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L'Esprit Souterrain
Fyodor Mikhailovich Dostoyevsky
(Traducteur: E. Halpérine, Ch. Morice (traduction et adaptation))
Publication: 1886
Catégorie(s): Fiction, Non-Fiction, Psychologie, Nouvelles
Source: http://www.ebooksgratuits.com
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A Propos
Dostoyevsky:
Fyodor Mikhailovich Dostoevsky (November 11 [O.S. October 30]
1821 February 9 [O.S. January 28] 1881) is considered one of two greatest prose writers of Russian literature, alongside close contemporary Leo Tolstoy. Dostoevsky's works have had a profound and lasting effect on twentieth-century thought and world
literature. Dostoevsky's chief ouevre, mainly novels, explore the human psychology in the disturbing political, social and spiritual context of his 19th-century Russian society. Considered by many as a founder or precursor of 20th-century existentialism, his Notes from Underground (1864), written in the anonymous, embittered voice of the Underground Man, is considered by Walter Kaufmann as the "best overture for existentialism ever written." Source:
Wikipedia
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Dostoyevsky:
Les Frères Karamazov (1880)
Le Joueur (1866)
"http://generation.feedbooks.com/book/524.epub">L'honnête
voleur (1848)
La femme d'un autre et un mari sous le lit (1860)
"http://generation.feedbooks.com/book/518.epub">Souvenirs de la maison des morts (1863)
Le Double (1846)
"http://generation.feedbooks.com/book/519.epub">L'éternel
mari (1870)
"http://generation.feedbooks.com/book/4341.epub">Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La
Centenaire-L'Arbre de Noël) (1887)
"http://generation.feedbooks.com/book/517.epub">Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo) (1859)
La logeuse (1847)
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Partie 1
KATIA
[Note - Ce livre regroupe une nouvelle et un court roman de lauteur, regroupés en deux parties par léditeur : « Katia » correspond à « La Logeuse » (1847) et le titre original de « Lisa » est « Le Sous-sol » (1863), ce dernier roman étant également connu sous les titres suivants : « Mémoires écrits dans un souterrain », « Les Carnets du sous-sol », « Manuscrit du souterrain ». (Note du correcteur ELG.)]
Chapitre 1
Ordinov se décida enfin à changer de chambre. Sa logeuse, pauvre veuve dun fonctionnaire dÉtat, avait été par des circonstances imprévues contrainte de quitter Pétersbourg pour se retirer au fond de sa province, chez ses parents, avant même léchéance des loyers en cours. Le jeune homme, qui pensait attendre la fin de son terme, regrettait de quitter si brusquement son vieux coin. Et puis !… il était pauvre, et les logements coûtent cher. Cependant, dès le lendemain du départ de sa logeuse, il prit son chapeau et alla flâner dans les rues, en examinant les écriteaux qui annoncent les locations, choisissant les maisons les plus délabrées et les plus habitées, celles où il pouvait le plus vraisemblablement trouver un propriétaire presque aussi pauvre que lui-même.
Il cherchait depuis longtemps déjà, tout à son projet : mais peu à peu il se sentait envahi par des sensations inconnues. Distraitement dabord, puis attentivement et enfin avec une extrême curiosité, il se mit à regarder autour de lui. La foule, la vie extérieure, le bruit, le mouvement, la variété des spectacles, toute cette médiocrité des choses de la rue, tout ce quotidiende la vie qui fatigue tant les affairés de Pétersbourg toujours en quête si vainement, mais si activement ! du repas à conquérir par le travail ou autrement, toute cette banale prose et tout cet ennui évoquaient dans lesprit dOrdinov une joie sereine. Ses joues, pâles à lordinaire, se coloraient dune faible rougeur, ses yeux silluminaient dun soudain espoir ; il respirait avec avidité lair frais et froid ; il était extraordinairement léger.
Il menait une existence monotone et solitaire. Trois ans auparavant, ayant obtenu un grade universitaire et sétant ainsi rendu relativement indépendant, il était allé chez un certain vieillard quil ne connaissait encore que de nom. Les domestiques en livrée lavaient longtemps fait attendre avant de consentir à lannoncer pour la seconde fois ; enfin il était entré dans un salon vaste, obscur et presque sans meubles, tel quon en trouve encore dans les anciennes maisons du temps des châteaux. Là, il avait aperçu un personnage tout chamarré de décorations et la tête couverte de cheveux gris : lami et le collègue du père dOrdinov et le tuteur de celui-ci. Le vieillard lui remit une somme insignifiante, reliquat dun héritage vendu aux enchères. Ordinov reçut cette somme avec indifférence, fit ses derniers adieux à son tuteur et sortit. Cétait un soir dautomne, morne et triste. Ordinov réfléchissait. Il se sentait le cœur plein dune désolation sans cause, ses yeux brillaient de fièvre, et il avait des frissons sans cesse alternés de chaud et de froid. Il calculait quil pourrait, avec cette somme, vivre deux ou trois ans, quatre peut-être en faisant la part de la faim… Mais lheure savançait, la pluie tombait ; il loua la première chambre venue et en une heure y fut installé. Ce fut pour lui une façon dermitage : il y vécut dans un isolement absolu. Deux ans après il était devenu tout à fait sauvage.
