plus important, était fonctionnaire de douzième classe en retraite, il avait servi comme vétérinaire en Sibérie, et sappelait Musalowicz. Pan Wrublewski était dentiste. Aux questions de Nicolas Parthénovitch, ils répondirent dabord en sadressant à Mikhaïl Makarovitch qui se tenait de côté ; ils le prenaient pour le personnage le plus important et lappelaient pan pulkownik{159} à chaque phrase. On parvint à leur faire comprendre leur erreur ; dailleurs ils parlaient correctement le russe, sauf la prononciation de certains mots. En parlant de ses relations avec Grouchegnka, pan Musalowicz y mit une ardeur et une fierté qui exaspérèrent Mitia ; il sécria quil ne permettrait pas à un « gredin » de sexprimer ainsi en sa présence. Pan Musalowicz releva le terme et pria de le mentionner au procès-verbal. Mitia bouillait de colère.
« Oui, un gredin ! Notez-le, ça ne mempêchera pas de répéter quil est un gredin. »
Nicolas Parthénovitch fit preuve de beaucoup de tact à loccasion de ce fâcheux incident ; après une sévère remontrance à Mitia, il renonça à enquêter sur le côté romanesque de laffaire et passa au fond. Les juges sintéressèrent fort à la déposition des Polonais daprès laquelle Mitia avait offert trois mille roubles à pan Musalowicz pour renoncer à Grouchegnka ; sept cents comptant et le reste « demain matin en ville ». Il affirmait sur lhonneur navoir pas sur lui, à Mokroïé, la somme entière. Mitia déclara dabord quil navait pas promis de sacquitter le lendemain en ville, mais pan Wrublewski confirma la déposition, et Mitia, après réflexion, convint quil avait pu parler ainsi dans son exaltation. Le procureur fit grand cas de cette déposition ; il devenait clair pour laccusation quune partie des trois mille roubles tombés aux mains de Mitia avait pu rester cachée en ville, peut-être même à Mokroïé. Ainsi sexpliquait une circonstance embarrassante pour laccusation, le fait quon avait trouvé seulement huit cents roubles sur Mitia ; cétait jusqualors, la seule qui parlât en sa faveur, si insignifiante fût-elle. Maintenant, cet unique témoignage sécroulait. À la question du procureur : « Où aurait-il pris les deux mille trois cents roubles promis au pan pour le lendemain, alors que lui-même affirmait navoir en sa possession que quinze cents, tout en ayant donné sa parole dhonneur », Mitia répondit quil avait lintention de proposer au pan, au lieu dargent, le transfert par acte notarié de ses droits sur la propriété de Tchermachnia, déjà offerts à Samsonov et à Mme Khokhlakov. Le procureur sourit de « la naïveté du subterfuge ».
« Et vous pensez quil aurait consenti à accepter ces « droits » au lieu de deux mille trois cents roubles en espèces ?
Certainement, car ça lui aurait rapporté non pas deux mille, mais quatre et même six mille roubles. Il aurait mobilisé ses avocats juifs et polonais, qui eussent fait rendre gorge au vieux. »
Naturellement, la déposition de pan Musalowicz fut transcrite in extenso au procès-verbal, après quoi lui et son camarade purent se retirer. Le fait quils avaient triché aux cartes fut passé sous silence ; Nicolas Parthénovitch leur était reconnaissant et ne voulait pas les inquiéter pour des bagatelles, dautant plus quil sagissait dune querelle entre joueurs ivres, et rien de plus. Dailleurs, le scandale navait pas manqué cette nuit… Les deux cents roubles restèrent ainsi dans la poche des Polonais.
On appela ensuite le vieux Maximov. Il entra timidement, à petits pas, lair triste et en désordre. Il sétait réfugié tout ce temps auprès de Grouchegnka, assis à côté delle en silence, « prêt à pleurnicher en sessuyant les yeux avec son mouchoir à carreaux », comme raconta ensuite Mikhaïl Makarovitch, si bien que ce fut elle qui le calmait et le consolait. Les larmes aux yeux, le vieillard sexcusa davoir emprunté dix roubles à Dmitri Fiodorovitch, vu sa pauvreté, et se déclara prêt à les restituer… Nicolas Parthénovitch lui ayant demandé combien il pensait que Dmitri Fiodorovitch avait dargent, vu quil pouvait lobserver de près en lui empruntant, Maximov répondit catégoriquement : vingt mille roubles.
« Avez-vous jamais vu vingt mille roubles ? demanda Nicolas Parthénovitch en souriant.
Comment donc ! Bien sûr. Cest-à-dire non pas vingt mille roubles, mais sept mille, lorsque mon épouse engagea ma propriété. À vrai dire, elle ne me les montra que de loin, ça faisait une forte liasse de billets de cent roubles. Dmitri Fiodorovitch aussi avait des billets de cent roubles… »
On ne le retint pas longtemps. Enfin arriva le tour de Grouchegnka. Les juges craignaient limpression que son arrivée pouvait produire sur Dmitri Fiodorovitch, et Nicolas Parthénovitch lui adressa même quelques mots dexhortation, auxquels Mitia répondit dun signe de tête, indiquant ainsi quil ne se produirait pas de désordre. Ce fut Mikhaïl Makarovitch qui amena Grouchegnka. Elle entra, le visage rigide et morne, lair presque calme, et prit place en face de Nicolas Parthénovitch. Elle était très pâle et senveloppait frileusement dans son beau châle noir. Elle sentait, en effet, le frisson de la fièvre, début de la longue maladie quelle contracta cette nuit-là. Son air rigide, son regard franc et sérieux, le calme de ses manières, produisirent limpression la plus favorable. Nicolas Parthénovitch fut même séduit, il raconta plus tard qualors seulement il avait compris combien cette femme était charmante ; auparavant, il voyait en elle « une hétaïre de sous-préfecture ». « Elle a les manières de la meilleure société », laissa-t-il échapper une fois avec enthousiasme dans un cercle de dames. On lécouta avec indignation et on le traita aussitôt de « polisson », ce qui le ravit. En entrant, Grouchegnka jeta sur Mitia un regard furtif ; il la considéra à son tour avec inquiétude, mais son air le tranquillisa. Après les questions dusage, Nicolas Parthénovitch, avec quelque hésitation, mais de lair le plus poli, lui demanda « quelles étaient ses relations avec le lieutenant en retraite Dmitri Fiodorovitch Karamazov » ?
« De simples relations damitié, et cest en ami que je lai reçu tout ce mois. »
En réponse à dautres questions, elle déclara franchement quelle naimait pas alors Mitia, bien quil lui plût « par moments » ; elle lavait séduit par méchanceté ainsi que le bonhomme ; la jalousie de Mitia vis-à-vis de Fiodor Pavlovitch et de tous les hommes la divertissait. Jamais elle navait songé à aller chez Fiodor Pavlovitch, dont elle se jouait. « Durant tout ce mois, je ne mintéressais guère à eux ; jen attendais un autre, coupable envers moi… Seulement jestime que vous navez pas à minterroger là-dessus et que je nai pas à vous répondre ; ma vie privée ne vous concerne pas. »
Nicolas Parthénovitch laissa immédiatement de côté les points « romanesques » et aborda la question capitale des trois mille roubles. Grouchegnka répondit que cétait bien la somme dépensée à Mokroïé un mois auparavant, daprès les dires de Dmitri, car elle-même navait pas compté les billets.
« Vous a-t-il dit cela en particulier ou devant des tiers, ou bien lavez-vous seulement entendu le dire à dautres ? » demanda aussitôt le procureur.
Grouchegnka répondit affirmativement à ces trois questions.
« Lavez-vous entendu le dire en particulier une fois ou plusieurs ? »
Elle répondit que cétait plusieurs fois.
Hippolyte Kirillovitch demeura fort satisfait de cette déposition. On établit ensuite que Grouchegnka savait que largent venait de Catherine Ivanovna.
« Navez-vous pas entendu dire que Dmitri Fiodorovitch avait dissipé alors moins de trois mille roubles et gardé la moitié pour lui ?
Non, jamais. »
Au contraire, depuis un mois Mitia lui avait déclaré à plusieurs reprises être sans argent. « Il sattendait toujours à en recevoir de son père », conclut Grouchegnka.
« Na-t-il pas dit devant vous… incidemment ou dans un moment dirritation, demanda tout à coup Nicolas Parthénovitch, quil avait lintention dattenter à la vie de son père ?
Oui, je lai entendu, dit Grouchegnka.
Une fois ou plusieurs ?
Plusieurs fois, toujours dans des accès de colère.
Et vous croyiez quil mettrait ce projet à exécution ?
Non, jamais ! répondit-elle avec fermeté ; je comptais sur la noblesse de ses sentiments.
Messieurs, un instant, sécria Mitia, permettez-moi de dire, en votre présence, un mot seulement à Agraféna Alexandrovna.
Faites, consentit Nicolas Parthénovitch.
Agraféna Alexandrovna, dit Mitia en se levant, je le jure devant Dieu : je suis innocent de la mort de mon père ! »
Mitia se rassit. Grouchegnka se leva, se signa pieusement devant licône.
« Dieu soit loué ! » dit-elle avec effusion, et elle ajouta, en sadressant à Nicolas Parthénovitch : « Croyez ce quil dit ! Je le connais, il est capable de dire je ne sais quoi par plaisanterie ou par entêtement, mais il ne parle jamais contre sa conscience. Il dit toute la vérité, soyez-en sûr !
Merci, Agraféna Alexandrovna, tu me donnes du courage », dit Mitia dune voix tremblante.
Au sujet de largent dhier, elle déclara ne pas connaître la somme, mais avoir entendu Dmitri répéter fréquemment quil avait apporté trois mille roubles. Quant à sa provenance, il lui a dit à elle seule lavoir « volé » à Catherine Ivanovna, à quoi elle répondit que ce nétait pas un vol et quil fallait rendre largent dès le lendemain. Le procureur insistant pour savoir ce que Dmitri entendait par argent volé, celui dhier ou celui dil y a un mois, Grouchegnka déclara quil avait parlé de largent dalors et quelle le comprenait ainsi.
Linterrogatoire terminé, Nicolas Parthénovitch dit avec empressement à Grouchegnka quelle était libre de retourner en ville et que, sil pouvait lui être utile en quelque chose, par exemple en lui procurant des chevaux ou en la faisant accompagner, il ferait…
« Merci, dit Grouchegnka en le saluant. Je partirai avec le vieux propriétaire. Mais, si vous le permettez, jattendrai ici votre décision au sujet de Dmitri Fiodorovitch. »
Elle sortit. Mitia était calme et avait lair réconforté, mais cela ne dura quun instant. Une étrange lassitude lenvahissait de plus en plus. Ses yeux se fermaient malgré lui. Linterrogatoire des témoins était enfin terminé. On procéda à la rédaction définitive du procès-verbal. Mitia se leva et alla sétendre dans un coin, sur une grande malle recouverte dun tapis. Il sendormit aussitôt et eut un rêve étrange, sans rapport avec les circonstances.
… Il voyage dans la steppe, dans une région où il avait passé jadis, étant au service. Un paysan le conduit en télègue à travers la plaine boueuse. Il fait froid, on est aux premiers jours de novembre, la neige tombe à gros flocons qui fondent aussitôt. Le voiturier fouette vigoureusement ses chevaux, il a une longue barbe rousse, cest un homme dune cinquantaine dannées, vêtu dun méchant caftan gris. Ils approchent dun village dont on aperçoit les izbas noires, très noires, la moitié ont brûlé, seules des poutres carbonisées se dressent encore. Sur la route, à lentrée du village, une foule de femmes sont alignées, toutes maigres et décharnées, le visage basané. En voici une, au bord, osseuse, de haute taille, paraissant quarante ans, peut-être nen a-t-elle que vingt, sa figure est longue et défaite, elle tient dans ses bras un petit enfant qui pleure, pleure toujours, il tend ses petits bras nus, ses petits poings bleus de froid. « Pourquoi pleure-t-il ? demanda Mitia en passant au galop Cest le petiot, répond le voiturier, le petiot qui pleure. » Et Mitia est frappé quil ait dit, à la façon des paysans, le « petiot » et non pas le petit. Cela lui plaît, cela lui semble plus compatissant.
« Mais pourquoi pleure-t-il ? sobstine à demander Mitia. Pourquoi ses petits bras sont-ils nus, pourquoi ne le couvre-t-on pas ?
Il est transi, le petiot, ses vêtements sont gelés, ils ne réchauffent pas.
Comment cela ? insiste Mitia, stupide.
Mais ils sont pauvres, leurs izbas sont brûlées, ils manquent de pain.
Non, non, poursuit Mitia qui paraît toujours ne pas comprendre, dis-moi pourquoi ces malheureuses se tiennent-elles ici, pourquoi cette détresse, ce pauvre petiot, pourquoi la steppe est-elle nue, pourquoi ces gens ne sembrassent-ils pas en chantant des chansons joyeuses, pourquoi sont-ils si noirs, pourquoi ne donne-t-on pas à manger au petiot ? »
Il sent bien que ses questions sont absurdes, mais quil ne peut sempêcher de les poser et quil a raison ; il sent aussi quun attendrissement le gagne, quil va pleurer ; il voudrait consoler le petiot et sa mère aux seins taris, sécher les larmes de tout le monde, et cela tout de suite, sans tenir compte de rien, avec toute la fougue dun Karamazov.
« Je suis avec toi, je ne te quitterai plus », lui dit tendrement Grouchegnka. Son cœur sembrase et vibre à une lumière lointaine, il veut vivre, suivre le chemin qui mène à cette lumière nouvelle, cette lumière qui lappelle…
« Quoi ? Où suis-je ? » sécria-t-il en ouvrant les yeux.
Il se dressa sur sa malle comme au sortir dun évanouissement, avec un radieux sourire. Devant lui se tenait Nicolas Parthénovitch, qui linvita à entendre la lecture du procès-verbal et à le signer.
Mitia se rendit compte quil avait dormi une heure ou davantage, mais il nécoutait pas le juge. Il était stupéfait de trouver sous sa tête un coussin qui ny était pas, lorsquil sétait allongé épuisé sur la malle.
« Qui a mis ce coussin ? Qui a eu tant de bonté ? » sécria-t-il avec exaltation, dune voix émue, comme sil sagissait dun bienfait inestimable.
Le brave cœur qui avait eu cette attention demeura inconnu, mais Mitia était touché jusquaux larmes. Il sapprocha de la table et déclara quil signerait tout ce quon voudrait.
« Jai fait un beau rêve, messieurs » dit-il dune voix étrange, le visage comme illuminé de joie.
IX. On emmène Mitia
Le procès-verbal une fois signé, Nicolas Parthénovitch sadressa solennellement à laccusé et lui donna lecture dune « ordonnance », aux termes de laquelle lui, juge dinstruction… ayant interrogé le prévenu… (suivaient les chefs daccusation), attendu que celui-ci, tout en se déclarant innocent des crimes quon lui reprochait, navait rien produit pour se justifier, que cependant les témoins… et les circonstances… linculpaient entièrement, vu les articles… du Code pénal, ordonnait, afin dempêcher le susnommé de se soustraire à lenquête et au jugement, de lincarcérer et de donner copie de la présente au substitut, etc. Bref, on déclara à Mitia quil était désormais en état darrestation, quon allait le ramener à la ville et lui assigner une résidence fort peu agréable. Mitia haussa les épaules.
« Cest bien, messieurs, je ne vous en veux pas, je suis prêt… Je comprends quil ne vous reste pas autre chose à faire. »
Nicolas Parthénovitch lui expliqua quil allait être emmené par Mavriki Mavrikiévitch, qui se trouvait sur les lieux.
« Attendez », interrompit Mitia, et sous une impulsion irrésistible il sadressa à tous les assistants : « Messieurs, nous sommes tous cruels, tous des monstres, cest à cause de nous que pleurent les mères et les petits enfants, mais parmi tous, je le proclame, cest moi le pire ! Chaque jour, en me frappant la poitrine, je jurais de mamender, et chaque jour je commettais les mêmes vilenies. Je comprends maintenant quà des êtres tels que moi il faut un coup de la destinée et son lasso, une force extérieure qui les maîtrise. Jamais je naurais pu me relever moi-même ! Mais la foudre a éclaté. Jaccepte les tortures de laccusation, la honte publique. Je veux souffrir et me racheter par la souffrance ! Peut-être y parviendrai-je, nest-ce pas messieurs ? Entendez-le pourtant une dernière fois : je nai pas versé le sang de mon père ! Jaccepte le châtiment, non pour lavoir tué, mais pour avoir voulu le tuer, et peut-être même laurais-je fait ! Je suis résolu néanmoins à lutter contre vous, je vous le déclare. Je lutterai jusquau bout, et ensuite à la grâce de Dieu ! Adieu, messieurs, pardonnez-moi mes vivacités durant linterrogatoire, jétais encore insensé alors… Dans un instant je serai un prisonnier, et pour la dernière fois Dmitri Karamazov, comme un homme encore libre, vous tend la main. En vous faisant mes adieux, cest au monde que je les fais !… »
Sa voix tremblait, il tendit en effet la main, mais Nicolas Parthénovitch, qui se trouvait le plus près de lui, cacha la sienne dun geste convulsif. Mitia sen aperçut, tressaillit. Il laissa retomber son bras.
« Lenquête nest pas encore terminée, dit le juge un peu confus, elle va se poursuivre à la ville, et, de mon côté, je vous souhaite de parvenir… à vous justifier… Personnellement, Dmitri Fiodorovitch, je vous ai toujours considéré comme plus malheureux que coupable… Tous ici, si jose me faire leur interprète, nous sommes disposés à voir en vous un jeune homme noble au fond, mais hélas ! entraîné par ses passions dune façon excessive… »
Ces dernières paroles furent prononcées par le petit juge avec une grande dignité. Il sembla tout à coup à Mitia que ce « gamin » allait le prendre sous le bras, lemmener dans un coin et continuer leur récente conversation sur les « fillettes ». Mais, qui sait les idées intempestives qui viennent parfois, même à un criminel, quon mène au supplice.
« Messieurs, vous êtes bons, humains ; puis-je la revoir, lui dire un dernier adieu ?
Sans doute, mais… en notre présence…
Daccord. »
On amena Grouchegnka, mais ladieu fut laconique et déçut Nicolas Parthénovitch. Grouchegnka fit un profond salut à Mitia.
« Je tai dit que je suis à toi, je tappartiens pour toujours, je te suivrai partout où lon tenverra. Adieu, toi qui tes perdu sans être coupable. »
Ses lèvres tremblaient, elle pleurait.
« Pardonne-moi, Groucha, de taimer, davoir aussi causé ta perte par mon amour. »
Mitia voulait parler encore, mais il sarrêta et sortit. Aussitôt il fut entouré par des gens qui ne le perdaient pas de vue. Deux télègues attendaient au bas du perron, où il était arrivé la veille avec un tel fracas dans la troïka dAndré. Mavriki Mavrikiévitch, trapu et robuste, le visage ratatiné, était irrité de quelque désordre inattendu et criait. Dun ton cassant, il invita Mitia à monter en télègue. « Jadis quand je lui payais à boire au cabaret, le personnage avait une autre mine », songea Mitia. Tryphon Borissytch descendait le perron. Près de la porte cochère se pressaient des manants, des femmes, les voituriers, tous examinaient Mitia.
« Adieu, bonnes gens ! leur cria Mitia déjà en télègue.
Adieu, dirent deux ou trois voix.
Adieu, Tryphon Borissytch ! »
Celui-ci était trop occupé pour se retourner. Il criait aussi et se trémoussait. Tout en mettant son caftan, lhomme désigné pour conduire la deuxième télègue, où devait monter lescorte, soutenait énergiquement que ce nétait pas à lui de partir, mais à Akim. Akim nétait pas là ; on courait à sa recherche ; le paysan insistait, suppliait dattendre.
« Cest une engeance effrontée que nous avons là, Mavriki Mavrikiévitch ! sécria Tryphon Borissytch. Il y a trois jours, Akim ta donné vingt-cinq kopeks, tu les as bus et maintenant tu cries. Je métonne seulement de votre bonté envers de tels gaillards.
Quavons-nous besoin dune deuxième troïka ? intervint Mitia, voyageons avec une seule, Mavriki Mavrikiévitch, je ne me révolterai ni ne menfuirai, quas-tu à faire dune escorte ?
Apprenez à me parler, monsieur, veuillez ne pas me tutoyer et gardez vos conseils pour une autre fois », répliqua hargneusement Mavriki Mavrikiévitch, comme heureux dexhaler sa mauvaise humeur.
Mitia se tut, rougit. Un instant après, il sentit vivement le froid. La pluie avait cessé, mais le ciel était couvert de nuages, un vent aigre soufflait au visage. « Jai des frissons », songea Mitia en se pelotonnant. Enfin Mavriki Mavrikiévitch monta à son tour, sassit pesamment, bien à laise, refoula Mitia sans paraître y prendre garde. À vrai dire il était mal disposé et fort mécontent de la mission dont on lavait chargé.
« Adieu, Tryphon Borissytch ! » cria de nouveau Mitia, sentant que cette fois ce nétait pas de bon cœur, mais de colère, malgré lui, quil criait.
Laubergiste, lair rogue, les mains derrière le dos, fixa Mitia dun regard sévère et ne lui répondit pas. Mais une voix retentit soudain.
« Adieu Dmitri Fiodorovitch, adieu ! »
Accourant sans casquette vers la télègue, Kalganov tendit à Mitia une main, que celui-ci eut encore le temps de serrer.
« Adieu, mon brave ami, je noublierai pas votre générosité ! » dit-il avec chaleur.
Mais la télègue sébranla, leurs mains se dénouèrent, les grelots tintèrent : on emmenait Mitia.
Kalganov courut au vestibule, sassit dans un coin, courba la tête, se cacha la figure dans ses mains et pleura longtemps, comme un petit garçon. Il était presque convaincu de la culpabilité de Mitia. « Quest-ce que les gens peuvent valoir, après cela ! », murmurait-il, tout désemparé. Il ne voulait même plus vivre. « Est-ce que ça vaut la peine ? » sécriait-il dans son chagrin.
Quatrième partie
Livre X : Les garçons.
I. Kolia Krassotkine
Nous sommes aux premiers jours de novembre, par onze degrés de froid et temps de verglas. Pendant la nuit, il est tombé un peu de neige, que le vent « sec et piquant » soulève et balaie à travers les rues mornes de notre petite ville, surtout sur la place du marché. Il fait sombre ce matin, mais la neige a cessé. Non loin de la place, près de la boutique des Plotnikov, se trouve la petite maison, fort proprette tant à lextérieur quà lintérieur, de Mme Krassotkine, veuve dun fonctionnaire. Il y aura bientôt quatorze ans que le secrétaire de gouvernement{160} Krassotkine est mort, mais sa veuve, encore gentille et dans la trentaine, vit de ses rentes dans sa maisonnette. Douce et gaie, elle mène une existence modeste mais digne. Restée veuve à dix-huit ans, avec un fils qui venait de naître, elle se consacra tout entière à léducation de Kolia{161}. Elle laimait aveuglément, mais lenfant lui causa certainement plus de peines que de joies car elle vivait dans la crainte perpétuelle de le voir tomber malade, prendre froid, polissonner, se blesser en jouant, etc. Lorsque Kolia alla au collège, sa mère se mit à étudier toutes les matières, afin de laider à faire ses devoirs ; elle lia connaissance avec les professeurs et leurs femmes, cajola même les camarades de son fils, pour éviter quon se moquât de lui ou quon le battît. Ce fut au point que les écoliers commencèrent vraiment à se moquer de Kolia, à taquiner « le petit chéri à sa maman ». Mais le garçon sut se faire respecter. Il était hardi et passa bientôt en classe pour « rudement fort », avec cela adroit, de caractère opiniâtre, desprit audacieux et entreprenant. Cétait un bon élève ; le bruit courait même que pour larithmétique et lhistoire universelle il damait le pion à son maître Dardanélov. Mais Kolia, tout en affectant un air de supériorité, était bon camarade et pas fier. Il acceptait comme dû le respect des écoliers et observait envers eux une attitude amicale. Il avait surtout le sens de la mesure, savait se retenir à loccasion, et ne dépassait jamais à légard des professeurs la dernière limite au-delà de laquelle lespièglerie, devenant du désordre et de linsubordination, ne saurait être tolérée. Cependant il était toujours prêt à polissonner comme le dernier des gamins, quand loccasion sen présentait, ou plutôt à faire le malin, à épater la galerie. Rempli damour-propre, il avait su prendre de lascendant jusque sur sa mère, qui subissait depuis longtemps son despotisme. Seule lidée que son fils laimait peu lui était insupportable : Kolia lui paraissait toujours « insensible » envers elle et parfois dans une crise de larmes elle lui reprochait sa froideur. Le garçon naimait pas cela, et plus on exigeait de lui des effusions, plus il sy dérobait. Cétait là dailleurs un effet de son caractère et non de sa volonté. Sa mère se trompait ; il la chérissait, seulement il détestait « les tendresses de veau », comme il disait dans son langage décolier. Son père ayant laissé une bibliothèque, Kolia, qui adorait la lecture, restait parfois, à la grande surprise de sa mère, plongé des heures entières dans les livres, au lieu daller jouer. Il lut ainsi des choses au-dessus de son âge. Dans les derniers temps ses polissonneries sans être perverses épouvantaient sa mère par leur extravagance. Durant les vacances, en juillet, la mère et le fils allèrent passer huit jours chez une parente dont le mari était employé de chemin de fer à la gare la plus rapprochée de notre ville. (Cest là, à soixante-dix verstes, quIvan Fiodorovitch Karamazov avait pris le train pour Moscou, un mois auparavant.) Kolia commença par examiner en détail le chemin de fer et son fonctionnement, afin de pouvoir ensuite éblouir ses camarades par ses nouvelles connaissances. En même temps, il se lia avec six ou sept gamins du voisinage, âgés de douze à quinze ans, parmi lesquels deux venaient de notre ville. Ils polissonnaient en commun et bientôt la bande joyeuse eut lidée de faire un pari vraiment stupide, dont lenjeu était de deux roubles. Kolia, un des plus jeunes et par conséquent un peu dédaigné par les plus âgés, poussé par lamour-propre ou la témérité, paria de rester couché entre les rails, sans bouger, pendant que le train de onze heures du soir passerait sur lui à toute vapeur. À vrai dire, un examen préalable lui avait permis de constater que la chose était faisable, quon pouvait réellement saplatir entre les rails sans être même effleuré par le train. Mais quelle minute pénible à passer ! Kolia jura partout quil le ferait. On commença par se moquer de lui, on le traita de fanfaron, ce qui lexcita davantage. Ces garçons de quinze ans se montraient vraiment par trop arrogants ; navaient-ils pas refusé dabord de considérer ce « gosse » comme un camarade ! Offense intolérable. Par une nuit sans lune, on décida de se rendre à une verste de la gare, où le train roulerait déjà rapidement. À lheure dite, Kolia se coucha entre les rails. Les cinq autres parieurs, le cœur défaillant, bientôt saisis deffroi et de remords, attendaient dans les broussailles au bas du talus. Bientôt on entendit le train démarrer. Deux lanternes rouges brillèrent dans les ténèbres, le monstre approchait avec fracas. « Sauve-toi ! sauve-toi ! » crièrent-ils épouvantés. Trop tard, le train passa et disparut. Ils se précipitèrent vers Kolia qui gisait, inerte, se mirent à le secouer, à le soulever. Tout à coup il se redressa et déclara quil avait simulé un évanouissement pour leur faire peur. En réalité, il sétait évanoui pour de bon, comme lui-même lavoua longtemps après à sa mère. De la sorte, sa renommée de « casse-cou » fut définitivement établie. Il revint à la maison blanc comme un linge. Le lendemain, il eut une fièvre nerveuse mais se montra très gai, très content. Lévénement fut divulgué dans notre ville et parvint à la connaissance des autorités scolaires. La maman de Kolia les supplia de pardonner à son fils ; enfin un maître estimé et influent, Dardanélov, parla en sa faveur et eut gain de cause. Laffaire neut pas de suites. Ce Dardanélov, célibataire encore jeune, était depuis longtemps amoureux de Mme Krassotkine ; un an auparavant, le cœur plein dappréhension, il sétait risqué à lui offrir sa main ; elle avait refusé, craignant de trahir son fils en convolant. Néanmoins certains indices permettaient au prétendant de rêver quil nétait pas foncièrement antipathique à cette veuve charmante, mais chaste et délicate à lexcès. La folle équipée de Kolia dut rompre la glace, car après lintervention de Dardanélov on donna à entendre à celui-ci quil pouvait nourrir quelque espoir, mais comme il était lui-même un phénomène de pureté et de délicatesse, cet espoir lointain suffisait à son bonheur. Il aimait le jeune garçon, mais eût trouvé humiliant de vouloir lamadouer ; il se montrait donc pour lui sévère et exigeant. Kolia lui-même tenait son maître à distance, préparait très bien ses devoirs, occupait la deuxième place, et toute la classe était persuadée que pour lhistoire universelle, il « damait le pion » à Dardanélov en personne. En effet, Kolia lui demanda une fois qui avait fondé Troie. À quoi le maître répondit par des considérations sur les peuples et leurs migrations, sur la nuit des temps, la Fable, mais ne put répondre à la question précise sur la fondation de Troie ; il la trouva même oiseuse. Les élèves demeurèrent convaincus que Dardanélov nen savait rien. Kolia sétait renseigné là-dessus dans Smaragdov, qui figurait parmi les livres de son père. Finalement, tous sintéressèrent à la fondation de Troie, mais Krassotkine garda son secret, et son prestige demeura intact.
Après lincident du chemin de fer, il se produisit un changement dans lattitude de Kolia envers sa mère. Lorsque Anne Fiodorovna apprit la prouesse de son fils, elle faillit en perdre la raison. Elle eut de violentes crises de nerfs durant plusieurs jours, si bien que Kolia, sérieusement effrayé, lui donna sa parole dhonneur de ne jamais recommencer pareilles polissonneries. Il le jura à genoux devant licône et sur la mémoire de son père, comme Mme Krassotkine lexigeait ; lémotion de cette scène fit pleurer l« intrépide » Kolia comme un enfant de six ans : la mère et le fils passèrent la journée à se jeter dans les bras lun de lautre en versant des larmes. Le lendemain, Kolia se réveilla de nouveau « insensible », mais devint plus silencieux, plus modeste, plus réfléchi. Six semaines plus tard, il récidivait, et son nom alla jusquau juge de paix, mais cette fois il sagissait dune polissonnerie toute différente, ridicule même et stupide, commise par dautres et où il nétait quimpliqué. Nous en reparlerons. Sa mère continua à trembler et à se tourmenter, et lespoir de Dardanélov grandissait dans la mesure de ses alarmes. Il faut noter que Kolia comprenait et devinait à cet égard Dardanélov et, bien entendu, le méprisait profondément pour ses « sentiments » ; auparavant, il avait même lindélicatesse dexprimer son mépris devant sa mère, en faisant des allusions vagues aux intentions du soupirant. Mais après lincident du chemin de fer il changea aussi de conduite sur ce point : il ne se permit plus aucune allusion et parla avec plus de respect de Dardanélov devant sa mère, ce que la sensible Anne Fiodorovna comprit tout de suite avec une gratitude infinie ; au moindre mot sur Dardanélov dit en présence de Kolia, fût-ce par un étranger, elle devenait rouge comme une cerise. Dans ces moments-là Kolia regardait par la fenêtre dun air maussade ou examinait létat de ses chaussures, ou encore appelait rageusement « Carillon », un chien à longs poils, dassez grande taille et laid, quil avait recueilli depuis un mois et gardait au secret, sans le montrer à ses camarades. Il le tyrannisait, lui enseignait différents tours, si bien que le pauvre animal hurlait quand son maître partait au collège et aboyait joyeusement à son retour, gambadait comme un fou, faisait le beau, le mort, etc., bref, montrait les tours quon lui avait appris, cela non au commandement, mais dans lardeur de son enthousiasme et de son attachement.
À propos, jai oublié de dire que Kolia Krassotkine était le garçon auquel Ilioucha, déjà connu du lecteur, fils du capitaine en retraite Sniéguiriov, avait donné un coup de canif en défendant son père que les écoliers tournaient en ridicule en lappelant « torchon de tille ».
II. Les gosses
Donc, par cette matinée glaciale et brumeuse de novembre, le jeune Kolia Krassotkine restait à la maison. Cétait dimanche, il ny avait pas de classe. Mais onze heures venaient de sonner, il lui fallait à tout prix sortir « pour une affaire très importante » ; néanmoins il demeurait seul à garder la maison, car les grandes personnes avaient dû sabsenter par suite dune circonstance extraordinaire. La veuve Krassotkine louait un logement de deux pièces, le seul de la maison, à la femme dun médecin qui avait deux jeunes enfants. Cette dame était du même âge quAnne Fiodorovna et sa grande amie ; quant au praticien, parti pour Orenbourg, puis pour Tachkent, on était sans nouvelles de lui depuis six mois, de sorte que la délaissée eût passé son temps à pleurer si lamitié de Mme Krassotkine navait pas adouci son chagrin. Pour comble dinfortune, lunique servante de la doctoresse avait déclaré brusquement à sa maîtresse, durant la nuit, quelle se préparait à accoucher le matin. Il était presque miraculeux que personne neût remarqué la chose jusqualors. La doctoresse, stupéfaite, décida, pendant quil était encore temps, de transporter Catherine chez une sage-femme qui prenait des pensionnaires. Comme elle tenait fort à cette servante, elle mit aussitôt son projet à exécution et resta même auprès delle. Ensuite, le matin, il fallut recourir au concours et à laide de Mme Krassotkine, qui pouvait à cette occasion tenter une démarche et exercer une certaine protection. Ainsi les deux dames étaient absentes, la servante de Mme Krassotkine, Agathe, partie au marché, et Kolia se trouvait provisoirement le gardien des « mioches », le petit garçon et la fillette de la doctoresse, restés seuls. La garde de la maison neffrayait pas Kolia, surtout avec Carillon ; celui-ci avait reçu lordre de se coucher sous un banc, dans le vestibule, « sans bouger », et chaque fois que son maître passait, il dressait la tête, frappait le plancher de sa queue dun air suppliant, mais hélas ! aucun appel ne retentissait. Kolia lançait des regards sévères à linfortuné caniche, qui retombait dans son immobilité complète. Mais Kolia nétait préoccupé que des « mioches ». Alors que laventure de Catherine lui inspirait un profond mépris, il aimait fort les petits et leur avait déjà apporté un livre amusant. Nastia laînée, huit ans, savait lire et le cadet, Kostia{162}, sept ans, aimait à lécouter. Bien entendu, Krassotkine aurait pu les intéresser en jouant avec eux aux soldats ou à cache-cache, par toute la maison. Il ne dédaignait pas de le faire à loccasion, si bien que le bruit se répandit en classe que Krassotkine jouait chez lui à la troïka avec ses petits locataires, faisait le cheval de volée, galopait, tête baissée. Krassotkine repoussait fièrement cette accusation en faisant remarquer quavec des camarades de cet âge il eût été honteux, en effet, « à notre époque », de jouer aux chevaux, mais quil faisait ça pour les « mioches » parce quil les aimait, et personne navait le droit de lui demander compte de ses sentiments. En revanche, les deux « mioches » ladoraient. Mais cette fois-ci il ne sagissait pas de jeux ; il avait à soccuper dune affaire très importante et quasi mystérieuse. Cependant, le temps passait et Agathe, à qui on aurait pu confier les enfants, ne daignait pas rentrer du marché. Plusieurs fois il avait traversé le vestibule, ouvert la porte de la locataire, observé avec sollicitude les mioches en train de lire sur son injonction ; chaque fois quil se montrait, les enfants lui adressaient un large sourire, sattendant à le voir entrer et faire quelque drôlerie. Mais Kolia était soucieux et nentrait pas. Enfin, onze heures sonnèrent et il décida fermement que si, dans dix minutes, la « maudite » Agathe nétait pas de retour, il sortirait sans lattendre, bien entendu après avoir fait promettre aux « mioches » de ne pas avoir peur en son absence, de ne pas faire de bêtises, de ne pas pleurnicher. Dans ces dispositions il mit son petit pardessus ouaté, jeta son sac sur son épaule et, bien que sa mère lui eût maintes fois enjoint de ne jamais sortir « par un froid pareil » sans mettre ses caoutchoucs, il se contenta de leur jeter un regard dédaigneux en passant dans le vestibule. Carillon, le voyant habillé pour sortir, battit le plancher de sa queue en se trémoussant et allait même pousser un gémissement plaintif, mais Kolia jugea une telle ardeur contraire à la discipline : il tint le caniche encore une minute sous le banc et ne le siffla quen ouvrant la porte du vestibule. La bête sélança comme une folle et se mit à gambader de joie. Kolia alla voir ce que faisaient les « mioches ». Ils avaient cessé de lire et discutaient avec animation, comme ça leur arrivait fréquemment ; Nastia, en qualité daînée, lemportait toujours, et si Kostia ne se rangeait pas à son avis, il en appelait presque toujours à Kolia Krassotkine, dont la sentence était définitive pour les deux parties. Cette fois, la discussion des « mioches » avait quelque intérêt pour Kolia qui resta sur le seuil à écouter, ce que voyant, les enfants redoublèrent dardeur dans leur controverse.
« Jamais, jamais je ne croirai, soutenait Nastia, que les sages-femmes trouvent les petits enfants dans les choux. Nous sommes en hiver, il ny a pas de choux et la bonne femme na pas pu apporter une fillette à Catherine.
Fi ! murmura Kolia.
Si elles les apportent de quelque part, cest seulement à celles qui se marient. »
Kostia fixait sa sœur, écoutait gravement, réfléchissait.
« Nastia, que tu es sotte ! dit-il enfin dun ton calme, comment Catherine peut-elle avoir un enfant, puisquelle nest pas mariée ? »
Nastia sirrita.
« Tu ne comprends rien ; peut-être avait-elle un mari, mais on la mis en prison.
Est-ce quelle a vraiment un mari en prison ? demanda le positif Kostia.
Ou bien voilà, reprit impétueusement Nastia abandonnant sa première hypothèse ; elle na pas de mari, tu as raison, mais elle veut se marier, elle sest mise à songer comment faire, elle y a songé et songé, si bien quelle a fini par avoir, au lieu dun mari, un petit enfant.
Cest possible, acquiesça Kostia, subjugué, mais comment pouvais-je le savoir, puisque tu ne men as jamais rien dit ?
Eh bien, marmaille, proféra Kolia en savançant, vous êtes gent dangereuse, à ce que je vois !
Carillon est avec vous ? dit en souriant Kostia qui se mit à faire claquer ses doigts et à lappeler.
Mioches, je suis dans lembarras, commença Krassotkine dun ton solennel, venez à mon aide ; Agathe a dû se casser la jambe, puisquelle ne revient pas, cest sûr et certain ; jai à sortir, me laisserez-vous aller ? »
Les enfants se regardèrent soucieux, leurs visages souriants exprimèrent linquiétude. Ils ne comprenaient pas encore bien ce quon leur voulait.
« Vous ne ferez pas de bêtises en mon absence ? Vous ne grimperez pas sur larmoire pour vous casser une jambe ? Vous ne pleurerez pas de frayeur, tout seuls ? »
Langoisse apparut sur les petits visages.
« En revanche, je pourrais vous montrer quelque chose, un petit canon en cuivre qui se charge avec de la vraie poudre. »
Les petits visages séclairèrent.
« Montrez le canon », dit Kostia radieux.
Krassotkine tira de son sac un petit canon en bronze quil posa sur la table.
« Regarde, il est sur roues, dit-il en faisant rouler le jouet ; on peut le charger avec de la grenaille et tirer.
Et il tue ?
Il tue tout le monde, il suffit de le pointer. »
Krassotkine expliqua où il fallait mettre la poudre, la grenaille, indiqua une petite ouverture qui représentait la lumière, exposa quil y avait un recul. Les enfants écoutaient avec une ardente curiosité. Le recul surtout frappait leur imagination.
« Et vous avez de la poudre ? sinforma Nastia.
Oui.
Montrez-nous aussi la poudre », dit-elle avec un sourire implorant.
Krassotkine tira de son sac une petite fiole où il y avait en effet un peu de vraie poudre et quelques grains de plomb enveloppés dans du papier. Il déboucha même la fiole, versa un peu de poudre dans sa main.
« Voilà, seulement gare au feu, sinon elle sautera et nous périrons tous », dit-il pour les impressionner.
Les enfants examinaient la poudre avec une crainte respectueuse qui accroissait le plaisir. Les grains de plomb surtout plaisaient à Kostia.
« Le plomb ne brûle pas ? demanda-t-il.
Non.
Donnez-moi un peu de plomb, dit-il dun ton suppliant.
En voilà un peu, prends, seulement ne le montre pas à ta mère avant mon retour, elle croirait que cest de la poudre, elle mourrait de frayeur et vous donnerait le fouet.
Maman ne nous donne jamais les verges, fit remarquer Nastia.
Je sais, jai dit ça seulement pour la beauté du style. Et vous, ne trompez jamais votre maman, sauf cette fois, jusquà ce que je revienne. Donc, mioches, puis-je men aller, oui ou non ? Vous ne pleurerez pas de frayeur en mon absence ?
Si, nous pleu-re-rons, dit lentement Kostia, se préparant déjà à le faire.
Nous pleurerons, cest sûr, appuya Nastia, craintive.
Oh ! mes enfants, quel âge dangereux est le vôtre ! Allons, il ny a rien à faire, il me faudra rester avec vous je ne sais combien de temps. Et le temps est précieux.
Commandez à Carillon de faire le mort, demanda Kostia.
Cest cela, recourons à Carillon. Ici, Carillon ! »
Kolia ordonna au chien de montrer ses talents. Cétait un chien à longs poils dun gris violâtre, de la taille dun mâtin ordinaire, borgne de lœil droit, et loreille gauche fendue. Il faisait le beau, marchait sur les pattes de derrière, se couchait sur le dos les pattes en lair et restait inerte, comme mort. Durant ce dernier exercice la porte souvrit et la grosse servante Agathe, une femme de quarante ans, grêlée, parut sur le seuil, son filet de provisions à la main, et sarrêta à regarder. Kolia, si pressé quil fût, ninterrompit pas la représentation, et lorsquil siffla enfin Carillon, lanimal se mit à gambader dans la joie du devoir accompli.
« En voilà un chien ! dit Agathe avec admiration.
Et pourquoi es-tu restée si longtemps, sexe féminin ? demanda sévèrement Krassotkine.
Sexe féminin ! voyez-vous ce morveux !
Morveux ?
Oui, morveux. De quoi te mêles-tu ? Si je suis en retard, cest quil le fallait, marmotta Agathe en commençant à fourrager autour du poêle, dun ton nullement irrité et comme joyeuse de pouvoir se prendre de bec avec ce jeune maître si enjoué.
Écoute, vieille écervelée, peux-tu me jurer par tout ce quil y a de sacré en ce monde que tu surveilleras ces mioches en mon absence ? Je men vais.
Et pourquoi te jurer ? dit Agathe en riant. Je veillerai sur eux comme ça.
Non, il faut que tu le jures sur ton salut éternel. Sinon je ne men vais pas.
À ton aise. Quest-ce que ça peut me faire, il gèle, reste à la maison.
Mioches, cette femme restera avec vous jusquà mon retour ou à celui de votre maman, qui devrait déjà être là. En outre, elle vous donnera à déjeuner. Nest-ce pas Agathe ?
Ça peut se faire.
Au revoir, enfants, je men vais le cœur tranquille. Toi, grand-maman, dit-il gravement à mi-voix en passant à côté dAgathe, jespère que tu ne leur raconteras pas de bêtises au sujet de Catherine ; tu ménageras leur innocence, hein ? Ici, Carillon.
Veux-tu bien te taire ! dit Agathe, irritée cette fois pour de bon. On devrait te fouetter pour des mots pareils. »
III. Lécolier
Mais Kolia nentendit pas. Enfin, il était libre. En franchissant la porte cochère, il haussa les épaules et après avoir dit : « Quel froid ! » se dirigea vers la place du marché. En route, il sarrêta devant une maison, tira un sifflet de sa poche, siffla de toutes ses forces, comme pour un signal convenu. Au bout dune minute, on vit sortir un garçon de onze ans, au teint vermeil, vêtu également dun pardessus chaud et même élégant. Cétait le jeune Smourov, élève de la classe préparatoire (alors que Kolia était déjà en sixième), fils dun fonctionnaire aisé, à qui ses parents défendaient de fréquenter Krassotkine, à cause de sa réputation de polisson, de sorte que Smourov venait de sabsenter furtivement. Ce Smourov, si le lecteur sen souvient, faisait partie du groupe qui lançait des pierres à Ilioucha, deux mois auparavant, et cest lui qui avait parlé dIlioucha à Aliocha Karamazov.
« Voilà une heure que je tattends, Krassotkine », proféra Smourov dun ton résolu.
Les deux garçons prirent le chemin de la place.
« Si je suis en retard, répliqua Krassotkine, cest la faute aux circonstances. On ne te fouettera pas pour être venu avec moi ?
Quelle idée ! Est-ce quon me fouette ! Carillon est avec toi ?
Mais oui.
Tu lemmènes là-bas ?
Je lemmène.
Ah ! si cétait Scarabée !
Impossible. Scarabée nexiste plus. Il a disparu on ne sait où.
Mais, dit Smourov en sarrêtant tout à coup, puisque Ilioucha prétend que Scarabée avait aussi de longs poils gris de fumée, comme Carillon, ne pourrait-on pas dire que cest lui, Scarabée ? Il le croirait peut-être ?
Écolier, exècre le mensonge, et dun ; même pour une bonne œuvre, et de deux. Surtout jespère que tu nas soufflé mot de mon arrivée.
Dieu merci, je comprends les choses. Mais on ne le consolera pas avec Carillon, soupira Smourov. Son père, le capitaine, Torchon de tille, nous a dit quon lui apporterait aujourdhui un jeune chien, un véritable molosse, avec le museau noir ; il pense consoler ainsi Ilioucha, mais cest peu probable.
Comment va-t-il, Ilioucha ?
Mal, mal ! Je le crois phtisique. Il a toute sa connaissance, mais sa respiration est bien mauvaise. Lautre jour il a demandé quon le promène un peu, on lui a mis ses souliers, il est tombé au bout de quelques pas. « Ah ! papa, je tavais bien dit que ces souliers sont mauvais, jai toujours eu de la peine à marcher avec. » Il pensait tomber à cause des souliers, et cétait simplement de faiblesse. Il ne passera pas la semaine. Herzenstube le visite. Ils ont de nouveau beaucoup dargent.
Canailles !
Qui cela ?
Les docteurs, et toute la racaille médicale, en général et en particulier. Je renie la médecine, elle ne sert à rien. Dailleurs, japprofondirai la question. Dites-moi, vous êtes devenus bien sentimentaux, là-bas. Toute la classe sy rend en corps, je crois ?
Pas toute, mais une dizaine dentre nous y vont tous les jours.
Ce qui me surprend, dans tout ceci, cest le rôle dAlexéi Karamazov ; on va juger demain ou après-demain son frère pour un crime épouvantable et il trouve moyen de faire du sentiment avec des écoliers !
Mais personne ne fait de sentiment. Ne vas-tu pas toi-même te réconcilier avec Ilioucha ?
Me réconcilier ? Drôle dexpression. Dailleurs, je ne permets à personne danalyser mes actes.
Comme Ilioucha sera content de te voir ! Il ne se doute pas que tu viens. Pourquoi as-tu si longtemps refusé daller le voir ? sexclama tout à coup Smourov avec chaleur.
Mon cher, cest mon affaire et non la tienne. Jy vais de moi-même, parce que telle est ma volonté, tandis que cest Alexéi Karamazov qui vous a tous menés là-bas ; il y a donc une différence. Et quen sais-tu, je ny vais peut-être pas du tout pour me réconcilier ? Quelle stupide expression.
Karamazov nest pour rien là-dedans. Les copains ont simplement pris lhabitude daller là-bas, au début bien sûr avec Karamazov. Dabord lun, puis lautre. Mais tout sest passé sans niaiseries. Le père était ravi de nous voir. Tu sais, il perdra la raison si Ilioucha meurt. Il voit que son fils est perdu. Ça lui fait tant plaisir que nous nous soyons réconciliés avec Ilioucha. Ilioucha sest informé de toi, mais sans rien ajouter. Son père deviendra fou ou se pendra. Déjà auparavant il avait les allures dun insensé. Cest un brave homme, sais-tu, victime dune erreur. Ce parricide a eu grand tort de le battre lautre jour.
Pourtant Karamazov demeure pour moi une énigme. Jaurais pu faire depuis longtemps sa connaissance, mais, dans certains cas, jaime à me tenir sur la réserve. De plus, je me suis fait sur lui une opinion quil me faudra vérifier. »
Sur ce, Kolia observa un silence plein de gravité et Smourov de même. Bien entendu, Smourov respectait Kolia Krassotkine et ne songeait même pas à se comparer à lui. Maintenant il était très intrigué, car Kolia avait expliqué quil venait « de lui-même » ; il devait y avoir un mystère dans cette décision soudaine daller aujourdhui chez Ilioucha. Ils suivaient la place du marché, encombrée de charrettes et de volailles. Sous les auvents des boutiques, des bonnes femmes vendaient des craquelins, du fil, etc. Dans notre ville, ces rassemblements du dimanche sont appelés naïvement des foires et il y en a beaucoup dans lannée. Carillon courait de lhumeur la plus joyeuse, sécartait constamment à droite ou à gauche pour flairer quelque chose. Quant à ses congénères rencontrés en chemin, il les flairait très volontiers, selon les règles en usage parmi les chiens.
« Jaime à observer la réalité, Smourov, dit soudain Kolia. Tu as remarqué comme les chiens se flairent en sabordant ? Cest là, chez eux, une loi générale de la nature.
Oui, une loi ridicule.
Mais non, tu as tort. Il ny a rien de ridicule dans la nature, quoi quen pense lhomme avec ses préjugés. Si les chiens pouvaient raisonner et critiquer, ils trouveraient sûrement autant de ridicule, sinon davantage, dans les rapports sociaux de leurs maîtres, sinon davantage, je le répète, car je suis persuadé quil y a bien plus de sottises chez nous. Cest lidée de Rakitine, une idée remarquable. Je suis socialiste, Smourov.
Quest-ce que le socialisme ? demanda Smourov.
Légalité pour tous, communauté dopinions, suppression du mariage, libre à chacun dobserver la religion et les lois qui lui conviennent, etc., etc. Tu es encore trop jeune pour comprendre ces questions… Il fait froid, dis donc !
Oui, douze degrés. Mon père a regardé le thermomètre tout à lheure.
As-tu remarqué, Smourov, quau milieu de lhiver, avec quinze ou même dix-huit degrés, le froid paraît moins vif que maintenant, au début, lorsquil gèle tout à coup à douze degrés et quil y a encore peu de neige ? Cela signifie que les gens ny sont pas encore habitués. Chez eux, tout est habitude, dans tout, même en politique… Ce quil est drôle, ce croquant ! »
Kolia désigna un paysan de haute taille, en touloupe{163}, à lair bonasse, qui, à côté de sa charrette, se réchauffait en frappant ses mains lune contre lautre dans ses mitaines. Sa barbe était couverte de givre.
« Ta barbe est gelée, mon brave, dit Kolia à haute voix et sur un ton taquin, en passant à côté de lui.
Il y en a bien dautres de gelées, répliqua lhomme sentencieusement.
Ne le taquine pas, supplia Smourov.
Ça ne fait rien, il ne se fâchera pas, cest un brave homme. Adieu, Mathieu.
Adieu.
Tappelles-tu Mathieu pour de bon ?
Mais oui. Tu ne le savais pas ?
Non ; jai dit ça au hasard.
Voyez-vous ça ! Tu es peut-être écolier ?
Tout juste.
Est-ce quon te fouette ?
Bien sûr.
Fort ?
Ça arrive.
La vie nest pas gaie, soupira le bonhomme de tout son cœur.
Adieu, Mathieu.
Adieu. Tu es un gentil petit gars. »
Les deux garçons continuèrent leur chemin.
« Cest un bon type, dit Kolia à Smourov. Jaime à parler au peuple, à lui rendre justice.
Pourquoi lui as-tu fait croire quon nous fouettait ? demanda Smourov.
Pour lui faire plaisir.
Comment ça ?
Vois-tu, Smourov, je naime pas quon insiste, quand on ne comprend pas au premier mot. Il y a des choses impossibles à expliquer. Dans lidée du bonhomme, on doit fouetter les écoliers ; quest-ce quun écolier quon ne fouette pas ? Et si je lui dis que non, ça lui fera de la peine. Dailleurs, tu ne peux pas comprendre ça. Il faut savoir parler au peuple.
Seulement, pas de taquineries, je ten prie, ça ferait encore une histoire, comme avec cette oie.
Tu as peur ?
Garde-ten bien, Kolia, en vérité, jai peur. Mon père serait furieux. On ma expressément défendu de sortir avec toi.
Naie crainte, cette fois il narrivera rien. Bonjour, Natacha, cria-t-il à une marchande.
Natacha ? Cest Marie, que je mappelle, glapit la marchande, une femme encore jeune.
Va pour Marie. Cest un beau nom ! Adieu, Marie.
Ah, le polisson ! Cest pas plus haut quune botte, et de quoi que ça se mêle !
Je nai pas le temps, tu me conteras ça dimanche prochain, fit Kolia en gesticulant, comme si cétait elle qui limportunait.
Et quest-ce que je te raconterai dimanche prochain ? Cest toi qui mas cherché chicane, espèce de morveux ! Tu mérites une bonne fessée, on te connaît, garnement ! »
Un rire séleva parmi les marchandes voisines de Marie, quand tout à coup surgit dune arcade un individu excité, lair dun commis de boutique, dailleurs étranger à notre ville, vêtu dun caftan à longues basques, coiffé dune casquette à visière, encore jeune, les cheveux châtains bouclés, le visage pâle et grêlé. Il paraissait agité sans savoir pourquoi et se mit aussitôt à menacer Kolia du poing.
« Jte connais, hurlait-il, jte connais ! »
Kolia le dévisagea. Il ne se souvenait pas de sêtre chamaillé avec cet homme ; dailleurs il avait eu trop souvent des altercations dans la rue pour se les rappeler toutes.
« Tu me connais ? demanda-t-il ironiquement.
Jte connais, jte connais ! rabâchait lindividu.
Tu as bien de la chance. Mais je suis pressé, adieu !
Tas pas fini de faire linsolent ? Jte connais, mon gars.
Si je fais linsolent, lami, ce nest pas ton affaire ! proféra Kolia en sarrêtant, les yeux toujours fixés sur lui.
Comment ça ?
Comme ça.
De qui que cest laffaire, alors ? Dis voir…
De Tryphon Nikititch.
De qui ? »
Le gars, toujours échauffé, fixa Kolia dun air stupide. Celui-ci le toisa gravement.
« Es-tu allé à léglise de lAscension ? demanda-t-il sur un ton impérieux.
Où ça ? Pour quoi faire ? Non, jy suis point allé, fit le gars déconcerté.
Connais-tu Sabanéiev ? dit Kolia sur le même ton.
Sabanéiev ? Non, jle connais point.
Alors va te faire fiche ! trancha Kolia, qui tournant à droite, séloigna dun pas rapide, comme dédaignant de parler à un nigaud qui ne connaissait même pas Sabanéiev.
Attends voir ! Quel Sabanéiev ? se ravisa le gars, de nouveau agité. De qui parlait-il ? » demanda-t-il aux marchandes, en les regardant dun air hébété.
Les bonnes femmes éclatèrent de rire.
« Il est futé, ce gamin, fit lune delle.
De quel Sabanéiev parlait-il ? sacharnait à répéter le gars en gesticulant.
Ça doit être le Sabanéiev qui travaillait chez les Kouzmitchev, voilà ce qui en est », conjectura une bonne femme.
Le gars la considéra avec effarement.
« Kouz-mi-tchev ? reprit une autre. Alors, cest pas Tryphon, cest Kouzma quil sappelle. Mais le petit gars a dit Tryphon Nikitich ; cest pour sûr pas lui.
Non, cest pas Tryphon et cest pas non plus Sabanéiev, cest Tchijov, intervint une troisième marchande, qui avait écouté sérieusement, Alexéi Ivanovitch Tchijov.
Tas raison, cest Tchijov », confirma une quatrième.
Le gars abasourdi regardait tantôt lune, tantôt lautre.
« Mais pourquoi quil ma demandé ça, dites voir, mes bonnes gens ? sexclama-t-il presque désespéré. « Connais-tu Sabanéiev ? » Qui diable que ça peut bien être, Sabanéiev ?
Tas la tête dure, on te dit que cest pas Sabanéiev, mais Tchijov, Alexéi Ivanovitch, comprends-tu ? dit gravement une marchande.
Quel Tchijov ? Dis-moi-le, puisque tu le sais.
Un grand, qua les cheveux longs ; on le voyait au marché ctété.
Que veux-tu que je fasse de ton Tchijov, hein ! bonnes gens ?
Et quest-ce que jen sais moi-même ?
Qui peut savoir ce que tu lui veux ? reprit une autre. Tu dois le savoir toi-même, puisque tu brailles. Car cest à toi quon parlait, pas à nous, nigaud… Alors comme ça, tu le connais pas ?
Qui ça ?
Tchijov.
Que le diable emporte Tchijov et toi avec ! Je le rosserai, ma parole ! Il sest fichu de moi !
Toi, rosser Tchijov ? Cest lui qui te rossera, espèce de serin !
Cest pas Tchijov, méchante gale, cest le gamin que je rosserai. Amenez-le, amenez-le, il sest fichu de moi ! »
Les bonnes femmes éclatèrent de rire. Kolia était déjà loin et cheminait dun air vainqueur. Smourov, à ses côtés, se retournait parfois vers le groupe criard. Lui aussi samusait beaucoup, tout en appréhendant dêtre mêlé à une histoire avec Kolia.
« De quel Sabanéiev lui parlais-tu ? demanda-t-il à Kolia, en se doutant de la réponse.
Quest-ce que jen sais ? Maintenant, ils vont se chamailler jusquau soir. Jaime à mystifier les imbéciles dans toutes les classes de la société… Tiens, voilà encore un nigaud. Note ceci ; on dit : « Il nest pire sot quun sot français », mais une physionomie russe se trahit également. Regarde-moi ce bonhomme-là : nest-ce pas écrit sur son front quil est un imbécile ?
Laisse-le tranquille, Kolia, passons notre chemin.
Jamais de la vie, je suis parti, maintenant. Hé ! bonjour, mon gars ! »
Un robuste individu, qui marchait lentement et semblait pris de boisson, la figure ronde et naïve, la barbe grisonnante, leva la tête et dévisagea lécolier.
« Bonjour, si tu ne plaisantes pas, répondit-il sans se presser.
Et si je plaisante ? dit Kolia en riant.
Alors, plaisante, si le cœur ten dit. On peut toujours plaisanter, ça ne fait de mal à personne.
Excuse-moi, jai plaisanté.
Eh bien, que Dieu te pardonne !
Et toi, me pardonnes-tu ?
De grand cœur. Passe ton chemin.
Tu mas lair dun gars pas bête.
Moins bête que toi, répondit lautre avec le même sérieux.
Jen doute, fit Kolia un peu déconcerté.
Cest pourtant vrai.
Après tout, ça se peut bien.
Je sais ce que je dis.
Adieu, mon gars.
Adieu.
Il y a des croquants de différentes sortes, déclara Kolia après une pause. Pouvais-je savoir que je tomberais sur un sujet intelligent ? »
Midi sonna à lhorloge de léglise. Les écoliers pressèrent le pas et ne parlèrent presque plus durant le trajet, encore assez long. À vingt pas de la maison, Kolia sarrêta, dit à Smourov daller le premier et dappeler Karamazov.
« Il faut, au préalable, se renseigner, lui dit-il.
À quoi bon le faire venir ? objecta Smourov. Entre tout droit, on sera ravi de te voir. Pourquoi lier connaissance dans la rue, par ce froid ?
Je sais pourquoi je le fais venir ici au froid », répliqua Kolia dun ton despotique quil aimait prendre avec ces « mioches ».
Smourov courut aussitôt exécuter les ordres de Krassotkine.
IV. Scarabée.
Kolia, lair important, sadossa à la barrière, attendant larrivée dAliocha. Il avait beaucoup entendu parler de lui par ses camarades, mais toujours témoigné une indifférence méprisante à ce quils lui rapportaient à son sujet. Néanmoins dans son for intérieur il désirait beaucoup faire sa connaissance ; il y avait, dans tout ce quon racontait dAliocha, tant de traits qui attiraient la sympathie ! Aussi le moment était-il grave ; il sagissait de sauvegarder sa dignité, de faire preuve dindépendance : « Sinon, il me prendra pour un gamin comme ceux-ci. Que sont-ils pour lui ? Je le lui demanderai quand nous aurons fait connaissance. Cest dommage que je sois de si petite taille. Touzikov est plus jeune que moi et il a la moitié de la tête en plus. Je ne suis pas beau, je sais que ma figure est laide, mais intelligente. Il ne faut pas non plus trop mépancher ; en me jetant tout de suite dans ses bras il croirait… Fi, quelle honte, sil allait croire… »
Ainsi sagitait Kolia tout en sefforçant de prendre un air dégagé. Sa petite taille le tourmentait plus encore que sa « laideur ». À la maison, dès lannée précédente, il avait marqué sa taille au crayon sur le mur, et tous les deux mois, le cœur battant, il se mesurait pour voir sil avait grandi. Hélas ! il grandissait fort lentement, ce qui le mettait parfois au désespoir. Quant à son visage, il nétait nullement « laid », mais au contraire assez gentil, pâle, semé de taches de rousseur. Les yeux gris et vifs regardaient hardiment et brillaient souvent démotion. Il avait les pommettes un peu larges ; de petites lèvres plutôt minces, mais très rouges ; le nez nettement retroussé, « tout à fait camus, tout à fait camus ! » murmurait en se regardant au miroir Kolia, qui se retirait toujours avec indignation. « Et je ne dois même pas avoir lair intelligent », songeait-il parfois, doutant même de cela. Il ne faudrait dailleurs pas croire que le souci de sa figure et de sa taille labsorbât tout entier. Au contraire, si vexantes que fussent les stations devant le miroir, il les oubliait bientôt et pour longtemps, « en se consacrant tout entier aux idées et à la vie réelle », ainsi que lui-même définissait son activité.
Aliocha parut bientôt et savança rapidement vers Kolia ; celui-ci remarqua de loin quil avait lair radieux. « Est-il vraiment si content de me voir ? » songeait Kolia avec satisfaction. Notons, en passant, quAliocha avait beaucoup changé depuis que nous lavons quitté ; il avait abandonné le froc et portait maintenant une redingote de bonne coupe, un feutre gris, les cheveux courts. Il avait gagné au change et paraissait un beau jeune homme. Son charmant visage respirait toujours la gaieté, mais une gaieté douce et tranquille. Kolia fut surpris de le voir sans pardessus ; il avait dû se dépêcher. Il tendit la main à lécolier.
« Vous voilà enfin, dit-il ; nous vous attendions avec impatience.
Mon retard avait des causes que vous apprendrez. En tout cas, je suis heureux de faire votre connaissance. Jen attendais loccasion, on ma beaucoup parlé de vous, murmura Kolia, un peu gêné.
Nous aurions fait de toute façon connaissance ; moi aussi jai beaucoup entendu parler de vous, mais ici vous venez trop tard.
Dites-moi, comment cela va-t-il, ici ?
Ilioucha va très mal, il ne sen tirera pas.
Est-ce possible ? Convenez que la médecine est une infamie, Karamazov, dit Kolia avec chaleur.
Ilioucha sest souvenu de vous bien des fois, même dans son délire. On voit que vous lui étiez très cher auparavant… jusquà lincident du canif. Il doit y avoir une autre cause… Ce chien est à vous ?
Oui, cest Carillon.
Ah, ce nest pas Scarabée ? dit Aliocha en regardant tristement Kolia dans les yeux. Lautre a vraiment disparu ?
Je sais que vous voudriez tous avoir Scarabée, on ma tout raconté, répliqua Kolia, avec un sourire énigmatique. Écoutez, Karamazov, je vais tout vous dire, cest dailleurs pour vous expliquer la situation que je vous ai fait venir avant dentrer, commença-t-il avec animation. Au printemps, Ilioucha est entré en préparatoire. Vous savez ce que sont les élèves de cette classe : des moutards, de la marmaille. Ils se mirent aussitôt à le taquiner. Je suis deux classes plus haut et, bien entendu, je les observe de loin. Je vois un petit garçon chétif, qui ne se soumet pas, se bat même avec eux ; il est fier, ses yeux brillent. Jaime ces caractères-là. Les autres redoublent. Le pire, cest quil avait alors un méchant costume, un pantalon qui remontait, des souliers percés. Raison de plus pour lhumilier. Cela me déplut, je pris aussitôt sa défense et je leur donnai une leçon, car je les bats et ils madorent, vous savez cela, Karamazov ? dit Kolia avec une fierté expansive. En général, jaime les marmots. Jai maintenant, à la maison, deux gosses sur les bras, ce sont eux qui mont retenu aujourdhui. On cessa de battre Ilioucha et je le pris sous ma protection. Cest un garçon fier, je vous assure, mais il finit par mêtre servilement dévoué, exécuta mes moindres ordres, mobéit comme à Dieu, sefforça de mimiter. Aux récréations, il venait me trouver et nous nous promenions ensemble, le dimanche également. Au collège, on se moque de voir un grand se lier ainsi avec un petit, mais cest un préjugé. Telle est ma fantaisie, et basta, nest-ce pas ? Ainsi, vous, Karamazov, qui vous êtes lié avec tous ces gosses, vous voulez, nest-ce pas, influer sur la jeune génération, la former, vous rendre utile ? Et, je lavoue, ce trait de votre caractère, que je connaissais par ouï-dire, ma fort intéressé, plus quaucun autre. Mais venons au fait : je remarque que ce garçon devient sensible, sentimental à lexcès ; or, sachez que depuis ma naissance je suis lennemi décidé des « tendresses de veau ». De plus, il se contredit : tantôt il se montre servilement dévoué, tantôt ses yeux étincellent, il ne veut pas tomber daccord avec moi, il discute, il se fâche. Jexposais parfois certaines idées ; ce nest pas quil y fût opposé, mais je voyais quil se révoltait contre moi personnellement, parce que je répondais à ses tendresses par de la froideur. Afin de le dresser, je me montrai dautant plus froid quil devenait plus tendre ; je le faisais exprès, telle était ma conviction. Je me proposais de former son caractère, de légaliser, de faire de lui un homme… enfin, vous mentendez à demi-mot. Tout-à-coup, je le vois plusieurs jours de suite troublé, affligé, non à cause des tendresses, mais pour quelque chose dautre, de plus fort, de supérieur. « Quelle est cette tragédie ? », pensai-je. En le pressant de questions, jappris la chose : il avait lié connaissance avec Smerdiakov, le domestique de feu votre père (qui vivait encore à cette époque). Celui-ci lui enseigna une plaisanterie stupide, cest-à-dire cruelle et lâche ; il sagissait de prendre de la mie de pain, dy enfoncer une épingle et de la jeter à un mâtin, un de ces chiens affamés qui avalent dun seul coup, pour regarder ce qui en résulterait. Ils préparèrent donc une boulette et la jetèrent à ce Scarabée, un chien aux longs poils quon ne nourrissait pas et qui aboyait au vent toute le journée. (Aimez-vous ce stupide aboiement, Karamazov ? Moi, je ne puis le souffrir.) La bête se jeta dessus, lavala, gémit, puis se mit à tourner et à courir ; « elle courait en hurlant et disparut », me décrivit Ilioucha. Il avouait en pleurant, métreignait, secoué de sanglots : « Le chien courait et gémissait. » Il ne faisait que répéter cela, tant cette scène lavait frappé. Il avait des remords. Je pris la chose au sérieux. Je voulais surtout lui apprendre à vivre pour sa conduite ultérieure, de sorte que jusai de ruse, je lavoue, et feignis une indignation que je néprouvais peut-être nullement. « Tu as commis une action lâche, lui dis-je, tu es un misérable, je ne divulguerai pas la chose, bien sûr, mais pour le moment je cesse toute relation avec toi. Je vais réfléchir et te faire savoir par Smourov (celui qui ma accompagné aujourdhui et qui mest dévoué) ma décision définitive. » Il en fut consterné. Je sentis que javais été un peu loin, mais que faire ? cétait alors mon idée. Le lendemain, je lui fis dire par Smourov que je ne lui « parlais » plus, cest lexpression en usage lorsque deux camarades rompent les relations. Mon intention secrète était de lui tenir rigueur quelques jours, puis, à la vue de son repentir, de lui tendre la main. Jy étais fermement décidé. Mais, le croirez-vous, après avoir entendu Smourov, voilà ses yeux qui étincellent et il sécrie : « Dis à Krassotkine de ma part que maintenant je vais jeter à tous les chiens des boulettes avec des épingles, à tous, à tous ! » « Ah ! pensai-je, il devient capricieux, il faut le corriger ! » Et je me mis à lui témoigner un parfait mépris, à me détourner ou à sourire ironiquement à chaque rencontre. Et voilà que survint cet incident avec son père, vous vous souvenez, le torchon de tille ? Vous comprenez quainsi il était déjà prêt à sexaspérer. Voyant que je labandonnais, ses camarades le taquinèrent de plus belle : « Torchon de tille, torchon de tille ! » Cest alors que commencèrent entre eux des batailles que je regrette énormément, car je crois quune fois il fut roué de coups. Il lui arriva de se jeter sur les autres en sortant de classe, je me tenais à dix pas et je le regardais. Je ne me souviens pas davoir ri alors, au contraire, il me faisait grande pitié, jétais sur le point de mélancer pour le défendre. Il rencontra mon regard, jignore ce quil simagina, mais il saisit un canif, se jeta sur moi et me le planta dans la cuisse droite. Je ne bougeai pas, je suis brave à loccasion, Karamazov, je me bornai à le regarder avec mépris, comme pour lui dire : « Ne veux-tu pas recommencer, en souvenir de notre amitié ? je suis à ta disposition. » Mais il ne me frappa plus, il ne put y tenir, prit peur, jeta le canif, senfuit en pleurant. Bien entendu, je ne le dénonçai pas, jordonnai à tous de se taire, afin que la chose ne parvînt pas à loreille des maîtres ; je nen parlai à ma mère quune fois la blessure cicatrisée, ce nétait quune éraflure. Jappris ensuite que le même jour il sétait battu à coups de pierres et quil vous avait mordu le doigt, vous comprenez dans quel état il se trouvait. Lorsquil tomba malade, jeus tort de ne pas aller lui pardonner, cest-à-dire de me réconcilier avec lui, je le regrette maintenant. Mais cest alors quil me vint une idée. Eh bien, voilà toute lhistoire… Seulement, je crois que jai eu tort…
Ah ! quel dommage, dit Aliocha ému, que je naie pas connu vos relations antérieures avec Ilioucha ; il y a longtemps que je vous aurais prié de maccompagner chez lui. Figurez-vous que dans la fièvre et le délire il parle de vous. Jignorais combien vous lui êtes cher ! Est-il possible que vous nayez pas essayé de retrouver ce Scarabée ? Son père et ses camarades lont recherché dans toute la ville. Le croirez-vous, malade et pleurant, il a répété trois fois devant moi : « Cest parce que jai tué Scarabée que je suis malade, papa ; cest Dieu qui ma puni ! » On ne peut pas lui ôter cette idée ! Et si vous aviez maintenant amené Scarabée et prouvé quil est vivant, je crois que la joie laurait ressuscité. Nous comptions tous sur vous.
Dites-moi, pourquoi espériez-vous que je retrouverais Scarabée ? demanda Kolia avec une vive curiosité. Pourquoi comptiez-vous sur moi et non sur un autre ?
Le bruit a couru que vous le recherchiez et que vous lamèneriez. Smourov a parlé dans ce sens. Nous nous efforçons tous de faire croire à Ilioucha que Scarabée est vivant, quon la aperçu. Ses camarades lui ont apporté un levraut, il la regardé avec un faible sourire et a demandé quon lui rendît la liberté : nous lavons fait. Son père vient de rentrer avec un tout jeune molosse, il pensait le consoler ainsi, mais je crois que cest pire…
Dites-moi encore, Karamazov, son père, quel homme est-ce ? Je le connais, mais que pensez-vous de lui : cest un bouffon, un pitre ?
Oh ! non ; il y a des gens à lâme sensible, mais qui sont comme accablés par le sort. Leur bouffonnerie est une sorte dironie méchante envers ceux à qui ils nosent pas dire la vérité en face, par suite de lhumiliation et de la timidité quils éprouvent depuis longtemps. Croyez, Krassotkine, quune pareille bouffonnerie est parfois des plus tragiques. Maintenant, Ilioucha est tout pour lui, et, sil meurt, le pauvre homme perdra la raison ou se tuera. Jen suis presque sûr, quand je le regarde !
Je vous comprends, Karamazov, je vois que vous connaissez lhomme.
En vous voyant avec un chien, jai cru que cétait Scarabée.
Attendez, Karamazov, peut-être retrouverons-nous Scarabée, mais celui-ci cest Carillon. Je vais le laisser entrer, et peut-être fera-t-il plus plaisir à Ilioucha que le jeune molosse… Attendez, Karamazov, vous allez apprendre quelque chose. Ah ! mon Dieu, à quoi pensais-je ! sécria tout à coup Kolia. Vous êtes sans pardessus par un froid pareil et moi qui vous retiens ! Voyez comme je suis égoïste ! Nous sommes tous égoïstes, Karamazov !
Ne vous inquiétez pas ; il fait froid, mais je ne suis pas frileux. Allons, pourtant. À propos, quel est votre nom, je sais seulement que vous vous appelez Kolia.
Nicolas, Nicolas Ivanovitch Krassotkine, ou, comme on dit administrativement, le fils Krassotkine. »
Kolia sourit, mais ajouta : « Il va sans dire que je déteste mon prénom.
Pourquoi ?
Il est banal.
Vous avez treize ans ? demanda Aliocha.
Quatorze dans quinze jours. Je dois vous avouer une faiblesse, Karamazov, comme entrée en matière, pour que vous voyiez demblée toute ma nature : je déteste quon me demande mon âge… enfin… On me calomnie en disant que jai joué au voleur avec les gosses de la préparatoire, la semaine dernière. Je lai fait, cest vrai, mais prétendre que jai joué pour mon plaisir, cest une calomnie. Jai des raisons de croire que vous en êtes informé ; or, je nai pas joué pour moi, mais pour les gosses, car ils ne savent rien imaginer sans moi. Et, chez nous, on raconte toujours des niaiseries. Cest la ville des cancans, je vous assure.
Et même si vous aviez joué par plaisir, quest-ce que ça ferait ?
Mais voyons, vous ne joueriez pas au cheval fondu ?
Vous devez vous dire ceci, fit soudain Aliocha : les grandes personnes vont au théâtre, par exemple, où lon représente aussi les aventures de différents héros, parfois aussi des scènes de brigandage et de guerre ; or, nest-ce pas la même chose, dans son genre bien entendu ? Et quand les jeunes gens jouent à la guerre ou au voleur, durant la récréation, cest aussi de lart naissant, un besoin artistique qui se développe dans les jeunes âmes, et parfois ces jeux sont plus réussis que les représentations théâtrales ; la seule différence, cest quon va au théâtre voir les acteurs, tandis que la jeunesse elle-même joue le rôle dacteurs. Mais cest tout naturel.
Vous croyez, vous en êtes sûr ? dit Kolia en le fixant. Vous avez exprimé une idée assez curieuse ; je vais la ruminer une fois rentré. Je savais bien que lon peut apprendre quelque chose de vous. Je suis venu minstruire en votre compagnie, Karamazov, dit Kolia avec expansion.
Et moi dans la vôtre. »
Aliocha sourit, lui serra la main. Kolia était enchanté dAliocha. Ce qui le frappait, cétait de se trouver sur un pied dégalité parfaite avec ce jeune homme, qui lui parlait comme à « une grande personne ».
« Je vais vous montrer mon numéro, Karamazov, une représentation théâtrale en son genre, dit-il avec un rire nerveux ; cest pour ça que je suis venu.
Entrons dabord à gauche, chez la propriétaire ; vos camarades y ont laissé leurs pardessus, car dans la chambre on est à létroit et il fait chaud.
Oh ! je ne resterai pas longtemps, je garderai mon pardessus. Carilon mattendra dans le vestibule. « Ici, Carillon, couche et meurs ! » Vous voyez, il est mort. Jentrerai dabord voir ce qui se passe, puis, le moment venu, je le sifflerai : « Ici, Carillon ! » Vous le verrez se précipiter. Seulement, il faut que Smourov noublie pas douvrir la porte à ce moment. Je donnerai mes instructions, et vous verrez un curieux numéro… »
V. Au chevet dIlioucha
On était fort à létroit ce jour-là dans lappartement du capitaine Sniéguiriov. Bien que les garçons qui se trouvaient là fussent prêts, comme Smourov, à nier quAliocha les eût réconciliés avec Ilioucha et menés chez lui, il en était pourtant ainsi. Toute son habileté avait consisté à les amener lun après lautre, sans « tendresse de veau » et comme par hasard. Cela avait apporté un grand soulagement à Ilioucha dans ses souffrances. Lamitié presque tendre et lintérêt que lui témoignaient ses anciens ennemis le touchèrent beaucoup. Seul Krassotkine manquait, et son absence lui était fort pénible. Dans les tristes souvenirs dIlioucha, lépisode le plus amer était lincident avec Krassotkine, son unique ami et son défenseur, sur lequel il sétait jeté alors avec un canif. Cest ce que pensait le jeune Smourov, garçon intelligent qui était venu le premier se réconcilier avec Ilioucha. Mais Krassotkine, pressenti vaguement par Smourov au sujet de la visite dAliocha « pour affaire », avait coupé court en faisant répondre à « Karamazov » quil savait ce quil avait à faire, quil ne demandait de conseil à personne et que sil visitait le malade, ce serait à son idée, « ayant un plan ». Cela se passait quinze jours avant le dimanche en question. Voilà pourquoi Aliocha nétait pas allé le trouver lui-même, comme il en avait lintention. Dailleurs, tout en lattendant, il avait envoyé à deux reprises Smourov chez Krassotkine. Mais chaque fois celui-ci avait refusé sèchement, en faisant dire à Aliocha que sil venait le chercher, lui-même nirait jamais chez Ilioucha ; il priait donc quon le laissât en repos. Jusquau dernier jour, Smourov lui-même ignorait que Kolia eût décidé de se rendre chez Ilioucha et la veille au soir seulement, en prenant congé de lui, Kolia lui avait dit brusquement de lattendre à la maison le lendemain matin, parce quil laccompagnerait chez les Sniéguiriov, mais quil se gardât de parler à personne de sa visite, car il voulait arriver à limproviste. Smourov obéit. Il se flattait que Krassotkine ramènerait Scarabée disparu : navait-il pas prétendu un jour qu « ils étaient tous des ânes de ne pouvoir retrouver ce chien sil vivait encore ». Mais, lorsque Smourov avait fait part timidement de ses conjectures, Krassotkine sétait fâché tout rouge : « Suis-je assez stupide pour chercher des chiens étrangers par la ville, quand jai Carillon ? Peut-on espérer que cette bête soit restée en vie après avoir avalé une épingle ? Ce sont des « tendresses de veau », voilà tout ! »
Cependant, depuis deux semaines, Ilioucha navait presque pas quitté son petit lit, dans un coin, près des saintes images. Il nallait plus en classe depuis le jour où il avait mordu le doigt dAliocha. Sa maladie datait de là ; pourtant, durant un mois encore, il put se lever parfois, pour marcher dans la chambre et le vestibule. Enfin, ses forces labandonnèrent tout à fait, et il lui fut impossible de se mouvoir sans laide de son père. Celui-ci tremblait pour Ilioucha ; il cessa même de boire ; la crainte de perdre son fils le rendait presque fou et souvent, surtout après lavoir soutenu à travers la chambre et recouché, il se sauvait dans le vestibule. Là, dans un coin sombre, le front au mur, il étouffait convulsivement ses sanglots, pour nêtre pas entendu du petit malade. De retour dans la chambre, il se mettait dordinaire à divertir et à consoler son cher enfant, lui racontait des histoires, des anecdotes comiques, ou contrefaisait des gens drôles quil avait rencontrés, imitait même les cris des animaux. Mais les grimaces et les bouffonneries de son père déplaisaient fort à Ilioucha. Bien quil sefforçât de dissimuler son malaise, il sentait, le cœur serré, que son père était humilié en société, et le souvenir du « torchon de tille » et de cette « terrible journée » le poursuivait sans cesse. La sœur infirme dIlioucha, la douce Nina, naimait pas non plus les grimaces de son père (Varvara Nicolaievna était partie depuis longtemps suivre les cours à Pétersbourg) ; en revanche, la maman faible desprit samusait beaucoup, riait de tout son cœur lorsque son époux représentait quelque chose ou faisait des gestes comiques. Cétait sa seule consolation ; le reste du temps elle se plaignait en pleurant que tout le monde loubliait, quon lui manquait dégards, etc. Mais, les derniers jours, elle aussi parut changer. Elle regardait souvent Ilioucha dans son coin et se mettait à songer. Elle devint plus silencieuse, se calma, ne pleurant plus que doucement, pour quon ne lentendît pas. Le capitaine remarquait ce changement avec une douloureuse perplexité. Les visites des écoliers lui déplurent et lirritèrent tout dabord, mais peu à peu les cris joyeux des enfants et leurs récits la divertirent, elle aussi, et finirent par lui plaire au point quelle se serait terriblement ennuyée sans eux. Elle battait des mains, riait en les regardant jouer, appelait certains dentre eux pour les embrasser ; elle affectionnait particulièrement le jeune Smourov. Quant au capitaine, les visites des enfants le remplissaient dallégresse ; elles firent même naître en lui lespoir que le petit cesserait maintenant de se tourmenter, quil se rétablirait peut-être plus vite. Malgré son inquiétude, il demeura persuadé jusquaux derniers jours que son fils allait recouvrer la santé. Il accueillait les jeunes visiteurs avec respect, se mettant à leur service, prêt à les porter sur son dos, et commença même à le faire, mais ces jeux déplurent à Ilioucha et furent abandonnés. Il achetait à leur intention des friandises, du pain dépice, des noix, leur offrait le thé avec des tartines. Il faut noter que largent ne lui manquait pas. Il avait accepté les deux cents roubles de Catherine Ivanovna, tout comme Aliocha le prévoyait. Ensuite, la jeune fille, informée plus exactement de leur situation et de la maladie dIlioucha, était venue chez eux, avait fait connaissance avec toute la famille et même charmé la pauvre démente. Depuis lors, sa générosité ne sétait pas ralentie, et le capitaine, tremblant à lidée de perdre son fils, avait oublié son ancienne fierté et recevait humblement la charité. Durant tout ce temps, le docteur Herzenstube, mandé par Catherine Ivanovna, avait visité régulièrement le malade tous les deux jours, mais sans grand résultat, bien quil le bourrât de remèdes. Ce même dimanche, le capitaine attendait un nouveau médecin arrivé de Moscou, où il passait pour une célébrité. Catherine Ivanovna lavait fait venir à grands frais, dans un dessein dont il sera question plus loin, et prié par la même occasion de visiter Ilioucha, ce dont le capitaine était prévenu. Il ne se doutait nullement que Krassotkine allait venir, bien quil désirât depuis longtemps la visite de ce garçon, au sujet duquel Ilioucha se tourmentait tant.