Il était devenu sauvage sans sen douter. Il ne se rendait point compte quil y eût une autre existence, extérieure, bruyante, mouvementée, toujours renouvelée et qui vous appelle sans cesse et fatalement vous reprend tôt ou tard. Il ne pouvait sans doute lignorer tout à fait, mais il ne savait rien delle et ne sen était jamais soucié. Dès lenfance il sétait fait un vague isolement intérieur : à cette heure, lisolement sétait précisé, défini et fortifié par la plus profonde des passions, celle qui épuise toutes les forces vitales sans laisser à des êtres comme Ordinov aucune préoccupation de la banalité pratique de lexistence, cette passion entre toutes inassouvible : la science. Elle minait sa jeunesse comme un poison lent et comme une lente ivresse, détruisait son sommeil, le dégoûtait de la nourriture saine et même de lair frais qui ne pénétrait jamais dans son étroite retraite. Et Ordinov, dans son exaltation, ne voulait point remarquer tout cela. Jeune, il ne rêvait, pour linstant, nul autre bonheur que celui de contenter cette passion qui faisait de lui un enfant pour la conduite de la vie et le rendait incapable de se concilier la sympathie des gens et darriver parmi eux à quelque situation. Car la science, chez les habiles, est un capital ; mais la passion dOrdinov était une arme quil tournait contre lui-même.
Cétait, dailleurs, plutôt une sorte denthousiasme hasardeux quun dessein raisonné dapprendre et de savoir. Dès lenfance il sétait fait une réputation de singularité. Il navait pas connu ses parents, son caractère étrange et « à part » lui attirait du fait de ses camarades de mauvais traitements et des brutalités. Ainsi délaissé, il devint morose, plus « à part » encore et peu à peu tout à fait exclusif. Cest dans de telles dispositions quil sétait laissé séduire par sa passion, et il sy livrait solitairement, sans ordre ni système arrêté. Ce navait été jusqualors que la première fougue et la première fièvre dun artiste. Mais en lui maintenant se dressait une idée, et il la contemplait avec amour, toute vague encore et confuse quelle fût. Il la voyait peu à peu prendre corps et séclairer : il lui semblait que cette apparence implorait une réalisation. Ce désir dévorait lâme dOrdinov, mais il ne sentait encore que trop peu nettement loriginalité de son idée, sa vérité et sa personnalité. La création se manifestait déjà, elle se limitait et se condensait, mais le terme était encore loin, très-loin peut-être : peut-être ne devait-il jamais venir !…
Et il allait à travers les rues comme un réfractaire, ou plutôt comme un ascète qui aurait brusquement quitté sa muette solitude pour entrer dans une ville agitée et retentissante. Tout était pour lui bizarre et nouveau, et (tant il était étranger à ces bruyantes foules, à ce monde en ébullition) il ne pouvait même pas sétonner de son étonnement. Il ne remarquait pas davantage sa propre sauvagerie, pris au contraire dune joie et dune ivresse comparables à celles dun affamé qui romprait un long jeûne. Nétait-il pourtant pas bien curieux quun changement de logement, un accident si mince, pût émouvoir et troubler un Pétersbourgeois, fût-il Ordinov ? Il est vrai quil navait jamais eu loccasion de sortir pour affaires.
Il se complaisait de plus en plus en sa flânerie dobservateur.
Fidèle à ses habitudes desprit, il lisait dans les tableaux qui se déroulaient clairement en lui comme entre les lignes dun livre. Tout lintéressait, il ne perdait pas une impression. Avec ses yeux intérieurs il examinait les visages des passants, regardait attentivement la physionomie des choses, tout en écoutant avec sympathie le langage du peuple, comme sil eût contrôlé les conclusions où lavaient amené les calmes méditations de ses nuits solitaires. Souvent quelque futilité larrêtait, lui suggérant une idée, et pour la première fois il se dépitait de sêtre ainsi retranché du monde dans une cellule. Tout ici, en lui comme en dehors de lui, allait plus vite ; son pouls battait largement et vivement ; son esprit, quavait comprimé la solitude, aiguisé maintenant, élevé par lexaltation de lactivité, travaillait avec précision, calme et énergie. Maintenant il aurait voulu sintroduire dans cette vie quil ne connaissait pas encore ou, pour mieux dire, quil ne connaissait quen artiste. Son cœur battit involontairement dans une angoisse de sympathie universelle. Il se prit à considérer plus attentivement les gens qui le frôlaient : mais cétaient des passants absorbés et inquiets !… et peu à peu son insouciance disparaissait, la réalité loppressait déjà, lui donnant une sorte dhorreur et en même temps destime pour la vie, et il commençait à se lasser de cette extraordinaire abondance dimpressions nouvelles, comme un malade qui fait ses premiers pas et qui tombe, ébloui par la clarté du jour, étourdi par leffervescence de lactivité humaine, envertiginé par le bruit et la variété de la foule qui sagite autour de lui. Tout à coup il fut saisi dune morne tristesse. Il en venait à douter de la direction de sa vie et même de son avenir. Une pensée encore acheva de le troubler : il revit tout son passé, isolé, sans échange daffection… Quelques passants avec lesquels il avait dabord essayé dengager la conversation sétaient détournés de lui avec un air brutal et étrange. On le prenait pour un fou, du moins pour quelque grand original, en quoi lon ne se trompait guère. Et Ordinov se rappela que sa confiance avait toujours été ainsi repoussée, et que pendant son enfance tout le monde le fuyait à cause de son entêtement et de son allure absorbée, que sa sympathie navait jamais su se révéler que par des dehors ambigus et pénibles, sans égalité morale. Çavait été la grande souffrance de son enfance de constater quil ne ressemblait pas à ses petits camarades. Et il était obsédé par le sentiment de cette incurable solitude.
Distraitement il séchoua dans un endroit très-excentrique. Après avoir dîné dans un restaurant médiocre, il reprit sa promenade errante. De nouveau les rues et les places se succédèrent. Puis il longea de hauts murs gris et jaunes : là sarrêtaient les maisons riches. Cétait maintenant un contraste de vieilles petites baraques et de grands bâtiments, fabriques énormes aux murs rongés et noircis, aux cheminées monumentales. Personne dans les chemins, tout était morne et hostile.