Lorsque Kolia entra, tous se pressaient autour du lit du malade et examinaient un molosse minuscule, né de la veille, que le capitaine avait retenu depuis une semaine pour distraire et consoler Ilioucha, toujours chagriné de la disparition de Scarabée, qui devait avoir péri. Ilioucha savait depuis trois jours quon lui ferait cadeau dun jeune chien, un véritable molosse (ce qui était fort important) et, quoique par délicatesse il parût ravi, son père et ses camarades voyaient bien que ce nouveau chien ne faisait que réveiller dans son cœur les souvenirs du malheureux Scarabée, quil avait fait souffrir. La petite bête remuait à côté de lui ; avec un faible sourire, il la caressait de sa main diaphane ; on voyait que le chien lui plaisait, mais… ce nétait pas Scarabée ! Sil avait eu les deux ensemble, rien naurait manqué à son bonheur !
« Krassotkine ! » cria un des garçons, qui avait vu le premier Kolia entrer.
Il y eut un certain émoi, les enfants sécartèrent des deux côtés du lit, découvrant ainsi Ilioucha. Le capitaine se précipita au-devant de Kolia.
« Soyez le bienvenu, cher hôte ! Ilioucha, Mr Krassotkine est venu te voir… »
Krassotkine, lui ayant tendu la main, montra aussitôt sa bonne éducation. Il se tourna dabord vers la femme du capitaine, assise dans son fauteuil (elle était justement fort mécontente et maugréait parce que les enfants lui cachaient le lit dIlioucha et lempêchaient de regarder le chien), et lui fit une révérence polie, puis, sadressant à Nina, il la salua de la même façon. Ce procédé impressionna favorablement la malade.
« On reconnaît tout de suite un jeune homme bien élevé, dit-elle tout en écartant les bras ; ce nest pas comme ceux-ci : ils entrent lun sur lautre.
Comment ça, maman, lun sur lautre, que voulez-vous dire ? balbutia le capitaine un peu inquiet.
Cest comme ça quils font leur entrée. Dans le vestibule lun monte à cheval sur les épaules de lautre, et ils se présentent ainsi dans une famille honorable. À quoi est-ce que ça ressemble ?
Mais qui donc, maman, qui est entré comme ça ?
En voilà un qui portait lautre, et encore ces deux-là… »
Mais Kolia était déjà au chevet dIlioucha. Le malade avait pâli. Il se dressa, regarda fixement Kolia. Celui-ci, qui navait pas vu son petit ami depuis deux mois, sarrêta consterné ; il ne sattendait pas à trouver un visage si jaune, si amaigri, des yeux si brûlants de fièvre, si démesurément agrandis, des mains si frêles. Avec une douloureuse surprise il voyait quIlioucha avait la respiration pénible et précipitée, les lèvres desséchées. Il sapprocha, lui tendit la main et proféra, embarrassé :
« Eh bien, mon vieux… comment ça va ? »
Mais sa voix sétrangla, son visage se contracta, il eut un léger tremblement près des lèvres. Ilioucha, encore incapable de prononcer une parole, lui souriait tristement, Kolia lui passa tout à coup la main dans les cheveux.
« Ça ne va pas mal ! » répondit-il machinalement.
Ils se turent un instant.
« Alors tu as un nouveau chien ? demanda Kolia dun ton indifférent.
Ou-ii, dit Ilioucha, qui haletait.
Il a le nez noir, il sera méchant », dit Kolia dun ton grave, comme sil sagissait dune chose très importante.
Il sefforçait de dominer son émotion, pour ne pas pleurer comme un « gosse », mais il ny arrivait pas.
« Une fois grand il faudra le mettre à la chaîne, jen suis sûr.
Il sera énorme ! sexclama un des jeunes garçons.
Bien sûr, un molosse, ça atteint la taille dun veau.
La taille dun veau, dun vrai veau, intervint le capitaine ; jen ai cherché exprès un comme ça, le plus méchant qui soit, ses parents aussi sont énormes et féroces… Asseyez-vous, sur le lit dIlioucha ou bien sur le banc. Soyez le bienvenu, cher hôte, il y a longtemps quon vous attendait. Vous êtes venu avec Alexéi Fiodorovitch ? »
Krassotkine sassit sur le lit, aux pieds dIlioucha. Il avait peut-être préparé en chemin une entrée en matière, mais maintenant il perdait le fil.
« Non… Je suis avec Carillon… Jai un chien qui sappelle comme ça, maintenant. Il attend là-bas… Je siffle et il accourt. Moi aussi jai un chien. »
Il se tourna vers Ilioucha : « Te souviens-tu de Scarabée, mon vieux ? » lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.
Le petit visage dIlioucha se contracta. Il regarda Kolia avec douleur. Aliocha, qui se tenait près de la porte, fronça le sourcil, fit signe à la dérobée à Kolia de ne pas parler de Scarabée, mais celui-ci ne le remarqua pas ou ne voulut pas le remarquer.
« Où est donc… Scarabée ? demanda Ilioucha dune voix brisée.
Ah, mon vieux, ton Scarabée a disparu ! »
Ilioucha se tut, mais regarda de nouveau Kolia fixement. Aliocha, qui avait rencontré le regard de Kolia, lui fit un nouveau signe, mais de nouveau il détourna les yeux, feignant de navoir pas compris.
« Il sest sauvé sans laisser de traces. On pouvait sy attendre, après une pareille boulette, dit limpitoyable Kolia, qui cependant paraissait lui-même haletant. En revanche, jai Carillon… Je te lai amené…
Cest inutile ! dit Ilioucha.
Non, non, au contraire, il faut que tu le voies… Ça te distraira. Je lai amené exprès… une bête à longs poils comme lautre… Vous permettez, madame, que jappelle mon chien, demanda-t-il à Mme Sniéguiriov avec une agitation incompréhensible.
Non, non, ce nest pas la peine ! » sécria Ilioucha dune voix déchirante. Le reproche brillait dans ses yeux.
« Vous auriez dû, intervint le capitaine qui se leva précipitamment du coffre où il était assis près du mur, vous auriez dû… attendre… »
Mais Kolia, inflexible, cria à Smourov :
« Smourov, ouvre la porte ! »
Dès quelle fut ouverte il donna un coup de sifflet. Carillon se précipita dans la chambre.
« Saute, Carillon, fais le beau, fais le beau ! » ordonna Kolia.
Le chien, se dressant sur les pattes de derrière, se tint devant le lit dIlioucha. Il se passa quelque chose dinattendu. Ilioucha tressaillit, se pencha avec effort vers Carillon et lexamina, défaillant.
« Cest… Scarabée ! sécria-t-il dune voix brisée par la souffrance et le bonheur.
Qui pensais-tu que cétait ? » cria de toutes ses forces Krassotkine radieux.
Il passa les bras autour du chien et le souleva.
« Regarde, vieux, tu vois : un œil borgne, loreille gauche fendue, tout à fait les signes que tu mavais indiqués. Cest daprès eux que je lai cherché. Ça na pas été long. Il nappartenait en effet à personne. Il sétait réfugié chez les Fédotov, dans larrière-cour, mais on ne le nourrissait pas ; cest un chien errant, qui sest sauvé dun village… Tu vois, vieux, il na pas dû avaler ta boulette. Sinon, il serait mort, pour sûr ! Donc il a pu la recracher, puisquil est vivant. Tu ne las pas remarqué. Pourtant il sest piqué à la langue, voilà pourquoi il gémissait. Il courait en gémissant, tu as cru quil avait avalé la boulette. Il a dû se faire très mal, car les chiens ont la peau fort sensible dans la bouche… bien plus sensible que lhomme ! »
Kolia parlait très haut, lair échauffé et radieux. Ilioucha ne pouvait rien dire. Il regardait Kolia de ses grands yeux écarquillés et était devenu blanc comme un linge. Si Kolia, qui ne se doutait de rien, avait su le mal que pouvait faire au petit malade une telle surprise, il ne se fût jamais décidé à ce coup de théâtre. Mais dans la chambre, Aliocha était peut-être seul à comprendre. Quand au capitaine, on aurait dit un petit garçon.
« Scarabée ! Alors cest Scarabée ! criait-il avec bonheur, Ilioucha, cest Scarabée, ton Scarabée ! Maman, cest Scarabée ! Il pleurait presque.
Et moi qui nai pas deviné ! dit tristement Smourov. Je savais bien que Krassotkine trouverait Scarabée ; il a tenu parole.
Il a tenu parole ! fit une voix joyeuse.
Bravo, Krassotkine ! dit un troisième.
Bravo, Krassotkine ! sécrièrent tous les enfants qui se mirent à applaudir.
Attendez, attendez, dit Krassotkine, sefforçant de dominer le tumulte ; je vais vous raconter comment la chose sest faite. Après lavoir retrouvé, je lai amené à la maison et soustrait à tous les regards. Seul Smourov la aperçu, il y a quinze jours, mais je lui ai fait croire que cétait Carillon, il ne sest douté de rien. Dans lintervalle, jai dressé Scarabée ; vous allez voir les tours quil connaît ! Je lai dressé, vieux, pour te lamener déjà instruit. Navez-vous pas un morceau de bouilli, il vous fera un tour à mourir de rire ? »
Le capitaine courut chez les propriétaires, où se préparait le repas de la famille. Kolia, pour ne pas perdre un temps précieux, cria aussitôt à Carillon : « Fais le mort ! » Celui-ci se mit à tourner, se coucha sur le dos, simmobilisa, les quatre pattes en lair. Les enfants riaient ; Ilioucha regardait avec le même sourire douloureux ; mais la plus contente, cétait « maman ». Elle éclata de rire à la vue du chien et se mit à faire claquer ses doigts en appelant :
« Carillon, Carillon !
Pour rien au monde il ne se lèvera, dit Kolia dun air triomphant et avec une juste fierté ; quand bien même vous lappelleriez tous ! Mais à ma voix il sera sur pied. Ici, Carillon ! »
Le chien se dressa, se mit à gambader avec des cris de joie. Le capitaine accourut avec un morceau de bouilli.
« Il nest pas chaud ? sinforma aussitôt Kolia dun air entendu. Non ; cest bien, car les chiens naiment pas le chaud. Regardez tous ; Ilioucha, regarde donc, vieux, à quoi penses-tu ? Cest pour lui que je lai amené, et il ne regarde pas ! »
Le nouveau tour consistait à mettre un morceau de viande sur le museau tendu du chien immobile. La malheureuse bête devait le garder aussi longtemps quil plaisait à son maître, fût-ce une demi-heure. Lépreuve de Carillon ne dura quune courte minute.
« Pille ! » cria Kolia, et, en un clin dœil, le morceau passa du museau de Carillon dans sa gueule.
Le public, bien entendu, exprima une vive admiration.
« Est-il possible que vous ayez tant tardé uniquement pour dresser le chien ? sexclama Aliocha dun ton de reproche involontaire.
Tout juste, sécria Kolia avec ingénuité. Je voulais le montrer dans tout son éclat.
Carillon ! Carillon ! cria Ilioucha en faisant claquer ses doigts frêles, pour attirer le chien.
À quoi bon ! Quil saute plutôt lui-même sur ton lit. Ici, Carillon ! »
Kolia frappa sur le lit et Carillon sélança comme une flèche vers Ilioucha. Celui-ci prit la tête à deux mains, en échange de quoi Carillon lui lécha aussitôt la joue. Ilioucha se serra contre lui, sétendit sur le lit, se cacha la figure dans la toison épaisse.
« Mon Dieu, mon Dieu ! » sexclama le capitaine.
Kolia sassit de nouveau sur le lit dIlioucha.
« Ilioucha, je vais te montrer encore quelque chose. Je tai apporté un petit canon. Te souviens-tu, je ten ai parlé une fois et tu mas dit : « Ah ! comme je voudrais le voir ! » Eh bien ! je lai apporté. »
Et Kolia tira à la hâte de son sac le petit canon de bronze. Il se dépêchait parce quil était lui-même très heureux. Une autre fois, il eût attendu que leffet produit par Carillon fût passé, mais maintenant il se hâtait, au mépris de toute retenue : « Vous êtes déjà heureux, eh bien, voilà encore du bonheur ! » Lui-même était ravi.
« Il y a longtemps que je lorgnais ceci chez le fonctionnaire Morozov, à ton intention, vieux, à ton intention. Il ne sen servait pas, ça lui venait de son frère, je lai échangé contre un livre de la bibliothèque de papa : le Cousin de Mahomet ou la Folie salutaire{164}. Cest une œuvre libertine dil y a cent ans, quand la censure nexistait pas encore à Moscou. Morozov est amateur de ces choses-là. Il ma même remercié… »
Kolia tenait le canon à la main, de sorte que tout le monde pouvait le voir et ladmirer. Ilioucha se souleva et, tout en continuant à étreindre Carillon de la main droite, il contemplait le jouet avec délices. Leffet atteignit son comble lorsque Kolia déclara quil avait aussi de la poudre et quon pouvait tirer, « si toutefois cela ne dérange pas les dames ! » « Maman » demanda quon la laissât regarder le jouet de plus près, ce qui fut fait aussitôt. Le petit canon de bronze muni de roues lui plut tellement quelle se mit à le faire rouler sur ses genoux. Comme on lui demandait la permission de tirer, elle y consentit aussitôt, sans comprendre, dailleurs, de quoi il sagissait. Kolia exhiba la poudre et la grenaille. Le capitaine, en qualité dancien militaire, soccupa de la charge, versa un peu de poudre, priant de réserver la grenaille pour une autre fois. On mit le canon sur le plancher, la gueule tournée vers un espace libre ; on introduisit dans la lumière quelques grains de poudre et on lenflamma avec une allumette. Le coup partit très bien. « Maman » avait tressailli, mais se mit aussitôt à rire. Les enfants regardaient dans un silence solennel, le capitaine surtout exultait en regardant Ilioucha. Kolia releva le canon, et en fit cadeau sur-le-champ à Ilioucha, ainsi que de la poudre et de la grenaille.
« Cest pour toi, pour toi ! Je lai préparé depuis longtemps à ton intention, répéta-t-il au comble du bonheur.
Ah ! donnez-le-moi, plutôt, donnez-le-moi », demanda tout à coup « maman » dune voix denfant.
Elle avait lair inquiet, appréhendant un refus. Kolia se troubla. Le capitaine sagita.
« Petite mère, le canon est à toi, mais Ilioucha le gardera parce quon le lui a donné ; cest la même chose, Ilioucha te laissera toujours jouer avec, il sera à vous deux…
Non, je ne veux pas quil soit à nous deux, mais à moi seule et non à Ilioucha, continua la maman, prête à pleurer.
Maman, prends-le, le voici, prends-le ! cria Ilioucha. Krassotkine, puis-je le donner à maman ? » Et il se tourna dun air suppliant vers Krassotkine, comme sil craignait de loffenser en donnant son cadeau à un autre.
« Mais certainement ! » consentit aussitôt Krassotkine, qui prit le canon des mains dIlioucha, et le remit lui-même à « maman », en sinclinant avec une révérence polie. Elle en pleura dattendrissement.
« Ce cher Ilioucha, il aime bien sa maman ! sécria-t-elle, touchée, et elle se mit de nouveau à faire rouler le jouet sur ses genoux.
Maman, je vais te baiser la main, dit son époux en passant aussitôt des paroles aux actes.
Le plus gentil jeune homme, cest ce bon garçon, dit la dame reconnaissante, en désignant Krassotkine.
Quant à la poudre, Ilioucha, je ten apporterai autant que tu voudras. Nous fabriquons maintenant la poudre nous-mêmes. Borovikov a appris la composition : prendre vingt-quatre parties de salpêtre, dix de soufre, six de charbon de bouleau ; piler le tout ensemble ; verser de leau ; en faire une pâte ; la faire passer à travers une peau dâne ; voilà comme on obtient de la poudre.
Smourov ma déjà parlé de votre poudre, mais papa dit que ce nest pas de la vraie », fit observer Ilioucha.
Kolia rougit.
« Comment, pas de la vraie ? Elle brûle. Dailleurs, je ne sais pas…
Ça ne fait rien, fit le capitaine, gêné. Jai bien dit que la vraie poudre a une autre composition, mais on peut aussi en fabriquer comme ça.
Vous savez ça mieux que moi. Nous avons mis le feu à notre poudre dans un pot à pommade en pierre, elle a très bien brûlé, il nest resté quun peu de suie. Et ce nétait que de la pâte, tandis que si on fait passer à travers une peau… Dailleurs, vous vous y connaissez mieux que moi… Sais-tu que le père de Boulkine la fouetté à cause de notre poudre ? demanda-t-il à Ilioucha.
Je lai entendu dire, répondit Ilioucha, qui ne se lassait pas découter Kolia.
Nous avions préparé une bouteille de poudre, il la tenait sous le lit. Son père la vue. Elle peut faire explosion, a-t-il dit, et il la fouetté sur place. Il voulait se plaindre de moi au collège. Maintenant, défense de me fréquenter, à lui, à Smourov, à tous ; ma réputation est faite, je suis un « casse-cou », déclara-t-il avec un sourire méprisant. Ça a commencé depuis laffaire du chemin de fer.
Votre prouesse est venue jusquà nous, sexclama le capitaine. Est-ce que vraiment vous naviez pas du tout peur quand le train a passé sur vous ? Ce devait être effrayant ? »
Le capitaine singéniait à flatter Kolia.
« Pas particulièrement ! fit celui-ci dun ton négligent. Cest surtout cette maudite oie qui a forgé ma réputation », reprit-il en se tournant vers Ilioucha.
Mais bien quil affectât un air dégagé, il nétait pas maître de lui et ne trouvait pas le ton juste.
« Ah ! jai aussi entendu parler de loie ! dit Ilioucha en riant ; on ma raconté lhistoire, mais je ne lai pas bien comprise ; est-ce que vraiment tu es allé en justice ?
Une étourderie, une bagatelle dont on a fait une montagne, comme cest lusage chez nous, commença Kolia avec désinvolture. Je cheminais sur la place lorsquon y amena des oies. Je marrêtai pour les regarder. Un certain Vichniakov, qui est maintenant garçon de courses chez les Plotnikov, me regarde et me dit : « Quas-tu à contempler les oies ? » Je lexamine : la figure ronde et niaise, une vingtaine dannées. Vous savez que je ne repousse jamais le peuple. Jaime à le fréquenter… Nous sommes restés en arrière du peuple cest un axiome vous riez, je crois, Karamazov ?
Jamais de la vie, je suis tout oreilles », répondit Aliocha de lair le plus ingénu.
Le soupçonneux Kolia reprit courage aussitôt.
« Ma théorie, Karamazov, est claire et simple. Je crois au peuple et suis toujours heureux de lui rendre justice, mais sans le gâter, cest le sine qua… Mais je parlais dune oie… Je réponds à ce nigaud : « Voilà, je me demande à quoi pense cette oie. » Il me regarde tout à fait stupidement : « À quoi quelle pense ? » « Tu vois, lui dis-je, ce chariot chargé davoine. Lavoine séchappe du sac, et loie tend le cou jusque sous la roue pour picorer le grain, vois-tu ? Je vois. Eh bien, fis-je, si lon fait avancer un petit peu ce chariot, la roue coupera-t-elle le cou de loie, oui ou non ? Pour sûr quelle le coupera », dit-il, et son visage sépanouit dans un large sourire. « Eh bien, mon gars, dis-je, allons-y. Allons-y », répète-t-il. Ce fut bientôt fait ; il se plaça près de la bride sans avoir lair, et moi de côté, pour diriger loie. À ce moment le charretier regardait ailleurs, en train de causer, et je neus pas à intervenir ; loie tendit elle-même le cou pour picorer, sous le chariot, sous la roue. Je fis signe au gars, il tira la bride, et crac, loie eut le cou tranché ! Par malheur, les autres bonshommes nous aperçurent à ce moment, et se mirent à brailler : « Tu las fait exprès ! Mais non ! Mais si ! Au juge de paix ! » On memmena aussi : « Toi aussi tu étais là, tu étais de mèche avec lui, tout le marché te connaît ! » En effet, je suis connu de tout le marché, ajouta Kolia avec fierté. Nous allâmes tous chez le juge de paix, sans oublier loie. Et voilà mon gars, pris de peur, qui se met à chialer ; il pleurait comme une femme. Le charretier criait : « De cette manière, on peut en tuer autant quon veut, des oies. » Les témoins suivaient, naturellement. Le juge de paix eut bientôt prononcé : un rouble dindemnité au charretier, loie revenant au gars, il ne fallait plus se permettre de pareilles plaisanteries à lavenir. Le gars ne cessait de geindre : « Ce nest pas moi, cest lui qui ma appris ! » Je répondis avec un grand sang-froid que je ne lui avais rien appris, mais seulement exprimé une idée générale : il ne sagissait que dun projet. Le juge Niéfidov sourit et sen voulut aussitôt davoir souri : « Je vais faire mon rapport à votre directeur, me dit-il, pour que dorénavant vous ne mûrissiez plus de tels projets, au lieu détudier et dapprendre vos leçons. » Il nen fit rien, mais laffaire sébruita et parvint en effet aux oreilles de la direction ; on sait quelle sont longues ! Le professeur Kalbasnikov était particulièrement monté, mais Dardanélov prit de nouveau ma défense. Kalbasnikov est maintenant fâché contre nous tous, comme un âne rouge. Tu as entendu dire, Ilioucha, quil sest marié ; il a pris mille roubles de dot aux Mikhaïlov, la fiancée est un laideron de première classe. Les élèves de troisième ont aussitôt composé une épigramme. Elle est drôle, je te lapporterai plus tard. Je ne dis rien de Dardanélov : cest un homme qui a de solides connaissances. Je respecte les gens comme lui, et ce nest pas parce quil ma défendu… »
Pourtant, tu lui as damé le pion au sujet de la fondation de Troie ! » fit remarquer Smourov, tout fier de Krassotkine. Lhistoire de loie lui avait beaucoup plu.
« Cela se peut-il ? intervint servilement le capitaine. Il sagit de la fondation de Troie ? Nous en avons déjà entendu parler. Ilioucha me lavait raconté…
Il sait tout, papa, cest le plus instruit dentre nous ! dit Ilioucha. Il se donne des airs comme ça, mais il est toujours le premier. »
Ilioucha contemplait Kolia avec un bonheur infini.
« Cest une bagatelle, je considère cette question comme futile », répliqua Kolia avec une modestie fière.
Il avait réussi à prendre le ton voulu, bien quil fût un peu troublé ; il sentait quil avait raconté lhistoire de loie avec trop de chaleur ; et comme Aliocha sétait tu durant tout le récit, son amour-propre inquiet se demandait peu à peu : « Se tairait-il parce quil me méprise, pensant que je recherche ses éloges ? Sil se permet de croire cela, je… »
« Cette question est pour moi des plus futiles, trancha-t-il fièrement.
Moi je sais qui a fondé Troie », fit tout à coup Kartachov, un gentil garçon de onze ans, qui se tenait près de la porte, lair timide et silencieux.
Kolia le regarda avec surprise. En effet, la fondation de Troie était devenue dans toutes les classes un secret quon ne pouvait pénétrer quen lisant Smaragdov, et seul Kolia lavait en sa possession. Un jour, le jeune Kartachov profita de ce que Kolia sétait détourné pour ouvrir furtivement un volume de cet auteur, qui se trouvait parmi ses livres, et il tomba droit sur le passage où il est question des fondateurs de Troie. Il y avait déjà longtemps de cela, mais il se gênait de révéler publiquement que lui aussi connaissait le secret, craignant dêtre confondu par Kolia. Maintenant, il navait pu sempêcher de parler, comme il le désirait depuis longtemps.
« Eh bien, qui est-ce ? » demanda Kolia en se tournant arrogamment de son côté.
Il vit à son air que Kartachov le savait vraiment, et se tint prêt à toutes les conséquences. Il y eut un froid.
« Troie a été fondé par Teucros, Dardanos, Ilios et Tros », récita le jeune garçon en rougissant comme une pivoine, au point quil faisait peine à voir.
Ses camarades le fixèrent une minute, puis leurs regards se reportèrent sur Kolia. Celui-ci continuait à toiser laudacieux avec un sang-froid méprisant.
« Eh bien, comment sy sont-ils pris ? daigna-t-il enfin proférer, et que signifie en général la fondation dune ville ou dun État ? Seraient-ils venus poser les briques, par hasard ? »
On rit. De rose, le téméraire devint pourpre. Il se tut, prêt à pleurer. Kolia le tint ainsi une bonne minute.
« Pour interpréter des événements historiques tels que la fondation dune nationalité, il faut dabord comprendre ce que cela signifie, déclara-t-il dun ton doctoral. Dailleurs, je nattribue pas dimportance à tous ces contes de bonne femme ; en général, je nestime guère lhistoire universelle, ajouta-t-il négligemment.
Lhistoire universelle ? demanda le capitaine effaré.
Oui. Cest létude des sottises de lhumanité, et rien de plus. Je nestime que les mathématiques et les sciences naturelles », dit dun ton prétentieux Kolia en regardant Aliocha à la dérobée ; il ne redoutait que son opinion.
Mais Aliocha restait grave et silencieux. Sil avait parlé alors, les choses en fussent restées là, mais il se taisait et « son silence pouvait être dédaigneux », ce qui irrita tout à fait Kolia.
« Voici quon nous impose de nouveau létude des langues mortes, cest de la folie pure… Vous ne paraissez toujours pas daccord avec moi, Karamazov ?
Non, fit Aliocha qui retint un sourire.
Si vous voulez mon opinion, les langues mortes cest une mesure de police, voilà leur unique raison dêtre. » Et peu à peu Kolia recommença à haleter « Si on les a inscrites au programme, cest quelles sont ennuyeuses et quelles abêtissent. Que faire pour aggraver la torpeur et la sottise régnantes ? On a imaginé les langues mortes. Voilà mon opinion, et jespère ne jamais en changer. » Il rougit légèrement.
« Cest vrai, approuva dun ton convaincu Smourov, qui avait écouté avec attention.
Il est le premier en latin, fit remarquer un des écoliers.
Oui, papa, il a beau parler comme ça, cest le premier de la classe en latin », confirma Ilioucha.
Bien que léloge lui fût fort agréable, Kolia crut nécessaire de se défendre.
« Eh bien, quoi ? Je pioche le latin parce quil le faut, parce que jai promis à ma mère dachever mes études, et, à mon avis, quand on a entrepris quelque chose, on doit le faire comme il faut, mais dans mon for intérieur je méprise profondément les études classiques et toute cette bassesse… Vous nêtes pas daccord, Karamazov ?
Que vient faire ici la bassesse ? demanda Aliocha en souriant.
Permettez, comme tous les classiques ont été traduits dans toutes les langues, ce nest pas pour les étudier quon a besoin du latin ; cest une mesure de police destinée à émousser les facultés. Nest-ce pas de la bassesse ?
Mais qui vous a enseigné tout cela ? sexclama Aliocha, enfin surpris.
Dabord, je suis capable de le comprendre moi-même, sans quon me lenseigne ; ensuite, sachez que ce que je viens de vous expliquer au sujet des traductions des classiques, le professeur Kolbasnikov lui-même la dit devant toute la troisième…
Voici le docteur ! » dit Ninotchka qui avait tout le temps gardé le silence.
En effet, une voiture qui appartenait à Mme Khokhlakov venait de sarrêter à la porte. Le capitaine, qui avait attendu le médecin toute la matinée, se précipita à sa rencontre. « Maman » se prépara, prit un air digne. Aliocha sapprocha du lit, arrangea loreiller du petit malade. De son fauteuil, Ninotchka lobservait avec inquiétude. Les écoliers prirent rapidement congé ; quelques-uns promirent de revenir le soir. Kolia appela Carillon, qui sauta à bas du lit.
« Je reste, je reste, dit-il précipitamment à Aliocha ; jattendrai dans le vestibule et je reviendrai avec Carillon quand le docteur sera parti. »
Mais déjà le médecin entrait, un personnage important, en pelisse de fourrure, avec de longs favoris, le menton rasé. Après avoir franchi le seuil, il sarrêta soudain, comme déconcerté ; il croyait sêtre trompé : « Où suis-je ? » murmura-t-il sans ôter sa pelisse et en gardant sa casquette fourrée. Tout ce monde, la pauvreté de la chambre, le linge suspendu à une ficelle, le déroutaient. Le capitaine sinclina profondément.
« Cest bien ici, murmura-t-il obséquieux, cest moi que vous cherchez…
Snié-gui-riov ? prononça gravement le docteur. Mr Sniéguiriov, cest vous ?
Cest moi !
Ah ! »
Le docteur jeta un nouveau regard dégoûté sur la chambre et ôta sa pelisse. La plaque dun ordre brillait sur sa poitrine. Le capitaine se chargea de la pelisse, le médecin retira sa casquette.
« Où est le patient ? » demanda-t-il sur un ton impérieux.
VI. Développement précoce
« Que va dire le docteur ? proféra rapidement Kolia ; quelle physionomie repoussante, nest-ce pas ? Je ne puis souffrir la médecine !
Ilioucha est condamné, jen ai bien peur, répondit Aliocha tout triste.
Les médecins sont des charlatans ! Je suis content davoir fait votre connaissance, Karamazov, il y a longtemps que jen avais envie. Seulement, cest dommage que nous nous rencontrions dans de si tristes circonstances… »
Kolia aurait bien voulu dire quelque chose de plus chaleureux, de plus expansif, mais il se sentait gêné. Aliocha sen aperçut, sourit, lui tendit la main.
« Jai appris depuis longtemps à respecter en vous un être rare, murmura de nouveau Kolia en sembrouillant. On ma dit que vous êtes un mystique, que vous avez vécu dans un monastère… Mais cela ne ma pas arrêté. Le contact de la réalité vous guérira… Cest ce qui arrive aux natures comme la vôtre.
Quappelez-vous mystique ? De quoi me guérirai-je ? demanda Aliocha un peu surpris.
Eh bien, de Dieu et du reste.
Comment, est-ce que vous ne croyez pas en Dieu ?
Je nai rien contre Dieu. Certainement, Dieu nest quune hypothèse… mais… je reconnais quil est nécessaire à lordre… à lordre du monde et ainsi de suite… et sil nexistait pas, il faudrait linventer », ajouta Kolia, en se mettant à rougir.
Il simagina soudain quAliocha pensait quil voulait étaler son savoir et se conduire en « grand ». « Or, je ne veux nullement étaler mon savoir devant lui », songea Kolia avec indignation. Et il fut tout à coup très contrarié.
« Javoue que toutes ces discussions me répugnent, déclara-t-il ; on peut aimer lhumanité sans croire en Dieu, quen pensez-vous ? Voltaire ne croyait pas en Dieu, mais il aimait lhumanité. (Encore, encore ! songea-t-il à part lui.)
Voltaire croyait en Dieu, mais faiblement, paraît-il, et il aimait lhumanité de la même façon », répondit Aliocha dun ton tout naturel, comme sil causait avec quelquun du même âge ou même plus âgé que lui.
Kolia fut frappé de ce manque dassurance dAliocha dans son opinion sur Voltaire et de ce quil paraissait laisser résoudre cette question à lui, un jeune garçon.
« Est-ce que vous avez lu Voltaire ? senquit Aliocha.
Non pas précisément… Cest-à-dire si, jai lu Candide dans une traduction russe… une vieille traduction, mal faite, ridicule… (Encore, encore !)
Et vous avez compris ?
Oh ! oui, tout… cest-à-dire… pourquoi pensez-vous que je nai pas compris ? Bien sûr, il y a des passages salés… Je suis capable, assurément, de comprendre que cest un roman philosophique, écrit pour démontrer une idée… » Kolia sembrouillait décidément. « Je suis socialiste, Karamazov, socialiste incorrigible », déclara-t-il soudain de but en blanc.
Aliocha se mit à rire.
« Socialiste, mais quand avez-vous eu le temps de le devenir ? Vous navez que treize ans, je crois ? »
Kolia fut vexé.
« Dabord, je nai pas treize ans, mais quatorze dans quinze jours, dit-il impétueusement ; ensuite, je ne comprends pas du tout ce que vient faire mon âge ici. Il sagit de mes convictions et non de mon âge, nest-ce pas ?
Quand vous serez plus grand, vous verrez quelle influence lâge a sur les idées. Il ma semblé aussi que cela ne venait pas de vous », répondit Aliocha sans sémouvoir ; mais Kolia nerveux, linterrompit.
« Permettez, vous êtes partisan de lobéissance et du mysticisme. Convenez que le christianisme, par exemple, na servi quaux riches et aux grands pour maintenir la classe inférieure dans lesclavage ?
Ah ! je sais où vous avez lu cela ; on a dû vous endoctriner ! sexclama Aliocha.
Permettez, pourquoi aurais-je lu nécessairement cela ? Et personne ne ma endoctriné. Je suis capable de juger moi-même… Et si vous le voulez, je ne suis pas adversaire du Christ. Cétait une personnalité tout à fait humaine, et sil avait vécu à notre époque, il se serait joint aux révolutionnaires. Peut-être aurait-il joué un rôle en vue… Cest même hors de doute.
Mais, où avez-vous pêché tout cela ? Avec quel imbécile vous êtes-vous lié ? sexclama Aliocha.
On ne peut pas dissimuler la vérité. Jai souvent loccasion de causer avec M. Rakitine, mais… on prétend que le vieux Biélinski aussi a dit cela.
Biélinski ? Je ne me souviens pas, il ne la écrit nulle part.
Sil ne la pas écrit, il la dit, assure-t-on. Je lai entendu dire à un… dailleurs, quimporte…
Avez-vous lu Biélinski ?
À vrai dire… non… je ne lai pas lu, sauf le passage sur Tatiana, vous savez, pourquoi elle ne part pas avec Oniéguine{165}.
Pourquoi elle ne part pas avec Oniéguine ? Est-ce que vous… comprenez déjà ça ?
Permettez, je crois que vous me prenez pour le jeune Smourov ! sexclama Kolia avec un sourire irrité. Dailleurs, nallez pas croire que je sois un grand révolutionnaire. Je suis souvent en désaccord avec M. Rakitine. Je ne suis pas partisan de lémancipation des femmes. Je reconnais que la femme est une créature inférieure et doit obéir. Les femmes tricotent{166}, a dit Napoléon Kolia sourit et, du moins en cela, je suis tout à fait de lavis de ce pseudo-grand homme. Jestime également que cest une lâcheté de sexpatrier en Amérique, pis que cela, une sottise. Pourquoi aller en Amérique, quand on peut travailler chez nous au bien de lhumanité ? Surtout maintenant. Il y a tout un champ dactivité féconde. Cest ce que jai répondu.
Comment, répondu ? À qui ? Est-ce quon vous a déjà proposé daller en Amérique ?
On my a poussé, je lavoue, mais jai refusé. Ceci, bien entendu, entre nous, Karamazov, motus, vous entendez. Je nen parle quà vous. Je nai aucune envie de tomber entre les pattes de la Troisième Section et de prendre des leçons au pont des Chaînes{167}.
« Tu te rappelleras le bâtiment.
Près du pont des Chaînes ».
« Vous souvenez-vous ? Cest magnifique ! Pourquoi riez-vous ? Ne pensez-vous pas que je vous ai raconté des blagues ? (Et sil apprend que je ne possède que cet unique numéro de la Cloche{168} et que je nai rien lu dautre ? songea Kolia en frissonnant.)
Oh ! non, je ne ris pas et je ne pense nullement que vous mavez menti, pour la bonne raison que cest hélas ! la pure vérité ! Dites-moi, avez-vous lu lOniéguine de Pouchkine ? Vous parliez de Tatiana…
Non, pas encore, mais je veux le lire. Je suis sans préjugés, Karamazov. Je veux entendre lune et lautre partie. Pourquoi cette question ?
Comme ça.
Dites, Karamazov, vous devez me mépriser ? trancha Kolia, qui se dressa devant Aliocha comme pour se mettre en position. De grâce, parlez franchement.
Vous mépriser ? sécria Aliocha en le regardant avec stupéfaction. Pourquoi donc ? Je déplore seulement quune nature charmante comme la vôtre, à laurore de la vie, soit déjà pervertie par de telles absurdités.
Ne vous inquiétez pas de ma nature, interrompit Kolia non sans fatuité, mais pour soupçonneux, je le suis. Sottement et grossièrement soupçonneux. Vous avez souri, tout à lheure, et il ma semblé…
Oh ! cétait pour une toute autre raison. Voyez plutôt : jai lu récemment lopinion dun étranger, un Allemand établi en Russie, sur la jeunesse daujourdhui : « Si vous montrez à un écolier russe, écrit-il, une carte du firmament dont il navait jusqualors, aucune idée, il vous rendra le lendemain cette carte corrigée. » Des connaissances nulles et une présomption sans bornes, voilà ce que lAllemand entendait reprocher à lécolier russe.
Mais cest tout à fait vrai ! fit Kolia dans un éclat de rire, cest la vérité même ! Bravo, lAllemand ! Pourtant, cette tête carrée na pas envisagé le bon côté de la chose : quen pensez-vous ? La présomption, soit, ça vient de la jeunesse, ça se corrige, si vraiment ça doit être corrigé ; en revanche, il y a lesprit dindépendance dès les plus jeunes années, la hardiesse des idées et des convictions, au lieu de leur servilité rampante devant toute autorité. Néanmoins, lAllemand a dit vrai ! Bravo lAllemand ! Cependant, il faut serrer la vis aux Allemands. Bien quils soient forts dans les sciences, il faut leur serrer la vis…
Pourquoi cela ? senquit Aliocha, souriant.
Admettons que jai crâné. Je suis parfois un enfant terrible, et quand quelque chose me plaît, je ne me retiens pas, je débite des niaiseries. À propos, nous sommes là à bavarder, et ce docteur nen finit pas. Dailleurs, il se peut quil examine la maman et Nina, linfirme. Savez-vous que cette Nina ma plu ?… Quand je sortais, elle ma chuchoté dun ton de reproche : « Pourquoi nêtes-vous pas venu plus tôt ? » Je la crois très bonne, très pitoyable.
Oui, oui, vous reviendrez, vous verrez quelle créature cest. Il vous faut en connaître de semblables pour apprécier beaucoup de choses que vous apprendrez précisément dans leur compagnie, déclara Aliocha avec chaleur. Cest le meilleur moyen de vous transformer.
Oh ! que je regrette, que je men veux de nêtre pas venu plus tôt ! dit Kolia avec amertume.
Oui, cest bien dommage. Vous avez vu la joie du pauvre petit ! Si vous saviez comme il se consumait en vous attendant !
Ne men parlez pas ! vous avivez mes regrets. Dailleurs, je lai bien mérité. Si je ne suis pas venu, cest la faute de mon amour-propre, de mon égoïsme, de ce vil despotisme, dont je nai jamais pu me débarrasser, malgré tous mes efforts. Je le vois maintenant, par bien des côtés, je suis un misérable, Karamazov !
Non, vous êtes une charmante nature, bien que faussée, et je comprends pourquoi vous pouviez avoir une si grande influence sur ce garçon au cœur noble et dune sensibilité maladive ! répondit chaleureusement Aliocha.
Et cest vous qui me dites cela ! sécria Kolia. Figurez-vous que depuis que je suis ici, jai pensé à plusieurs reprises que vous me méprisiez. Si vous saviez comme je tiens à votre opinion !
Mais se peut-il vraiment que vous soyez si méfiant ? À cet âge ! Eh bien, figurez-vous que tout à lheure, en vous regardant, tandis que vous péroriez, je pensais justement que vous deviez être très méfiant.
Vraiment ! Quel coup dœil vous avez ! Je parie que cest lorsque je parlais de loie. Je me suis imaginé alors que vous me méprisiez profondément, parce que je faisais le malin ; je me suis mis à vous détester pour cette raison et à pérorer. Ensuite il ma semblé (cétait déjà ici, lorsque jai dit : « Si Dieu nexistait pas, il faudrait linventer » ) que je me suis trop dépêché détaler mon érudition, dautant plus que jai lu cette phrase quelque part. Mais je vous jure que ce nétait pas par vanité, mais comme ça, jignore pourquoi, dans ma joie… Vraiment je crois que cétait dans ma joie… bien quil soit honteux dennuyer les gens parce quon est joyeux. Je le sais. En revanche, je suis persuadé maintenant que vous ne me méprisez pas et que jai rêvé tout ça. Oh ! Karamazov, je suis profondément malheureux. Je mimagine parfois, Dieu sait pourquoi, que tout le monde se moque de moi, et je suis prêt alors à bouleverser lordre établi.
Et vous tourmentez votre entourage, insinua Aliocha, toujours souriant.
Cest vrai, surtout ma mère. Karamazov, dites, je dois vous paraître très ridicule ?
Ne pensez pas à cela, ny pensez pas du tout ! sexclama Aliocha. Et quest-ce que le ridicule ? Sait-on combien de fois un homme est ou paraît ridicule ? De plus, actuellement, presque tous les gens capables craignent fort le ridicule, ce qui les rend malheureux. Je métonne seulement que vous souffriez à un tel point de ce mal que jobserve depuis longtemps, en particulier, chez beaucoup dadolescents. Cest presque une folie. Le diable sest incarné dans lamour-propre pour semparer de la génération actuelle, oui, le diable, insista Aliocha sans sourire, comme le crut Kolia qui le fixait. Vous êtes comme tous les autres, conclut-il, cest-à-dire comme beaucoup ; seulement il ne faut pas être comme tous les autres.
Quand même tous sont ainsi ?
Oui, quand même tous sont ainsi. Seul vous ne serez pas comme eux. En réalité, vous nêtes pas comme tout le monde, vous navez pas rougi davouer un défaut et même un ridicule. Or, actuellement, qui en est capable ? Personne, on néprouve même plus le besoin de se condamner soi-même. Ne soyez pas comme tout le monde quand bien même vous resteriez seul.
Très bien… Je ne me suis pas trompé sur votre compte. Vous êtes capable de consoler. Oh, comme je me sentais attiré vers vous, Karamazov ! Depuis longtemps jaspire à vous rencontrer. Se peut-il que vous pensiez aussi à moi ? Vous le disiez tout à lheure ?
Oui, jai entendu parler de vous et je pensais aussi à vous… Et si cest en partie lamour-propre qui vous a incité à poser cette question, peu importe !
Savez-vous, Karamazov, que notre explication ressemble à une déclaration damour, insinua Kolia dune voix faible et comme honteuse. Nest-ce pas ridicule ?
Pas du tout, et même si cétait ridicule ça ne ferait rien, parce que cest bien, affirma Aliocha avec un clair sourire.
Convenez, Karamazov, que vous-même, maintenant, avez un peu honte aussi… Je le vois à vos yeux. »
Kolia sourit dun air rusé, mais presque heureux.
« Quy a-t-il là de honteux ?
Pourquoi avez-vous rougi ?
Mais cest vous qui mavez fait rougir ! dit en riant Aliocha, devenu tout rouge, en effet. Eh bien oui, jai un peu honte. Dieu sait pourquoi, je lignore… murmura-t-il presque gêné.
Oh ! comme je vous aime et vous apprécie en ce moment, précisément parce que, vous aussi, vous avez honte avec moi, parce que vous êtes comme moi ! » sexclama Kolia enthousiasmé.
Il avait les joues enflammées, ses yeux brillaient.
« Écoutez, Kolia, vous serez très malheureux dans la vie, dit tout à coup Aliocha.
Je le sais, je le sais. Comme vous devinez tout ! confirma aussitôt Kolia.
Mais, dans lensemble, vous bénirez pourtant la vie.
Cest ça. Hourra ! Vous êtes un prophète ! Nous nous entendrons, Karamazov. Savez-vous, ce qui menchante le plus, cest que vous me traitiez tout à fait en égal. Or, nous ne sommes pas égaux, vous êtes supérieur ! Mais nous nous entendrons. Je me disais depuis un mois : « Ou nous serons tout de suite amis pour toujours, ou nous nous séparerons ennemis jusquau tombeau ! »
Et en parlant ainsi, vous maimiez déjà, bien sûr ! dit Aliocha avec un rire joyeux.
Je vous aimais énormément, je vous aimais et je rêvais de vous ! Et comment pouvez-vous tout deviner ? Bah, voici le docteur. Mon Dieu, il dit quelque chose, regardez quelle figure il a ! »
VII. Ilioucha
Le médecin sortait de lizba emmitouflé dans sa pelisse et sa casquette sur la tête. Il avait lair presque irrité et dégoûté ; on eût dit quil craignait de se salir. Il parcourut des yeux le vestibule, jeta un regard sévère à Kolia et à Aliocha ; celui-ci fit signe au cocher, qui avança la voiture. Le capitaine sortit précipitamment derrière le praticien et, courbant le dos, sexcusant presque, larrêta pour un dernier mot. Le pauvre homme avait lair accablé, le regard plein deffroi.
« Est-ce possible, Excellence, est-ce possible ?… commença-t-il sans achever, se bornant à joindre les mains dans son désespoir, bien que son regard implorât encore le médecin, comme si vraiment un mot de celui-ci pouvait changer le sort du pauvre enfant.
Que faire ! Je ne suis pas le bon Dieu, répondit le docteur dun ton négligent, bien que grave par habitude.
Docteur… Excellence… et ce sera bientôt, bientôt ?
At-ten-dez-vous à tout, répondit le médecin en martelant les mots et, baissant les yeux, il se préparait à franchir le seuil pour monter en voiture, quand le capitaine effrayé larrêta une seconde fois.
Excellence, au nom du Christ ! Excellence !… est-ce que vraiment il ny a rien, rien qui puisse le sauver, maintenant ?
Cela ne dé-pend pas de moi, grommela le docteur impatient, et pourtant, hum ! il sarrêta tout à coup si, par exemple, vous pouviez… en-voyer… votre patient… sans tarder davantage (le docteur prononça ces derniers mots presque avec colère, au point que le capitaine tressaillit) à Sy-ra-cu-se, alors… par suite des nouvelles conditions cli-ma-té-ri-ques fa-vo-ra-bles… il pourrait peut-être se produire…
À Syracuse ! sexclama le capitaine, comme sil ne comprenait pas encore.
Syracuse, cest en Sicile », expliqua Kolia à haute voix.
Le docteur le regarda.
« En Sicile ! dit le capitaine, effaré. Mais votre Excellence a vu… » Il joignit les mains en montrant son intérieur. « Et la maman, et la famille ?
Non, votre famille nirait pas en Sicile, mais au Caucase, dès le printemps… et après que votre épouse aurait pris les eaux au Caucase, pour guérir ses rhumatismes…, il faudrait lenvoyer immédiatement à Paris, dans la clinique de la-lié-niste Le-pel-le-tier, pour qui je pourrais vous donner un mot… Et alors… il pourrait peut-être se produire…
Docteur, docteur, vous voyez… »
Le capitaine étendit de nouveau les bras, en montrant, dans son désespoir, les poutres nues qui formaient le mur du vestibule.
« Mais ceci ne me regarde pas, déclara en souriant le praticien, je vous ai dit seulement ce que pouvait répondre la science à votre questions sur les derniers moyens. Le reste… à mon vif regret…
Nayez crainte, « guérisseur », mon chien ne vous mordra pas », dit tout haut Kolia, remarquant que le médecin regardait avec quelque inquiétude Carillon qui se tenait sur le seuil.
Une note courroucée résonnait dans sa voix. Comme il le déclara ensuite, cétait exprès et « pour insulter » le docteur quil lavait appelé « guérisseur ».
« Quest-ce à dire ? fit le docteur en fixant Kolia avec surprise. Qui est-ce ? insista-t-il en sadressant à Aliocha, comme pour lui demander compte.
Cest le maître de Carillon, guérisseur ; ne vous inquiétez pas de ma personnalité.
Carillon ? répéta le docteur qui navait pas compris.
Adieu, guérisseur, nous nous reverrons à Syracuse.
Mais qui est-ce, qui est-ce donc ? fit le docteur exaspéré.
Cest un écolier, docteur, un polisson, ne faites pas attention, dit vivement Aliocha en fronçant les sourcils. Kolia, taisez-vous ! Ne faites pas attention, répéta-t-il avec quelque impatience.
Il faut le fouetter, le fouetter, dit le docteur furieux et trépignant.
Savez-vous, guérisseur, que Carillon pourrait bien vous mordre ! jeta dune voix tremblante Kolia tout pâle et les yeux étincelants. Ici, Carillon !
Kolia, si vous dites encore un mot, je romps avec vous pour toujours ! cria impérieusement Aliocha.
Guérisseur, il ny a quun être au monde qui puisse commander à Nicolas Krassotkine ; le voici (il désigna Aliocha) ; je me soumets, adieu. »
Il ouvrit la porte, rentra dans la chambre. Carillon sélança à sa suite. Le docteur, demeuré une seconde comme pétrifié, regarda Aliocha, cracha, cria : « Cest intolérable ! » Le capitaine se précipita pour laider. Aliocha rentra à son tour. Kolia était déjà au chevet dIlioucha. Le malade le tenait par la main et appelait son père. Le capitaine revint bientôt.
« Papa, papa, viens ici… nous… » murmura Ilioucha surexcité, mais, nayant pas la force de continuer, il tendit en avant ses bras amaigris, les passa autour de Kolia et de son père quil réunit dans la même étreinte en se serrant contre eux.
Le capitaine fut secoué de sanglots silencieux ; Kolia était près de pleurer.
« Papa, papa, comme tu me fais de la peine, papa ! gémit Ilioucha.
Ilioucha… mon chéri… le docteur a dit… tu guériras… nous serons heureux.
Ah, papa, je sais bien ce que le nouveau docteur ta dit à mon sujet… Jai vu ! » sexclama Ilioucha.
Il les serra de nouveau de toutes ses forces contre lui, en cachant sa figure sur lépaule de son père.
« Papa, ne pleure pas… Quand je serai mort, prends un bon garçon, un autre ; choisis le meilleur dentre eux, appelle-le Ilioucha et aime-le à ma place.
Tais-toi, vieux, tu guériras ! cria Krassotkine, dun ton bourru.
Quant à moi, papa, ne moublie jamais, continua Ilioucha. Viens sur ma tombe… sais-tu, papa, enterre-moi près de notre grande pierre, là où nous allions nous promener, et va là-bas le soir, avec Krassotkine et Carillon… Et moi, je vous attendrai… Papa, papa ! »
Sa voix sétrangla ; tous trois se tinrent enlacés sans parler. Nina pleurait doucement dans son fauteuil, et tout à coup, en les voyant tous pleurer, la maman fondit en larmes.
« Ilioucha ! Ilioucha ! » sécria-t-elle.
Krassotkine se dégagea des bras dIlioucha.
« Adieu, vieux, ma mère mattend pour déjeuner, dit-il rapidement. Quel dommage que je ne laie pas prévenue ! Elle sera très inquiète. Mais après déjeuner je reviendrai te voir, je resterai jusquà ce soir, jen aurai long à te raconter. Et jamènerai Carillon ; maintenant je lemmène, parce que sans moi il se mettrait à hurler et te gênerait. Au revoir ! »
Il courut dans le vestibule. Il ne voulait pas pleurer mais ne put sen empêcher. Cest dans cet état que le trouva Aliocha.
« Kolia, il vous faut tenir parole et venir, sinon il éprouvera un violent chagrin, dit-il avec insistance.
Certainement ! Oh ! que je men veux de nêtre pas venu plus tôt ! » murmura Kolia en pleurant sans nulle confusion.
À ce moment le capitaine surgit et referma aussitôt la porte derrière lui. Il avait lair égaré, ses lèvres tremblaient. Il sarrêta devant les deux jeunes gens, leva les bras en lair.
« Je ne veux pas de bon garçon, je nen veux pas dautre ! murmura-t-il dun ton farouche, en grinçant des dents : Si je toublie, Jérusalem, que ma langue soit attachée… »
Il nacheva pas, la voix parut lui manquer, et il se laissa tomber devant un banc de bois. La tête serrée dans ses poings, il se mit à sangloter en gémissant, mais doucement, pour que ses plaintes ne fussent pas entendues dans lizba. Kolia se précipita dans la rue.
« Adieu, Karamazov. Vous viendrez aussi ? demanda-t-il dun air brusque à Aliocha.
Ce soir sans faute.
Qua-t-il dit au sujet de Jérusalem ?… Quest-ce encore ?
Cest tiré de la Bible. Si je toublie, Jérusalem{169}, cest-à-dire, si joublie ce que jai de plus précieux, si je le change, alors que je sois frappé…
Je comprends, ça suffit ! Venez aussi. Ici, Carillon ! » cria-t-il rageusement à son chien, et il séloigna à grands pas.
Livre XI : Ivan Fiodorovitch.
I. Chez Grouchegnka
Aliocha se rendait place de lÉglise chez Grouchegnka, qui, le matin même, lui avait dépêché Fénia pour le prier instamment de venir. En questionnant cette fille, Aliocha apprit que sa maîtresse se trouvait depuis la veille dans une grande agitation. Durant les deux mois qui avaient suivi larrestation de son frère, il était souvent venu dans la maison Morozov, tant de son propre mouvement que de la part de Mitia. Trois jours après le drame, Grouchegnka était tombée gravement malade et avait gardé le lit près de cinq semaines, dont une entière sans connaissance. Elle avait beaucoup changé, maigri, jauni, bien quelle pût sortir depuis une quinzaine. Mais aux yeux dAliocha ses traits étaient devenus plus séduisants, et il aimait en labordant à rencontrer son regard. Ses yeux avaient pris une nuance résolue ; une décision calme, mais inflexible, se manifestait dans tout son être. Entre les sourcils sétait creusée une petite ride verticale qui donnait à son gracieux visage une expression concentrée, presque sévère au premier abord. Nulle trace de la frivolité de naguère. Aliocha sétonnait que Grouchegnka eût conservé sa gaieté dautrefois, malgré le malheur qui lavait frappée elle qui sétait fiancée à un homme pour le voir arrêter presque aussitôt sous linculpation dun crime horrible , malgré la maladie, malgré la menace dune condamnation presque certaine. Dans ses yeux jadis fiers, une sorte de douceur brillait maintenant, mais ils avaient parfois une lueur mauvaise, quand elle était reprise dune ancienne inquiétude, qui, loin de sapaiser, grandissait dans son cœur. Cétait au sujet de Catherine Ivanovna, dont elle parlait même dans le délire, durant sa maladie. Aliocha comprenait quelle était jalouse, bien que Catherine neût pas une seule fois visité Mitia dans sa prison, comme elle aurait pu le faire. Tout cela embarrassait Aliocha, car cest à lui seul que Grouchegnka se confiait, demandait sans cesse conseil ; parfois il ne savait que lui dire.
Il arriva chez elle préoccupé. Elle était revenue de la prison depuis une demi-heure, et rien quà la vivacité avec laquelle elle se leva à son entrée, il conclut quelle lattendait avec impatience. Il y avait sur la table un jeu de cartes, et sur le divan de cuir arrangé en lit était à demi étendu Maximov, malade, affaibli, mais souriant. Ce vieillard sans gîte, revenu deux mois auparavant de Mokroïé avec Grouchegnka, ne lavait pas quittée depuis lors. Après le trajet sous la pluie et dans la boue, transi de froid et de peur, il sétait assis sur le divan, la regardant en silence avec un sourire qui implorait. Grouchegnka, accablée de chagrin et déjà en proie à la fièvre, loublia presque au début, absorbée par dautres soucis ; tout à coup, elle le regarda fixement ; il eut un rire piteux, embarrassé. Elle appela Fénia et lui fit servir à manger. Il garda toute la journée une quasi-immobilité. Lorsque, à la nuit tombante, Fénia ferma les volets, elle demanda à sa maîtresse :
« Alors, madame, ce monsieur va rester à coucher ?
Oui, prépare-lui un lit sur le divan », répondit Grouchegnka.
En le questionnant, elle apprit quil ne savait où aller :
« Mr Kalganov, mon bienfaiteur, ma déclaré franchement quil ne me recevrait plus, et ma donné cinq roubles.
Eh bien, tant pis, reste ! » décida Grouchegnka dans son chagrin, en lui souriant avec compassion.
Le vieillard fut remué par ce sourire : ses lèvres tremblèrent démotion. Cest ainsi quil resta chez elle en qualité de parasite errant. Même durant la maladie de Grouchegnka, il ne quitta pas la maison. Fénia et la vieille cuisinière, sa grand-mère, ne le chassèrent pas, mais continuèrent de le nourrir et de lui faire son lit sur le divan. Par la suite, Grouchegnka shabitua même à lui, et en revenant de voir Mitia (quelle visitait, à peine remise), elle se mettait à causer de bagatelles avec « Maximouchka », pour oublier son chagrin. Il se trouva que le vieux avait un certain talent de conteur, de sorte quil lui devint même nécessaire. À part Aliocha, qui ne restait dailleurs jamais longtemps, Grouchegnka ne recevait presque personne. Quant au vieux marchand Samsonov, il était alors gravement malade, « sen allait », comme on disait en ville ; il mourut en effet huit jours après le jugement de Mitia. Trois semaines avant sa mort, sentant venir la fin, il appela auprès de lui ses fils avec leur famille et leur ordonna de ne plus le quitter. À partir de ce moment, il enjoignit expressément aux domestiques de ne pas recevoir Grouchegnka et, si elle se présentait, de dire qu« il lui souhaitait de vivre longtemps heureuse et de loublier tout à fait ». Grouchegnka envoyait pourtant presque tous les jours demander de ses nouvelles.
« Te voilà enfin ! sécria-t-elle en jetant les cartes et en accueillant Aliocha avec joie. Maximouchka meffrayait en disant que tu ne viendrais plus. Ah ! que jai besoin de toi ! Assieds-toi. Veux-tu du café ?
Avec plaisir, dit Aliocha en sasseyant ; jai grand-faim.
Fénia, Fénia, du café ! Il est prêt depuis longtemps… Apporte aussi des petits pâtés chauds ! Sais-tu, Aliocha, jai eu une histoire aujourdhui au sujet de ces pâtés. Je lui en ai porté en prison et croirais-tu quil les a refusés. Il en a même piétiné un. « Je vais les laisser au gardien, lui ai-je dit ; si tu nen veux pas cest que ta méchanceté te nourrit ! » Là-dessus je suis partie. Nous nous sommes encore querellés. Cest chaque fois la même chose. »
Grouchegnka parlait avec agitation. Maximov eut un sourire timide et baissa les yeux.
« À quel propos aujourdhui ? demanda Aliocha.
Je ne my attendais pas du tout. Figure-toi quil est jaloux de mon « ancien ». « Pourquoi lui donnes-tu de largent ? ma-t-il dit. Tu tes donc mise à lentretenir ? » Il est jaloux du matin au soir. Une fois il létait même de Kouzma, la semaine dernière.
Mais il connaissait « lancien » ?
Comment donc, il savait tout dès le début ! Aujourdhui il ma injuriée. Jai honte de répéter ses paroles. Limbécile ! Rakitka est arrivé comme je sortais. Cest peut-être lui qui lexcite. Quen penses-tu ? ajouta-t-elle dun air distrait.
Il taime beaucoup, et il est fort énervé.
Comment ne le serait-il pas quand on le juge demain. Jétais justement allée le réconforter, car jai peur, Aliocha, de songer à ce qui arrivera demain ! Tu dis quil est énervé ? Et moi donc ! Et il parle du Polonais ! Quel imbécile ! Mais je crois quil nest pas jaloux de Maximouchka.
Mon épouse était aussi fort jalouse, fit remarquer Maximov.
De toi !… dit Grouchegnka en riant malgré elle. Qui pouvait bien la rendre jalouse ?
Les femmes de chambre.
Tais-toi, Maximouchka ; je ne suis pas dhumeur à rire, la colère me prend. Ne lorgne pas les pâtés, tu nen auras pas, cela te ferait mal. Il faut aussi soigner celui-là ; ma maison est devenue un hospice, ajouta-t-elle en souriant.
Je ne mérite pas vos bienfaits, je suis insignifiant, larmoya Maximov. Prodiguez plutôt vos bontés à ceux qui sont plus nécessaires que moi.
Eh ! Maximouchka, chacun est nécessaire, comment savoir qui lest plus ou moins ? Si seulement ce Polonais nexistait pas ! Aliocha, lui aussi a imaginé de tomber malade, aujourdhui. Jai été le voir également. Je vais lui envoyer les petits pâtés ; je ne lai pas encore fait, mais puisque Mitia men accuse, je les enverrai maintenant exprès ! Ah ! voici Fénia avec une lettre. Cest cela, ce sont les Polonais qui demandent encore de largent ! »
Pan Musalowicz lui envoyait, en effet, une lettre fort longue, fort ampoulée, où il la priait de lui prêter trois roubles. Elle était accompagnée dun reçu avec lengagement de payer dans les trois mois ; la signature de pan Wrublewski y figurait aussi. Grouchegnka avait déjà reçu de son « ancien » beaucoup de lettres pareilles avec des reconnaissances de dette. Cela datait de sa convalescence, quinze jours auparavant. Elle savait que les deux panowie étaient pourtant venus prendre de ses nouvelles durant sa maladie. La première lettre, écrite sur une feuille de grand format, cachetée avec un sceau de famille, était longue et fort alambiquée, de sorte que Grouchegnka nen lut que la moitié et la jeta sans y avoir rien compris. Elle se moquait bien des lettres à ce moment. Cette première lettre fut suivie le lendemain dune seconde, où pan Musalowicz demandait de lui prêter deux mille roubles à court terme. Grouchegnka la laissa également sans réponse. Vinrent ensuite une série de missives, tout aussi prétentieuses, où la somme demandée diminuait graduellement, tombant à cent roubles, à vingt-cinq, à dix roubles ; enfin Grouchegnka reçut une lettre où les panowie mendiaient un rouble seulement, avec un reçu signé des deux. Prise soudain de pitié, elle se rendit au crépuscule chez le pan. Elle trouva les deux Polonais dans une misère noire, affamés, sans feu, sans cigarettes, devant de largent à leur logeuse. Les deux cents roubles gagnés à Mitia avaient vite disparu. Grouchegnka fut pourtant surprise dêtre accueillie prétentieusement par les panowie, avec une étiquette majestueuse et des propos emphatiques. Elle ne fit quen rire, donna dix roubles à son « ancien », et raconta en riant la chose à Mitia qui ne montra aucune jalousie. Mais depuis lors, les panowie se cramponnaient à Grouchegnka, la bombardaient tous les jours de demandes dargent, et chaque fois elle envoyait quelque chose. Et voilà quaujourdhui Mitia sétait montré férocement jaloux !
« Comme une sotte, jai passé chez lui en allant voir Mitia, parce que lui aussi était malade, mon ancien pan, reprit Grouchegnka avec volubilité. Je raconte cela à Mitia en riant : « Imagine-toi, lui dis-je, que mon Polonais sest mis à me chanter les chansons dautrefois en saccompagnant de la guitare ; il pense mattendrir… » Alors Mitia sest mis à minjurier… Aussi vais-je envoyer des petits pâtés aux panowie. Fénia, donne trois roubles à la fillette quils ont envoyée et une dizaine de pâtés dans du papier. Toi, Aliocha, tu raconteras cela à Mitia.
Jamais de la vie ! dit Aliocha en souriant.
Eh ! tu penses quil se tourmente ; cest exprès quil fait le jaloux ; au fond, il sen moque, proféra Grouchegnka avec amertume.
Comment, exprès ?
Que tu es naïf, Aliocha ! Tu ny comprends rien, malgré tout ton esprit. Ce qui moffense, ce nest pas sa jalousie ; le contraire meût offensée. Je suis comme ça. Jadmets la jalousie, étant moi-même jalouse. Mais ce qui moffense, cest quil ne maime pas du tout et me jalouse maintenant exprès. Suis-je aveugle ? Il se met à me parler de Katia, comme quoi elle a fait venir de Moscou un médecin réputé et le premier avocat de Pétersbourg pour le défendre. Il laime donc, puisquil fait son éloge en ma présence. Se sentant coupable envers moi, il me querelle et prend les devants pour maccuser et rejeter les torts sur moi : « Tu as connu le Polonais avant moi ; il mest donc permis davoir maintenant des relations avec Katia. » Voilà ce qui en est ! Il veut rejeter toute la faute sur moi. Cest exprès quil me querelle, te dis-je ; seulement je… »
Grouchegnka nacheva pas ; elle se couvrit les yeux de son mouchoir et fondit en larmes.
« Il naime pas Catherine Ivanovna, dit avec fermeté Aliocha.
Je saurai bientôt sil laime ou non » fit-elle dune voix menaçante.
Son visage saltéra. Aliocha fut peiné de lui voir prendre soudain un air sombre, irrité.
« Assez de sottises ! Ce nest pas pour ça que je tai fait venir. Mon cher Aliocha, que se passera-t-il demain ? Voilà ce qui me torture. Je suis la seule. Je vois que les autres ny pensent guère, personne ne sy intéresse. Y penses-tu au moins, toi ? Cest demain le jugement ! Que se passera-t-il, mon Dieu ? Et dire que cest le laquais qui a tué ! Est-il possible quon le condamne à sa place et que personne ne prenne sa défense ? On na pas inquiété Smerdiakov ?
On la interrogé rigoureusement, et tous ont conclu quil nétait pas coupable. Depuis cette crise, il est gravement malade.
Seigneur mon Dieu ! Tu devrais aller chez cet avocat et lui conter laffaire en particulier. Il paraît quon la fait venir de Pétersbourg pour trois mille roubles.
Oui, cest nous qui avons fourni la somme, Ivan, Catherine Ivanovna et moi. Elle a fait venir, elle seule, le médecin, pour deux mille roubles. Lavocat Fétioukovitch aurait exigé davantage, si cette affaire navait eu du retentissement dans toute la Russie ; il a donc bien voulu sen charger plutôt pour la gloire. Je lai vu hier.
Eh bien, tu lui as parlé ?
Il ma écouté sans rien dire. Son opinion est déjà faite, ma-t-il affirmé. Pourtant il a promis de prendre mes paroles en considération.
Comment, en considération ! Ah ! les coquins ! Ils le perdront. Et le docteur, pourquoi la-t-elle fait venir ?
Comme expert. On veut établir que Mitia est fou et quil a tué dans un accès de démence, répondit Aliocha avec un sourire triste, mais mon frère ny consentira pas.
Ce serait vrai, sil avait tué ! Il était fou, alors, complètement fou, et cest ma faute à moi, misérable ! Mais ce nest pas lui. Et tout le monde prétend que cest lui, lassassin. Même Fénia a déposé de façon quil paraît coupable. Et dans la boutique, et ce fonctionnaire, et au cabaret où on lavait entendu auparavant, tous laccusent.
Oui, les dépositions se sont multipliées, fit remarquer Aliocha dun air morne.
Et Grigori Vassilitch persiste à dire que la porte était ouverte, il prétend lavoir vue, on ne len fera pas démordre ; je suis allée le voir, je lui ai parlé. Il ma même injuriée.
Oui, cest peut-être la plus grave déposition contre mon frère, dit Aliocha.
Quant à la folie de Mitia, elle ne la toujours pas quitté, commença Grouchegnka dun air préoccupé, mystérieux. Sais-tu, Aliocha, il y a longtemps que je voulais te le dire : je vais le voir tous les jours et je suis très perplexe. Dis-moi, quen penses-tu : de quoi parle-t-il toujours, à présent ? Je ny comprenais rien, je pensais que cétait quelque chose de profond, au-dessus de ma portée, à moi, sotte, mais voilà quil me parle dun « petiot » : « Pourquoi est-il pauvre, le petiot ? Cest à cause de lui que je vais maintenant en Sibérie. Je nai pas tué, mais il faut que jaille en Sibérie ! » De quoi sagit-il, quest-ce que ce « petiot » ? Je ny ai rien compris. Seulement je me suis mise à pleurer, tant il parlait bien ; nous pleurions tous les deux, il ma embrassée, et a fait sur moi le signe de la croix. Quest-ce que cela signifie, Aliocha, quel est ce « petiot » ?
Rakitine a pris lhabitude de le visiter, répondit Aliocha en souriant. Mais non, cela ne vient pas de Rakitine. Je ne lai pas vu hier, jirai aujourdhui.
Non, ce nest pas Rakitka, cest Ivan Fiodorovitch qui le tourmente, il va le voir… »
Grouchegnka sinterrompit brusquement. Aliocha la regarda, stupéfait.
« Comment ? Ivan va le voir ? Mitia ma dit lui-même quil nétait jamais venu.
Eh bien, eh bien ! Voilà comme je suis ! Jai bavardé, sécria Grouchegnka, rouge de confusion. Enfin, Aliocha, nen parle pas ; puisque jai commencé, je vais te dire toute la vérité ; Ivan est allé deux fois le voir : la première, aussitôt arrivé de Moscou ; la seconde il y a huit jours. Il a défendu à Mitia den parler, il venait en cachette. »
Aliocha demeurait plongé dans ses réflexions. Cette nouvelle lavait fort impressionné.
« Ivan ne ma pas parlé de laffaire de Mitia ; en général, il a très peu causé avec moi ; quand jallais le voir, il paraissait toujours mécontent, de sorte que je ne vais plus chez lui depuis trois semaines. Hum… sil la vu, il y a huit jours… Il sest produit, en effet, un changement chez Mitia depuis une semaine…
Oui, dit vivement Grouchegnka ; ils ont un secret, Mitia lui-même men a parlé, et un secret qui le tourmente. Auparavant il était gai, il lest encore maintenant, seulement, vois-tu, quand il commence à remuer la tête, à marcher de long en large, à se tirailler les cheveux à la tempe, je sais quil est agité… jen suis sûre !… Autrement, il était gai encore aujourdhui.
Agité, dis-tu ?
Oui, tantôt gai, tantôt agité. Vraiment, Aliocha, il me surprend ; avec un tel sort en perspective, il lui arrive déclater de rire pour des bagatelles ; on dirait un enfant.
Est-il vrai quil tait défendu de me parler dIvan ?
Oui, cest toi surtout quil craint, Mitia. Car il y a là un secret, lui-même me la dit… Aliocha, mon cher, tâche de savoir quel est ce secret et viens me le dire, afin que je connaisse enfin mon maudit sort ! Cest pour ça que je tai fait venir aujourdhui.
Tu penses que cela te concerne ? Mais alors il ne ten aurait pas parlé !
Je ne sais. Peut-être nose-t-il pas me le dire. Il me prévient. Le fait est quil a un secret.
Mais toi-même, quen penses-tu ?
Je pense que tout est fini pour moi. Ils sont trois ligués contre moi, Katia fait partie du complot, cest delle que tout vient. Mitia me prévient par allusion. Il songe à mabandonner, voilà tout le secret. Ils ont imaginé cela tous les trois, Mitia, Katia et Ivan Fiodorovitch. Il ma dit, il y a huit jours, quIvan est amoureux de Katia ; voilà pourquoi il va si souvent chez elle. Aliocha, est-ce vrai ou non ? Réponds-moi en conscience.
Je ne te mentirai pas. Ivan naime pas Catherine Ivanovna.
Eh bien, cest ce que jai tout de suite pensé ! Il ment effrontément. Et il fait maintenant le jaloux pour pouvoir maccuser ensuite. Mais cest un imbécile, il ne sait pas dissimuler, il est trop franc… Il me le paiera ! « Tu crois que jai tué ! » Voilà ce quil ose me reprocher ! Que Dieu lui pardonne ! Attends, cette Katia aura affaire à moi au tribunal ! Je parlerai… Je dirai tout ! »
Elle se mit à pleurer.
« Voilà ce que je puis taffirmer, Grouchegnka, dit Aliocha en se levant : dabord, il taime, il taime plus que tout au monde, et toi seule, crois-moi, jen suis sûr. Ensuite, je tavoue que je nirai pas lui arracher son secret, mais sil me le dit, je le préviendrai que jai promis de ten faire part. Dans ce cas, je reviendrai te le dire aujourdhui. Seulement… il me semble que Catherine Ivanovna na rien à voir là-dedans, ce secret doit sûrement se rapporter à autre chose. En attendant, adieu ! »
Aliocha lui serra la main. Grouchegnka pleurait toujours. Il voyait bien quelle ne croyait guère à ses consolations ; néanmoins, cette effusion lavait soulagée. Cela lui faisait de la peine de la laisser dans cet état, mais il était pressé, ayant encore beaucoup à faire.
II. Le pied malade
Il voulait dabord aller chez Mme Khokhlakov, et avait hâte den finir, pour ne pas arriver trop tard auprès de Mitia. Depuis trois semaines, Mme Khokhlakov était souffrante ; elle avait le pied enflé, et, bien quelle ne gardât pas le lit, elle passait les journées à moitié étendue sur une couchette, dans son boudoir, en déshabillé galant, dailleurs convenable. Aliocha avait observé une fois, en souriant innocemment, que Mme Khokhlakov devenait coquette, malgré sa maladie : elle arborait des nœuds, des rubans, des chemisettes. Durant les deux derniers mois, le jeune Perkhotine sétait mis à fréquenter chez elle. Aliocha nétait pas venu depuis quatre jours et, sitôt entré, il se rendit chez Lise, qui lui avait fait dire la veille de venir immédiatement la voir « pour une affaire très importante », ce qui lintéressait pour certaines raisons. Mais tandis que la femme de chambre allait lannoncer, Mme Khokhlakov, informée de son arrivée, le demanda « rien que pour une minute ». Aliocha jugea quil valait mieux satisfaire dabord la maman, sinon elle lenverrait chercher à chaque instant. Elle était étendue sur la couchette, habillée comme pour une fête, et semblait fort agitée. Elle accueillit Aliocha avec des cris denthousiasme.
« Il y a un siècle que je ne vous ai vu ! Une semaine entière, miséricorde ! Ah ! vous êtes venu il y a quatre jours, mercredi passé. Vous allez chez Lise, je suis sûre que vous vouliez marcher sur la pointe des pieds, pour que je nentende pas. Cher Alexéi Fiodorovitch, si vous saviez comme elle minquiète ! Ceci est le principal, mais nous en parlerons ensuite. Je vous confie entièrement ma Lise. Après la mort du starets Zosime paix à son âme ! (elle se signa) après lui, je vous considère comme un ascète, bien que vous portiez fort gentiment votre nouveau costume. Où avez-vous trouvé ici un pareil tailleur ? Mais nous en reparlerons plus tard ; ça na pas dimportance. Pardonnez-moi de vous appeler parfois Aliocha, je suis une vieille femme, tout mest permis, elle sourit coquettement mais cela aussi viendra après. Surtout, que je noublie pas le principal. Je vous en prie, si je divague, rappelez-le moi. Depuis que Lise a repris sa promesse sa promesse enfantine, Alexéi Fiodorovitch de vous épouser, vous avez bien compris que ce nétait que le caprice dune fillette malade, restée longtemps dans son fauteuil. Dieu soit loué, maintenant elle marche déjà. Ce nouveau médecin que Katia a fait venir de Moscou pour votre malheureux frère, que demain… Quarrivera-t-il demain ? Je meurs rien que dy penser ! Surtout de curiosité… Bref, ce médecin est venu hier et a vu Lise… Je lui ai payé sa visite cinquante roubles. Mais il ne sagit pas de ça. Voyez-vous, je membrouille. Je me dépêche sans savoir pourquoi. Je ne sais plus où jen suis, tout est pour moi comme un écheveau emmêlé. Jai peur de vous mettre en fuite en vous ennuyant, je nai vu que vous. Ah ! mon Dieu, je ny pensais pas ; dabord, du café ! Julie, Glaphyre, du café ! »
Aliocha sempressa de remercier en disant quil venait de prendre le café.
« Chez qui ?
Chez Agraféna Alexandrovna.
Chez cette femme ! Ah ! cest elle la cause de tout ; dailleurs, je ne sais pas, on la dit maintenant irréprochable, cest un peu tard. Il eût mieux valu que ce fût plus tôt, quand il le fallait ; à quoi ça sert-il maintenant ? Taisez-vous, Alexéi Fiodorovitch, car jai tant de choses à dire que je ne dirai, je crois, rien du tout. Cet affreux procès… Je ne manquerai pas dy aller, je me prépare, on me portera dans un fauteuil, je peux rester assise, et vous savez que je figure parmi les témoins. Comment ferai-je pour parler ? Je ne sais pas ce que je dirai. Il faut prêter serment, nest-ce pas ?
Oui, mais je ne pense pas que vous puissiez paraître.
Je peux rester assise ; ah ! vous membrouillez ! Ce procès, cet acte sauvage, ces gens qui vont en Sibérie, ces autres qui se marient, et tout cela si vite, si vite, et finalement tout le monde vieillit et regarde vers la tombe. Après tout, tant pis, je suis fatiguée. Cette Katia, cette charmante personne{170}, a déçu mon espoir ; maintenant elle va accompagner un de vos frères en Sibérie, lautre la suivra et sétablira dans la ville voisine, et tous se feront souffrir mutuellement. Cela me fait perdre la tête, surtout cette publicité ; on en a parlé des milliers et des milliers de fois dans les journaux de Pétersbourg et de Moscou. Ah ! oui, imaginez-vous quon me mêle à cette histoire, on prétend que jétais… disons une « bonne amie » de votre frère, car je ne veux pas prononcer un vilain mot !
Cest impossible ! Où a-t-on écrit cela ?
Je vais vous faire voir. Tenez, cest dans un journal de Pétersbourg, que jai reçu hier, Sloukhi, « les Bruits ». Ces « Bruits » paraissent depuis quelques mois ; et comme jaime beaucoup les bruits, je my suis abonnée, et me voici bien servie en fait de bruits. Cest ici, à cet endroit, tenez, lisez. »
Et elle tendit à Aliocha un journal qui se trouvait sous loreiller.
Elle nétait pas affectée, mais comme abattue, et, en effet, tout sembrouillait peut-être dans sa tête. Lentrefilet était caractéristique et devait assurément limpressionner ; mais, par bonheur, elle était alors incapable de se concentrer sur un point et pouvait dans un instant oublier même le journal et passer à autre chose. Quant au retentissement de cette triste affaire dans la Russie entière, Aliocha le connaissait depuis longtemps, et Dieu sait les nouvelles bizarres quil avait eu loccasion de lire depuis deux mois, parmi dautres véridiques, sur son frère, sur les Karamazov, et sur lui-même. On disait même dans un journal queffrayé par le crime de son frère, il sétait fait moine et reclus ; ailleurs, on démentait ce bruit en affirmant, au contraire, quen compagnie du starets Zosime, il avait fracturé la caisse du monastère et pris la fuite. Lentrefilet paru dans le journal Sloukhi était intitulé : « On nous écrit de Skotoprigonievsk{171} (hélas ! ainsi sappelle notre petite ville, je lai caché longtemps) à propos du procès Karamazov. » Il était court et le nom de Mme Khokhlakov ny figurait pas. On racontait seulement que le criminel quon sapprêtait à juger avec une telle solennité, capitaine en retraite, dallures insolentes, fainéant et partisan du servage, avait des intrigues amoureuses, influençait surtout « quelques dames à qui leur solitude pesait ». Lune delles, « une veuve qui sennuyait » et affectait la jeunesse, bien que mère dune grande fille sétait amourachée de lui au point de lui offrir, deux heures avant le crime, trois mille roubles pour partir en sa compagnie aux mines dor. Mais le scélérat avait mieux aimé tuer son père pour lui voler ces trois mille roubles, comptant sur limpunité, que promener en Sibérie les charmes quadragénaires de la dame. Cette correspondance badine se terminait, comme il convient, par une noble indignation contre limmoralité du parricide et du servage. Après avoir lu avec curiosité, Aliocha plia la feuille quil rendit à Mme Khokhlakov.
« Eh bien ! nest-ce pas moi ? Cest moi, en effet, qui, une heure auparavant, lui ai conseillé les mines dor, et tout à coup… « des charmes quadragénaires » ! Mais était-ce dans ce dessein ? Il la fait exprès. Que le Souverain Juge lui pardonne cette calomnie comme je la lui pardonne moi-même, mais cest… savez-vous qui ? Cest votre ami Rakitine.
Peut-être, fit Aliocha, bien que je naie rien entendu dire à ce sujet.
Cest lui, sans aucun doute ! Car je lai chassé !… Vous connaissez donc cette histoire ?
Je sais que vous lavez prié de cesser ses visites à lavenir, mais pour quelle raison au juste, je ne lai pas su… par vous tout au moins.
Vous lavez donc appris par lui ! Alors, il déblatère contre moi ?
Oui ; il déblatère contre tout le monde, dailleurs. Mais lui non plus ne ma pas dit pourquoi vous laviez congédié ! Du reste, je le rencontre fort rarement. Nous ne sommes pas amis.
Eh bien, je vais tout vous raconter et, malgré tout, je me repens, parce quil y a un point sur lequel je suis peut-être coupable moi-même. Un point tout à fait insignifiant, dailleurs. Voyez, mon cher (Mme Khokhlakov prit un air enjoué, eut un sourire énigmatique), voyez-vous, je soupçonne… pardonnez-moi, je vous parle comme une mère… Oh ! non, non, au contraire, je madresse à vous comme à mon père… car la mère na rien à voir ici… Enfin, cest égal, comme au starets Zosime en confession, et cest tout à fait juste : je vous ai appelé tout à lheure ascète… Eh bien, voilà, ce pauvre jeune homme, votre ami Rakitine (mon Dieu je ne puis me fâcher contre lui), bref, cet étourdi, figurez-vous quil savisa, je crois, de samouracher de moi. Je ne men aperçus que par la suite, mais au début, cest-à-dire il y a un mois, il vint me voir plus souvent, presque tous les jours, car nous nous connaissions auparavant. Je ne me doutais de rien… et tout à coup, ce fut comme un trait de lumière. Vous savez quil y a deux mois jai commencé à recevoir ce gentil et modeste jeune homme, Piotr Ilitch Perkhotine, qui est fonctionnaire ici. Vous lavez rencontré plus dune fois. Nest-ce pas quil a du mérite, quil est toujours bien mis, et, en général, jaime la jeunesse, Aliocha, quand elle a de la modestie, du talent, comme vous ; cest presque un homme dÉtat, il parle fort bien, je le recommanderai à qui de droit. Cest un futur diplomate. Dans cette affreuse journée, il ma presque sauvée de la mort en venant me trouver la nuit. Quant à votre ami Rakitine, il samène toujours avec ses gros souliers quil traîne sur le tapis… Bref, il se mit à faire des allusions ; une fois, en parlant, il me serra la main très fort. Cest depuis ce moment que jai mal au pied. Il avait déjà rencontré Piotr Ilitch chez moi, et le croiriez-vous, il le dénigrait sans cesse, sacharnait contre lui je ne sais pourquoi. Je me contentais de les observer tous les deux, pour voir comment ils sarrangeraient, tout en riant à part moi. Un jour que je me trouvais seule, assise ou plutôt déjà étendue, Mikhaïl Ivanovitch vint me voir et, imaginez-vous, mapporta des vers fort courts, où il décrivait mon pied malade. Attendez, comment est-ce ?…
« Ce petit pied charmant
Est un peu souffrant » …
ou quelque chose comme ça, je ne puis me rappeler ces vers, je les ai là, je vous les montrerai plus tard ; ils sont ravissants, et il ny est pas question de mon pied seulement ; ils sont moraux, avec une pointe délicieuse, que jai dailleurs oubliée, bref dignes de figurer dans un album. Naturellement, je le remerciai, il parut flatté. Je navais pas fini que Piotr Ilitch entra. Mikhaïl Ivanovitch devint sombre comme la nuit. Je voyais bien que Piotr Ilitch le gênait, car il voulait certainement dire quelque chose après les vers, je le pressentais, et lautre entra juste à ce moment. Je montrai les vers à Piotr Ilitch sans lui nommer lauteur. Mais je suis bien persuadée quil devina toute de suite, bien quil le nie jusquà présent. Piotr Ilitch éclata de rire, se mit à critiquer : de méchants vers, dit-il, écrits par un séminariste, et avec quelle témérité ! Cest alors que votre ami, au lieu den rire, devint furieux. Mon Dieu, je crus quils allaient se battre : « Cest moi, dit-il, lauteur. Je les ai écrits par plaisanterie, car je tiens pour ridicule de faire des vers… Seulement, les miens sont bons. On veut élever une statue à Pouchkine pour avoir chanté les pieds des femmes{172} ; mes vers à moi ont une teinte morale ; vous-même nêtes quun réactionnaire réfractaire à lhumanité, au progrès, étranger au mouvement des idées, un rond-de-cuir, un preneur de pots-de-vin ! » Alors je me mis à crier, à les supplier. Piotr Ilitch, vous le savez, na pas froid aux yeux ; il prit une attitude fort digne, le regarda ironiquement et lui fit des excuses : « Je ne savais pas, dit-il ; sinon je me serais exprimé autrement, jaurais loué vos vers… Les poètes sont une engeance irritable. » Bref, des railleries débitées du ton le plus sérieux. Lui-même ma avoué ensuite quil raillait, moi je my étais laissé prendre. Je songeais alors, étendue comme maintenant : dois-je ou non chasser Mikhaïl Ivanovitch pour son intempérance de langage envers mon hôte ? Le croiriez-vous, jétais là étendue, les yeux fermés, sans parvenir à me décider ; je me tourmentais, mon cœur battait : crierai-je ou ne crierai-je pas ? Une voix me disait : « crie », et lautre : « ne crie pas ! » À peine eus-je entendu cette autre voix que je me mis à crier ; puis je mévanouis. Naturellement ce fut une scène bruyante. Tout à coup, je me suis levée, et jai dit à Mikhaïl Ivanovitch : « Je regrette beaucoup, mais je ne veux plus vous voir chez moi. » Voilà comment je lai mis à la porte. Ah, Alexéi Fiodorovitch, je sais bien que jai mal agi ; je mentais, je nétais nullement fâchée contre lui, mais soudain, il me sembla que ce serait très bien, cette scène… Seulement, le croiriez-vous, cette scène était pourtant naturelle, car je pleurais vraiment, et jai même pleuré quelques jours après encore, enfin je finis par tout oublier, une fois, après déjeuner. Il avait cessé ses visites depuis quinze jours ; je me demandais : « Est-il possible quil ne revienne plus ? » Cétait hier, et voilà que dans la soirée on mapporte ces « Bruits ». Je lus et demeurai bouche bée : de qui était-ce ? De lui ! sitôt rentré, il avait griffonné ça pour lenvoyer au journal, qui la publié. Aliocha, je bavarde à tort et à travers, mais cest plus fort que moi !
Il faut que jarrive à temps chez mon frère, balbutia Aliocha.
Précisément, précisément ! Ça me rappelle tout ! Dites-moi, quest-ce que lobsession ?
Quelle obsession ? demanda Aliocha surpris.
Lobsession judiciaire. Une obsession qui fait tout pardonner. Quoi que vous ayez commis, on vous pardonne.
À propos de quoi dites-vous cela ?
Voici pourquoi ; cette Katia… Ah ! cest une charmante créature, mais jignore de qui elle est éprise. Elle est venue lautre jour, et je nai rien pu savoir. Dautant plus quelle se borne maintenant à des généralités, elle ne me parle que de ma santé, elle affecte même un certain ton, et je me suis dit : « Soit, que le bon Dieu te bénisse !… » Ah ! À propos de cette obsession, ce docteur est arrivé. Vous le savez sûrement, cest vous qui lavez fait venir, cest-à-dire, pas vous, mais Katia. Toujours Katia ! Eh bien, voici : un individu est normal, mais tout à coup il a une obsession ; il est lucide, se rend compte de ses actes, cependant il subit lobsession. Eh bien, cest ce qui est arrivé sûrement à Dmitri Fiodorovitch. Cest une découverte et un bienfait de la justice nouvelle. Ce docteur est venu, il ma questionnée sur le fameux soir, enfin, sur les mines dor : « Comment était alors laccusé ? » En état dobsession, bien sûr ; il sécriait : « De largent, de largent, donnez-moi trois mille roubles », puis soudain il est allé assassiner. « Je ne veux pas, disait-il, je ne veux pas tuer » ; pourtant il la fait. Aussi on lui pardonnera à cause de cette résistance, bien quil ait tué.
Mais il na pas tué, interrompit un peu brusquement Aliocha, dont lagitation et limpatience grandissaient.
Je sais, cest le vieux Grigori qui a tué.
Comment, Grigori ?
Mais oui, cest Grigori. Il est resté évanoui après avoir été frappé par Dmitri Fiodorovitch, puis il sest levé et, voyant la porte ouverte, il est allé tuer Fiodor Pavlovitch.
Mais pourquoi, pourquoi ?
Sous lempire dune obsession. En revenant à lui, après avoir été frappé à la tête, lobsession lui a fait commettre ce crime ; il prétend quil na pas tué, peut-être ne sen souvient-il pas. Seulement, voyez-vous, mieux vaudrait que Dmitri Fiodorovitch eût tué. Oui, quoique je parle de Grigori, cest sûrement Dmitri qui a fait le coup, et ça vaut mieux, beaucoup mieux. Ce nest pas que japprouve le meurtre dun père par son fils ; les enfants, au contraire, doivent respecter les parents ; pourtant, mieux vaut que ce soit lui, car alors vous naurez pas à vous désoler, puisquil a tué inconsciemment, ou plutôt consciemment, mais sans savoir comment cest arrivé. On doit lacquitter ; ce sera humain, cela fera ressortir les bienfaits de la justice nouvelle. Je nen savais rien, on dit que cest déjà ancien ; dès que je lappris hier, je fus si frappée que je voulais vous envoyer chercher. Si on lacquitte, je linviterai aussitôt à dîner, je réunirai des connaissances et nous boirons à la santé des nouveaux juges. Je ne pense pas quil soit dangereux ; dailleurs il y aura du monde, on pourra toujours lemmener sil fait le méchant. Plus tard, il pourra être juge de paix ou quelque chose de ce genre, car les meilleurs juges sont ceux qui ont eu des malheurs. Surtout, qui na pas son obsession maintenant ? vous, moi, tout le monde, et combien dexemples : un individu est en train de chanter une romance, tout à coup quelque chose lui déplaît, il prend un pistolet, vous tue le premier venu et on lacquitte. Je lai lu récemment, tous les docteurs lont confirmé. Ils confirment tout, maintenant. Pensez donc, Lise a une obsession ! elle ma fait pleurer hier et avant-hier : aujourdhui, jai deviné que cétait une simple obsession. Oh ! Lise me fait beaucoup de peine ! Je crois quelle a perdu lesprit. Pourquoi vous a-t-elle fait venir ? Ou bien êtes-vous venu de vous-même ?
Elle ma fait venir et je vais la trouver, déclara Aliocha en se levant dun air résolu.
Ah ! cher Alexéi Fiodorovitch, voilà peut-être lessentiel, sécria en pleurant Mme Khokhlakov. Dieu mest témoin que je vous confie sincèrement Lise, et ça ne fait rien quelle vous ait appelé à mon insu. Quant à votre frère Ivan, excusez-moi, mais je ne puis lui confier si facilement ma fille, bien que je le considère toujours comme le plus chevaleresque des jeunes gens. Imaginez-vous quil est venu voir Lise et que je nen savais rien.
Comment ? Quand cela ? dit Aliocha stupéfait. Il ne sétait pas rassis.
Je vais tout vous dire. Cest peut-être pour cela que je vous ai fait appeler, je ne men souviens plus. Ivan Fiodorovitch est venu me voir deux fois depuis son retour de Moscou : la première, pour me faire une visite en qualité de connaissance ; la seconde, récemment. Katia se trouvait chez moi, il entra en lapprenant. Bien entendu, je ne prétendais pas à de fréquentes visites de sa part, connaissant ses tracas, vous comprenez, cette affaire et la mort terrible de votre papa{173} ; mais japprends tout à coup quil est venu de nouveau, il y a six jours, pas chez moi mais chez Lise, où il est resté cinq minutes. Je lai appris trois jours après par Glaphyre ; ça ma frappée. Jappelle aussitôt Lise qui se met à rire : il pensait, dit-elle, que vous dormiez, il est venu me demander de vos nouvelles. Cest ça, bien sûr. Seulement Lise, Lise, mon Dieu, quelle peine elle me fait ! Figurez-vous quune nuit, cétait il y a quatre jours, après votre visite, elle a eu une crise de nerfs, des cris, des gémissements… Pourquoi nai-je jamais de crises de nerfs, moi ? Le lendemain, le surlendemain, nouvelle attaque, et, hier, cette obsession. Elle me crie tout à coup : « Je déteste Ivan Fiodorovitch, jexige que vous ne le receviez plus, que vous lui interdisiez la maison ! » Je demeurai stupéfaite et lui répliquai : « Pour quelle raison congédier un jeune homme si méritant, si instruit, et de plus si malheureux », car toutes ces histoires, cest plutôt un malheur quautre chose, nest-ce pas ? Elle éclata de rire à mes paroles, dune façon blessante. Je fus contente, pensant lavoir divertie et que les crises cesseraient ; dailleurs, je voulais moi-même congédier Ivan Fiodorovitch pour ses étranges visites sans mon consentement et lui demander des explications. Ce matin, voilà quà son réveil, Lise sest fâchée contre Julie et même quelle la frappée au visage. Cest monstrueux, nest-ce pas ? Moi qui dis vous à mes femmes de chambre. Une heure après, elle embrassait Julie et lui baisait les pieds. Elle me fit dire quelle ne viendrait pas, quelle ne voulait plus venir chez moi dorénavant, et lorsque je me traînai chez elle, elle me couvrit de baisers en pleurant, puis me poussa dehors sans dire un mot, de sorte que je nai rien pu savoir. Maintenant, cher Alexéi Fiodorovitch, je mets tout mon espoir en vous ; ma destinée est sans doute entre vos mains. Je vous prie daller voir Lise, délucider tout cela, comme vous seul savez le faire, et de venir me raconter, à moi, la mère ; car, vous comprenez, je mourrai vraiment, si tout cela continue, ou je me sauverai de la maison. Je nen puis plus ; jai de la patience, mais je peux la perdre et alors… alors ce sera terrible. Ah ! mon Dieu, enfin, Piotr Ilitch ! sécria Mme Khokhlakov, radieuse, en voyant entrer Piotr Ilitch Perkhotine. Vous êtes bien en retard ! Eh bien, asseyez-vous, parlez, que dit cet avocat ? Où allez-vous, Alexéi Fiodorovitch ?
Chez Lise.
Ah ! oui. Noubliez pas, je vous en supplie, ce que je vous ai demandé. Il sagit de ma destinée !
Certainement non, si toutefois cest possible… car je suis tellement en retard, murmura Aliocha en se retirant.
Non, venez sans faute, et pas « si cest possible », sinon je mourrai ! » cria derrière lui Mme Khokhlakov.
Aliocha avait déjà disparu.
III. Un Diablotin
Il trouva Lise à moitié allongée dans le fauteuil où on la portait quand elle ne pouvait pas encore marcher. Elle ne se leva pas à son entrée, mais son regard perçant un peu enflammé le traversa. Aliocha fut frappé du changement qui sétait opéré en elle durant ces trois jours ; elle avait même maigri. Elle ne lui tendit pas la main. Il effleura ses doigts frêles, immobiles sur sa robe, et sassit en face delle, sans mot dire.
« Je sais que vous êtes pressé daller à la prison, proféra brusquement Lise ; maman vous a retenu deux heures, elle vient de vous parler de Julie et de moi.
Comment le savez-vous ?
Jai écouté. Quavez-vous à me regarder ? Si ça me plaît, jécoute, il ny a pas de mal à ça. Je ne demande pas pardon pour si peu.
Il y a quelque chose qui vous affecte ?
Au contraire, je me sens très bien. Tout à lheure je songeais, pour la dixième fois, comme jai bien fait de reprendre ma parole et de ne pas devenir votre femme. Vous ne convenez pas comme mari ; si je vous épouse et que je vous charge de porter un billet à mon amoureux, vous feriez la commission, vous rapporteriez même la réponse. Et à quarante ans, vous porteriez encore des billets de ce genre. »
Elle se mit à rire.
« Il y a en vous quelque chose de méchant et, en même temps, dingénu, dit Aliocha en souriant.
Cest par ingénuité que je nai pas honte devant vous. Non seulement je nai pas, mais je ne veux pas avoir honte. Aliocha, pourquoi est-ce que je ne vous respecte pas ? Je vous aime beaucoup, mais je ne vous respecte pas. Sinon, je ne vous parlerais pas sans honte, nest-ce pas ?
En effet.
Croyez-vous que je naie pas honte devant vous ?
Non, je ne le crois pas. »
Lise rit de nouveau nerveusement ; elle parlait vite.
« Jai envoyé des bonbons à votre frère Dmitri, à la prison. Aliocha, si vous saviez comme vous êtes gentil ! Je vous aimerai beaucoup pour mavoir permis si vite de ne pas vous aimer.
Pourquoi mavez-vous fait venir aujourdhui, Lise ?
Je voulais vous faire part dun désir. Je veux que quelquun me fasse souffrir, quil mépouse, puis me torture, me trompe et sen aille. Je ne veux pas être heureuse.
Vous êtes éprise du désordre ?
Oui, je veux le désordre. Je veux mettre le feu à la maison. Je me représente très bien la chose : je men vais en cachette, tout à fait en cachette, mettre le feu ; on sefforce de léteindre ; la maison brûle, je sais et je me tais. Ah ! que cest bête ! quelle horreur ! »
Elle fit un geste de dégoût.
« Vous vivez richement, dit Aliocha à voix basse.
Vaut-il donc mieux vivre pauvre ?
Oui.
Cest votre défunt moine qui vous racontait ça. Ce nest pas vrai. Que je sois riche et tous les autres pauvres, je mangerai des bonbons, je boirai de la crème, et je nen donnerai à personne ! Ah ! ne parlez pas, ne dites rien (elle fit un geste, bien quAliocha neût pas ouvert la bouche), vous mavez déjà dit tout ça auparavant, je le sais par cœur. Cest ennuyeux. Si je suis pauvre, je tuerai quelquun, peut-être même tuerai-je étant riche. Pourquoi me gêner ?… Savez-vous, je veux moissonner, moissonner les blés. Je serai votre femme, vous deviendrez un paysan, un vrai paysan ; nous aurons un poulain, voulez-vous ?… Vous connaissez Kalganov ?
Oui.
Il rêve en marchant. Il dit : « À quoi bon vivre ? mieux vaut rêver. » On peut rêver les choses les plus gaies ; mais la vie, cest lennui. Il se mariera bientôt, il ma fait, à moi aussi, une déclaration. Vous savez fouetter un sabot ?
Oui.
Eh bien, il est comme un sabot ; il faut le mettre en mouvement, le lancer et le fouetter. Si je lépouse, je le lancerai toute ma vie. Vous navez pas honte de rester avec moi ?
Non.
Vous êtes très fâché que je ne parle pas des choses saintes. Je ne veux pas être sainte. Comment punit-on dans lautre monde le plus grand péché ? Vous devez le savoir au juste.
Dieu condamne, dit Aliocha en la regardant fixement.
Cest ce que je veux. Jarriverais, on me condamnerait, je leur rirais au nez à tous. Je veux absolument mettre le feu à la maison, Aliocha, à notre maison ; vous ne me croyez pas ?
Pourquoi donc ? Il y a des enfants qui, à douze ans, ont très envie de mettre le feu à quelque chose, et ils le font. Cest une sorte de maladie.
Ce nest pas vrai, ce nest pas vrai, il y a bien des enfants comme ça, mais il sagit de tout autre chose.
Vous prenez le mal pour le bien ; cest une crise passagère qui provient peut-être de votre ancienne maladie.
Mais vous me méprisez ! Je ne veux pas faire le bien, tout simplement ; je veux faire le mal ; il ny a là aucune maladie.
Pourquoi faire le mal ?
Pour quil ne reste rien nulle part. Ah ! comme ce serait bien ! Savez-vous, Aliocha, je pense parfois à faire beaucoup de mal, de vilaines choses, pendant longtemps, en cachette… Et tout à coup tous lapprendront, mentoureront, me montreront du doigt ; et moi je les regarderai. Cest très agréable. Pourquoi est-ce si agréable, Aliocha ?
Comme ça. Le besoin décraser quelque chose de bon, ou, comme vous disiez, de mettre le feu. Cela arrive aussi.
Je ne me contenterai pas de le dire, je le ferai.
Je le crois.
Ah ! comme je vous aime pour ces paroles : je le crois. En effet, vous ne mentez pas. Mais vous pensez peut-être que je vous dis tout cela exprès, pour vous taquiner ?
Non, je ne le pense pas… bien que peut-être vous éprouviez ce besoin.
Un peu, oui. Je ne mens jamais devant vous » proféra-t-elle avec une lueur dans les yeux.
Ce qui frappait surtout Aliocha, cétait son sérieux ; il ny avait pas lombre de malice ni de badinage sur son visage, alors quautrefois la gaieté et lenjouement ne la quittaient jamais dans ses minutes les plus sérieuses.
« Il y a des moments où lhomme aime le crime, proféra Aliocha dun air pensif.
Oui, oui, vous avez exprimé mon idée ; on laime, tous laiment, toujours, et non « par moments ». Savez-vous, il y a eu comme une convention générale de mensonge à cet égard, tous mentent depuis lors. Ils prétendent haïr le mal et tous laiment en eux-mêmes.
Et vous continuez à lire de mauvais livres ?
Oui. Maman les cache sous son oreiller, mais je les chipe.
Navez-vous pas conscience de vous détruire ?
Je veux me détruire. Il y a ici un jeune garçon qui est resté couché entre les rails pendant le passage dun train. Veinard ! Écoutez, on juge maintenant votre frère pour avoir tué son père, et tout le monde est content quil lait tué.
On est content quil ait tué son père ?
Oui, tous sont contents. Ils disent que cest affreux, mais, au fond deux-mêmes, ils sont très contents. Moi la première.
Dans vos paroles, il y a un peu de vérité, dit doucement Aliocha.
Ah ! quelles idées vous avez, sexclama Lise enthousiasmée. Et cest un moine ! Vous ne pouvez croire combien je vous respecte, Aliocha, parce que vous ne mentez jamais. Ah ! il faut que je vous raconte un songe ridicule : je vois parfois, en rêve, des diables ; cest la nuit, je suis dans ma chambre avec une bougie ; soudain, des diables surgissent dans tous les coins, sous la table ; ils ouvrent la porte ; il y en a une foule qui veulent entrer pour me saisir. Et déjà ils avancent, ils mappréhendent. Mais je me signe ; tous reculent, pris de peur. Ils ne sen vont pas, ils attendent à la porte et dans les coins. Tout à coup, jéprouve une envie folle de blasphémer, je commence, les voilà qui savancent en foule, tout joyeux ; ils mempoignent de nouveau, de nouveau je me signe, tous reculent. Cest très gai, on en perd la respiration.
Moi aussi, jai fait ce rêve, dit Aliocha.
Est-ce possible ? cria Lise étonnée. Écoutez, Aliocha, ne riez pas, cest très important : se peut-il que deux personnes fassent le même rêve ?
Certainement.
Aliocha, je vous dis que cest très important, poursuivit Lise au comble de la surprise. Ce nest pas le rêve qui importe, mais le fait que vous ayez pu avoir le même rêve que moi. Vous qui ne mentez jamais, ne mentez pas maintenant : est-ce vrai ? Vous ne riez pas ?
Cest vrai. »
Lise, abasourdie, se tut un instant.
« Aliocha, venez me voir, venez plus souvent, proféra-t-elle dun ton suppliant.
Je viendrai toujours chez vous, toute ma vie, répondit-il avec fermeté.
Je ne puis me confier quà vous, reprit Lise, rien quà vous dans le monde entier. Je me parle à moi-même ; et je vous parle encore plus volontiers quà moi-même. Je néprouve aucune honte devant vous, Aliocha, aucune. Pourquoi cela ? Aliocha, est-il vrai quà Pâques les Juifs volent les enfants et quils les égorgent ?
Je ne sais pas.
Jai un livre où il est question dun procès ; on raconte quun Juif a dabord coupé les doigts à un enfant de quatre ans, puis quil la crucifié contre un mur avec des clous ; il déclara au tribunal que lenfant était mort rapidement, au bout de quatre heures. Cest rapide, en effet ! Il ne cessait de gémir, lautre restait là à le contempler. Cest bien !
Bien ?
Oui. Je pense parfois que cest moi qui lai crucifié. Il est là suspendu et gémit, moi je massieds en face de lui et je mange de la compote dananas. Jaime beaucoup cela ; et vous ? »
Aliocha contemplait en silence Lise dont le visage jaune pâle saltéra soudain, tandis que ses yeux flamboyaient.
« Savez-vous quaprès avoir lu cette histoire, jai sangloté toute la nuit. Je croyais entendre lenfant crier et gémir (à quatre ans, on comprend), et cette pensée de la compote ne me quittait pas. Le matin, jai envoyé une lettre demandant à quelquun de venir me voir sans faute. Il est venu, je lui ai tout raconté, au sujet de lenfant et de la compote, tout, et jai dit : « Cest bien. » Il sest mis à rire, il a trouvé quen effet cétait bien. Puis il est parti au bout de cinq minutes. Est-ce quil me méprisait ? Parlez, Aliocha, parlez : me méprisait-il, oui ou non ? »
Elle se dressa sur sa couchette, les yeux étincelants.
« Dites-moi, proféra Aliocha avec agitation, vous avez vous-même fait venir ce quelquun ?
Oui.
Vous lui avez envoyé une lettre ?
Oui.
Précisément pour lui demander cela, à propos de lenfant ?
Non, pas du tout. Mais quand il est entré, je le lui ai demandé. Il ma répondu, il sest mis à rire, et puis il est parti.
Il a agi en honnête homme, dit doucement Aliocha.
Mais il ma méprisée ? Il a ri.
Non, car lui-même croit peut-être à la compote dananas. Il est aussi très malade maintenant, Lise.
Oui, il y croit ! dit Lise, les yeux étincelants.
Il ne méprise personne, poursuivit Aliocha. Seulement, il na confiance en personne. Sil na pas confiance, évidemment, il méprise.
Par conséquent, moi aussi ?
Vous aussi.
Cest bien, dit Lise rageuse. Quand il est sorti en riant, jai senti que le mépris avait du bon. Avoir les doigts coupés comme cet enfant, cest bien ; être méprisé, cest bien également… »
Et elle eut, en regardant Aliocha, un mauvais rire.
« Savez-vous, Aliocha, je voudrais… Sauvez-moi ! » Elle se dressa, se pencha vers lui, létreignit. « Sauvez-moi ! gémit-elle. Ai-je dit à quelquun au monde ce que je viens de vous dire ? Jai dit la vérité, la vérité ! Je me tuerai, car tout me dégoûte ! Je ne veux plus vivre ! Tout minspire du dégoût, tout ! Aliocha, pourquoi ne maimez-vous pas, pas du tout ?
Mais si, je vous aime ! répondit Aliocha avec chaleur.
Est-ce que vous me pleurerez ?
Oui.
Non parce que jai refusé dêtre votre femme, mais en général ?
Oui.
Merci ! Je nai besoin que de vos larmes. Et que les autres me torturent, me foulent au pied, tous, tous, sans excepter personne ! Car je naime personne. Vous entendez, per-sonne ! Au contraire, je les hais ! Allez voir votre frère, Aliocha, il est temps ! »
Elle desserra son étreinte.
« Comment vous laisser dans cet état ? proféra Aliocha presque effrayé.
Allez voir votre frère ; il se fait tard, on ne vous laissera plus entrer. Allez, voici votre chapeau ! Embrassez Mitia, allez, allez ! »
Elle poussa presque de force Aliocha vers la porte. Il la regardait avec une douloureuse perplexité, lorsquil sentit dans sa main droite un billet plié, cacheté. Il lut ladresse : « Ivan Fiodorovitch Karamazov. » Il jeta un coup dœil rapide à Lise. Elle avait un visage presque menaçant.
« Ne manquez pas de le lui remettre, ordonna-t-elle avec exaltation, toute tremblante, aujourdhui, tout de suite ! Sinon, je mempoisonnerai ! Cest pour ça que je vous ai fait venir ! »
Et elle lui claqua la porte au nez. Aliocha mit la lettre dans sa poche et se dirigea vers lescalier, sans entrer chez Mme Khokhlakov, quil avait même oubliée. Dès quil se fut éloigné, Lise entrouvrit la porte, mit son doigt dans la fente et le serra de toutes ses forces en fermant. Au bout de quelques secondes, ayant retiré sa main, elle alla lentement sasseoir dans le fauteuil, examina avec attention son doigt noirci et le sang qui avait jailli sous longle. Ses lèvres tremblaient et elle murmura rapidement :
« Vile, vile, vile, vile ! »
IV. Lhymne et le secret
Il était déjà tard (et les jours sont courts en novembre) quand Aliocha sonna à la porte de la prison. La nuit tombait. Mais il savait quon le laisserait entrer sans difficulté. Dans notre petite ville, il en va comme partout. Au début, sans doute, une fois linstruction terminée, les entrevues de Mitia avec ses parents ou quelques autres personnes étaient entourées de certaines formalités nécessaires ; mais, par la suite, on fit exception pour certains visiteurs. Ce fut au point que, parfois, les entrevues avec le prisonnier avaient lieu presque en tête à tête. Dailleurs, ces privilégiés étaient peu nombreux : Grouchegnka, Aliocha et Rakitine. Lispravnik Mikhaïl Makarovitch était bien disposé pour la jeune femme. Le bonhomme regrettait davoir crié contre elle à Mokroïé. Ensuite, une fois au courant, il avait tout à fait changé dopinion à son égard. Et, chose étrange, bien quil fût persuadé de la culpabilité de Mitia, depuis son arrestation il devenait plus indulgent pour lui : « Cétait peut-être une bonne nature, mais livresse et le désordre lont perdu ! » Une sorte de pitié avait succédé chez lui à lhorreur du début. Quant à Aliocha, lispravnik laimait beaucoup et le connaissait depuis longtemps. Rakitine, qui avait pris lhabitude de visiter fréquemment le prisonnier, était très lié avec « les demoiselles de lispravnik, comme il les appelait ; de plus, il donnait des leçons chez linspecteur de la prison, vieillard débonnaire, quoique militaire rigide. Aliocha connaissait bien, et depuis longtemps, cet inspecteur, qui aimait à causer avec lui de « la sagesse suprême ». Le vieillard respectait et même craignait Ivan Fiodorovitch, surtout ses raisonnements, bien que lui-même fût grand philosophe, à sa manière bien entendu ; mais il éprouvait pour Aliocha une sympathie invincible. Depuis un an, il étudiait les Évangiles apocryphes et faisait part à chaque instant de ses impressions à son jeune ami. Autrefois, il allait même le voir au monastère et discutait des heures entières avec lui et les religieux. Bref, si Aliocha arrivait en retard à la prison, il navait quà passer chez lui et laffaire sarrangeait. De plus, le personnel, jusquau dernier gardien, était accoutumé à lui. Le factionnaire ne faisait naturellement pas de difficultés, pourvu quon eût une autorisation. Quand on demandait Mitia, celui-ci descendait toujours au parloir. En entrant, Aliocha rencontra Rakitine qui prenait congé de son frère. Tous deux parlaient haut. Mitia, en le reconduisant, riait beaucoup, et lautre paraissait bougonner. Rakitine, surtout les derniers temps, naimait pas à rencontrer Aliocha ; il ne lui parlait guère et le saluait même avec raideur. En le voyant entrer, il fronça les sourcils, détourna les yeux, parut fort occupé à boutonner son pardessus chaud au col de fourrure. Puis il se mit à chercher son parapluie.
« Pourvu que je noublie rien ! fit-il pour dire quelque chose.
Surtout, noublie pas ce qui nest pas à toi ! » dit Mitia en riant.
Rakitine prit feu aussitôt.
« Recommande cela à tes Karamazov, race dexploiteurs, mais pas à Rakitine ! sécria-t-il tremblant de colère.
Quest-ce qui te prend ? Je plaisantais… Ils sont tous ainsi, dit-il à Aliocha en désignant Rakitine qui sortait rapidement : il riait, il était gai, et le voilà qui semporte ! Il ne ta même pas salué. Êtes-vous brouillés ? Pourquoi viens-tu si tard ? Je tai attendu toute la journée avec impatience. Ça ne fait rien. Nous allons nous rattraper.
Pourquoi vient-il si souvent te voir ? Tu tes lié avec lui ?
Pas précisément. Cest un salaud ! Il me prend pour un misérable. Surtout, il nentend pas la plaisanterie. Cest une âme sèche, il me rappelle les murs de la prison, tels que je les vis en arrivant. Mais il nest pas bête… Eh bien, Alexéi, je suis perdu maintenant ! »
Il sassit sur un banc, indiqua une place auprès de lui à Aliocha.
« Oui, cest demain le jugement. Nas-tu vraiment aucun espoir, frère ?
De quoi parles-tu ? fit Mitia, le regard vague. Ah ! oui, du jugement. Bagatelle que cela. Parlons de lessentiel. Oui, on me juge demain, mais ce nest pas ce qui ma fait dire que je suis perdu. Je ne crains pas pour ma tête, seulement ce quil y a dedans est perdu. Pourquoi me regardes-tu dun air désapprobateur ?
De quoi parles-tu, Mitia ?
Des idées, des idées. Léthique ! Quest-ce que léthique ?
Léthique ? dit Aliocha surpris.
Oui, une science, laquelle ?
Il y a, en effet, une science comme ça… Seulement… je ne puis pas texpliquer, je lavoue.
Rakitine le sait, lui. Il est très savant, lanimal ! Il ne se fera pas moine. Il veut aller à Pétersbourg faire de la critique, mais à tendance morale. Eh bien, il peut se rendre utile, devenir quelquun. Cest un ambitieux ! Au diable léthique ! Je suis perdu, Alexéi, homme de Dieu ! Je taime plus que tous. Mon cœur bat en pensant à toi. Quest-ce que cest que Carl Bernard ?
Carl Bernard ?
Non, pas Carl, Claude Bernard. Un chimiste, nest-ce pas ?
Jai entendu dire que cest un savant, je nen sais pas davantage.
Au diable ! je nen sais rien non plus. Cest probablement quelque misérable, ce sont tous des misérables. Mais Rakitine ira loin. Il se faufile partout, cest un Bernard en son genre. Oh ! ces Bernards, ils foisonnent.
Mais quas-tu donc ?
Il veut écrire un article sur moi et débuter ainsi dans la littérature ; voilà pourquoi il vient me voir, lui-même me la déclaré. Un article à thèse : « Il devait tuer, cest une victime du milieu », etc. Il y aura, dit-il, une teinte de socialisme. Soit, je men moque ! Il naime pas Ivan, il le déteste ; tu ne lui es pas sympathique non plus. Je ne le chasse pas, il a de lesprit, mais quel orgueil ! Je lui disais tout à lheure : « Les Karamazov ne sont pas des misérables, ce sont des philosophes, comme tous les vrais Russes ; mais toi, malgré ton savoir, tu nes pas un philosophe, tu nes quun manant. » Il a ri méchamment. Et moi dajouter : de opinionibus non est disputandum. Moi aussi, je suis classique, conclut Mitia en éclatant de rire.
Mais, pourquoi te crois-tu perdu ?
Pourquoi je suis perdu ? Hum, au fond… si lon prend lensemble, je regrette Dieu, voilà.
Que veux-tu dire ?
Figure-toi quil y a dans la tête, cest-à-dire dans le cerveau, des nerfs… Ces nerfs ont des fibres, et dès quelles vibrent… Tu vois, je regarde quelque chose, comme ça, et elles vibrent, ces fibres… et aussitôt quelles vibrent, il se forme une image, pas tout de suite, mais au bout dun instant, dune seconde, et il se forme un moment… non pas un moment, je radote… mais un objet ou une action ; voilà comment seffectue la perception. La pensée vient ensuite… parce que jai des fibres, et nullement parce que jai une âme et que je suis créé à limage de Dieu ; quelle sottise ! Mikhaïl mexpliquait ça, hier encore, ça me brûlait. Quelle belle chose que la science, Aliocha ! Lhomme se transforme, je le comprends… Pourtant, je regrette Dieu !
Cest déjà bien, dit Aliocha.
Que je regrette Dieu ? La chimie, frère, la chimie ! Mille excuses, votre Révérence, écartez-vous un peu, cest la chimie qui passe ! Il naime pas Dieu, Rakitine ; oh ! non, il ne laime pas ! Cest leur point faible à tous, mais ils le cachent, ils mentent. « Eh bien, exposeras-tu ces idées dans tes articles ? » lui ai-je demandé. « Non, on ne me laissera pas faire », reprit-il en riant. « Mais alors, que deviendra lhomme, sans Dieu et sans immortalité ? Tout est permis, par conséquent, tout est licite ? Ne le savais-tu pas ? Tout est permis à un homme desprit, il se tire toujours daffaire. Mais toi, tu as tué, tu tes fait pincer, et maintenant tu pourris sur la paille. » Voilà ce quil me dit, le salaud. Autrefois, des cochons pareils, je les flanquais à la porte ; à présent, je les écoute. Dailleurs, il dit des choses sensées, et il écrit bien. Il a commencé, il y a huit jours, à me lire un article ; jai noté trois lignes, attends, les voici. »
Mitia tira vivement de sa poche un papier et lut : « Pour résoudre cette question, il faut mettre sa personne en opposition avec son activité. »
« Comprends-tu ça ?
Non, je ne comprends pas », dit Aliocha.
Il regardait Mitia et lécoutait avec curiosité.
« Moi non plus. Ce nest pas clair, mais cest spirituel. « Tous, dit-il, écrivent comme ça maintenant ; ça tient au milieu… » Il fait aussi des vers, le coquin. Il a chanté les pieds de la Khokhlakov, ha ! ha !
Jen ai entendu parler, dit Aliocha.
Oui, mais connais-tu les vers ?
Non.
Je les ai, je vais te les lire. Tu ne sais pas, cest toute une histoire. La canaille ! Il y a trois semaines, il a imaginé de me taquiner : « Tu tes fait pincer comme un imbécile, pour trois mille roubles, moi je vais en récolter cent cinquante mille ; jépouse une veuve et je vais acheter une maison à Pétersbourg. » Il me raconta quil faisait la cour à la Khokhlakov ; elle navait guère desprit dans sa jeunesse et à quarante ans il ne lui en restait plus du tout. « Oui, elle est fort sensible, me dit-il, cest comme ça que je laurai. Je lépouse, je lemmène à Pétersbourg, je vais fonder un journal. » Et leau lui venait à la bouche, pas à cause de la Khokhlakov bien sûr, mais à cause des cent cinquante mille roubles. Il était sûr de lui, il venait me voir tous les jours. « Elle faiblit », me disait-il radieux. Et voilà quon la mis à la porte ; Perkhotine lui a donné un croc-en-jambe, bravo ! Jembrasserais volontiers cette dinde pour lavoir congédié. Cest alors quil avait fait ces vers. « Pour la première fois, me dit-il, je mabaisse à écrire des vers, pour séduire, donc pour une œuvre utile. En possession de la fortune dune sotte, je puis me rendre utile à la société. » Lutilité publique sert dexcuse à toutes les bassesses de ces gens-là ! « Et pourtant, prétend-il, jécris mieux que Pouchkine, car jai su exprimer, dans des vers badins, ma tristesse civique. » Je comprends ce quil dit de Pouchkine : pourquoi sest-il borné à décrire des pieds, sil avait vraiment du talent ?… Comme il était fier de ses vers, lanimal ! Ah ! lamour-propre des poètes ! Pour le rétablissement du pied de lobjet aimé, voilà le titre quil a imaginé, le folâtre !
Il cause du tourment
Ce petit pied charmant.
Les docteurs le font souffrir
Sous prétexte de le guérir.
Ce nest pas les pieds que je plains,
Pouchkine peut les chanter ;
Cest la tête que je plains,
La tête rebelle aux idées.
Elle commençait à comprendre
Quand le pied vint la gêner.
Ah ! que ce pied guérisse vite,
Alors la tête comprendra !
Cest un salaud, mais ses vers ont de lenjouement ! Et il y a mêlé vraiment une tristesse « civique ». Il était furieux de se voir congédié. Il grinçait des dents.
Il sest déjà vengé, dit Aliocha. Il a écrit un article sur Mme Khokhlakov. »
Et Aliocha lui raconta ce qui avait paru dans le journal les Bruits.
« Cest lui, confirma Mitia en fronçant les sourcils, cest bien lui ! Ces articles… je sais… combien dinfamie a-t-on déjà écrites, sur Groucha, par exemple !… Et sur Katia, aussi… Hum ! »
Il marcha à travers la chambre dun air soucieux.
« Frère, je ne puis rester longtemps, dit Aliocha après un silence. Demain est un jour terrible pour toi ! Le jugement de Dieu va saccomplir ; et je métonne quau lieu de choses sérieuses tu parles de bagatelles…
Non, ne tétonne pas. Dois-je parler de ce chien puant ? De lassassin ? Assez causé de lui ! Quil ne soit plus question de Smerdiakov, ce puant fils dune puante ! Dieu le châtiera, tu verras ! »
Il sapprocha dAliocha, lembrassa avec émotion. Ses yeux étincelaient.
« Rakitine ne comprendrait pas cela, mais toi, tu comprendras tout : cest pourquoi je tattendais avec impatience. Vois-tu, je voulais depuis longtemps te dire bien des choses, dans ces murs dégradés, mais je taisais lessentiel, le moment ne me paraissant pas encore venu. Jai attendu la dernière heure pour mépancher. Frère, jai senti naître en moi, depuis mon arrestation, un nouvel être ; un homme nouveau est ressuscité ! Il existait en moi, mais jamais il ne se serait révélé sans le coup de foudre. Quest-ce que ça peut me faire de piocher pendant vingt ans dans les mines, ça ne meffraie pas, mais je crains autre chose, maintenant : que cet homme ressuscité se retire de moi ! On peut trouver aussi dans les mines, chez un forçat et un assassin, un cœur dhomme et sentendre avec lui, car là-bas aussi on peut aimer, vivre et souffrir ! On peut ranimer le cœur engourdi dun forçat, le soigner, ramener enfin du repaire à la lumière une âme grande, régénérée par la souffrance, ressusciter un héros ! Il y en a des centaines et nous sommes tous coupables envers eux. Pourquoi ai-je rêvé alors du « petiot », à un tel moment ! Cétait une prophétie. Jirai pour le « petiot ». Car tous sont coupables envers tous. Tous sont des « petiots », il y a de grands, et de petits enfants. Jirai pour eux, il faut que quelquun se dévoue pour tous. Je nai pas tué mon père, mais jaccepte lexpiation. Cest ici, dans ces murs dégradés, que jai eu conscience de tout cela. Il y en a beaucoup, des centaines sous terre, le marteau à la main. Oui, nous serons à la chaîne, privés de liberté, mais dans notre douleur nous ressusciterons à la joie, sans laquelle lhomme ne peut vivre ni Dieu exister, car cest lui qui la donne, cest là son grand privilège. Seigneur, que lhomme se consume en prière ! Comment vivrai-je sous terre sans Dieu ? Il ment, Rakitine ; si lon chasse Dieu de la terre, nous le rencontrerons sous terre ! Un forçat ne peut se passer de Dieu, encore moins quun homme libre ! Et alors nous, les hommes souterrains, nous ferons monter des entrailles de la terre un hymne tragique au Dieu de la joie ! Vive Dieu et sa joie divine ! Je laime ! »
Mitia, en débitant cette tirade bizarre, suffoquait presque. Il était pâle, ses lèvres tremblaient, des larmes lui coulaient des yeux.
« Non, la vie est pleine, la vie déborde même sous terre ! Tu ne peux croire, Alexéi, comme je veux vivre maintenant, à quel point la soif de lexistence sest emparée de moi, précisément dans ces murs dégradés ! Rakitine ne comprend pas cela, il ne songe quà bâtir une maison, à y mettre des locataires, mais je tattendais. Quest-ce que la souffrance ? Je ne la crains pas, fût-elle infinie, alors que jadis je la craignais. Il se peut que je ne réponde rien à laudience… Avec la force que je sens en moi, je me crois en état de surmonter toutes les souffrances, pourvu que je puisse me dire à chaque instant : je suis ! Dans les tourments, crispé par la torture, je suis ! Attaché au pilori, jexiste encore, je vois le soleil, et si je ne le vois pas, je sais quil luit. Et savoir cela, cest déjà toute la vie. Aliocha, mon chérubin, la philosophie me tue, que le diable lemporte ! Notre frère Ivan…
Quoi, Ivan ? interrompit Aliocha, mais Mitia nentendit pas.
Vois-tu, autrefois, je navais pas tous ces doutes, je les recelais en moi. Cest justement peut-être parce que des idées inconnues bouillonnaient en moi que je me grisais, me battais, memportais ; cétait pour les dompter, les écraser. Ivan nest pas comme Rakitine, il cache ses pensées ; cest un sphinx, il se tait toujours. Mais Dieu me tourmente, je ne pense quà cela. Que faire, si Dieu nexiste pas, si Rakitine a raison de prétendre que cest une idée forgée par lhumanité ? Dans ce cas, lhomme serait le roi de la terre, de lunivers. Très bien ! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. En effet, qui lhomme aimera-t-il ? À qui chantera-t-il des hymnes de reconnaissance ? Rakitine rit. Il dit quon peut aimer lhumanité sans Dieu. Ce morveux peut laffirmer, moi je ne puis le comprendre. La vie est facile pour Rakitine : « Occupe-toi plutôt, me disait-il aujourdhui, de lextension des droits civiques, ou dempêcher la hausse de la viande ; de cette façon, tu serviras mieux lhumanité et tu laimeras davantage que par toute la philosophie. » À quoi je lui ai répondu : « Toi-même, ne croyant pas en Dieu, tu hausserais le prix de la viande, le cas échéant, et tu gagnerais un rouble sur un kopek ! » Il sest fâché. En effet, quest-ce que la vertu ? Réponds-moi, Alexéi. Je ne me représente pas la vertu comme un Chinois, cest donc une chose relative ? Lest-elle, oui ou non ? Question insidieuse ! Tu ne riras pas si je te dis quelle ma empêché de dormir durant deux nuits. Je métonne quon puisse vivre sans y penser. Vanité ! Pour Ivan, il ny a pas de Dieu. Il a une idée. Une idée qui me dépasse. Mais il ne la dit pas. Il doit être franc-maçon. Je lai questionné, pas de réponse. Jaurais voulu boire de leau de sa source, il se tait. Une fois seulement il a parlé.
Qua-t-il dit ?
Je lui demandais : « Alors, tout est permis ? » Il fronça les sourcils : « Fiodor Pavlovitch, notre père, dit-il, était une crapule, mais il raisonnait juste. » Voilà ses paroles. Cest plus net que Rakitine.
Oui, dit Aliocha avec amertume. Quand est-il venu ?
Nous y reviendrons. Je ne tai presque pas parlé dIvan jusquà présent. Jai attendu jusquà la fin. Une fois la pièce terminée et le jugement prononcé, je te raconterai tout. Il y a une chose terrible, pour laquelle tu seras mon juge. Mais maintenant, plus un mot là-dessus. Tu parles du jugement de demain ; le croirais-tu, je ne sais rien.
Tu as parlé à cet avocat ?
Oui, mais à quoi bon ? Je lui ai tout raconté. Un suave fripon de la capitale, un Bernard ! Il ne croit pas un mot de ce que je lui dis. Il pense que je suis coupable, je le vois bien ! « Alors, pourquoi êtes-vous venu me défendre ? » lui ai-je demandé. Je me fiche de ces gens-là ! Et les médecins voudraient me faire passer pour fou. Je ne le permettrai pas ! Catherine Ivanovna veut remplir « son devoir » jusquau bout. Avec raideur ! (Mitia eut un sourire amer.) Elle est cruelle comme une chatte. Elle sait que jai dit à Mokroïé quelle avait de « grandes colères » ! On le lui a répété. Oui, les dépositions se sont multipliées à linfini. Grigori maintient ses dires ; il est honnête, mais sot. Il y a beaucoup de gens honnêtes par bêtise. Cest une idée de Rakitine. Grigori mest hostile. Il vaudrait mieux avoir telle personne pour ennemi que pour ami. Je dis cela à propos de Catherine Ivanovna. Jai bien peur quelle ne parle à laudience du salut jusquà terre quelle me fit lorsque je lui prêtai les quatre mille cinq cents roubles ! Elle voudra sacquitter jusquau dernier sou. Je ne veux pas de ses sacrifices. Jen aurai honte à laudience ! Va la trouver, Aliocha, demande-lui de nen pas parler. Serait-ce impossible ? Tant pis, je le supporterai ! Je ne la plains pas. Cest elle qui le veut. Le voleur naura que ce quil mérite. Je ferai un discours, Alexéi. (Il eut de nouveau un sourire amer.) Seulement… seulement, il y a Groucha, Seigneur ! Pourquoi souffre-t-elle tant, maintenant ? sécria-t-il avec des larmes. Cela me tue de penser à elle. Elle était là, tantôt…
Elle ma tout raconté. Tu lui as fait beaucoup de peine aujourdhui.
Je sais. Quel maudit caractère que le mien ! Je lui ai fait une scène de jalousie. Javais du regret quand elle est partie, je lai embrassée. Je ne lui ai pas demandé pardon.
Pourquoi ? »
Mitia se mit à rire gaiement.
« Que Dieu te préserve, mon cher, de jamais demander pardon à la femme que tu aimes ! Surtout à la femme que tu aimes, et quels que soient tes torts envers elle ! Car la femme, frère, qui diable sait ce que cest ? Moi, en tout cas, je les connais, les femmes ! Essaie donc de reconnaître tes torts : « Cest ma faute, pardon, excuse-moi », tu essuieras une grêle de reproches ! Jamais un pardon franc, simple ; elle commencera par thumilier, tavilir, elle te reprochera des torts imaginaires, et alors seulement te pardonnera. La meilleure dentre elles ne te fera pas grâce des plus petites choses. Telle est la férocité de toutes les femmes sans exception, de ces anges sans lesquels nous ne pourrions vivre ! Vois-tu, mon bien cher, je le dis franchement : tout homme convenable doit être sous la pantoufle dune femme. Cest ma conviction, ou plutôt mon sentiment. Lhomme doit être généreux ; cela ne rabaisse pas, même un héros, même César. Mais ne demande jamais pardon, à aucun prix. Rappelle-toi cette maxime, elle vient de ton frère Mitia que les femmes ont perdu. Non, je réparerai mes torts envers Grouchegnka sans lui demander pardon. Je la vénère, Alexéi, mais elle ne le remarque pas ; je ne laime jamais assez à son idée. Elle me fait souffrir avec cet amour. Auparavant, je souffrais de ses détours perfides, maintenant nous ne faisons plus quune âme et par elle je suis devenu un homme. Resterons-nous ensemble ? Sinon, je mourrai de jalousie… Jen rêve déjà chaque jour… Que ta-t-elle dit de moi ? »
Aliocha lui répéta les propos de Grouchegnka. Mitia écouta attentivement et demeura satisfait.
« Alors, elle nest pas fâchée que je sois jaloux. Voilà bien la femme ! « Jai moi-même le cœur dur. » Jaime ces natures-là, bien que je ne supporte pas la jalousie ! Nous en viendrons aux mains, mais je laimerai toujours. Est-ce que les forçats peuvent se marier ? Je ne puis vivre sans elle… »
Mitia marcha dans la chambre, les sourcils froncés. On ny voyait presque plus. Tout à coup, il parut soucieux.
« Alors, elle dit quil y a un secret ? Une conspiration à trois contre elle, avec « Katka » ? Eh bien, non, ce nest pas cela. Grouchegnka sest trompée comme une sotte. Aliocha, chéri, tant pis… Je vais te dévoiler notre secret. »
Mitia regarda de tous côtés, sapprocha dAliocha, se mit à lui parler à voix basse, bien quen réalité personne ne pût les entendre ; le vieux gardien sommeillait sur un banc, les soldats de service étaient trop éloignés.
« Je vais te révéler notre secret, dit-il à la hâte. Je laurais fait ensuite, car puis-je prendre une décision sans toi ? Tu es tout pour moi. Ivan nous est supérieur, mais tu vaux mieux que lui. Toi seul décideras. Peut-être même es-tu supérieur à Ivan. Vois-tu, cest un cas de conscience, une affaire si importante que je ne puis la résoudre moi-même, sans ton conseil. Toutefois, cest encore trop tôt pour se prononcer, il faut attendre le jugement ; tu décideras ensuite de mon sort. Maintenant, contente-toi de mécouter, mais ne dis rien. Je texposerai seulement lidée, en laissant de côté les détails. Mais pas de questions, ne bouge pas, cest entendu ? Et tes yeux que joubliais ! Jy lirai ta décision, même si tu ne parles pas. Oh ! jai peur ! Écoute, Aliocha : Ivan me propose de menfuir. Je passe sur les détails ; tout est prévu, tout peut sarranger. Tais-toi. En Amérique, avec Groucha, car je ne puis vivre sans elle… Et si on ne la laisse pas me suivre ? Est-ce que les forçats peuvent se marier ? Ivan dit que non. Que ferais-je sans Groucha, sous terre, avec mon marteau ? Il ne servirait quà me fracasser la tête ! Mais, dun autre côté, la conscience ? Je me dérobe à la souffrance, je me détourne de la voie de purification qui soffrait à moi. Ivan dit quen Amérique, avec de « la bonne volonté », on peut se rendre plus utile que dans les mines. Mais que devient alors notre hymne souterrain ? LAmérique, cest encore de la vanité ! Et il y a aussi, je pense, bien de la malhonnêteté à fuir en Amérique. Jéchappe à lexpiation ! Voilà pourquoi je te dis, Aliocha, que toi seul peux comprendre cela ; pour les autres, tout ce que je tai dit de lhymne, ce sont des bêtises, du délire. On me traitera de fou ou dimbécile. Or, je ne suis ni lun ni lautre. Ivan aussi comprend lhymne, pour sûr, mais il se tait ; il ny croit pas. Ne parle pas, ne parle pas ; je vois à ton regard que tu as déjà décidé. Épargne-moi, je ne puis vivre sans Groucha ; attends jusquau jugement. »
Mitia acheva dun air égaré. Il tenait Aliocha par les épaules, le fixait de son regard avide, enflammé.
« Les forçats peuvent-ils se marier ? » répéta-t-il pour la troisième fois dune voix suppliante.
Aliocha, très ému, écoutait avec une profonde surprise.
« Dis-moi, demanda-t-il, est-ce quIvan insiste beaucoup ? Qui a eu le premier cette idée ?
Cest lui, il insiste ! Je ne le voyais pas, il est venu tout à coup, il y a huit jours, et a commencé par là. Il ne propose pas, il ordonne. Il ne doute pas de mon obéissance, bien que je lui aie ouvert mon cœur comme à toi et parlé de lhymne. Il ma exposé son plan, jy reviendrai. Il le veut ardemment. Et surtout, il moffre de largent : dix mille roubles pour fuir, vingt mille en Amérique ; il prétend quon peut très bien organiser la fuite avec dix mille roubles.
Et il ta recommandé de ne pas men parler ?
À personne, et surtout pas à toi. Il a peur que tu ne sois comme ma conscience vivante. Ne lui dis pas que je tai mis au courant, je ten prie !
Tu as raison, il est impossible de décider avant la sentence. Après le jugement, tu verras toi-même ; il y aura en toi une homme nouveau qui décidera.
Un homme nouveau, ou un Bernard, qui décidera en Bernard ! Il me semble que je suis, moi aussi, un vil Bernard, dit Mitia avec un sourire amer.
Est-il possible, frère, que tu nespères pas te justifier demain ? »
Mitia haussa les épaules, secoua la tête négativement.
« Aliocha, dit-il soudain, il est temps que tu partes. Je viens dentendre linspecteur dans la cour, il va venir ici, nous sommes en retard, cest du désordre. Embrasse-moi vite, fais sur moi le signe de la croix pour le calvaire de demain… »
Ils sétreignirent et sembrassèrent.
« Ivan lui-même, qui me propose de fuir, croit que jai tué. »
Un triste sourire se dessina sur ses lèvres.
« Le lui as-tu demandé ?
Non. Je voulais le lui demander, mais je nen ai pas eu la force. Dailleurs, je lai compris à son regard. Alors adieu ! »
Ils sembrassèrent encore. Aliocha allait sortir quand Mitia le rappela.
« Tiens-toi devant moi, comme ça. »
Il prit de nouveau Aliocha par les épaules. Son visage devint fort pâle, ses lèvres se contractèrent, son regard sondait son frère.
« Aliocha, dis-moi toute la vérité, comme devant Dieu. Crois-tu que jai tué ? La vérité entière, ne mens pas ! »
Aliocha chancela, eut un serrement de cœur.
« Assez ! Que dis-tu ?… murmura-t-il comme égaré.
Toute la vérité, ne mens pas !
Je nai jamais cru un seul instant que tu sois un assassin », sécria dune voix tremblante Aliocha, qui leva la main comme pour prendre Dieu à témoin.
Une expression de bonheur se peignit sur le visage de Mitia.
« Merci, dit-il en soupirant, comme après un évanouissement. Tu mas régénéré… Le crois-tu, jusquà présent je craignais de te le demander, à toi, à toi ! Va-ten, maintenant, va-ten ! Tu mas donné des forces pour demain, que Dieu te bénisse ! Retire-toi, aime Ivan ! »
Aliocha sortit tout en larmes. Une pareille méfiance de la part de Mitia, même envers lui, révélait un désespoir quil neût jamais soupçonné si profond chez son malheureux frère. Une infinie compassion sempara de lui. Il était navré. « Aime Ivan ! » Il se rappela soudain ces dernières paroles de Mitia. Il allait précisément chez Ivan, quil voulait voir depuis le matin. Ivan linquiétait autant que Mitia, et maintenant plus que jamais, après cette entrevue.
V. Ce nest pas toi !
Pour aller chez son frère, il devait passer devant la maison où habitait Catherine Ivanovna. Les fenêtres étaient éclairées. Il sarrêta, résolut dentrer. Il navait pas vu Catherine depuis plus dune semaine et pensa quIvan était peut-être chez elle, surtout à la veille dun tel jour. Dans lescalier, faiblement éclairé par une lanterne chinoise, il croisa un homme en qui il reconnut son frère.
« Ah ! ce nest que toi, dit sèchement Ivan Fiodorovitch. Adieu. Tu vas chez elle ?
Oui.
Je ne te le conseille pas. Elle est agitée, tu la troubleras encore davantage.
Non, non, cria une voix en haut de lescalier. Alexéi Fiodorovitch, vous venez de le voir ?
Oui, je lai vu.
Est-ce quil me fait dire quelque chose ? Entrez, Aliocha, et vous aussi, Ivan Fiodorovitch, remontez. Vous entendez ? »
La voix de Katia était si impérieuse quIvan, après un instant dhésitation, se décida à remonter avec Aliocha.
« Elle écoutait ! murmura-t-il à part soi, avec agitation, mais Aliocha lentendit.
Permettez-moi de garder mon pardessus, dit Ivan en entrant au salon, je ne resterai quune minute.
Asseyez-vous, Alexéi Fiodorovitch », dit Catherine Ivanovna qui resta debout.
Elle navait guère changé, mais ses yeux sombres brillaient dune lueur mauvaise. Aliocha se rappela plus tard quelle lui avait paru particulièrement belle à cet instant.
« Quest-ce quil me fait dire ?
Ceci seulement, dit Aliocha en la regardant en face : que vous vous ménagiez et ne parliez pas à laudience de ce qui (il hésita un peu)… sest passé entre vous… lors de votre première rencontre.
Ah ! mon salut jusquà terre pour le remercier de largent ! dit-elle avec un rire amer. Craint-il pour lui ou pour moi ? Qui veut-il que je ménage : lui ou moi ? Parlez, Alexéi Fiodorovitch. »
Aliocha la regardait avec attention, sefforçant de la comprendre.
« Vous et lui.
Cest cela, dit-elle méchamment, et elle rougit. Vous ne me connaissez pas encore, Alexéi Fiodorovitch. Moi non plus, je ne me connais pas. Peut-être me détesterez-vous, après linterrogatoire de demain.
Vous déposerez avec loyauté, dit Aliocha, cest tout ce quil faut.
La femme nest pas toujours loyale. Il y a une heure, je craignais le contact de ce monstre, comme celui dun reptile… Cependant il est toujours pour moi un être humain. Mais est-il un assassin ? Est-ce lui qui a tué ? » sécria-t-elle en se tournant vers Ivan. Aliocha comprit aussitôt quelle lui avait déjà posé cette question avant son arrivée, pour la centième fois peut-être, et quils sétaient querellés… « Je suis allée voir Smerdiakov… Cest toi qui mas persuadée quil est un parricide. Je tai cru ! »
Ivan eut un rire gêné. Aliocha tressaillit en entendant ce toi. Il ne soupçonnait pas de telles relations.
« Eh bien, en voilà assez, trancha Ivan. Je men vais. À demain. »
Il sortit, se dirigea vers lescalier. Catherine Ivanovna saisit impérieusement les mains dAliocha.
« Suivez-le ! Renseignez-le ! Ne le laissez pas seul un instant. Il est fou. Vous ne savez pas quil est devenu fou ? Il a la fièvre chaude, le médecin me la dit. Allez, courez… »
Aliocha se précipita à la suite dIvan Fiodorovitch qui navait pas encore fait cinquante pas.
« Que veux-tu ? dit-il en se retournant vers Aliocha. Elle ta dit de me suivre, parce que je suis fou. Je sais cela par cœur, ajouta-t-il avec irritation.
Elle se trompe, bien sûr, mais elle a raison de prétendre que tu es malade. Je texaminais tout à lheure, tu as le visage défait, Ivan. »
Ivan marchait toujours, Aliocha le suivait.
« Sais-tu, Alexéi Fiodorovitch, comment on devient fou ? demanda Ivan dun ton calme où perçait la curiosité.
Non, je lignore, je pense quil y a bien des genres de folie.
Peut-on sapercevoir soi-même quon devient fou ?
Je pense quon ne peut pas sobserver en pareil cas » répondit Aliocha surpris.
Ivan se tut un instant.
« Si tu veux causer avec moi, changeons de conversation, dit-il tout à coup.
De peur de loublier, voici une lettre pour toi », dit timidement Aliocha en lui tendant la lettre de Lise.
Ils approchaient dun réverbère. Ivan reconnut lécriture.
« Ah ! cest de ce diablotin ! »
Il eut un rire méchant et, sans la décacheter, la déchira en morceaux qui séparpillèrent au vent.
« Ça na pas encore seize ans et ça soffre déjà, dit-il dun ton méprisant.
Comment soffre-t-elle ? sexclama Aliocha.
Parbleu, comme les femmes corrompues.
Que dis-tu là, Ivan ? protesta Aliocha avec douleur. Cest une enfant, tu insultes une enfant ! Elle aussi est très malade, peut-être quelle aussi deviendra folle. Je devais te remettre sa lettre… Je voulais, au contraire, que tu mexpliques… pour la sauver.
Je nai rien à texpliquer. Si cest une enfant, je ne suis pas sa nourrice. Tais-toi, Alexéi, ninsiste pas. Je ne pense même pas à elle. »
Il y eut un nouveau silence.
« Elle va prier la Vierge toute la nuit pour savoir ce quelle doit faire demain, reprit-il dun ton méchant.
Tu… tu parles de Catherine Ivanovna ?
Oui. Paraîtra-t-elle pour sauver Mitia ou pour le perdre ? Elle priera pour être éclairée. Elle ne sait pas encore, vois-tu, nayant pas eu le temps de se préparer. Encore une qui me prend pour une nourrice ; elle veut que je la berce.
Catherine Ivanovna taime, frère, fit tristement Aliocha.
Cest possible. Mais, à moi, elle ne me plaît pas.
Elle souffre. Pourquoi alors lui dire… parfois des paroles qui lui donnent de lespoir ? poursuivit timidement Aliocha ; je sais que tu las fait, pardonne-moi de te parler ainsi.
Je ne puis faire ce quil faudrait, rompre et lui parler à cœur ouvert ! dit Ivan avec emportement. Il faut attendre que lassassin soit jugé. Si je romps avec elle maintenant, elle perdra demain, par vengeance, ce misérable, car elle le hait et elle en a conscience. Nous sommes en plein mensonge ! Tant quelle conserve de lespoir, elle ne perdra pas ce monstre, sachant que je veux le sauver. Ah ! quand cette maudite sentence sera-t-elle prononcée ! »
Les mots d« assassin » et de « monstre » avaient douloureusement impressionné Aliocha.
« Mais comment pourrait-elle perdre notre Mitia ? En quoi sa déposition est-elle à craindre ?
Tu ne le sais pas encore. Elle a entre les mains une lettre de Mitia qui prouve péremptoirement sa culpabilité.
Cest impossible ! sécria Aliocha.
Comment, impossible ! Je lai lue moi-même.
Pareille lettre ne peut exister, répéta Aliocha avec fougue, car ce nest pas Mitia lassassin. Ce nest pas lui qui a tué notre père.
Qui donc a tué, daprès vous ? » demanda-t-il froidement. (Il y avait de larrogance dans sa voix.) Tu le sais bien, dit Aliocha dun ton pénétrant.
Qui ? Cette fable sur cet idiot, cet épileptique de Smerdiakov ?
Tu le sais bien… laissa échapper Aliocha à bout de forces. (Il haletait, tremblait.) Mais qui donc, qui ? cria Ivan rageur. (Il nétait plus maître de lui.) Je ne sais quune chose, dit Aliocha à voix basse : « ce nest pas « toi » qui a tué notre père. »
« Pas toi ! » Que veux-tu dire ?
Ce nest pas toi qui as tué, pas toi », répéta avec fermeté Aliocha.
Il y eut un silence.
« Mais je le sais bien que ce nest pas moi, tu as le délire ? dit Ivan devenu pâle et dévisageant Aliocha avec un sourire grimaçant.
Ils se trouvaient de nouveau près dun réverbère.
« Non, Ivan, tu tes dit plusieurs fois que cétait toi lassassin.
Quand lai-je dit ?… Jétais à Moscou… Quand lai-je dit ? répéta Ivan troublé.
Tu te les dit bien des fois, quand tu restais seul, durant ces deux terribles mois », répéta doucement Aliocha. Il semblait parler malgré lui, obéir à une ordre impérieux. « Tu tes accusé, tu as reconnu que lassassin nétait autre que toi. Mais tu te trompes, ce nest pas toi, tu mentends, ce nest pas toi ! Cest Dieu qui menvoie te le dire. »
Tous deux se turent durant une minute. Pâles, ils se regardaient dans les yeux. Soudain, Ivan tressaillit, saisit Aliocha par lépaule.
« Tu étais chez moi ! chuchota-t-il les dents serrées. Tu étais chez moi, la nuit, quand il est venu… Avoue-le… Tu las vu ?
De qui parles-tu…, de Mitia ? demanda Aliocha qui ne comprenait pas.
Pas de lui, au diable le monstre ! vociféra Ivan. Est-ce que tu sais quil vient me voir ? Comment las-tu appris ? parle !
Qui, lui ? Jignore de qui tu parles, dit Aliocha effrayé.
Non, tu sais… sinon comment est-ce que tu… tu ne peux pas ne pas savoir… »
Mais il se retint. Il paraissait méditer. Un sourire étrange plissait ses lèvres.
« Frère, reprit Aliocha dune voix tremblante, je tai dit cela parce que tu crois à ma parole, je le sais. Je te lai dit pour toute la vie : ce nest pas toi ! Tu entends, pour toute la vie. Et cest Dieu qui ma inspiré, dusses-tu me haïr désormais. »
Mais Ivan était redevenu maître de lui.
« Alexéi Fiodorovitch, dit-il avec un sourire froid, je naime ni les prophètes, ni les épileptiques, et encore moins les envoyés de Dieu, vous le savez bien. Dès à présent, je romps avec vous, et sans doute pour toujours. Je vous prie de me quitter à ce carrefour. Du reste, voici la rue qui mène chez vous. Surtout, gardez-vous de venir chez moi aujourdhui, vous entendez ? »
Il se détourna, séloigna dun pas ferme, sans se retourner.
« Frère, lui cria Aliocha, sil tarrive quelque chose aujourdhui, pense à moi !… »
Ivan ne répondit pas. Aliocha demeura au carrefour, près du réverbère, jusquà ce que son frère eût disparu dans lobscurité ; il reprit alors lentement le chemin de sa demeure. Ni lui ni Ivan navaient voulu habiter la maison solitaire de Fiodor Pavlovitch. Aliocha louait une chambre meublée chez des particuliers. Ivan occupait un appartement spacieux et assez confortable dans laile dune maison appartenant à une dame aisée, veuve dun fonctionnaire. Il navait pour le servir quune vieille femme sourde, percluse de rhumatismes, qui se couchait et se levait à six heures. Ivan Fiodorovitch était devenu très peu exigeant durant ces deux mois et aimait beaucoup rester seul. Il faisait lui-même sa chambre et allait rarement dans les autres pièces. Arrivé à la porte cochère et tenant déjà le cordon de la sonnette, il sarrêta. Il se sentait secoué dun frisson de colère. Il lâcha le cordon, cracha de dépit et se dirigea brusquement à lautre bout de la ville, vers une maisonnette affaissée, à une demi-lieue de chez lui. Cest là quhabitait Marie Kondratievna, lancienne voisine de Fiodor Pavlovitch, qui venait chez lui chercher de la soupe et à laquelle Smerdiakov chantait des chansons en saccompagnant de la guitare. Elle avait vendu sa maison et vivait avec sa mère dans une sorte dizba ; Smerdiakov, malade et presque mourant, sétait installé chez elles. Cest là que se rendait maintenant Ivan Fiodorovitch, cédant à une impulsion soudaine, irrésistible.
VI. Première entrevue avec Smerdiakov
Cétait la troisième fois quIvan Fiodorovitch allait causer avec Smerdiakov, depuis son retour de Moscou. Il lavait vu après le drame, le premier jour de son arrivée, puis visité deux semaines après. Mais depuis plus dun mois, il nétait pas retourné chez Smerdiakov et ne savait presque rien de lui. Ivan Fiodorovitch était revenu de Moscou cinq jours seulement après la mort de son père, enterré la veille. En effet, Aliocha, ignorant ladresse de son frère à Moscou, avait recouru à Catherine Ivanovna, qui télégraphia à ses parentes, dans lidée quIvan Fiodorovitch était allé les voir dès son arrivée. Mais il ne les visita que quatre jours plus tard et, après avoir lu la dépêche, revint en toute hâte dans notre ville. Il causa dabord avec Aliocha, fut surpris de le voir affirmer linnocence de Mitia et désigner Smerdiakov comme lassassin, contrairement à lopinion générale. Après avoir vu lispravnik, le procureur, pris connaissance en détail de laccusation et de linterrogatoire, il sétonna de plus en plus et attribua lopinion dAliocha à son extrême affection fraternelle. À ce propos, expliquons une fois pour toutes les sentiments dIvan pour son frère Dmitri : il ne laimait décidément pas, la compassion que lui inspirait le malheureux se mêlait à beaucoup de mépris, voire de dégoût. Mitia tout entier lui était antipathique, même physiquement. Quant à lamour quéprouvait Catherine Ivanovna pour ce triste sire, Ivan sen indignait. Il avait vu Mitia le premier jour de son arrivée, et cette entrevue avait encore fortifié sa conviction. Son frère était alors en proie à une agitation maladive, il parlait beaucoup, mais, distrait et désorienté, il sexprimait avec brusquerie, accusait Smerdiakov, sembrouillait terriblement, insistait sur les trois mille roubles « volés » par le défunt. « Cet argent mappartenait, affirmait-il ; si même je lavais volé, ceût été juste. » Il ne contestait presque pas les charges qui sélevaient contre lui, et sil discutait les faits en sa faveur, cétait dune façon confuse, maladroite, comme sil ne voulait même pas se justifier aux yeux dIvan ; au contraire, il se fâchait, dédaignait les accusations, séchauffait, lançait des injures. Il se moquait du témoignage de Grigori relatif à la porte, assurait que cétait « le diable qui lavait ouverte ». Mais il ne pouvait expliquer ce fait dune façon plausible. Il avait même offensé Ivan, lors de cette première entrevue, en lui déclarant brusquement que ceux qui soutenaient que « tout était permis » navaient le droit ni de le soupçonner ni de linterroger. En somme il sétait montré fort peu aimable pour Ivan. Celui-ci, après son entrevue avec Mitia, se rendit auprès de Smerdiakov.
Déjà, pendant le trajet en chemin de fer, il avait constamment pensé à Smerdiakov et à leur dernière conversation la veille de son départ. Bien des choses le troublaient, lui semblaient suspectes. Mais dans sa déposition au juge dinstruction Ivan avait provisoirement gardé le silence là-dessus. Il attendait davoir vu Smerdiakov qui se trouvait alors à lhôpital. Aux questions quil leur posa, Herzenstube et le docteur Varvinski, médecin de lhôpital, répondirent catégoriquement que lépilepsie de Smerdiakov était certifiée ; ils parurent même surpris quil leur demandât : « sil ny avait pas eu simulation le jour du drame ». Ils lui donnèrent à entendre que cétait une crise extraordinaire, qui sétait répétée durant plusieurs jours, mettant en danger la vie du malade ; grâce aux mesures prises, on pouvait affirmer quil en réchapperait, mais peut-être, ajouta le docteur Herzenstube, sa raison restera pour longtemps troublée, sinon pour toujours. Ivan Fiodorovitch insistant pour savoir sil avait déjà perdu la raison, on lui répondit que sans être encore complètement fou, il présentait certaines anomalies. Ivan résolut de sen rendre compte par lui-même. Il fut aussitôt admis auprès de Smerdiakov qui se trouvait dans une chambre à part, et couché. Un second lit était occupé par un hydropique qui nen avait plus que pour un jour ou deux et ne pouvait gêner la conversation. Smerdiakov eut un sourire méfiant et parut même intimidé à la vue dIvan Fiodorovitch ; du moins celui-ci en eut limpression. Mais cela ne dura quun instant et le reste du temps Smerdiakov létonna presque par son calme. La gravité de son état frappa Ivan dès le premier coup dœil ; il était très faible, parlait lentement, péniblement, avait beaucoup maigri et jauni. Durant les vingt minutes que dura lentrevue, il se plaignit sans cesse de maux de tête et de courbatures dans tous les membres. Son visage deunuque sétait rapetissé, les cheveux ébouriffés aux tempes. Seule, une mèche mince se dressait en guise de toupet. Mais lœil gauche, clignotant et paraissant faire allusion, rappelait lancien Smerdiakov. Ivan se rappela aussitôt la fameuse phrase : « Il y a plaisir à causer avec un homme desprit. » Il sassit à ses pieds, sur un tabouret. Smerdiakov se remua en geignant, mais garda le silence ; il navait pas lair très curieux.
« Peux-tu me parler ? Je ne te fatiguerai pas trop.
Certainement, marmotta Smerdiakov dune voix faible. Y a-t-il longtemps que vous êtes arrivé ? ajouta-t-il avec condescendance, comme pour encourager le visiteur gêné.
Aujourdhui seulement… Je suis venu pour éclaircir votre gâchis. »
Smerdiakov soupira.
« Quas-tu à soupirer, tu savais donc ? lança Ivan.
Comment ne laurais-je pas su ? dit Smerdiakov après un silence. Cétait clair à lavance. Mais comment prévoir que ça finirait ainsi ?
Pas de détours ! Tu as prédit que tu aurais une crise sitôt descendu à la cave ; tu as ouvertement désigné la cave.
Vous lavez dit dans votre déposition ? demanda Smerdiakov avec flegme.
Pas encore, mais je le dirai certainement. Tu me dois des explications, mon cher, et je ne permettrai pas, crois-le bien, que tu te joues de moi !
Pourquoi me jouerais-je de vous, alors que cest en vous seul que jespère, comme en Dieu ! proféra Smerdiakov sans sémouvoir.
Dabord, je sais quon ne peut prévoir une crise dépilepsie. Je me suis renseigné, inutile de ruser. Comment donc as-tu fait pour me prédire le jour, lheure et même le lieu ? Comment pouvais-tu savoir davance que tu aurais une crise précisément dans cette cave ?
De toute façon je devais aller à la cave plusieurs fois par jour, répondit avec lenteur Smerdiakov. Cest ainsi que je suis tombé du grenier, il y a un an. Bien sûr, on ne peut prédire le jour et lheure de la crise, mais on peut toujours avoir un pressentiment.
Oui, mais tu as prédit le jour et lheure !
En ce qui concerne ma maladie, monsieur, informez-vous plutôt auprès des médecins si elle était naturelle ou feinte ; je nai rien à vous dire de plus à ce sujet.
Mais la cave ? Comment as-tu prévu la cave ?
Elle vous tourmente, cette cave ! Quand jy suis descendu, javais peur, je me défiais, javais peur parce que, vous parti, il ny avait plus personne pour me défendre. Je songeais : « Je vais avoir une attaque, tomberai-je ou non ? » Et cette appréhension a provoqué le spasme à la gorge… Jai dégringolé. Tout cela, ainsi que notre conversation, la veille, à la porte cochère, où je vous faisais part de mes craintes, y compris la cave, je lai exposé en détail à Mr le docteur Herzenstube et au juge dinstruction, Nicolas Parthénovitch ; ils lont consigné au procès-verbal. Le médecin de lhôpital, Mr Varvinski, a particulièrement expliqué que lappréhension même avait provoqué la crise, et le fait a été noté. »
Smerdiakov, comme accablé de lassitude, respira avec peine.
« Alors, tu as déjà fait ces déclarations ? » demanda Ivan Fiodorovitch un peu déconcerté.
Il voulait leffrayer en le menaçant de divulguer leur conversation, mais lautre avait pris les devants.
« Quai-je à craindre ? Ils doivent connaître toute la vérité, dit Smerdiakov avec assurance.
Et tu as raconté aussi exactement notre conversation près de la porte cochère ?
Non, pas exactement.
As-tu dit aussi que tu sais simuler une crise, comme tu ten vantais avec moi ?
Non.
Dis-moi maintenant pourquoi tu menvoyais à Tchermachnia ?
Je craignais de vous voir partir pour Moscou, Tchermachnia est plus près.
Tu mens, cest toi qui mas engagé à partir : « Écartez-vous du péché », disais-tu.
Cest uniquement par amitié, par dévouement, parce que je pressentais un malheur, et que je voulais vous ménager. Mais ma sécurité passait avant vous. Aussi vous ai-je dit : « Écartez-vous du péché », pour vous faire comprendre quil arriverait quelque chose et que vous deviez rester pour défendre votre père.
Il fallait me parler franchement, imbécile !
Comment pouvais-je faire ? La peur me dominait, et vous auriez pu vous fâcher. Je pouvais craindre, en effet, que Dmitri Fiodorovitch fît du scandale et emportât cet argent quil considérait comme sa propriété, mais qui aurait cru que cela finirait par un assassinat ? Je pensais quil se contenterait de dérober ces trois mille roubles cachés sous le matelas, dans une enveloppe, mais il a assassiné. Comment deviner, monsieur ?
Alors, si tu dis toi-même que cétait impossible, comment pouvais-je deviner, moi, et rester ? Ce nest pas clair.
Vous pouviez deviner par le fait que je vous envoyais à Tchermachnia, au lieu de Moscou.
Quest-ce que cela prouve ? »
Smerdiakov, qui paraissait très las, se tut de nouveau.
« Vous pouviez comprendre que si je vous conseillais daller à Tchermachnia, cest que je désirais vous avoir à proximité, car Moscou est loin. Dmitri Fiodorovitch, vous sachant dans les environs, aurait hésité ! Vous pouviez, au besoin, accourir et me défendre, car je vous avais signalé que Grigori Vassiliévitch était malade et que je redoutais une crise. Or, en vous expliquant quon pouvait, au moyen de signaux, pénétrer chez le défunt, et que Dmitri Fiodorovitch les connaissait grâce à moi, je pensais que vous devineriez vous-même quil se livrerait sûrement à des violences et que, loin de partir pour Tchermachnia, vous resteriez. »
« Il parle sérieusement, songeait Ivan, bien quil ânonne ; pourquoi Herzenstube prétend-il quil a lesprit dérangé ? »
« Tu ruses avec moi, canaille ! sexclama-t-il.
Franchement, je croyais à ce moment-là que vous aviez deviné, répliqua Smerdiakov de lair le plus ingénu.
Dans ce cas, je serais resté !
Tiens ! Et moi qui pensais que vous partiez parce que vous aviez peur.
Tu crois donc tous les autres aussi lâches que toi ?
Faites excuse, je vous croyais fait comme moi.
Certes, il fallait prévoir ; dailleurs, je prévoyais une vilenie de ta part… Mais tu mens, tu mens de nouveau sécria-t-il, frappé par un souvenir. Tu te rappelles quau moment de partir tu mas dit : « Il y a plaisir à causer avec un homme desprit. » Tu étais donc content que je parte, puisque tu me complimentais ? »
Smerdiakov soupira plusieurs fois et parut rougir.
« Jétais content, dit-il avec effort, mais uniquement parce que vous vous décidiez pour Tchermachnia au lieu de Moscou. Cest toujours plus près ; et mes paroles nétaient pas un compliment, mais un reproche. Vous navez pas compris.
Quel reproche ?
Bien que pressentant un malheur, vous abandonniez votre père et refusiez de nous défendre, car on pouvait me soupçonner davoir dérobé ces trois mille roubles.
Que le diable temporte ! Un instant ; as-tu parlé aux juges des signaux, de ces coups ?
Jai dit tout ce qui en était. »
Ivan Fiodorovitch sétonna de nouveau.
« Si jai pensé alors à quelque chose, cest à une infamie de ta part ; dailleurs, je my attendais. Dmitri pouvait tuer, mais je le croyais incapable de voler. Pourquoi mas-tu dit que tu savais simuler des crises ?
Par naïveté. Jamais je nai simulé lépilepsie, cest seulement pour me vanter, par bêtise. Je vous aimais beaucoup alors et causais en toute simplicité.
Mon frère taccuse, il dit que cest toi qui as tué et volé.