Le soir tombait. Par une longue ruelle, Ordinov parvint à une place où se dressait une église. Il y entra presque sans remarquer ce quil faisait. Loffice finissait à peine, et léglise était presque vide. Deux femmes seulement restaient encore agenouillées près du seuil. Le bedeau, un petit vieux, éteignait les cierges. Les rayons du soleil couchant coulaient par larges ondes à travers les étroits vitraux de la coupole, inondant une des nefs dun océan de clartés. Elles allaient faiblissant, et plus sépaississait lombre, cette ombre qui samasse sous les arceaux, plus étincelaient les images dorées aux lueurs intermittentes des lampes et des cierges. En proie à une angoisse profondément troublante et à une grandissante oppression, Ordinov saccota au mur, dans un des coins les plus sombres, et soublia dans ses pensées. Le pas régulier et sourd de deux paroissiens le rappela à lui. Il les regarda, et une indéfinissable curiosité sempara de son esprit. Cétaient un vieillard et une jeune femme. Le vieillard, de haute taille, droit encore et énergique, mais amaigri et maladivement pâle, eût pu passer pour un marchand venu dune province reculée. Il portait un long et noir cafetan fourré, déboutonné, et, sous ce cafetan, une redingote russe exactement serrée du haut en bas. Son cou nu était négligemment entouré dun foulard écarlate ; à la main il tenait une toque fourrée. Une longue barbe à demi blanche tombait sur sa poitrine, et, sous ses sourcils épais et froncés, le regard brillait dun éclat fiévreux, un hautain, un pénétrant regard. La femme pouvait avoir vingt ans. Une beauté merveilleuse ! Elle était vêtue dune riche fourrure bleu clair ; un fichu en satin blanc couvrait sa tête et se nouait sous le menton. Elle marchait les yeux baissés, et une sorte de gravité réfléchie saffirmait nettement et tristement dans les lignes douces et tendres de son visage denfant. Il y avait quelque chose détrange dans la soudaine apparition de ce couple.
Le vieillard sarrêta au milieu de léglise et salua des quatre côtés, bien quil ny eût plus personne. Sa compagne limita, puis il la prit par la main et la conduisit vers la grande image de la Vierge, patronne de léglise. Cette image étincelait, près de lautel, dun feu aveuglant qui se reflétait parmi lor et les pierreries des ornements. Le bedeau salua avec déférence létranger, qui lui rendit légèrement son salut. Sa compagne tomba à genoux devant limage ; le vieillard prit lextrémité de la nappe déglise et lui en couvrit la tête. De sourds sanglots retentirent.
Intrigué par la solennité de cette scène, Ordinov en attendait impatiemment la fin. Deux minutes après, la femme releva la tête, et de nouveau son beau visage fut éclairé par la vive lumière de la lampe. Ordinov tressaillit et fit en avant deux pas. Elle avait déjà repris le bras du vieillard, et tous deux lentement se dirigeaient vers la porte. Les larmes brûlaient ses sombres yeux bleus dont les longs cils baissés tranchaient sur la blancheur laiteuse de son teint. Les larmes coulaient sur ses joues pâlies. Ses lèvres souriaient, mais son visage conservait les traces dune terreur puérile et mystérieuse. Toute frémissante démotion, elle se serrait avec confiance contre le vieillard.
Agité, comme fouetté par une sensation inconnue, douce et excitante, Ordinov les suivit vivement, et, sur le parvis, passa devant eux. Le vieillard lui adressa un regard hostile. Elle aussi le regarda, mais sans prendre garde à lui, comme enfouie dans ses pensées. Sans se rendre exactement compte des mobiles de son action, Ordinov continua à les suivre, de loin, dans lombre maintenant très-avancée du crépuscule. Le couple sengagea dans une large et sale rue dartisans, pleine de magasins de farines et dauberges, et qui aboutissait aux remparts de la ville. De là, il tourna dans une ruelle étroite et longue, bordée de hautes barrières ; au bout se dressait le grand mur sombre dune maison de quatre étages dont lallée communiquait de cette ruelle à une autre. Ils approchaient tous trois de la maison, quand le vieillard se retourna et dévisagea Ordinov avec impatience. Le jeune homme sarrêta, comme cloué sur place ; son entraînement lui parut à lui-même inconvenant. Le vieillard se retourna une fois encore, sans doute pour se convaincre que sa menace silencieuse avait produit son effet, puis, avec la jeune femme, pénétra dans la cour de la maison. Ordinov reprit le chemin de son logement.
Il était de très-mauvaise humeur et se reprochait cette fatigante journée, gaspillée sans profit et quil avait terminée par une sottise, en prêtant à une circonstance plus que banale les couleurs dune aventure.