Certes, que lui reste-t-il à dire ? rétorqua Smerdiakov avec un sourire amer. Mais qui le croira avec de telles charges ? Grigori Vassiliévitch a vu la porte ouverte, cest concluant. Enfin, que Dieu lui pardonne ! Il essaie de se sauver et il a peur. »
Smerdiakov parut réfléchir, puis il ajouta :
« Cest toujours la même chose ; il veut rejeter ce crime sur moi, je lai déjà entendu dire, mais vous aurais-je prévenu que je sais simuler lépilepsie, si je me préparais à tuer votre père ? En méditant ce crime, pouvais-je avoir la sottise de révéler davance une telle preuve, et au fils de la victime encore ? Est-ce vraisemblable ? En ce moment, personne nentend notre conversation, sauf la Providence, mais si vous la communiquiez au procureur et à Nicolas Parthénovitch, cela servirait à ma défense, car un scélérat ne peut être aussi naïf. Cest le raisonnement que tout le monde se fera.
Écoute, dit Ivan Fiodorovitch en se levant, frappé par ce dernier argument, je ne te soupçonne pas, il serait ridicule de taccuser… Je te remercie même de mavoir tranquillisé. Je men vais, je reviendrai. Adieu. Rétablis-toi. As-tu besoin de quelque chose ?
Je vous remercie. Marthe Ignatièvna ne moublie pas, et, toujours bonne, me vient en aide quand il le faut. Des gens de bien viennent me voir tous les jours.
Au revoir. Je ne dirai pas que tu sais simuler une crise ; je te conseille aussi de nen pas parler, dit Ivan sans savoir pourquoi.
Je comprends. Si vous ne le dites pas, je ne répéterai pas non plus toute notre conversation près de la porte cochère… »
Ivan Fiodorovitch sortit. À peine avait-il fait dix pas dans le corridor quil savisa que la dernière phrase de Smerdiakov avait quelque chose de blessant. Il voulait déjà rebrousser chemin, mais il haussa les épaules et sortit de lhôpital. Il se sentait tranquillisé par le fait que le coupable nétait pas Smerdiakov, comme on pouvait sy attendre, mais son frère Mitia. Il ne voulait pas en chercher la raison, éprouvant de la répugnance à analyser ses sensations. Il avait hâte doublier. Dans les jours qui suivirent, il se convainquit définitivement de la culpabilité de Mitia en étudiant plus à fond les charges qui pesaient sur lui. Des gens infimes, tels que Fénia et sa mère, avaient fait des dépositions troublantes. Inutile de parler de Perkhotine, du cabaret, de la boutique des Plotnikov, des témoins de Mokroïé. Les détails surtout étaient accablants. Lhistoire des « coups » mystérieux avait frappé le juge et le procureur, presque autant que la déposition de Grigori sur la porte ouverte. Marthe Ignatièvna, interrogée par Ivan Fiodorovitch, lui déclara que Smerdiakov avait passé la nuit derrière la cloison, « à trois pas de notre lit », et que, bien quelle dormît profondément, elle sétait réveillée souvent en lentendant gémir : « Il gémissait tout le temps. » En causant avec Herzenstube, Ivan Fiodorovitch lui fit part de ses doutes au sujet de la folie de Smerdiakov, quil trouvait seulement faible ; mais le vieillard eut un fin sourire. « Savez-vous, répondit-il, à quoi il soccupe maintenant ? Il apprend par cœur des mots français écrits en lettres russes dans un cahier, hé ! hé ! » Les doutes dIvan disparurent enfin. Il ne pouvait déjà plus songer à Dmitri sans dégoût. Pourtant il y avait une chose étrange : la persistance dAliocha à affirmer que lassassin nétait pas Dmitri, mais « très probablement » Smerdiakov. Ivan avait toujours fait grand cas de lopinion de son frère, et cela le rendait perplexe. Autre bizarrerie, remarquée par Ivan : Aliocha ne parlait jamais le premier de Mitia, se bornant à répondre à ses questions. Dailleurs, Ivan avait bien autre chose en tête à ce moment ; depuis son retour de Moscou, il était follement amoureux de Catherine Ivanovna.
Ce nest pas ici le lieu de décrire cette nouvelle passion dIvan Fiodorovitch, qui influa sur sa vie entière ; cela formerait la matière dun autre roman que jécrirai peut-être un jour. Je dois signaler, en tout cas, que lorsquil déclara à Aliocha, en sortant de chez Catherine Ivanovna : « Elle ne me plaît pas », ainsi que je lai raconté plus haut, il se mentait à lui-même ; il laimait follement, tout en la haïssant parfois au point dêtre capable de la tuer. Cela tenait à bien des causes ; bouleversée par le drame, elle sétait rejetée vers Ivan Fiodorovitch comme vers un sauveur. Elle était offensée, humiliée dans ses sentiments. Et voilà que reparaissait lhomme qui laimait tant auparavant elle le savait bien et dont elle avait toujours apprécié lintelligence et le cœur. Mais la rigide jeune fille ne sétait pas donnée tout entière, malgré limpétuosité, bien digne des Karamazov, de son amoureux, et la fascination quil exerçait sur elle. En même temps, elle se tourmentait sans cesse davoir trahi Mitia et, lors de ses fréquentes querelles avec Ivan, elle le lui déclarait franchement. Cest ce quen parlant à Aliocha il avait appelé « mensonge sur mensonge ». Il y avait, en effet, beaucoup de mensonge dans leurs relations, ce qui exaspérait Ivan Fiodorovitch… mais nanticipons pas.
Bref, pour un temps, il oublia presque Smerdiakov. Pourtant, quinze jours après sa première visite, les mêmes idées bizarres recommencèrent à le tourmenter. Il se demandait souvent pourquoi, la dernière nuit, dans la maison de Fiodor Pavlovitch, avant son départ, il était sorti doucement sur lescalier, comme un voleur, pour écouter ce que faisait son père au rez-de-chaussée. Par la suite il sen était souvenu avec dégoût, avait senti une angoisse soudaine le lendemain matin en approchant de Moscou, et il sétait dit : « Je suis un misérable ! » Pourquoi cela ?
Un jour que, ruminant ces idées pénibles, il se disait quelles étaient bien capables de lui faire oublier Catherine Ivanovna, il fit la rencontre dAliocha. Il larrêta aussitôt et lui demanda :
« Te souviens-tu de cet après-midi où Dmitri fit irruption et battit notre père ? Je tai dit plus tard dans la cour que je me réservais « le droit de désirer » ; dis-moi, as-tu pensé alors que je souhaitais la mort de notre père ?
Oui, fit doucement Aliocha.
Dailleurs, ce nétait pas difficile à deviner. Mais nas-tu pas pensé aussi que je désirais que « les reptiles se dévorent entre eux », cest-à-dire que Dmitri tue notre père au plus vite… et que jy prêterais même la main ? »
Aliocha pâlit, regarda en silence son frère dans les yeux.
« Parle ! sécria Ivan. Je veux savoir ce que tu as pensé. Il me faut toute la vérité ! »
Il suffoquait et regardait davance Aliocha dun air méchant.
« Pardonne-moi, jai pensé cela aussi, murmura celui-ci, sans ajouter de « circonstance atténuante ».
Merci », dit sèchement Ivan qui poursuivit son chemin.
Dès lors, Aliocha remarqua que son frère lévitait et lui témoignait de laversion, si bien quil cessa ses visites. Aussitôt après cette rencontre, Ivan était retourné voir Smerdiakov.
VII. Deuxième entrevue avec Smerdiakov
Smerdiakov était sorti de lhôpital. Il demeurait dans cette maisonnette affaissée qui se composait de deux pièces réunies par un vestibule. Marie Kondratievna et sa mère habitaient lune, lautre était occupée par Smerdiakov. On ne savait pas exactement à quel titre il sétait installé chez elles ; plus tard, on supposa quil y vivait comme fiancé de Marie Kondratievna et ne payait pour le moment aucun loyer. La mère et la fille lestimaient beaucoup et le considéraient comme supérieur à elles. Après avoir frappé, Ivan, sur les indications de Marie Kondratievna, entra directement à gauche dans la pièce occupée par Smerdiakov. Un poêle de faïence dégageait une chaleur intense. Les murs étaient ornés de papier bleu, mais déchiré, sous lequel, dans les fentes, fourmillaient les cafards, dont on entendait le bruissement continu. Le mobilier était insignifiant : deux bancs contre les murs et deux chaises près de la table toute simple, mais recouverte dune nappe à ramages roses. Sur les fenêtres, des géraniums ; dans un coin, des images saintes. Sur la table reposait un petit samovar en cuivre, fortement cabossé, avec un plateau et deux tasses ; mais il était éteint, Smerdiakov ayant déjà pris le thé… Assis sur un banc, il écrivait dans un cahier. À côté de lui se trouvaient une petite bouteille dencre et une bougie dans un chandelier de fonte. En regardant Smerdiakov, Ivan eut limpression quil était complètement rétabli. Il avait le visage plus frais, plus plein, les cheveux pommadés. Vêtu dune robe de chambre bariolée, doublée douate et passablement usée, il portait des lunettes, et ce détail, quil ignorait, eut le don dirriter Ivan Fiodorovitch : « Une pareille créature, porter des lunettes ! » Smerdiakov releva lentement la tête, fixa le visiteur à travers ses lunettes ; il les ôta, puis se leva avec nonchalance, moins par respect que pour observer la stricte politesse. Ivan remarqua tout cela en un clin dœil, et surtout le regard malveillant et même hautain de Smerdiakov. « Que viens-tu faire ici ? Nous nous sommes déjà entendus », semblait-il dire. Ivan Fiodorvitch se contenait à peine.
« Il fait chaud ici, dit-il encore debout, en déboutonnant son pardessus.
Ôtez-le », suggéra Smerdiakov.
Ivan Fiodorovitch ôta son pardessus ; puis de ses mains tremblantes il prit une chaise, lapprocha de la table, sassit. Smerdiakov avait déjà repris sa place.
« Dabord, sommes-nous seuls ? demanda sévèrement Ivan Fiodorovitch. Ne peut-on pas nous entendre ?
Personne. Vous avez vu quil y a un vestibule.
Écoute, alors : quand je tai quitté, à lhôpital, tu mas dit que si je ne parlais pas de ton habileté à simuler lépilepsie, tu ne rapporterais pas au juge toute notre conversation près de la porte cochère. Que signifie ce toute ? Quentendais-tu par là ? Était-ce une menace ? Existe-t-il une entente entre nous, ai-je peur de toi ? »
Ivan Fiodorovitch parlait avec colère, donnait clairement à entendre quil méprisait les détours, jouait cartes sur table. Smerdiakov eut un mauvais regard, son œil gauche se mit à cligner, comme pour dire, avec sa réserve habituelle : « Tu veux y aller carrément, soit ! »
« Je voulais dire alors que, prévoyant lassassinat de votre propre père, vous lavez laissé sans défense ; cétait une promesse de me taire pour empêcher des jugements défavorables sur vos sentiments ou même sur autre chose. »
Smerdiakov prononça ces paroles sans se hâter, paraissant maître de lui, mais dun ton âpre, provocant. Il fixa Ivan Fiodorovitch dun air insolent.
« Comment ? Quoi ? Es-tu dans ton bon sens ?
Jai tout mon bon sens.
Étais-je alors au courant de lassassinat ? sécria Ivan en donnant un formidable coup de poing sur la table. Et que signifie « sur autre chose » ? Parle, misérable ! »
Smerdiakov se taisait, avec la même insolence dans le regard.
« Parle donc, infecte canaille, de cette autre chose !
Eh bien ! Je voulais dire par là que vous-même, peut-être, désiriez vivement la mort de votre père. »
Ivan Fiodorovitch se leva, frappa de toutes ses forces Smerdiakov à lépaule ; celui-ci chancela jusque vers le mur, les larmes inondèrent son visage.
« Cest honteux, monsieur, de frapper un homme sans défense ! »
Il se couvrit la figure de son malpropre mouchoir à carreaux bleus et se mit à sangloter.
« Assez ! Cesse donc ! dit impérieusement Ivan qui se rassit. Ne me pousse pas à bout ! »
Smerdiakov découvrit ses yeux. Sa figure ridée exprimait une vive rancune.
« Ainsi, misérable, tu croyais que de concert avec Dmitri je voulais tuer mon père !
Je ne connaissais pas vos pensées, et cest pour vous sonder que je vous ai arrêté au passage.
Quoi ? Sonder quoi ?
Vos intentions ; si vous désiriez que votre père fût promptement tué ! »
Ce qui exaspérait Ivan Fiodorovitch, cétait le ton impertinent dont Smerdiakov ne voulait pas se départir.
« Cest toi qui las tué ! » sécria-t-il soudain.
Smerdiakov sourit, dédaigneux.
« Vous savez parfaitement que ce nest pas moi, et jaurais cru quun homme desprit ninsisterait pas là-dessus.
Mais pourquoi as-tu nourri un tel soupçon à mon égard ?
Par peur, comme vous le savez. Jétais dans un tel état que je me défiais de tout le monde. Je voulais aussi vous sonder, car, me disais-je, sil est daccord avec son frère, cen est fait de moi.
Tu ne parlais pas ainsi, il y a quinze jours.
Je sous-entendais la même chose à lhôpital, supposant que vous comprendriez à demi-mot, et que vous évitiez une explication directe.
Voyez-vous ça ! Mais réponds donc, jinsiste : comment ai-je pu inspirer à ton âme vile cet ignoble soupçon ?
Vous étiez incapable de tuer vous-même, mais vous souhaitiez quun autre le fît.
Avec quel flegme il parle ! Mais pourquoi laurais-je voulu ?
Comment, pourquoi ? Et lhéritage ? dit perfidement Smerdiakov. Après la mort de votre père, vous deviez recevoir quarante mille roubles chacun, si ce nest davantage, mais si Fiodor Pavlovitch avait épousé cette dame, Agraféna Alexandrovna, elle aurait aussitôt transféré le capital à son nom, car elle nest pas sotte, de sorte quil ne serait rien resté pour vous trois. Ça na tenu quà un fil ; elle navait quà dire un mot, il la menait à lautel. »
Ivan Fiodorovitch avait peine à se contenir.
« Cest bien, dit-il enfin, tu vois, je ne tai ni battu ni tué, continue ; alors, daprès toi, javais chargé mon frère Dmitri de cette besogne, je comptais sur lui ?
Certainement. En assassinant, il perdait tous ses droits, il était dégradé et déporté. Votre frère Alexéi Fiodorovitch et vous, héritiez de sa part, et ce nest pas quarante mille roubles mais soixante mille qui vous revenaient à chacun. Sûrement vous comptiez sur Dmitri Fiodorovitch.
Tu mets ma patience à lépreuve ! Écoute, gredin, si javais compté à ce moment sur quelquun, ceût été sur toi, non sur Dmitri, et, je le jure, je pressentais quelque infamie de ta part… je me rappelle mon impression !
Moi aussi, jai cru un instant que vous comptiez sur moi, dit ironiquement Smerdiakov, de sorte que vous vous démasquiez encore davantage, car si vous partiez malgré ce pressentiment, cela revenait à dire : tu peux tuer mon père, je ne my oppose pas.
Misérable ! Tu avais compris cela.
Pensez un peu ; vous alliez partir pour Moscou, vous refusiez, malgré les prières de votre père, de vous rendre à Tchermachnia. Et vous y consentez tout à coup sur un mot de moi ! Quest-ce qui vous poussait à ce Tchermachnia ? Pour partir ainsi sans raison, sur mon conseil, il fallait que vous attendiez quelque chose de moi.
Non, je jure que non, cria Ivan en grinçant des dents.
Comment, non ? Vous auriez dû, au contraire, vous, le fils de la maison, pour de telles paroles, me mener à la police et me faire fouetter… tout au moins me rosser sur place. Au lieu de vous fâcher, vous suivez consciencieusement mon conseil, vous partez, chose absurde, car vous auriez dû rester pour défendre votre père… Que devais-je conclure ? »
Ivan avait lair sombre, les poings crispés sur ses genoux.
« Oui, je regrette de ne tavoir pas rossé, dit-il avec un sourire amer. Je ne pouvais te mener à la police, on ne maurait pas cru sans preuves. Mais te rosser… ah ! je regrette de ny avoir pas songé ; bien que les voies de fait soient interdites, je taurais mis le museau en marmelade. »
Smerdiakov le considérait presque avec volupté.
« Dans les cas ordinaires de la vie, proféra-t-il dun ton satisfait et doctoral, comme lorsquil discutait sur la foi avec Grigori Vassiliévitch, les voies de fait sont réellement interdites par la loi, on a renoncé à ces brutalités, mais dans les cas exceptionnels, chez nous comme dans le monde entier, même dans la République Française, on continue à se colleter comme au temps dAdam et dÈve, et il en sera toujours ainsi. Pourtant vous, même dans un cas exceptionnel, vous navez pas osé.
Ce sont des mots français que tu apprends là ? demanda Ivan en désignant un cahier sur la table.
Pourquoi pas ? Je complète mon instruction, dans lidée quun jour peut-être je visiterai, moi aussi, ces heureuses contrées de lEurope.
Écoute, monstre, dit Ivan qui tremblait de colère, je ne crains pas tes accusations, dépose contre moi tout ce que tu voudras. Si je ne tai pas assommé tout à lheure, cest uniquement parce que je te soupçonne de ce crime et que je veux te livrer à la justice. Je te démasquerai.
À mon avis, vous feriez mieux de vous taire. Car que pouvez-vous dire contre un innocent, et qui vous croira ? Mais si vous maccusez, je raconterai tout. Il faut bien que je me défende !
Tu penses que jai peur de toi, maintenant ?
Admettons que la justice ne croie pas à mes paroles ; en revanche le public y croira, et vous aurez honte.
Cela veut dire qu« il y a plaisir à causer avec un homme desprit », nest-ce pas ? demanda Ivan en grinçant des dents.
Vous lavez dit. Faites preuve desprit. »
Ivan Fiodorovitch se leva, frémissant dindignation, mit son pardessus et, sans plus répondre à Smerdiakov, sans même le regarder, se précipita hors de la maison. Le vent frais du soir le rafraîchit. Il faisait clair de lune. Les idées et les sensations tourbillonnaient en lui : « Aller maintenant dénoncer Smerdiakov ? Mais que dire : il est pourtant innocent. Cest lui qui maccusera, au contraire. En effet, pourquoi suis-je parti alors à Tchermachnia ? Dans quel dessein ? Certainement, jattendais quelque chose, il a raison… » Pour la centième fois, il se rappelait comment, la dernière nuit passée chez son père, il se tenait sur lescalier, aux aguets, et cela lui causait une telle souffrance quil sarrêta même, comme percé dun coup de poignard. « Oui, jattendais cela, alors, cest vrai ! Jai voulu lassassinat ! Lai-je voulu ? Il faut que je tue Smerdiakov !… Si je nen ai pas le courage, ce nest pas la peine de vivre !… »
Ivan alla tout droit chez Catherine Ivanovna, qui fut effrayée de son air hagard. Il lui répéta toute sa conversation avec Smerdiakov, jusquau moindre mot. Bien quelle sefforçât de le calmer, il marchait de long en large en tenant des propos incohérents. Il sassit enfin, saccouda sur la table, la tête entre les mains, et fit une réflexion étrange :
« Si ce nest pas Dmitri, mais Smerdiakov, je suis son complice, car cest moi qui lai poussé au crime. Ly ai-je poussé ? Je ne le sais pas encore. Mais si cest lui qui a tué et non pas Dmitri, je suis aussi un assassin. »
À ces mots, Catherine Ivanovna se leva en silence, alla à son bureau, prit dans une cassette un papier quelle posa devant Ivan. Cétait la lettre dont celui-ci avait parlé ensuite à Aliocha comme dune preuve formelle de la culpabilité de Dmitri. Mitia lavait écrite en état divresse, le soir de sa rencontre avec Aliocha, quand celui-ci retournait au monastère après la scène où Grouchegnka avait insulté sa rivale. Après lavoir quitté, Mitia courut chez Grouchegnka, on ne sait sil la vit, mais il acheva la soirée au cabaret « À la Capitale », où il senivra de la belle manière. Dans cet état, il demanda une plume, du papier et griffonna une lettre prolixe, incohérente, digne dun ivrogne. On aurait dit un pochard qui, rentré chez lui, raconte avec animation à sa femme ou à son entourage quune canaille vient de linsulter, lui, galant homme, quil en cuira à lindividu ; lhomme dégoise à nen plus finir, ponctuant de coups de poing sur la table son récit incohérent, ému jusquaux larmes. Le papier à lettres quon lui avait donné au cabaret était une feuille grossière, malpropre, portant un compte au verso. La place manquant pour ce verbiage divrogne, Mitia avait rempli les marges et écrit les dernières lignes en travers du texte. Voici ce que disait la lettre :
« Fatale Katia, demain je trouverai de largent et je te rendrai tes trois mille roubles, adieu, femme irascible, adieu aussi mon amour ! Finissons-en ! Demain, jirai demander de largent à tout le monde ; si on me refuse, je te donne ma parole dhonneur que jirai chez mon père, je lui casserai la tête et je prendrai largent sous son oreiller, pourvu quIvan soit parti. Jirai au bagne, mais je te rendrai tes trois mille roubles ! Toi, adieu. Je te salue jusquà terre, je suis un misérable vis-à-vis de toi. Pardonne-moi. Plutôt non, ne me pardonne pas ; nous serons plus à laise, toi et moi ! Je préfère le bagne à ton amour, car jen aime une autre, tu la connais trop depuis aujourdhui, comment pourrais-tu pardonner ? Je tuerai celui qui ma dépouillé ! Je vous quitterai tous pour aller en Orient, ne plus voir personne, « elle » non plus, car tu nes pas seule à me faire souffrir. Adieu !
P.-S. Je te maudis, et pourtant je tadore ! Je sens mon cœur battre, il reste une corde qui vibre pour toi. Ah ! quil éclate plutôt ! Je me tuerai, mais je tuerai dabord le monstre, je lui arracherai les trois mille roubles et je te les jetterai. Je serai un misérable à tes yeux, mais pas un voleur ! Attends les trois mille roubles. Ils sont chez le chien maudit, sous son matelas, ficelés dune faveur rose. Ce nest pas moi le voleur, je tuerai lhomme qui ma volé. Katia, ne me méprise pas. Dmitri est un assassin, il nest pas un voleur ! Il a tué son père et il sest perdu pour navoir pas à supporter ta fierté. Et pour ne pas taimer.
PP.-S. Je baise tes pieds, adieu !
PP.-SS. Katia, prie Dieu pour quon me donne de largent. Alors je ne verserai pas le sang. Mais si lon me refuse, je le verserai. Tue-moi !
« Ton esclave et ton ennemi,
D. Karamazov. »
Après avoir lu ce « document », Ivan fut convaincu. Cétait son frère qui avait tué et non Smerdiakov. Si ce nétait pas Smerdiakov, ce nétait donc pas lui, Ivan. Cette lettre constituait à ses yeux une preuve catégorique. Pour lui, il ne pouvait plus y avoir aucun doute sur la culpabilité de Mitia. Et comme il navait jamais soupçonné une complicité entre Mitia et Smerdiakov, car cela ne concordait pas avec les faits, il était complètement rassuré. Le lendemain, il ne se rappela quavec mépris Smerdiakov et ses railleries. Au bout de quelques jours, il sétonna même davoir pu soffenser si cruellement de ses soupçons. Il résolut de loublier tout à fait. Un mois se passa ainsi. Il apprit par hasard que Smerdiakov était malade de corps et desprit. « Cet individu deviendra fou », avait dit à son sujet le jeune médecin Varvinski. Vers la fin du mois, Ivan lui-même commença à se sentir fort mal. Il consultait déjà le médecin mandé de Moscou par Catherine Ivanovna. Vers la même époque les rapports des deux jeunes gens saigrirent à lextrême. Cétaient comme deux ennemis amoureux lun de lautre. Les retours de Catherine Ivanovna vers Mitia, passagers mais violents, exaspéraient Ivan. Chose étrange, jusquà la dernière scène en présence dAliocha à son retour de la prison, lui, Ivan, navait jamais entendu, durant tout le mois, Catherine Ivanovna douter de la culpabilité de Mitia, malgré ses « retours » vers celui-ci, qui lui étaient si odieux. Il était aussi remarquable que, sentant sa haine pour Mitia grandir de jour en jour, Ivan comprenait en même temps quil le haïssait non à cause des « retours » vers lui de Catherine Ivanovna, mais pour avoir tué leur père ! Il sen rendait parfaitement compte. Néanmoins, dix jours avant le procès, il était allé voir Mitia et lui avait proposé un plan dévasion, évidemment conçu depuis longtemps. Cette démarche était inspirée en partie par le dépit que lui causait linsinuation de Smerdiakov que lui, Ivan, avait intérêt à ce que son frère fût accusé, car sa part dhéritage et celle dAliocha monteraient de quarante à soixante mille roubles. Il avait décidé den sacrifier trente mille pour faire évader Mitia. En revenant de la prison, il était triste et troublé ; il eut soudain limpression quil ne désirait pas seulement cette évasion pour effacer son dépit. « Serait-ce aussi parce que, au fond de mon âme, je suis un assassin ? » sétait-il demandé. Il était vaguement inquiet et ulcéré. Et surtout, durant ce mois, sa fierté avait beaucoup souffert ; mais nous en reparlerons…
Lorsque Ivan Fiodorovitch, après sa conversation avec Aliocha, et déjà à la porte de sa demeure, avait résolu daller chez Smerdiakov, il obéissait à une indignation subite qui lavait saisi. Il se rappela tout à coup que Catherine Ivanovna venait de sécrier en présence dAliocha : « Cest toi, toi seulement, qui mas persuadée quil (cest-à-dire Mitia) était lassassin ! » À ce souvenir, Ivan demeura stupéfait ; il ne lavait jamais assurée de la culpabilité de Mitia ; au contraire, il sétait même soupçonné en sa présence, en revenant de chez Smerdiakov. En revanche, cest « elle » qui lui avait alors exhibé ce document et démontré la culpabilité de son frère ! Et maintenant elle sécriait : « Je suis allée moi-même chez Smerdiakov ! » Quand cela ? Ivan nen savait rien. Elle nétait donc pas bien convaincue. Et quavait pu lui dire Smerdiakov ? Il eut un accès de fureur. Il ne comprenait pas comment, une demi-heure auparavant, il avait pu laisser passer ces paroles sans se récrier. Il lâcha le cordon de la sonnette et se rendit chez Smerdiakov. « Je le tuerai peut-être, cette fois ! » songeait-il en chemin.
VIII. Troisième et dernière entrevue avec Smerdiakov
Durant le trajet, un vent âpre séleva, le même que le matin, amenant une neige fine, épaisse et sèche. Elle tombait sans adhérer au sol, le vent la faisait tourbillonner et ce fut bientôt une vraie tourmente. Dans la partie de la ville où habitait Smerdiakov, il ny a presque pas de réverbères. Ivan marchait dans lobscurité en sorientant dinstinct. Il avait mal à la tête, les tempes lui battaient, son pouls était précipité. Un peu avant darriver à la maisonnette de Marie Kondratievna, il rencontra un homme pris de boisson, au caftan rapiécé, qui marchait en zigzag en invectivant, sinterrompant parfois pour entonner une chanson dune voix rauque : « Pour Piter{174} est parti Vanka, Je ne lattendrai pas. »
Mais il sarrêtait toujours au second vers et recommençait ses imprécations. Depuis un bon moment, Ivan Fiodorovitch éprouvait inconsciemment une véritable haine contre cet individu ; tout à coup il sen rendit compte. Aussitôt, il eut une envie irrésistible de lassommer. Juste à ce moment, ils se trouvèrent côte à côte, et lhomme, en titubant, heurta violemment Ivan. Celui-ci repoussa avec rage livrogne, qui sabattit sur la terre gelée, exhala un gémissement et se tut. Il gisait sur le dos, sans connaissance. « Il va geler ! » pensa Ivan qui poursuivit son chemin.
Dans le vestibule, Marie Kondratievna, qui était venue ouvrir, une bougie à la main, lui dit à voix basse que Pavel Fiodorovitch (cest-à-dire Smerdiakov) était très souffrant et paraissait détraqué ; il avait même refusé de prendre le thé.
« Alors, il fait du tapage ? sinforma Ivan.
Au contraire, il est tout à fait calme, mais ne le retenez pas trop longtemps… », demanda Marie Kondratievna.
Ivan entra dans la chambre.
Elle était toujours aussi surchauffée, mais on y remarquait quelques changements : un des bancs avait fait place à un grand canapé en faux acajou, recouvert de cuir, arrangé comme lit avec des oreillers assez propres. Smerdiakov était assis, toujours vêtu de sa vieille robe de chambre. On avait mis la table devant le canapé, de sorte quil restait fort peu de place. Il y avait sur la table un gros livre à couverture jaune. Smerdiakov accueillit Ivan dun long regard silencieux et ne parut nullement surpris de sa visite. Il avait beaucoup changé physiquement, le visage fort amaigri et jaune, les yeux caves, les paupières inférieures bleuies.
« Tu es vraiment malade ? dit Ivan Fiodorovitch. Je ne te retiendrai pas longtemps, je garde même mon pardessus. Où peut-on sasseoir ? »
Il approcha une chaise de la table et prit place.
« Pourquoi ne parles-tu pas ? Je nai quune question à te poser, mais je te jure que je ne partirai pas sans réponse : Catherine Ivanovna est venue te voir ? »
Smerdiakov ne répondit que par un geste dapathie et se détourna.
« Quas-tu ?
Rien.
Quoi, rien ?
Eh bien, oui, elle est venue ; quest-ce que ça peut vous faire ? Laissez-moi tranquille.
Non. Parle : quand est-elle venue ?
Mais, jen ai perdu le souvenir. »
Smerdiakov sourit avec dédain. Tout à coup il se tourna vers Ivan, le regard chargé de haine, comme un mois auparavant.
« Je crois que vous êtes aussi malade. Comme vous avez les joues creuses, lair défait !
Laisse ma santé et réponds à ma question.
Pourquoi vos yeux sont-ils si jaunes ? Vous devez vous tourmenter. »
Il ricana.
« Écoute, je tai dit que je ne partirais pas sans réponse, sécria Ivan exaspéré.
Pourquoi cette insistance ? Pourquoi me torturez-vous ? dit Smerdiakov dun ton douloureux.
Eh, ce nest pas toi qui mintéresses. Réponds, et je men vais.
Je nai rien à vous répondre.
Je tassure que je te forcerai à parler.
Pourquoi vous inquiétez-vous ? demanda Smerdiakov en le fixant avec plus de dégoût que de mépris. Parce que cest demain le jugement ? Mais vous ne risquez rien ; rassurez-vous donc une bonne fois ! Rentrez tranquillement chez vous, dormez en paix, vous navez rien à craindre.
Je ne te comprends pas… pourquoi craindrais-je demain ? » dit Ivan surpris, et qui tout à coup se sentit glacé deffroi.
Smerdiakov le toisa.
« Vous ne com-pre-nez pas ? fit-il dun ton de reproche. Pourquoi diantre un homme desprit éprouve-t-il le besoin de jouer pareille comédie ! »
Ivan le regardait sans parler. Le ton inattendu, arrogant, dont lui parlait son ancien domestique, sortait de lordinaire.
« Je vous dis que vous navez rien à craindre. Je ne déposerai pas contre vous, il ny a pas de preuves. Voyez comme vos mains tremblent. Pourquoi ça ? Retournez chez vous, ce nest pas vous lassassin ! »
Ivan tressaillit, il se souvint dAliocha.
« Je sais que ce nest pas moi…, murmura-t-il.
Vous le sa-vez ? »
Ivan se leva, le saisit par lépaule.
« Parle, vipère ! Dis tout ! »
Smerdiakov ne parut nullement effrayé. Il regarda seulement Ivan avec une haine folle.
« Alors, cest vous qui avez tué, si cest comme ça », murmura-t-il avec rage.
Ivan se laissa retomber sur sa chaise, paraissant méditer. Enfin il sourit méchamment.
« Cest toujours la même histoire, comme lautre fois ?
Oui, vous compreniez très bien la dernière fois, et vous comprenez encore maintenant.
Je comprends seulement que tu es fou.
Vraiment ! Nous sommes ici en tête à tête, à quoi bon nous duper, nous jouer mutuellement la comédie ? Voudriez-vous encore tout rejeter sur moi seul, à ma face ? Vous avez tué, cest vous le principal assassin, je nai été que votre auxiliaire, votre fidèle instrument{175}, vous avez suggéré, jai accompli.
Accompli ? Cest toi qui as tué ? »
Il eut comme une commotion au cerveau, un frisson glacial le parcourut. À son tour, Smerdiakov le considérait avec étonnement, leffroi dIvan le frappait enfin par sa sincérité.
« Ne saviez-vous donc rien ? » dit-il avec méfiance.
Ivan le regardait toujours, sa langue était comme paralysée.
« Pour Piter est parti Vanka,
Je ne lattendrai pas. »
crut-il soudain entendre.
« Sais-tu que jai peur que tu ne sois un fantôme ? murmura-t-il.
Il ny a point de fantôme ici, sauf nous deux, et encore un troisième. Sans doute il est là maintenant.
Qui ? Quel troisième ? proféra Ivan avec effroi, en regardant autour de lui comme sil cherchait quelquun.
Cest Dieu, la Providence, qui est ici, près de nous, mais inutile de le chercher, vous ne le trouverez pas.
Tu as menti, ce nest pas toi qui as tué ! rugit Ivan. Tu es fou, ou tu mexaspères à plaisir, comme lautre fois ! »
Smerdiakov, nullement effrayé, lobservait attentivement. Il ne pouvait surmonter sa méfiance, il croyait quIvan « savait tout » et simulait lignorance pour rejeter tous les torts sur lui seul.
« Attendez », dit-il enfin dune voix faible, et, retirant sa jambe gauche de dessous la table, il se mit à retrousser son pantalon.
Smerdiakov portait des bas blancs et des pantoufles. Sans hâte, il ôta sa jarretelle et mit la main dans son bas. Ivan Fiodorovitch, qui le regardait, tressaillit soudain de frayeur.
« Dément ! » hurla-t-il.
Il se leva dun bond, recula vivement en se cognant le dos au mur où il demeura comme cloué sur place, les yeux fixés sur Smerdiakov avec une terreur folle. Celui-ci, imperturbable, continuait à fouiller dans son bas, sefforçait de saisir quelque chose. Il y parvint enfin et Ivan le vit retirer une liasse de papiers quil déposa sur la table.
« Voilà ! dit-il à voix basse.
Quoi ?
Veuillez regarder. »
Ivan sapprocha de la table, prit la liasse et commença à la défaire, mais tout à coup il retira ses doigts comme au contact dun reptile répugnant, redoutable.
« Vos doigts tremblent convulsivement », remarqua Smerdiakov, et lui-même, sans se presser, déplia le papier.
Sous lenveloppe, il y avait trois paquets de billets de cent roubles.
« Tout y est, les trois mille au complet, inutile de compter ; prenez », dit-il en désignant les billets.
Ivan saffaissa sur sa chaise. Il était blanc comme un linge.
« Tu mas fait peur… avec ce bas…, murmura-t-il avec un étrange sourire.
Alors, vraiment, vous ne saviez pas encore ?
Non, je ne savais pas, je croyais que cétait Dmitri. Ah ! frère, frère ! » Il se prit la tête à deux mains. « Écoute : tu as tué seul, sans mon frère ?
Seulement avec vous, avec vous seul. Dmitri Fiodorovitch est innocent.
Cest bien… cest bien… Nous parlerons de moi ensuite. Mais pourquoi tremblé-je de la sorte… Je ne puis articuler les mots.
Vous étiez hardi, alors ; « tout est permis », disiez-vous ; et maintenant vous avez la frousse ! murmura Smerdiakov stupéfait. Voulez-vous de la limonade ? Je vais en demander, ça rafraîchit. Mais il faudrait dabord couvrir ceci. »
Il désignait la liasse. Il fit un mouvement vers la porte pour appeler Marie Kondratievna, lui dire dapporter de la limonade ; en cherchant avec quoi cacher largent, il sortit dabord son mouchoir, mais comme celui-ci était fort malpropre, il prit sur la table le gros livre jaune quIvan avait remarqué en entrant, et couvrit les billets avec ce bouquin intitulé : Sermons de notre saint Père Isaac le Syrien.
« Je ne veux pas de limonade, dit Ivan. Assieds-toi et parle : comment as-tu fait ? Dis tout…
Vous devriez ôter votre pardessus, sinon vous serez tout en sueur. »
Ivan Fiodorovitch ôta son pardessus quil jeta sur le banc sans se lever.
« Parle, je ten prie, parle ! »
Il paraissait calme. Il était sûr que Smerdiakov dirait tout maintenant.
« Comment les choses se sont passées ? Smerdiakov soupira. De la manière la plus naturelle, daprès vos propres paroles…
Nous reviendrons sur mes paroles, interrompit Ivan, mais sans se fâcher cette fois, comme sil était tout à fait maître de lui. Raconte seulement, en détail et dans lordre, comment tu as fait le coup. Surtout noublie pas les détails, je ten prie.
Vous êtes parti, je suis tombé dans la cave…
Était-ce une vraie crise ou bien simulais-tu ?
Je simulais, bien entendu. Je suis descendu tranquillement jusquen bas, je me suis étendu… après quoi jai commencé à hurler. Et je me suis débattu pendant quon me transportait.
Un instant. Et plus tard, à lhôpital, tu simulais encore ?
Pas du tout. Le lendemain matin, encore à la maison, jai été pris dune véritable crise, le plus forte que jaie eue depuis des années. Je suis resté deux jours sans connaissance.
Bien, bien. Continue.
On ma mis sur une couchette, derrière la cloison ; je my attendais, car, quand jétais malade, Marthe Ignatièvna minstallait toujours pour la nuit dans leur pavillon ; elle a toujours été bonne pour moi, depuis ma naissance. Pendant la nuit, je geignais de temps à autre, mais doucement ; jattendais toujours Dmitri Fiodorovitch.
Tu attendais quil vienne te trouver ?
Mais non, jattendais sa venue à la maison, jétais sûr quil viendrait cette nuit même, car, privé de mes renseignements, il devait fatalement sintroduire par escalade et entreprendre quelque chose.
Et sil nétait pas venu ?
Alors, rien ne serait arrivé. Sans lui, je naurais pas agi.
Bien, bien… Parle sans te presser, surtout nomets rien.
Je comptais quil tuerait Fiodor Pavlovitch… à coup sûr, car je lavais bien préparé pour ça… les derniers jours… et surtout, il connaissait les signaux. Méfiant et emporté comme il létait, il ne pouvait manquer de pénétrer dans la maison. Je my attendais.
Un instant. Sil avait tué, il aurait aussi pris largent ; tu devais faire ce raisonnement. Que serait-il resté pour toi ? Je ne le vois pas.
Mais il naurait jamais trouvé largent. Je lui ai dit quil était sous le matelas, je mentais. Auparavant il était dans une cassette. Ensuite, comme Fiodor Pavlovitch ne se fiait quà moi au monde, je lui suggérai de cacher largent derrière les icônes, car personne naurait lidée de le chercher là, surtout dans un moment de presse. Mon conseil avait plu à Fiodor Pavlovitch. Garder largent sous le matelas, dans une cassette fermée à clef, eût été tout bonnement ridicule. Mais tout le monde a cru à cette cachette : raisonnement stupide ! Donc, si Dmitri Fiodorovitch avait assassiné, il se serait enfui à la moindre alerte, comme tous les assassins, ou bien on laurait surpris et arrêté. Je pouvais ainsi le lendemain, ou la nuit même, aller dérober largent ; on aurait tout mis sur son compte.
Mais sil avait seulement frappé, sans tuer ?
Dans ce cas, je naurais certainement pas osé prendre largent, mais je comptais quil frapperait Fiodor Pavlovitch jusquà lui faire perdre connaissance ; alors je mapproprierais le magot, je lui aurais expliqué ensuite que cétait Dmitri Fiodorovitch qui avait volé.
Attends… je ny suis plus. Cest donc Dmitri qui a tué ? Tu as seulement volé ?
Non, ce nest pas lui. Certes, je pourrais encore vous dire, maintenant, que cest lui… mais je ne veux pas mentir, car… car même si, comme je le vois, vous navez rien compris jusquà présent et ne simulez pas pour rejeter tous les torts sur moi, vous êtes pourtant coupable de tout ; en effet, vous étiez prévenu de lassassinat, vous mavez chargé de lexécution et vous êtes parti. Aussi, je veux vous démontrer ce soir que le principal, lunique assassin, cest vous, et non pas moi, bien que jaie tué. Légalement, vous êtes lassassin.
Comment cela ? Pourquoi suis-je lassassin ? ne put se défendre de demander Ivan Fiodorovitch, oubliant sa décision de remettre à la fin de lentretien ce qui le concernait personnellement. Cest toujours à propos de Tchermachnia ? Halte ! Dis-moi pourquoi il te fallait mon consentement, puisque tu avais pris mon départ pour un consentement ? Comment mexpliqueras-tu cela ?
Assuré de votre consentement, je savais quà votre retour vous ne feriez pas dhistoire pour la perte de ces trois mille roubles, si par hasard la justice me soupçonnait au lieu de Dmitri Fiodorovitch ou de complicité avec lui ; au contraire, vous auriez pris ma défense… Ayant hérité, grâce à moi, vous pouviez ensuite me récompenser pour toute la vie, car si votre père avait épousé Agraféna Alexandrovna, vous nauriez rien eu.
Ah ! tu avais donc lintention de me tourmenter toute la vie ! dit Ivan, les dents serrées. Et si je nétais pas parti, si je tavais dénoncé ?
Que pouviez-vous dire ? Que je vous avais conseillé de partir pour Tchermachnia ? La belle affaire ! Dailleurs, si vous étiez resté, rien ne serait arrivé ; jaurais compris que vous ne vouliez pas et me serais tenu tranquille. Mais votre départ massurait que vous ne me dénonceriez pas, que vous fermeriez les yeux sur ces trois mille roubles. Vous nauriez pas pu me poursuivre ensuite, car jaurais tout raconté à la justice, non le vol ou lassassinat, cela je ne laurais pas dit, mais que vous my aviez poussé et que je navais pas consenti. De cette façon vous ne pouviez pas me confondre, faute de preuves, et moi jaurais révélé avec quelle ardeur vous désiriez la mort de votre père, et tout le monde laurait cru, je vous en donne ma parole.
Je désirais à ce point la mort de mon père ?
Certainement, et votre silence mautorisait à agir. »
Smerdiakov était très affaibli et parlait avec lassitude, mais une force intérieure le galvanisait, il avait quelque dessein caché, Ivan le pressentait.
« Continue ton récit.
Continuons ! Jétais donc couché, quand jentendis votre père crier. Grigori était sorti un peu auparavant ; tout à coup il se mit à hurler, puis tout redevint silencieux. Jattendis, immobile ; mon cœur battait, je ne pouvais plus y tenir. Je me lève, je sors ; à gauche, la fenêtre de Fiodor Pavlovitch était ouverte, je mavançai pour écouter sil donnait signe de vie, je lentendis sagiter, soupirer. « Vivant », me dis-je. Je mapproche de la fenêtre, je lui crie : « Cest moi. Il est venu, il sest enfui (il voulait parler de Dmitri Fiodorovitch), il a tué Grigori, me répond-il. Où ? Là-bas, dans le coin. Attendez, dis-je. » Je me mis à sa recherche et trébuchai près du mur contre Grigori, évanoui, ensanglanté. « Cest donc vrai que Dmitri Fiodorovitch est venu », pensai-je, et je résolus den finir. Même si Grigori vivait encore, il ne verrait rien, ayant perdu connaissance. Le seul risque était que Marthe Ignatièvna se réveillât. Je le sentis à ce moment, mais une frénésie sétait emparée de moi, à en perdre la respiration. Je revins à la fenêtre : « Agraféna Alexandrovna est là, elle veut entrer. » Il tressaillit. « Où, là, où ? » Il soupira sans y croire encore. « Mais là, ouvrez donc ! » Il me regardait par la fenêtre, indécis, craignant douvrir. « Il a peur de moi, pensai-je ; cest drôle. » Tout à coup, jimaginai de faire sur la croisée le signal de larrivée de Grouchegnka, devant lui, sous ses yeux ; il ne croyait plus aux paroles, mais, dès que jeus frappé, il courut ouvrir la porte. Je voulais entrer, il me barra le passage. « Où est-elle, où est-elle ? » Il me regardait en palpitant. « Eh ! pensais-je, sil a une telle peur de moi, ça va mal ! » Mes jambes se dérobaient, je tremblais quil ne me laissât pas entrer, ou quil appelât, ou que Marthe Ignatièvna survînt. Je ne me souviens pas, je devais être très pâle. Je chuchotai : « Elle est là-bas, sous la fenêtre, comment ne lavez-vous pas vue ? Amène-la, amène-la ! Elle a peur, les cris lont effrayée, elle sest cachée dans un massif ; appelez-la vous-même du cabinet. » Il y courut, posa la bougie sur la fenêtre : « Grouchegnka, Grouchegnka ! tu es ici ? » criait-il. Il ne voulait ni se pencher ni sécarter de moi, à cause de la peur que je lui inspirais. « La voici, lui dis-je, la voici dans le massif, elle vous sourit, voyez-vous ? » Il me crut soudain et se mit à trembler, tant il était fou de cette femme ; il se pencha entièrement. Je saisis alors le presse-papiers en fonte, sur sa table, vous vous souvenez, il pèse bien trois livres, et je lui assénai de toutes mes forces un coup sur la tête, avec le coin. Il ne poussa pas un cri, saffaissa. Je le frappai encore deux fois et sentis quil avait le crâne fracassé. Il tomba à la renverse, tout couvert de sang. Je mexaminai : pas une éclaboussure ; jessuyai le presse-papiers, le remis à sa place, puis je pris lenveloppe derrière les icônes, jen retirai largent et je la jetai à terre, ainsi que la faveur rose. Jallai au jardin tout tremblant, droit à ce pommier creux, vous le connaissez, je lavais remarqué et jy avais mis en réserve du papier et un chiffon ; jenveloppai la somme et je la fourrai au fond du creux. Elle y est restée quinze jours, jusquà ma sortie de lhôpital. Je retournai me coucher, songeant avec effroi : « Si Grigori est tué, ça peut aller fort mal ; sil revient à lui, ce sera très bien, car il attestera que Dmitri Fiodorovitch est venu, quil a, par conséquent, tué et volé. » Dans mon impatience, je me mis à geindre pour réveiller Marthe Ignatièvna. Elle se leva enfin, vint auprès de moi, puis, remarquant labsence de Grigori, elle alla au jardin où je lentendis crier. Jétais déjà rassuré. »
Smerdiakov sarrêta. Ivan lavait écouté dans un silence de mort, sans bouger, sans le quitter des yeux. Smerdiakov lui jetait parfois un coup dœil, mais regardait surtout de côté. Son récit achevé, il parut ému, respirant avec peine, le visage couvert de sueur. On ne pouvait deviner sil éprouvait des remords.
« Un instant, reprit Ivan en réfléchissant. Et la porte ? Sil na ouvert quà toi, comment Grigori a-t-il pu la voir ouverte auparavant ? Car il la bien vue le premier ? »
Ivan posait ces questions du ton le plus calme, de sorte que si quelquun les eût observés en ce moment du seuil, il en aurait conclu quils sentretenaient paisiblement dun sujet quelconque.
« Quant à cette porte que Grigori prétend avoir vue ouverte, ce nest quun effet de son imagination, dit Smerdiakov avec un sourire. Car cest un homme très entêté ; il aura cru voir, et vous ne len ferez pas démordre. Cest un bonheur pour nous quil ait eu la berlue ; cette déposition achève de confondre Dmitri Fiodorovitch.
Écoute, dit Ivan paraissant de nouveau sembrouiller, écoute… Javais encore beaucoup de choses à te demander, mais je les ai oubliées… Ah ! oui, dis-moi seulement pourquoi tu as décacheté et jeté lenveloppe à terre ? Pourquoi ne pas avoir emporté le tout ?… Daprès ton récit, il ma semblé que tu lavais fait à dessein, mais je ne puis en comprendre la raison…
Je nai pas agi sans motifs. Un homme au courant comme moi, par exemple, qui a peut-être mis largent dans lenveloppe, qui a vu son maître la cacheter et écrire la suscription, pourquoi un tel homme, sil a commis le crime, ouvrirait-il aussitôt lenveloppe, puisquil est sûr du contenu ? Au contraire, il la mettrait simplement dans sa poche et sesquiverait. Dmitri Fiodorovitch aurait agi autrement : ne connaissant lenveloppe que par ouï-dire, il se serait empressé de la décacheter, pour se rendre compte, puis de la jeter à terre, sans réfléchir quelle constituerait une pièce accusatrice, car cest un voleur novice, qui na jamais opéré ouvertement, et de plus un gentilhomme. Il ne serait pas venu précisément voler, mais reprendre son bien, comme il lavait au préalable déclaré devant tout le monde, en se vantant daller chez Fiodor Pavlovitch se faire justice lui-même. Lors de ma déposition, jai suggéré cette idée au procureur, mais sous forme dallusion, et de telle sorte quil a cru lavoir trouvée lui-même ; il était enchanté…
Tu as vraiment réfléchi à tout cela sur place et à ce moment ? » sécria Ivan Fiodorovitch stupéfait.
Il considérait de nouveau Smerdiakov avec effroi.
« De grâce, peut-on songer à tout dans une telle hâte ? Tout cela était combiné davance.
Eh bien !… eh bien ! cest que le diable lui-même ta prêté son concours ! Tu nes pas bête, tu es beaucoup plus intelligent que je ne pensais… »
Il se leva pour faire quelques pas dans la chambre, mais comme on pouvait à peine passer entre la table et le mur il fit demi-tour et se rassit. Cest sans doute ce qui lexaspéra : il se remit à vociférer.
« Écoute, misérable, vile créature ! Tu ne comprends donc pas que si je ne tai pas tué encore, cest parce que je te garde pour répondre demain devant la justice ? Dieu le voit (il leva la main), peut-être fus-je coupable, peut-être ai-je désiré secrètement… la mort de mon père, mais je te le jure, je me dénoncerai moi-même demain ; je lai décidé ! Je dirai tout. Mais nous comparaîtrons ensemble ! Et quoi que tu puisses dire ou témoigner à mon sujet, je laccepte et ne te crains pas ; je confirmerai tout moi-même ! Mais toi aussi, il faudra que tu avoues ! Il le faut, il le faut, nous irons ensemble ! Cela sera ! »
Ivan sexprimait avec énergie et solennité : rien quà son regard on voyait quil tiendrait parole.
« Vous êtes malade, je vois, bien malade, vous avez les yeux tout jaunes, dit Smerdiakov, mais sans ironie et même avec compassion.
Nous irons ensemble ! répéta Ivan. Et si tu ne viens pas, javouerai tout seul. »
Smerdiakov parut réfléchir.
« Non, vous nirez pas, dit-il dun ton catégorique.
Tu ne me comprends pas !
Vous aurez trop honte de tout avouer ; dailleurs ça ne servirait à rien, car je nierai vous avoir jamais tenu ces propos ; je dirai que vous êtes malade (on le voit bien) ou que vous vous sacrifiez par pitié pour votre frère, et maccusez parce que je nai jamais compté à vos yeux. Et qui vous croira, quelle preuve avez-vous ?
Écoute, tu mas montré cet argent pour me convaincre. »
Smerdiakov retira le volume, découvrit la liasse.
« Prenez cet argent, dit-il en soupirant.
Certes, je le prends ! Mais pourquoi me le donnes-tu puisque tu as tué pour lavoir ? »
Et Ivan le considéra avec stupéfaction.
« Je nen ai plus besoin, dit Smerdiakov dune voix tremblante. Je pensais dabord, avec cet argent, métablir à Moscou, ou même à létranger ; cétait mon rêve, puisque « tout est permis ». Cest vous qui mavez en effet appris et souvent expliqué cela : si Dieu nexiste pas, il ny a pas de vertu, et elle est inutile. Voilà le raisonnement que je me suis fait.
Tu en es arrivé là tout seul ? dit Ivan avec un sourire gêné.
Sous votre influence.
Alors tu crois en Dieu, maintenant, puisque tu rends largent ?
Non, je ny crois pas, murmura Smerdiakov.
Pourquoi rends-tu largent, alors ?
Laissez donc ! trancha Smerdiakov avec un geste de lassitude. Vous-même répétiez sans cesse que tout est permis, pourquoi êtes-vous si inquiet maintenant ? Vous voulez même vous dénoncer. Mais il ny a pas de danger ! Vous nirez pas ! dit-il catégoriquement.
Tu verras bien !
Cest impossible. Vous êtes trop intelligent. Vous aimez largent, je le sais, les honneurs aussi car vous êtes très orgueilleux, vous raffolez du beau sexe, vous aimez par-dessus tout vivre indépendant et à votre aise. Vous ne voudrez pas gâter toute votre vie en vous chargeant dune pareille honte. De tous les enfants de Fiodor Pavlovitch vous êtes celui qui lui ressemble le plus ; vous avez la même âme.
Tu nes vraiment pas bête, dit Ivan avec stupeur, et le sang lui monta au visage. Je te croyais sot.
Cest par orgueil que vous le croyiez. Prenez donc largent. »
Ivan prit la liasse de billets et la fourra dans sa poche, telle quelle.
« Je les montrerai demain au tribunal, dit-il.
Personne ne vous croira ; ce nest pas largent qui vous manque à présent, vous aurez pris ces trois mille roubles dans votre cassette. »
Ivan se leva.
« Je te répète que si je ne tai pas tué, cest uniquement parce que jai besoin de toi demain ; ne loublie pas !
Eh bien, tuez-moi, tuez-moi maintenant, dit Smerdiakov dun air étrange. Vous ne losez même pas, ajouta-t-il avec un sourire amer, vous nosez plus rien, vous si hardi autrefois !
À demain !… »
Ivan marcha vers la porte.
« Attendez… Montrez-les-moi encore une fois. »
Ivan sortit les billets, les lui montra ; Smerdiakov les considéra une dizaine de secondes.
« Eh bien allez !… Ivan Fiodorovitch ! cria-t-il soudain.
Que veux-tu ? »
Ivan qui partait se retourna.
« Adieu.
À demain ! »
Ivan sortit. La tourmente continuait. Il marcha dabord dun pas assuré, mais se mit bientôt à chanceler. « Ce nest que physique », songea-t-il en souriant. Une sorte dallégresse le gagnait. Il se sentait une fermeté inébranlable ; les hésitations douloureuses de ces derniers temps avaient disparu. Sa décision était prise et « déjà irrévocable », se disait-il avec bonheur. À ce moment il trébucha, faillit choir. En sarrêtant, il distingua à ses pieds livrogne quil avait renversé, gisant toujours à la même place, inerte. La neige lui recouvrait presque le visage. Ivan le releva, le chargea sur ses épaules. Ayant aperçu de la lumière dans une maison, il alla frapper aux volets et promit trois roubles au propriétaire sil laidait à transporter le bonhomme au commissariat. Je ne raconterai pas en détail comment Ivan Fiodorovitch réussit dans cette entreprise et fit examiner le croquant par un médecin en payant généreusement les frais. Disons seulement que cela demanda presque une heure. Mais Ivan demeura satisfait. Ses idées séparpillaient : « Si je navais pas pris une résolution si ferme pour demain, pensa-t-il soudain avec délice, je ne serais pas resté une heure à moccuper de cet ivrogne, jaurais passé à côté sans minquiéter de lui… Mais comment ai-je la force de mobserver ? Et eux qui ont décidé que je deviens fou ! » En arrivant devant sa porte, il sarrêta pour se demander : « Ne ferais-je pas mieux daller dès maintenant chez le procureur et de tout lui raconter ?… Non, demain, tout à la fois ! » Chose étrange, presque toute sa joie disparut à linstant. Lorsquil entra dans sa chambre, une sensation glaciale létreignit comme le souvenir ou plutôt lévocation de je ne sais quoi de pénible ou de répugnant, qui se trouvait en ce moment dans cette chambre et qui sy était déjà trouvé. Il se laissa tomber sur le divan. La vieille domestique lui apporta le samovar, il fit du thé, mais ny toucha pas ; il la renvoya jusquau lendemain. Il avait le vertige, se sentait las, mal à laise. Il sassoupissait, mais se mit à marcher pour chasser le sommeil. Il lui semblait quil avait le délire. Après sêtre rassis, il se mit à regarder de temps à autre autour de lui, comme pour examiner quelque chose. Enfin, son regard se fixa sur un point. Il sourit, mais le rouge de la colère lui monta au visage. Longtemps il demeura immobile, la tête dans ses mains, lorgnant toujours le même point, sur le divan placé contre le mur den face. Visiblement, quelque chose à cet endroit lirritait, linquiétait.
IX. Le Diable
Hallucination dIvan Fiodorovitch.
Je ne suis pas médecin, et pourtant je sens que le moment est venu de fournir quelques explications sur la maladie dIvan Fiodorovitch. Disons tout de suite quil était à la veille dun accès de fièvre chaude, la maladie ayant fini par triompher de son organisme affaibli. Sans connaître la médecine, je risque cette hypothèse quil avait peut-être réussi, par un effort de volonté, à conjurer la crise, espérant, bien entendu, y échapper. Il se savait souffrant, mais ne voulait pas sabandonner à la maladie dans ces jours décisifs où il devait se montrer, parler hardiment, « se justifier à ses propres yeux ». Il était allé voir le médecin mandé de Moscou par Catherine Ivanovna. Celui-ci, après lavoir écouté et examiné, conclut à un dérangement cérébral et ne fut nullement surpris dun aveu quIvan lui fit pourtant avec répugnance : « Les hallucinations sont très possibles dans votre état, mais il faudrait les contrôler… Dailleurs vous devez vous soigner sérieusement, sinon cela saggraverait. » Mais Ivan Fiodorovitch négligea ce sage conseil : « Jai encore la force de marcher ; quand je tomberai, me soignera qui voudra ! »
Il avait presque conscience de son délire et fixait obstinément un certain objet, sur le divan, en face de lui. Là apparut tout à coup un individu, entré Dieu sait comment, car il ny était pas à larrivée dIvan Fiodorovitch après sa visite à Smerdiakov. Cétait un monsieur, ou plutôt une sorte de gentleman russe, qui frisait la cinquantaine{176}, grisonnant un peu, les cheveux longs et épais, la barbe en pointe. Il portait un veston marron de chez le bon faiseur, mais déjà élimé, datant de trois ans environ et complètement démodé. Le linge, son long foulard, tout rappelait le gentleman chic ; mais le linge, à le regarder de près, était douteux, et le foulard fort usé. Son pantalon à carreaux lui allait bien, mais il était trop clair et trop juste, comme on nen porte plus maintenant ; de même son chapeau, qui était en feutre blanc malgré la saison. Bref, lair comme il faut et en même temps gêné. Le gentleman devait être un de ces anciens propriétaires fonciers qui florissaient au temps du servage ; il avait vécu dans le monde, mais peu à peu, appauvri après les dissipations de la jeunesse et la récente abolition du servage, il était devenu une sorte de parasite de bonne compagnie, reçu chez ses anciennes connaissances à cause de son caractère accommodant et à titre dhomme comme il faut, quon peut admettre à sa table en toute occasion, à une place modeste toutefois. Ces parasites, au caractère facile, sachant conter, faire une partie de cartes, détestant les commissions dont on les charge, sont ordinairement veufs ou vieux garçons ; parfois ils ont des enfants, toujours élevés au loin, chez quelque tante dont le gentleman ne parle presque jamais en bonne compagnie, comme sil rougissait dune telle parenté. Il finit par se déshabituer de ses enfants, qui lui écrivent de loin en loin, pour sa fête ou à Noël, des lettres de félicitations auxquelles il répond parfois. La physionomie de cet hôte inattendu était plutôt affable que débonnaire, prête aux amabilités suivant les circonstances. Il navait pas de montre, mais portait un lorgnon en écaille, fixé à un ruban noir. Le médius de sa main droite sornait dune bague en or massif avec une opale bon marché. Ivan Fiodorovitch gardait le silence, résolu à ne pas entamer la conversation. Le visiteur attendait, comme un parasite qui, venant à lheure du thé tenir compagnie au maître de la maison, le trouve absorbé dans ses réflexions, et garde le silence, prêt toutefois à un aimable entretien, pourvu que le maître lengage. Tout à coup son visage devint soucieux.
« Écoute, dit-il à Ivan Fiodorovitch, excuse-moi, je veux seulement te faire souvenir que tu es allé chez Smerdiakov afin de te renseigner au sujet de Catherine Ivanovna, et que tu es parti sans rien savoir ; tu as sûrement oublié…
Ah oui ! dit Ivan préoccupé, jai oublié… Nimporte, dailleurs, remettons tout à demain. À propos, dit-il avec irritation au visiteur, cest moi qui ai dû me rappeler cela tout à lheure, car je me sentais angoissé à ce sujet. Suffit-il que tu aies surgi pour que je croie que cette suggestion me vient de toi ?
Eh bien, ne le crois pas, dit le gentleman en souriant dun air affable. La foi ne simpose pas. Dailleurs, dans ce domaine, les preuves même matérielles sont inefficaces. Thomas a cru, parce quil voulait croire, et non pour avoir vu le Christ ressuscité. Ainsi, les spirites… je les aime beaucoup… Imagine-toi quils croient servir la foi, parce que le diable leur montre ses cornes de temps en temps. « Cest une preuve matérielle de lexistence de lautre monde. » Lautre monde démontré matériellement ! En voilà une idée ! Enfin, cela prouverait lexistence du diable, mais non celle de Dieu. Je veux me mettre dune société idéaliste, pour leur faire de lopposition.
Écoute, dit Ivan Fiodorovitch en se levant, je crois que jai le délire, raconte ce que tu veux, peu mimporte ! Tu ne mexaspéreras pas comme alors. Seulement, jai honte… Je veux marcher dans la chambre… Parfois je cesse de te voir, de tentendre, mais je devine toujours ce que tu veux dire, car cest moi qui parle, et non pas toi ! Mais je ne sais pas si je dormais la dernière fois, ou si je tai vu en réalité. Je vais mappliquer sur la tête une serviette mouillée ; peut-être te dissiperas-tu. »
Ivan alla prendre une serviette et fit comme il disait ; après quoi, il se mit à marcher de long en large.
« Ça me fait plaisir que nous nous tutoyions, dit le visiteur.
Imbécile, crois-tu que je vais te dire vous ? Je me sens en train… si seulement je navais pas mal à la tête… mais pas tant de philosophie que la dernière fois. Si tu ne peux pas déguerpir, invente au moins quelque chose de gai. Dis-moi des cancans, car tu nes quun parasite. Quel cauchemar tenace ! Mais je ne te crains pas. Je viendrai à bout de toi. On ne minternera pas !
Cest charmant{177}, « parasite ». Cest mon rôle, en effet. Que suis-je sur terre, sinon un parasite ? À propos, je suis surpris de tentendre ; ma foi, tu commences à me prendre pour un être réel et non pour le produit de ta seule imagination, comme tu le soutenais lautre fois.
Je ne tai jamais pris un seul instant pour une réalité, sécria Ivan avec rage. Tu es un mensonge, un fantôme de mon esprit malade. Mais je ne sais comment me débarrasser de toi, je vois quil faudra souffrir quelque temps. Tu es une hallucination, lincarnation de moi-même, dune partie seulement de moi… de mes pensées et de mes sentiments, mais des plus vils et des plus sots. À cet égard, tu pourrais même mintéresser, si javais du temps à te consacrer.
Je vais te confondre : tantôt, près du réverbère, quand tu es tombé sur Aliocha en lui criant : « Tu las appris de « lui » ! comment sais-tu quil vient me voir ? » cest de moi que tu parlais. Donc, tu as cru un instant que jexistais réellement, dit le gentleman avec un sourire mielleux.
Oui, cétait une faiblesse… mais je ne pouvais croire en toi. Peut-être la dernière fois tai-je vu seulement en songe, et non en réalité ?
Et pourquoi as-tu été si dur avec Aliocha ? Il est charmant, jai des torts envers lui, à cause du starets Zosime.
Comment oses-tu parler dAliocha, canaille ! dit Ivan en riant.
Tu minjuries en riant, bon signe. Dailleurs, tu es bien plus aimable avec moi que la dernière fois, et je comprends pourquoi : cette noble résolution…
Ne me parle pas de ça, cria Ivan furieux.
Je comprends, je comprends, cest noble, cest charmant{178}, tu vas, demain, défendre ton frère, tu te sacrifies ; cest chevaleresque…
Tais-toi, sinon gare aux coups de pied !
En un sens, ça me fera plaisir, car mon but sera atteint : si tu agis ainsi, cest que tu crois à ma réalité ; on ne donne pas de coups de pied à un fantôme. Trêve de plaisanteries ; tu peux minjurier, mais il vaut mieux être un peu plus poli, même avec moi. Imbécile, canaille ! Quelles expressions !
En tinjuriant, je minjurie ! Toi, cest moi-même, mais sous un autre museau. Tu exprimes mes propres pensées… et tu ne peux rien dire de nouveau !
Si nos pensées se rencontrent, cela me fait honneur, dit gracieusement le gentleman.
Seulement, tu choisis mes pensées les plus sottes. Tu es bête et banal. Tu es stupide. Je ne puis te supporter !… Que faire, que faire ? murmura Ivan entre ses dents.
Mon ami, je veux pourtant rester un gentleman et être traité comme tel, dit le visiteur avec un certain amour-propre, dailleurs conciliant, débonnaire… Je suis pauvre, mais… je ne dirai pas très honnête ; cependant… on admet généralement comme un axiome que je suis un ange déchu. Ma foi, je ne puis me représenter comment jai pu, jadis, être un ange. Si je lai jamais été, il y a si longtemps que ce nest pas un péché de loublier. Maintenant, je tiens uniquement à ma réputation dhomme comme il faut et je vis au hasard, mefforçant dêtre agréable. Jaime sincèrement les hommes ; on ma beaucoup calomnié. Quand je me transporte sur la terre, chez vous, ma vie prend une apparence de réalité, et cest ce qui me plaît le mieux. Car le fantastique me tourmente comme toi-même, aussi jaime le réalisme terrestre. Chez vous, tout est défini, il y a des formules, de la géométrie ; chez nous, ce nest quéquations indéterminées ! Ici, je me promène, je rêve (jaime rêver). Je deviens superstitieux. Ne ris pas, je ten prie ; jaime aller aux bains publics, imagine-toi, être à létuve avec les marchands et les popes. Mon rêve, cest de mincarner, mais définitivement, dans quelque marchande obèse, et de partager toutes ses croyances. Mon idéal, cest daller à léglise et dy faire brûler un cierge, de grand cœur, ma parole. Alors mes souffrances prendront fin. Jaime aussi vos remèdes : au printemps, il y avait une épidémie de petite vérole, je suis allé me faire vacciner ; si tu savais comme jétais content, jai donné dix roubles pour « nos frère slaves » !… Tu ne mécoutes pas. Tu nes pas dans ton assiette, aujourdhui. Le gentleman fit une pause. Je sais que tu es allé hier consulter ce médecin… Eh bien ! comment vas-tu ? Que ta-t-il dit ?
Imbécile !
En revanche, tu as beaucoup desprit. Tu minjuries de nouveau. Ce nest pas par intérêt que je te demandais cela. Tu peux ne pas répondre. Voilà mes rhumatismes qui me reprennent.
Imbécile !
Tu y tiens ! Je me souviens encore de mes rhumatismes de lannée dernière.
Le diable, des rhumatismes ?
Pourquoi pas ? Si je mincarne, il faut en subir toutes les conséquences. Satanas sum et nihil humani a me alienum puto.
Comment, comment ? Satanas sum et nihil humani… Ce nest pas bête, pour le diable !
Je suis heureux de te plaire enfin.
Cela ne vient pas de moi, dit Ivan, cela ne mest jamais venu à lesprit. Étrange…
Cest du nouveau, nest-ce pas{179} ? Cette fois-ci je vais agir loyalement et texpliquer la chose. Écoute. Dans les rêves, surtout durant les cauchemars qui proviennent dun dérangement destomac ou dautre chose, lhomme a parfois des visions si belles, des scènes de la vie réelle si compliquées, il traverse une telle succession dévénements aux péripéties inattendues, depuis les manifestations les plus hautes jusquau moindres bagatelles, que, je te le jure, Léon Tolstoï lui-même ne parviendrait pas à les imaginer. Cependant, ces rêves viennent non à des écrivains, mais à des gens ordinaires : fonctionnaires, feuilletonistes, popes… Un ministre ma même avoué que ses meilleures idées lui venaient en dormant. Il en est de même maintenant ; je dis des choses originales, qui ne te sont jamais venues à lesprit, comme dans les cauchemars ; cependant, je ne suis que ton hallucination.
Tu radotes ! Comment, tu veux me persuader que tu existes, et tu prétends toi-même être un songe !
Mon ami, jai choisi aujourdhui une méthode particulière que je texpliquerai ensuite. Attends un peu, où en étais-je ? Ah oui ! Jai pris froid, mais pas chez vous, là-bas…
Où, là-bas ? Dis donc, resteras-tu encore longtemps ? » sécria Ivan presque désespéré. Il sarrêta, sassit sur le divan, se prit de nouveau la tête entre les mains. Il arracha la serviette mouillée et la jeta avec dépit.
« Tu as les nerfs malades, insinua le gentleman dun air dégagé mais amical ; tu men veux davoir pris froid, cependant cela mest arrivé de la façon la plus naturelle. Je courais à une soirée diplomatique, chez une grande dame de Pétersbourg qui jouait les ministres, en habit, cravate blanche, ganté ; pourtant jétais encore Dieu sait où, et pour arriver sur la terre il fallait franchir lespace. Certes, ce nest quun instant, mais la lumière du soleil met huit minutes et jétais en habit et gilet découvert. Les esprits ne gèlent pas, mais puisque je métais incarné… Bref, jai agi à la légère, je me suis aventuré. Dans lespace, dans léther, dans leau, il fait un froid, on ne peut même pas appeler cela du froid : cent cinquante degrés au-dessous de zéro. On connaît la plaisanterie des jeunes villageoises : quand il gèle à trente degrés, elles proposent à quelque niais de lécher une hache ; la langue gèle instantanément, le niais sarrache la peau ; et pourtant ce nest que trente degrés ! À cent cinquante degrés, il suffirait, je pense, de toucher une hache avec le doigt pour que celui-ci disparaisse… si seulement il y avait une hache dans lespace…
Mais, est-ce possible ? » interrompit distraitement Ivan Fiodorovitch. Il luttait de toutes ses forces pour résister au délire et ne pas sombrer dans la folie.
« Une hache ? répéta le visiteur avec surprise.
Mais oui, que deviendrait-elle, là-bas ? sécria Ivan avec une obstination rageuse.
Une hache dans lespace ? Quelle idée{180} ! Si elle se trouve très loin de la terre, je pense quelle se mettra à tourner autour sans savoir pourquoi, à la manière dun satellite. Les astronomes calculeront son lever et son coucher, Gatsouk{181} la mettra dans son almanach, voilà tout.
Tu es bête, horriblement bête ! Fais des mensonges plus spirituels, ou je ne técoute plus. Tu veux me vaincre par le réalisme de tes procédés, me persuader de ton existence. Je ny crois pas !
Mais je ne mens pas, tout cela est vrai. Malheureusement, la vérité nest presque jamais spirituelle. Je vois que tu attends de moi quelque chose de grand, de beau peut-être. Cest regrettable, car je ne donne que ce que je peux…
Ne fais donc pas le philosophe, espèce dâne !
Comment puis-je philosopher, quand jai tout le côté droit paralysé, qui me fait geindre. Jai consulté la Faculté ; ils savent diagnostiquer à merveille, vous expliquent la maladie, mais sont incapables de guérir. Il y avait là un étudiant enthousiaste : « Si vous mourez, ma-t-il dit, vous connaîtrez exactement la nature de votre mal ! » Ils ont la manie de vous adresser à des spécialistes : « Nous nous bornons à diagnostiquer, allez voir un tel, il vous guérira. » On ne trouve plus du tout de médecins à lancienne mode qui traitaient toutes les maladies ; maintenant il ny a plus que des spécialistes, qui font de la publicité. Pour une maladie du nez, on vous envoie à Paris, chez un grand spécialiste. Il vous examine le nez. « Je ne puis, dit-il, guérir que la narine droite, car je ne traite pas les narines gauches, ce nest pas ma spécialité. Allez à Vienne, il y a un spécialiste pour les narines gauches. » Que faire ? Jai recouru aux remèdes de bonnes femmes ; un médecin allemand me conseilla de me frotter après le bain avec du miel et du sel : jallai aux bains pour le plaisir et me barbouillai en pure perte. En désespoir de cause, jai écrit au comte Mattei, à Milan ; il ma envoyé un livre et des globules. Que Dieu lui pardonne ! Imagine-toi que lextrait de malt de Hoff ma guéri. Je lavais acheté par hasard, jen ai pris un flacon et demi, et tout à disparu radicalement. Jétais résolu à publier une attestation, la reconnaissance parlait en moi, mais ce fut une autre histoire : aucun journal ne voulut linsérer ! « Cest trop réactionnaire, me dit-on, personne ny croira, le diable nexiste point{182}. Publiez cela anonymement. » Mais quest-ce quune attestation anonyme ? Jai plaisanté avec les employés : « Cest en Dieu, disais-je, quil est réactionnaire de croire à notre époque ; mais moi je suis le diable. Bien sûr, tout le monde y croit, pourtant cest impossible, cela pourrait nuire à notre programme. À moins que vous ne donniez à la chose un tour humoristique ? » Mais alors, pensai-je, ce ne sera pas spirituel. Et mon attestation ne parut point. Cela mest arrivé sur le cœur. Les sentiments les meilleurs, tels que la reconnaissance, me sont formellement interdits par ma position sociale.
Tu retombes dans la philosophie ? dit Ivan, les dents serrées.
Que Dieu men préserve ! Mais on ne peut sempêcher de se plaindre parfois. Je suis calomnié. Tu me traites à tout moment dimbécile. On voit bien que tu es un jeune homme. Mon ami, il ny a pas que lesprit. Jai reçu de la nature un cœur bon et gai, « jai aussi composé des vaudevilles » {183}. Tu me prends, je crois, pour un vieux Khlestakov, mais ma destinée est bien plus sérieuse. Par une sorte de décret inexplicable, jai pour mission de « nier » ; pourtant je suis foncièrement bon et inapte à la négation. « Non, il faut que tu nies ! Sans négation, pas de critique, et que deviendraient les revues, sans la critique ? Il ne resterait plus quun hosanna. Mais pour la vie cela ne suffit pas, il faut que cet hosanna passe par le creuset du doute, etc. » Dailleurs, je ne me mêle pas de tout ça, ce nest pas moi qui ai inventé la critique, je nen suis pas responsable. Jai servi de bouc émissaire, on ma obligé à faire de la critique, et la vie commença. Mais moi, qui comprends le sel de la comédie, jaspire au néant. « Non, il faut que tu vives, me réplique-t-on, car sans toi rien nexisterait. Si tout était raisonnable sur la terre, il ne sy passerait rien. Sans toi, pas dévénements ; or, il faut des événements. » Je remplis donc ma mission, bien à contrecœur, pour susciter des événements, et je réalise lirrationnel, par ordre. Les gens prennent cette comédie au sérieux, malgré tout leur esprit. Cest pour eux une tragédie. Ils souffrent, évidemment… En revanche, il vivent, dune vie réelle et non imaginaire, car la souffrance, cest la vie. Sans la souffrance, quel plaisir offrirait-elle ? Tout ressemblerait à un Te Deum interminable ; cest saint, mais bien ennuyeux. Et moi ? Je souffre, et pourtant je ne vis pas. Je suis lx dune équation inconnue. Je suis le spectre de la vie, qui a perdu la notion des choses et oublie jusquà son nom. Tu ris… non, tu ne ris pas, tu te fâches encore, comme toujours. Il te faudrait toujours de lesprit ; or, je te le répète, je donnerais toute cette vie sidérale, tous les grades, tous les honneurs, pour mincarner dans lâme dune marchande obèse et faire brûler des cierges à léglise.
Toi non plus, tu ne crois pas en Dieu, dit Ivan avec un sourire haineux.
Comment dire, si tu parles sérieusement…
Dieu existe-t-il oui ou non ? insista Ivan avec colère.
Ah ! cest donc sérieux ? Mon cher, Dieu mest témoin que je nen sais rien, je ne puis mieux dire.
Non, tu nexistes pas, tu es moi-même et rien de plus ! Tu nes quune chimère !
Si tu veux, jai la même philosophie que toi, cest vrai. Je pense, donc je suis{184}, voilà ce qui est sûr ; quand au reste, quant à tous ces mondes, Dieu et Satan lui-même, tout cela ne mest pas prouvé. Ont-ils une existence propre, ou est-ce seulement une émanation de moi, le développement successif de mon moi, qui existe temporellement et personnellement ?… Je marrête, car jai limpression que tu vas me battre.
Tu ferais mieux de me raconter une anecdote !
En voici une, précisément dans le cadre de notre sujet, cest-à-dire plutôt une légende quune anecdote. Tu me reproches mon incrédulité. Mais, mon cher, il ny a pas que moi comme ça ; chez nous, tous sont maintenant troublés à cause de vos sciences. Tant quil y avait les atomes, les cinq sens, les quatre éléments, cela allait encore. Les atomes étaient déjà connus dans lantiquité. Mais vous avez découvert « la molécule chimique », « le protoplasme », et le diable sait encore quoi ! En apprenant cela, les nôtres ont baissé la queue. Ce fut le gâchis ; la superstition, les cancans sévirent, nous en avons autant que vous, même un peu plus, enfin la délation ; il y a aussi, chez nous, une section où lon reçoit certains « renseignements{185} ». Eh bien, cette légende de notre Moyen Âge, du nôtre, non pas du vôtre, ne trouve aucune créance, sauf auprès des grosses marchandes, les nôtres, pas les vôtres. Tout ce qui existe chez vous existe aussi chez nous ; je te révèle ce mystère par amitié, bien que ce soit défendu. Cette légende parle donc du paradis. Il y avait sur la terre un certain philosophe qui niait tout, les lois, la conscience, la foi ; surtout la vie future. Il mourut en pensant entrer dans les ténèbres du néant, et le voilà en présence de la vie future. Il sétonne, il sindigne : « Cela, dit-il, est contraire à mes convictions. » Et il fut condamné pour cela… Excuse-moi, je te rapporte cette légende comme on me la contée… Donc, il fut condamné à parcourir dans les ténèbres un quatrillion de kilomètres (car nous comptons aussi en kilomètres, maintenant), et quand il aura achevé son quatrillion, les portes du paradis souvriront devant lui et tout lui sera pardonné…
Quels tourments y a-t-il dans lautre monde, outre le quatrillion ? demanda Ivan avec une étrange animation.
Quels tourments ? Ah ! ne men parle pas ! Autrefois, il y en avait pour tous les goûts ; à présent, on a de plus en plus recours au système des tortures morales, aux « remords de conscience » et autres fariboles. Cest à votre « adoucissement des mœurs » que nous le devons. Et qui en profite ? Seulement ceux qui nont pas de conscience, car ils se moquent des remords ! En revanche, les gens convenables, qui ont conservé le sentiment de lhonneur, souffrent… Voilà bien les réformes opérées sur un terrain mal préparé, et copiées dinstitutions étrangères ; elles sont déplorables ! Le feu dautrefois valait mieux… Le condamné au quatrillion regarde donc autour de lui, puis se couche en travers de la route : « Je ne marche pas, par principe je refuse ! » Prends lâme dun athée russe éclairé et mêle-la à celle du prophète Jonas, qui bouda trois jours et trois nuits dans le ventre dune baleine, tu obtiendras notre penseur récalcitrant.
Sur quoi sest-il étendu ?
Il y avait sûrement de quoi sétendre. Tu ne ris pas ?
Bravo, sécria Ivan avec la même animation ; il écoutait maintenant avec une curiosité inattendue. Eh bien, il est toujours couché ?
Mais non, au bout de mille ans, il se leva et marcha.
Quel âne ! Ivan eut un rire nerveux et se mit à réfléchir. Nest-ce pas la même chose de rester couché éternellement ou de marcher un quatrillion de verstes ? Mais cela fait un billion dannées ?
Et même bien davantage. Sil y avait ici un crayon et du papier, on pourrait calculer. Il est arrivé depuis longtemps et cest là que commence lanecdote.
Comment ! Mais où a-t-il pris un billion dannées ?
Tu penses toujours à notre terre actuelle ! La terre sest reproduite peut-être un million de fois ; elle sest gelée, fendue, désagrégée, puis décomposée dans ses éléments, et de nouveau les eaux la recouvrirent. Ensuite, ce fut de nouveau une comète, puis un soleil doù sortit le globe. Ce cycle se répète peut-être une infinité de fois, sous la même forme, jusquau moindre détail. Cest mortellement ennuyeux…
Eh bien ! quarriva-t-il lorsquil eut achevé ?
Dès quil fut entré au paradis, deux secondes, montre en main, ne sétaient pas écoulées (bien que sa montre, à mon avis, ait dû se décomposer en ses éléments durant le voyage) et il sécriait déjà que, pour ces deux secondes, on pouvait faire non seulement un quatrillion de kilomètres, mais un quatrillion de quatrillions, à la quatrillionième puissance ! Bref, il chanta hosanna, il exagéra même, au point que des penseurs plus dignes refusèrent de lui tendre la main les premiers temps ; il était devenu trop brusquement conservateur. Cest le tempérament russe. Je te le répète, cest une légende. Voilà les idées qui ont cours chez nous sur ces matières.
Je te tiens ! sécria Ivan avec une joie presque enfantine, comme si la mémoire lui revenait : cest moi-même qui ai inventé cette anecdote du quatrillion dannées ! Javais alors dix-sept ans, jétais au collège… Je lai racontée à un de mes camarades, Korovkine, à Moscou… Cette anecdote est très caractéristique, je lavais oubliée, mais je me la suis rappelée inconsciemment ; ce nest pas toi qui las dite ! Cest ainsi quune foule de choses vous reviennent quand on va au supplice… ou quand on rêve. Eh bien ! tu nes quun rêve !
La violence avec laquelle tu me nies massure que malgré tout tu crois en moi, dit le gentleman gaiement.
Pas du tout ! Je ny crois pas pour un centième !
Mais bien pour un millième. Les doses homéopathiques sont peut-être les plus fortes. Avoue que tu crois en moi, au moins pour un dix-millième…
Non ! cria Ivan irrité. Dailleurs, je voudrais bien croire en toi !
Hé ! hé ! voilà un aveu ! Mais je suis bon, je vais taider. Cest moi qui te tiens ! Je tai conté à dessein cette anecdote pour te détromper définitivement à mon égard.
Tu mens. Le but de ton apparition est de me convaincre de ton existence.
Précisément. Mais les hésitations, linquiétude, le conflit de la foi et du doute constituent parfois une telle souffrance pour un homme scrupuleux comme toi, que mieux vaut se pendre. Sachant que tu crois un peu en moi, je tai raconté cette anecdote pour te livrer définitivement au doute. Je te mène entre la foi et lincrédulité alternativement, non sans but. Cest une nouvelle méthode. Je te connais : quand tu cesseras tout à fait de croire en moi, tu te mettras à massurer que je ne suis pas un rêve, que jexiste vraiment ; alors mon but sera atteint. Or, mon but est noble. Je déposerai en toi un minuscule germe de foi qui donnera naissance à un chêne, un si grand chêne quil sera ton refuge et que tu voudras te faire anachorète, car cest ton vif désir en secret ; tu te nourriras de sauterelles, tu feras ton salut dans le désert.
Alors, misérable, cest pour mon salut que tu travailles ?
Il faut bien faire une fois une bonne œuvre. Tu te fâches, à ce que je vois !
Bouffon ! As-tu jamais tenté ceux qui se nourrissent de sauterelles, prient dix-sept ans au désert et sont couverts de mousse ?
Mon cher, je nai fait que cela. On oublie le monde entier pour une pareille âme, car cest un joyau de prix, une étoile qui vaut parfois toute une constellation ; nous avons aussi notre arithmétique ! La victoire est précieuse ! Or, certains solitaires, ma foi, te valent au point de vue intellectuel, bien que tu ne le croies pas ; ils peuvent contempler simultanément de tels abîmes de foi et de doute quen vérité il sen faut dun cheveu quils succombent.
Eh bien ! tu te retirais le nez long ?
Mon ami, remarqua sentencieusement le visiteur, mieux vaut avoir le nez long que pas de nez du tout, comme le disait encore récemment un marquis malade (il devait être soigné par un spécialiste) en se confessant à un Père Jésuite. Jy assistais, cétait charmant. « Rendez-moi mon nez ! » disait-il en se frappant la poitrine. « Mon fils, insinuait le Père, tout est réglé par les décrets insondables de la Providence ; un mal apparent amène parfois un bien caché. Si un sort cruel vous a privé de votre nez, vous y gagnez en ce que personne désormais nosera vous dire que vous lavez trop long. Mon Père, ce nest pas une consolation ! sécria-t-il désespéré, je serais au contraire enchanté davoir chaque jour le nez long, pourvu quil soit à sa place ! Mon fils, dit le Père en soupirant, on ne peu demander tous les biens à la fois, et cest déjà murmurer contre la Providence, qui, même ainsi, ne vous a pas oublié ; car si vous criez comme tout à lheure, que vous seriez heureux toute votre vie davoir le nez long, votre souhait a été exaucé indirectement, car ayant perdu votre nez, par le fait même, vous avez le nez long… »
Fi ! que cest bête ! sécria Ivan.
Mon ami, je voulais te faire rire, je te jure que telle est la casuistique des Jésuites et que tout ceci est rigoureusement vrai. Ce cas est récent et ma causé bien des soucis. Rentré chez lui, le malheureux jeune homme se brûla la cervelle dans la nuit ; je ne lai pas quitté jusquau dernier moment… Quant au confessionnaux des Jésuites, cest vraiment mon plus agréable divertissement aux heures de tristesse. Voici une historiette de ces jours derniers. Une jeune Normande, une blonde de vingt ans, arrive chez un vieux Père. Une beauté, un corps à faire venir leau à la bouche. Elle sagenouille, murmure son péché à travers le grillage. « Comment, ma fille, vous voilà retombée ?… Ô Sancta Maria, quentends-je, cest déjà un autre. Jusquà quand cela durera-t-il ; navez-vous pas honte ? Ah, mon Père, répond la pécheresse éplorée, ça lui a fait tant de plaisir et à moi si peu de peine ! » {186} Considère cette réponse ! Cest le cri de la nature elle-même, cela vaut mieux que linnocence ! Je lui ai donné labsolution et je me retournais pour men aller, quand jentendis le Père lui fixer un rendez-vous pour le soir. Si résistant quait été le vieillard, il avait succombé aussitôt à la tentation. La nature, la vérité ont pris leur revanche ! Pourquoi fais-tu la grimace ? te voilà encore fâché ? Je ne sais plus que faire pour têtre agréable…
Laisse-moi, tu mobsèdes comme un cauchemar, gémit Ivan vaincu par sa vision ; tu mennuies et tu me tourmentes. Je donnerais beaucoup pour te chasser !
Encore un coup, modère tes exigences, nexige pas de moi « le grand et le beau », et tu verras comme nous serons bons amis, dit le gentleman dun ton suggestif. En vérité, tu men veux de nêtre pas apparu dans une lueur rouge, « parmi le tonnerre et les éclairs », les ailes roussies, mais de mêtre présenté dans une tenue aussi modeste. Tu es froissé dans tes sentiments esthétiques dabord, ensuite dans ton orgueil : un si grand homme recevoir la visite dun diable aussi banal ! Il y a en toi cette fibre romantique raillée par Biélinski ! Que faire, jeune homme ! Tout à lheure, au moment de venir chez toi, jai pensé, pour plaisanter, prendre lapparence dun conseiller dÉtat en retraite, décoré des ordres du Lion et du Soleil, mais je nai pas osé, car tu maurais battu : Comment ! mettre sur ma poitrine les plaques du Lion et du Soleil, au lieu de lÉtoile polaire ou de Sirius ! Et tu insistes sur ma bêtise. Mon Dieu, je ne prétends pas avoir ton intelligence. Méphistophélès, en apparaissant à Faust, affirme quil veut le mal, et ne fait que le bien. Libre à lui, moi cest le contraire. Je suis peut-être le seul être au monde qui aime la vérité et veuille sincèrement le bien. Jétais là quand le Verbe crucifié monta au ciel, emportant lâme du bon larron ; jai entendu les acclamations joyeuses des chérubins chantant hosanna ! et les hymnes des séraphins, qui faisaient trembler lunivers. Eh bien, je le jure par ce quil y a de plus sacré, jaurais voulu me joindre aux chœurs et crier aussi hosanna ! Les paroles allaient sortir de ma poitrine… Tu sais que je suis fort sensible et impressionnable au point de vue esthétique. Mais le bons sens la plus malheureuse de mes facultés ma retenu dans les justes limites, et jai laissé passer lheure propice ! Car, pensais-je alors, quadviendrait-il si je chantais hosanna ! Tout séteindrait dans le monde, il ne se passerait plus rien. Voilà comment les devoirs de ma charge et ma position sociale mont obligé à repousser une impulsion généreuse et à rester dans linfamie. Dautres sarrogent tout lhonneur du bien : on ne me laisse que linfamie. Mais je nenvie pas lhonneur de vivre aux dépens dautrui, je ne suis pas ambitieux. Pourquoi, parmi toutes les créatures, suis-je seul voué aux malédictions des honnêtes gens et même aux coups de botte, car, en mincarnant, je dois subir parfois des conséquences de ce genre ? Il y a là un mystère, mais à aucun prix on ne veut me le révéler, de peur que je nentonne hosanna ! et quaussitôt les imperfections nécessaires disparaissant, la raison ne règne dans le monde entier : ce serait naturellement la fin de tout, même des journaux et des revues, car qui sabonnerait alors ? Je sais bien que finalement je me réconcilierai, je ferai moi aussi mon quatrillion et je connaîtrai le secret. Mais, en attendant, je boude et je remplis à contrecœur ma mission : perdre des milliers dhommes pour en sauver un seul. Combien, par exemple, a-t-il fallu perdre dâmes et salir de réputations pour obtenir un seul juste, Job, dont on sest servi autrefois pour mattraper si méchamment. Non, tant que le secret ne sera pas révélé, il existe pour moi deux vérités : celle de là-bas, la leur, que jignore totalement, et lautre, la mienne. Reste à voir quelle est la plus pure… Tu dors ?
Je pense bien, gémit Ivan ; tout ce quil y a de bête en moi, tout ce que jai depuis longtemps digéré et éliminé comme une ordure, tu me lapportes comme une nouveauté !
Alors, je nai pas réussi ! Moi qui pensais te charmer par mon éloquence ; cet hosanna dans le ciel, vraiment, ce nétait pas mal ? Puis ce ton sarcastique à la Heine, nest-ce pas ?
Non, je nai jamais eu cet esprit de laquais ! Comment mon âme a-t-elle pu produire un faquin de ton espèce ?
Mon ami, je connais un charmant jeune homme russe, amateur de littérature et dart. Il est lauteur dun poème qui promet, intitulé : « Le Grand Inquisiteur » … Cest uniquement lui que javais en vue.
Je te défends de parler du « Grand Inquisiteur », sécria Ivan, rouge de honte.
Et le cataclysme géologique, te rappelles-tu ? Voilà un poème !
Tais-toi ou je te tue !
Me tuer ? Non, il faut que je mexplique dabord. Je suis venu pour moffrir ce plaisir. Oh ! que jaime les rêves de mes jeunes amis, fougueux, assoiffés de vie ! « Là vivent des gens nouveaux, disais-tu au printemps dernier, quand tu te préparais à venir ici, ils veulent tout détruire et retourner à lanthropophagie. Les sots, il ne mont pas consulté. À mon avis, il ne faut rien détruire, si ce nest lidée de Dieu dans lesprit de lhomme : voilà par où il faut commencer. Ô les aveugles, ils ne comprennent rien ! Une fois que lhumanité entière professera lathéisme (et je crois que cette époque, à linstar des époques géologiques, arrivera à son heure), alors, delle-même, sans anthropophagie, lancienne conception du monde disparaîtra, et surtout lancienne morale. Les hommes suniront pour retirer de la vie toutes les jouissances possibles, mais dans ce monde seulement. Lesprit humain sélèvera jusquà un orgueil titanique, et ce sera lhumanité déifiée. Triomphant sans cesse et sans limites de la nature par la science et lénergie, lhomme par cela même éprouvera constamment une joie si intense quelle remplacera pour lui les espérances des joies célestes. Chacun saura quil est mortel, sans espoir de résurrection, et se résignera à la mort avec une fierté tranquille, comme un dieu. Par fierté, il sabstiendra de murmurer contre la brièveté de la vie et il aimera ses frères dun amour désintéressé. Lamour ne procurera que des jouissances brèves, mais le sentiment même de sa brièveté en renforcera lintensité autant que jadis elle se disséminait dans les espérances dun amour éternel, outre-tombe… » Et ainsi de suite. Cest charmant ! »
Ivan se bouchait les oreilles, regardait à terre, tremblait de tout le corps. La voix poursuivit :
« La question consiste en ceci, songeait mon jeune penseur : est-il possible que cette époque vienne jamais ? Dans laffirmative, tout est décidé, lhumanité sorganisera définitivement. Mais comme, vu la bêtise invétérée de lespèce humaine, cela ne sera peut-être pas encore réalisé dans mille ans, il est permis à tout individu conscient de la vérité de régler sa vie comme il lui plaît, selon les principes nouveaux. Dans ce sens, tout lui est permis. Plus encore : même si cette époque ne doit jamais arriver, comme Dieu et limmortalité nexistent pas, il est permis à lhomme nouveau de devenir un homme-dieu, fût-il seul au monde à vivre ainsi. Il pourrait désormais, dun cœur léger, saffranchir des règles de la morale traditionnelle, auxquelles lhomme était assujetti comme un esclave. Pour Dieu, il nexiste pas de loi. Partout où Dieu se trouve, il est à sa place ! Partout où je me trouverai, ce sera la première place… Tout est permis, un point, cest tout !… Tout ça est très gentil ; seulement si lon veut tricher, à quoi bon la sanction de la vérité ? Mais notre Russe contemporain est ainsi fait ; il ne se décidera pas à tricher sans cette sanction, tant il aime la vérité… »
Entraîné par son éloquence, le visiteur élevait de plus en plus la voix et considérait avec ironie le maître de la maison ; mais il ne put achever. Ivan saisit tout à coup un verre sur la table et le lança sur lorateur.
Ah ! mais, cest bête enfin !{187} sexclama lautre en se levant vivement et en essuyant les gouttes de thé sur ses habits ; il sest souvenu de lencrier de Luther ! Il veut voir en moi un songe et lance des verres à un fantôme ! Cest digne dune femme ! Je me doutais bien que tu faisais semblant de te boucher les oreilles, et que tu écoutais… »
À ce moment, on frappa à la fenêtre avec insistance. Ivan Fiodorovitch se leva.
« Tu entends, ouvre donc, sécria le visiteur, cest ton frère Aliocha qui vient tannoncer une nouvelle des plus inattendues, je tassure !
Tais-toi, imposteur, je savais avant toi que cest Aliocha, je le pressentais, et certes il ne vient pas pour rien, il apporte évidemment une « nouvelle » ! sécria Ivan avec exaltation.
Ouvre donc, ouvre-lui. Il fait une tourmente de neige, et cest ton frère. Monsieur sait-il le temps quil fait ? Cest à ne pas mettre un chien dehors.{188} »
On continuait de frapper. Ivan voulait courir à la fenêtre, mais se sentit comme paralysé. Il sefforçait de briser les liens qui le retenaient, mais en vain. On frappait de plus en plus fort. Enfin les liens se rompirent et Ivan Fiodorovitch se releva. Les deux bougies achevaient de se consumer, le verre quil avait lancé à son hôte était sur la table. Sur le divan, personne. Les coups à la fenêtre persistaient, mais bien moins forts quil ne lui avait semblé, et même fort discrets.
« Ce nest pas un rêve ! Non, je jure que ce nétait pas un rêve, tout ça vient darriver. »
Ivan courut à la fenêtre et ouvrit le vasistas.
« Aliocha, je tavais défendu de venir, cria-t-il, rageur, à son frère. En deux mots, que veux-tu ? En deux mots, tu mentends ?
Smerdiakov sest pendu il y a une heure, dit Aliocha.
Monte le perron, je vais touvrir », dit Ivan, qui alla ouvrir la porte.
X. « Cest lui qui la dit ! »
Aliocha apprit à Ivan quune heure auparavant Marie Kondratievna était venue chez lui pour linformer que Smerdiakov venait de se suicider. « Jentre dans sa chambre pour emporter le samovar, il était pendu à un clou. » Comme Aliocha lui demandait si elle avait fait sa déclaration à qui de droit, elle répondit quelle était venue tout droit chez lui, en courant. Elle tremblait comme une feuille. Layant accompagnée chez elle, Aliocha y avait trouvé Smerdiakov encore pendu. Sur la table, un papier avec ces mots : « Je mets fin à mes jours volontairement ; quon naccuse personne de ma mort. » Aliocha, laissant ce billet sur la table, se rendit chez lispravnik, « et de là chez toi », conclut-il en regardant fixement Ivan, dont lexpression lintriguait.
« Frère, dit-il soudain, tu dois être très malade ! Tu me regardes sans avoir lair de comprendre ce que je te dis.
Cest bien dêtre venu, dit Ivan dun air préoccupé et sans prendre garde à lexclamation dAliocha. Je savais quil sétait pendu.
Par qui le savais-tu ?
Je ne sais pas par qui, mais je le savais. Le savais-je ? Oui, il me la dit, il vient de me le dire. »
Ivan se tenait au milieu de la chambre, lair toujours absorbé, regardant à terre.
« Qui lui ? demanda Aliocha avec un coup dœil involontaire autour de lui.
Il sest esquivé. »
Ivan releva la tête et sourit doucement.
« Il a eu peur de toi, la colombe. Tu es un « pur chérubin ». Dmitri tappelle ainsi : chérubin… Le cri formidable des séraphins ! Quest-ce quun séraphin ? Peut-être toute une constellation, et cette constellation nest peut-être quune molécule chimique… Il existe la constellation du Lion et du Soleil, sais-tu ?
Frère, assieds-toi, dit Aliocha effrayé, assieds-toi sur le divan, je ten supplie. Tu as le délire, appuie-toi sur le coussin, comme ça. Veux-tu une serviette mouillée sur la tête ? Ça te soulagerait.
Donne la serviette qui est sur la chaise, je lai jetée tout à lheure.
Non, elle ny est pas. Ne tinquiète pas, la voici », dit Aliocha en trouvant dans un coin, près du lavabo, une serviette propre, encore pliée.
Ivan lexamina dun regard étrange. La mémoire parut lui revenir.
« Attends, dit-il en se levant, il y a une heure je me suis appliqué sur la tête cette même serviette mouillée, puis je lai jetée là… ; comment peut-elle être sèche ? Il ny en avait pas dautre.
Tu tes appliqué cette serviette sur la tête ?
Mais oui, et jai marché à travers la chambre, il y a une heure… Pourquoi les bougies sont-elles consumées ? Quelle heure est-il ?
Bientôt minuit.
Non, non, non ! sécria Ivan, ce nétait pas un rêve ! Il était ici, sur ce divan. Quand tu as frappé à la fenêtre, je lui ai lancé un verre… celui-ci… Attends un peu, ce nest pas la première fois… mais ce ne sont pas des rêves, cest réel : je marche, je parle, je vois… tout en dormant. Mais il était ici, sur ce divan… Il est très bête, Aliocha très bête. »
Ivan se mit à rire et à marcher dans la chambre.
« Qui est bête ? De qui parles-tu, frère ? demanda anxieusement Aliocha.
Du diable ! Il vient me voir. Il est venu deux ou trois fois. Il me taquine, prétendant que je lui en veux de nêtre que le diable, au lieu de Satan aux ailes roussies, entouré de tonnerres et déclairs. Ce nest quun imposteur, un méchant diable de basse classe. Il va aux bains. En le déshabillant, on lui trouverait certainement une queue fauve, longue dune aune, lisse comme celle dun chien danois… Aliocha, tu es transi, tu as reçu la neige, veux-tu du thé ? Il est froid, je vais faire préparer le samovar… Cest à ne pas mettre un chien dehors.{189} »
Aliocha courut au lavabo, mouilla la serviette, persuada Ivan de se rasseoir et la lui appliqua sur la tête. Il sassit à côté de lui.
« Quest-ce que tu me disais tantôt de Lise ? reprit Ivan. (Il devenait fort loquace.) Lise me plaît. Je tai mal parlé delle. Cest faux, elle me plaît. Jai peur demain, pour Katia surtout, pour lavenir. Elle mabandonnera demain et me foulera aux pieds. Elle croit que je perds Mitia par jalousie, à cause delle, oui, elle croit cela ! Mais non ! Demain, ce sera la croix et non la potence. Non, je ne me pendrai pas. Sais-tu que je ne pourrai jamais me tuer, Aliocha ! Est-ce par lâcheté ? Je ne suis pas un lâche. Cest par amour de la vie ! Comment savais-je que Smerdiakov sétait pendu ? Oui, cest lui qui me la dit…
Et tu es persuadé que quelquun est venu ici ?
Sur ce divan, dans le coin. Tu lauras chassé. Oui, cest toi qui las mis en fuite, il a disparu à ton arrivée. Jaime ton visage, Aliocha. Le savais-tu ? Mais lui, cest moi, Aliocha, moi-même. Tout ce quil y a en moi de bas, de vil, de méprisable ! Oui, je suis un « romantique », il la remarqué… pourtant cest une calomnie. Il est affreusement bête, mais cest par là quil réussit. Il est rusé, bestialement rusé, il sait très bien me pousser à bout. Il me narguait en disant que je crois en lui ; cest ainsi quil ma forcé à lécouter. Il ma mystifié comme un gamin. Dailleurs, il ma dit sur mon compte bien des vérités, des choses que je ne me serais jamais dites. Sais-tu, Aliocha, sais-tu, ajouta Ivan sur un ton confidentiel, je voudrais bien que ce fût réellement lui, et non pas moi !
Il ta fatigué, dit Aliocha en regardant son frère avec compassion.
Il ma agacé, et fort adroitement : « La conscience, quest-ce que cela ? Cest moi qui lai inventée. Pourquoi a-t-on des remords ? Par habitude. Lhabitude qua lhumanité depuis sept mille ans. Défaisons-nous de lhabitude et nous serons des dieux. » Cest lui qui la dit !
Mais pas toi, pas toi ? sécria malgré lui Aliocha avec un lumineux regard. Eh bien, laisse-le, oublie-le donc ! Quil emporte avec lui tout ce que tu maudis maintenant et quil ne revienne plus.
Il est méchant, il sest moqué de moi. Cest un insolent, Aliocha, dit Ivan, frémissant au souvenir de loffense. Il ma calomnié à maint égard, il ma calomnié en face. « Oh ! tu vas accomplir une noble action, tu déclareras que cest toi lassassin responsable, que le valet a tué ton père à ton instigation… »
Frère, contiens-toi ; ce nest pas toi qui as tué. Ce nest pas vrai !
Cest lui qui le dit, et il le sait : « Tu vas accomplir une action vertueuse, et pourtant tu ne crois pas à la vertu, voilà ce qui tirrite et te tourmente. » Voilà ce quil ma dit, et il sy connaît…
Cest toi qui le dis, ce nest pas lui ! Tu parles dans le délire.
Non, il sait ce quil dit : « Cest par orgueil que tu vas dire : Cest moi qui ai tué, pourquoi êtes-vous saisis deffroi, vous mentez ! Je méprise votre opinion, je me moque de votre effroi. » Il disait encore : « Sais-tu, tu veux quon tadmire ; cest un criminel, un assassin, dira-t-on, mais quels nobles sentiments ! Pour sauver son frère, il sest accusé ! » Mais cest faux, Aliocha, sécria Ivan, les yeux étincelants. Je ne veux pas de ladmiration des rustres. Je te jure quil a menti. Cest pour ça que je lui ai lancé un verre qui sest brisé sur son museau !
Frère, calme-toi, cesse…
Non, cest un savant tortionnaire, et cruel, poursuivit Ivan qui navait pas entendu. Je savais bien pourquoi il venait. « Soit, disait-il, tu voulais aller par orgueil, mais en gardant lespoir que Smerdiakov serait démasqué et envoyé au bagne, quon acquitterait Mitia, et quon te condamnerait moralement seulement (tu entends, il a ri à cet endroit !), tandis que dautres tadmireraient. Mais Smerdiakov est mort, qui te croira maintenant en justice, toi seul ? Pourtant tu y vas, tu as décidé dy aller. Dans quel dessein, après cela ? » Cest bizarre, Aliocha, je ne puis supporter de pareilles questions. Qui a laudace de me les poser ?
Frère, interrompit Aliocha, glacé de peur mais espérant toujours ramener Ivan à la raison, comment a-t-il pu te parler de la mort de Smerdiakov avant mon arrivée, alors que personne ne la connaissait et navait eu le temps de lapprendre ?
Il men a parlé, dit Ivan dun ton tranchant. Il na même parlé que de cela, si tu veux. « Si encore tu croyais à la vertu : on ne me croira pas, nimporte, jagis par principe. Mais tu nes quun pourceau, comme Fiodor Pavlovitch, tu nas que faire de la vertu. Pourquoi te traîner là-bas, si ton sacrifice est inutile ? Tu nen sais rien et tu donnerais beaucoup pour le savoir ! Soi-disant, tu tes décidé ? Tu passeras la nuit à peser le pour et le contre ! Pourtant, tu iras, tu le sais bien, tu sais que, quelle que soit ta résolution, la décision ne dépend pas de toi. Tu iras, parce que tu noseras pas faire autrement. Et pourquoi noseras-tu pas ? Devine toi-même, cest une énigme ! » Là-dessus il est parti, quand tu arrivais. Il ma traité de lâche, Aliocha. Le mot de lénigme{190}, cest que je suis un lâche ! Smerdiakov en a dit autant. Il faut le tuer. Katia me méprise, je le vois depuis un mois ; Lise commence à me mépriser. « Tu iras pour quon tadmire », cest un abominable mensonge ! Et toi aussi, tu me méprises, Aliocha. Je te déteste de nouveau ! Et je hais aussi le monstre, quil pourrisse au bagne ! Il a chanté un hymne ! Jirai demain leur cracher au visage à tous. »
Ivan se leva avec fureur, arracha la serviette, se remit à marcher dans la chambre. Aliocha se rappela ses récentes paroles : « Il me semble dormir éveillé… Je vais, je parle, je vois, et pourtant je dors. » Cest bien cela, il nosait le quitter pour aller chercher un médecin, nayant personne à qui le confier. Peu à peu Ivan se mit à déraisonner tout à fait. Il parlait toujours, mais ses propos étaient incohérents ; il articulait mal les mots. Tout à coup, il chancela, mais Aliocha put le soutenir ; il le déshabilla tant bien que mal et le mit au lit. Le malade tomba dans un profond sommeil, la respiration régulière. Aliocha le veilla encore deux heures, puis il prit un oreiller et sallongea sur le divan, sans se dévêtir. Avant de sendormir, il pria pour ses frères. Il commençait à comprendre la maladie dIvan. « Les tourments dune résolution fière, une conscience exaltée ! » Dieu, auquel Ivan ne croyait pas, et Sa vérité, avaient subjugué ce cœur encore rebelle. « Oui, songeait Aliocha, puisque Smerdiakov est mort, personne ne croira Ivan ; néanmoins, il ira déposer. Dieu vaincra, se dit Aliocha avec un doux sourire. Ou Ivan se relèvera à la lumière de la vérité, ou bien… il succombera dans la haine, en se vengeant de lui-même et des autres pour avoir servi une cause à laquelle il ne croyait pas », ajouta-t-il avec amertume. Et il pria de nouveau pour Ivan.
Livre XII : Une erreur judiciaire.
I. Le jour fatal
Le lendemain des événements que nous avons narrés, à dix heures du matin, la séance du tribunal souvrit et le procès de Dmitri Karamazov commença.
Je dois déclarer au préalable quil mest impossible de relater tous les faits dans leur ordre détaillé. Un tel exposé demanderait, je crois, un gros volume. Aussi, quon ne men veuille pas de me borner à ce qui ma paru le plus frappant. Jai pu prendre laccessoire pour lessentiel et omettre des traits caractéristiques… Dailleurs, inutile de mexcuser… Je fais de mon mieux et les lecteurs le verront bien.
Avant de pénétrer dans la salle, mentionnons ce qui causait la surprise générale. Tout le monde connaissait lintérêt soulevé par ce procès impatiemment attendu, les discussions et les suppositions quil provoquait depuis deux mois. On savait aussi que cette affaire avait du retentissement dans toute la Russie, mais on ne pensait pas quelle pût susciter une pareille émotion ailleurs que chez nous. Il vint du monde, non seulement du chef-lieu, mais dautres villes et même de Moscou et de Pétersbourg, des juristes, des notabilités, ainsi que des dames. Toutes les cartes furent enlevées en moins de rien. Pour les visiteurs de marque, on avait réservé des places derrière la table où siégeait le tribunal ; on y installa des fauteuils, ce qui ne sétait jamais vu. Les dames, fort nombreuses, formaient au moins la moitié du public. Il y avait tellement de juristes quon ne savait où les mettre, toutes les cartes étant distribuées depuis longtemps. On édifia à la hâte au fond de la salle, derrière lestrade, une séparation à lintérieur de laquelle ils prirent place, sestimant heureux de pouvoir même rester debout, car on avait enlevé toutes les chaises pour gagner de lespace, et la foule rassemblée assista au procès debout, en masse compacte. Certaines dames, surtout les nouvelles venues, se montrèrent aux galeries excessivement parées, mais la plupart ne songeaient pas à la toilette. On lisait sur leur visage une avide curiosité. Une des particularités de ce public, digne dêtre signalée et qui se manifesta au cours des débats, cétait la sympathie quéprouvait pour Mitia lénorme majorité des dames, sans doute parce quil avait la réputation de captiver les cœurs féminins : elles désiraient le voir acquitter. On escomptait la présence des deux rivales. Catherine Ivanovna surtout excitait lintérêt général ; on racontait des choses étonnantes sur elle, sur la passion dont elle brûlait encore pour Mitia, malgré son crime. On rappelait sa fierté (elle navait fait de visites presque à personne), ses « relations aristocratiques ». On disait quelle avait lintention de demander au gouvernement lautorisation daccompagner le criminel au bagne et de lépouser dans les mines, sous terre. Lapparition de Grouchegnka néveillait pas moins dintérêt, on attendait avec curiosité la rencontre à laudience des deux rivales, laristocratique jeune fille et l« hétaïre ». Dailleurs, nos dames connaissaient mieux Grouchegnka, qui « avait perdu Fiodor Pavlovitch et son malheureux fils », et la plupart sétonnaient qu« une femme aussi ordinaire, pas même jolie », ait pu rendre à ce point amoureux le père et le fils. Je sais pertinemment que dans notre ville de sérieuses querelles de famille éclatèrent à cause de Mitia. Beaucoup de dames se disputaient avec leurs maris, par suite de désaccord sur cette triste affaire, et on comprend que ceux-ci arrivaient à laudience, non seulement mal disposés envers laccusé, mais aigris contre lui. En général, à linverse des dames, lélément masculin était hostile au prévenu. On voyait des visages sévères, renfrognés, dautres courroucés, et cela en majorité. Il est vrai que Mitia avait insulté bien des gens durant son séjour parmi nous. Assurément, certains spectateurs étaient presque gais et fort indifférents au sort de Mitia, tout en sintéressant à lissue de laffaire ; la plupart désiraient le châtiment du coupable, sauf peut-être les juristes, qui nenvisageaient le procès que du point de vue juridique, en négligeant le côté moral. Larrivée de Fétioukovitch, réputé pour son talent, agitait tout le monde ; ce nétait pas la première fois quil venait en province plaider des procès criminels retentissants, dont on gardait ensuite longtemps le souvenir. Il circulait des anecdotes sur notre procureur et le président du tribunal. On racontait que le procureur tremblait de se rencontrer avec Fétioukovitch, avec qui il avait eu des démêlés à Pétersbourg, au début de sa carrière ; notre susceptible Hippolyte Kirillovitch, qui sestimait lésé parce quon nappréciait pas convenablement son mérite, avait repris courage avec laffaire Karamazov et rêvait même de relever sa réputation ternie ; mais Fétioukovitch lui faisait peur. Ces assertions nétaient pas tout à fait justes. Notre procureur nétait pas de ces caractères qui se laissent aller devant le danger, mais, au contraire, de ceux dont lamour-propre grandit, sexalte, précisément en proportion du danger. En général, notre procureur était trop ardent, trop impressionnable. Il mettait parfois toute son âme dans une affaire, comme si de sa décision dépendaient son sort et sa fortune. Dans le monde judiciaire, on souriait de ce travers, qui avait valu à notre procureur une certaine notoriété, plus grande quon naurait pu le croire daprès sa situation modeste dans la magistrature. On riait surtout de sa passion pour la psychologie. À mon avis, tous se trompaient ; notre procureur était, je crois, dun caractère bien plus sérieux que beaucoup ne le pensaient. Mais cet homme maladif navait pas su se poser au début de sa carrière, ni par la suite.
Quant au président du tribunal, cétait un homme instruit, humain, ouvert aux idées les plus modernes. Il avait passablement damour-propre, mais toute son ambition se bornait à être tenu pour progressiste. Il possédait dailleurs des relations et de la fortune. On constata ensuite quil sintéressait assez vivement à laffaire Karamazov, mais dans un sens purement général : en tant que phénomène classé, envisagé comme la résultante de notre régime social, comme une caractéristique de la mentalité russe, etc. Quant au caractère particulier de laffaire, à la personnalité de ses acteurs, à commencer par laccusé, cela ne présentait pour lui quun intérêt vague, abstrait, comme il convenait dailleurs, peut-être.
Longtemps avant lheure, la salle était comble. Cest la plus belle de la ville, vaste, haute, sonore. À droite du tribunal, qui siégeait sur une estrade, on avait installé une table et deux rangs de fauteuils pour le jury. À gauche se trouvait la place de laccusé et de son défenseur. Au milieu de la salle, près des juges, les pièces à conviction figuraient sur une table : la robe de soie blanche de Fiodor Pavlovitch, ensanglantée ; le pilon de cuivre, instrument présumé du crime ; la chemise et la redingote de Mitia, toute tachée vers la poche où il avait fourré son mouchoir ; ledit mouchoir, où le sang formait une croûte ; le pistolet chargé chez Perkhotine pour le suicide de Mitia et enlevé furtivement par Tryphon Borissytch, à Mokroïé ; lenveloppe des trois mille roubles destinés à Grouchegnka, la faveur rose qui la ficelait, dautres objets encore que jai oubliés. Plus loin, au fond de la salle, se tenait le public, mais devant la balustrade on avait disposé des fauteuils pour les témoins qui resteraient dans la salle après leur déposition. À dix heures, le tribunal composé du président, dun assesseur et dun juge de paix honoraire, fit son entrée. Le procureur arriva au même instant. Le président était robuste et ragot, le visage congestionné, une cinquantaine dannées, les cheveux grisonnants coupés court, et décoré. Le procureur parut à tout le monde étrangement pâle, le teint presque verdâtre, maigri pour ainsi dire subitement, car je lavais vu lavant-veille dans son état normal. Le président commença par demander à lhuissier si tous les jurés étaient présents… Mais il mest impossible de continuer ainsi, certaines choses mayant échappé et surtout parce que, comme je lai déjà dit, le temps et la place me manqueraient pour un compte rendu intégral. Je sais seulement que la défense et laccusation ne récusèrent quun petit nombre de jurés. Le jury se composait de quatre fonctionnaires, deux négociants, six petits-bourgeois et paysans de notre ville. Longtemps avant le procès, je me souviens quen société on se demandait, surtout les dames : « Est-il possible quune affaire à la psychologie aussi compliquée soit soumise à la décision de fonctionnaires et de croquants, quest-ce quils y comprendront ? » Effectivement, les quatre fonctionnaires faisant partie du jury étaient de petites gens, déjà grisonnants, sauf un, peu connus dans notre société, ayant végété avec de chétifs appointements ; ils devaient avoir de vieilles femmes, impossibles à exhiber, et une ribambelle denfants, qui couraient peut-être nu-pieds ; les cartes charmaient leurs loisirs et ils navaient, bien entendu, jamais rien lu. Les deux hommes de négoce avaient lair posé, mais étrangement taciturnes et immobiles ; lun deux était rasé et habillé à leuropéenne, lautre, à la barbe grise, portait au cou une médaille. Rien à dire des petits-bourgeois et paysans de Skotoprigonievsk. Les premiers ressemblent fort aux seconds et labourent comme eux. Deux dentre eux portaient aussi le costume européen, ce qui les faisait paraître plus malpropres et plus laids peut-être que les autres. Si bien quon se demandait involontairement, comme je fis en les regardant : « Quest-ce que ces gens peuvent bien comprendre à une affaire de ce genre ? » Néanmoins, leurs visages, rigides et renfrognés, avaient une expression imposante.
Enfin, le président appela la cause et ordonna dintroduire laccusé. Un profond silence régna, on aurait entendu voler une mouche. Mitia me produisit une impression des plus défavorables. Il se présenta en dandy, habillé de neuf, des gants glacés, du linge fin. Jai su depuis quil sétait commandé pour cette journée une redingote à Moscou, chez son ancien tailleur, qui avait conservé sa mesure. Il savança à grands pas, raide, regardant droit devant lui, et sassit dun air impassible. En même temps parut son défenseur, le célèbre Fétioukovitch ; un murmure discret parcourut la salle. Cétait un homme grand et sec, aux jambes grêles, aux doigts exsangues et effilés, les cheveux courts, le visage glabre, et dont les lèvres minces se plissaient parfois dun sourire sarcastique. Il paraissait quarante ans. Le visage eût été sympathique sans les yeux, dénués dexpression et très rapprochés du nez quil avait long et mince ; bref, une physionomie doiseau. Il était en habit et en cravate blanche. Je me rappelle fort bien linterrogatoire didentité ; Mitia répondit dune voix si forte quelle surprit le président. Puis on donna lecture de la liste des témoins et experts. Quatre dentre eux faisaient défaut : Mioussov, retourné à Paris, mais dont la déposition figurait au dossier ; Mme Khokhlakov et le propriétaire foncier Maximov, pour cause de maladie ; Smerdiakov, décédé subitement, comme lattestait un rapport de police. La nouvelle de sa mort fit sensation ; beaucoup de personnes ignoraient encore son suicide. Ce qui frappa surtout fut une sortie de Mitia à ce propos :
« À chien, mort de chien ! » sécria-t-il.
Son défenseur sélança vers lui, le président le menaça de prendre des mesures sévères en cas de nouvelle algarade. Mitia répéta plusieurs fois à lavocat, à mi-voix et sans regret apparent :
« Je ne le ferai plus ! Ça ma échappé. Je ne le ferai plus ! »
Cet épisode ne témoignait pas en sa faveur aux yeux des jurés et du public. Il donnait un échantillon de son caractère. Ce fut sous cette impression que le greffier lut lacte daccusation. Il était concis, se bornant à lexposé des principaux motifs dinculpation ; néanmoins, je fus vivement impressionné. Le greffier lisait dune voix nette et sonore. Toute la tragédie apparaissait en relief, éclairée dune lumière implacable. Après quoi, le président demanda à Mitia :
« Accusé, vous reconnaissez-vous coupable ? »
Mitia se leva.
Je me reconnais coupable divresse, de débauche et de paresse, dit-il avec exaltation. Je voulais me corriger définitivement à lheure même où le sort ma frappé. Mais je suis innocent de la mort du vieillard, mon père et mon ennemi. Je ne lai pas volé non plus, non, jen suis incapable. Dmitri Karamazov peut être un vaurien, mais un voleur, non pas ! »
Il se rassit frémissant. Le président linvita à répondre uniquement aux questions. Ensuite, les témoins furent appelés pour prêter serment. Les frères de laccusé furent dispensés de cette formalité. Après les exhortations du prêtre et du président, on fit sortir les témoins pour les rappeler à tour de rôle.
II. Des témoins dangereux
Jignore si les témoins à charge et à décharge avaient été groupés par le président, et si on se proposait de les appeler dans un ordre voulu. Cest probable. En tout cas, on commença par les témoins de laccusation. Encore un coup, je nai pas lintention de reproduire in extenso les débats. Dailleurs, ce serait en partie superflu, car le réquisitoire et la plaidoirie résumèrent clairement la marche et le sens de laffaire, ainsi que les dépositions des témoins. Jai noté intégralement par endroits ces deux remarquables discours que je citerai en leur temps, de même quun épisode inattendu du procès, qui a indubitablement influé sur son issue fatale. Dès le début, la solidité de laccusation et la faiblesse de la défense saffirmèrent aux yeux de tous : on vit les faits se grouper, saccumuler, et lhorreur du crime sétaler peu à peu au grand jour. On se rendait compte que la cause était entendue, le doute impossible, que les débats nauraient lieu que pour la forme, la culpabilité de laccusé étant archidémontrée. Je pense même quelle ne faisait aucun doute pour toutes les dames qui attendaient avec une telle impatience lacquittement de lintéressant prévenu. Plus encore, il me semble quelles se fussent affligées dune culpabilité moins évidente, car cela eût diminué leffet du dénouement. Chose étrange, toutes les dames crurent à lacquittement presque jusquà la dernière minute. « Il est coupable, mais on lacquittera par humanité, au nom des idées nouvelles », etc. Voilà pourquoi elles étaient accourues avec tant dempressement. Les hommes sintéressaient surtout à la lutte du procureur et du fameux Fétioukovitch. Tous se demandaient ce que celui-ci, avec tout son talent, pourrait faire dune cause perdue davance. Aussi lobservait-on avec une attention soutenue. Mais Fétioukovitch demeura jusquau bout une énigme. Les gens expérimentés pressentaient quil avait un système, quil poursuivait un but, mais il était presque impossible de deviner lequel. Son assurance sautait pourtant aux yeux. En outre, on remarqua avec satisfaction que, durant son court séjour parmi nous, il sétait remarquablement mis au courant de laffaire et quil « lavait étudiée dans tous ses détails ». On admira ensuite son habileté à discréditer tous les témoins de laccusation, à les dérouter autant que possible, et surtout à ternir leur réputation morale, et, par conséquent, leurs dépositions. Dailleurs, on supposait quil agissait ainsi beaucoup par jeu, pour ainsi dire, par coquetterie juridique, afin de mettre en œuvre tous ses procédés davocat, car on pensait bien que ces « dénigrements » ne lui procureraient aucun avantage définitif, et lui-même, probablement, le comprenait mieux que personne ; il devait tenir en réserve une idée, une arme cachée, quil démasquerait au moment voulu. Pour linstant, conscient de sa force, il paraissait folâtrer.
Ainsi, lorsquon interrogea Grigori Vassiliévitch, lancien valet de chambre de Fiodor Pavlovitch, qui affirmait avoir vu la porte de la maison ouverte, le défenseur sattacha à lui, quand ce fut son tour de lui poser des questions. Grigori Vassiliévitch parut à la barre sans être le moins du monde troublé par la majesté du tribunal ou la présence dun nombreux public. Il déposa avec la même assurance que sil sétait entretenu en tête à tête avec sa femme, mais avec plus de déférence. Impossible de le dérouter. Le procureur linterrogea longtemps sur les particularités de la famille Karamazov. Grigori en fit un tableau suggestif. On voyait que le témoin était ingénu et impartial. Malgré tout son respect pour son ancien maître, il déclara que celui-ci avait été injuste envers Mitia et « nélevait pas les enfants comme il faut. Sans moi, il eût été rongé par les poux », dit-il en parlant de la petite enfance de Mitia. « De même, le père naurait pas dû faire tort au fils pour le bien qui lui venait de sa mère. » Le procureur lui ayant demandé ce qui lui permettait daffirmer que Fiodor Pavlovitch avait fait tort à son fils lors du règlement de compte, Grigori, à létonnement général, napporta aucun argument décisif, mais persista à dire que ce règlement nétait « pas juste », et que Mitia « aurait dû recevoir encore quelque milliers de roubles ». À ce propos, le procureur interrogea avec une insistance particulière tous les témoins présumés au courant, y compris les frères de laccusé, mais aucun deux ne le renseigna dune façon précise, chacun affirmant la chose sans pouvoir en fournir une preuve tant soit peu exacte. Le récit de la scène, à table, où Dmitri Fiodorovitch fit irruption et battit son père, en menaçant de revenir le tuer, produisit une impression sinistre, dautant plus que le vieux domestique narrait avec calme et concision, dans un langage original, ce qui faisait beaucoup deffet. Il déclara que loffense de Mitia, qui lavait alors frappé au visage et renversé, était depuis longtemps pardonnée. Quand à Smerdiakov il se signa cétait un garçon doué, mais déprimé par la maladie et surtout impie, ayant subi linfluence de Fiodor Pavlovitch et de son fils aîné. Il attesta avec chaleur son honnêteté, racontant lépisode de largent trouvé et rendu par Smerdiakov à son maître, ce qui lui valut, avec une pièce dor, la confiance de celui-ci. Il soutint opiniâtrement la version de la porte ouverte sur le jardin. Dailleurs, on lui posa tant de questions que je ne puis me les rappeler toutes. Enfin, ce fut le tour du défenseur, qui sinforma dabord de lenveloppe où « soi-disant » Fiodor Pavlovitch avait caché trois mille roubles « pour une certaine personne ». « Lavez-vous vue, vous qui approchiez depuis si longtemps votre maître ? » Grigori répondit que non et quil ne connaissait lexistence de cet argent que « depuis que tout le monde en parlait ». Cette question relative à lenveloppe, Fétioukovitch la posa chaque fois quil put aux témoins, avec autant dinsistance que le procureur en avait mis à se renseigner sur le partage du bien ; tous répondirent quils navaient pas vu lenveloppe, quoique beaucoup en eussent entendu parler. La persistance du défenseur fut remarquée dès le début.
« Maintenant, pourrais-je vous demander, reprit Fétioukovitch, de quoi se composait ce baume ou plutôt cette infusion dont vous vous êtes frotté les reins, avant de vous coucher, le soir du crime, comme il ressort de linstruction ? »
Grigori le regarda dun air hébété et, après un silence, murmura :
« Il y avait de la sauge.
Seulement de la sauge ? Rien de plus ?
Et du plantain.
Et du poivre, peut-être ?
Il y avait aussi du poivre.
Et tout ça avec de la vodka ?
Avec de lalcool. »
Un léger rire parcourut lassistance.
« Voyez-vous, même de lalcool. Après vous être frotté le dos, vous avez bu le reste de la bouteille, avec une pieuse prière connue de votre épouse seule, nest-ce pas ?
Oui.
En avez-vous pris beaucoup ? Un ou deux petits verres ?
Le contenu dun verre.
Autant que ça. Un verre et demi, peut-être ? »
Grigori garda le silence. Il semblait comprendre.
« Un verre et demi dalcool pur, ce nest pas mal, quen pensez-vous ? Avec ça on peut voir ouvertes les portes du paradis ! »
Grigori se taisait toujours. Un nouveau rire fusa. Le président sagita.
« Pourriez-vous dire, insista Fétioukovitch, si vous reposiez quand vous avez vu la porte du jardin ouverte ?
Jétais sur mes jambes.
Cela ne veut pas dire que vous ne reposiez pas. (Nouveau rire.) Auriez-vous pu répondre à ce moment-là, si quelquun vous avait demandé, par exemple, en quelle année nous sommes ?
Je ne sais pas.
Eh bien ! En quelle année sommes-nous, depuis la naissance de Jésus-Christ, le savez-vous ? »
Grigori, lair dérouté, regardait fixement son bourreau. Son ignorance de lannée actuelle paraissait étrange.
« Peut-être savez-vous combien vous avez de doigts aux mains ?
Jai lhabitude dobéir, proféra soudain Grigori ; sil plaît aux autorités de se moquer de moi, je dois le supporter. »
Fétioukovitch resta un peu déconcerté. Le président intervint et lui rappela quil devait poser des questions plus en rapport avec laffaire. Lavocat répondit avec déférence quil navait plus rien à demander. Assurément, la déposition dun homme « ayant vu les portes du paradis », et ignorant en quelle année il vivait, pouvait inspirer des doutes, de sorte que le but du défenseur se trouva atteint. Un incident marqua la fin de linterrogatoire. Le président lui ayant demandé sil avait des observations à présenter, Mitia sécria :
« Sauf pour la porte, le témoin a dit la vérité. Je le remercie de mavoir enlevé la vermine et pardonné mes coups ; ce vieillard fut toute sa vie honnête et fidèle à mon père comme trente-six caniches.
Accusé, choisissez vos expressions, dit sévèrement le président.
Je ne suis pas un caniche, grommela Grigori.
Eh bien, cest moi qui suis un caniche ! cria Mitia. Si cest une offense, je la prends à mon compte, jai été brutal et violent avec lui ! Avec Ésope aussi.
Quel Ésope ? releva sévèrement le président.
Mais Pierrot… mon père, Fiodor Pavlovitch. »
Le président exhorta de nouveau Mitia à choisir ses termes avec plus de prudence.
« Vous vous nuisez ainsi dans lesprit de vos juges. »
Le défenseur procéda tout aussi adroitement avec Rakitine, un des témoins les plus importants, un de ceux auxquels le procureur tenait le plus. Il savait une masse de choses, avait tout vu, causé avec une foule de gens, et connaissait à fond la biographie de Fiodor Pavlovitch et des Karamazov. À vrai dire, il navait entendu parler de lenveloppe aux trois mille roubles que par Mitia. En revanche, il décrivit en détail les prouesses de Mitia au cabaret « À la Capitale », ses paroles et ses actes compromettants, raconta lhistoire du capitaine Sniéguiriov, dit « torchon de tille ». Quant à ce que le père pouvait redevoir au fils lors du règlement de compte, Rakitine lui-même nen savait rien et sen tira par des généralités méprisantes : « Impossible de comprendre lequel avait tort et de sy reconnaître dans le gâchis des Karamazov. » Il représenta ce crime tragique comme le produit des mœurs arriérées du servage et du désordre où était plongée la Russie, privée des institutions nécessaires. Bref, on le laissa discourir. Cest depuis ce procès que M. Rakitine se révéla et attira lattention. Le procureur savait que le témoin préparait pour une revue un article relatif au crime et en cita, comme on le verra plus loin, quelques passages dans son réquisitoire. Le tableau peint par le témoin parut sinistre et renforça « laccusation ». En général, lexposé de Rakitine plut au public par lindépendance et la noblesse de la pensée ; on entendit même quelques applaudissements lorsquil parla du servage et de la Russie en proie à la désorganisation. Mais Rakitine, qui était jeune, commit une bévue dont le défenseur sut aussitôt profiter. Interrogé au sujet de Grouchegnka et entraîné par son succès et la hauteur morale où il avait plané, il sexprima avec quelque dédain sur Agraféna Alexandrovna, « entretenue par le marchand Samsonov ». Il eût donné beaucoup ensuite pour retirer cette parole, car ce fut là que Fétioukovitch lattrapa. Et cela parce que Rakitine ne sattendait pas à ce que celui-ci pût sinitier en si peu de temps à des détails aussi intimes.
« Permettez-moi une question, commença le défenseur avec un sourire aimable et presque déférent. Vous êtes bien Mr Rakitine, lauteur dune brochure éditée par lautorité diocésaine, Vie du bienheureux Père Zosime, pleine de pensées religieuses, profondes, avec une dédicace fort édifiante à Sa Grandeur, et que jai lue récemment avec tant de plaisir ?
Elle nétait pas destinée à paraître… on la publiée sans me prévenir, murmura Rakitine qui paraissait déconcerté.
Cest très bien. Un penseur comme vous peut et même doit sintéresser aux phénomènes sociaux. Votre brochure, grâce à la protection de Sa Grandeur, sest répandue et a rendu service… Mais voici ce que je serais curieux de savoir : vous venez de déclarer que vous connaissiez intimement Mme Sviétlov ? (Nota bene. Tel était le nom de famille de Grouchegnka. Je lignorais jusqualors.)
Je ne puis répondre de toutes mes connaissances… Je suis un jeune homme… Dailleurs, qui le pourrait ? dit Rakitine en rougissant.
Je comprends, je comprends parfaitement ! dit Fétioukovitch, feignant la confusion et comme empressé à sexcuser. Vous pouviez, comme nimporte qui, vous intéresser à une femme jeune et jolie, qui recevait chez elle la fleur de la jeunesse locale, mais… je voulais seulement me renseigner ; nous savons quil y a deux mois, Mme Sviétlov désirait vivement faire la connaissance du cadet des Karamazov, Alexéi Fiodorovitch. Elle vous avait promis vingt-cinq roubles si vous le lui ameniez dans son habit religieux. La visite eut lieu le soir même du drame qui a provoqué le procès actuel. Avez-vous reçu alors de Mme Sviétlov vingt-cinq roubles de récompense, voilà ce que je voudrais que vous me disiez ?
Cétait une plaisanterie… Je ne vois pas en quoi ça peu vous intéresser. Jai pris cet argent par plaisanterie, pour le rendre ensuite.
Par conséquent, vous lavez accepté. Mais vous ne lavez pas encore rendu… ou peut-être que si ?
Cest une bagatelle…, murmura Rakitine ; je ne puis répondre à de telles questions… Certes, je le rendrai. »
Le président intervint, mais le défenseur déclara quil navait plus rien à demander à M. Rakitine. Celui-ci se retira un peu penaud. Le prestige du personnage fut ainsi ébranlé, et Fétioukovitch, en laccompagnant du regard, semblait dire au public : « Voici ce que valent vos accusateurs ! » Mitia, outré du ton sur lequel Rakitine avait parlé de Grouchegnka, cria de sa place : « Bernard ! » Quand le président lui demanda sil avait quelque chose à dire, il sécria :
« Il venait me voir en prison pour me soutirer de largent, ce misérable, cet athée ; il a mystifié Sa Grandeur ! »
Mitia fut naturellement rappelé à lordre, mais Mr Rakitine était achevé. Pour une tout autre cause, le témoignage du capitaine Snéguiriov neut pas non plus de succès. Il apparut dépenaillé, en costume malpropre et, malgré les mesures de précaution et lexamen préalable, se trouva en état divresse. Il refusa de répondre au sujet de linsulte que lui avait faite Mitia.
« Que Dieu lui pardonne ! Ilioucha la défendu. Dieu me dédommagera là-haut.
Qui vous a défendu de parler ?
Ilioucha, mon petit garçon : « Papa, papa, comme il ta humilié ! » Il disait cela près de la pierre. Maintenant, il se meurt. »
Le capitaine se mit tout à coup à sangloter et se laissa tomber aux pieds du président. On lemmena aussitôt, parmi les rires de lassistance. Leffet escompté par le procureur fut manqué.
Le défenseur continua à user de tous les moyens, étonnant de plus en plus par sa connaissance de laffaire, jusque dans ses moindres détails. Ainsi, la déposition de Tryphon Borissytch avait produit une vive impression, naturellement des plus défavorables à laccusé. Daprès lui, Mitia, lors de son premier séjour à Mokroïé, avait dû dépenser au moins trois mille roubles, « à peu de chose près. Combien dargent a été gaspillé, rien que pour les tziganes ! Quant à nos pouilleux, ce nest pas des cinquante kopeks, mais des vingt-cinq roubles au moins quil leur distribuait. Et combien lui en a-t-on volé ! Les voleurs ne sen sont pas vantés, comment les reconnaître, parmi de telles prodigalités ! Nos gens sont des brigands, dénués de conscience. Et les filles qui navaient pas le sou, elles sont riches maintenant ». Bref, il rappelait chaque dépense et portait tout en compte. Cela ruinait lhypothèse de quinze cents roubles dépensés, le reste ayant été mis de côté dans le sachet. « Jai vu moi-même les trois mille roubles entre ses mains, vu de mes propres yeux, et nous nous y connaissons, nous autres ! » Sans essayer dinfirmer son témoignage, le défenseur rappela que le voiturier Timothée et un autre paysan, Akim, avaient trouvé dans le vestibule, lors du premier voyage à Mokroïé, un mois avant larrestation, cent roubles perdus par Mitia en état débriété, et les avaient remis à Tryphon Borissytch, qui leur donna un rouble à chacun. « Eh bien ! avez-vous rendu alors cet argent à Mr Karamazov, oui ou non ? » Tryphon Borissytch, malgré ses détours, avoua la chose, après quon eut interrogé les deux paysans, et affirma avoir restitué la somme à Dmitri Fiodorovitch, « en toute honnêteté, mais étant ivre alors, celui-ci ne pouvait guère sen souvenir ». Or, comme il avait nié la trouvaille auparavant, sa restitution à Mitia ivre inspirait naturellement des doutes. De la sorte, un des témoins à charge les plus dangereux restait suspect et atteint dans sa réputation.
Il en alla de même avec les Polonais. Ils entrèrent dun air désinvolte, en attestant quils avaient « servi la couronne » et que pan Mitia leur avait offert trois mille roubles pour acheter leur honneur. Pan Musalowicz émaillait ses phrases de mots polonais, et voyant que cela le relevait aux yeux du président et du procureur, il senhardit et se mit à parler dans cette langue. Mais Fétioukovitch les prit aussi dans ses filets ; malgré ses hésitations, Tryphon Borissytch, rappelé à la barre, reconnut que pan Wrublewski avait substitué un jeu de cartes au sien, et que pan Musalowicz trichait en tenant la banque. Ceci fut confirmé par Kalganov lors de sa déposition, et les panowie se retirèrent un peu honteux, parmi les rires de lassistance.
Les choses se passèrent de la même façon avec presque tous les témoins les plus importants. Fétioukovitch réussit à déconsidérer chacun deux et à les prendre en faute. Les amateurs et les juristes ladmiraient, tout en se demandant à quoi cela pouvait servir, car, je le répète, laccusation apparaissait de plus en plus irréfutable. Mais on voyait, à lassurance du « grand mage », quil était tranquille, et on attendait patiemment : ce nétait pas un homme à venir de Pétersbourg pour rien et à sen retourner sans résultat.
III. Lexpertise médicale et une livre de noisettes
Lexpertise médicale non plus ne fut guère favorable à laccusé. Dailleurs, Fétioukovitch lui-même ne comptait pas trop là-dessus, comme on le vit bien. Elle eut lieu, au fond, uniquement sur linsistance de Catherine Ivanovna, qui avait fait venir un fameux médecin de Moscou ; la défense, assurément, ne pouvait rien y perdre. Il sy mêla toutefois un élément comique par suite dun certain désaccord entre les médecins. Les experts étaient le fameux spécialiste en question, le Dr Herzenstube, de notre ville, et le jeune médecin Varvinski. Les deux derniers figuraient aussi en qualité de témoins cités par le procureur. Le premier appelé fut le Dr Herzenstube, un septuagénaire grisonnant et chauve, de taille moyenne, de constitution robuste. Cétait un praticien consciencieux et fort estimé, un excellent homme, une sorte de frère morave. Depuis très longtemps établi chez nous, ses manières accusaient une grande dignité. Philanthrope, il soignait gratuitement les pauvres et les paysans, visitait les taudis et les chaumines et laissait de largent pour les médicaments. En revanche, il était têtu comme un mulet : impossible de le faire démordre dune idée. À propos, presque tout le monde en ville savait que le fameux spécialiste, arrivé depuis peu, sétait déjà permis des remarques fort désobligeantes sur les capacités du Dr Herzenstube. Bien que le médecin de Moscou ne prît pas moins de vingt-cinq roubles par visite, il y eut des gens qui profitèrent de son séjour pour le consulter. Cétaient naturellement des clients dHerzenstube, et le fameux médecin critiqua partout son traitement de la façon la plus acerbe. Il finit par demander dès labord aux malades en entrant : « Dites-moi, qui vous a tripoté, Herzenstube ? Hé ! hé ! » Celui-ci, bien entendu, lapprit. Donc, les trois médecins parurent comme experts. Le Dr Herzenstube déclara que « laccusé était visiblement anormal au point de vue mental ». Après avoir exposé ses considérations, que jomets ici, il ajouta que cette anomalie ressortait non seulement de la conduite antérieure de laccusé, mais encore de son attitude présente, et quand on le pria de sexpliquer, le vieux docteur déclara avec ingénuité que laccusé, en entrant, « navait pas un air en rapport avec les circonstances ; il marchait comme un soldat, regardant droit devant lui, alors quil aurait dû tourner les yeux à gauche, où se tenaient les dames, car il était grand amateur du beau sexe et devait se préoccuper de ce quelles diraient de lui », conclut le vieillard dans sa langue originale. Il sexprimait volontiers et longuement en russe, mais chacune de ses phrases avait une tournure allemande, ce qui ne le troublait guère, car il sétait imaginé toute sa vie parler un russe excellent, « meilleur même que celui des Russes », et il aimait beaucoup citer les proverbes, affirmant chaque fois que les proverbes russes sont les plus expressifs de tous. Dans la conversation, par distraction peut-être, il oubliait parfois les mots les plus ordinaires, quil connaissait parfaitement, mais qui lui échappaient tout à coup. Il en allait de même lorsquil parlait allemand ; on le voyait alors agiter la main devant son visage comme pour rattraper lexpression perdue, et personne naurait pu le contraindre à poursuivre avant quil leût retrouvée. Le vieillard était très aimé de nos dames ; elles savaient que, demeuré célibataire, pieux et de mœurs pures, il considérait les femmes comme des créatures idéales et supérieures. Aussi sa remarque inattendue parut-elle des plus bizarres et divertit fort lassistance.
Le spécialiste de Moscou déclara catégoriquement à son tour quil tenait létat mental de laccusé pour anormal, « et même au suprême degré ». Il discourut savamment sur « lobsession » et « la manie » et conclut que, daprès toutes les données recueillies, laccusé, plusieurs jours déjà avant son arrestation, se trouvait en proie à une obsession maladive incontestable ; sil avait commis un crime, cétait presque involontairement, sans avoir la force de résister à limpulsion qui lentraînait. Mais, outre « lobsession », le docteur avait constaté de « la manie », ce qui constituait, daprès lui, un premier pas vers la démence complète. (N.B. Je rapporte ses dires en langage courant, le docteur sexprimait dans une langue savante et spéciale.) « Tous ses actes sont au rebours du bon sens et de la logique, poursuivit-il. Sans parler de ce que je nai pas vu, cest-à-dire du crime et de tout ce drame ; avant-hier, en causant avec moi, il avait un regard fixe et inexplicable. Il riait brusquement et sans motif, en proie à une véritable irritation permanente et incompréhensible. Il proférait des paroles bizarres : « Bernard, léthique et autres choses quil ne faut pas. » Le docteur voyait surtout une preuve de manie dans le fait que laccusé ne pouvait parler sans exaspération des trois mille roubles dont il sestimait frustré, alors quil restait relativement calme au souvenir des autres offenses et échecs subis. « Enfin, il paraît que, déjà auparavant, il entrait en fureur au sujet de ces trois mille roubles, et cependant on assure quil nest ni intéressé ni cupide. Quant à lopinion de mon savant confère, conclut avec ironie lhomme de lart, à savoir que laccusé aurait dû en entrant regarder les dames, cest une assertion plaisante, mais radicalement erronée ; je conviens quen pénétrant dans la salle où se décide son sort, linculpé naurait pas dû avoir un regard aussi fixe, et que cela pourrait en effet déceler un trouble mental ; mais jaffirme en même temps quil aurait dû regarder non à gauche, vers les dames, mais à droite, cherchant des yeux son défenseur, celui en qui il espère et dont son sort dépend. » Le spécialiste avait formulé son opinion sur un ton impérieux.
Le désaccord entre les deux experts parut particulièrement comique après la conclusion inattendue du Dr Varvinski, qui leur succéda. Daprès lui, laccusé, maintenant comme alors, était tout à fait normal, si avant son arrestation il avait fait preuve dune surexcitation extraordinaire, elle pouvait provenir des causes les plus évidentes : jalousie, colère, ivresse continuelle, etc. En tout cas cette nervosité navait rien à voir avec « lobsession » dont on venait de parler. Quant à savoir où devait regarder laccusé en entrant dans la salle, « à mon humble avis, il devait regarder droit devant lui, comme il lavait fait en réalité, les yeux fixés sur les juges dont dépendait désormais son sort, de sorte que par là même il avait démontré son état parfaitement normal », conclut le jeune médecin avec quelque animation.
« Bravo, guérisseur ! cria Mitia, cest bien ça ! »
On le fit taire, mais cette opinion eut une influence décisive sur le tribunal et le public, car tout le monde la partagea, comme on le vit par la suite.
Le Dr Herzenstube, entendu comme témoin, servit inopinément les intérêts de Mitia. En qualité de vieil habitant, connaissant depuis longtemps la famille Karamazov, il fournit dabord quelques renseignements dont « laccusation » fit son profit mais ajouta :
« Cependant, le pauvre jeune homme méritait un meilleur sort, car il avait bon cœur dans son enfance et par la suite, je le sais. Un proverbe russe dit : « Si lon a de lesprit, cest bien, mais si un homme desprit vient vous voir, cest encore mieux, car cela fait deux esprits au lieu dun… »
On pense mieux à deux que tout seul, souffla avec impatience le procureur, qui savait que le vieillard, entiché de sa lourde faconde germanique, parlait toujours avec une lente prolixité, se souciant peu de faire attendre les gens.
Eh oui ! cest ce que je dis, reprit-il avec ténacité : deux esprits valent mieux quun. Mais il est resté seul et a laissé le sien… Où la-t-il laissé ? Voilà un mot que jai oublié, poursuivit-il en agitant la main devant ses yeux, ah oui ! spazieren.
Se promener ?
Eh oui ! cest ce que je dis. Son esprit a donc vagabondé et sest perdu. Et pourtant, cétait un jeune homme reconnaissant et sensible ; je me le rappelle bien tout petit, abandonné chez son père, dans larrière-cour, quand il courait nu-pieds, avec un seul bouton à sa culotte. »
La voix de lhonnête vieillard se teinta démotion. Fétioukovitch tressaillit comme sil pressentait quelque chose.
« Oui, jétais moi-même encore jeune alors… Javais quarante-cinq ans et je venais darriver ici. Jeus pitié de lenfant et me dis : « Pourquoi ne pas lui acheter une livre… de quoi ? » jai oublié comment ça sappelle… une livre de ce que les enfants aiment beaucoup, comment est-ce donc ?… et le docteur agita de nouveau les mains ça croît sur un arbre, ça se récolte.
Des pommes ?
Oh non ! ça se vend à la livre, et les pommes à la douzaine… Il y en a beaucoup, cest tout petit, on les met dans la bouche et crac !…
Des noisettes ?
Eh oui ! des noisettes, cest ce que je dis, confirma le docteur imperturbable, comme sil navait pas cherché le mot, et japportai à lenfant une livre de noisettes ; jamais il nen avait reçu, je levai le doigt en disant : « Mon garçon ! Gott der Vater. » Il se mit à rire et répéta : Gott der Vater. Gott der Sohn. Il rit de nouveau et gazouilla : Gott der Sohn. Gott der heilige Geist{191} ».
Le surlendemain, comme je passais, il me cria de lui-même : « Monsieur, Gott der Vater, Gott der Sohn ». Il avait oublié Gott der heilige Geist, mais je le lui rappelai et il me fit de nouveau pitié. On lemmena et je ne le vis plus. Vingt-trois ans après, je me trouvais un matin dans mon cabinet, la tête déjà blanche, quand un jeune homme florissant que jétais incapable de reconnaître entra soudain, leva le doigt et dit en riant : « Gott der Vater, Gott der Sohn und Gott der heilige Geist ! Je viens darriver et je tiens à vous remercier pour la livre de noisettes, car personne à part vous ne men a jamais acheté. » Je me rappelai alors mon heureuse jeunesse et le pauvre enfant nu-pieds ; je fus retourné et lui dis : « Tu es un jeune homme reconnaissant, puisque tu nas pas oublié cette livre de noisettes que je tai apportée dans ton enfance. » Je le serrai dans mes bras et je le bénis en pleurant. Il riait… car le Russe rit souvent quand il faudrait pleurer. Mais il pleurait aussi, je lai vu. Et maintenant, hélas !…
Et maintenant, je pleure, Allemand, et maintenant je pleure, homme de Dieu ! » cria tout à coup Mitia.
Quoi quil en soit, cette historiette produisit une impression favorable. Mais le principal effet en faveur de Mitia fut produit par la déposition de Catherine Ivanovna, dont je vais parler. En général, quand ce fut le tour des témoins à décharge{192}, le sort parut sourire à Mitia, inopinément pour la défense elle-même. Mais avant Catherine Ivanovna, on interrogea Aliocha, qui se rappela soudain un fait paraissant réfuter positivement un des points les plus graves de laccusation.
IV. La chance sourit à Mitia
Cela se passa à limproviste. Aliocha, qui navait pas prêté serment, fut dès le début lobjet dune vive sympathie, tant dun côté que de lautre. On voyait que sa bonne renommée le précédait. Il se montra modeste et réservé, mais son affection pour son malheureux frère perçait dans sa déposition. Il le caractérisa comme un être sans doute violent et entraîné par ses passions, mais noble, fier, généreux, capable de se sacrifier si on le lui demandait. Il reconnut dailleurs que, vers la fin, la passion de Mitia pour Grouchegnka et sa rivalité avec son père lavaient mis dans une position intolérable. Mais il repoussa avec indignation lhypothèse que son frère avait pu tuer pour voler, tout en convenant que ces trois mille roubles étaient devenus une obsession dans lesprit de Mitia, qui les considérait comme une partie de son héritage frauduleusement détournée par son père et ne pouvait en parler sans se mettre en fureur. Quant à la rivalité des deux « personnes », comme disait le procureur, il sexprima évasivement et refusa même de répondre à une ou deux questions.
« Votre frère vous a-t-il dit quil avait lintention de tuer son père ? demanda le procureur. Vous pouvez ne pas répondre si cela vous convient.
Directement, il ne me la pas dit.
Indirectement, alors ?
Il ma parlé une fois de sa haine pour son père. Il craignait… dêtre capable de le tuer dans un moment dexaspération.
Et vous lavez cru ?
Je nose laffirmer. Jai toujours pensé quun sentiment élevé le sauverait au moment fatal, comme cest arrivé en effet, car ce nest pas lui qui a tué mon père », dit Aliocha dune voix forte qui résonna.
Le procureur tressaillit comme un cheval de bataille au son de la trompette.
« Soyez sûr que je ne mets pas en doute la sincérité de votre conviction, et la crois indépendante de votre amour fraternel pour ce malheureux. Linstruction nous a déjà révélé votre opinion originale sur le tragique épisode qui sest déroulé dans votre famille. Mais je ne vous cache pas quelle est isolée et contredite par les autres dépositions. Aussi jestime nécessaire dinsister pour connaître les données qui vous ont convaincu définitivement de linnocence de votre frère et de la culpabilité dune autre personne que vous avez désignée à linstruction.
Jai seulement répondu aux questions, dit Aliocha avec calme ; je nai pas formulé daccusation contre Smerdiakov.
Pourtant, vous lavez désigné ?
Daprès les paroles de mon frère Dmitri. Je savais que, lors de son arrestation, il avait accusé Smerdiakov. Je suis persuadé de linnocence de mon frère. Et si ce nest pas lui qui a tué, alors…
Cest Smerdiakov ? Pourquoi précisément lui ? Et pourquoi êtes-vous si convaincu de linnocence de votre frère ?
Je ne peux pas douter de lui. Je sais quil ne ment pas. Jai vu, daprès son visage, quil me disait la vérité.
Seulement daprès son visage ? Ce sont là toutes vos preuves ?
Je nen ai pas dautres.
Et vous navez pas dautres preuves de la culpabilité de Smerdiakov que les paroles de votre frère et lexpression de son visage ?
Non. »
Le procureur ninsista pas. Les réponses dAliocha déçurent profondément le public. On avait parlé de Smerdiakov ; le bruit courait quAliocha rassemblait des preuves décisives en faveur de son frère et contre le valet. Or, il napportait rien, sinon une conviction morale bien naturelle chez le frère de laccusé. À son tour Fétioukovitch demanda à Aliocha à quel moment laccusé lui avait parlé de sa haine pour son père et de ses velléités de meurtre, et si cétait, par exemple, lors de leur dernière entrevue avant le drame. Aliocha tressaillit comme si un souvenir lui revenait.
« Je me rappelle maintenant une circonstance que javais complètement oubliée ; ce nétait pas clair alors, mais maintenant… »
Et Aliocha raconta avec animation que, lorsquil vit son frère pour la dernière fois, le soir, sous un arbre, en rentrant au monastère, Mitia, en se frappant la poitrine, lui avait répété à plusieurs reprises quil possédait le moyen de relever son honneur, que ce moyen était là, sur sa poitrine…
« Je crus alors, poursuivit Aliocha, quen se frappant la poitrine, il parlait de son cœur, des forces quil pourrait y puiser pour échapper à une honte affreuse qui le menaçait et quil nosait même pas mavouer. À vrai dire, je pensai dabord quil parlait de notre père, quil frémissait de honte à lidée de se livrer sur lui à quelque violence ; cependant il semblait désigner quelque chose sur sa poitrine, et lidée me vint que le cœur se trouve plus bas, tandis quil se frappait bien plus haut, ici, au-dessous du cou. Mon idée me parut absurde, mais il désignait peut-être précisément le sachet où étaient cousus les quinze cents roubles !…
Précisément, cria soudain Mitia. Cest ça, Aliocha, cest sur lui que je frappais. »
Fétioukovitch le supplia de se calmer, puis revint à Aliocha. Celui-ci, entraîné par son souvenir, émit chaleureusement lhypothèse que cette honte provenait sans doute de ce que, ayant sur lui ces quinze cents roubles quil aurait pu restituer à Catherine Ivanovna comme la moitié de sa dette, Mitia avait pourtant décidé den faire un autre usage et de partir avec Grouchegnka, si elle y consentait…
« Cest cela, cest bien cela, sécria-t-il très animé, mon frère ma dit à ce moment quil pourrait effacer la moitié de sa honte (il a dit plusieurs fois : la moitié !), mais que, par malheur, la faiblesse de son caractère len empêchait… Il savait par avance quil en était incapable !
Et vous vous rappelez nettement quil se frappait à cet endroit de la poitrine ? demanda Fétioukovitch.
Très nettement, car je me demandais alors : « pourquoi se frappe-t-il si haut, le cœur est plus bas ? « Mon idée me parut absurde… Voilà pourquoi ce souvenir mest revenu. Comment ai-je pu loublier jusquà présent ! Son geste désignait bien ce sachet, ces quinze cents roubles quil ne voulait pas rendre ! Et lors de son arrestation, à Mokroïé, na-t-il pas crié, à ce que lon ma dit, que laction la plus honteuse de sa vie cétait que, tout en ayant la faculté de rendre à Catherine Ivanovna la moitié de sa dette (précisément la moitié), il avait préféré garder largent et passer pour un voleur à ses yeux. Et comme cette dette le tourmentait ! » conclut Aliocha.
Bien entendu, le procureur intervint. Il pria Aliocha de décrire à nouveau la scène et insista pour savoir si laccusé, en se frappant la poitrine, semblait désigner quelque chose. Peut-être se frappait-il au hasard avec le poing ?
« Non, pas avec le poing ! sexclama Aliocha. Il désignait avec les doigts une place, ici, très haut… Comment ai-je pu loublier jusquici ! »
Le président demanda à Mitia ce quil pouvait dire au sujet de cette déposition. Mitia confirma quil avait désigné les quinze cents roubles quil portait sur sa poitrine, au-dessous du cou, et que cétait une honte, « une honte que je ne conteste pas, lacte le plus vil de ma vie ! Jaurais pu les rendre, et je ne lai pas fait. Jai préféré passer pour un voleur à ses yeux, et, le pire, cest que je savais à lavance que jagirais ainsi ! Tu as raison, Aliocha, merci. »
Ainsi prit fin la déclaration dAliocha, caractérisée par un fait nouveau, si minime fût-il, un commencement de preuve démontrant lexistence du sachet aux quinze cents roubles et la véracité de laccusé, lorsquil déclarait, à Mokroïé, que cet argent lui appartenait. Aliocha était radieux, il sassit tout rouge à la place quon lui indiqua, répétant à part lui : « Comment ai-je pu oublier cela ! Comment ne me le suis-je rappelé que maintenant ? »
Catherine Ivanovna fut ensuite entendue. Son entrée fit sensation. Les dames prirent leur lorgnette, les hommes se trémoussaient, quelques-uns se levèrent pour mieux voir. On affirma, par la suite, que Mitia était devenu blanc « comme un linge » lorsquelle parut. Tout en noir, elle savança à la barre dune démarche modeste, presque timide. Son visage ne trahissait aucune émotion, mais la résolution brillait dans ses yeux sombres. Elle était fort belle à ce moment. Elle parla dune voix douce, mais nette, avec un grand calme, ou tout au moins sy efforçant. Le président linterrogea avec beaucoup dégards, comme sil craignait de toucher « certaines cordes ». Dès les premiers mots, Catherine Ivanovna déclara quelle avait été la fiancée de laccusé « jusquau moment où il mabandonna lui-même… » Quand on linterrogea au sujet des trois mille roubles confiés à Mitia pour être envoyés par la poste à ses parents, elle répondit avec fermeté : « Je ne lui avais pas donné cette somme pour lexpédier aussitôt ; je savais quil était très gêné… à ce moment… Je lui remis ces trois mille roubles à condition de les envoyer à Moscou, sil voulait, dans le délai dun mois. Il a eu tort de se tourmenter à propos de cette dette… »
Je ne rapporte pas les questions et les réponses intégralement, me bornant à lessentiel de sa déposition.
« Jétais sûre quil ferait parvenir cette somme aussitôt quil laurait reçue de son père, poursuivit-elle. Jai toujours eu confiance en sa loyauté… sa parfaite loyauté… dans les affaires dargent. Il comptait recevoir trois mille roubles de son père et men a parlé à plusieurs reprises. Je savais quils étaient en conflit et jai toujours cru que son père lavait lésé. Je ne me souviens pas quil ait proféré des menaces contre son père, du moins en ma présence. Sil était venu me trouver, je laurais aussitôt rassuré au sujet de ces malheureux trois mille roubles, mais il nest pas revenu… et moi-même… je me trouvais dans une situation… qui ne me permettait pas de le faire venir… Dailleurs, je navais nullement le droit de me montrer exigeante pour cette dette, ajouta-t-elle dun ton résolu, jai reçu moi-même de lui, un jour, une somme supérieure, et je lai acceptée sans savoir quand je serais en état de macquitter. »
Sa voix avait quelque chose de provocant. À ce moment, ce fut au tour de Fétioukovitch de linterroger.
« Ce nétait pas ici, mais au début de vos relations ? » demanda avec ménagement le défenseur, qui pressentait quelque chose en faveur de son client. (Par parenthèse, bien quappelé de Pétersbourg en partie par Catherine Ivanovna elle-même, il ignorait tout de lépisode des cinq mille roubles donnés par Mitia et du « salut jusquà terre ». Elle le lui avait dissimulé ! Silence étrange. On peut supposer que, jusquau dernier moment, elle hésita à en parler, attendant quelque inspiration.)
Non, jamais je noublierai ce moment ! Elle raconta tout, tout cet épisode, communiqué par Mitia à Aliocha, et « le salut jusquà terre », les causes, le rôle de son père, sa visite chez Mitia, et ne fit aucune allusion à la proposition de Mitia « de lui envoyer Catherine Ivanovna pour chercher largent ». Elle garda là-dessus un silence magnanime et ne rougit pas de révéler que cétait elle qui avait couru, de son propre élan, chez le jeune officier, espérant on ne sait quoi… pour en obtenir de largent. Cétait émouvant. Je frissonnais en lécoutant, lassistance était tout oreilles. Il y avait là quelque chose dinouï ; jamais on naurait attendu, même dune jeune fille aussi fière et impérieuse, une telle franchise et une pareille immolation. Et pour qui, pour quoi ? Pour sauver celui qui lavait trahie et offensée, pour contribuer, si peu que ce fût, à le tirer daffaire, en produisant une bonne impression ! En effet, limage de lofficier, donnant ses cinq mille roubles, tout ce qui lui restait, et sinclinant respectueusement devant une innocente jeune fille, apparaissait des plus sympathiques, mais… mon cœur se serra ! Je sentis la possibilité dune calomnie par la suite (et cest ce qui arriva). Avec une ironie méchante, on répéta en ville que le récit nétait peut-être pas tout à fait exact sur un point, à savoir celui où lofficier laissait partir la jeune fille « soi-disant rien quavec un respectueux salut ». On fit allusion à une « lacune ». « Si même les choses se sont vraiment passées ainsi, disaient les plus respectables de nos dames, on peut encore faire des réserves sur la conduite de la jeune fille, sagît-il de sauver son père. » Catherine Ivanovna, avec sa pénétration maladive, navait donc point pressenti de tels propos ? Certes si, et elle sétait pourtant décidée à tout dire ! Naturellement, ces doutes insultants sur la véracité du récit ne se manifestèrent que plus tard, au premier moment tout le monde fut ému. Quant aux membres du tribunal, ils écoutaient dans un silence respectueux. Le procureur ne se permit aucune question sur ce sujet. Fétioukovitch fit à Catherine un profond salut. Oh ! il triomphait presque. Que le même homme ait pu, dans un élan de générosité, donner ses cinq derniers mille roubles, et ensuite tuer son père pour lui en voler trois mille, cela ne tenait guère debout. Fétioukovitch pouvait tout au moins écarter laccusation de vol. « Laffaire » séclairait dun jour nouveau. La sympathie tournait en faveur de Mitia. Une ou deux fois, durant la déposition de Catherine Ivanovna, il voulut se lever, mais retomba sur son banc, en se couvrant le visage de ses mains. Quand elle eut fini, il sécria en lui tendant les bras :
« Katia, pourquoi as-tu causé ma perte ? »
Il éclata en sanglots, mais se remit vite et cria encore :
« Maintenant, je suis condamné ! »
Puis il se raidit à sa place les dents serrées, les bras croisés sur sa poitrine. Catherine Ivanovna demeura dans la salle ; elle était pâle, les yeux baissés. Ses voisins racontèrent quelle tremblait, comme en proie à la fièvre. Ce fut le tour de Grouchegnka.
Je vais aborder la catastrophe qui causa peut-être, en effet, la perte de Mitia. Car je suis persuadé, et tous les juristes le dirent ensuite, que, sans cet épisode, le criminel eût obtenu au moins les circonstances atténuantes. Mais il en sera question tout à lheure. Parlons dabord de Grouchegnka.