Malgré le mécontentement que lui avait causé, le matin de ce même jour, la constatation de sa sauvagerie, son esprit conservait lhabitude de fuir instinctivement tout ce qui pouvait le distraire ou lémouvoir sans ébranlement utile pour la pensée. Et il se prit à songer tristement et avec une sorte de repentir à son vieux coin où il était si sûrement à labri de semblables accidents ; puis une angoisse sempara de lui à la pensée des tracas dun déménagement et de lennui dêtre encore dans lindécision à ce sujet. En même temps il se trouvait humilié de tant soccuper dune telle vétille. Enfin fourbu, incapable de lier deux idées, il remarqua avec surprise quil avait dépassé sa maison sans sen apercevoir. Étourdi, hochant la tête en songeant à cette anormale distraction, il lattribua à la fatigue, et, gravissant lescalier, entra dans sa mansarde. Là, il alluma une bougie ; mais aussitôt limage de la jeune femme éplorée soffrit très-nettement à son imagination. Si ardente et si forte fut cette impression, son cœur suivait avec une telle prédilection les doux et tendres traits de ce visage bouleversé par une terreur et un attendrissement mystérieux, baigné par des larmes dexaltation ou de puéril repentir, que les yeux dOrdinov se troublèrent et quil sentit un feu sallumer dans ses veines. Mais lapparition sévanouit. Après le transport vint la réflexion, puis le dépit, puis une sorte de colère impuissante ; sans se déshabiller, il senveloppa dans sa couverture et se jeta sur son rude lit…
La matinée était avancée quand il séveilla, à la fois accablé et confus. Il fit rapidement sa toilette en sefforçant de penser à ces soins quotidiens, et sortit, en prenant la direction opposée à celle quil avait prise la veille. Pour en finir, il choisit un logement chez un pauvre Allemand nommé Schpis, qui demeurait avec sa fille Tinchen. Schpis, aussitôt les arrhes reçues, ôta lécriteau cloué à la porte et félicita Ordinov pour son amour de la science. Il lui promit de soccuper lui-même de son service. Ordinov déclara quil emménagerait dans la soirée, puis il reprit le chemin de son ancienne chambre. Mais en route il réfléchit et tourna du côté opposé. Laudace lui revenait, et il sourit en lui-même de sa curiosité. La route, dans son impatience, lui parut très-longue. Il parvint enfin à léglise de la veille. On officiait. Il choisit une place doù il pût voir tous les fidèles : mais ceux quil cherchait ny étaient pas. Après une longue attente, il sortit, un peu honteux. Il sentêta fortement à tâcher de fixer son esprit sur des sentiments indifférents pour changer le cours de ses pensées. Et comme il réfléchissait aux banalités de la vie, il vint à songer que cétait lheure du dîner. Effectivement, il avait faim. Il entra donc dans le restaurant où il avait déjà dîné la veille : plus tard il ne se souvint pas comment il en était sorti. Longtemps et inconsciemment il erra à travers les rues, les ruelles pleines de gens et les places vides, et parvint à un endroit complètement désert, sans maisons et où sétendaient des champs jaunissants. Le calme mortel du lieu, en lui donnant une sensation nouvelle ou dès longtemps oubliée, le rappela à lui. La journée était sèche, il gelait : un véritable octobre pétersbourgeois. À quelque distance, on voyait une izba, tout auprès deux meules de foin ; un petit cheval crépu, la tête basse et la lèvre pendante, se tenait, dételé, près dune charrette et semblait méditer. Un chien de garde, en grondant, rongeait un os auprès dune roue cassée. Un enfant de trois ans, vêtu seulement dune chemise, en grattant sa tête blonde et touffue, considérait avec étonnement le citadin égaré dans ces parages. Derrière lizba sétendaient des champs et des potagers. Au bout des cieux bleus, des bois sombres ; du côté opposé accouraient des nuages de neiges amoncelées : on eût dit quils chassaient devant eux des bandes doiseaux migrateurs, sans cri, et lun après lautre enfilant le ciel. Tout était calme, tout était empreint dune tristesse solennelle, tout souffrait de la secrète et navrante venue de la nuit… Ordinov sen alla plus loin, plus loin encore. Mais enfin la solitude lui pesa. Il rentra dans la ville, et soudain il entendit les puissants accents de la cloche appelant à la prière du soir. Il doubla le pas, et bientôt il entra de nouveau dans léglise qui depuis un jour lui était si familière.
Linconnue sy trouvait déjà.
Elle était agenouillée près de lentrée, dans la foule des fidèles. Ordinov se fraya un chemin à travers les rangs serrés des mendiants, des vieilles femmes déguenillées, des malades et des infirmes qui attendaient laumône à la porte, et sagenouilla à côté de la jeune femme. Leurs vêtements se touchaient. Il entendait la respiration inégale qui séchappait avec une ardente prière de ses lèvres entrouvertes. Ses traits, comme la veille, trahissaient une émotion et une piété infinies. Comme la veille, des larmes ne cessaient de couler et de se consumer sur les joues brûlantes, comme pour laver quelque terrible crime. Lendroit était sombre. Par instants seulement la flamme dune lampe agitée par le vent éclairait dune intermittente lueur le visage de linconnue dont chaque trait se gravait dans la mémoire dOrdinov, dans son regard et dans son cœur. Enfin, ny tenant plus, la poitrine convulsivement oppressée, il éclata en sanglots et heurta de sa tête en feu les dalles glacées. Il nentendit, il ne sentit rien, sauf au cœur, comme sil allait cesser de battre, un spasme très-douloureux.
Était-ce la solitude qui avait développé en lui cette extrême impressionnabilité et laissé ainsi ses sens sans défense, comme à découvert ? Sétait-elle amassée, cette effervescence, dans langoisse des insomnies sans bruit et sans air ? Avait-il fallu tous ces efforts désordonnés et toutes ces impatientes émotions de lesprit pour quenfin le cœur pût souvrir, trouver une issue et prendre son élan ? Ou bien était-ce simplement que lheure eût sonné et que les choses dussent saccomplir ainsi, soudainement, comme dans un jour de chaleur étouffante le ciel sobscurcit tout à coup, puis se décharge sur la terre altérée en pluie chaude qui suspend des perles aux branches vermeilles, et froisse lherbe des champs, et courbe au ras du sol les corolles délicates des fleurs : mais au premier rayon du soleil tout renaît, tout se relève, tout sélance au-devant de la lumière et solennellement lui envoie jusquau ciel, pour fêter cette renaissance, dabondants et doux effluves de joie et de santé… Ordinov ne pouvait se rendre compte de son état, il avait à peine conscience de lui-même… Il ne saperçut presque pas de la fin de loffice. Alors pourtant il se releva et suivit la jeune femme à travers la foule des paroissiens qui se portaient vers lentrée. Il rencontra plus dune fois son regard tranquille tout ensemble et étonné. Plus dune fois arrêtée par les reflux de la foule, elle se retourna vers lui ; son étonnement saccroissait visiblement, et tout à coup ses joues sempourprèrent. Alors se montra le vieillard qui la prit par la main. Ordinov subit de nouveau le regard moqueur et menaçant, et une sorte détrange rancune lui serra le cœur, Mais bientôt il perdit de vue les deux inconnus, et, rassemblant toute son énergie dans un effort surnaturel, il sélança en avant et sortit de léglise.
Lair frais put à peine le rafraîchir. Sa respiration était difficile, il suffoquait. Son cœur battait lentement et fortement à lui rompre la poitrine. Il chercha en vain à retrouver ses inconnus : ni dans la rue ni dans la ruelle, personne. Mais en sa tête naissait une pensée et se formait un de ces plans décisifs et bizarres qui, bien quinsensés, réussissent toujours en de telles circonstances.
Le lendemain matin, à huit heures, il vint par la ruelle à la maison quhabitaient le vieillard et la jeune femme, et entra dans une cour étroite, sale, infecte comme une fosse dordures. Le dvornik [1], petit de taille, dorigine tartare, un homme denviron vingt-cinq ans avec un visage vieilli et ridé, travaillait dans cette cour. Il sarrêta, appuya son menton sur le manche de sa pelle en apercevant Ordinov, le regarda des pieds à la tête et lui demanda ce quil désirait.
Je cherche un logement, répondit Ordinov, dun ton bref.
Lequel ? demanda le dvornik avec un sourire.
Il regardait Ordinov comme sil eût été au courant de ses pensées.
Je cherche une sous-location, répondit encore Ordinov.
Sur cette cour-là il ny en a pas, dit le dvornik en indiquant dun regard malicieux une cour voisine.
Et ici ?
Ici non plus.
Et le dvornik se remit à son travail.
Peut-être y en a-t-il tout de même, reprit Ordinov en lui glissant dans la main une pièce de vingt kopecks.
Le Tartare regarda Ordinov, prit la pièce, se remit de nouveau au travail et, après un silence, déclara :
Non, il ny a pas de logement.
Mais le jeune homme ne lécoutait plus. Il se dirigeait, en marchant sur les planches fléchissantes et à demi pourries quon avait jetées sur les flaques deau, vers lunique entrée qui donnât sur cette cour noire, dégoûtante et croupie dans la boue. Au rez-de-chaussée vivait un pauvre fabricant de cercueils. Dépassant latelier de ce « garçon desprit », Ordinov sengagea dans un escalier tournant, ruineux et glissant, et parvint à létage supérieur. En tâtonnant dans lombre, il trouva une porte épaisse en bois non équarri et couverte de nattes dosier en loques. Il chercha le loquet et le tourna. Il ne sétait pas trompé : devant lui se tenait le vieillard qui le regardait fixement, au comble de la surprise.
Que veux-tu ? demanda-t-il dune voix rude et basse.
Y a-t-il un logement ? murmura Ordinov sans savoir exactement ce quil disait : derrière les épaules du vieux il venait dapercevoir la jeune femme.
Le vieillard, sans répondre, se mit à fermer la porte en poussant Ordinov dehors. Mais tout à coup Ordinov entendit la voix caressante de la jeune femme murmurer :
Il y a une chambre.
Je nai besoin que de très-peu de place, dit Ordinov en se hâtant de rentrer et en sadressant à la belle.
Mais il sarrêta, stupéfait, en regardant son futur logeur. Sous ses yeux se jouait un drame muet. Le vieillard était mortellement pâle, prêt à tomber inanimé. Il faisait peser sur la jeune femme un regard de plomb, immobile et perçant. Elle aussi pâlit dabord, mais brusquement tout son sang lui monta au visage, et ses yeux brillèrent dun étrange éclat.
Elle conduisit Ordinov dans la pièce voisine.
Tout le logement se composait dune seule et vaste chambre divisée par deux cloisons en trois parties. Du vestibule on passait dans une très-petite pièce. En face, dans la cloison, souvrait une porte qui menait évidemment à la chambre à louer. Elle était étroite, avec deux fenêtres basses très-rapprochées lune de lautre. Tout était embarrassé par les menus objets essentiels à un ménage. Tout était pauvre, mesquin, mais extrêmement propre. Une table en bois blanc, deux chaises vulgaires, deux bancs le long du mur formaient tout le mobilier. Dans un coin lon avait mis une grande image pieuse ornée dune couronne dorée et soutenue par une planche. Devant limage brûlait une lampe. La chambre à louer partageait avec la pièce voisine un grand et incommode poêle russe. Il était clair que trois personnes ne pouvaient vivre dans un tel logement.
Ils discutèrent les conditions. Mais leurs voix étaient entrecoupées, ils se comprenaient à peine. Ordinov, à deux pas delle, entendait battre son cœur. Elle était tremblante, et à son émotion se mêlait une sorte de terreur. Enfin laccord se fit. Le jeune homme déclara quil emménagerait aussitôt et revint au vieillard. Il se tenait encore près de la porte, debout et toujours très-pâle, mais un sourire calme, un sourire réfléchi sétait fait jour sur ses lèvres. En apercevant Ordinov, il fronça de nouveau le sourcil.
As-tu un passe-port ? lui demanda-t-il brusquement, dune voix haute et dure, tout en ouvrant la porte.
Oui, répondit Ordinov un peu déconcerté.
Qui es-tu ?
Vassili Ordinov, noble, sans emploi. Je moccupe de certains travaux, répliqua Ordinov, sur le même ton que le vieillard.
Et moi aussi ; je suis Ilia Mourine, mechtchanine [2]. Cest assez, va-ten.