Elle parut aussi tout en noir, les épaules couvertes de son magnifique châle. Elle savança vers la barre de sa démarche silencieuse, en se dandinant légèrement, comme font parfois les femmes corpulentes, les yeux fixés sur le président. À mon avis, elle était très bien, et nullement pâle, comme les dames le prétendirent ensuite. On assura aussi quelle avait lair absorbé, méchant. Je crois seulement quelle était irritée et sentait lourdement peser sur elle les regards méprisants, curieux de notre public, friand de scandale. Cétait une de ces natures fières, incapables de supporter le mépris qui, dès quelles le soupçonnent chez les autres, les enflamme de colère et les pousse à la résistance. Il y avait aussi, assurément, de la timidité et la pudeur de cette timidité, ce qui explique linégalité de son langage, tantôt courroucé, tantôt dédaigneux et grossier, dans lequel on sentait soudain une note sincère quand elle saccusait elle-même. Parfois, elle parlait sans se soucier des suites : « Tant pis pour ce qui arrivera, je le dirai pourtant… » À propos de ses relations avec Fiodor Pavlovitch, elle observa dun ton tranchant : « Bagatelle que tout cela ! Est-ce ma faute sil sest attaché à moi ? » Un instant après, elle ajouta : « Tout ça est ma faute, je me moquais du vieillard et de son fils, et je les ai poussés à bout tous les deux. Je suis la cause de ce drame. » On en vint à parler de Samsonov : « Ça ne regarde personne, répliqua-t-elle avec violence, il était mon bienfaiteur, cest lui qui ma recueillie nu-pieds, quand les miens mont jetée hors de chez eux. » Le président lui rappela quelle devait répondre directement aux questions, sans entrer dans des détails superflus. Grouchegnka rougit, ses yeux étincelèrent. Elle navait pas vu lenveloppe aux trois mille roubles et en connaissait seulement lexistence par le « scélérat ». « Mais tout ça, cest des bêtises, à aucun prix je ne serais allée chez Fiodor Pavlovitch… »
« Qui traitez-vous de « scélérat » ? demanda le procureur.
Le laquais Smerdiakov, qui a tué son maître et sest pendu hier. »
On sempressa de lui demander sur quoi elle basait une accusation si catégorique, mais elle non plus ne savait rien.
« Cest Dmitri Fiodorovitch qui me la dit, vous pouvez le croire. Cette personne la perdu, elle seule est cause de tout », ajouta Grouchegnka toute tremblante, dun ton où perçait la haine.
On voulut savoir à qui elle faisait allusion.
« Mais cette demoiselle, cette Catherine Ivanovna. Elle mavait fait venir chez elle, offert du chocolat, dans lintention de me séduire. Elle est sans vergogne, ma parole… »
Le président linterrompit, en la priant de modérer ses expressions. Mais enflammée par la jalousie, elle était prête à tout braver…
« Lors de larrestation, à Mokroïé, rappela le procureur, vous êtes accourue de la pièce voisine en criant : « Je suis coupable de tout, nous irons ensemble au bagne ! » Vous aussi le croyiez donc parricide, à ce moment ?
Je ne me rappelle pas mes sentiments dalors, répondit Grouchegnka, tout le monde laccusait, jai senti que cétait moi la coupable, et quil avait tué à cause de moi. Mais dès quil a proclamé son innocence, je lai cru et le croirai toujours ; il nest pas homme à mentir. »
Fétioukovitch, qui linterrogea ensuite, sinforma de Rakitine et des vingt-cinq roubles « en récompense de ce quil vous avait amené Alexéi Fiodorovitch Karamazov ».
« Rien détonnant à ce quil ait pris cet argent, sourit dédaigneusement Grouchegnka ; il venait toujours quémander, recevant de moi jusquà trente roubles par mois, et le plus souvent pour samuser ; il avait de quoi boire et manger sans cela.
Pour quelle raison étiez-vous si généreuse envers Mr Rakitine ? reprit Fétioukovitch, bien que le président sagitât.
Cest mon cousin. Ma mère et la sienne étaient sœurs. Mais il me suppliait de nen parler à personne, tant je lui faisais honte. »
Ce fait nouveau fut une révélation pour tout le monde ; personne ne sen doutait en ville et même au monastère. Rakitine, dit-on, était rouge de honte. Grouchegnka lui en voulait, sachant quil avait déposé contre Mitia. Léloquence de Mr Rakitine, ses nobles tirades contre le servage et le désarroi civique de la Russie furent ainsi ruinées dans lopinion. Fétioukovitch était satisfait, le ciel lui venait en aide. Dailleurs, on ne retint pas longtemps Grouchegnka, qui ne pouvait rien communiquer de particulier. Elle laissa au public une impression des plus défavorables. Des centaines de regards méprisants la fixèrent, lorsque après sa déposition elle alla sasseoir assez loin de Catherine Ivanovna. Tandis quon linterrogeait, Mitia avait gardé le silence, comme pétrifié, les yeux baissés.
Ivan Fiodorovitch se présenta comme témoin.
V. Brusque catastrophe
Il avait été appelé avant Aliocha. Mais lhuissier informa le président quune indisposition subite empêchait le témoin de comparaître et quaussitôt remis il viendrait déposer. On ny fit dailleurs pas attention, et son arrivée passa presque inaperçue ; les principaux témoins, surtout les deux rivales, étaient déjà entendues, la curiosité commençait à se lasser. On nattendait rien de nouveau des dernières dépositions. Le temps passait. Ivan savança avec une lenteur étrange, sans regarder personne, la tête baissée, lair absorbé. Il était mis correctement, mais son visage, marqué par la maladie, avait une teinte terreuse et rappelait celui dun mourant. Il leva les yeux, parcourut la salle dun regard trouble. Aliocha se dressa, poussa une exclamation, mais on ny prit pas garde.
Le président rappela au témoin quil navait pas prêté serment et pouvait garder le silence, mais devait déposer selon sa conscience, etc. Ivan écoutait, les yeux vagues. Tout à coup, un sourire se dessina sur son visage, et lorsque le président, qui le regardait avec étonnement, eut fini, il éclata de rire.
« Et puis, quoi encore ? demanda-t-il à haute voix.
Silence absolu dans la salle. Le président sinquiéta.
« Vous… êtes encore indisposé, peut-être ? demanda-t-il en cherchant du regard lhuissier.
Ne vous inquiétez pas, Excellence, je me sens suffisamment bien et puis vous raconter quelque chose de curieux, répondit Ivan dun ton calme et déférent.
Vous avez une communication particulière à faire ? » continua le président avec une certaine méfiance.
Ivan Fiodorovitch baissa la tête et attendit durant quelques secondes avant de répondre.
« Non…, je nai rien à dire de particulier. »
Interrogé, il fit à contrecœur des réponses laconiques, pourtant assez raisonnables, avec une répulsion croissante. Il allégua son ignorance sur bien des choses et ne savait rien des comptes de son père avec Dmitri Fiodorovitch. « Je ne moccupais pas de cela », déclara-t-il. Il avait entendu les menaces de laccusé contre son père et connaissait lexistence de lenveloppe par Smerdiakov.
« Toujours la même chose ! interrompit-il soudain dun air las ; je ne puis rien dire au tribunal.
Je vois que vous êtes encore souffrant, et je comprends vos sentiments… », commença le président.
Il allait demander au procureur et à lavocat sils avaient des questions à poser, lorsque Ivan dit dune voix exténuée :
« Permettez-moi de me retirer, Excellence, je ne me sens pas bien. »
Après quoi, sans attendre lautorisation, il se retourna et marcha vers la sortie. Mais après quelques pas il sarrêta, parut réfléchir, sourit et revint à sa place :
« Je ressemble, Excellence, à cette jeune paysanne, vous savez : « Si je veux jirai, si je ne veux pas, je nirai pas ! » On la suit pour lhabiller et la conduire à lautel, et elle répète ces paroles… Cela se trouve dans une scène populaire…
Quentendez-vous par là ? dit sévèrement le président.
Voilà, dit Ivan en exhibant une liasse de billets de banque, voilà largent… le même qui était dans cette enveloppe (il désignait les pièces à conviction), et pour lequel on a tué mon père. Où faut-il le déposer ! Monsieur lhuissier, veuillez le remettre à qui de droit. »
Lhuissier prit la liasse et la remit au président.
« Comment cet argent se trouve-t-il en votre possession… si cest bien le même ? demanda le président surpris.
Je lai reçu de Smerdiakov, de lassassin, hier… Jai été chez lui avant quil se pendît. Cest lui qui a tué mon père, ce nest pas mon frère. Il a tué et je ly ai incité… Qui ne désire pas la mort de son père ?
Avez-vous votre raison ? ne put sempêcher de dire le président.
Mais oui, jai ma raison… Une raison vile comme la vôtre, comme celle de tous ces… museaux ! Il se tourna vers le public. Ils ont tué leurs pères et simulent la terreur, dit-il avec mépris en grinçant des dents. Ils font des grimaces entre eux. Les menteurs ! Tous désirent la mort de leurs pères. Un reptile dévore lautre… Sil ny avait pas de parricide, ils se fâcheraient et sen iraient furieux. Cest un spectacle ! Panem et circenses ! Dailleurs, je suis joli, moi aussi ! Avez-vous de leau, donnez-moi à boire, au nom du ciel ! »
Il se prit la tête. Lhuissier sapprocha de lui aussitôt. Aliocha se dressa en criant : « Il est malade, ne le croyez pas, il a la fièvre chaude ! » Catherine Ivanovna sétait levée précipitamment et, immobile deffroi, considérait Ivan Fiodorovitch. Mitia, avec un sourire qui grimaçait, écoutait avidement son frère.
« Rassurez-vous, je ne suis pas fou, je suis seulement un assassin ! reprit Ivan. On ne peut exiger dun assassin quil soit éloquent », ajouta-t-il en souriant.
Le procureur, visiblement agité, se pencha vers le président. Les juges chuchotaient. Fétioukovitch dressa loreille. La salle attendait, anxieuse. Le président parut se ressaisir.
« Témoin, vous tenez un langage incompréhensible et quon ne peut tolérer ici. Calmez-vous et parlez… si vous avez vraiment quelque chose à dire. Par quoi pouvez-vous confirmer un tel aveu… sil ne résulte pas du délire ?
Le fait est que je nai pas de témoins. Ce chien de Smerdiakov ne vous enverra pas de lautre monde sa déposition… dans une enveloppe. Vous voudriez toujours des enveloppes, cest assez dune. Je nai pas de témoins… Sauf un, peut-être. »
Il sourit dun air pensif.
« Qui est votre témoin ?
Il a une queue, Excellence, ce nest pas conforme à la règle ! Le diable nexiste point !{193} Ne faites pas attention, cest un diablotin sans importance, ajouta-t-il confidentiellement en cessant de rire ; il doit être quelque part ici, sous la table des pièces à conviction : où serait-il, sinon là ? Écoutez-moi ; je lui ai dit : « Je ne veux pas me taire », et il me parle de cataclysme géologique… et autres bêtises ! Mettez le monstre en liberté… il a chanté son hymne, car il a le cœur léger ! Comme une canaille ivre qui braille : Pour Piter est parti Vanka. Moi, pour deux secondes de joie, je donnerais un quatrillion de quatrillions. Vous ne me connaissez pas ! Oh ! que tout est bête parmi vous ! Eh bien ! Prenez-moi à sa place ! Je ne suis pas venu pour rien… Pourquoi tout ce qui existe est-il si bête ? »
Et il se remit à inspecter lentement la salle dun air rêveur. Lémoi était général. Aliocha courait vers lui, mais lhuissier avait déjà saisi Ivan Fiodorovitch par le bras.
« Quest-ce encore ? » sécria-t-il en fixant lhuissier.
Tout à coup il le saisit par les épaules et le renversa. Les gardes accoururent, on lappréhenda, il se mit à hurler comme un forcené. Tandis quon lemportait il criait des paroles incohérentes.
Ce fut un beau tumulte. Je ne me rappelle pas tout dans lordre, lémotion mempêchait de bien observer. Je sais seulement quune fois le calme rétabli lhuissier fut réprimandé, bien quil expliquât aux autorités que le témoin avait tout le temps paru dans son état normal, que le médecin lavait examiné lors de sa légère indisposition, une heure auparavant ; jusquau moment de comparaître, il sexprimait sensément, de sorte quon ne pouvait rien prévoir ; il insistait lui-même pour être entendu. Mais avant que lémotion fût apaisée, une nouvelle scène se produisit ; Catherine Ivanovna eut une crise de nerfs. Elle gémissait et sanglotait bruyamment sans vouloir sen aller, elle se débattait, suppliant quon la laissât dans la salle. Tout à coup, elle cria au président :
« Jai encore quelque chose à dire, tout de suite… tout de suite !… Voici un papier, une lettre… prenez, lisez vite ! Cest la lettre du monstre que voici ! dit-elle en désignant Mitia. Cest lui qui a tué son père, vous allez voir, il mécrit comment il le tuera ! Lautre est malade, il a la fièvre chaude depuis trois jours ! »
Lhuissier prit le papier et le remit au président, Catherine Ivanovna retomba sur sa chaise, cacha son visage, se mit à sangloter sans bruit, étouffant ses moindres gémissements, de peur quon ne la fît sortir. Le papier en question était la lettre écrite par Mitia au cabaret « À la Capitale », quIvan considérait comme une preuve catégorique. Hélas ! ce fut leffet quelle produisit ; sans cette lettre, Mitia naurait peut-être pas été condamné, du moins pas si rigoureusement ! Encore un coup, il était difficile de suivre les détails. Même à présent, tout cela mapparaît dans un brouhaha. Le président fit sans doute part de ce nouveau document aux parties et au jury. Comme il demandait à Catherine Ivanovna si elle était remise, elle répondit vivement :
« Je suis prête ! Je suis tout à fait en état de vous répondre. »
Elle craignait encore quon ne lécoutât point. On la pria dexpliquer en détail dans quelles circonstances elle avait reçu cette lettre.
« Je lai reçue la veille du crime, elle venait du cabaret, écrite sur une facture, regardez, cria-t-elle, haletante. Il me haïssait alors, ayant eu la bassesse de suivre cette créature… et aussi parce quil me devait ces trois mille roubles. Sa vilenie et cette dette lui faisaient honte. Voici ce qui sest passé, je vous supplie de mécouter ; trois semaines avant de tuer son père, il vint chez moi un matin. Je savais quil avait besoin dargent et pourquoi, précisément pour séduire cette créature et lemmener avec lui. Je connaissais sa trahison, son intention de mabandonner, et je lui remis moi-même cet argent, sous prétexte de lenvoyer à ma sœur à Moscou. En même temps, je le regardai en face et lui dis quil pouvait lenvoyer quand il voudrait, « même dans un mois ». Comment na-t-il pas compris que cela signifiait : il te faut de largent pour me trahir, en voici, cest moi qui te le donne ; prends si tu en as le courage ! Je voulais le confondre. Eh bien, il a pris cet argent, il la emporté et gaspillé en une nuit avec cette créature. Pourtant, il avait compris que je savais tout, je vous assure, et que je le lui donnais uniquement pour léprouver, pour voir sil aurait linfamie de laccepter. Nos regards se croisaient, il a tout compris et il est parti avec mon argent !
Cest vrai, Katia, sécria Mitia, javais compris ton intention, pourtant jai accepté ton argent. Méprisez tous un misérable, je lai mérité !
Accusé, dit le président, encore un mot et je vous fais sortir de la salle.
Cet argent la tracassé, reprit Katia avec précipitation, il voulait me le rendre, mais il lui en fallait pour cette créature. Voilà pourquoi il a tué son père, mais il ne ma rien rendu, il est parti avec elle dans ce village où on la arrêté. Cest là quil a de nouveau fait la fête, avec largent volé. Un jour avant le crime, il ma écrit cette lettre étant ivre je lai deviné aussitôt sous lempire de la colère, et persuadé que je ne la montrerais à personne, même sil assassinait. Sinon, il ne laurait pas écrite. Il savait que je ne voulais pas le perdre par vengeance ! Mais lisez, lisez avec attention, je vous en prie, vous verrez quil décrit tout à lavance ; comment il tuera son père, où est caché largent. Notez surtout cette phrase : « Je tuerai dès quIvan sera parti. Par conséquent, il a prémédité son crime », insinua perfidement Catherine Ivanovna. On voyait quelle avait étudié chaque détail de cette lettre fatale. À jeun, il ne maurait pas écrit, mais voyez, cette lettre constitue un programme ! »
Dans son exaltation, elle faisait fi des conséquences possibles, bien quelle les eût envisagées peut-être un mois auparavant, quand elle se demandait, tremblante de colère : « Faut-il lire ceci au tribunal ? » Maintenant, elle avait brûlé ses vaisseaux. Cest alors que le greffier donna lecture de la lettre, qui produisit une impression accablante. On demanda à Mitia sil la reconnaissait.
« Oui, oui ! et je ne laurais pas écrite si je navais pas bu !… Nous nous haïssons pour bien des causes, Katia, mais je te jure que malgré ma haine, je taimais et que tu ne maimais pas ! »
Il retomba sur son banc en se tordant les mains.
Le procureur et lavocat demandèrent à tour de rôle à Catherine Ivanovna pour quels motifs elle avait dabord dissimulé ce document et déposé dans un tout autre esprit.
« Oui, jai menti tout à lheure, contre mon honneur et ma conscience, mais je voulais le sauver, précisément parce quil me haïssait et me méprisait. Oh ! il me méprisait, il ma toujours méprisée, dès linstant où je lai salué jusquà terre à cause de cet argent. Je lai senti aussitôt, mais je fus longtemps sans le croire. Que de fois jai lu dans ses yeux : « Tu es pourtant venue toi-même chez moi. » Oh ! il navait rien compris, il na pas deviné pourquoi jétais venue, il ne peut soupçonner que la bassesse ! Il juge tous les autres daprès lui, dit avec fureur Katia au comble de lexaltation. Il voulait mépouser seulement pour mon héritage, rien que pour cela, je men suis toujours doutée. Cest un fauve ! Il était sûr que toute ma vie je tremblerais de honte devant lui, et quil pourrait me mépriser et avoir le dessus, voilà pourquoi il voulait mépouser ! Cest la vérité ! Jai essayé de le vaincre par un amour infini, je voulais même oublier sa trahison, mais il na rien compris, rien, rien ! Peut-il comprendre quelque chose ? Cest un monstre ! Je nai reçu cette lettre que le lendemain soir, on me la apportée du cabaret, et le matin encore jétais décidée à lui pardonner tout, même sa trahison ! »
Le procureur et le président la calmèrent de leur mieux. Je suis sûr queux-mêmes avaient peut-être honte de profiter de son exaltation pour recueillir de tels aveux. On les entendit lui dire : « Nous comprenons votre peine, nous sommes capables de compatir », etc., pourtant, ils arrachaient cette déposition à une femme affolée, en proie à une crise de nerfs. Enfin, avec une lucidité extraordinaire, comme il arrive fréquemment en pareil cas, elle décrivit comment sétait détraquée, dans ces deux mois, la raison dIvan Fiodorovitch, obsédé par lidée de sauver « le monstre et lassassin », son frère.
« Il se tourmentait, sexclama-t-elle, il voulait atténuer la faute, en mavouant que lui-même naimait pas son père et avait peut-être désiré sa mort. Oh ! Cest une conscience délite, voilà la cause de ses souffrances ! Il navait pas de secrets pour moi, il venait me voir tous les jours comme sa seule amie. Jai lhonneur dêtre sa seule amie ! dit-elle dun ton de défi, les yeux brillants. Il est allé deux fois chez Smerdiakov. Un jour, il vint me dire : « Si ce nest pas mon frère qui a tué, si cest Smerdiakov (car on a répandu cette légende), peut-être suis-je aussi coupable, car Smerdiakov savait que je naimais pas mon père et pensait peut-être que je désirais sa mort ? » Cest alors que je lui ai montré cette lettre ; il fut définitivement convaincu de la culpabilité de son frère, il était atterré ; il ne pouvait supporter lidée que son propre frère fût un parricide ! Depuis une semaine, ça le rend malade. Ces derniers jours, il avait le délire, jai constaté que sa raison se troublait. On la entendu divaguer dans les rues. Le médecin que jai fait venir de Moscou la examiné avant-hier et ma dit que la fièvre chaude allait se déclarer, et tout cela à cause du monstre ! Hier, il a appris la mort de Smerdiakov ; ça lui a porté le dernier coup. Tout cela à cause de ce monstre, et afin de le sauver ! »
Assurément, on ne peut parler ainsi et faire de tels aveux quune fois dans la vie, à ses derniers moments, par exemple, en montant à léchafaud. Mais cela convenait précisément au caractère de Katia. Cétait bien la même jeune fille impétueuse qui avait couru chez un jeune libertin pour sauver son père ; la même qui, tout à lheure, fière et chaste, avait publiquement sacrifié sa pudeur virginale en racontant « la noble action de Mitia », dans le seul dessein dadoucir le sort qui lattendait. Et maintenant elle se sacrifiait tout de même, mais pour un autre, ayant peut-être, à cet instant seulement, senti pour la première fois combien cet autre lui était cher. Elle se sacrifiait pour lui dans son effroi, simaginant soudain quil se perdait par sa déposition, quil avait tué au lieu de son frère, elle se sacrifiait afin de le sauver, lui et sa réputation. Une question angoissante se posait : avait-elle calomnié Mitia au sujet de leurs anciennes relations ? Non, elle ne mentait pas sciemment, en criant que Mitia la méprisait pour ce salut jusquà terre ! Elle le croyait, elle était profondément convaincue, depuis ce salut peut-être, que le naïf Mitia, qui ladorait encore à ce moment, se moquait delle et la méprisait. Et seulement par fierté, elle sétait prise pour lui dun amour outré, par fierté blessée, et cet amour ressemblait à une vengeance. Peut-être cet amour outré serait-il devenu un amour véritable, peut-être Katia ne demandait-elle pas mieux, mais Mitia lavait offensée jusquau fond de lâme par sa trahison, et cette âme ne pardonnait pas. Lheure de la vengeance avait sonné brusquement, et toute la rancune douloureuse accumulée dans le cœur de la femme offensée sétait exhalée dun seul coup. En livrant Mitia, elle se livrait elle-même. Dès quelle eut achevé, ses nerfs la trahirent, la honte lenvahit. Elle eut une nouvelle crise de nerfs, il fallut lemporter. À ce moment, Grouchegnka sélança en criant vers Mitia, si rapidement quon neut pas le temps de la retenir.
« Mitia, cette vipère ta perdu ! Vous lavez vue à lœuvre ! » ajouta-t-elle frémissante, en sadressant aux juges.
Sur un signe du président, on la saisit et on lemmena. Elle se débattait en tendant les bras à Mitia. Celui-ci poussa un cri, voulut sélancer vers elle. On le maîtrisa sans peine.
Je pense que les spectatrices demeurèrent satisfaites, le spectacle en valait la peine. Le médecin de Moscou, que le président avait envoyé chercher pour soigner Ivan, vint faire son rapport. Il déclara que le malade traversait une crise des plus dangereuses, quon devait lemmener immédiatement. Lavant-veille, le patient était venu le consulter, mais avait refusé de se soigner, malgré la gravité de son état. « Il mavoua quil avait des hallucinations, quil rencontrait des morts dans la rue, que Satan lui rendait visite tous les soirs », conclut le fameux spécialiste.
La lettre de Catherine Ivanovna fut ajoutée aux pièces à conviction. La cour, en ayant délibéré, décida de poursuivre les débats et de mentionner au procès-verbal les dépositions inattendues de Catherine Ivanovna et dIvan Fiodorovitch.
Les dépositions des derniers témoins ne firent que confirmer les précédentes, mais avec certains détails caractéristiques. Dailleurs, le réquisitoire, auquel nous arrivons, les résume toutes. Les derniers incidents avaient surexcité les esprits ; on attendait avec une impatience fiévreuse les discours et le verdict. Les révélations de Catherine Ivanovna avaient atterré Fétioukovitch. En revanche, le procureur triomphait. Il y eut une suspension daudience qui dura environ une heure. À huit heures précises, je crois, le procureur commença son réquisitoire.
VI. Le réquisitoire. Caractéristique
Hippolyte Kirillovitch prit la parole avec un tremblement nerveux, le front et les tempes baignés dune sueur froide, le corps parcouru de frissons, comme il le raconta ensuite. Il regardait ce discours comme son chef-dœuvre{194}, son chant du cygne, et mourut poitrinaire neuf mois plus tard, justifiant ainsi cette comparaison. Il y mit tout son cœur et toute lintelligence dont il était capable, dévoilant un sens civique inattendu et de lintérêt pour les questions « brûlantes ». Il séduisit surtout par la sincérité ; il croyait réellement à la culpabilité de laccusé et ne requérait pas seulement par ordre, en vertu de ses fonctions, mais animé du désir de « sauver la société ». Même les dames, pourtant hostiles à Hippolyte Kirillovitch, convinrent de la vive impression quil avait produite. Il commença dune voix saccadée, qui saffermit bientôt et résonna dans la salle entière, jusquà la fin. Mais à peine avait-il achevé son réquisitoire quil faillit sévanouir.
« Messieurs les jurés, cette affaire a eu du retentissement dans toute la Russie. Au fond, avons-nous lieu dêtre surpris, de nous épouvanter ? Ne sommes-nous pas habitués à toutes ces choses ? Ces affaires sinistres ne nous émeuvent presque plus, hélas ! Cest notre apathie, messieurs, qui doit faire horreur, et non le forfait de tel ou tel individu. Doù vient que nous réagissons si faiblement devant des phénomènes qui nous présagent un sombre avenir ? Faut-il attribuer cette indifférence au cynisme, à lépuisement précoce de la raison et de limagination de notre société, si jeune encore, mais déjà débile ; au bouleversement de nos principes moraux ou à labsence totale de ces principes ? Je laisse en suspens ces questions, qui nen sont pas moins angoissantes et sollicitent lattention de chaque citoyen. Notre presse, aux débuts si timides encore, a pourtant rendu quelques services à la société, car, sans elle, nous ne connaîtrions pas la licence effrénée et la démoralisation quelle révèle sans cesse à tous, et non aux seuls visiteurs des audiences devenues publiques sous le présent règne. Et que lisons-nous dans les journaux ? Oh ! des atrocités devant lesquelles laffaire actuelle elle-même pâlit et paraît presque banale. La plupart de nos causes criminelles attestent une sorte de perversité générale, entrée dans nos mœurs et difficile à combattre en tant que fléau social. Ici, cest un jeune et brillant officier de la haute classe qui assassine sans remords un modeste fonctionnaire, dont il était lobligé, et sa servante, afin de reprendre une reconnaissance de dette. Et il vole en même temps largent : « Cela servira à mes plaisirs. » Son crime accompli, il sen va, après avoir mis un oreiller sous la tête des victimes. Ailleurs, un jeune héros, décoré pour sa bravoure, égorge comme un brigand, sur la grande route, la mère de son chef, et, pour persuader ses complices, leur assure que « cette femme laime comme un fils, quelle se fie à lui et, par conséquent, ne prendra pas de précautions ». Ce sont des monstres, mais je nose dire quil sagisse de cas isolés. Un autre, sans aller jusquau crime, pense de même et est tout aussi infâme dans son for intérieur. En tête à tête avec sa conscience, il se demande peut-être : « Lhonneur nest-il pas un préjugé ? » On mobjectera que je calomnie notre société, que je déraisonne, que jexagère. Soit, je ne demanderais pas mieux que de me tromper. Ne me croyez pas, considérez-moi comme un malade, mais rappelez-vous mes paroles ; même si je ne dis que la vingtième partie de la vérité, cest à faire frémir ! Regardez combien il y a de suicides parmi les jeunes gens ! Et ils se tuent sans se demander, comme Hamlet, ce quil y aura « ensuite » ; la question de limmortalité de lâme, de la vie future nexiste pas pour eux. Voyez notre corruption, nos débauchés. Fiodor Pavlovitch, la malheureuse victime de cette affaire, paraît un enfant innocent à côté deux. Or, nous lavons tous connu, il vivait parmi nous… Oui, la psychologie du crime en Russie sera peut-être étudiée un jour par des esprits éminents, tant chez nous quen Europe, car le sujet en vaut la peine. Mais cette étude aura lieu après coup, à loisir, quand lincohérence tragique de lheure actuelle, nétant plus quun souvenir, pourra être analysée plus impartialement que je ne suis capable de le faire. Pour le moment, nous nous effrayons ou nous feignons de nous effrayer, tout en savourant ce spectacle, ces sensations fortes qui secouent notre cynique oisiveté ; ou bien nous nous cachons, comme des enfants, la tête sous loreiller à la vue de ces fantômes qui passent, pour les oublier ensuite dans la joie et dans les plaisirs. Mais un jour ou lautre il faudra réfléchir, faire notre examen de conscience, nous rendre compte de notre état social. À la fin dun de ses chefs-dœuvre, un grand écrivain de la période précédente, comparant la Russie à une fougueuse troïka, qui galope vers un but inconnu, sécrie : « Ah ! troïka, rapide comme loiseau, qui donc ta inventée ? » Et, dans un élan denthousiasme, il ajoute que devant cette troïka emportée, tous les peuples sécartent respectueusement{195}. Soit, messieurs, je le veux bien, mais, à mon humble avis, le génial artiste a cédé à un accès didéalisme naïf, à moins que peut-être il nait craint la censure de lépoque. Car, en nattelant que ses héros à sa troïka, les Sabakévitch, les Nozdriov, les Tchitchikov, quel que soit le voiturier, Dieu sait où nous mèneraient de pareils coursiers ! Et ce sont là les coursiers dautrefois ; nous avons mieux encore… »
Ici, le discours dHippolyte Kirillovitch fut interrompu par des applaudissements. Le libéralisme du symbole de la troïka russe plut. À vrai dire, les applaudissements furent clairsemés, de sorte que le président ne jugea même pas nécessaire de menacer le public de « faire évacuer » la salle. Pourtant, Hippolyte Kirillovitch fut réconforté : on ne lavait jamais applaudi ! On avait refusé de lécouter durant tant dannées, et tout à coup il pouvait se faire entendre de toute la Russie !
« Quest-ce donc que cette famille Karamazov, qui a acquis soudain une si triste célébrité ? Jexagère peut-être, mais il me semble quelle résume certains traits fondamentaux de notre société contemporaine, à létat microscopique, « comme une goutte deau résume le soleil ». Voyez ce vieillard débauché, ce « père de famille » qui a fini si tristement. Gentilhomme de naissance mais ayant débuté dans la vie comme chétif parasite, un mariage imprévu lui procure un petit capital ; dabord vulgaire fripon et bouffon obséquieux, cest avant tout un usurier. Avec le temps, à mesure quil senrichit, il prend de lassurance. Lhumilité et la flagornerie disparaissent, il ne reste quun cynique méchant et railleur, un débauché. Nul sens moral, une soif de vivre inextinguible. À part les plaisirs sensuels, rien nexiste, voilà ce quil enseigne à ses enfants. En tant que père, il ne reconnaît aucune obligation morale, il sen moque, laisse ses jeunes enfants aux mains des domestiques et se réjouit quand on les emmène. Il les oublie même totalement. Toute sa morale se résume dans ce mot : après moi, le déluge !{196} Cest le contraire dun citoyen, il se détache complètement de la société : « Périsse le monde, pourvu que je me trouve bien, moi seul. » Et il se trouve bien, il est tout à fait content, il veut mener cette vie encore vingt ou trente ans. Il frustre son fils, et avec son argent, lhéritage de sa mère quil refuse de lui remettre, il cherche à lui souffler sa maîtresse. Non, je ne veux pas abandonner la défense de laccusé à léminent avocat venu de Pétersbourg. Moi aussi je dirai la vérité, moi aussi je comprends lindignation accumulée dans le cœur de ce fils. Mais assez sur ce malheureux vieillard : il a reçu sa rétribution. Rappelons-nous, pourtant, que cétait un père, et un père moderne. Est-ce calomnier la société que de dire quil y en a beaucoup comme lui ? Hélas ! la plupart dentre eux ne sexpriment pas avec autant de cynisme, car ils sont mieux élevés, plus instruits, mais au fond ils ont la même philosophie. Admettons que je sois pessimiste. Il est entendu que vous me pardonnerez. Ne me croyez pas, mais laissez-moi mexpliquer, vous vous rappellerez certaines de mes paroles.
« Voyons les fils de cet homme. Lun est devant nous, au banc des accusés ; je serai bref sur les autres. Laîné de ceux-ci est un jeune homme moderne, fort instruit et fort intelligent, qui ne croit à rien pourtant et a déjà renié bien des choses, comme son père. Nous lavons tous entendu, il était reçu amicalement dans notre société. Il ne cachait pas ses opinions, bien au contraire, ce qui menhardit à parler maintenant de lui avec quelque franchise, tout en ne lenvisageant quen tant que membre de la famille Karamazov. Hier, tout au bout de la ville, sest suicidé un malheureux idiot, impliqué étroitement dans cette affaire, ancien domestique et peut-être fils naturel de Fiodor Pavlovitch, Smerdiakov. Il ma raconté en larmoyant, à linstruction, que ce jeune Karamazov, Ivan Fiodorovitch, lavait épouvanté par son nihilisme moral : « Daprès lui, tout est permis, et rien dorénavant ne doit être défendu, voilà ce quil menseignait. » Cette doctrine a dû achever de déranger lesprit de lidiot, bien quassurément sa maladie et le terrible drame survenu dans la maison lui aient aussi troublé le cerveau. Mais cet idiot est lauteur dune remarque qui eût fait honneur à un observateur plus intelligent, voilà pourquoi jai parlé de lui. « Sil y a, ma-t-il dit, un des fils de Fiodor Pavlovitch qui lui ressemble davantage par le caractère, cest Ivan Fiodorovitch ! » Sur cette remarque, jinterromps ma caractéristique, estimant quil serait indélicat de continuer. Oh ! je ne veux pas tirer des conclusions et pronostiquer uniquement la ruine à cette jeune destinée. Nous avons vu aujourdhui que la vérité est encore puissante dans son jeune cœur, que les sentiments familiaux ne sont pas encore étouffés en lui par lirréligion et le cynisme des idées, inspirés davantage par lhérédité que par la véritable souffrance morale.
« Le plus jeune, encore adolescent, est pieux et modeste ; à linverse de la doctrine sombre et dissolvante de son frère, il se rapproche des « principes populistes », ou de ce quon appelle ainsi dans certains milieux intellectuels. Il sest attaché à notre monastère, a même failli prendre lhabit. Il incarne, me semble-t-il, inconsciemment, le fatal désespoir qui pousse une foule de gens, dans notre malheureuse société par crainte du cynisme corrupteur et parce quils attribuent faussement tous nos maux à la culture occidentale à retourner, comme ils disent, « au sol natal », à se jeter, pour ainsi parler, dans les bras de la terre natale, comme des enfants effrayés par les fantômes se réfugient sur le sein tari de leur mère pour sendormir tranquillement et échapper aux visions qui les épouvantent. Quant à moi, je forme les meilleurs vœux pour cet adolescent si bien doué, je souhaite que ses nobles sentiments et ses aspirations vers les principes populistes ne dégénèrent pas par la suite, comme il arrive fréquemment, en un sombre mysticisme au point de vue moral, en un stupide chauvinisme au point de vue civique, deux idéals qui menacent la nation de maux encore plus graves, peut-être, que cette perversion précoce, provenant dune fausse compréhension de la culture occidentale dont souffre son frère. »
Le chauvinisme et le mysticisme recueillirent quelques applaudissements. Sans doute, Hippolyte Kirillovitch sétait laissé entraîner, et toutes ces divagations ne cadraient guère avec laffaire, mais ce poitrinaire aigri avait trop envie de se faire entendre, au moins une fois dans sa vie. On raconta ensuite quen faisant dIvan Fiodorovitch un portrait tiré au noir, il avait obéi à un sentiment peu délicat : battu une ou deux fois par celui-ci dans des discussions en public, il voulait maintenant se venger. Jignore si cette assertion était justifiée. Dailleurs, tout cela nétait quune simple entrée en matière.
« Le troisième fils de cette famille moderne est sur le banc des accusés. Sa vie et ses exploits se déroulent devant nous ; lheure est venue où tout sétale au grand jour. À linverse de ses frères, dont lun est un « occidentaliste » et lautre un « populiste », il représente la Russie à létat naturel, mais Dieu merci, pas dans son intégrité ! Et pourtant la voici, notre Russie, on la sent, on lentend en lui, la chère petite mère. Il y a en nous un étonnant alliage de bien et de mal ; nous aimons Schiller et la civilisation, mais nous faisons du tapage dans les cabarets et nous traînons par la barbe nos compagnons divresse. Il nous arrive dêtre excellents, mais seulement lorsque tout va bien pour nous. Nous nous enflammons pour les plus nobles idéals, à condition de les atteindre sans peine et que cela ne nous coûte rien. Nous naimons pas à payer, mais nous aimons beaucoup à recevoir. Faites-nous la vie heureuse, donnez-nous les coudées franches et vous verrez comme nous serons gentils. Nous ne sommes pas avides, certes, mais donnez-nous le plus dargent possible, et vous verrez avec quel mépris pour le vil métal nous le dissiperons en une nuit dorgie. Et si lon nous refuse largent, nous montrerons comment nous savons nous en procurer au besoin. Mais procédons par ordre. Nous voyons dabord le pauvre enfant abandonné « nu-pieds dans larrière-cour », selon lexpression de notre respectable concitoyen, dorigine étrangère, hélas ! Encore un coup, je nabandonne à personne la défense du prévenu. Je suis à la fois son accusateur et son avocat. Nous sommes humains, que diantre, et apprécions comme il sied linfluence des premières impressions denfance sur le caractère. Mais lenfant devient un jeune homme, le voici officier ; ses violences et une provocation en duel le font exiler dans une ville frontière. Naturellement, il fait la fête, mène la vie à grandes guides. Il a surtout besoin dargent, et après de longues discussions transige avec son père pour six mille roubles. Il existe, remarquez-le bien, une lettre de lui où il renonce presque au reste et termine, pour cette somme, le différend au sujet de lhéritage. Cest alors quil fait la connaissance dune jeune fille cultivée, et dun très noble caractère. Je nentrerai pas dans les détails, vous venez de les entendre : il sagit dhonneur et dabnégation, je me tais. Limage du jeune homme frivole et corrompu, mais sinclinant devant la véritable noblesse, devant une idée supérieure, nous est apparue des plus sympathiques. Mais ensuite, dans cette même salle, on nous a montré le revers de la médaille. Je nose pas me lancer dans des conjectures et je mabstiens danalyser les causes. Ces causes nen existent pas moins. Cette même personne, avec les larmes dune indignation longtemps refoulée, nous déclare quil la méprisée pour son élan imprudent, impétueux, peut-être, mais noble et généreux. Devenu son fiancé, il a eu pour elle un sourire railleur quelle aurait peut-être supporté dun autre, mais pas de lui. Sachant quil la trahie (car il pensait pouvoir tout se permettre à lavenir, même la trahison), sachant cela, elle lui remet trois mille roubles en lui donnant à entendre clairement quelle devine ses intentions. « Eh bien ! les prendras-tu, oui ou non, en auras-tu le courage ? » lui dit son regard pénétrant. Il la regarde, comprend parfaitement sa pensée (lui-même la avoué devant vous), puis il sapproprie ces trois mille roubles et les dépense en deux jours avec son nouvel amour. Que croire ? La première légende, le noble sacrifice de ses dernières ressources et lhommage à la vertu, ou le revers de la médaille, la bassesse de cette conduite ? Dans les cas ordinaires, il convient de chercher la vérité entre les extrêmes ; ce nest pas le cas ici. Très probablement, il sest montré aussi noble la première fois que vil la seconde. Pourquoi ? Parce que nous sommes une « nature large », un Karamazov voilà où je veux en venir capable de réunir tous les contrastes et de contempler à la fois deux abîmes, celui den haut, labîme des sublimes idéals, et celui den bas, labîme de la plus ignoble dégradation. Rappelez-vous la brillante idée formulée tout à lheure par Mr Rakitine, le jeune observateur, qui a étudié de près toute la famille Karamazov : « La conscience de la dégradation est aussi indispensable à ces natures effrénées que la conscience de la noblesse morale. » Rien nest plus vrai ; ce mélange contre nature leur est constamment nécessaire. Deux abîmes, messieurs, deux abîmes simultanément, sinon nous ne sommes pas satisfaits, il manque quelque chose à notre existence. Nous sommes larges, larges, comme notre mère la Russie, nous nous accommodons de tout. À propos, messieurs les jurés, nous venons de parler de ces trois mille roubles et je me permets danticiper un peu. Imaginez-vous quavec ce caractère, ayant reçu cet argent au prix dune telle honte, de la dernière humiliation, imaginez-vous que le jour même il ait pu soi-disant en distraire la moitié, la coudre dans un sachet et avoir ensuite la constance de la porter tout un mois sur la poitrine, malgré la gêne et les tentations ! Ni lors de ses orgies dans les cabarets, ni lorsquil lui fallut quitter la ville pour se procurer chez Dieu sait qui largent nécessaire, afin de soustraire sa bien-aimée aux séductions de son père, de son rival, il nose toucher à cette réserve. Ne fût-ce que pour ne pas laisser son amie exposée aux intrigues du vieillard dont il était si jaloux, il aurait dû défaire son sachet et monter la garde autour delle, attendant le moment où elle lui dirait : « Je suis à toi », pour lemmener loin de ce fatal milieu. Mais non, il na pas recours à son talisman, et sous quel prétexte ? Le premier prétexte, nous lavons dit, était quil lui fallait de largent, au cas où son amie voudrait partir avec lui. Mais ce premier prétexte, daprès les propres paroles de laccusé, a fait place à un autre. « Tant, dit-il que je porte cet argent sur moi, je suis un misérable, mais non un voleur », car je puis toujours aller trouver ma fiancée, et en lui présentant la moitié de la somme que je me suis frauduleusement appropriée, lui dire : « Tu vois, jai dissipé la moitié de ton argent et prouvé que je suis un homme faible et sans conscience et, si tu veux, un misérable (jemploie les termes de laccusé), mais non un voleur, car alors je ne taurais pas rapporté cette moitié, je me la serais appropriée comme la première. » Singulière explication ! Ce forcené sans caractère, qui na pu résister à la tentation daccepter trois mille roubles dans des conditions aussi honteuses, fait preuve soudain dune fermeté stoïque et porte mille roubles à son cou sans oser y toucher ! Cela cadre-t-il avec le caractère que nous avons analysé ? Non, et je me permets de vous raconter comment le vrai Dmitri Karamazov aurait procédé sil sétait vraiment décidé à coudre son argent dans un sachet. À la première tentation, ne fût-ce que pour faire plaisir à sa dulcinée, avec laquelle il avait déjà dépensé la moitié de largent, il aurait décousu le sachet et prélevé, mettons cent roubles pour la première fois, car à quoi bon rapporter nécessairement la moitié ? quatorze cents roubles suffisent : « Je suis un misérable et non un voleur, car je rendrai quatorze cents roubles ; un voleur eût tout gardé. » Quelque temps après, il aurait retiré un second billet, puis un troisième, et ainsi de suite jusquà lavant-dernier, à la fin du mois : « Je suis un misérable, mais non un voleur. Jai dépensé vingt-neuf billets, je restituerai le trentième, un voleur nagirait pas ainsi. » Mais cet avant-dernier billet disparu à son tour, il aurait regardé le dernier en se disant : « Ce nest plus la peine, dépensons celui-là comme les autres ! » Voilà comment aurait procédé le véritable Dmitri Karamazov, tel que nous le connaissons ! Quant à la légende du sachet, elle est en contradiction absolue avec la réalité. On peut tout supposer, excepté cela. Mais nous y reviendrons. »
Après avoir exposé dans lordre tout ce que linstruction connaissait des discussions dintérêts et des rapports du père et du fils, en concluant de nouveau quil était tout à fait impossible détablir, au sujet de la division de lhéritage, lequel avait fait tort à lautre, Hippolyte Kirillovitch, à propos de ces trois mille roubles devenus une idée fixe dans lesprit de Mitia, rappela lexpertise médicale.
VII. Aperçu historique
« Lexpertise médicale a voulu nous prouver que laccusé na pas toute sa raison, que cest un maniaque. Je soutiens quil a sa raison, mais que cest un malheur pour lui : car sil ne lavait pas, il aurait peut-être fait preuve de plus dintelligence. Je le reconnaîtrais volontiers pour maniaque, mais sur un point seulement, signalé par lexpertise, sa manière de voir au sujet de ces trois mille roubles dont son père laurait frustré. Néanmoins son exaspération à ce propos peut sexpliquer beaucoup plus simplement que par une propension à la folie. Je partage entièrement lopinion du jeune praticien, selon lequel laccusé jouit et jouissait de toutes ses facultés, nétait quexaspéré et aigri. Jestime que ces trois mille roubles ne faisaient pas lobjet de sa constante exaltation, quune autre cause excitait sa colère ; cette cause, cest la jalousie ! »
Ici, Hippolyte Kirillovitch sétendit sur la fatale passion de laccusé pour Grouchegnka. Il commença au moment où laccusé sétait rendu chez « la jeune personne » pour « la battre », suivant son expression ; mais au lieu de cela, il resta à ses pieds, ce fut le début de cet amour. En même temps, cette personne est remarquée par le père de laccusé : coïncidence fatale et surprenante, car ces deux cœurs senflammèrent à la fois dune passion effrénée, en vrais Karamazov, bien quils connussent auparavant la jeune femme. Nous possédons laveu de celle-ci : « Je me jouais, dit-elle, de lun et de lautre. » Oui, cette intention lui vint tout à coup à lesprit, et finalement les deux hommes furent ensorcelés par elle. Le vieillard, qui adorait largent, prépara trois mille roubles, seulement pour quelle vînt chez lui, et bientôt il en arriva à sestimer heureux si elle consentait à lépouser. Nous avons des témoignages formels à cet égard. Quant à laccusé, nous connaissons la tragédie quil a vécue. Mais tel était le « jeu » de la jeune personne. Cette sirène na donné aucun espoir au malheureux, si ce nest au dernier moment, alors que, à genoux devant elle, il lui tendait les bras. « Envoyez-moi au bagne avec lui, cest moi qui lai poussé, je suis la coupable ! » criait-elle avec un sincère repentir lors de larrestation. Mr Rakitine, le jeune homme de talent, que jai déjà cité et qui a entrepris de décrire cette affaire, définit en quelques phrases concises le caractère de lhéroïne : « Un désenchantement précoce, la trahison et labandon du fiancé qui lavait séduite, puis la pauvreté, la malédiction dune honnête famille, enfin la protection dun riche vieillard, que dailleurs elle regarde encore comme son bienfaiteur. Dans ce jeune cœur, peut-être enclin au bien, la colère sest amassée, elle est devenue calculatrice, elle aime à thésauriser ; elle se raille de la société et lui garde rancune. » Cela explique quelle ait pu se jouer de lun et de lautre par méchanceté pure. Durant ce mois où laccusé aime sans espoir, dégradé par sa trahison et sa malhonnêteté, il est en outre affolé, exaspéré par une jalousie incessante envers son père. Et pour comble, le vieillard insensé sefforce de séduire lobjet de sa passion au moyen de ces trois mille roubles que son fils lui réclame comme lhéritage de sa mère. Oui, je conviens que la pilule est amère ! Il y avait de quoi devenir maniaque. Et ce nétait pas largent qui importait, mais le cynisme répugnant qui conspirait contre son bonheur, avec cet argent même ! »
Ensuite Hippolyte Kirillovitch aborda la genèse du crime dans lesprit de laccusé, en sappuyant sur les faits.
« Dabord, nous nous bornons à brailler dans les cabarets durant tout ce mois. Nous exprimons volontiers tout ce qui nous passe par la tête, même les idées les plus subversives ; nous sommes expansif, mais, on ne sait pourquoi, nous exigeons que nos auditeurs nous témoignent une entière sympathie, prennent part à nos peines, fassent chorus, ne nous gênent en rien. Sinon gare à eux ! (Suivait lanecdote du capitaine Sniéguiriov.) Ceux qui ont vu et entendu laccusé durant ce mois eurent finalement limpression quil ne sen tiendrait pas à de simples menaces contre son père, et que, dans son exaspération, il était capable de les réaliser. (Ici le procureur décrivit la réunion de famille au monastère, les conversations avec Aliocha et la scène scandaleuse chez Fiodor Pavlovitch, chez qui laccusé avait fait irruption après dîner.) Je ne suis pas sûr, poursuivit Hippolyte Kirillovitch, quavant cette scène laccusé eût déjà résolu de supprimer son père. Mais cette idée lui était déjà venue : les faits, les témoins et son propre aveu le prouvent. Javoue, messieurs les jurés, que jusquà ce jour jhésitais à croire à la préméditation complète. Jétais persuadé quil avait envisagé à plusieurs reprises ce moment fatal, mais sans préciser la date et les circonstances de lexécution. Mon hésitation a cessé en présence de ce document accablant, communiqué aujourdhui au tribunal par Mlle Verkhovtsev. Vous avez entendu, messieurs, son exclamation : « Cest le plan, le programme de lassassinat ! » Voilà comment elle a défini cette malheureuse lettre divrogne. En effet, cette lettre établit la préméditation. Elle a été écrite deux jours avant le crime, et nous savons quà ce moment, avant la réalisation de son affreux projet, laccusé jurait que sil ne trouvait pas à emprunter le lendemain, il tuerait son père pour prendre largent sous son oreiller, « dans une enveloppe, ficelée dune faveur rose, dès quIvan serait parti ». Vous entendez : « dès quIvan serait parti » ; par conséquent, tout est combiné, et tout sest passé comme il lavait écrit. La préméditation ne fait aucun doute, le crime avait le vol pour mobile, cest écrit et signé. Laccusé ne renie pas sa signature. On dira : cest la lettre dun ivrogne. Cela natténue rien, au contraire : il a écrit, étant ivre, ce quil avait combiné à létat lucide. Sinon, il se serait abstenu décrire. « Mais, objectera-t-on peut-être, pourquoi a-t-il crié son projet dans les cabarets ? celui qui prémédite un tel acte se tait et garde son secret. » Cest vrai, mais alors il navait que des velléités, son intention mûrissait. Par la suite, il sest montré plus réservé à cet égard. Le soir où il écrivit cette lettre, après sêtre enivré au cabaret « À la Capitale », il resta silencieux par exception, se tint à lécart sans jouer au billard, se bornant à houspiller un commis de magasin, mais inconsciemment, cédant à une habitude invétérée. Certes, une fois résolu à agir, laccusé devait appréhender de sêtre trop vanté en public de ses intentions, et que cela pût servir de preuve contre lui, quand il exécuterait son plan. Mais que faire ? Il ne pouvait rattraper ses paroles et espérait sen tirer encore cette fois. Nous nous fiions à notre étoile, messieurs ! Il faut reconnaître quil a fait de grands efforts avant den arriver là, et pour éviter un dénouement sanglant : « Je demanderai de largent à tout le monde, écrit-il dans sa langue originale, et si lon men refuse, le sang coulera. » De nouveau, nous le voyons agir à létat lucide comme il lavait écrit étant ivre ! »
Ici Hippolyte Kirillovitch décrivit en détail les tentatives de Mitia pour se procurer de largent, pour éviter le crime. Il relata ses démarches auprès de Samsonov, sa visite à Liagavi.
« Éreinté, mystifié, affamé, ayant vendu sa montre pour les frais du voyage (tout en portant quinze cents roubles sur lui, soi-disant), tourmenté par la jalousie au sujet de sa bien-aimée quil a laissée en ville, soupçonnant quen son absence elle peut aller trouver Fiodor Pavlovitch, il revient enfin. Dieu soit loué ! Elle ny a pas été. Lui-même laccompagne chez son protecteur Samsonov. (Chose étrange, nous ne sommes pas jaloux de Samsonov, et cest là un détail caractéristique !) Il court à son poste dobservation « sur les derrières » et, là, il apprend que Smerdiakov a eu une crise, que lautre domestique est malade ; le champ est libre, les « signaux » sont dans ses mains, quelle tentation ! Néanmoins, il résiste ; il se rend chez une personne respectée de tous, Mme Khokhlakov. Cette dame, qui compatit depuis longtemps à son sort, lui donne le plus sage des conseils : renoncer à faire la fête, à cet amour scandaleux, à ces flâneries dans les cabarets, où se gaspille sa jeune énergie, et partir pour les mines dor, en Sibérie : « Là-bas est le dérivatif aux forces qui bouillonnent en vous, à votre caractère romanesque, avide daventures. »
Après avoir décrit lissue de lentretien et le moment où laccusé apprit tout à coup que Grouchegnka nétait pas restée chez Samsonov, ainsi que la fureur du malheureux jaloux, à lidée quelle le trompait et se trouvait maintenant chez Fiodor Pavlovitch, Hippolyte Kirillovitch conclut, en faisant remarquer la fatalité de cet incident :
« Si la domestique avait eu le temps de lui dire que sa dulcinée était à Mokroïé avec son premier amant, rien ne serait arrivé. Mais elle était bouleversée, elle jura ses grands dieux, et si laccusé ne la tua pas sur place, cest parce quil sélança à la poursuite de linfidèle. Mais notez ceci : tout en étant hors de lui, il sempare dun pilon de cuivre. Pourquoi précisément un pilon ? Pourquoi pas une autre arme ? Mais si nous nous préparons à cette scène envisagée depuis un mois, que quelque chose ressemblant à une arme se présente, nous nous en emparons aussitôt. Depuis un mois, nous nous disions quun objet de ce genre peut servir darme. Aussi navons-nous pas hésité. Par conséquent, laccusé savait ce quil faisait en se saisissant de ce fatal pilon. Le voici dans le jardin de son père, le champ est libre, pas de témoins, une obscurité profonde et la jalousie. Le soupçon quelle est ici, dans les bras de son rival et se moque peut-être de lui à cet instant, sempare de son esprit. Et non seulement le soupçon, il sagit bien de cela, la fourberie saute aux yeux : elle est ici, dans cette chambre où il y a de la lumière, elle est chez lui, derrière le paravent, et le malheureux se glisse vers la fenêtre, regarde avec déférence, se résigne et sen va sagement pour ne pas faire un malheur, pour éviter lirréparable ; et on veut nous faire croire cela, à nous qui connaissons le caractère de laccusé, qui comprenons son état desprit révélé par les faits, surtout alors quil était au courant des signaux permettant de pénétrer aussitôt dans la maison ! »
À ce propos, Hippolyte Kirillovitch abandonna provisoirement laccusation et jugea nécessaire de sétendre sur Smerdiakov, afin de liquider lépisode des soupçons dirigés contre lui et den finir une fois pour toutes avec cette idée. Il ne négligea aucun détail et tout le monde comprit que, malgré le dédain quil témoignait pour cette hypothèse, il la considérait pourtant comme très importante.
VIII. Dissertation sur Smerdiakov
« Dabord, doù vient la possibilité dun pareil soupçon ? Le premier qui a dénoncé Smerdiakov est laccusé lui-même, lors de son arrestation ; pourtant, jusquà ce jour, il na pas présenté le moindre fait à lappui de cette inculpation, ni même une allusion tant soit peu vraisemblable à un fait quelconque. Ensuite, trois personnes seulement confirment ses dires : ses deux frères et Mme Sviétlov. Mais laîné a formulé ce soupçon seulement aujourdhui, au cours dun accès de démence et de fièvre chaude ; auparavant, durant ces deux mois, il était persuadé de la culpabilité de son frère et na même pas cherché à combattre cette idée. Dailleurs, nous y reviendrons. Le cadet déclare navoir aucune preuve confirmant son idée de la culpabilité de Smerdiakov et sappuie uniquement sur les paroles de laccusé et « lexpression de son visage » ; il a proféré deux fois tout à lheure cet argument extraordinaire. Mme Sviétlov sest exprimée dune façon peut-être encore plus étrange : « Vous pouvez croire laccusé, il nest pas homme à mentir. » Voilà toutes les charges alléguées contre Smerdiakov par ces trois personnes qui ne sont que trop intéressées au sort du prévenu. Et pourtant laccusation contre Smerdiakov a circulé et persiste : peut-on vraiment y ajouter foi ? »
Ici, Hippolyte Kirillovitch jugea nécessaire desquisser le caractère de Smerdiakov, « qui a mis fin à ses jours dans une crise de folie ». Il le représenta comme un être faible, à linstruction rudimentaire, dérouté par des idées philosophiques au-dessus de sa portée, effrayé de certaines doctrines modernes sur le devoir et lobligation morale, que lui inculquaient en pratique par sa vie insouciante, son maître Fiodor Pavlovitch, peut-être son père, et en théorie par des entretiens philosophiques bizarres, le fils aîné du défunt, Ivan Fiodorovitch, qui goûtait ce divertissement, sans aucun doute par ennui ou par besoin de raillerie.
« Il ma décrit lui-même son état desprit, les derniers jours quil passa dans la maison de son maître, expliqua Hippolyte Kirillovitch ; mais dautres personnes attestent la chose : laccusé, son frère et même le domestique Grigori, cest-à-dire tous ceux qui devaient le connaître de près. En outre, atteint dépilepsie, Smerdiakov était « peureux comme une poule ». « Il tombait à mes pieds et les baisait », nous a déclaré laccusé, alors quil ne comprenait pas encore le préjudice que pouvait lui causer cette déclaration ; « cest une poule épileptique », disait-il de lui dans sa langue pittoresque. Et voilà que laccusé (lui-même latteste) en fait son homme de confiance et lintimide au point quil consent enfin à lui servir despion et de rapporteur. Dans ce rôle de mouchard, il trahit son maître, révèle à laccusé lexistence de lenveloppe aux billets et les signaux grâce auxquels on peut arriver jusquà lui ; dailleurs, pouvait-il faire autrement ! « Il me tuera, je men rendais bien compte », disait-il en tremblant pendant linstruction, bien que son bourreau fût déjà arrêté et hors détat de le molester. « Il me soupçonnait à chaque instant et moi, glacé de terreur, je mempressais, pour apaiser sa colère, de lui communiquer tous les secrets, afin de prouver ma bonne foi et davoir la vie sauve. » Telles sont ses paroles, je les ai notées. « Quand il criait après moi, il marrivait de me jeter à ses pieds. » Très honnête de nature, jouissant de la confiance de son maître, qui avait constaté cette honnêteté lorsque son domestique lui rendit largent quil avait perdu, le malheureux Smerdiakov a dû éprouver un profond repentir de sa trahison envers celui quil aimait comme son bienfaiteur. Suivant les observations de psychiatres éminents, les épileptiques gravement atteints ont la manie de saccuser eux-mêmes. La conscience de leur culpabilité les tourmente, ils éprouvent des remords, souvent sans motif, exagèrent leurs fautes, se forgent même des crimes imaginaires. Il leur arrive parfois de devenir criminels sous linfluence de la peur, de lintimidation. En outre, vu les circonstances, Smerdiakov pressentait un malheur. Lorsque le fils aîné de Fiodor Pavlovitch, Ivan Fiodorovitch, partit pour Moscou, le jour même du drame, il le supplia de rester, mais sans oser, avec sa lâcheté habituelle, lui faire part de ses craintes dune façon catégorique. Il se borna à des allusions qui ne furent pas comprises. Il faut noter que, pour Smerdiakov, Ivan Fiodorovitch représentait comme une défense, une garantie que rien de fâcheux narriverait tant quil serait là. Rappelez-vous lexpression de Dmitri Karamazov dans sa lettre divrogne : « Je tuerai le vieux, pourvu quIvan parte. » Par conséquent, la présence dIvan Fiodorovitch paraissait à tous garantir lordre et le calme dans la maison. Il part, et Smerdiakov, une heure après environ, a une crise dailleurs fort compréhensible. Il faut mentionner ici que, en proie à la peur et à une sorte de désespoir, Smerdiakov, les derniers jours, sentait particulièrement la possibilité dune crise prochaine, qui se produisait toujours aux heures danxiété et de vive émotion. On ne peut pas évidemment deviner le jour et lheure de ces attaques, mais tout épileptique peut en ressentir les symptômes. Ainsi parle la médecine. Un peu après le départ dIvan Fiodorovitch, Smerdiakov, qui se sent abandonné et sans défense, va à la cave pour les besoins du ménage et songe en descendant lescalier : « Aurai-je ou non une attaque ? si elle allait me prendre maintenant ? » Précisément, cet état desprit, cette appréhension, ces questions provoquent le spasme à la gorge, précurseur de la crise ; il dégringole sans connaissance au fond de la cave. On singénie à suspecter cet accident tout naturel, à y voir une indication, une allusion révélant la simulation volontaire de la maladie ! Mais, dans ce cas, on se demande aussitôt : « Pourquoi ? dans quel dessein ? » Je laisse de côté la médecine ; la science ment, dit-on, la science se trompe, les médecins nont pas su distinguer la vérité de la simulation ; soit, admettons, mais répondez à cette question : quelle raison avait-il de simuler ? Était-ce pour se faire remarquer à lavance dans la maison où il préméditait un assassinat ? Voyez-vous, messieurs les jurés, il y avait cinq personnes chez Fiodor Pavlovitch, la nuit du crime : dabord, le maître de la maison, mais il ne sest pas tué lui-même, cest clair ; deuxièmement, son domestique Grigori, mais il a failli être tué ; troisièmement, la femme de Grigori, Marthe Ignatièvna, mais ce serait une honte de la soupçonner. Il reste, par conséquent, deux personnes en cause : laccusé et Smerdiakov. Mais comme laccusé affirme que ce nest pas lui lassassin, ce doit être Smerdiakov ; il ny a pas dautre alternative, car on ne peut soupçonner personne dautre. Voilà lexplication de cette accusation subtile et extraordinaire contre le malheureux idiot qui sest suicidé hier ! Cest quon navait personne sous la main ! Sil avait existé le moindre soupçon contre quelquun dautre, un sixième personnage, je suis sûr que laccusé lui-même aurait eu honte de charger alors Smerdiakov et eût chargé ce dernier, car il est parfaitement absurde daccuser Smerdiakov de cet assassinat.
« Messieurs, laissons la psychologie, laissons la médecine, laissons même la logique, consultons les faits, rien que les faits et voyons ce quils nous disent. Smerdiakov a tué, mais comment ? Seul ou de complicité avec laccusé ? Examinons dabord le premier cas, cest-à-dire lassassinat commis seul. Évidemment, si Smerdiakov a tué, cest pour quelque chose, dans un intérêt quelconque. Mais nayant aucun des motifs qui poussaient laccusé, cest-à-dire la haine, la jalousie, etc., Smerdiakov na tué que pour voler, pour sapproprier ces trois mille roubles que son maître avait serrés devant lui dans une enveloppe. Et voilà que, résolu au meurtre, il communique au préalable à une autre personne, qui se trouve être la plus intéressée, précisément laccusé, tout ce qui concerne largent et les signaux, la place où se trouve lenveloppe, sa suscription, avec quoi elle est ficelée, et surtout il lui communique ces « signaux » au moyen desquels on peut entrer chez son maître. Eh bien, cest pour se trahir quil agit ainsi ? Ou afin de se donner un rival qui a peut-être envie, lui aussi, de venir semparer de lenveloppe ? Oui, dira-t-on, mais il a parlé sous lempire de la peur. Comment cela ? Lhomme qui na pas hésité à concevoir un acte aussi hardi, aussi féroce, et à lexécuter ensuite, communique de pareils renseignements, quil est seul à connaître au monde et que personne naurait jamais devinés sil avait gardé le silence. Non, si peureux quil fût, après avoir conçu un tel acte, cet homme naurait parlé à personne de lenveloppe et des signaux, car ceût été se trahir davance. Il aurait inventé quelque chose à dessein et menti, si lon avait absolument exigé de lui des renseignements, mais gardé le silence là-dessus. Au contraire, je le répète, sil navait dit mot au sujet de largent et quil se le fût approprié après le crime, personne au monde naurait jamais pu laccuser dassassinat avec le vol pour mobile, car personne, excepté lui, navait vu cet argent, personne nen connaissait lexistence dans la maison ; si même on lavait accusé, on aurait attribué un autre motif au crime. Mais comme tout le monde lavait vu aimé de son maître, honoré de sa confiance, les soupçons ne seraient point tombés sur lui, mais bien au contraire sur un homme qui, lui, aurait eu des motifs de se venger, qui, loin de les dissimuler, sen serait vanté publiquement ; bref, on aurait soupçonné le fils de la victime, Dmitri Fiodorovitch. Il eût été avantageux pour Smerdiakov, assassin et voleur, quon accusât ce fils, nest-ce pas ? Eh bien, cest à lui, cest à Dmitri Fiodorovitch que Smerdiakov, ayant prémédité son crime, parle à lavance de largent, de lenveloppe, des signaux ; quelle logique, quelle clarté ! ! !
« Arrive le jour du crime prémédité par Smerdiakov, et il dégringole dans la cave, après avoir « simulé » une attaque dépilepsie ; pourquoi ? Sans doute pour que le domestique Grigori, qui avait lintention de se soigner, y renonce peut-être en voyant la maison sans surveillance, et monte la garde. Probablement aussi afin que le maître lui-même, se voyant abandonné et redoutant la venue de son fils, ce quil ne cachait pas, redouble de méfiance et de précaution. Surtout enfin pour quon le transporte immédiatement, lui Smerdiakov, épuisé par sa crise, de la cuisine où il couchait seul et avait son entrée particulière, à lautre bout du pavillon, dans la chambre de Grigori et de sa femme, derrière une séparation, comme on faisait toujours quand il avait une attaque, selon les instructions du maître et de la compatissante Marthe Ignatièvna. Là, caché derrière la cloison et pour mieux paraître malade, il commence sans doute à geindre, cest-à-dire à les réveiller toute la nuit (leur déposition en fait foi), et tout cela afin de se lever plus aisément et de tuer ensuite son maître !
« Mais, dira-t-on, peut-être a-t-il simulé une crise précisément pour détourner les soupçons, et parlé à laccusé de largent et des signaux pour le tenter et le pousser au crime ? Et lorsque laccusé, après avoir tué, sest retiré en emportant largent et a peut-être fait du bruit et réveillé des témoins, alors, voyez-vous, Smerdiakov se lève et va aussi… eh bien ? que va-t-il faire ? il va assassiner une seconde fois son maître et voler largent déjà dérobé. Messieurs, vous voulez rire ? Jai honte de faire de pareilles suppositions ; pourtant figurez-vous que cest précisément ce quaffirme laccusé : lorsque jétais déjà parti, dit-il, après avoir abattu Grigori et jeté lalarme, Smerdiakov sest levé pour assassiner et voler. Je laisse de côté limpossibilité pour Smerdiakov de calculer et de prévoir les événements, la venue du fils exaspéré qui se contente de regarder respectueusement par la fenêtre et, connaissant les signaux, se retire et lui abandonne sa proie ! Messieurs, je pose la question sérieusement : À quel moment Smerdiakov a-t-il commis son crime ? Indiquez ce moment, sinon laccusation tombe.
« Mais peut-être la crise était-elle réelle. Le malade, ayant recouvré ses sens, a entendu un cri, est sorti, et alors ? Il a regardé et sest dit : si jallais tuer le maître ? Mais comment a-t-il appris ce qui sétait passé, gisant jusqualors sans connaissance ? Dailleurs, messieurs, la fantaisie même a des limites.
« Soit, diront les gens subtils, mais si les deux étaient de connivence, sils avaient assassiné ensemble et sétaient partagé largent ?
« Oui, il y a, en effet, un soupçon grave et, tout dabord, de fortes présomptions à lappui ; lun deux assassine et se charge de tout, tandis que lautre complice reste couché en simulant une crise, précisément pour éveiller au préalable le soupçon chez tous, pour alarmer le maître et Grigori. On se demande pour quels motifs les deux complices auraient pu imaginer un plan aussi absurde. Mais peut-être ny avait-il quune complicité passive de la part de Smerdiakov ; peut-être quépouvanté, il a consenti seulement à ne pas sopposer au meurtre et, pressentant quon laccuserait davoir laissé tuer son maître sans le défendre, il aura obtenu de Dmitri Karamazov la permission de rester couché durant ce temps, comme sil avait une crise : « Libre à toi dassassiner, ça ne me regarde pas. » Dans ce cas, comme cette crise aurait mis la maison en émoi, Dmitri Karamazov ne pouvait consentir à une telle convention. Mais jadmets quil y ait consenti ; il nen résulterait pas moins que Dmitri Karamazov est lassassin direct, linstigateur, et Smerdiakov, à peine un complice passif : il a seulement laissé faire, par crainte et contre sa volonté ; cette distinction naurait pas échappé à la justice. Or, que voyons-nous ? Lors de son arrestation, linculpé rejette tous les torts sur Smerdiakov et laccuse seul. Il ne laccuse pas de complicité ; lui seul a assassiné et volé, cest lœuvre de ses mains ! A-t-on jamais vu des complices se charger dès le premier moment ? Et remarquez le risque que court Karamazov : il est le principal assassin, lautre sest borné à laisser faire, couché derrière la cloison, et il sen prend à lui. Mais ce comparse pouvait se fâcher et, par instinct de conservation, sempresser de dire toute la vérité : nous avons tous deux participé au crime, pourtant, je nai pas tué, jai seulement laissé faire, par crainte. Car Smerdiakov pouvait comprendre que la justice discernerait aussitôt son degré de culpabilité, et compter sur un châtiment bien moins rigoureux que le principal assassin, qui voulait tout rejeter sur lui. Mais alors, il aurait forcément avoué. Pourtant, il nen est rien. Smerdiakov na pas soufflé mot de sa complicité, bien que lassassin lait accusé formellement et désigné tout le temps comme lunique auteur du crime. Ce nest pas tout ; Smerdiakov a révélé à linstruction quil avait lui-même parlé à laccusé de lenveloppe avec largent et des signaux, et que sans lui, celui-ci naurait rien su. Sil avait été vraiment complice et coupable, aurait-il si volontiers communiqué la chose ? Au contraire, il se serait dédit, il aurait certainement dénaturé et atténué les faits. Mais il na pas agi ainsi. Seul un innocent, qui ne craint pas dêtre accusé de complicité, peut se conduire de la sorte. Eh bien, dans un accès de mélancolie morbide consécutive à lépilepsie et à tout ce drame, il sest pendu hier, après avoir écrit ce billet : « Je mets volontairement fin à mes jours ; quon naccuse personne de ma mort. » Que lui coûtait-il dajouter : « cest moi lassassin, et non Karamazov ? » Mais il nen a rien fait ; sa conscience nest pas allée jusque-là.
« Tout à lheure, on a apporté de largent au tribunal, trois mille roubles, « les billets qui se trouvaient dans lenveloppe figurant parmi les pièces à conviction ; je les ai reçus hier de Smerdiakov ». Mais vous navez pas oublié, messieurs les jurés, cette triste scène. Je nen retracerai pas les détails, pourtant je me permettrai deux ou trois remarques choisies à dessein parmi les plus insignifiantes, parce quelles ne viendront pas à lesprit de chacun et quon les oubliera. Dabord, cest par remords quhier Smerdiakov a restitué largent et sest pendu. (Autrement il ne laurait pas rendu.) Et ce nest quhier soir évidemment quil a avoué pour la première fois son crime à Ivan Karamazov, comme ce dernier la déclaré, sinon pourquoi aurait-il gardé le silence jusquà présent ? Ainsi il a avoué ; pourquoi, je le répète, na-t-il pas dit toute la vérité dans son billet funèbre, sachant que le lendemain on allait juger un innocent ? Largent seul ne constitue pas une preuve. Jai appris tout à fait par hasard, il y a huit jours, ainsi que deux personnes ici présentes, quIvan Fiodorovitch Karamazov avait fait changer, au chef-lieu, deux obligations à 5 pour cent de cinq mille roubles chacune, soit dix mille au total. Ceci pour montrer quon peut toujours se procurer de largent pour une date fixe et que les trois mille roubles présentés ne sont pas nécessairement les mêmes qui se trouvaient dans le tiroir ou lenveloppe. Enfin, Ivan Karamazov, ayant recueilli hier les aveux du véritable assassin, est resté chez lui. Pourquoi na-t-il pas fait aussitôt sa déclaration ? Pourquoi avoir attendu jusquau lendemain ? Jestime quon peut en deviner la raison ; malade depuis une semaine, ayant avoué au médecin et à ses proches quil avait des hallucinations et rencontrait des gens décédés, menacé par la fièvre chaude qui sest déclarée aujourdhui, en apprenant soudain le décès de Smerdiakov, il sest tenu ce raisonnement : « Cet homme est mort, on peut laccuser, je sauverai mon frère. Jai de largent, je présenterai une liasse de billets en disant que Smerdiakov me les a remis avant de mourir. » Cest malhonnête, direz-vous, de mentir, même pour sauver son frère, même en ne chargeant quun mort ? Soit, mais sil a menti inconsciemment, sil sest imaginé que cétait arrivé, lesprit définitivement dérangé par la nouvelle de la mort subite du valet ? Vous avez assisté à cette scène tout à lheure, vous avez vu dans quel état se trouvait cet homme. Il se tenait debout et parlait, mais où était sa raison ? La déposition du malade a été suivie dun document, une lettre de laccusé à Mlle Verkhovtsev, écrite deux jours avant le crime dont elle contient le programme détaillé. À quoi bon chercher ce programme et ses auteurs ? Tout sest passé exactement daprès lui, et personne na aidé lauteur. Oui, messieurs les jurés, tout sest passé comme il lavait écrit ! Et nous ne nous sommes pas enfui avec une crainte respectueuse de la fenêtre paternelle, surtout en étant persuadé que notre bien-aimée se trouvait chez lui. Non, cest absurde et invraisemblable. Il est entré, et il est allé jusquau bout. Il a dû tuer dans un accès de fureur, en voyant son rival détesté, peut-être dun seul coup de pilon, mais ensuite, après sêtre convaincu par un examen détaillé quelle nétait pas là, il na pas oublié de mettre la main sous loreiller et de semparer de lenveloppe avec largent, qui figure maintenant, déchirée, parmi les pièces à conviction. Jen parle pour vous signaler une circonstance caractéristique. Un assassin expérimenté, venu exclusivement pour voler, aurait-il laissé lenveloppe sur le plancher, telle quon la trouvée auprès du cadavre ? Smerdiakov, par exemple, eût emporté le tout, sans se donner la peine de la décacheter près de sa victime, sachant bien quelle contenait de largent, puisquil lavait vu mettre et cacheter ; or, lenveloppe disparue, on ne pouvait savoir sil y avait eu vol. Je vous le demande, messieurs les jurés, Smerdiakov aurait-il agi ainsi et laissé lenveloppe à terre ? Non, cest ainsi que devait procéder un assassin furieux, incapable de réfléchir, nayant jamais rien dérobé, et qui, même maintenant, sapproprie largent non comme un vulgaire malfaiteur, mais comme quelquun qui reprend son bien à celui qui la volé, car telles étaient précisément, à propos de ces trois mille roubles, les idées de Dmitri Karamazov, idées qui tournaient chez lui à la manie. En possession de lenveloppe quil navait jamais vue auparavant, il la déchire pour sassurer quelle contient de largent, puis il la jette et se sauve avec les billets dans sa poche, sans se douter quil laisse ainsi derrière lui, sur le plancher, une preuve accablante. Car cest Karamazov et non Smerdiakov, il na pas réfléchi, dailleurs il navait pas le temps. Il senfuit, il entend le cri du domestique qui le rejoint ; celui-ci le saisit, larrête, et tombe assommé dun coup de pilon. Laccusé saute à bas de la palissade, par pitié, affirme-t-il, par compassion, pour voir sil ne pourrait pas lui venir en aide. Mais était-ce le moment de sattendrir ? Non ; il est redescendu précisément pour sassurer si lunique témoin de son crime vivait encore. Tout autre sentiment, tout autre motif eussent été insolites ! Remarquez quil sempresse autour de Grigori, lui essuie la tête avec son mouchoir, puis, le croyant mort, comme égaré, couvert de sang, il court de nouveau à la maison de sa bien-aimée ; comment na-t-il pas songé que dans cet état on laccuserait aussitôt ? Mais laccusé lui-même nous assure quil ny a pas pris garde ; on peut ladmettre, cest très possible, cela arrive toujours aux criminels dans de pareils moments. Dun côté, calcul infernal, absence de raisonnement de lautre. Mais à cette minute il se demandait seulement où elle était. Dans sa hâte de le savoir, il court chez elle et apprend une nouvelle imprévue, accablante pour lui : elle est partie pour Mokroïé rejoindre son ancien amant, « linconstesté ».
IX. Psychologie à la vapeur. La troïka emportée. Péroraison.
Hippolyte Kirillovitch avait évidemment choisi la méthode dexposition rigoureusement historique, affectionnée par tous les orateurs nerveux qui cherchent à dessein des cadres strictement délimités, afin de modérer leur fougue. Parvenu à ce point de son discours, il sétendit sur le premier amant, « lincontesté », et formula à ce sujet quelques idées intéressantes. Karamazov, férocement jaloux de tous, sefface soudain et disparaît devant « lancien » et « lincontesté ». Et cest dautant plus étrange quauparavant il navait presque pas fait attention au nouveau danger qui le menaçait dans la personne de ce rival inattendu. Cest quil se le représentait comme lointain, et un homme comme Karamazov ne vit jamais que dans le moment présent. Sans doute même le considérait-il comme une fiction. Mais ayant aussitôt compris, avec son cœur malade, que la dissimulation de cette femme et son récent mensonge provenaient peut-être du fait que ce nouveau rival, loin dêtre un caprice et une fiction, représentait tout pour elle, tout son espoir dans la vie, ayant compris cela, il sest résigné.
« Eh bien, messieurs les jurés, je ne puis passer sous silence ce trait inopiné chez laccusé, à qui sont subitement apparus la soif de la vérité, le besoin impérieux de respecter cette femme, de reconnaître les droits de son cœur, et cela au moment où, pour elle, il venait de teindre ses mains dans le sang de son père ! Il est vrai que le sang versé criait déjà vengeance, car ayant perdu son âme, brisé sa vie terrestre, il devait malgré lui se demander à ce moment : « Que suis-je, que puis-je être maintenant pour elle, pour cette créature chérie plus que tout au monde, en comparaison de ce premier amant « incontesté », de celui qui, repentant, revient à cette femme séduite jadis par lui, avec un nouvel amour, avec des propositions loyales, et la promesse dune vie régénérée et désormais heureuse ? » Mais lui, le malheureux, que peut-il lui offrir maintenant ? Karamazov comprit tout cela et que son crime lui barrait la route, quil nétait quun criminel voué au châtiment, indigne de vivre ! Cette idée laccabla, lanéantit. Aussitôt, il sarrêta à un plan insensé qui, étant donné son caractère, devait lui paraître la seule issue à sa terrible situation : le suicide. Il court dégager ses pistolets, chez Mr Perkhotine, et, chemin faisant, sort de sa poche largent pour lequel il vient de souiller ses mains du sang de son père. Oh ! maintenant plus que jamais il a besoin dargent ; Karamazov va mourir, Karamazov se tue, on sen souviendra ! Ce nest pas pour rien que nous sommes poète, ce nest pas pour rien que nous avons brûlé notre vie comme une chandelle par les deux bouts. La rejoindre, et, là-bas, une fête à tout casser, une fête comme on nen a jamais vu, pour quon se le rappelle et quon en parle longtemps. Au milieu des cris sauvages, des folles chansons et des danses des tziganes, nous lèverons notre verre pour féliciter de son nouveau bonheur la dame de nos pensées, puis là, devant elle, à ses pieds, nous nous brûlerons la cervelle, pour racheter nos fautes. Elle se souviendra de Mitia Karamazov, elle verra comme il laimait, elle plaindra Mitia ! Nous sommes ici en pleine exaltation romanesque, nous retrouvons la fougue sauvage et la sensualité des Karamazov, mais il y a quelque chose dautre, messieurs les jurés, qui crie dans lâme, frappe lesprit sans cesse et empoisonne le cœur jusquà la mort ; ce quelque chose, cest la conscience, messieurs les jurés, cest son jugement, cest le remords. Mais le pistolet concilie tout, cest lunique issue ; quant à lau-delà, jignore si Karamazov a pensé alors à ce quil y aurait là-bas, et sil en est capable, comme Hamlet. Non, messieurs les jurés, ailleurs, on a Hamlet, nous navons encore que des Karamazov ! »
Ici Hippolyte Kirillovitch fit un tableau détaillé des faits et gestes de Mitia, décrivit les scènes chez Perkhotine, dans la boutique, avec les voituriers. Il cita une foule de propos confirmés par des témoins, et le tableau simposait à la conviction des auditeurs ; lensemble des faits était particulièrement frappant. La culpabilité de cet être désorienté, insoucieux de sa sécurité, sautait aux yeux. « À quoi bon la prudence ? poursuivit Hippolyte Kirillovitch ; deux ou trois fois il a failli avouer et fait des allusions (suivaient les dépositions des témoins). Il a même crié au voiturier sur la route : « Sais-tu que tu mènes un assassin ? » Mais il ne pouvait tout dire ; il lui fallait dabord arriver au village de Mokroïé et là achever son poème. Or, quest-ce qui attendait le malheureux ? Le fait est quà Mokroïé, il saperçoit bientôt que son rival « incontesté » nest pas irrésistible et que ses félicitations arrivent mal à propos. Mais vous connaissez déjà les faits, messieurs les jurés. Le triomphe de Karamazov sur son rival fut complet ; alors commence pour lui une crise terrible, la plus terrible de toutes celles quil a traversées. On peut croire, messieurs les jurés, que la nature outragée exerce un châtiment plus rigoureux que celui de la justice humaine ! En outre, les peines que celle-ci inflige apportent un adoucissement à lexpiation de la nature, elles sont même parfois nécessaires à lâme du criminel pour la sauver du désespoir, car je ne puis me figurer lhorreur et la souffrance de Karamazov en apprenant quelle laimait, quelle repoussait pour lui lancien amant, le conviait, lui, Mitia, à une vie régénérée, lui promettait le bonheur, et cela quand tout était fini pour lui, quand rien nétait plus possible ! À propos, voici, en passant, une remarque fort importante pour expliquer la véritable situation de laccusé à ce moment : cette femme, objet de son amour, est demeurée pour lui jusquau bout, jusquà larrestation, une créature inaccessible, bien que passionnément désirée. Mais pourquoi ne sest-il pas suicidé alors, pourquoi a-t-il renoncé à ce dessein et oublié jusquà son pistolet ? Cette soif passionnée damour et lespoir de létancher aussitôt lont retenu. Dans livresse de la fête, il sest comme rivé à sa bien-aimée, qui fait bombance avec lui, plus séduisante que jamais : il ne la quitte pas, et, plein dadmiration, sefface devant elle. Cette ardeur a même pu étouffer pour un instant la crainte de larrestation et le remords. Oh ! pour un instant seulement ! Je me représente létat dâme du criminel comme assujetti à trois éléments qui le dominaient tout à fait. Dabord, livresse, les fumées de lalcool, le brouhaha de la danse et les chants, et elle, le teint coloré par les libations, chantant et dansant, qui lui souriait, ivre aussi. Ensuite, la pensée réconfortante que le dénouement fatal est encore éloigné, quon ne viendra larrêter que le lendemain matin. Quelques heures de répit, cest beaucoup, on peut imaginer bien des choses durant ce temps. Je suppose quil aura éprouvé une sensation analogue à celle du criminel quon mène à la potence ; il faut encore parcourir une longue rue, au pas, devant des milliers de spectateurs ; puis on tourne dans une autre rue, au bout de laquelle seulement se trouve la place fatale. Au début du trajet, le condamné, sur la charrette ignominieuse, doit se figurer quil a encore longtemps à vivre. Mais les maisons se succèdent, la charrette avance, peu importe, il y a encore loin jusquau tournant de la seconde rue. Il regarde bravement à droite et à gauche ces milliers de curieux indifférents qui le dévisagent, et il lui semble toujours être un homme comme eux. Et voici quon tourne dans la seconde rue, mais tant pis, il reste un bon bout de chemin. Tout en voyant défiler les maisons, le condamné se dit quil y en a encore beaucoup. Et ainsi de suite jusquà la place de lexécution. Voilà, jimagine, ce qua éprouvé Karamazov. « Ils nont pas encore découvert le crime, pense-t-il ; on peut chercher quelque chose, jaurai le temps de combiner un plan de défense, de me préparer à la résistance ; mais pour le moment vive la joie ! Elle est si ravissante ! » Il est troublé et inquiet, pourtant il réussit à prélever la moitié des trois mille roubles pris sous loreiller de son père. Étant déjà venu à Mokroïé pour y faire la fête, il connaît cette vieille maison de bois, avec ses recoins et ses galeries. Je suppose quune partie de largent y a été dissimulée alors, peu de temps avant larrestation, dans une fente ou fissure, sous une lame de parquet, dans un coin. Sous le toit. Pourquoi ? dira-t-on. Une catastrophe est imminente, sans doute nous navons pas encore songé à laffronter, le temps fait défaut, les tempes nous battent, elle nous attire comme un aimant, mais on a toujours besoin dargent. Partout on est quelquun avec de largent. Une telle prévoyance, en un pareil moment, vous semblera peut-être étrange. Mais lui-même affirme avoir, un mois auparavant, dans un moment aussi critique, mis de côté et cousu dans un sachet la moitié de trois mille roubles ; et, bien que ce soit assurément une invention, comme nous allons le prouver, cette idée est familière à Karamazov, il la méditée. De plus, lorsquil affirmait ensuite au juge dinstruction avoir distrait quinze cents roubles dans un sachet (lequel na jamais existé), il la peut-être imaginé sur-le-champ, précisément parce que, deux heures auparavant, il avait distrait et caché la moitié de la somme, quelque part, à Mokroïé, à tout hasard, jusquau matin, pour ne pas la garder sur lui, daprès une inspiration subite. Souvenez-vous, messieurs les jurés, que Karamazov peut contempler à la fois deux abîmes. Nos recherches dans cette maison ont été vaines ; peut-être largent y est-il encore, peut-être a-t-il disparu le lendemain et se trouve-t-il maintenant en possession de laccusé. En tout cas, on la arrêté à côté de sa maîtresse, à genoux devant elle ; elle était couchée, il lui tendait les bras, oubliant tout le reste, au point quil nentendit pas approcher ceux qui venaient larrêter. Il neut pas le temps de préparer une réponse et fut pris au dépourvu.