Une heure plus tard, Ordinov était installé, à son propre étonnement, et à celui de M. Schpis, qui commençait à soupçonner, avec sa douce Tinchen, que son locataire sétait moqué de lui. Ordinov ne comprenait guère comment tout cela avait pu arriver, mais il ne tenait pas à le comprendre.
Chapitre 2
Son cœur battait si fort que ses yeux se troublaient et sa tête tournait. Machinalement il entreprit de mettre ses affaires en ordre. Il dénoua le paquet de ses hardes ; puis il ouvrit sa malle de livres et voulut les ranger. Mais bientôt ce travail le lassa. À chaque instant soffrait à ses yeux éblouis limage de cette jeune femme dont lapparition avait bouleversé son âme et vers qui tout son cœur se portait dans un irrésistible élan. Tant de bonheur désorientait sa pâle existence, ses pensées sobscurcissaient ; il éprouvait comme une agonie dincertitude et despérance.
Il prit son passe-port et le porta au logeur, espérant voir la jeune femme. Mais Mourine entrouvrit à peine la porte, prit le papier et dit :
Cest bien ; vis en paix. Et la porte se referma.
Ordinov resta un instant étonné. Sans sexpliquer pourquoi laspect de ce vieillard, au regard empreint de haine et de méchanceté, lui était pénible. Mais limpression désagréable se dissipa bientôt. Depuis trois jours, Ordinov vivait dans un véritable tourbillon, qui contrastait singulièrement avec son ancienne tranquillité. Il ne pouvait ni ne voulait réfléchir. Cétait une sorte de confusion. Il sentait sourdement que sa vie venait de se briser en deux parts. Maintenant il navait quun désir, quune passion, et nulle autre pensée ne pouvait le troubler.
Il rentra dans sa chambre et y trouva près du poêle où cuisait le dîner une petite vieille bossue, si sale et si déguenillée quil fut pris de compassion pour elle. Elle paraissait très-méchante. De temps à autre elle marmonnait, en remuant sa bouche édentée et son nez. Cétait la domestique. Ordinov essaya de lui parler, mais elle se tut évidemment par malice. À lheure du dîner, elle sortit du poêle des stchi [3], des pâtés, de la viande, et les porta chez ses maîtres, puis elle en apporta autant à Ordinov. Après le dîner, un silence complet régna dans la maison.
Ordinov prit un livre et le feuilleta, sefforçant de comprendre et ny parvenant pas malgré plusieurs lectures. Impatienté, il jeta le livre et de nouveau voulut mettre ses affaires en ordre. Enfin il prit son chapeau, son manteau, et sortit. Il allait au hasard, sans voir la route, tâchant de se recueillir, de concentrer quelques pensées éparses et de se rendre compte de sa situation. Mais cet effort ne réussit quà augmenter ses souffrances. Le froid et le chaud lenvahissaient alternativement, et il avait parfois de tels battements de cœur quil était obligé de sappuyer au mur. « Non, mieux vaut la mort », pensait-il, « mieux vaut la mort », murmura-t-il de ses lèvres tremblantes et enflammées, sans songer à ce quil disait.
Il marcha très-longtemps. Enfin il saperçut quil était mouillé jusquaux os et remarqua pour la première fois que la pluie tombait à verse. Il retourna chez lui. Non loin de la maison il aperçut le dvornik et crut voir que le Tartare le regardait fixement et avec curiosité, puis fit mine de séloigner en voyant quOrdinov lavait aperçu.
Bonsoir, lui dit Ordinov en latteignant. Comment tappelle-t-on ?
On mappelle dvornik, répondit lautre en souriant.
Y a-t-il longtemps que tu es dvornik ici ?
Longtemps.
Mon logeur est un mechtchanine ?
Mechtchanine, sil te la dit.
Que fait-il ?
Il est malade, il vit, il prie Dieu.
Cest sa femme ?…
Quelle femme ?
Celle qui habite avec lui.
Sa fa-a-me, sil te la dit. Adieu, barine [4].
Le Tartare toucha sa casquette et pénétra dans sa loge.
Ordinov rentra chez lui. La vieille, en marmonnant et en grognant toute seule, lui ouvrit la porte, la ferma au verrou et monta sur le poêle où elle achevait son siècle [5]. La nuit venait. Ordinov alla chercher de la lumière, mais la porte des logeurs était fermée à clef. Il appela la vieille qui, dressée sur son coude, le regardait fixement et paraissait inquiète de le voir près de cette serrure. Elle lui jeta sans rien dire un paquet dallumettes, et il entra dans sa chambre. Pour la centième fois il essaya de mettre en ordre ses effets et ses livres. Mais bientôt, sans sexpliquer ce qui lui arrivait, il fut obligé de sasseoir sur un banc et tomba dans un bizarre engourdissement. Par instants, il revenait à lui et se rendait compte que son sommeil nétait pas un sommeil, mais une torpeur maladive. Il entendit une porte souvrir et comprit que les logeurs rentraient de la prière du soir. Il lui vint à lesprit quil avait quelque chose à leur demander, il se leva et eut la sensation quil marchait, mais il fit un faux pas et tomba sur un tas de bois que la vieille avait jeté dans la chambre. Il resta là, inanimé, et quand il ouvrit les yeux, longtemps après, il sétonna dêtre couché sur le banc, tout habillé : sur lui, avec une tendre sollicitude, se penchait un visage de femme, un adorable visage tout humide de larmes douces et comme maternelles. Il sentit quon déposait un oreiller sous sa tête, quon le couvrait de quelque chose de chaud et quune main fraîche touchait son front brûlant. Il aurait voulu dire : Merci ! Il aurait voulu prendre cette main, la porter à ses lèvres arides, larroser de ses larmes et lembrasser, lembrasser toute une éternité ! Il aurait voulu dire bien des choses, mais il ne savait quoi. Surtout il aurait voulu mourir en cet instant. Ses mains étaient de plomb, il ne pouvait les mouvoir, il était inerte et entendait seulement son sang battre dans ses artères avec une extraordinaire violence. Il sentit encore quon lui mouillait les tempes… Enfin il sévanouit.
Le soleil cinglait dune gerbe de rayons dor les carreaux de la chambre quand Ordinov séveilla, vers huit heures du matin. Une sensation délicieuse de calme, de repos, de bien-être, caressait ses membres. Puis il lui sembla que quelquun était naguère auprès de lui, et il acheva de séveiller en cherchant anxieusement cet être invisible. Il aurait tant voulu étreindre son amie et lui dire pour la première fois de la vie : « Salut à toi, mon amour ! »
Mais que tu dors longtemps ! dit une légère voix de femme.
Ordinov tourna la tête, et le visage de sa belle logeuse se pencha vers lui avec un affable sourire, clair comme le jour.
Tu as été longtemps malade ! reprit-elle. Mais cest assez, lève-toi. Pourquoi rester ainsi en prison ? La liberté est meilleure que le pain, plus belle que le soleil. Allons, lève-toi, mon mignon, lève-toi.
Ordinov saisit et serra fortement la main de la jeune fille. Il pensait rêver encore.
Attends, dit-elle, je vais te faire du thé. En veux-tu ? Prends-en, va, ça te fera du bien : je le sais, moi, jai été malade aussi.
Oui, donne-moi à boire, dit Ordinov dune voix faible en se levant. Il était sans forces. Un frisson lui parcourut le dos ; tous ses membres étaient endoloris, comme rompus. Mais il avait le cœur en fête, et le soleil léchauffait comme un feu de joie. Une vie nouvelle, puissante, inconnue, commençait pour lui. La tête lui tournait faiblement.
On tappelle Vassili, nest-ce pas ? demanda-t-elle. Jai mal entendu, ou cest le nom que le logeur te donnait hier.
Oui, Vassili, et toi ? dit Ordinov.
Il voulut sapprocher delle, mais il se soutenait à peine et chancela. Elle le retint par la main, en riant.
Moi, je mappelle Catherine.
De ses grands et clairs yeux bleus elle plongeait au fond du regard dOrdinov. Tous deux se tenaient fortement les mains, sans plus parler.
Tu as quelque chose à me demander, dit-elle enfin.
Oui… Je ne sais, répondit Ordinov, et il eut un éblouissement.
Comme tu es, vois ! Assez, mon mignon, ne te chagrine pas. Mets-toi ici, au soleil, près de la table… Reste tranquille et ne me suis pas, ajouta-t-elle en le voyant faire un mouvement pour la retenir. Je vais revenir, tu auras tout le temps de me voir.
Un instant après, elle apporta le thé, le posa sur la table et sassit en face dOrdinov.
Prends, dit-elle, bois. Eh bien ! as-tu toujours mal à la tête ?
Non, maintenant, non… Je ne sais pas, peut-être ai-je mal… Mais je ne veux plus… Jen ai assez !… Ah ! je ne sais pas ce que jai, ajouta-t-il, suffoqué ; et reprenant la main de Catherine : Reste ici, ne téloigne pas. Donne, donne-moi tes mains… Tu méblouis, je te regarde comme un soleil ! sécria-t-il comme arrachant ces mots de son cœur. Les sanglots lui serraient la gorge.
Mon pauvre ! Tu nas probablement pas vécu avec de bonnes gens. Tu es seul, tout seul ? Nas-tu pas de parents ?
Non, personne. Je suis seul… Mais ça mest égal. Maintenant ça va mieux… Je suis bien, maintenant ! dit Ordinov avec le ton du délire.
Il lui semblait que la chambre tournait autour de lui.
Moi aussi jai longtemps vécu toute seule… Comme tu me regardes !… dit-elle après un silence. Eh bien… et après ? On dirait que mes yeux te brûlent ! Tu sais, quand on aime quelquun… Moi, dès le premier moment je tai pris dans mon cœur. Si tu es malade, je te soignerai comme moi. Mais il ne faut plus être malade, non, Quand tu iras mieux, nous vivrons comme frère et sœur, veux-tu ? Une sœur, cest difficile à trouver quand Dieu ne vous en a pas donné.
Qui es-tu ? Doù es-tu ? murmura Ordinov.
Je ne suis pas dici… De quoi toccupes-tu ?… Tu sais ce conte : il y avait une fois douze frères dans une grande forêt. Une jolie fille sy égara ; elle entra dans leur maison, y mit tout en ordre, y imprégna toutes choses de sa tendresse. À leur retour, les frères devinèrent quune sœur leur était venue, et ils lappelèrent, et elle se montra. Tous lappelèrent sœur et lui laissèrent sa chère liberté. Elle fut leur sœur et leur égale… Connaissais-tu ce conte ?
Je le connais, dit Ordinov.
Il fait bon vivre. Est-ce que tu aimes la vie ?
Oui ! oui ! sécria Ordinov, longtemps, longtemps, tout un siècle de vie !
Eh bien ! je ne sais pas, dit pensivement Catherine, moi, je voudrais mourir. Cest pourtant bon daimer la vie et les braves gens, oui… Regarde, te voilà redevenu blanc comme la farine !
Oui, la tête me tourne…
Attends, je vais tapporter un matelas et un autre oreiller. Je te les mettrai là, tu tendormiras en rêvant de moi, et le mal passera… Notre vieille bonne aussi est malade…
Elle parlait tout en faisant le lit, et parfois elle regardait Ordinov et lui souriait par-dessus lépaule.
Que de livres tu as ! dit-elle en soulevant la malle.
Elle vint au jeune homme, le prit par la main, le mena au lit et le couvrit dune couverture.