« Et maintenant le voilà devant ses juges, devant ceux qui vont décider de son sort. Messieurs les jurés, il y a, dans lexercice de nos fonctions, des moments où nous-mêmes nous avons presque peur de lhumanité ! Cest lorsquon contemple la terreur bestiale du criminel qui se voit perdu, mais veut lutter encore. Cest lorsque linstinct de la conservation séveille en lui tout à coup, quil fixe sur vous un regard pénétrant, plein danxiété et de souffrance, quil scrute votre visage, vos pensées, se demande de quel côté viendra lattaque, imagine, en un instant, dans son esprit troublé, mille plans, mais craint de parler, craint de se trahir ! Ces moments humiliants pour lâme humaine, ce calvaire, cette avidité bestiale de salut sont affreux, ils font frissonner parfois le juge lui-même et excitent sa compassion. Et nous avons assisté à ce spectacle. Dabord ahuri, il laissa échapper dans son effroi quelques mots des plus compromettants : « Le sang ! Jai mérité mon sort ! » Mais aussitôt, il se retient. Il ne sait encore que dire, que répondre, et ne peut opposer quune vaine dénégation : « Je suis innocent de la mort de mon père ! » Voilà le premier retranchement, derrière lequel on essaiera de construire dautres travaux de défense. Sans attendre nos questions, il tâche dexpliquer ses premières exclamations compromettantes en disant quil sestime coupable seulement de la mort du vieux domestique Grigori : « Je suis coupable de ce sang, mais qui a tué mon père, messieurs, qui a pu le tuer, si ce nest pas moi ? » Entendez-vous, il nous le demande, à nous qui sommes venus lui poser cette question ! Comprenez-vous ce mot anticipé : « si ce nest pas moi », cette finasserie, cette naïveté, cette impatience bien digne dun Karamazov ? Ce nest pas moi qui ai tué, nen croyez rien. « Jai voulu tuer, messieurs, sempresse-t-il davouer, mais je suis innocent, ce nest pas moi ! » Il convient quil a voulu tuer : « Voyez comme je suis sincère, aussi hâtez-vous de croire à mon innocence. » Oh ! dans ces cas-là, le criminel se montre parfois dune étourderie, dune crédulité incroyables. Comme par hasard, linstruction lui pose la question la plus naïve : « Ne serait-ce pas Smerdiakov lassassin ? » Il arriva ce que nous attendions ; il se fâcha davoir été devancé, pris à limproviste, sans quon lui laisse le temps de choisir le moment le plus favorable pour mettre en avant Smerdiakov. Son naturel lemporte aussitôt à lextrême, il nous affirme énergiquement que Smerdiakov est incapable dassassiner. Mais ne le croyez pas, ce nest quune ruse, il ne renonce nullement à charger Smerdiakov : au contraire, il le mettra encore en cause, puisquil na personne dautre, mais plus tard, car pour linstant laffaire est gâtée. Ce ne sera peut-être que demain, ou même dans plusieurs jours : « Vous voyez, jétais le premier à nier que ce fût Smerdiakov, vous vous en souvenez, mais maintenant, jen suis convaincu, ce ne peut être que lui ! » Pour linstant, il nous oppose des dénégations véhémentes, limpatience et la colère lui suggèrent lexplication la plus invraisemblable ; il a regardé son père par la fenêtre et sest éloigné respectueusement. Il ignorait encore la portée de la déposition de Grigori. Nous procédons à lexamen détaillé de ses vêtements. Cette opération lexaspère, mais il reprend courage : on na retrouvé que quinze cents roubles sur trois mille. Cest alors, dans ces minutes dirritation contenue, que lidée du sachet lui vient pour la première fois à lesprit. Assurément, lui-même sent toute linvraisemblance de ce conte et se donne du mal pour le rendre plus plausible, pour inventer un roman conforme à la vérité. En pareil cas, linstruction ne doit pas donner au criminel le temps de se reconnaître mais procéder par attaque brusquée, afin quil révèle ses pensées intimes dans leur ingénuité et leur contradiction. On ne peut obliger un criminel à parler quen lui communiquant à limproviste, comme par hasard, un fait nouveau, une circonstance dune extrême importance, demeurée jusqualors pour lui imprévue et inaperçue. Nous tenions tout prêt un fait semblable ; cest le témoignage du domestique Grigori, au sujet de la porte ouverte par où est sorti laccusé. Il lavait tout à fait oubliée et ne supposait pas que Grigori pût la remarquer. Leffet fut colossal. Karamazov se dresse en criant : « Cest Smerdiakov qui a tué, cest lui ! » livrant ainsi sa pensée intime sous la forme la plus invraisemblable, car Smerdiakov ne pouvait assassiner quaprès que Karamazov avait terrassé Grigori et sétait enfui. En apprenant que Grigori avait vu la porte ouverte avant de tomber, et entendu, lorsquil se leva, Smerdiakov geindre derrière la séparation, il demeura atterré. Mon collaborateur, lhonorable et spirituel Nicolas Parthénovitch, me raconta ensuite quà ce moment il sétait senti ému jusquaux larmes. Alors, pour se tirer daffaire, laccusé se hâte de nous conter lhistoire de ce fameux sachet. Messieurs les jurés, je vous ai déjà expliqué pourquoi je tiens cette histoire pour une absurdité, bien plus, pour linvention la plus extravagante quon puisse imaginer dans le cas qui nous occupe. Même en pariant à qui ferait le conte le plus invraisemblable, on naurait rien trouvé daussi stupide. Ici, on peut confondre le narrateur triomphant avec les détails, ces détails dont la réalité est toujours si riche et que ces infortunés conteurs involontaires dédaignent toujours, parce quils les croient inutiles et insignifiants. Il sagit bien de cela, leur esprit médite un plan grandiose, et on ose leur objecter des bagatelles ! Or, cest là le défaut de la cuirasse. On demande à laccusé : « Où avez-vous pris létoffe pour votre sachet, qui vous la cousu ? Je lai cousu moi-même. Mais doù vient la toile ? » Laccusé soffense déjà, il considère ceci comme un détail presque blessant pour lui, et le croiriez-vous il est de bonne foi ! Ils sont tous pareils. « Je lai taillée dans ma chemise. Cest parfait. Ainsi, nous trouverons demain dans votre linge cette chemise avec un morceau déchiré. » Vous pensez bien, messieurs les jurés, que si nous avions trouvé cette chemise (et comment ne pas la trouver dans sa malle ou sa commode, sil a dit vrai), cela constituerait déjà un fait tangible en faveur de lexactitude de ses déclarations ! Mais il ne sen rend pas compte. « Je ne me souviens pas, il se peut que je laie taillée dans un bonnet de ma logeuse. Quel bonnet ? Je lai pris chez elle, il traînait, une vieillerie en calicot. Et vous en êtes bien sûr ? Non, pas bien sûr… » Et de nouveau il se fâche : pourtant, comment ne pas se rappeler pareil détail ? Il est précisément de ceux dont on se souvient même aux moments les plus terribles, même lorsquon vous mène au supplice. Le condamné oubliera tout, mais un toit vert aperçu en route ou un choucas sur une croix lui reviendront à la mémoire. En cousant son amulette, il se cachait des gens de la maison, il devrait se rappeler cette peur humiliante dêtre surpris, laiguille à la main, et comment, à la première alerte, il courut derrière la séparation (il y en a une dans sa chambre)… Mais, messieurs les jurés, pourquoi vous communiquer tous ces détails ? sexclama Hippolyte Kirillovitch. Cest parce que laccusé maintient obstinément jusquà aujourdhui cette version absurde ! Durant ces deux mois, depuis cette nuit fatale, il na rien expliqué ni ajouté un fait probant à ses précédentes déclarations fantastiques. Ce sont là des bagatelles, dit-il, et vous devez croire à ma parole dhonneur ! Oh ! nous serions heureux de croire, nous le désirons ardemment, fût-ce même sur lhonneur ! Sommes-nous des chacals, altérés de sang humain ? Indiquez-nous un seul fait en faveur de laccusé, et nous nous réjouirons, mais un fait tangible, réel, et non les déductions de son frère, fondées sur lexpression de son visage, ou lhypothèse quen se frappant la poitrine dans lobscurité il devait nécessairement désigner le sachet. Nous nous réjouirons de ce fait nouveau, nous serons les premiers à abandonner laccusation. Maintenant, la justice réclame, et nous accusons, sans rien retrancher à nos conclusions. »
Puis, Hippolyte Kirillovitch en vint à la péroraison. Il avait la fièvre ; dune voix vibrante il évoqua le sang versé, le père tué par son fils « dans la vile intention de le voler ». Il insista sur la concordance tragique et flagrante des faits.
« Et quoi que puisse vous dire le défenseur célèbre de laccusé, malgré léloquence pathétique qui fera appel à votre sensibilité, noubliez pas que vous êtes dans le sanctuaire de la justice. Souvenez-vous que vous êtes les défenseurs du droit, le rempart de notre sainte Russie, des principes, de la famille, de tout ce qui lui est sacré. Oui, vous représentez la Russie en ce moment, et ce nest pas seulement dans cette enceinte que retentira votre verdict ; toute la Russie vous écoute, vous ses soutiens et ses juges, et sera réconfortée ou consternée par la sentence que vous allez rendre. Ne trompez pas son attente, notre fatale troïka court à toute bride, peut-être à labîme. Depuis longtemps, beaucoup de Russes lèvent les bras, voudraient arrêter cette course insensée. Et si les autres peuples sécartent encore de la troïka emportée, ce nest peut-être pas par respect, comme simaginait le poète ; cest peut-être par horreur, par dégoût, notez-le bien. Encore est-ce heureux quils sécartent ; ils pourraient bien dresser un mur solide devant ce fantôme et mettre eux-mêmes un frein au déchaînement de notre licence, pour se préserver, eux et la civilisation. Ces voix dalarme commencent à retentir en Europe, nous les avons déjà entendues. Gardez-vous de les tenter, dalimenter leur haine croissante par un verdict qui absoudrait le parricide ! »
Bref, Hippolyte Kirillovitch, qui sétait emballé, termina dune façon pathétique et produisit un grand effet. Il se hâta de sortir et faillit sévanouir dans la pièce voisine. Le public napplaudit pas, mais les gens sérieux étaient satisfaits. Les dames le furent moins ; pourtant son éloquence leur plut aussi, dautant plus quelles nen redoutaient pas les conséquences et comptaient beaucoup sur Fétioukovitch : « Il va enfin prendre la parole et, pour sûr, triompher ! » Mitia attirait les regards ; durant le réquisitoire, il était resté silencieux, les dents serrées, les yeux baissés. De temps à autre, il relevait la tête et prêtait loreille, surtout lorsquil fut question de Grouchegnka. Quand le procureur cita lopinion de Rakitine sur elle, Mitia eut un sourire dédaigneux et proféra assez distinctement : « Bernards ! » Lorsque Hippolyte Kirillovitch raconta comment il lavait harcelé lors de linterrogatoire à Mokroïé, Mitia leva la tête, écouta avec une intense curiosité. À un moment donné, il parut vouloir se lever, crier quelque chose, mais se contint et se contenta de hausser dédaigneusement les épaules. Les exploits du procureur à Mokroïé défrayèrent par la suite les conversations, et lon se moqua dHippolyte Kirillovitch : « Il na pu sempêcher de se mettre en valeur. » Laudience fut suspendue pour un quart dheure, vingt minutes. Jai noté certains propos tenus parmi le public : « Un discours sérieux ! déclara, en fronçant les sourcils, un monsieur dans un groupe.
Un peu trop de psychologie, dit une autre voix.
Mais tout cela est rigoureusement vrai.
Oui, il est passé maître.
Il a dressé le bilan.
Nous aussi, nous avons eu notre compte, ajouta une troisième voix ; au début, vous vous rappelez, quand il a dit que nous ressemblions tous à Fiodor Pavlovitch.
Et à la fin aussi. Mais il a menti.
Il sest un peu emballé !
Cest injuste.
Mais non, cest adroit. Il a attendu longtemps son heure, il a parlé enfin, hé ! hé !
Que va dire le défenseur ? »
Dans un autre groupe :
« Il a eu tort de sattaquer à lavocat : « faisant appel à la sensibilité », vous souvenez-vous ?
Oui, il a fait une gaffe.
Il est allé trop loin.
Un nerveux, nest-ce pas !…
Nous sommes là, à rire, mais comment se sent laccusé ?
Oui, comment se sent Mitia ?
Que va dire le défenseur ? »
Dans un troisième groupe :
« Qui est cette dame obèse, avec une lorgnette, assise tout au bout ?
Cest la femme divorcée dun général, je la connais.
Cest pour ça quelle a une lorgnette.
Un vieux trumeau.
Mais non, elle a du chien.
Deux places plus loin il y a une petite blonde, celle-ci est mieux.
On a adroitement procédé à Mokroïé, hé !
Assurément. Il est revenu là-dessus. Comme sil nen avait pas assez parlé en société !
Il na pas pu se retenir. Lamour-propre, nest-ce pas ?
Un méconnu, hé ! hé !
Et susceptible. Beaucoup de rhétorique, de grandes phrases.
Oui, et remarquez quil veut faire peur. Vous vous rappelez la troïka ? « Ailleurs on a Hamlet, et nous navons encore que des Karamazov ! » Ce nest pas mal.
Cest une avance aux libéraux. Il a peur.
Il a peur aussi de lavocat.
Oui, que va dire M. Fétioukovitch ?
Quoi quon dise, il naura pas raison de nos moujiks.
Vous croyez ? »
Dans un quatrième groupe :
« La tirade sur la troïka était bien envoyée.
Et il a eu raison de dire que les peuples nattendraient pas.
Comment ça ?
La semaine dernière, un membre du Parlement anglais a interpellé le ministère, au sujet des nihilistes. « Ne serait-il pas temps, a-t-il demandé, de nous occuper de cette nation barbare, pour nous instruire ? » Cest à lui quHippolyte à fait allusion, je le sais. Il en a parlé la semaine dernière.
Ils nont pas le bras assez long.
Pourquoi pas assez long ?
Nous navons quà fermer Cronstadt et à ne pas leur donner de blé. Où le prendront-ils ?
Il y en a maintenant en Amérique.
Jamais de la vie. »
Mais la sonnette se fit entendre, chacun se précipita à sa place. Fétioukovitch prit la parole.
X. La plaidoirie.
Une arme à deux tranchants.
Tout se tut aux premiers mots du célèbre avocat, la salle entière avait les yeux sur lui. Il débuta avec une simplicité persuasive, mais sans la moindre suffisance. Aucune prétention à léloquence et au pathétique. On eût dit un homme causant dans lintimité dun cercle sympathique. Il avait une belle voix, forte, agréable, où résonnaient des notes sincères, ingénues. Mais chacun sentit aussitôt que lorateur pouvait sélever au véritable pathétique, « et frapper les cœurs avec une force inconnue ». Il sexprimait peut-être moins correctement quHippolyte Kirillovitch mais sans longues phrases et avec plus de précision. Une chose déplut aux dames : il se courbait, surtout au début, non pas pour saluer, mais comme pour sélancer vers son auditoire, son long dos semblait pourvu dune charnière en son milieu, et capable de former presque un angle droit. Au début, il parla comme à bâtons rompus, sans système, choisissant les faits au hasard, pour en former finalement un tout complet. On aurait pu diviser son discours en deux parties, la première constituant une critique, une réfutation de laccusation parfois mordante et sarcastique. Mais dans la seconde, il changea de ton et de procédés, séleva soudain jusquau pathétique ! La salle semblait sy attendre et frémit denthousiasme. Il aborda directement laffaire, en déclarant que, bien que son activité se déroulât à Pétersbourg, il se rendait souvent en province pour y défendre des accusés dont linnocence lui paraissait certaine ou probable. « Cest ce qui mest arrivé cette fois-ci, expliqua-t-il. Rien quen lisant les journaux, javais dès le début remarqué une circonstance frappante en faveur de laccusé. Un fait assez fréquent dans la pratique judiciaire, mais quon na jamais, je crois, observé à un tel degré, avec des particularités aussi caractéristiques, avait éveillé mon attention. Je ne devrais le mentionner que dans ma péroraison, mais je formulerai ma pensée dès le début, ayant la faiblesse daborder le sujet directement, sans masquer les effets ni ménager les impressions ; cest peut-être imprudent de ma part, mais en tout cas sincère. Voici donc comment se formule cette pensée : une concordance accablante contre laccusé, de charges dont aucune ne soutient la critique, si on lexamine isolément. Les bruits et les journaux mavaient confirmé toujours davantage dans cette idée, lorsque je reçus tout à coup des parents de laccusé la proposition de le défendre. Jacceptai avec empressement et achevai de me convaincre sur place. Cest afin de détruire cette funeste concordance des charges, de démontrer linanité de chacune delles considérée isolément que jai accepté de plaider cette cause. »
Après cet exorde le défenseur poursuivit :
« Messieurs les jurés, je suis ici un homme nouveau, accessible à toutes les impressions, dénué de parti pris. Laccusé, de caractère violent, aux passions effrénées, ne ma pas offensé auparavant, comme de nombreuses personnes dans cette ville, ce qui explique bien des préventions contre lui. Certes, je conviens que lopinion publique est indignée, à juste titre. Linculpé est violent, incorrigible ; néanmoins il était reçu partout ; on lui faisait même fête dans la famille de mon éminent contradicteur. (Nota bene. Il y eut ici, dans le public, quelques rires, dailleurs vite réprimés. Chacun savait que le procureur nadmettait Mitia chez lui que pour complaire à sa femme, personne des plus respectables mais fantasque et aimant parfois tenir tête à son mari, surtout dans les détails ; du reste, Mitia y allait plutôt rarement.) Néanmoins, jose admettre, poursuivit le défenseur, que même un esprit aussi indépendant et un caractère aussi juste que mon contradicteur a pu concevoir contre mon client une certaine prévention erronée. Oh ! cest bien naturel, le malheureux ne la que trop mérité. Le sens moral, et surtout le sens esthétique, sont parfois inexorables. Certes, léloquent réquisitoire nous a présenté une rigoureuse analyse du caractère et des actes de laccusé, du point de vue strictement critique ; il témoigne dune profondeur psychologique, quant à lessence de laffaire, qui naurait pu être atteinte si mon honorable contradicteur avait nourri un parti pris quelconque contre la personnalité du prévenu. Mais il y a des choses plus funestes, en pareil cas, quun parti pris dhostilité. Cest, par exemple, lorsque nous sommes obsédés par un besoin de création artistique, dinvention romanesque, surtout avec les riches dons psychologiques qui sont notre apanage. Encore à Pétersbourg, on mavait prévenu, et dailleurs je le savais moi-même, que jaurais ici comme adversaire un psychologue profond et subtil depuis longtemps connu comme tel dans le monde judiciaire. Mais la psychologie, messieurs, tout en étant une science remarquable, ressemble à une arme à deux tranchants. En voici un exemple pris au hasard dans le réquisitoire. Laccusé, la nuit, dans le jardin, en senfuyant, escalade la palissade, terrasse dun coup de pilon le domestique Grigori qui la empoigné par la jambe. Aussitôt après, il saute à terre, sempresse cinq minutes auprès de sa victime pour savoir sil la tuée ou non. Laccusateur ne veut pour rien au monde croire à la sincérité de laccusé affirmant avoir agi dans un sentiment de pitié. « Une telle sensibilité est-elle possible dans un pareil moment ? Ce nest pas naturel, il a voulu précisément sassurer si lunique témoin de son crime vivait encore, prouvant ainsi quil lavait commis, car il ne pouvait sauter dans le jardin pour une autre raison. » Voilà de la psychologie ; appliquons-la à notre tour à laffaire, mais par lautre bout, et ce sera tout aussi vraisemblable. Lassassin saute à terre par prudence pour sassurer si le témoin vit encore, pourtant il vient de laisser dans le cabinet de son père, daprès le témoignage de laccusateur lui-même, une preuve accablante, lenveloppe déchirée dont la suscription indiquait quelle contenait trois mille roubles. « Sil avait emporté lenveloppe, personne au monde naurait su lexistence de cet argent, et par conséquent le vol commis par laccusé. » Ce sont les propres termes de laccusation. Admettons la chose ; voilà bien la subtilité de la psychologie, qui nous attribue dans telles circonstances la férocité et la vigilance de laigle, et linstant daprès la timidité et laveuglement de la taupe ! Mais si nous poussons la cruauté et le calcul jusquà redescendre, uniquement pour voir si le témoin de notre crime vit encore, pourquoi nous empresser cinq minutes auprès de cette nouvelle victime, au risque dattirer de nouveaux témoins ? Pourquoi étancher avec notre mouchoir le sang qui coule de la blessure, pour que ce mouchoir serve ensuite de pièce à conviction ? Dans ce cas, neût-il pas mieux valu achever à coups de pilon ce témoin gênant ? En même temps, mon client laisse sur place un autre témoin, le pilon dont il sest emparé chez deux femmes qui peuvent toujours le reconnaître, attester quil la pris chez elles. Et il ne la pas laissé tomber dans lallée, oublié par distraction, dans son affolement ; non, nous avons rejeté notre arme, retrouvée à quinze pas de la place où fut terrassé Grigori. Pourquoi agir ainsi ? demandera-t-on. Cest le remords davoir tué le vieux domestique, cest lui qui nous a fait rejeter avec une malédiction linstrument fatal ; il ny a pas dautre explication. Si mon client pouvait éprouver du regret de ce meurtre, cest certainement parce quil était innocent de celui de son père. Loin de sapprocher de la victime par compassion, un parricide naurait songé quà sauver sa peau ; au lieu de sempresser autour de lui, il aurait achevé de lui fracasser le crâne. La pitié et les bons sentiments supposent au préalable une conscience pure.
« Voilà, messieurs les jurés, une autre sorte de psychologie. Cest à dessein que je recours moi-même à cette science pour démontrer clairement quon peut en tirer nimporte quoi. Tout dépend de celui qui opère. Laissez-moi vous parler des excès de la psychologie, messieurs les jurés, et de labus quon en fait. »
Ici on entendit de nouveau dans le public des rires approbateurs. Mais je ne reproduirai pas en entier la plaidoirie, me bornant à en citer les passages essentiels.
XI. Ni argent, ni vol
Il y eut un passage de la plaidoirie qui surprit tout le monde, ce fut la négation formelle de lexistence de ces trois mille roubles fatals, et, par conséquent, de la possibilité dun vol.
« Messieurs les jurés, ce qui frappe dans cette affaire tout esprit non prévenu, cest une particularité des plus caractéristiques : laccusation de vol, et en même temps limpossibilité complète dindiquer matériellement ce qui a été volé. On prétend que trois mille roubles ont disparu, mais personne ne sait sils ont existé réellement. Jugez-en. Dabord, comment avons-nous appris lexistence de ces trois mille roubles, et qui les a vus ? Le seul domestique Smerdiakov, qui a déclaré quils se trouvaient dans une enveloppe avec suscription. Il en a parlé avant le drame à laccusé et à son frère, Ivan Fiodorovitch ; Mme Sviétlov en fut aussi informée. Mais ces trois personnes nont pas vu largent et une question se pose ; si vraiment il a existé et que Smerdiakov lait vu, quand la-t-il vu pour la dernière fois ? Et si son maître avait retiré cet argent du lit pour le remettre dans la cassette sans le lui dire ? Notez que, daprès Smerdiakov, il était caché sous le matelas ; laccusé a dû len arracher ; or, le lit était intact, le procès-verbal en fait foi. Comment cela se fait-il, et surtout, pourquoi les draps fins mis exprès ce soir-là nont-ils pas été tachés par les mains sanglantes de laccusé ? Mais, dira-t-on, et lenveloppe sur le plancher ? Il vaut la peine den parler. Tout à lheure, jai été un peu surpris dentendre léminent accusateur lui-même dire à ce sujet, lorsquil signalait labsurdité de lhypothèse que Smerdiakov fût lassassin : « Sans cette enveloppe, si elle nétait pas restée à terre comme une preuve et que le voleur leût emportée, personne au monde naurait connu son existence et son contenu et, par conséquent, le vol commis par laccusé. » Ainsi, et de laveu même de laccusation, cest uniquement ce chiffon de papier déchiré, muni dune suscription, qui a servi à inculper laccusé de vol ; « sinon, personne naurait su quil y avait eu vol, et, peut-être, que largent existait ». Or, le seul fait que ce chiffon traînait sur le plancher suffit-il à prouver quil contenait de largent et quon la volé ? « Mais, objecte-t-on, Smerdiakov la vu dans lenveloppe. » Quand la-t-il vu pour la dernière fois ? Voilà ce que je demande. Jai causé avec Smerdiakov, il ma dit lavoir vu deux jours avant le drame ! Mais pourquoi ne pas supposer, par exemple, que le vieux Fiodor Pavlovitch, enfermé chez lui dans lattente fiévreuse de sa bien-aimée, aurait, par désœuvrement, sorti et décacheté lenveloppe ? « Elle ne me croira peut-être pas ; mais, quand je lui montrerai une liasse de trente billets, ça fera plus deffet, leau lui viendra à la bouche. » Et il déchire lenveloppe, en retire largent et la jette à terre, sans craindre naturellement de se compromettre. Messieurs les jurés, cette hypothèse nen vaut-elle pas une autre ? Quy a-t-il là dimpossible ? Mais dans ce cas laccusation de vol tombe delle-même ; pas dargent, pas de vol. On prétend que lenveloppe trouvée à terre prouve lexistence de largent ; ne puis-je pas soutenir le contraire et dire quelle traînait vide sur le plancher précisément parce que cet argent en avait été retiré au préalable par le maître lui-même ? « Mais dans ce cas, où est passé largent, on ne la pas retrouvé lors de la perquisition ? » Dabord on en a retrouvé une partie dans sa cassette, puis il a pu le retirer le matin ou même la veille, en disposer, lenvoyer, changer enfin complètement didée, sans juger nécessaire den faire part à Smerdiakov. Or, si cette hypothèse est tant soit peu vraisemblable, comment peut-on inculper si catégoriquement laccusé dassassinat suivi de vol, et affirmer quil y a eu vol ? Nous entrons ainsi dans le domaine du roman. Pour soutenir quune chose a été dérobée, il faut désigner cette chose ou tout au moins prouver irréfutablement quelle a existé. Or, personne ne la même vue. Récemment, à Pétersbourg, un jeune marchand ambulant de dix-huit ans entra en plein jour dans la boutique dun changeur quil tua à coups de hache avec une audace extraordinaire, emportant quinze cents roubles. Il fut arrêté cinq heures après ; on retrouva sur lui la somme entière moins quinze roubles déjà dépensés. En outre, le commis de la victime, qui sétait absenté, indiqua à la police non seulement le montant du vol, mais la valeur et le nombre des billets et des pièces dor dont se composait la somme. Le tout fut retrouvé en possession de lassassin, qui fit dailleurs des aveux complets. Voilà, messieurs les jurés, ce que jappelle une preuve ! Largent est là, on peut le toucher, impossible de nier son existence. En est-il de même dans laffaire qui nous occupe ? Pourtant le sort dun homme est en jeu. « Soit, dira-t-on ; mais il a fait la fête cette même nuit, et prodigué largent ; on a trouvé sur lui quinze cents roubles ; doù viennent-ils ? » Mais, précisément, le fait quon na retrouvé que quinze cents roubles, la moitié de la somme, prouve que cet argent ne provenait peut-être nullement de lenveloppe. En calculant rigoureusement le temps, linstruction a établi que laccusé, après avoir vu les servantes, sest rendu tout droit chez Mr Perkhotine, puis nest pas resté seul un instant ; il na donc pas pu cacher en ville la moitié des trois mille roubles. Laccusation suppose que largent est caché quelque part au village de Mokroïé ; pourquoi pas dans les caves du château dUdolphe ?{197} Nest-ce pas une supposition fantasque et romanesque ? Et remarquez-le, messieurs les jurés, il suffit décarter cette hypothèse pour que laccusation de vol sécroule, car que sont devenus ces quinze cents roubles ? Par quel prodige ont-ils pu disparaître, sil est démontré que laccusé nest allé nulle part ? Et cest avec de semblables romans que nous sommes prêts à briser une vie humaine ? « Cependant, dira-t-on, il na pas su expliquer la provenance de largent trouvé sur lui ; dailleurs, chacun sait quil nen avait pas auparavant. » Mais qui le savait ? Laccusé a expliqué clairement doù venait largent, et selon moi, messieurs les jurés, cette explication est des plus vraisemblables et concorde tout à fait avec le caractère de laccusé. Laccusation tient à son propre roman : un homme de volonté faible, qui a accepté trois mille roubles de sa fiancée dans des conditions humiliantes, na pu, dit-on, en prélever la moitié et la garder dans un sachet ; au contraire, dans laffirmative, il laurait décousu tous les deux jours pour y prendre cent roubles, et il ne serait rien resté au bout dun mois. Vous vous en souvenez, tout ceci a été déclaré dun ton qui ne souffrait pas dobjection. Mais si les choses sétaient passées autrement, et que vous ayez créé un autre personnage ? Cest bien ce qui est arrivé. On objectera peut-être : « Des témoins attestent quil a dissipé en une fois, au village de Mokroïé, les trois mille roubles prêtés par Mlle Verkhovtsev ; par conséquent, il na pu en prélever la moitié. » Mais qui sont ces témoins ? On a déjà vu le crédit quon peut leur donner. De plus, un gâteau dans la main dautrui paraît toujours plus grand quil nest en réalité. Aucun de ces témoins na compté les billets, ils les ont tous évalués à vue dœil. Le témoin Maximov a bien déclaré que laccusé avait vingt mille roubles. Vous voyez, messieurs les jurés, comme la psychologie est à double fin ; permettez-moi dappliquer ici la contrepartie, nous verrons ce qui en résultera.
« Un mois avant le drame, trois mille roubles ont été confiés à laccusé par Mlle Verkhovtsev, pour les envoyer par la poste, mais on peut se demander si cest dans des conditions aussi humiliantes quon la proclamé tout à lheure. La première déposition de Mlle Verkhovtsev à ce sujet était bien différente ; la seconde respirait la colère, la vengeance, une haine longtemps dissimulée. Mais le seul fait que le témoin na pas dit la vérité lors de sa première version nous donne le droit de conclure quil en a été de même dans la seconde. Laccusation a respecté ce roman, jimiterai sa réserve. Toutefois, je me permettrai dobserver que si une personne aussi honorable que Mlle Verkhovtsev se permet à laudience de retourner tout à coup sa déposition, dans lintention évidente de perdre laccusé, il est évident aussi que ses déclarations sont entachées de partialité. Nous dénierait-on le droit de conclure quune femme avide de vengeance a pu exagérer bien des choses ? Notamment les conditions humiliantes dans lesquelles largent fut offert. Au contraire, cette offre dut être faite dune manière acceptable, surtout pour un homme aussi léger que notre client, qui comptait dailleurs recevoir bientôt de son père les trois mille roubles dus pour règlement de comptes. Cétait aléatoire, mais sa légèreté même le persuadait quil allait obtenir satisfaction et pourrait par conséquent sacquitter de sa dette envers Mlle Verkhovtsev. Mais laccusation repousse la version du sachet : « Pareils sentiments sont incompatibles avec son caractère. » Cependant, vous avez parlé vous-même des deux abîmes que Karamazov peut contempler à la fois. En effet, sa nature à double face est capable de sarrêter au milieu de la dissipation la plus effrénée, sil subit une autre influence. Cette autre influence, cest lamour, ce nouvel amour qui sest enflammé en lui comme la poudre, et pour lequel il faut de largent, plus encore que pour faire la fête avec cette même bien-aimée. Quelle lui dise : « Je suis à toi, je ne veux pas de Fiodor Pavlovitch », il la saisira, il lemmènera au loin, à condition den avoir les moyens. Ceci passe avant la fête. Karamazov ne peut-il sen rendre compte ? Voilà ce qui le tourmentait ; quoi dinvraisemblable à ce quil ait réservé cet argent, à tout hasard ? Mais le temps passe ; Fiodor Pavlovitch ne donne pas à laccusé les trois mille roubles ; au contraire, le bruit court quil les destine précisément à séduire sa bien-aimée. « Si Fiodor Pavlovitch ne me donne rien, songe-t-il, je passerai pour un voleur aux yeux de Catherine Ivanovna. » Ainsi naît lidée daller déposer devant Catherine Ivanovna ces quinze cents roubles quil continue à porter sur lui, dans le sachet, en disant : « Je suis un misérable, mais non un voleur. » Voilà donc une double raison de conserver cet argent comme la prunelle de ses yeux, au lieu de découdre le sachet et den prélever un billet après lautre. Pourquoi refuser à laccusé le sentiment de lhonneur ? Il existe en lui ce sentiment, mal compris peut-être, souvent erroné, soit, mais réel, poussé jusquà la passion, il la prouvé. Mais la situation se complique, les tortures de la jalousie atteignent leur paroxysme, et ces deux questions, toujours les mêmes, obsèdent de plus en plus le cerveau enfiévré de mon client : « Si je rembourse Catherine Ivanovna, avec quoi emmènerais-je Grouchegnka ? » Sil sest enivré durant tout ce mois, sil a fait des folies et du tapage dans les cabarets, cest peut-être précisément parce quil était rempli damertume et quil navait pas la force de supporter cet état de choses. Ces deux questions devinrent finalement si irritantes quelles le réduisirent au désespoir. Il avait envoyé son frère cadet demander une dernière fois ces trois mille roubles à son père, mais, sans attendre la réponse, il fit irruption chez le vieillard et le battit devant témoins. Après cela, il navait plus rien à espérer. Le soir même, il se frappe la poitrine, précisément à la place de ce sachet, et jure à son frère quil a un moyen deffacer sa honte, mais quil la gardera, car il se sent incapable de recourir à ce moyen, étant trop faible de caractère. Pourquoi laccusation refuse-t-elle de croire à la déposition dAlexéi Karamazov, si sincère, si spontanée, si plausible ? Pourquoi, au contraire, imposer la version de largent caché dans une fissure, dans les caves du château dUdolphe ? Le soir même de la conversation avec son frère, laccusé écrit cette fatale lettre, base principale de linculpation de vol : « Je demanderai de largent à tout le monde, et si lon refuse de men donner, je tuerai mon père et jen prendrai sous le matelas, dans lenveloppe ficelée dune faveur rose, dès quIvan sera parti. » Sur ce, laccusation de sexclamer : « Voilà le programme complet de lassassinat ; tout sest passé comme il lavait écrit ! » Mais dabord, cest une lettre divrogne, écrite sous lempire dune extrême irritation ; ensuite, il ne parle de lenveloppe que daprès Smerdiakov, sans lavoir vue lui-même ; troisièmement, bien que la lettre existe, comment prouver que les faits y correspondent ? Laccusé a-t-il trouvé lenveloppe sous loreiller, contenait-elle même de largent ? Dailleurs, est-ce après largent que courait laccusé ? Non, il na pas couru comme un fou pour voler, mais seulement pour savoir où était cette femme qui lui a fait perdre la tête ; il na pas agi daprès un plan prémédité, mais à limproviste, dans un accès de jalousie furieuse ! « Oui, mais après le meurtre, il sest emparé de largent. » Finalement, a-t-il tué, oui ou non ? Je repousse avec indignation laccusation de vol ; elle nest possible que si lon indique exactement lobjet du vol, cest un axiome ! Mais est-il démontré quil a tué, même sans voler ? Ne serait-ce pas aussi un roman ? »
XII. Il ny a pas eu assassinat
« Noubliez pas, messieurs les jurés, quil sagit de la vie dun homme ; la prudence simpose. Jusquà présent, laccusation hésitait à admettre la préméditation ; il a fallu pour la convaincre cette fatale lettre divrogne, présentée aujourdhui au tribunal. « Tout sest passé comme il lavait écrit. » Mais, je le répète, laccusé na couru chez son père que pour chercher son amie, pour savoir où elle était. Cest un fait irrécusable. Sil lavait trouvée chez elle, loin dexécuter ses menaces, il ne serait allé nulle part. Il est venu par hasard, à limproviste, peut-être sans se rappeler sa lettre. « Mais il sest emparé dun pilon », lequel, vous vous souvenez, a donné lieu à des considérations psychologiques. Pourtant, il me vient à lesprit une idée bien simple : si ce pilon, au lieu de se trouver à sa portée, avait été rangé dans larmoire, laccusé, ne le voyant pas, serait parti sans arme, les mains vides, et naurait peut-être tué personne. Comment peut-on conclure de cet incident à la préméditation ? Oui, mais il a proféré dans les cabarets des menaces de mort contre son père, et deux jours auparavant, le soir où fut écrite cette lettre divrogne, il était calme et se querella seulement avec un commis, « cédant à une habitude invétérée. » À cela, je répondrai que sil avait médité un tel crime daprès un plan arrêté, il aurait sûrement évité cette querelle et ne serait peut-être pas venu au cabaret, car, en pareil cas, lâme recherche le calme et lisolement, sefforce de se soustraire à lattention : « Oubliez-moi si vous pouvez » et cela, non par calcul seulement, mais par instinct. Messieurs les jurés, la psychologie est une arme à deux tranchants, et nous savons aussi nous en servir. Quant à ces menaces vociférées durant un mois dans les tavernes, on entend bien des enfants, bien des ivrognes en proférer de semblables au cours de querelles, sans que les choses aillent plus loin. Et cette lettre fatale, nest-elle pas aussi le produit de livresse et de la colère, le cri du pochard qui menace « de faire un malheur » ? Pourquoi pas ? Pourquoi cette lettre est-elle fatale, au lieu dêtre ridicule ? Parce quon a trouvé le père de laccusé assassiné, parce quun témoin a vu dans le jardin laccusé qui senfuyait, et a lui-même été abattu par lui ; par conséquent tout sest passé comme il lavait écrit ; voilà pourquoi cette lettre nest pas ridicule, mais fatale. Dieu soit loué, nous voici arrivés au point critique. « Puisquil était dans le jardin, donc il a tué. » Toute laccusation tient dans ces deux mots, puisque et donc. Et si ce donc nétait pas fondé, malgré les apparences ? Oh ! je conviens que la concordance des faits, les coïncidences, sont assez éloquentes. Pourtant, considérez tous ces faits isolément, sans vous laisser impressionner par leur ensemble ; pourquoi, par exemple, laccusation refuse-t-elle absolument de croire à la véracité de mon client, quand il déclare sêtre éloigné de la fenêtre de son père ? Rappelez-vous les sarcasmes à ladresse de la déférence et des sentiments « pieux » quaurait soudain éprouvés lassassin. Et sil y avait eu vraiment ici quelque chose de semblable, un sentiment de piété, sinon de déférence ? « Sans doute, ma mère priait alors pour moi », a déclaré linculpé à linstruction, et il sest enfui dès quil eut constaté que Mme Sviétlov nétait pas chez son père. « Mais il ne pouvait pas le constater par la fenêtre », nous objecte laccusation. Pourquoi pas ? La fenêtre sest ouverte aux signaux faits par mon client. Fiodor Pavlovitch a pu prononcer une parole, laisser échapper un cri, révélant labsence de Mme Sviétlov. Pourquoi sen tenir absolument à une hypothèse issue de notre imagination ? En réalité, il y a mille possibilités capables déchapper à lobservation du romancier le plus subtil. « Oui, mais Grigori a vu la porte ouverte ; par conséquent, laccusé est entré sûrement dans la maison ; il a donc tué. » Quant à cette porte, messieurs les jurés… Voyez-vous, nous navons là-dessus que le seul témoignage dun individu qui se trouvait dailleurs dans un tel état que… Mais soit, la porte était ouverte, admettons que les dénégations de laccusé soient un mensonge, dicté par un sentiment de défense bien naturel ; admettons quil ait pénétré dans la maison ; alors pourquoi veut-on quil ait tué, sil est entré ? Il a pu faire irruption, parcourir les chambres, il a pu bousculer son père, le frapper même, mais après avoir constaté labsence de Mme Sviétlov, il sest enfui, heureux de ne pas lavoir trouvée et de sêtre épargné un crime. Voilà justement pourquoi, un moment après, il est redescendu vers Grigori, victime de sa fureur ; cest parce quil était susceptible déprouver un sentiment de pitié et de compassion, quil avait échappé à la tentation, parce quil ressentait la joie dun cœur pur. Avec une éloquence saisissante, laccusation nous dépeint létat desprit de linculpé au village de Mokroïé, quand lamour lui apparut de nouveau, lappelant à une vie nouvelle, alors quil ne lui était plus possible daimer, ayant derrière lui le cadavre sanglant de son père, et en perspective le châtiment. Pourtant, le ministère public a admis lamour, en lexpliquant à sa manière : « Lébriété, le répit dont bénéficiait le criminel, etc. » Mais navez-vous pas créé un nouveau personnage, monsieur le procureur, je vous le demande à nouveau ? Mon client est-il grossier et sans cœur au point davoir pu, en un pareil moment, songer à lamour et aux subterfuges de sa défense, en ayant vraiment sur la conscience le sang de son père ? Non, mille fois non ! Sitôt après avoir découvert quelle laime, lappelle, lui promet le bonheur, je suis persuadé quil aurait éprouvé un besoin impérieux de se suicider et quil se fût ôté la vie, sil avait eu derrière lui le cadavre de son père. Oh ! non, certes, il naurait pas oublié où se trouvaient ses pistolets ! Je connais laccusé ; la brutale insensibilité quon lui attribue est incompatible avec son caractère. Il se serait tué, cest sûr ; il ne la pas fait précisément parce que « sa mère priait pour lui », et quil navait pas versé le sang de son père. Durant cette nuit passée à Mokroïé, il sest tourmenté uniquement à cause du vieillard abattu par lui, suppliant Dieu de le ranimer pour quil pût échapper à la mort, et lui-même au châtiment. Pourquoi ne pas admettre cette version ? Quelle preuve décisive avons-nous que laccusé ment ? Mais on va de nouveau nous opposer le cadavre de son père ; il sest enfui sans tuer, alors qui est lassassin ?
« Encore un coup, voici toute la logique de laccusation : qui a tué, sinon lui ? Il ny a personne à mettre à sa place. Messieurs les jurés, cest bien cela ? Est-il bien vrai quon ne trouve personne dautre ? Laccusation a énuméré tous ceux qui étaient ou sont venus dans la maison cette nuit-là. On a trouvé cinq personnes. Trois dentre elles, jen conviens, sont entièrement hors de cause : la victime, le vieux Grigori et sa femme. Restent donc Karamazov et Smerdiakov. Mr le procureur sécrie pathétiquement que laccusé ne désigne Smerdiakov quen désespoir de cause, que sil y avait un sixième personnage, ou même son ombre, mon client, saisi de honte, sempresserait de le dénoncer. Mais, messieurs les jurés, pourquoi ne pas faire le raisonnement inverse ? Il y a deux individus en présence : laccusé et Smerdiakov ; ne puis-je pas dire quon naccuse mon client quen désespoir de cause ? Et cela uniquement parce quon a de parti pris exclu davance Smerdiakov de tout soupçon. À vrai dire, Smerdiakov nest désigné que par laccusé, ses deux frères et Mme Sviétlov. Mais il y a dautres témoignages : cest lémotion confuse suscitée dans la société par un certain soupçon ; on perçoit une vague rumeur, on sent une sorte dattente. Enfin, le rapprochement des faits, caractéristique même dans son imprécision, en est une nouvelle preuve. Dabord cette crise dépilepsie survenue précisément le jour du drame, crise que laccusation a dû défendre et justifier de son mieux. Puis ce brusque suicide de Smerdiakov la veille du jugement. Ensuite, la déposition non moins inopinée, à laudience, du frère de laccusé, qui avait cru jusqualors à sa culpabilité et apporte tout à coup de largent en déclarant que Smerdiakov est lassassin. Oh ! je suis persuadé, comme le parquet, quIvan Fiodorovitch est atteint de fièvre chaude, que sa déposition a pu être une tentative désespérée, conçue dans le délire, pour sauver son frère en chargeant le défunt. Néanmoins, le nom de Smerdiakov a été prononcé, on a de nouveau limpression dune énigme. On dirait, messieurs les jurés, quil y a ici quelque chose dinexprimé, dinachevé. Peut-être la lumière se fera-t-elle. Mais nanticipons pas. La Cour a décidé tout à lheure de poursuivre les débats. Je pourrais, en attendant, présenter quelques observations au sujet de la caractéristique de Smerdiakov, tracée avec un talent si subtil par laccusation. Tout en ladmirant, je ne puis souscrire à ses traits essentiels. Jai vu Smerdiakov, je lui ai parlé, il ma produit une impression tout autre. Il était faible de santé, certes, mais non de caractère ; ce nest pas du tout lêtre faible que simagine laccusation. Surtout je nai pas trouvé en lui de timidité, cette timidité quon nous a décrite dune façon si caractéristique. Nulle ingénuité, une extrême méfiance dissimulée sous les dehors de la naïveté, un esprit capable de beaucoup méditer. Oh ! cest par candeur que laccusation la jugé faible desprit. Il ma produit une impression précise ; je suis parti persuadé davoir affaire à un être foncièrement méchant, démesurément ambitieux, vindicatif et envieux. Jai recueilli certains renseignements ; il détestait son origine, il en avait honte et rappelait en grinçant des dents quil était issu dune « puante ». Il se montrait irrespectueux envers le domestique Grigori et sa femme, qui avaient pris soin de lui dans son enfance. Maudissant la Russie, il sen moquait, rêvait de partir pour la France, de devenir Français. Il a souvent déclaré, bien avant le crime, quil regrettait de ne pouvoir le faire faute de ressources. Je crois quil naimait que lui et sestimait singulièrement haut… Un costume convenable, une chemise propre, des bottes bien cirées, constituaient pour lui toute la culture. Se croyant (il y a des faits à lappui) le fils naturel de Fiodor Pavlovitch, il a pu prendre en haine sa situation par rapport aux enfants légitimes de son maître ; à eux tous les droits, tout lhéritage, tandis quil nest quun cuisinier. Il ma raconté quil avait mis largent dans lenveloppe avec Fiodor Pavlovitch. La destination de cette somme grâce à laquelle il aurait pu faire son chemin lui était évidemment odieuse. De plus, il a vu trois mille roubles en billets neufs (je le lui ai demandé à dessein). Ne montrez jamais à un être envieux et rempli damour-propre une grosse somme à la fois ; or, il voyait pour la première fois une telle somme dans la même main. Cette liasse a pu laisser dans son imagination une impression morbide, sans autres conséquences au début. Mon éminent contradicteur a exposé avec une subtilité remarquable toutes les hypothèses pour et contre la possibilité dinculper Smerdiakov dassassinat, en insistant sur cette question : quel intérêt avait-il à simuler une crise ? Oui, mais il na pas nécessairement simulé, la crise a pu survenir tout naturellement et passer de même, le malade revenir à lui. Sans se rétablir, il aura repris connaissance, comme cela arrive chez les épileptiques. À quel moment Smerdiakov a-t-il commis son crime ? demande laccusation. Il est très facile de lindiquer. Il a pu revenir à lui et se lever après avoir dormi profondément (car les crises sont toujours suivies dun profond sommeil), juste au moment où le vieux Grigori ayant empoigné par la jambe, sur la palissade, laccusé, qui senfuyait, sécria : « Parricide ! » Ce cri inaccoutumé, dans le silence et les ténèbres, a pu réveiller Smerdiakov, dont le sommeil était peut-être déjà plus léger. Il se lève et va presque inconsciemment voir ce qui en est. Encore en proie à lhébétude, son imagination sommeille, mais le voici dans le jardin, il sapproche des fenêtres éclairées, apprend la terrible nouvelle de la bouche de son maître, évidemment heureux de sa présence. Celui-ci, effrayé, lui raconte tout en détail, son imagination senflamme. Et dans son cerveau troublé, une idée prend corps, idée terrible, mais séduisante et dune logique irréfutable : assassiner, semparer des trois mille roubles et tout rejeter ensuite sur le fils du maître. Qui soupçonnera-t-on maintenant, qui peut-on accuser, sinon lui ? Les preuves existent, il était sur les lieux. La cupidité a pu le gagner, en même temps que la conscience de limpunité. Oh ! la tentation survient parfois en rafale, surtout chez des assassins qui ne se doutaient pas, une minute auparavant, quils voulaient tuer ! Ainsi, Smerdiakov a pu entrer chez son maître et exécuter son plan ; avec quelle arme ? Mais avec la première pierre quil aura ramassée dans le jardin. Pourquoi, dans quel dessein ? Mais trois mille roubles, cest une fortune. Oh ! je ne me contredis pas : largent a pu exister. Peut-être même Smerdiakov seul savait où le trouver chez son maître. « Eh bien, et lenveloppe qui traînait, déchirée, à terre ? » Tout à lheure, en écoutant laccusation insinuer subtilement à ce sujet que seul un voleur novice, tel que précisément Karamazov, pouvait agir ainsi, tandis que Smerdiakov naurait jamais laissé une telle preuve contre lui, tout à lheure, messieurs les jurés, jai reconnu soudain une argumentation des plus familières. Figurez-vous que cette hypothèse sur la façon dont Karamazov avait dû procéder avec lenveloppe, je lavais déjà entendue deux jours auparavant de Smerdiakov lui-même, et cela à ma grande surprise ; il me paraissait, en effet, jouer la naïveté et mimposer davance cette idée pour que jen tire la même conclusion, comme sil me la soufflait. Na-t-il pas agi de même à linstruction et imposé cette hypothèse à léminent représentant du ministère public ? Et la femme de Grigori, dira-t-on ? Elle a entendu toute la nuit le malade gémir. Soit, mais cest là un argument bien fragile. Un jour une dame de ma connaissance se plaignit amèrement davoir été réveillée toute la nuit par un roquet ; pourtant, la pauvre bête, comme on lapprit, navait aboyé que deux ou trois fois. Et cest naturel ; une personne qui dort entend gémir, elle se réveille en maugréant pour se rendormir aussitôt. Deux heures après, nouveau gémissement, nouveau réveil suivi de sommeil, et encore deux heures plus tard, trois fois en tout. Le matin, le dormeur se lève en se plaignant davoir été réveillé toute la nuit par des gémissements continuels. Il doit nécessairement en avoir limpression ; les intervalles de deux heures durant lesquels il a dormi lui échappent, seules les minutes de veille lui reviennent à lesprit, il simagine quon la réveillé toute la nuit. Mais pourquoi, sexclame laccusation, Smerdiakov na-t-il pas avoué dans le billet écrit avant de mourir ? « Sa conscience nest pas allée jusque-là. » Permettez ; la conscience, cest déjà le repentir, peut-être le suicidé néprouvait-il pas de repentir, mais seulement du désespoir. Ce sont deux choses tout à fait différentes. Le désespoir peut être méchant et irréconciliable, et le suicidé, au moment den finir, pouvait détester plus que jamais ceux dont il avait été jaloux toute sa vie. Messieurs les jurés, prenez garde de commettre une erreur judiciaire ! Quy a-t-il dinvraisemblable dans tout ce que je vous ai exposé ? Trouvez une erreur dans ma thèse, trouvez-y une impossibilité, une absurdité ! Mais si mes conjectures sont tant soit peu vraisemblables, soyez prudents. Je le jure par ce quil y a de plus sacré, je crois absolument à la version du crime que je viens de vous présenter. Ce qui me trouble surtout et me met hors de moi, cest la pensée que, parmi la masse de faits accumulés par laccusation contre le prévenu, il ny en a pas un seul tant soit peu exact et irrécusable. Oui, certes, lensemble est terrible ; ce sang qui dégoutte des mains, dont le linge est imprégné, cette nuit obscure où retentit le cri de « parricide ! », celui qui la poussé tombant, la tête fracassée, puis cette masse de paroles, de dépositions, de gestes, de cris, oh ! tout cela peut fausser une conviction, mais non pas la vôtre, messieurs les jurés ! Souvenez-vous quil vous a été donné un pouvoir illimité de lier et de délier. Mais plus ce pouvoir est grand, plus lusage en est redoutable ! Je maintiens absolument tout ce que je viens de dire ; mais soit, je conviens pour un instant avec laccusation que mon malheureux client a souillé ses mains du sang de son père. Ce nest quune supposition, encore un coup, je ne doute pas une minute de son innocence ; pourtant, écoutez-moi, même dans cette hypothèse, jai encore quelque chose à vous dire, car je pressens dans vos cœurs un violent combat… Pardonnez-moi cette allusion, messieurs les jurés, je veux être véridique et sincère jusquau bout. Soyons tous sincères ! »
À ce moment, le défenseur fut interrompu par dassez vifs applaudissements. En effet, il prononça les dernières paroles dune voix si émue que tout le monde sentit que peut-être il avait vraiment quelque chose à dire, et quelque chose de capital. Le président menaça de « faire évacuer » la salle, si « pareille manifestation » se reproduisait. Il se tut, et Fétioukovitch reprit sa plaidoirie dune voix pénétrée, tout à fait changée.
XIII. Un Sophiste{198}
« Ce nest pas seulement lensemble des faits qui accable mon client, messieurs les jurés, non, ce qui laccable, en réalité, cest le seul fait quon a trouvé son père assassiné. Sil sagissait dun simple meurtre, étant donné le doute qui plane sur cette affaire, sur chacun des faits considérés isolément, vous écarteriez laccusation, vous hésiteriez tout au moins à condamner un homme uniquement à cause dune prévention, hélas ! trop justifiée ! Mais nous sommes en présence dun parricide. Cela en impose au point de fortifier la fragilité même des chefs daccusation, dans lesprit le moins prévenu. Comment acquitter un tel accusé ? Sil était coupable et quil échappe au châtiment ? voilà le sentiment instinctif de chacun. Oui, cest une chose terrible de verser le sang de son père, le sang de celui qui vous a engendré, aimé, le sang de celui qui a prodigué sa vie pour vous, qui sest affligé de vos maladies enfantines, qui a souffert pour que vous soyez heureux, et na vécu que de vos joies et de vos succès ! Oh ! le meurtre dun tel père, on ne peut même pas limaginer ! Messieurs les jurés, quest-ce quun père véritable, quelle majesté, quelle idée grandiose recèle ce nom ? Nous venons dindiquer en partie ce quil doit être. Dans cette affaire si douloureuse, le défunt, Fiodor Pavlovitch Karamazov, navait rien dun père, tel que notre cœur vient de le définir. Car hélas, certains pères sont de vraies calamités. Examinons les choses de plus près : nous ne devons reculer devant rien, messieurs les jurés, vu la gravité de la décision à prendre. Nous devons surtout ne pas avoir peur maintenant, ni écarter certaines idées, tels que des enfants ou des femmes craintives, suivant lheureuse expression de léminent représentant du ministère public. Au cours de son ardent réquisitoire, mon honorable adversaire sest exclamé à plusieurs reprises : « Non, je nabandonnerai à personne la défense de linculpé, je suis à la fois son accusateur et son avocat. » Pourtant, il a oublié de mentionner que si ce redoutable accusé a gardé vingt-trois ans une profonde reconnaissance pour une livre de noisettes, la seule gâterie quil ait jamais eue dans la maison paternelle, inversement un tel homme devait se rappeler, durant ces vingt-trois ans, quil courait chez son père « nu-pieds, dans larrière-cour, la culotte retenue par un seul bouton », suivant lexpression dun homme de cœur, le Dr Herzenstube. Oh ! messieurs les jurés, à quoi bon regarder de près cette « calamité », répéter ce que tout le monde connaît ! Quest-ce que mon client a trouvé en arrivant chez son père ? Et pourquoi le représenter comme un être sans cœur, un égoïste, un monstre ? Il est impétueux, il est sauvage, violent, voilà pourquoi on le juge maintenant. Mais qui est responsable de sa destinée, à qui la faute si, avec des penchants vertueux, un cœur sensible et reconnaissant, il a reçu une éducation aussi monstrueuse ? A-t-on développé sa raison, est-il instruit, quelquun lui a-t-il témoigné un peu daffection dans son enfance ? Mon client a grandi à la grâce de Dieu, cest-à-dire comme une bête sauvage. Peut-être brûlait-il de revoir son père, après cette longue séparation, peut-être en se rappelant son enfance comme à travers un songe, a-t-il écarté à maintes reprises le fantôme odieux du passé, désirant de toute son âme absoudre et étreindre son père ! Et alors ? On laccueille avec des railleries cyniques, de la méfiance, des chicanes au sujet de son héritage ; il nentend que des propos et des maximes qui soulèvent le cœur, finalement il voit son père essayer de lui ravir son amie, avec son propre argent ; oh ! messieurs les jurés, cest répugnant, cest atroce ! Et ce vieillard se plaint à tout le monde de lirrévérence et de la violence de son fils, le noircit dans la société, lui cause du tort, le calomnie, achète ses reconnaissances de dette pour le faire mettre en prison ! Messieurs les jurés, les gens en apparence durs, violents, impétueux, tels que mon client, sont bien souvent des cœurs tendres, seulement ils ne le montrent pas. Ne riez pas de mon idée ! Mr le procureur sest moqué impitoyablement de mon client, en signalant son amour pour Schiller et « le sublime ». Je ne men serais pas moqué à sa place. Oui, ces cœurs oh ! laissez-moi les défendre, ils sont rarement et si mal compris , ces cœurs sont souvent assoiffés de tendresse, de beauté, de justice, précisément parce que, sans quils sen doutent eux-mêmes, ces sentiments contrastent avec leur propre violence, avec leur propre dureté. Si indomptables quils paraissent, ils sont capables daimer jusquà la souffrance, daimer une femme dun amour idéal et élevé. Encore un coup, ne riez pas, cest ce qui arrive le plus souvent aux natures de cette sorte ; seulement, elles ne peuvent pas dissimuler leur impétuosité parfois grossière, voilà ce qui frappe, voilà ce quon remarque, alors que lintérieur demeure ignoré. En réalité, leurs passions sapaisent rapidement, et quand ils rencontrent une personne aux sentiments élevés, ces êtres qui semblent grossiers et violents cherchent la régénération, la possibilité de samender, de devenir nobles, honnêtes, « sublimes », si décrié que soit ce mot. Jai dit tout à lheure que je respecterais le roman de mon client avec Mlle Verkhovtsev. Néanmoins, on peut parler à mots couverts ; nous avons entendu, non pas une déposition, mais le cri dune femme qui se venge, et ce nest pas à elle à lui reprocher sa trahison, car cest elle qui a trahi ! Si elle avait eu le temps de rentrer en elle-même, elle naurait pas fait un pareil témoignage. Oh ! ne la croyez pas, non, mon client nest pas un « monstre », comme elle la appelé. Le Crucifié qui aimait les hommes a dit avant les angoisses de la Passion : « Je suis le Bon Pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis ; aucune delles ne périra » {199}. Ne perdons pas, nous, une âme humaine ! Je demandais : quest-ce quun père ? Cest un nom noble et précieux, me suis-je écrié. Mais il faut user loyalement du terme, messieurs les jurés, et je me permets dappeler les choses par leur nom. Un père tel que la victime, le vieux Karamazov, est indigne de sappeler ainsi. Lamour filial non justifié est absurde. On ne peut susciter lamour avec rien, il ny a que Dieu qui tire quelque chose du néant. « Pères, ne contristez point vos enfant » {200}, écrit lapôtre dun cœur brûlant damour. Ce nest pas pour mon client que je cite ces saintes paroles, je les rappelle pour tous les pères. Qui ma confié le pouvoir de les instruire ? Personne. Mais comme homme, comme citoyen, je madresse à eux : vivos voco !{201} Nous ne restons pas longtemps sur terre, nos actions et nos paroles sont souvent mauvaises. Aussi mettons tous à profit les moments que nous passons ensemble pour nous adresser mutuellement une bonne parole. Cest ce que je fais ; je profite de loccasion qui mest offerte. Ce nest pas pour rien que cette tribune nous a été accordée par une volonté souveraine, toute la Russie nous entend. Je ne parle pas seulement pour les pères qui sont ici, je crie à tous : « Pères, ne contristez point vos enfants ! » Pratiquons dabord nous-mêmes le précepte du Christ, et alors seulement nous pourrons exiger quelque chose de nos enfants. Sinon, nous ne sommes pas des pères, mais des ennemis pour eux ; il ne sont pas nos enfants, mais nos ennemis, et cela par notre faute ! « On se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis » {202}, ce nest pas moi qui le dis, cest lÉvangile qui le prescrit ; mesurez de la même mesure qui vous est appliquée. Comment accuser nos enfants sils nous rendent la pareille ? Dernièrement, en Finlande, une servante fut soupçonnée davoir accouché clandestinement. On lépia et lon trouva au grenier, dissimulée derrière des briques, sa malle qui contenait le cadavre dun nouveau-né tué par elle. On y découvrit également les squelettes de deux autres bébés, quelle avoua avoir tués à leur naissance. Messieurs les jurés, est-ce là une mère ? Elle a bien mis au monde ses enfants, mais qui de nous oserait lui appliquer le saint nom de mère ? Soyons hardis, messieurs les jurés, soyons même téméraires, nous devons lêtre en ce moment et ne pas craindre certains mots, certaines idées, comme les marchandes de Moscou, qui craignent le « métal » et le « soufre » {203}. Prouvons, au contraire, que le progrès des dernières années a influé aussi sur notre développement et disons franchement : il ne suffit pas dengendrer pour être père, il faut encore mériter ce titre. Sans doute, le mot père a une autre signification, daprès laquelle un père, fût-il un monstre, un ennemi juré de ses enfants, restera toujours leur père, par le seul fait quil les a engendrés. Mais cest une signification mystique, pour ainsi dire, qui échappe à lintelligence, quon peut admettre seulement comme article de foi, ainsi que bien des choses incompréhensibles auxquelles la religion ordonne de croire. Mais dans ce cas, cela doit rester hors du domaine de la vie réelle. Dans ce domaine, qui a, non seulement ses droits, mais impose de grands devoirs, si nous voulons être humains, chrétiens enfin, nous sommes tenus dappliquer seulement des idées justifiées par la raison et lexpérience, passées au creuset de lanalyse, bref, dagir sensément et non avec extravagance, comme en rêve ou dans le délire, pour ne pas nuire à notre semblable, pour ne pas causer sa perte. Nous ferons alors œuvre de chrétiens et non seulement de mystiques, une œuvre raisonnable, vraiment philanthropique… »
À ce moment, de vifs applaudissements partirent de différents points de la salle, mais Fétioukovitch fit un geste, comme pour supplier de ne pas linterrompre. Tout se calma aussitôt. Lorateur poursuivit :
« Pensez-vous, messieurs les jurés, que de telles questions puissent échapper à nos enfants, lorsquils commencent à réfléchir ? Non, certes, et nous nexigerons pas deux une abstention impossible ! La vue dun père indigne, surtout comparé à ceux des autres enfants, ses condisciples, inspire malgré lui à un jeune homme des questions douloureuses. On lui répond banalement : « Cest lui qui ta engendré, tu es son sang, tu dois donc laimer. » De plus en plus surpris le jeune homme se demande malgré lui : « Est-ce quil maimait, lorsquil ma engendré ? Il ne me connaissait pas, il ignorait même mon sexe, à cette minute de passion, où il était peut-être échauffé par le vin, et il ne ma transmis quun penchant à la boisson ; voilà tous ses bienfaits… Pourquoi dois-je laimer ; pour le seul fait de mavoir engendré, lui qui ne ma jamais aimé ? » {204} Oh ! ces questions vous semblent peut-être grossières, cruelles, mais nexigez pas dun jeune esprit une abstention impossible : « Chassez le naturel par la porte, il rentre par la fenêtre », mais surtout, ne craignons pas le « métal » et le « soufre », et résolvons la question comme le prescrivent la raison et lhumanité, et non les idées mystiques. Comment la résoudre ? Eh bien, que le fils vienne demander sérieusement à son père : « Père, dis-moi pourquoi je dois taimer, prouve-moi que cest un devoir » ; si ce père est capable de lui répondre et de le lui prouver, voilà une véritable famille, normale, qui ne repose pas uniquement sur un préjugé mystique, mais sur des bases rationnelles, rigoureusement humaines. Au contraire, si le père napporte aucune preuve, cen est fait de cette famille ; le père nen est plus un pour son fils, celui-ci reçoit la liberté et le droit de le considérer comme un étranger et même un ennemi. Notre tribune, messieurs les jurés, doit être lécole de la vérité et des idées saines ! »
De vifs applaudissements interrompirent lorateur. Assurément, ils nétaient pas unanimes, mais la moitié de la salle applaudissait, y compris des pères et des mères. Des cris aigus partaient des tribunes occupées par les dames. On gesticulait avec les mouchoirs. Le président se mit à agiter la sonnette de toutes ses forces. Il était visiblement agacé par ce tumulte, mais nosa « faire évacuer » la salle, comme il en avait déjà menacé ; même des dignitaires, des vieillards décorés installés derrière le tribunal applaudissaient lorateur, de sorte que, le calme rétabli, il se contenta de réitérer sa menace. Fétioukovitch, triomphant et ému, poursuivit son discours.
« Messieurs les jurés, vous vous rappelez cette nuit terrible, dont on a tant parlé aujourdhui, où le fils sintroduisit par escalade chez son père et se trouva face à face avec lennemi qui lui avait donné le jour. Jinsiste vivement là-dessus, ce nest pas largent qui lattirait ; laccusation de vol est une absurdité, comme je lai déjà exposé ! Et ce nest pas pour tuer quil força la porte ; sil avait prémédité son crime, il se serait muni à lavance dune arme, mais il a pris le pilon instinctivement, sans savoir pourquoi. Admettons quil ait trompé son père avec les signaux et pénétré dans la maison, jai déjà dit que je ne crois pas un instant à cette légende, mais soit, supposons-le une minute ! Messieurs les jurés, je vous le jure par ce quil y a de plus sacré, si Karamazov avait eu pour rival un étranger au lieu de son père, après avoir constaté labsence de cette femme, il se serait retiré précipitamment, sans lui faire de mal, tout au plus laurait-il frappé, bousculé, la seule chose qui lui importait étant de retrouver son amie. Mais il vit son père, son persécuteur dès lenfance, son ennemi devenu un monstrueux rival ; cela suffit pour quune haine irrésistible semparât de lui, abolissant sa raison. Tous ses griefs lui revinrent à la fois. Ce fut un accès de démence, mais aussi un mouvement de la nature, qui vengeait inconsciemment la transgression de ses lois éternelles. Néanmoins, même alors, lassassin na pas tué, je laffirme, je le proclame ; il a seulement brandi le pilon dans un geste dindignation et de dégoût, sans intention de tuer, sans savoir quil tuait. Sil navait pas eu ce fatal pilon dans les mains, il aurait seulement battu son père, peut-être, mais il ne leût pas assassiné. En senfuyant, il ignorait si le vieillard abattu par lui était mort. Pareil crime nen est pas un, ce nest pas un parricide. Non, le meurtre dun tel père ne peut être assimilé que par préjugé à un parricide ! Mais ce crime a-t-il vraiment été commis, je vous le demande encore une fois ? Messieurs les jurés, nous allons le condamner et il se dira : « Ces gens nont rien fait pour moi, pour mélever, minstruire, me rendre meilleur, faire de moi un homme. Ils mont refusé toute assistance et maintenant ils menvoient au bagne. Me voilà quitte, je ne leur dois rien, ni à personne. Ils sont méchants, cruels, je le serai aussi. » Voilà ce quil dira, messieurs les jurés ! je le jure ; en le déclarant coupable, vous ne ferez que le mettre à laise, que soulager sa conscience et loin déprouver des remords, il maudira le sang versé par lui. En même temps, vous rendez son relèvement impossible, car il demeurera méchant et aveugle jusquà la fin de ses jours. Voulez-vous lui infliger le châtiment le plus terrible quon puisse imaginer, tout en régénérant son âme à jamais ? Si oui, accablez-le de votre clémence ! Vous le verrez tressaillir. « Suis-je digne dune telle faveur, dun tel amour ? » se dira-t-il. Il y a de la noblesse, messieurs les jurés, dans cette nature sauvage. Il sinclinera devant votre mansuétude, il a soif dun grand acte damour, il senflammera, il ressuscitera définitivement. Certaines âmes sont assez mesquines pour accuser le monde entier. Mais comblez cette âme de miséricorde, témoignez-lui de lamour, et elle maudira ses œuvres, car les germes du bien abondent en elle. Son âme sépanouira en voyant la mansuétude divine, la bonté et la justice humaines. Il sera saisi de repentir, limmensité de la dette contractée laccablera. Il ne dira pas alors : « Je suis quitte », mais : « Je suis coupable devant tous et le plus indigne de tous. » Avec des larmes dattendrissement il sécriera : « Les hommes valent mieux que moi, car ils ont voulu me sauver, au lieu de me perdre. » Oh ! il vous est si facile duser de clémence, car dans labsence de preuves décisives, il vous serait trop pénible de rendre un verdict de culpabilité. Mieux vaut acquitter dix coupables que condamner un innocent. Entendez-vous la grande voix du siècle passé de notre histoire nationale ? Est-ce à moi, chétif, de vous rappeler que la justice russe na pas uniquement pour but de châtier, mais aussi de relever un être perdu ? Que les autres peuples observent la lettre de la loi, et nous lesprit et lessence, pour la régénération des déchus. Et sil en est ainsi, alors, en avant, Russie ! Ne vous effrayez pas avec vos troïkas emportées dont les autres peuples sécartent avec dégoût ! Ce nest pas une troïka emportée, cest un char majestueux, qui marche solennellement, tranquillement vers le but. Le sort de mon client est entre vos mains, ainsi que les destinées du droit russe. Vous le sauverez, vous le défendrez en vous montrant à la hauteur de votre mission. »
XIV. Les moujiks ont tenu ferme
Ainsi conclut Fétioukovitch, et lenthousiasme de ses auditeurs ne connut plus de bornes. Il ne fallait pas songer à le réprimer ; les femmes pleuraient, ainsi que beaucoup dhommes, deux dignitaires versèrent même des larmes. Le président se résigna et attendit avant dagiter sa sonnette. « Attenter à un pareil enthousiasme eût été une profanation ! » sécrièrent nos dames par la suite. Lorateur lui-même était sincèrement ému. Ce fut à ce moment que notre Hippolyte Kirillovitch se leva pour répliquer. On lui jeta des regards haineux : « Comment, il ose encore répliquer ? » murmuraient les dames. Mais les murmures de toutes les dames du monde, avec son épouse à leur tête, nauraient pas arrêté le procureur. Il était pâle et tremblait démotion ; ses premières phrases furent même incompréhensibles, il haletait, articulait mal, sembrouillait. Dailleurs, il se ressaisit bientôt. Je ne citerai que quelques phrases de ce second discours.
« …On nous reproche davoir inventé des romans. Mais le défenseur a-t-il fait autre chose ? Il ne manquait que des vers à sa plaidoirie. Fiodor Pavlovitch, dans lattente de sa bien-aimée, déchire lenveloppe et la jette à terre. On cite même ses paroles à cette occasion ; nest-ce pas un poème ? Et où est la preuve quil a sorti largent, qui a entendu ce quil disait ? Limbécile Smerdiakov transformé en une sorte de héros romantique qui se venge de la société à cause de sa naissance illégitime, nest-ce pas encore un poème à la Byron ? Et le fils qui, ayant fait irruption chez son père, le tue sans le tuer, ce nest même plus un roman, ni un poème, cest un sphinx proposant des énigmes que lui-même, assurément, ne peut résoudre. Sil a tué, cest pour de bon ; comment admettre quil ait tué sans être un assassin ? Ensuite, on déclare que notre tribune est celle de la vérité et des idées saines, et on y profère cet axiome que le meurtre dun père nest qualifié de parricide que par préjugé. Mais si le parricide est un préjugé et si tout enfant peut demander à son père : « Père, pourquoi dois-je taimer ? », que deviendront les bases de la société, que deviendra la famille ? Le parricide, voyez-vous, cest le « soufre » de la marchande moscovite. Les plus nobles traditions de la justice russe sont dénaturées uniquement pour obtenir labsolution de ce qui ne peut être absous. Comblez-le de clémence, sexclame le défenseur, le criminel nen demande pas davantage, on verra demain le résultat ! Dailleurs, nest-ce pas par une modestie exagérée quil demande seulement lacquittement de laccusé ? Pourquoi ne pas demander la fondation dune bourse qui immortaliserait lexploit du parricide aux yeux de la postérité et de la jeune génération ? On corrige lÉvangile et la religion : tout ça cest du mysticisme, nous seuls possédons le vrai christianisme, déjà vérifié par lanalyse de la raison et des idées saines. On évoque devant nous une fausse image du Christ ! « On se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis », sexclame le défenseur, en concluant aussitôt que le Christ a ordonné de mesurer de la même mesure qui nous est appliquée. Voilà ce quon proclame à la tribune de vérité ! Nous ne lisons lÉvangile quà la veille de nos discours, pour briller par la connaissance dune œuvre assez originale, au moyen de laquelle on peut produire un certain effet dans la mesure où cest nécessaire. Or, le Christ a précisément défendu dagir ainsi, car cest ce que fait le monde méchant, et nous, loin de rendre le mal pour le mal, nous devons tendre la joue, et pardonner à ceux qui nous ont offensés. Voilà ce que nous a enseigné notre Dieu, et non pas que cest un préjugé de défendre aux enfants de tuer leur père. Et ce nest pas nous qui corrigerons à cette tribune lÉvangile de notre Dieu, que le défenseur daigne seulement appeler « le Crucifié qui aimait les hommes », en opposition avec toute la Russie orthodoxe qui linvoque en proclamant : « Tu es notre Dieu !… »
Ici, le président intervint et pria lorateur de ne pas exagérer, de demeurer dans les justes limites, etc., comme font dhabitude les présidents en pareil cas. La salle était houleuse. Le public sagitait, proférait des exclamations indignées. Fétioukovitch ne répliqua même pas, il vint seulement, les mains sur le cœur, prononcer dun ton offensé quelques paroles pleines de dignité. Il effleura de nouveau avec ironie les « romans » et la « psychologie » et trouva moyen de décocher ce trait « Jupiter, tu as tort, puisque tu te fâches », ce qui fit rire le public, car Hippolyte Kirillovitch ne ressemblait nullement à Jupiter. Quant à la prétendue accusation de permettre à la jeunesse le parricide, Fétioukovitch déclara avec une grande dignité quil ny répondrait pas. Au sujet de la « fausse image du Christ » et du fait quil navait pas daigné lappeler Dieu, mais seulement « le Crucifié qui aimait les hommes », ce qui est « contraire à lorthodoxie et ne pouvait se dire à la tribune de vérité », Fétioukovitch parla d« insinuation » et donna à entendre quen venant ici il croyait au moins cette tribune à labri daccusation « dangereuses pour sa personnalité comme citoyen et fidèle sujet… ». Mais à ces mots le président larrêta à son tour, et Fétioukovitch, en sinclinant, termina sa réplique, accompagné par le murmure approbateur de toute la salle. Hippolyte Kirillovitch, de lavis de nos dames, était « confondu pour toujours ».
La parole fut ensuite donnée à laccusé. Mitia se leva, mais ne dit pas grand-chose. Il était à bout de forces, physiques et morales. Lair dégagé et robuste avec lequel il était entré le matin avait presque disparu. Il paraissait avoir traversé dans cette journée une crise décisive qui lui avait appris et fait comprendre quelque chose de très important, quil ne saisissait pas auparavant. Sa voix sétait affaiblie, il ne criait plus. On sentait dans ses paroles la résignation et laccablement de la défaite.
« Que puis-je dire, messieurs les jurés ! On va me juger, je sens la main de Dieu sur moi. Cen est fait du dévoyé ! Mais comme si je me confessais à Dieu, à vous aussi je dis : « Je nai pas versé le sang de mon père ! » Je le répète une dernière fois, ce nest pas moi qui ait tué ! Jétais déréglé, mais jaimais le bien. Constamment, jaspirais à mamender, et jai vécu comme une bête fauve. Merci au procureur, il a dit sur moi bien des choses que jignorais, mais il est faux que jaie tué mon père, le procureur sest trompé ! Merci également à mon défenseur, jai pleuré en lécoutant, mais il est faux que jaie tué mon père, il naurait pas dû le supposer ! Ne croyez pas les médecins, jai toute ma raison, seulement je me sens accablé. Si vous mépargnez et que vous me laissiez aller, je prierai pour vous. Je deviendrai meilleur, jen donne ma parole, je la donne devant Dieu. Si vous me condamnez, je briserai moi-même mon épée et jen baiserai les tronçons. Mais épargnez-moi, et ne me privez pas de mon Dieu, je me connais : je récriminerais ! Je suis accablé, messieurs… épargnez-moi ! »
Il tomba presque à sa place, sa voix se brisa, la dernière phrase fut à peine articulée. La Cour rédigea ensuite les questions à poser et demanda leurs conclusions aux parties. Mais jomets les détails. Enfin, les jurés se retirèrent pour délibérer. Le président était exténué, aussi ne leur adressa-t-il quune brève allocution : « Soyez impartiaux, ne vous laissez pas influencer par léloquence de la défense, pourtant pesez votre décision ; rappelez-vous la haute mission dont vous êtes revêtus », etc. Les jurés séloignèrent, laudience fut suspendue. On put faire un tour, échanger ses impressions, se restaurer au buffet. Il était fort tard, environ une heure du matin, mais personne ne sen alla. Les nerfs tendus empêchaient de songer au repos. Tout le monde attendait avec anxiété le verdict, sauf les dames, qui, dans leur impatience fiévreuse, étaient rassurées : « Lacquittement est inévitable. » Toutes se préparaient à la minute émouvante de lenthousiasme général. Javoue que, parmi les hommes, beaucoup étaient sûrs de lacquittement. Les uns se réjouissaient, dautres fronçaient les sourcils, certains baissaient simplement le nez ; ils ne voulaient pas dacquittement ! Fétioukovitch lui-même était certain du succès. On lentourait, on le félicitait avec complaisance.
« Il y a, disait-il dans un groupe, comme on le rapporta par la suite, il y a des fils invisibles qui relient le défenseur aux jurés. Ils se forment et se pressentent déjà au cours de la plaidoirie. Je les ai sentis, ils existent. Nous aurons gain de cause, soyez tranquilles.
Que vont dire maintenant nos croquants ? proféra un gros monsieur grêlé, à lair renfrogné, propriétaire aux environs, en sapprochant dun groupe.
Il ny a pas que des croquants ; il y a quatre fonctionnaires.
Ah oui ! les fonctionnaires, dit un membre du zemstvo.
Connaissez-vous Nazarev, Prochor Ivanovitch, ce marchand qui a une médaille ? il fait partie du jury.
Eh bien ?
Cest une des lumières de la corporation.
Il garde toujours le silence.
Tant mieux. Ce nest pas au Pétersbourgeois à lui faire la leçon ; lui-même en remontrerait à tout Pétersbourg. Douze enfants, pensez !
Est-il possible quon ne lacquitte pas ? criait dans un autre groupe un de nos jeunes fonctionnaires.
Il sera sûrement acquitté, fit une voix décidée.
Ce serait une honte de ne pas lacquitter, sexclama le fonctionnaire ; admettons quil ait tué, mais un père comme le sien ! Et, enfin, il était dans une telle exaltation… Il a pu vraiment nassener quun coup de pilon, et lautre sest affaissé. Mais on a eu tort de mêler le domestique à tout ça ; ce nest quun épisode burlesque. À la place du défenseur, jaurais dit carrément : il a tué, mais il nest pas coupable, nom dun chien !
Cest ce quil a fait, seulement, il na pas dit nom dun chien !
Mais si, Mikhaïl Sémionytch, il la presque dit, reprit une troisième voix.
Permettez, messieurs ; on a acquitté durant le carême une actrice qui avait coupé la gorge à la femme de son amant.
Oui, mais elle nest pas allée jusquau bout.
Cest égal, elle avait commencé.
Et ce quil a dit des enfants, nest-ce pas admirable ?
Admirable.
Et le couplet sur le mysticisme, hein ?
Laissez donc le mysticisme, sécria un autre, songez plutôt à ce qui attend dès demain Hippolyte, son épouse lui en fera voir de dures à cause de Mitia.
Elle est ici ?
Si elle y était, ce serait déjà fait. Elle garde la maison, elle a une rage de dents, hé ! hé !
Hé ! Hé ! »
Dans un troisième groupe :
« Mitia pourrait bien être acquitté.
Ce sera du propre, demain il saccagera « La Capitale » et ne dessoûlera pas de dix jours.
Eh oui, cest un vrai diable !
À propos de diable, on na pas pu se passer de lui ; sa place était tout indiquée ici.
Messieurs, léloquence est une belle chose. Mais on ne peut fracasser la tête dun père impunément. Sinon, où irions-nous ?
Le char, le char, vous vous souvenez ?
Oui, il a fait dun chariot un char.
Demain, le char redeviendra chariot, « dans la mesure où il est nécessaire ».
Les gens sont devenus malins. La vérité existe-t-elle encore en Russie, messieurs, oui ou non ? »
Mais la sonnette retentit. Les jurés avaient délibéré une heure exactement. Un profond silence régna, quand le public eut reprit place. Je me rappelle lentrée du jury dans la salle. Enfin, je ne citerai pas les questions par ordre, je les ai oubliées. Je me souviens seulement de la réponse à la première question, la principale : « Laccusé a-t-il tué pour voler avec préméditation ? » (jai oublié le texte exact). Le président du jury, ce fonctionnaire qui était le plus jeune de tous, laissa tomber dune voix nette, au milieu dun silence de mort :
« Oui ! »
Puis ce fut la même réponse sur tous les points, sans la moindre circonstance atténuante !
Personne ne sy attendait, tous comptaient au moins sur lindulgence du jury. Le silence continuait, comme si lauditoire eût été pétrifié, les partisans de la condamnation comme ceux de lacquittement. Mais ce ne fut que les premières minutes, auxquelles succéda un affreux désarroi. Parmi le public masculin, beaucoup étaient enchantés, certains même se frottaient les mains. Les mécontents avaient lair accablés, haussaient les épaules, chuchotaient comme sil ne se rendaient pas encore compte. Mais nos dames, Seigneur, je crus quelles allaient faire une émeute ! Dabord, elles nen crurent pas leurs oreilles. Soudain de bruyantes exclamations retentirent. « Quest-ce que cela, quest-ce encore ? » Elles quittaient leurs places. Assurément, elles simaginaient quon pouvait, à linstant, changer tout ça et recommencer. À ce moment, Mitia se leva tout à coup et sécria dune voix déchirante, les bras tendus en avant :
« Je le jure devant Dieu et dans lattente du Jugement dernier, je nai pas versé le sang de mon père ! Katia, je te pardonne ! Frères, amis, épargnez lautre ! »
Il nacheva pas et sanglota bruyamment, dune voix qui ne semblait pas la sienne, comme changée, inattendue, venant Dieu sait doù. Aux tribunes, dans un coin reculé, retentit un cri aigu : cétait Grouchegnka. Elle avait supplié quon la laissât rentrer et était revenue dans la salle avant les plaidoyers. On emmena Mitia. Le prononcé du jugement fut remis au lendemain. On se leva dans un brouhaha, mais je nécoutais déjà plus. Je me rappelle seulement quelques exclamations sur le perron à la sortie :
« Il ne sen tirera pas à moins de vingt ans de mine.
Au bas mot.
Oui, nos croquants ont tenu ferme.
Et réglé son compte à notre Mitia ! »
Épilogue.
I. Projet dévasion
Cinq jours après le jugement de Mitia, vers huit heures du matin, Aliocha vint trouver Catherine Ivanovna, pour sentendre définitivement au sujet dune affaire importante ; il était en outre chargé dune commission. Elle se tenait dans le même salon où elle avait reçu Grouchegnka ; dans la pièce voisine, Ivan Fiodorovitch, en proie à la fièvre, gisait sans connaissance. Aussitôt après la scène du tribunal, Catherine Ivanovna lavait fait transporter chez elle, sans se soucier des commentaires inévitables et du blâme de la société. Lune des deux parentes qui vivaient avec elle était partie sur-le-champ pour Moscou, lautre était restée. Mais fussent-elles parties toutes deux cela neût pas changé la décision de Catherine Ivanovna, résolue à soigner elle-même le malade et à le veiller jour et nuit. Il était traité par les docteurs Varvinski et Herzenstube ; le spécialiste de Moscou était reparti en refusant de se prononcer sur lissue de la maladie. Malgré leurs affirmations rassurantes, les médecins ne pouvaient encore donner un ferme espoir. Aliocha visitait son frère deux fois par jour. Mais cette fois, il sagissait dune affaire particulièrement embarrassante, quil ne savait trop comment aborder ; et il se hâtait, appelé ailleurs par un devoir non moins important. Ils sentretenaient depuis un quart dheure. Catherine Ivanovna était pâle, exténuée, en proie à une agitation maladive ; elle pressentait le but de la visite dAliocha.
« Ne vous inquiétez pas de sa décision, disait-elle avec fermeté à Aliocha. Dune façon ou dune autre, il en viendra à cette solution : il faut quil sévade. Ce malheureux, ce héros de la conscience et de lhonneur pas lui, pas Dmitri Fiodorovitch, mais celui qui est malade ici et sest sacrifié pour son frère, ajouta Katia, les yeux étincelants, ma depuis longtemps déjà communiqué tout le plan dévasion. Il avait même fait des démarches ; je vous en ai déjà parlé… Voyez-vous, ce sera probablement à la troisième étape, lorsquon emmènera le convoi des déportés en Sibérie. Oh ! cest encore loin. Ivan Fiodorovitch est allé voir le chef de la troisième étape. Mais on ne sait pas encore qui commandera le convoi ; dailleurs cela nest jamais connu à lavance. Demain, peut-être, je vous montrerai le plan détaillé que ma laissé Ivan Fiodorovitch la veille du jugement, à tout hasard… Vous vous rappelez, nous nous querellions lorsque vous êtes venu ; il descendait lescalier, en vous voyant je lobligeai à remonter, vous vous souvenez ? Savez-vous à quel propos nous nous querellions ?
Non, je ne sais pas.
Évidemment, il vous la caché ; cétait précisément à propos de ce plan dévasion. Il men avait déjà expliqué lessentiel trois jours auparavant ; ce fut lorigine de nos querelles durant ces trois jours. Voici pourquoi : lorsquil me déclara que sil était condamné Dmitri Fiodorovitch senfuirait à létranger avec cette créature, je me fâchai tout à coup ; je ne vous dirai pas pour quelle raison, je lignore moi-même. Oh ! sans doute cest à cause delle et parce quelle accompagnerait Dmitri dans sa fuite ! sécria Catherine Ivanovna, les lèvres tremblantes de colère. Mon irritation contre cette créature fit croire à Ivan Fiodorovitch que jétais jalouse delle et, par conséquent, encore éprise de Dmitri. Voilà la cause de notre première querelle. Je ne voulus ni mexpliquer ni mexcuser ; il métait pénible quun tel homme pût me soupçonner daimer comme autrefois ce… Et cela, alors que depuis longtemps je lui avais déclaré en toute franchise que je naimais pas Dmitri, que je naimais que lui seul ! Cest par simple animosité envers cette créature que je me suis fâchée contre lui ! Trois jours plus tard, justement le soir où vous êtes venu, il mapporta une enveloppe cachetée que je devais ouvrir au cas où il arriverait quelque chose. Oh ! il pressentait sa maladie ! Il mexpliqua que cette enveloppe contenait le plan détaillé de lévasion, et que sil mourait ou tombait dangereusement malade, je devrais sauver Mitia à moi seule. Il me laissa aussi de largent, presque dix mille roubles, la somme à laquelle le procureur, ayant appris quil lavait envoyée changer, a fait allusion dans son discours. Je fus stupéfaite de voir que, malgré sa jalousie, et persuadé que jaimais Dmitri, Ivan Fiodorovitch navait pas renoncé à sauver son frère et quil se fiait à moi pour cela ! Oh ! cétait un sacrifice sublime ! Vous ne pouvez comprendre la grandeur dune telle abnégation, Alexéi Fiodorovitch ! Jallais me jeter à ses pieds, mais lorsque je songeai tout à coup quil attribuerait ce geste uniquement à ma joie de savoir Mitia sauvé (et il laurait certes cru !), la possibilité dune telle injustice de sa part mirrita si fort quau lieu de lui baiser les pieds je lui fis une nouvelle scène ! Que je suis malheureuse ! Quel affreux caractère que le mien ! Vous verrez : Je ferai si bien quil me quittera pour une autre plus facile à vivre, comme Dmitri ; mais alors… non, je ne le supporterai pas, je me tuerai ! Au moment où vous êtes arrivé, ce soir-là, et où jai ordonné à Ivan de remonter, le regard haineux et méprisant quil me lança en entrant me mit dans une affreuse colère ; alors, vous vous le rappelez sans doute, je vous criai tout à coup que cétait lui, lui seul, qui mavait assuré que Dmitri était lassassin ! Je le calomniais pour le blesser une fois de plus ; il ne ma jamais assuré pareille chose, au contraire, cest moi qui le lui affirmais ! Cest ma violence qui est cause de tout. Cette abominable scène devant le tribunal, cest moi qui lai provoquée ! Il voulait me prouver la noblesse de ses sentiments, me démontrer que, malgré mon amour pour son frère, il ne le perdrait pas par vengeance, par jalousie. Alors il a fait la déposition que vous connaissez… Je suis cause de tout cela, cest ma faute à moi seule ! »
Jamais encore Katia navait fait de tels aveux à Aliocha ; il comprit quelle était parvenue à ce degré de souffrance intolérable où le cœur le plus orgueilleux abdique toute fierté et savoue vaincu par la douleur. Aliocha connaissait une autre cause au chagrin de la jeune fille, bien quelle la lui dissimulât depuis la condamnation de Mitia : elle souffrait de sa « trahison » à laudience, et il pressentait que sa conscience la poussait à saccuser précisément devant lui, Aliocha, dans une crise de larmes, en se frappant le front contre terre. Il redoutait cet instant et voulait lui en épargner la souffrance. Mais sa commission nen devenait que plus difficile à faire. Il se remit à parler de Mitia.
« Ne craignez rien pour lui, reprit obstinément Katia ; sa décision est passagère, soyez sûr quil consentira à sévader. Dailleurs, ce nest pas pour tout de suite, il aura tout le temps de sy décider. À ce moment-là, Ivan Fiodorovitch sera guéri et soccupera de tout, de sorte que je naurai pas à men mêler. Ne vous inquiétez pas, Dmitri consentira à sévader : il ne peut renoncer à cette créature ; et comme elle ne serait pas admise au bagne, force lui est de senfuir. Il vous craint, il redoute votre blâme, vous devez donc lui permettre magnanimement de sévader, puisque votre sanction est si nécessaire », ajouta Katia avec ironie.
Elle se tut un instant, sourit, continua :
« Il parle dhymnes, de croix à porter, dun certain devoir. Je men souviens, Ivan Fiodorovitch ma rapporté tout cela… Si vous saviez comme il en parlait ! sécria soudain Katia avec un élan irrésistible, si vous saviez combien il aimait ce malheureux au moment où il me racontait cela, et combien, peut-être, il le haïssait en même temps ! Et moi je lécoutais, je le regardais pleurer avec un sourire hautain ! Oh ! la vile créature que je suis ! Cest moi qui lai rendu fou ! Mais lautre, le condamné, est-il prêt à souffrir, conclut Katia avec irritation, en est-il capable ? Les êtres comme lui ignorent la souffrance ! »
Une sorte de haine et de dégoût perçait à travers ces paroles. Cependant, elle lavait trahi. « Eh bien ! cest peut-être parce quelle se sent coupable envers lui quelle le hait par moments », songea Aliocha. Il aurait voulu que ce ne fût que « par moments ».
Il avait senti un défi dans les dernières paroles de Katia, mais il ne le releva point.
« Je vous ai prié de venir aujourdhui pour que vous me promettiez de le convaincre. Mais peut-être daprès vous aussi, serait-ce déloyal et vil de sévader, ou comment dire… pas chrétien ? ajouta Katia avec une provocation encore plus marquée.
Non, ce nest rien. Je lui dirai tout… murmura Aliocha… Il vous prie de venir le voir aujourdhui », reprit-il brusquement, en la regardant dans les yeux.
Elle tressaillit et eut un léger mouvement de recul.
« Moi… est-ce possible ? fit-elle en pâlissant.
Cest possible et cest un devoir ! déclara Aliocha dun ton ferme. Vous lui êtes plus nécessaire que jamais. Je ne vous aurais pas tourmentée prématurément à ce sujet sans nécessité. Il est malade, il est comme fou, il vous demande constamment. Ce nest pas pour une réconciliation quil veut vous voir ; montrez-vous seulement sur le seuil de sa chambre. Il a bien changé depuis cette fatale journée et comprend toute létendue de ses torts envers vous. Ce nest pas votre pardon quil veut : « On ne peut pas me pardonner », dit-il lui-même. Il veut seulement vous voir sur le seuil…
Vous me prenez à limproviste…, murmura Katia ; je pressentais ces jours-ci que vous viendriez dans ce dessein… Je savais bien quil me demanderait !… Cest impossible !
Impossible, soit, mais faites-le. Souvenez-vous que, pour la première fois, il est consterné de vous avoir fait de tels affronts, jamais encore il navait compris ses torts aussi profondément ! Il dit : « Si elle refuse de venir, je serai toujours malheureux. » Vous entendez : un condamné à vingt ans de travaux forcés songe encore au bonheur, cela ne fait-il pas pitié ? Songez que vous allez voir une victime innocente, dit Aliocha avec un air de défi. Ses mains sont nettes de sang. Au nom de toutes les souffrances qui lattendent, allez le voir maintenant ! Venez, conduisez-le dans les ténèbres, montrez-vous seulement sur le seuil… Vous devez, vous devez le faire, conclut Aliocha en insistant avec énergie sur le mot « devez ».
Je dois… mais je ne peux pas…, gémit Katia ; il me regardera… Non, je ne peux pas.
Vos regards doivent se rencontrer. Comment pourrez-vous vivre désormais, si vous refusez maintenant ?
Plutôt souffrir toute ma vie.
Vous devez venir, il le faut, insista de nouveau Aliocha, inflexible.
Mais pourquoi aujourdhui, pourquoi tout de suite ?… Je ne puis pas abandonner le malade…
Vous le pouvez, pour un moment, ce ne sera pas long. Si vous ne venez pas, Dmitri aura le délire cette nuit. Je ne vous mens pas, ayez pitié !
Ayez pitié de moi ! dit avec amertume Katia, et elle fondit en larmes.
Alors vous viendrez ! proféra fermement Aliocha en la voyant pleurer. Je vais lui dire que vous venez tout de suite.
Non, pour rien au monde, ne lui en parlez pas ! sécria Katia avec effroi. Jirai, mais ne le lui dites pas à lavance, car peut-être nentrerai-je pas… Je ne sais pas encore. »
Sa voix se brisa. Elle respirait avec peine. Aliocha se leva pour partir.
« Et si je rencontrais quelquun ? dit-elle tout à coup, en pâlissant de nouveau.
Cest pourquoi il faut venir tout de suite ; il ny aura personne, soyez tranquille. Nous vous attendrons », conclut-il avec fermeté ; et il sortit.
II. Pour un instant le mensonge devint vérité
Il se hâta vers lhôpital où était maintenant Mitia. Le surlendemain du jugement, ayant contracté une fièvre nerveuse, on lavait transporté à lhôpital, dans la division des détenus. Mais le Dr Varvinski, à la demande dAliocha, de Mme Khokhlakov, de Lise et dautres, fit placer Mitia dans une chambre à part, celle quoccupait naguère Smerdiakov. À vrai dire, au fond du corridor se tenait un factionnaire, et la fenêtre était grillée ; Varvinski pouvait donc être rassuré sur les suites de cette complaisance un peu illégale. Bon et compatissant, il comprenait combien cétait dur pour Mitia dentrer sans transition dans la société des malfaiteurs, et quil lui fallait dabord sy habituer. Les visites étaient autorisées en sous-main par le médecin, le surveillant et même lispravnik, mais seuls Aliocha et Grouchegnka venaient voir Mitia. À deux reprises, Rakitine avait tenté de sintroduire, mais Mitia pria instamment Varvinski de ne pas le laisser entrer.
Aliocha trouva son frère assis sur sa couchette, en robe de chambre, la tête entourée dune serviette mouillée deau et de vinaigre ; il avait un peu de fièvre. Il jeta sur Aliocha un regard vague où perçait une sorte deffroi.
En général, depuis sa condamnation, il était devenu pensif. Parfois, il restait une demi-heure sans rien dire, paraissant se livrer à une méditation douloureuse, oubliant son interlocuteur. Sil sortait de sa rêverie, cétait toujours à limproviste et pour parler dautre chose que ce dont il fallait. Parfois, il regardait son frère avec compassion et semblait moins à laise avec lui quavec Grouchegnka. À vrai dire, il ne parlait guère à celle-ci, mais dès quelle entrait, son visage silluminait. Aliocha sassit en silence à côté de lui. Dmitri lattendait avec impatience, pourtant il nosait linterroger. Il estimait impossible que Katia consentît à venir, tout en sentant que si elle ne venait pas, sa douleur serait intolérable. Aliocha comprenait ses sentiments.
« Il paraît que Tryphon Borissytch a presque démoli son auberge, dit fiévreusement Mitia. Il soulève les feuilles des parquets, arrache des planches ; il a démonté toute sa galerie, morceau par morceau, dans lespoir de trouver un trésor, les quinze cents roubles quà en croire le procureur jaurais cachés là-bas. Sitôt de retour, on dit quil sest mis à lœuvre. Cest bien fait pour le coquin. Je lai appris hier dun gardien qui est de là-bas.
Écoute, dit Aliocha, elle viendra, je ne sais quand, peut-être aujourdhui, ou dans quelques jours, je lignore. Mais elle viendra, cest sûr. »
Mitia tressaillit, il aurait voulu parler, mais garda le silence. Cette nouvelle le bouleversait. On voyait quil était anxieux de connaître les détails de la conversation, tout en redoutant de les demander ; un mot cruel ou dédaigneux de Katia eût été pour lui, en ce moment, un coup de poignard.
« Elle ma dit, entre autres, de tranquilliser ta conscience au sujet de lévasion. Si Ivan nest pas guéri à ce moment, cest elle qui sen occupera.
Tu men as déjà parlé, fit observer Mitia.
Et toi, tu las déjà répété à Grouchegnka.
Oui, avoua Mitia, avec un regard timide à son frère. Elle ne viendra que ce soir. Quand je lui ai dit que Katia agissait, elle sest tue dabord, les lèvres contractées ; puis elle a murmuré : « Soit ! » Elle a compris que cétait grave. Je nai pas osé la questionner. Maintenant elle paraît comprendre que ce nest pas moi, mais Ivan que Katia aime.
Vraiment ?
Peut-être que non. En tout cas, elle ne viendra pas ce matin ; je lai chargée dune commission… Écoute, Ivan est notre esprit supérieur, cest à lui de vivre, pas à nous. Il guérira.
Figure-toi que Katia, malgré ses alarmes, ne doute presque pas de sa guérison.
Alors, cest quelle est persuadée quil mourra. Cest la frayeur qui lui inspire cette conviction.
Ivan est de constitution robuste. Moi aussi, jai bon espoir, dit Aliocha non sans appréhension.
Oui, il guérira. Mais elle a la conviction quil mourra. Elle doit beaucoup souffrir. »
Il y eut un silence. Une grave préoccupation tourmentait Mitia.
« Aliocha, jaime passionnément Grouchegnka, dit-il tout à coup dune voix tremblante, où il y avait des larmes.
On ne la laissera pas avec toi, là-bas.
Je voulais te dire encore, poursuivit Mitia dune voix vibrante, si lon me bat en route ou là-bas, je ne le supporterai pas, je tuerai et lon me fusillera. Et cest pour vingt ans ! Ici, les gardiens me tutoient déjà. Toute cette nuit jai réfléchi, eh bien, je ne suis pas prêt ! Cest au-dessus de mes forces ! Moi qui voulais chanter un hymne, je ne puis supporter le tutoiement des gardiens. Jaurais tout enduré pour lamour de Grouchegnka, tout… sauf les coups… Mais on ne la laissera pas entrer là-bas. »
Aliocha sourit doucement.
« Écoute, frère, une fois pour toutes, voici mon opinion à cet égard. Tu sais que je ne mens pas. Tu nes pas prêt pour une pareille croix, elle nest pas faite pour toi. Bien plus, tu nas pas besoin dune épreuve aussi douloureuse. Si tu avais tué ton père, je regretterais de te voir repousser lexpiation. Mais tu es innocent et cette croix est trop lourde pour toi. Puisque tu voulais te régénérer par la souffrance, garde toujours présent, partout où tu vivras, cet idéal de la régénération ; cela suffira. Le fait de têtre dérobé à cette terrible épreuve servira seulement à te faire sentir un devoir plus grand encore, et ce sentiment continuel contribuera peut-être davantage à ta régénération que si tu étais allé là-bas. Car tu ne supporterais pas les souffrances du bagne, tu récriminerais, peut-être finirais-tu par dire : « Je suis quitte. » Lavocat a dit vrai en ce sens. Tous nendurent pas de lourds fardeaux ; il y a des êtres qui succombent… Voilà mon opinion, puisque tu désires tant la connaître. Si ton évasion devait coûter cher à dautres officiers et soldats, « je ne te permettrais pas » (Aliocha sourit) de tévader. Mais on assure (le chef détape lui-même la dit à Ivan) quen sy prenant bien il ny aura pas de sanctions sévères, et quils sen tireront à bon compte. Certes, il est malhonnête de corrompre les consciences, même dans ce cas, mais ici je mabstiendrai de juger, car si, par exemple, Ivan et Katia mavaient confié un rôle dans cette affaire, je naurais pas hésité à employer la corruption : je dois te dire toute la vérité. Aussi, nest-ce pas à moi à juger ta manière dagir. Mais sache que je ne te condamnerai jamais. Dailleurs, cest étrange, comment pourrais-je être ton juge en cette affaire ? Eh bien, je crois avoir tout examiné.
En revanche, cest moi qui me condamnerai ! sécria Mitia. Je mévaderai, cétait déjà décidé : est-ce que Mitia Karamazov peut ne pas fuir ? Mais je me condamnerai et je passerai ma vie à expier cette faute. Cest bien ainsi que parlent les Jésuites ? Comme nous le faisons maintenant, hé ?
En effet, dit gaiement Aliocha.
Je taime, parce que tu dis toujours la vérité entière, sans rien cacher ! dit Mitia radieux. Donc, jai pris Aliocha en flagrant délit de jésuitisme ! Tu mériterais quon tembrassât pour ça, vraiment ! Eh bien, écoute le reste, je vais achever de mépancher. Voici ce que jai imaginé et résolu. Si je parviens à mévader, avec de largent et un passeport, et que jarrive en Amérique, je serai réconforté par cette idée que ce nest pas pour vivre heureux que je le fais, mais pour subir un bagne qui vaut peut-être celui-ci ! Je tassure, Alexéi, que cela se vaut ! Au diable cette Amérique ! je la hais déjà. Grouchegnka maccompagnera, soit, mais regarde-la : a-t-elle lair dune Américaine ? Elle est russe, russe jusquà la moelle des os, elle aura le mal du pays, et sans cesse je la verrai souffrir à cause de moi, chargée dune croix quelle na pas méritée. Et moi, supporterai-je les goujats de là-bas, quand bien même tous vaudraient mieux que moi ? Je la déteste déjà, cette Amérique ! Eh bien, quils soient là-bas des techniciens hors ligne ou tout ce quon voudra, que le diable les emporte, ce ne sont pas là mes gens ! Jaime la Russie, Alexéi, jaime le Dieu russe, tout vaurien que je suis ! Oui, je crèverai là-bas ! » sécria-t-il, les yeux tout à coup étincelants. Sa voix tremblait.
« Eh bien, voici ce que jai décidé, Alexéi, écoute ! poursuivit-il une fois calmé. Sitôt arrivés là-bas, avec Grouchegnka, nous nous mettrons à labourer, à travailler dans la solitude, parmi les ours, bien loin. Là-bas aussi il y a des coins perdus. On dit quil y a encore des Peaux-Rouges ; eh bien ! cest dans cette région que nous irons, chez les derniers Mohicans. Nous étudierons immédiatement la grammaire, Grouchegnka et moi. Au bout de trois ans, nous saurons langlais à fond. Alors, adieu lAmérique ! Nous reviendrons en Russie, citoyens américains. Naie crainte, nous ne retournerons pas dans cette petite ville, nous nous cacherons quelque part, au Nord ou au Sud. Je serai changé, elle aussi ; je me ferai faire en Amérique une barbe postiche, je me crèverai un œil, sinon je porterai une longue barbe grise (le mal du pays me fera vite vieillir), peut-être quon ne me reconnaîtra pas. Si je suis reconnu, quon me déporte, tant pis, cétait ma destinée ! En Russie aussi, nous labourerons dans un coin perdu, et toujours je me ferai passer pour américain. En revanche, nous mourrons sur la terre natale. Voilà mon plan, il est irrévocable. Lapprouves-tu ?
Oui » dit Aliocha pour ne pas le contredire.
Mitia se tut un instant et proféra tout à coup :
« Comme on ma arrangé à laudience ! Quel parti pris !
Même sans cela, tu aurais été condamné, dit Aliocha en soupirant.
Oui, on en a assez de moi, ici ! Que Dieu leur pardonne, mais cest dur ! » gémit Mitia.
Un nouveau silence suivit.
« Aliocha, exécute-moi tout de suite ! Viendra-t-elle ou non maintenant, parle ! Qua-t-elle dit ?
Elle a promis de venir, mais je ne sais pas si ce sera aujourdhui. Cela lui est pénible ! »
Aliocha regarda timidement son frère.
« Je pense bien ! Je pense bien ! Aliocha, jen deviendrai fou. Grouchegnka ne cesse de me regarder. Elle comprend. Dieu, apaise-moi, quest-ce que je demande ? Voilà bien limpétuosité des Karamazov ! Non, je ne suis pas capable de souffrir ! Je ne suis quun misérable !
La voilà ! » sécria Aliocha.
À ce moment, Katia parut sur le seuil. Elle sarrêta un instant et regarda Mitia dun air égaré. Celui-ci se leva vivement, pâle deffroi, mais aussitôt un sourire timide, suppliant, se dessina sur ses lèvres, et tout à coup, dun mouvement irrésistible, il tendit les bras à Katia, qui sélança. Elle lui saisit les mains, le fit asseoir sur le lit, sassit elle-même, sans lâcher ses mains quelle serrait convulsivement. À plusieurs reprises, tous deux voulurent parler, mais se retinrent, se regardant en silence, avec un sourire étrange, comme rivés lun à lautre ; deux minutes se passèrent ainsi.
« As-tu pardonné ? » murmura enfin Mitia, et aussitôt, se tournant radieux vers Aliocha, il lui cria : « Tu entends ce que je demande, tu entends !
Je taime parce que ton cœur est généreux, dit Katia. Tu nas pas besoin de mon pardon, pas plus que je nai besoin du tien. Que tu me pardonnes ou non, le souvenir de chacun de nous restera comme une plaie dans lâme de lautre ; cela doit être… »
La respiration lui manqua…
« Pourquoi suis-je venue ? poursuivit-elle fébrilement : pour embrasser tes pieds, te serrer les mains jusquà la douleur, tu te rappelles, comme à Moscou, pour te dire encore que tu es mon dieu, ma joie, te dire que je taime follement », gémit-elle dans un sanglot.
Elle appliqua ses lèvres avides sur la main de Mitia. Ses larmes ruisselaient. Aliocha restait silencieux et déconcerté ; il ne sattendait pas à cette scène.
« Lamour sest évanoui, Mitia, reprit-elle, mais le passé mest douloureusement cher. Sache-le pour toujours. Maintenant, pour un instant, supposons vrai ce qui aurait pu être, murmura-t-elle avec un sourire crispé, en le fixant de nouveau avec joie. À présent, nous aimons chacun de notre côté ; pourtant je taimerai toujours, et toi de même, le savais-tu ? Tu entends, aime-moi, aime-moi toute ta vie ! soupira-t-elle dune voix tremblante qui menaçait presque.
Oui, je taimerai et… sais-tu, Katia, dit Mitia en sarrêtant à chaque mot, sais-tu quil y a cinq jours, ce soir-là, je taimais… Quand tu es tombée évanouie et quon ta emportée… Toute ma vie ! Il en sera ainsi, toujours. »
Cest ainsi quils se tenaient des propos presque absurdes et exaltés, mensongers peut-être, mais ils étaient sincères et avaient en eux une confiance absolue.
« Katia, sécria tout à coup Mitia, crois-tu que jaie tué ? Je sais que maintenant tu ne le crois pas, mais alors… quand tu déposais… le croyais-tu vraiment ?
Je ne lai jamais cru, même alors ! Je te détestais et je me suis persuadée, pour un instant… En déposant, jen étais convaincue… mais tout de suite après, jai cessé de le croire. Sache-le. Joubliais que je suis venue ici pour faire amende honorable ! dit-elle avec une expression toute nouvelle, qui ne rappelait en rien les tendres propos de tout à lheure.
Tu as de la peine, femme, dit soudain Mitia.
Laisse-moi, murmura-t-elle ; je reviendrai, maintenant je nen peux plus. »
Elle sétait levée, mais soudain jeta un cri et recula.
Grouchegnka venait dentrer brusquement, quoique sans bruit. Personne ne lattendait. Katia sélança vers la porte, mais sarrêta devant Grouchegnka, devint dune pâleur de cire, murmura dans un souffle :
« Pardonnez-moi ! »
Lautre la regarda en face et, au bout dun instant, lui dit dune voix fielleuse, chargée de haine :
« Nous sommes toutes deux méchantes ! Comment nous pardonner lune lautre ? Mais sauve-le, toute ma vie je prierai pour toi.
Et tu refuses de lui pardonner ! cria Mitia dun ton de vif reproche.
Sois tranquille, je le sauverai, sempressa de dire Katia, qui sortit vivement.
Tu as pu lui refuser ton pardon quand elle-même te le demandait ? sécria de nouveau Mitia avec amertume.
Ne lui fais pas de reproches, Mitia, tu nen as pas le droit ! intervint avec vivacité Aliocha.
Cest son orgueil et non son cœur qui parlait, dit avec dégoût Grouchegnka. Quelle te délivre, je lui pardonnerai tout… »
Elle se tut, comme si elle refoulait quelque chose et ne pouvait pas encore se remettre. Elle était venue tout à fait par hasard, ne se doutant de rien et sans sattendre à cette rencontre.
« Aliocha, cours après elle ! Dis-lui… je ne sais quoi… ne la laisse pas partir ainsi !
Je reviendrai avant ce soir ! » cria Aliocha, qui courut pour rattraper Katia.
Il la rejoignit hors de lenceinte de lhôpital. Elle se hâtait et lui dit rapidement :
« Non, il mest impossible de mhumilier devant cette femme. Jai voulu boire le calice jusquà la lie, cest pourquoi je lui ai demandé pardon. Elle ma refusé… Je laime pour ça ! dit Katia dune voix altérée, et ses yeux brillaient dune haine farouche.
Mon frère ne sy attendait pas, balbutia Aliocha. Il était persuadé quelle ne viendrait pas…
Sans doute. Laissons cela, trancha-t-elle. Écoutez : je ne peux pas vous accompagner à lenterrement. Je leur ai envoyé des fleurs pour le cercueil. Ils doivent avoir encore de largent. Sil en faut, dites-leur quà lavenir je ne les abandonnerai jamais. Et maintenant, laissez-moi, laissez-moi, je vous en prie. Vous êtes déjà en retard, on sonne la dernière messe. Laissez-moi, de grâce ! »
III. Enterrement dIlioucha. Allocution près de la pierre.
Il était en retard, en effet. On lattendait et on avait même déjà décidé de porter sans lui à léglise le gentil cercueil orné de fleurs. Cétait celui dIlioucha. Le pauvre enfant était mort deux jours après le prononcé du jugement. Dès la porte cochère, Aliocha fut accueilli par les cris des jeunes garçons, camarades dIlioucha. Ils étaient venus douze, avec leurs sacs décoliers au dos. « Papa pleurera, soyez avec lui », leur avait dit Ilioucha en mourant, et les enfants sen souvenaient. À leur tête était Kolia Krassotkine.
« Comme je suis content que vous soyez venu, Karamazov ! sécria-t-il en tendant la main à Aliocha. Ici, cest un spectacle affreux. Vraiment cela fait peine à voir. Sniéguiriov nest pas ivre, nous sommes sûrs quil na pas bu aujourdhui, et cependant il a lair ivre… Je suis toujours ferme, mais cest affreux. Karamazov, si cela ne vous retient pas, je vous poserai seulement une question, avant dentrer. »
Aliocha sarrêta.
« Quy a-t-il, Kolia ?
Votre frère est-il innocent ou coupable ? Est-ce lui qui a tué son père, ou le valet ? Je croirai ce que vous direz. Je nai pas dormi durant quatre nuits à cause de cette idée.
Cest Smerdiakov qui a tué, mon frère est innocent, répondit Aliocha.
Cest aussi mon opinion ! sécria le jeune Smourov.
Ainsi, il succombe comme une victime innocente pour la vérité ? sexclama Kolia. Tout en succombant, il est heureux ! Je suis prêt à lenvier !
Comment pouvez-vous dire cela, et pourquoi ? fit Aliocha surpris.
Oh ! si je pouvais un jour me sacrifier à la vérité ! proféra Kolia avec enthousiasme.
Mais pas dans une telle affaire, pas avec un tel opprobre, dans des circonstances aussi horribles !
Assurément… je voudrais mourir pour lhumanité tout entière, et quant à la honte, peu importe : périssent nos noms. Je respecte votre frère !
Moi aussi ! » sécria tout à fait inopinément le même garçon qui avait prétendu naguère connaître les fondateurs de Troie. Et tout comme alors, il devint rouge comme une pivoine.
Aliocha entra. Dans le cercueil bleu, orné dune ruche blanche, Ilioucha était couché, les mains jointes, les yeux fermés. Les traits de son visage amaigri avaient à peine changé, et chose étrange, le cadavre ne sentait presque pas. Lexpression était sérieuse et comme pensive. Les mains surtout étaient belles, comme taillées dans du marbre. On y avait mis des fleurs. Le cercueil entier, au-dedans et au-dehors, était orné de fleurs envoyées de grand matin par Lise Khokhlakov. Mais il en était venu dautres de la part de Catherine Ivanovna, et lorsque Aliocha ouvrit la porte, le capitaine, une gerbe dans ses mains tremblantes, était en train de la répandre sur son cher enfant. Il regarda à peine le nouveau venu ; dailleurs, il ne faisait attention à personne, pas même à sa femme, la « maman » démente et éplorée, qui sefforçait de se soulever sur ses jambes malades, pour voir de plus près son enfant mort. Quant à Nina, les enfants lavaient transportée, avec son fauteuil, tout près du cercueil. Elle y appuyait la tête et devait pleurer doucement. Sniéguiriov avait lair animé, mais comme perplexe et en même temps farouche. Il y avait de la folie dans ses gestes, dans les paroles qui lui échappaient. « Mon petit, mon cher petit ! » sécriait-il à chaque instant, en regardant Ilioucha.
« Papa, donne-moi aussi des fleurs, prends dans sa main cette fleur blanche et donne-la-moi ! » demanda en sanglotant la maman folle.
Soit que la petite rose blanche qui était dans les mains dIlioucha lui plût beaucoup, ou quelle voulût la garder en souvenir de lui, elle sagitait, les bras tendus vers la fleur.
« Je ne donnerai rien à personne ! répondit durement Sniéguiriov. Ce sont ses fleurs et pas les tiennes. Tout est à lui, rien à toi !
Papa, donnez une fleur à maman ! dit Nina en découvrant son visage humide de larmes.
Je ne donnerai rien, surtout pas à elle ! Elle ne laimait pas. Elle lui a enlevé son petit canon », dit le capitaine avec un sanglot, en se rappelant comment Ilioucha avait alors cédé le canon à sa mère.
La pauvre folle se mit à pleurer, en se cachant le visage dans ses mains. Les écoliers, voyant enfin que le père ne lâchait pas le cercueil, et quil était temps de le porter à léglise, lentourèrent étroitement, se mirent à le soulever.
« Je ne veux pas lenterrer dans lenceinte ! clama soudain Sniéguiriov, je lenterrerai près de la pierre, de notre pierre ! Cest la volonté dIlioucha. Je ne le laisserai pas porter ! »
Depuis trois jours, il parlait de lenterrer près de la pierre ; mais Aliocha et Krassotkine intervinrent, ainsi que la logeuse, sa sœur, tous les enfants.
« Quelle idée de lenterrer près dune pierre impure, comme un réprouvé ! dit sévèrement la vieille femme. Dans lenceinte, la terre est bénie. Il sera mentionné dans les prières. On entend les chants de léglise, le diacre a une voix si sonore que tout lui parviendra chaque fois, comme si on chantait sur sa tombe. »
Le capitaine eut un geste de lassitude, comme pour dire : « Faites ce que vous voudrez ! » Les enfants soulevèrent le cercueil, mais en passant près de la mère, ils sarrêtèrent un instant pour quelle pût dire adieu à Ilioucha. En voyant soudain de près ce cher visage, quelle navait contemplé durant trois jours quà une certaine distance, elle se mit à dodeliner de sa tête grise.
« Maman, bénis-le, embrasse-le », lui cria Nina.
Mais celle-ci continuait à remuer la tête, comme une automate, et, sans rien dire, le visage crispé de douleur, elle se frappa la poitrine du poing. On porta le cercueil plus loin. Nina déposa un dernier baiser sur les lèvres de son frère.
Aliocha, en sortant, pria la logeuse de veiller sur les deux femmes ; elle ne le laissa pas achever.
« Nous connaissons notre devoir ; je resterai près delles, nous aussi sommes chrétiens. »
La vieille pleurait en parlant.
Léglise était à peu de distance, trois cents pas au plus. Il faisait un temps clair et doux, avec un peu de gelée. Les cloches sonnaient encore. Sniéguiriov, affairé et désorienté, suivait le cercueil dans son vieux pardessus trop mince pour la saison, tenant à la main son feutre aux larges bords. En proie à une inexplicable inquiétude, tantôt il voulait soutenir la tête du cercueil, ce qui ne faisait que gêner les porteurs, tantôt il sefforçait de marcher à côté. Une fleur était tombée sur la neige, il se précipita pour la ramasser, comme si cela avait une énorme importance.
« Le pain, on a oublié le pain ! » sécria-t-il tout à coup avec effroi.
Mais les enfants lui rappelèrent aussitôt quil venait de prendre un morceau de pain et lavait mis dans sa poche. Il le sortit et se calma en le voyant.
« Cest Ilioucha qui le veut, expliqua-t-il à Aliocha ; une nuit que jétais à son chevet, il me dit tout à coup : « Père, quand on menterrera, émiette du pain sur ma tombe, pour attirer les moineaux ; je les entendrai et cela me fera plaisir de ne pas être seul. »
Cest très bien, dit Aliocha ; il faudra en porter souvent.
Tous les jours, tous les jours ! » murmura le capitaine comme ranimé.
On arriva enfin à léglise et le cercueil fut placé au milieu. Les enfants lentourèrent et eurent, durant la cérémonie, une attitude exemplaire. Léglise était ancienne et plutôt pauvre, beaucoup dicônes navaient pas de cadres, mais dans de telles églises on se sent plus à laise pour prier. Pendant la messe, Sniéguiriov sembla se calmer un peu, bien que la même préoccupation inconsciente reparût par moments chez lui ; tantôt il sapprochait du cercueil pour arranger le poêle, le vient-chik{205}, tantôt quand un cierge tombait du chandelier, il sélançait pour le replacer et nen finissait pas. Puis il se tranquillisa et se tint à la tête, lair soucieux et comme perplexe. Après lépître, il chuchota à Aliocha quon ne lavait pas lue comme il faut, sans expliquer sa pensée. Il se mit à chanter lhymne chérubique{206}, puis se prosterna, le front contre les dalles, avant quil fût achevé, et resta assez longtemps dans cette position. Enfin, on donna labsoute, on distribua les cierges. Le père affolé allait de nouveau sagiter, mais lonction et la majesté du chant funèbre le bouleversèrent. Il parut se pelotonner et se mit à sangloter à de brefs intervalles, dabord en étouffant sa voix, puis bruyamment vers la fin. Au moment des adieux, lorsquon allait fermer le cercueil{207}, il létreignit comme pour sy opposer et commença à couvrir de baisers les lèvres de son fils. On lexhorta et il avait déjà descendu le degré, lorsque tout à coup il étendit vivement le bras et prit quelques fleurs du cercueil. Il les contempla et une nouvelle idée parut labsorber, de sorte quil oublia, pour un instant, lessentiel. Peu à peu, il tomba dans la rêverie et ne fit aucune résistance lorsquon emporta le cercueil.
La tombe, située tout près de léglise, dans lenceinte, coûtait cher ; Catherine Ivanovna avait payé. Après le rite dusage, les fossoyeurs descendirent le cercueil. Sniéguiriov, ses fleurs à la main, se penchait tellement au-dessus de la fosse béante, que les enfants effrayés se cramponnèrent à son pardessus et le tirèrent en arrière. Mais il ne paraissait pas bien comprendre ce qui se passait. Lorsquon combla la fosse, il se mit à désigner, dun air préoccupé, la terre qui samoncelait, et commença même à parler, mais personne ny comprit rien ; dailleurs, il se tut bientôt. On lui rappela alors quil fallait émietter le pain ; il se trémoussa, le sortit de sa poche, léparpilla en petits morceaux sur la tombe : « Accourez, petits oiseaux, accourez, gentils moineaux ! » murmurait-il avec sollicitude. Un des enfants lui fit remarquer que ses fleurs le gênaient et quil devait les confier à quelquun. Mais il refusa, parut même craindre quon les lui ôtât, et après sêtre assuré dun regard que tout était accompli et le pain émietté, il sen alla chez lui dun pas dabord tranquille, puis de plus en plus rapide. Les enfants et Aliocha le suivaient de près.
« Des fleurs pour maman, des fleurs pour maman ! On a offensé maman ! » sexclama-t-il soudain.
Quelquun lui cria de mettre son chapeau, quil faisait froid. Comme irrité par ces paroles, il le jeta sur la neige en disant :
« Je ne veux pas de chapeau, je nen veux pas ! »
Le jeune Smourov le releva et sen chargea. Tous les enfants pleuraient, surtout Kolia et le garçon qui avait découvert Troie. Malgré ses larmes, Smourov trouva moyen de ramasser un fragment de brique qui rougissait sur la neige, pour viser au vol une bande de moineaux. Il les manqua naturellement et continua de courir, tout en pleurant. À mi-chemin, Sniéguiriov sarrêta soudain, comme frappé de quelque chose, puis, se retournant du côté de léglise, prit sa course vers la tombe délaissée. Mais les enfants le rattrapèrent en un clin dœil, se cramponnant à lui de tous côtés. À bout de forces, comme terrassé, il roula sur la neige, se débattit en sanglotant, se mit à crier : « Ilioucha, mon cher petit ! » Aliocha et Kolia le relevèrent, le supplièrent de se montrer raisonnable.
« Capitaine, en voilà assez ; un homme courageux doit tout supporter, balbutia Kolia.
Vous abîmez les fleurs, dit Aliocha ; la « maman » les attend, elle pleure parce que vous lui avez refusé les fleurs dIlioucha. Le lit dIlioucha est encore là.
Oui, oui, allons voir maman, dit soudain Sniéguiriov ; on va emporter le lit ! » ajouta-t-il comme sil craignait vraiment quon lemportât.
Il se releva et courut à la maison, mais on nen était pas loin et tout le monde arriva en même temps. Sniéguiriov ouvrit vivement la porte, cria à sa femme, envers laquelle il sétait montré si dur :
« Chère maman, voici des fleurs quIlioucha tenvoie ; tu as mal aux pieds ! »
Il lui tendit ses fleurs, gelées et abîmées quand il sétait roulé dans la neige. À ce moment, il aperçut dans un coin, devant le lit, les souliers dIlioucha que la logeuse venait de ranger, de vieux souliers devenus roux, racornis, rapiécés. En les voyant, il leva les bras, sélança, se jeta à genoux, saisit un des souliers, quil couvrit de baisers en criant :
« Ilioucha, mon cher petit, où sont tes pieds ?
Où las-tu emporté ? Où las-tu emporté ? » sécria la folle dune voix déchirante.
Nina aussi se mit à sangloter. Kolia sortit vivement, suivi par les enfants. Aliocha en fit autant :
« Laissons-les pleurer, dit-il à Kolia ; impossible de les consoler. Nous reviendrons dans un moment.
Oui, il ny a rien à faire, cest affreux, approuva Kolia. Savez-vous, Karamazov, dit-il en baissant la voix pour nêtre pas entendu : jai beaucoup de chagrin, et pour le ressusciter je donnerais tout au monde !
Moi aussi, dit Aliocha.
Quen pensez-vous, Karamazov, faut-il venir ce soir ? Il va senivrer.
Cest bien possible. Nous ne viendrons que tous les deux, ça suffit, passer une heure avec eux, avec la maman et Nina. Si nous venions tous à la fois, cela leur rappellerait tout, conseilla Aliocha.
La logeuse est en train de mettre le couvert, est-ce pour la commémoration{208} ? le pope viendra ; faut-il y retourner maintenant, Karamazov ?
Certainement.
Comme cest étrange, Karamazov ; une telle douleur et des crêpes ; comme tout est bizarre dans notre religion !
Il y aura du saumon, dit tout à coup le garçon qui avait découvert Troie.
Je vous prie sérieusement, Kartachov, de ne plus nous importuner avec vos bêtises, surtout lorsquon ne vous parle pas et quon désire même ignorer votre existence », fit Kolia avec irritation.
Le jeune garçon rougit, mais nosa rien répondre. Cependant tous suivaient lentement le sentier et Smourov sécria soudain :
« Voilà la pierre dIlioucha, sous laquelle on voulait lenterrer. »
Tous sarrêtèrent en silence à côté de la pierre. Aliocha regardait, et la scène que lui avait naguère racontée Sniéguiriov, comment Ilioucha, en pleurant et en étreignant son père, sécriait : « Papa, papa, comme il ta humilié ! », cette scène lui revint tout dun coup à la mémoire. Il fut saisi démotion. Il regarda dun air sérieux tous ces gentils visages décoliers, et leur dit :
« Mes amis, je voudrais vous dire un mot, ici même. »
Les enfants lentourèrent et fixèrent sur lui des regards dattente.
« Mes amis, nous allons nous séparer. Je resterai encore quelque temps avec mes deux frères, dont lun va être déporté et lautre se meurt. Mais je quitterai bientôt la ville, peut-être pour très longtemps. Nous allons donc nous séparer. Convenons ici, devant la pierre dIlioucha, de ne jamais loublier et de nous souvenir les uns des autres. Et, quoi quil nous arrive plus tard dans la vie, quand même nous resterions vingt ans sans nous voir, nous nous rappellerons comment nous avons enterré le pauvre enfant, auquel on jetait des pierres près de la passerelle et qui fut ensuite aimé de tous. Cétait un gentil garçon, bon et brave, qui avait le sentiment de lhonneur et se révolta courageusement contre laffront subi par son père. Aussi nous souviendrons-nous de lui toute notre vie. Et même si nous nous adonnons à des affaires de la plus haute importance et que nous soyons parvenus aux honneurs ou tombés dans linfortune, même alors noublions jamais combien il nous fut doux, ici, de communier une fois dans un bon sentiment, qui nous a rendus, tandis que nous aimions le pauvre enfant, meilleurs peut-être que nous ne sommes en réalité. Mes colombes, laissez-moi vous appeler ainsi, car vous ressemblez tous à ces charmants oiseaux tandis que je regarde vos gentils visages, mes chers enfants, peut-être ne comprendrez-vous pas ce que je vais vous dire, car je ne suis pas toujours clair, mais vous vous le rappellerez et, plus tard, vous me donnerez raison. Sachez quil ny a rien de plus noble, de plus fort, de plus sain et de plus utile dans la vie quun bon souvenir, surtout quand il provient du jeune âge, de la maison paternelle. On vous parle beaucoup de votre éducation ; or un souvenir saint, conservé depuis lenfance, est peut-être la meilleure des éducations : si lon fait provision de tels souvenirs pour la vie, on est sauvé définitivement. Et même si nous ne gardons au cœur quun bon souvenir, cela peut servir un jour à nous sauver. Peut-être deviendrons-nous même méchants par la suite, incapables de nous abstenir dune mauvaise action ; nous rirons des larmes de nos semblables, de ceux qui disent, comme Kolia tout à lheure : « Je veux souffrir pour tous » ; peut-être les raillerons-nous méchamment. Mais si méchants que nous devenions, ce dont Dieu nous préserve, lorsque nous nous rappellerons comment nous avons enterré Ilioucha, comment nous lavons aimé dans ses derniers jours, et les propos tenus amicalement autour de cette pierre, le plus dur et le plus moqueur dentre nous nosera railler, dans son for intérieur, les bons sentiments quil éprouve maintenant ! Bien plus, peut-être que précisément ce souvenir seul lempêchera de mal agir ; il fera un retour sur lui-même et dira : « Oui, jétais alors bon, hardi, honnête. » Quil rie même à part lui, peu importe, on se moque souvent de ce qui est bien et beau ; cest seulement par étourderie ; mais je vous assure quaussitôt après avoir ri, il se dira dans son cœur : « Jai eu tort, car on ne doit pas rire de ces choses ! »
Il en sera certainement ainsi, Karamazov, je vous comprends ! » sexclama Kolia, les yeux brillants.
Les enfants sagitèrent et voulurent aussi crier quelque chose, mais ils se continrent et fixèrent sur lorateur des regards émus.
« Je dis cela pour le cas où nous deviendrions méchants, poursuivit Aliocha ; mais pourquoi le devenir, nest-ce pas, mes amis ? Nous serons avant tout bons, puis honnêtes, enfin nous ne nous oublierons jamais les uns les autres. Jinsiste là-dessus. Je vous donne ma parole, mes amis, de noublier aucun de vous ; chacun des visages qui me regardent maintenant, je me le rappellerai, fût-ce dans trente ans. Tout à lheure, Kolia a dit à Kartachov que nous voulions « ignorer son existence ». Puis-je oublier que Kartachov existe, quil ne rougit plus comme lorsquil découvrit Troie, mais me regarde gaiement de ses gentils yeux. Mes chers amis, soyons tous généreux et hardis comme Ilioucha, intelligents, hardis et généreux comme Kolia (qui deviendra bien plus intelligent en grandissant), soyons modestes, mais gentils comme Kartachov. Mais pourquoi ne parler que de ces deux-là ! Vous mêtes tous chers désormais, vous avez tous une place dans mon cœur et jen réclame une dans le vôtre ! Eh bien ! qui nous a réunis dans ce bon sentiment, dont nous voulons garder à jamais le souvenir, sinon Ilioucha, ce bon, ce gentil garçon, qui nous sera toujours cher ! Nous ne loublierons pas : bon et éternel souvenir à lui dans nos cœurs, maintenant et à jamais !
Cest cela, cest cela, éternel souvenir ! crièrent tous les enfants de leurs voix sonores, lair ému.
Nous nous rappellerons son visage, son costume, ses pauvres petits souliers, son cercueil, son malheureux père, dont il a pris la défense, lui seul contre toute la classe.
Nous nous le rappellerons ! Il était brave, il était bon !
Ah ! comme je laimais ! sexclama Kolia.
Mes enfants, mes chers amis, ne craignez pas la vie ! Elle est si belle lorsquon pratique le bien et le vrai !
Oui, oui ! répétèrent les enfants enthousiasmés.
Karamazov, nous vous aimons ! sécria lun deux, Kartachov, sans doute.
Nous vous aimons, nous vous aimons ! reprirent-ils en chœur. Beaucoup avaient les larmes aux yeux.
Hourra pour Karamazov ! proclama Kolia.
Et éternel souvenir au pauvre garçon ! ajouta de nouveau Aliocha avec émotion.
Éternel souvenir !
Karamazov ! sécria Kolia, est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons dentre les morts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous et Ilioucha ?
Certes, nous ressusciterons, nous nous reverrons, nous nous raconterons joyeusement tout ce qui sest passé, répondit Aliocha, moitié rieur, moitié enthousiaste.
Oh ! comme ce sera bon ! fit Kolia.
Et maintenant, assez discouru, allons au repas funèbre. Ne vous troublez pas de ce que nous mangerons des crêpes. Cest une vieille tradition qui a son bon côté, dit Aliocha en souriant. Eh bien ! allons maintenant, la main dans la main.
Et toujours ainsi, toute la vie, la main dans la main ! Hourra pour Karamazov ! » reprit Kolia avec enthousiasme ; et tous les enfants répétèrent son acclamation.
Vie de Dostoïesvski
1821. À Moscou, le 30 octobre, naissance de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski. Son père, Mikhaïl Andréiévitch Dostoïevski, médecin militaire, avait épousé en 1819 la fille dun négociant, Maria Fédorovna Netchaiev. Un premier fils, Michel, le frère préféré de Fédor, était né en 1820. En 1821, le docteur Dostoïevski ayant été nommé médecin traitant à lhôpital Marie, lhôpital des pauvres de Moscou, la famille fut logée dans un pavillon de lhôpital, où naquit Fédor.
1831. Le docteur Dostoïevski acquiert deux villages. Darovoié et Tchermachnia. Sa femme, déjà atteinte de tuberculose, y vivra la plupart du temps jusquà sa mort en 1837.
1833-1834. Fédor et son frère Michel sont demi-pensionnaires à la pension du Français Souchard, puis internes à la pension Tchermak.
1837. Le docteur Dostoïevski conduit ses deux fils à Saint-Pétersbourg dans la pension de Kostomarov, qui doit les préparer à lexamen dentrée de lÉcole supérieure des Ingénieurs militaires. Fédor est reçu en janvier 1838. Michel ajourné.
1839. En juin, à Darovoié, assassinat du docteur Dostoïevski, par des serfs quil avait maltraités.
1842. En août, Fédor passe avec succès lexamen de sortie de lÉcole supérieure des Ingénieurs militaires, est nommé sous-lieutenant, et entre comme dessinateur à la direction du Génie, à Saint-Pétersbourg.
1843. Dostoïevski traduit Eugénie Grandet, en témoignage dadmiration pour Balzac, qui venait de séjourner à Saint-Pétersbourg.
1844. Il quitte larmée et commence à écrire les Pauvres Gens. Criblé de dettes, il mène une vie difficile et est déjà sujet à des attaques dépilepsie.
1846. Les Pauvres Gens, puis le Double, paraissent dans le « Recueil pétersbourgeois ». En décembre, il écrit Nietotchka Niezvanova.
1847-1848. La famille sinstalle à Saint-Péterbourg. Il publie les Nuits blanches, le Mari jaloux, la Femme dun autre.
1849. Dès 1846, Dostoïevski entre en contact avec Pétrachevski, fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères, et son groupe de jeunes gens libéraux, enthousiastes de Fourier, Saint-Simon, Proudhon, George Sand. Le 23 avril 1849, la police arrêta trente-six membres du groupe, dont Dostoïevski, qui furent tous incarcérés dans la forteresse Pierre et Paul. Le 22 décembre, après un simulacre dexécution, la peine capitale fut commuée en une peine de travaux forcés en Sibérie, dix ans, réduits plus tard à cinq pour Dostoïevski.
Du 25 décembre 1849 au 15 février 1854. Travaux forcés à la forteresse dOmsk, puis en 1854, incorporation de Dostoïevski comme soldat au 7ème bataillon de ligne dun régiment sibérien à Sémipalatinsk. Dostoïevski fait la connaissance de Marie Dmitrievna Issaieva, femme dun instituteur et en devint passionnément amoureux. Il se remet à écrire et commence en 1855 les Souvenirs de la Maison des Morts.
1856. Il est nommé sous-lieutenant. Marie Dmitrievna étant devenue veuve, il la demande en mariage et, après dorageuses fiançailles, il lépouse le 6 février 1857.
1859. Après de longues démarches pour quitter larmée et rentrer en Russie, il obtient finalement cette autorisation le 2 juillet et, quatre mois plus tard, celle de sinstaller à Saint-Pétersbourg.
1861. Humiliés et Offensés commence à paraître dans le premier numéro de la revue Vremia (le Temps) que Dostoïevski vient de fonder avec son frère Michel. Mauvaise santé de Dostoïevski.
1862. Les Souvenirs de la Maison des Morts paraissent dans le Monde russe et ont un grand retentissement. Premier voyage à létranger : Berlin, Dresde, Paris, Londres, Genève, Lucerne, Turin, Florence, Venise, Vienne. Retour en Russie au bout de deux mois. Il fait la connaissance de Pauline Souslova, jeune étudiante aux idées très avancées.
1863. Interdiction de la revue Vremia à la suite dun article sur linsurrection polonaise. Second voyage à létranger. Dostoïevski est devenu lamant de Pauline et la rejoint à Paris. Il partent ensemble en Italie mais alors elle nest plus sa maîtresse, car elle en aime un autre. Dostoïevski joue à la roulette et perd. Genève, Turin, Rome. Il rentre seul et sans argent à Saint-Pétersbourg fin octobre.
1864. Mort de Marie Dmitrievna. À son chevet, Dostoïevski a écrit le Sous-sol. Mort de Michel laissant une veuve, quatre enfants et des dettes que Dostoïevski prend à sa charge.
1865. Dostoïevski signe un contrat avec léditeur Stellovski, qui le livre pieds et poings liés à celui-ci ; il paie quelques dettes et part pour létranger. Il perd au jeu largent qui lui reste. Détresse. Il commence Crime et Châtiment qui paraît chapitre par chapitre dans le Messager russe au début de 1866.
1866. Succès considérable de Crime et Châtiment. Préparation du Joueur qui doit être remis à Stellovski le 1er novembre. Il le dicte en vingt-six jours à une jeune sténographe, Anna Grigorievna Snitkine, envoyée par un ami. Il laime, le lui dit, et elle accepte de devenir sa femme.
1867. Mariage de Dostoïevski et dAnna Grigorievna. Départ pour létranger. Casinos, roulettes, gains, pertes.
1868. À Genève, naissance et mort dune première fille. Dostoïevski rédige lIdiot qui paraît dans Le Messager russe. Hiver en Italie.
1869. À Dresde, naissance dune fille. Première idée des Possédés. Il écrit lÉternel Mari, terminé en décembre.
1870. LÉternel Mari paraît dans la revue lAurore.
1871. Retour en Russie grâce à une avance du Messager russe sur les Possédés. Naissance dun fils, Féodor.
1872. Fin de la publication des Possédés dans Le Messager russe.
1873. Dostoïevski devient son propre éditeur, secondé par sa femme, et publie en volume les Possédés.
1874. Publication en volume de lIdiot. Dostoïevski peut louer une petite villa à Staraia Roussa et se met à écrire lAdolescent.
1875. Publication de lAdolescent. Naissance dun second fils, Alexis.
1876. Dostoïevski publie une revue, le Journal dun Écrivain, dont il est lunique collaborateur et pour laquelle il écrit des articles de critique, de politique et, de temps à autre, des nouvelles : la Douce, le Songe dun Homme ridicule, Bobok.
1877. Le Journal dun Écrivain a trois mille abonnés et quatre mille acheteurs au numéro.
1878. Mort du petit Alexis après une violente crise dépilepsie. Dostoïevski est élu membre correspondant de lAcadémie impériale des sciences. Il interrompt la publication du Journal dun Écrivain pour se consacrer aux Frères Karamazov. Il se rend au monastère dOptina, où il sentretient avec le starets Ambroise qui deviendra le starets Zosime des Karamazov.
1879. Un fragment important du roman paraît dans le Messager russe.
1880. Inauguration du monument Pouchkine à Moscou. Dostoïevski est invité à y prendre la parole et prononce un discours qui lui donne loccasion dexprimer en public ses idées sur le rôle de la Russie dans le monde. Le discours soulève un enthousiasme délirant.
8 novembre 1880, Dostoïevski termine les Frères Karamazov. Retour à Saint-Pétersbourg en octobre.
27 janvier 1881. À la suite de deux hémorragies, Dostoïevski meurt, après avoir lu dans un Évangile ouvert au hasard ces mots « Ne me retiens pas » (Matt. III, 14).
31 janvier 1881. Enterrement de Dostoïevski, suivi par trente mille personnes.
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{1} Voir la discussion à ce sujet dans Der Unbekannte Dostojewski [Dostoïevski inconnu] de R. Fülöp-Miller et F. Eckstein, Munich, 1926 Stefan Zweig écrit : « Il ne fut pas arrêté par les barrières de la morale bourgeoise et personne ne peut dire exactement jusquoù il a transgressé dans sa vie les limites juridiques ni combien des instincts criminels de ses héros il a réalisés en lui-même » (Trois maîtres, 1920). Sur les relations étroites entre les personnages de Dostoïevski et ses propres expériences vécues, voir les remarques de René Fülöp-Miller dans son introduction à Dostoïevski à la roulette, qui sappuient sur une étude de Nikolaï Strachoff.
{2} Cf. lessai de René Fülöp-Miller. « Dostojewskis Heilige Krankheit » « Le mal sacré de Dostoïevski », in Wissen und Leben (Savoir et vivre), 1924, n° 19-20. Dun particulier intérêt est linformation selon laquelle dans lenfance de lécrivain « quelque chose deffroyable, dinoubliable et de torturant » survint, à quoi il faudrait ramener les premiers signes de sa maladie (daprès un article de Souvorine dans Novoïe Vremia, 1881, cité dans lintroduction à Dostoïevski à la roulette). Ferner Orest Miller, dans Écrits autobiographiques de Dostoïevski, écrit : « Il existe sur la maladie de Fédor Mikhaïlovitch un autre témoignage qui est en rapport avec sa prime jeunesse et qui met en connexion la maladie avec un événement tragique de la vie familiale des parents de Dostoïevski. Mais, bien que ce témoignage mait été donné oralement par un homme qui était très proche de Fédor Mikhaïlovitch, je ne puis me résoudre à le reproduire complètement et exactement car je nai pas eu confirmation de cette rumeur par personne dautre. » Ceux qui sintéressent aux biographies et aux névroses ne peuvent être reconnaissants de cette discrétion).
{3} La plupart des données, y compris celles fournies par Dostoïevski lui-même, montrent au contraire que la maladie ne revêtit son caractère final, épileptique, que durant le séjour en Sibérie. On est malheureusement fondé à se méfier des informations autobiographiques des névrosés. Lexpérience montre que leur mémoire entreprend des falsifications qui sont destinées à rompre une connexion causale déplaisante. Il apparaît néanmoins comme certain que la détention dans la prison sibérienne a modifié de façon marquante létat pathologique de Dostoïevski.
{4} Voir de lauteur, Totem et tabou.
{5} Voir Totem et tabou.
{6} Nul mieux que Dostoïevski lui-même na rendu compte du sens et du contenu de ses attaques quand il confiait à son ami Strachoff que son irritation et sa dépression, après une attaque épileptique, étaient dues au fait quil sapparaissait à lui-même comme un criminel et quil ne pouvait se délivrer du sentiment quun poids de culpabilité inconnue pesait sur lui, quil avait commis une très mauvaise action qui loppressait (Fülöp-Miller, Le mal sacré de Dostoïevski). Dans de telles auto-accusations, la psychanalyse voit une marque de reconnaissance de la « réalité psychique » et elle tente de rendre connue à la conscience la culpabilité inconnue.
{7} Littéralement, en russe et en allemand : un bâton avec deux bouts.
{8} En français dans le texte.
{9} « Il restait à la table de jeu jusquà ce quil ait tout perdu, jusquà ce quil soit totalement ruiné. Cest seulement quand le désastre était tout à fait accompli quenfin le démon quittait son âme et laissait la place au génie créateur » (Fülöp-Miller, Dostoïevski à la roulette).
{10} La plupart des vues ici exprimées figurent aussi dans lexcellent écrit de Jolan Neufeld, « Dostoïevski, esquisse de sa psychanalyse », Imago-Bücher, numéro IV, 1923.
{11} Jean et Alexis.
{12} Diminutif de Dmitri (Démétrius).
{13} Luc, II, 29.
{14} Grégoire.
{15} Pierre.
{16} Diminutif dAlexéi.
{17} Mot à mot : lAncien. Le sens de ce mot sera expliqué plus loin par lauteur.
{18} En français dans le texte russe. Ces vers sont tirés dune parodie du VIème chant de lÉnéide par les frères Perrault (1643).
{19} Jean, XX, 28.
{20} Matthieu, XIX, 21.
{21} Célèbre monastère, situé dans la province de Kalouga.
{22} En français dans le texte russe.
{23} On verra plus loin de quel personnage il sagit.
{24} Schisme provoqué dans léglise russe, au milieu du XVIIème siècle, par les réformes du patriarche Nicon.
{25} Commissaire de police de district.
{26} Compositeur et chef dorchestre, dorigine tchèque.
{27} Métropolite de Moscou (1737-1812).
{28} Femme de lettres célèbre, amie de Catherine II, présidente de lAcadémie des Sciences (1743-1810).
{29} Célèbre prince de Tauride, favori de Catherine II (1739-1790).
{30} Du grec mènaion (mensuel), livre liturgique contenant les offices des fêtes fixes qui tombent pendant lun des douze mois de lannée.
{31} Diminutif très familier dAnastassia (Anastasie).
{32} Diminutif caressant de Nikita (Nicétas).
{33} Matthieu, II, 18.
{34} La légende de saint Alexis, « lhomme de Dieu » est encore aussi populaire en Russie quelle létait en France au Moyen Âge.
{35} Fille de Prochore. En sadressant aux personnes de condition inférieure, on omet parfois le prénom et on les désigne par le simple patronyme.
{36} Luc, XV, 7. Le texte exact de lÉvangile est : « …que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui nont pas besoin de pénitence ».
{37} Petite ville située à lextrémité nord de Tobolsk (Sibérie Occidentale).
{38} Ce sont là les personnages principaux des Brigands de Schiller (1781). Dès lâge de dix ans Dostoïevski senthousiasma pour cette pièce que son frère Michel devait traduire en 1857. Les thèmes schillériens sont fort nombreux dans Les frères Karamazov. La question a été étudiée par M. Tchijevski dans la Zeitschrift für slavische Philologie, 1929, VI : Schiller und Brüder Karamazov. Cet article, très intéressant, népuise peut-être pas le sujet : linfluence de Schiller, notamment du Schiller de la première période, se fait sentir non seulement dans les idées mais dans le style de notre auteur.
{39} Luc, VII, 47.
{40} Diminutif de Mikhaïl (Michel) {41} Diminutif très familier dAgraféna (Agrippine).
{42} Diminutif très familier de Iékatérina (Catherine).
{43} Cest la coutume en Russie de servir trois sortes de pain : noir bis et blanc.
{44} Boisson fermentée à base de malt et de pain noir.
{45} Eau-de-vie.
{46} Sorte de bouillie à la fécule de pommes de terre.
{47} En français dans le texte.
{48} La secte des Khrysty (christs), ou par dérision Khlysty (flagellants), est apparue en Russie au XVIIème siècle ; ces sectaires, qui se donnent le nom dhommes de Dieu, ont eu leurs prophètes en qui ils voient des incarnations divines. Leurs rites secrets, marqués par des accès frénétiques assez analogues à ceux des derviches tourneurs, ont provoqué le surnom donné à la secte.
{49} Fameux magasin de comestibles.
{50} Célèbre chanson populaire.
{51} Père du VIème siècle.
{52} Élie.
{53} Paul.
{54} Nekrassov : Quand des ténèbres de lerreur.., strophe VI.
{55} Conte populaire russe qui a inspiré à Pouchkine son fameux Conte du pêcheur et du poisson (1833).
{56} Aliocha est un ange, un chérubin, Dmitri un insecte, un un ver de terre; nulle part que dans cette confession d'un coeur ardent le style de Schiller n'a déteint sur celui de Dostoïevski {57} Vers initial dune poésie célèbre de Goethe, Das Goettlich (le Divin) : Edel sei der Mensch.
{58} À la joie. En réalité, seules les deux dernières strophes que Dostoïevski cite dans la traduction de Tioutchev, correspondent respectivement aux strophes 3 et 4 de lode de Schiller. Les quatre premières strophes sont empruntées à la traduction par Joukovski dune autre poésie de Schiller : Das eleusische Fest (la Fête dEleusis), strophes 2, 3 et 7. Quant aux deux premiers vers : Tel Silène vermeil…, ils proviennent dune adaptation par un certain Likhatchef dune troisième poésie de Schiller : Die Götter Griechenlands (Les Dieux de la Grèce) ; il nest dailleurs pas question de Silène dans loriginal. Les traductions poétiques de Tioutchev de Joukovski diffèrent parfois assez sensiblement, elles aussi, du texte allemand.
{59} Attelage de trois chevaux de front.
{60} Thomas.
{61} Premier recueil des nouvelles de Gogol (1831).
{62} Auteur de manuels dhistoire (1871).
{63} Membre dune secte religieuse deunuques.
{64} Un des meilleurs représentants de la peinture religieuse russe (1837-1887).
{65} Paraphrase de Luc, XII, 23.
{66} Matthieu, VII, 2 ; Marc, IV, 24.
{67} En français dans le texte.
{68} En français dans le texte.
{69} Célèbre roman de Lermontov (1839).
{70} Non mais Pétchorine ; Arbénine est le héros du Bal masqué, drame du même auteur (1835).
{71} Prononciation des gens du Nord. Dans la Russie centrale, lo non accentué équivaut à un son très voisin du a. À Moscou même, loreille perçoit nettement un a : par exemple, Moskva est prononcé Maskva.
{72} De carême, où le jeûne est également très sévère.
{73} En français dans le texte.
{74} De votre « merci », Dame, point nai souci (Schiller, le Gant, st. VIII).
{75} Barbe.
{76} Sont ici huit lignes intraduisibles en français. Pour dépeindre son humble condition, le capitaine se livre à une plaisanterie fondée sur une particularité de la langue russe (adjonction dun s à la fin des mots, formule révérencieuse employée par les gens de peu).
{77} Diminutif caressant dIlia (Élie).
{78} Lermontov, Le Démon.
{79} Jeu de mot sur sosna : pin, et so sna : en rêve.
{80} En français dans le texte.
{81} Trop desprit nuit, Griboïédov (1824) {82} Sens du mot Smerdiachtchaïa.
{83} Ici sont sept lignes intraduisibles dans lesquelles Smerdiakov sirrite contre une particularité de prononciation.
{84} En français dans le texte {85} Voltaire, Épître à lauteur des Trois Impostures. En français dans le texte.
{86} Dostoïevski a sans doute confondu le mot Ioann (Jean) avec le mot Ioulian (Julien), car il sagit évidemment de la légende de saint Julien lHospitalier. Son attention avait sans doute été attirée sur ce sujet par le célèbre conte de Flaubert que Tourguéniev venait de traduire (1878).
{87} Réflexions sur la température, II (1859).
{88} Deux grandes revues historiques {89} Alexandre II qui abolit le servage en 1861.
{90} Écho de Schiller, Résignation, st.3.
{91} Dostoïevski confond les clercs de la basoche avec les confrères de la Passion. Il na probablement connu les origines du théâtre français que par le roman de Victor Hugo (1831).
{92} En français dans le texte.
{93} Les premières représentations de ce genre furent organisées à Moscou sur lordre du tsar Alexis Mikhaïlovitch par le pasteur luthérien Grégory qui forma une troupe parmi les jeunes fonctionnaires. Après avoir débuté, en 1672, par lActe dArtaxerxès (Esther), Grégory donna ensuite : Tobie, Joseph, Adam et Ève, Judith.
{94} Ce poème, tiré des évangiles apocryphes, a eu une forte influence sur la composition des cantiques religieux populaires, très abondants en Russie.
{95} Matthieu, XXIV, 36.
{96} Schiller, Sehnsucht, st. 4, citée dans la traduction plutôt libre de Joukovski.
{97} Jean, Apocalypse, VII, 10, 11.
{98} Tioutchev : Oh, ces misérables villages…, st. 3.
{99} Poléjaïev, Coriolan, ch. I, st.4.
{100} Matthieu, XXIV, 27.
{101} Marc, v. 41 et Matthieu, IX, 25.
{102} Ce cardinal grand inquisiteur vient tout droit de Schiller, Don Carlos, V, 10. Linfluence du Visionnaire, nouvelle un peu oubliée du même auteur, signalée par M. Tchijevski, paraît moins probante.
{103} Paraphrase de Matthieu, IV, 5, 6 et de Luc, IV, 9-11.
{104} Jean, Apocalypse, VII, 4-8.
{105} Paraphrase de Jean, Apocalypse, XVII, XVIII.
{106} Probablement dans le Faust de Goethe, seconde partie, v. 7277 et suivants.
{107} Liagavi veut dire : chien courant {108} Voiture de voyage dont la caisse est posée sur de longues poutres flexibles.
{109} Jean, XII, 24, 25.
{110} Linsurrection de décembre 1825.
{111} Du grec ieroschèmonachos, prêtre régulier portant le grand habit (en grec : to mega schèma), signe distinctif du religieux profès du second degré.
{112} Lors de la levée du corps dun simple moine de la cellule à léglise, et après le service funèbre, de léglise au cimetière, on chante le verset : Quelle vie bienheureuse. Si le défunt était un religieux profès du second degré, on chante lhymne : Aide et protecteur. (Note de lauteur.) {113} Diminutif de Fédossia (Théodosie).
{114} Côme.
{115} Jean, II, 1-10.
{116} Dans une courte note retrouvée parmi ses papiers.
{117} Titre dune nouvelle de Tourguéniev 1864.
{118} Nous dirions en français : « une mère moderne ». Le traducteur a maintenu lexpression russe du jeu de mots. Le grand écrivain satirique Saltykov-Chtchédrine (1826-1889) dirigea pendant quelque temps, de concert avec Nékrassov, le Contemporain, revue libérale, qui eut maille à partir avec la censure.
{119} Hamlet, V, I.
{120} Vocatif de pan, monsieur, en polonais.
{121} Monsieur na pas vu de Polonaises.
{122} Ce monsieur est un misérable.
{123} Tu peux en être sûr.
{124} Les Âmes mortes, 1ère partie, ch. IV, Tchitchikov est le héros du célèbre « poème » de Gogol 1842.
{125} Quelle heure est-il, Monsieur ?
{126} Je ne my oppose pas, je nai rien dit.
{127} Batiouchkov, « Madrigal à une nouvelle Sapho » 1809.
{128} Messieurs.
{129} Cela mest très agréable, Monsieur ; buvons.
{130} Illustrissime.
{131} Voilà qui va bien.
{132} Peut-on ne pas aimer son pays ?
{133} Il est tard, Monsieur.
{134} Tu dis vrai. Cest ta froideur qui me rend triste. Je suis prêt.
{135} Cela vaut mieux.
{136} À vos places, Messieurs.
{137} Peut-être cent roubles, peut-être deux cents.
{138} Sur lhonneur.
{139} En bonne compagnie, on ne parle pas sur ce ton.
{140} Tu plaisantes ?
{141} Que faites-vous, de quel droit ?
{142} Que désires-tu ?
{143} Quy a-t-il pour le service de Monsieur ?
{144} Trois mille, Monsieur ?
{145} Cest tout ce que tu veux ?
{146} Je suis extrêmement offensé !
{147} Jai été étonné.
{148} Entêtée.
{149} Si tu veux me suivre, viens, sinon adieu.
{150} Commissaire de police de district.
{151} Maurice.
{152} Grade de la hiérarchie civile correspondant à celui de lieutenant-colonel dans la hiérarchie militaire, septième classe.
{153} Les grandes réformes sociales, administratives, judiciaires du règne dAlexandre II.
{154} Conseil de district, qui entretenait des hôpitaux, écoles, etc.
{155} Témoins instrumentaires pris parmi les gens du village.
{156} Paraphrase du Silentium, poésie de Tioutchev 1833.
{157} En français dans le texte.
{158} En français dans le texte.
{159} Monsieur le colonel.
{160} Douzième classe de la hiérarchie.
{161} Diminutif de Nikolaï Nicolas.
{162} Nastia, diminutif dAnastasie ; Kostia, de Constantin.
{163} Pelisse en peau de mouton, le poil en dedans.
{164} Roman libertin de Fromaget (1742), dont une traduction par K. Rembrovski parut en effet à Moscou en 1785.
{165} Les études du grand critique Biélinski (1811-1848) sur Pouchkine et, en particulier, sur Eugène Oniéguine sont réputées. Tatiana est lhéroïne de ce célèbre poème.
{166} En français dans le texte.
{167} La Troisième section, police secrète politique, avait son siège près du pont des Chaînes Tsiépnoï Most.
{168} La célèbre revue éditée par Herzen à Londres et introduite clandestinement en Russie.
{169} Psaume CXXXVII, 5, 6.
{170} En français dans le texte.
{171} La signification approximative de ce mot est : Marché aux bestiaux.
{172} Cest surtout dans le premier chapitre dEugène Oniéguine (1823) que Pouchkine a un peu trop chanté les jolis pieds féminins.
{173} En français dans le texte.
{174} Appellation familière de Pétersbourg.
{175} Il y a dans le texte : « votre fidèle Litcharda », expression courante empruntée au conte populaire de Bova fils de roi, dernier avatar de notre chanson de geste Bueves dHanstone XIIIème siècle , qui gagna la Russie par des intermédiaires italiens et serbes et y devint très populaire dès le XVIIème siècle. Litcharda est une déformation de Richard, nom du fidèle serviteur de la reine Blonde.
{176} En français dans le texte.
{177} En français dans le texte.
{178} En français dans le texte.
{179} En français dans le texte.
{180} En français dans le texte.
{181} Alexandre Gatsouk (1832-1891), éditeur de journaux, revues, almanachs.
{182} En français dans le texte.
{183} Paroles de Klestakov, dans le Réviseur de Gogol, III, 6 -1836.
{184} En français dans le texte.
{185} Allusion à la fameuse « Troisième Section » police secrète.
{186} En français dans le texte.
{187} En français dans le texte.
{188} En français dans le texte.
{189} En français dans le texte.
{190} En français dans le texte.
{191} En allemand : Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu le Saint-Esprit.
{192} En français dans le texte.
{193} En français dans le texte.
{194} En français dans le texte.
{195} Gogol, les Âmes mortes, 1ère partie, XI.
{196} En français dans le texte.
{197} Les Mystères dUdolphe, roman de Mrs Ann Radcliffe 1794 , eurent, ainsi que les autres « romans terrifiants » de cet auteur, un succès considérable qui se maintint longtemps dans toute lEurope.
{198} Le mot à mot est plus énergique : un adultère de la pensée. Tout comme le Karmazinov des Possédés, Fétioukovitch est une caricature des faux idéalistes qui ont mal digéré Schiller.
{199} Jean, X, II.
{200} Paul, « Ephés. », VI, 4. Le texte exact est : « Nirritez point ».
{201} Réminiscence de Schiller Épigraphe de la Cloche.
{202} Matthieu, VII, 2 ; Marc, IV, 24.
{203} Cette crainte superstitieuse a été notamment signalée par Ostrovski dans sa comédie : les Jours néfastes, II, 2 -1863.
{204} Encore un emprunt probable à Schiller : les Brigands, I, 1, monologue de Franz, « in fine ».
{205} Bande de satin ou de papier sur laquelle sont représentés Jésus-Christ, la Vierge et saint Jean Chrysostome, dont on entoure le front des morts.
{206} Paraphrase de lAlleluia.
{207} Le cercueil nest définitivement fermé quà léglise, tout à la fin du service funèbre.
{208} La coutume de « commémorer les morts » dans un repas funèbre est, en Russie, une survivance des premiers temps du christianisme agapes funéraires.