On dit que les livres corrompent lhomme, continua-t-elle en hochant la tête dun air capable. Tu aimes lire dans les livres ?
Oui, dit au hasard Ordinov, sans savoir sil dormait ou sil veillait, et en serrant fortement la main de Catherine pour sassurer quil ne dormait pas.
Chez mon patron aussi il y a beaucoup de livres. Veux-tu les voir ? Il dit que ce sont des livres de piété, et il my lit toujours. Je te les montrerai plus tard, et tu mexpliqueras ce quil my lit.
Parle-moi encore, murmura Ordinov en la regardant fixement.
Aimes-tu prier ? demanda-t-elle après un silence. Sais-tu, moi, jai toujours peur, jai peur…
Elle nacheva pas et parut sabîmer dans une profonde rêverie. Ordinov porta sa main à ses lèvres.
Pourquoi baises-tu ma main ? dit-elle en rougissant. Eh bien ! prends, baise-les, continua-t-elle en riant et en lui donnant ses deux mains. Puis, en retirant une, elle la posa sur le front brûlant du jeune homme et se mit à lui lisser et à lui caresser les cheveux. Elle rougissait de plus en plus. Enfin elle sassit par terre, près du lit, et colla sa joue à la joue dOrdinov, lui caressant le visage de son haleine humide et tiède. Tout à coup il sentit des larmes abondantes et brûlantes tomber comme du plomb fondu des yeux de la jeune fille sur ses joues. Il devenait de plus en plus faible, ses mains ne pouvaient plus se mouvoir. À ce moment on entendit heurter à la porte et le verrou grincer. Ordinov put encore se rendre compte de la présence du vieillard derrière la cloison. Il vit, assez nettement, Catherine se lever, sans hâte, sans embarras, et faire sur lui un signe de croix. Il venait de fermer les yeux quand un chaud et long baiser lui brûla les lèvres. Il ressentit comme un coup de couteau en plein cœur, poussa un gémissement et sévanouit de nouveau.
Alors commença pour lui une vie étrange.
Parfois, dans une confuse conscience, il se voyait condamné à vivre dans une sorte dinéluctable rêve, un singulier cauchemar de luttes stériles. Épouvanté, il essayait de réagir contre cette fatalité, mais dans le moment le plus désespéré dune lutte acharnée, une puissance inconnue le terrassait de nouveau ; de nouveau il sentait quil perdait connaissance, de nouveau un abîme dobscurité profonde, sans limites, sans rien devant lui, et il sy précipitait en criant dangoisse et de désespoir. Parfois, au contraire, cétaient des instants de bonheur qui dépassaient ses forces et lanéantissaient. Alors son corps avait acquis une vivacité convulsive ; le passé séclairait, lheure présente nétait que joie et victoire ; il rêvait éveillé un bonheur inouï. Qui a connu de tels instants ? une ineffable espérance vivifie lâme comme une rosée, on voudrait pleurer de joie, et bien que lorganisme soit vaincu par tant de sensations extrêmes, bien quon sente le tissu de la vie se déchirer, on sapplaudit dune régénération et dune résurrection. Parfois encore il sassoupissait, et revivait alors, tous ensemble, les événements des derniers jours : mais ce nétaient que des apparitions étranges et problématiques. Et parfois enfin le malade perdait le souvenir et sétonnait de ne plus être dans son vieux coin,chez son ancienne logeuse ; il sétonnait que la vieille ne vînt plus, comme elle en avait lhabitude aux heures tardives du crépuscule, vers le poêle, qui séteignait et jetait encore des lueurs intermittentes dont silluminaient les angles de la pièce, chauffer ses mains osseuses et tremblantes, sans cesser de radoter à mi-voix, et en jetant parfois des regards de surprise à son locataire quelle considérait comme un maniaque à cause de son acharnement au travail. Et dautres fois enfin, il se rappelait quil avait déménagé. Mais comment cela sétait-il fait ? Quétait-il devenu ? Pourquoi ce déménagement ? Il ne savait, tout son être sétait abstrait de sa propre personnalité dans une tension irrésistible et constante. Où donc lappelait-on et qui est-ce qui lappelait ? Qui avait mis dans son sang ce feu insupportable qui le consumait ? Il ne pouvait sen rendre compte, il avait oublié. Souvent il croyait voir passer une ombre et sefforçait de la saisir ; souvent il croyait entendre tout près de son lit le froissement de pas légers et le murmure de paroles tendres et caressantes, douces comme une musique. Un souffle humide et haletant glissait sur son visage, et tout son être frémissait damour. Des larmes ardentes brûlaient ses joues enfiévrées, et un soudain, un long et tendre baiser aspirait ses lèvres ; alors il lui semblait que sa vie séteignait, il lui semblait que le monde, autour de lui, sétait arrêté, que le monde était mort pour des siècles et des siècles, quune nuit dix fois séculaire enténébrait létendue.
Mais, à dautres heures, le souvenir lui revenait de ses années denfance. Il revivait ces années sans trouble et leurs joies sereines, et leur bonheur perpétuel, et ce premier étonnement si doux ! de la vie, alors quun essaim desprits bienfaisants sortait de chaque fleur quil cueillait, et jasait avec lui sur le pré luxuriant, devant la petite maisonnette nichée dans un bouquet dacacias. Les doux esprits lui souriaient de lextrémité du grand lac transparent au bord duquel il se plaisait à rester durant des heures entières, à écouter le bruit des vagues. Et cétaient les esprits qui lendormaient au frémissement de leurs ailes, dans des rêves colorés et riants, à lheure où sa mère se penchait sur son petit lit, lui faisait au front le signe de la croix, lembrassait et le berçait de chansons de nourrice durant les longues nuits paisibles. Mais voilà quapparaissait un être qui lui causait des terreurs au-dessus de son âge et versait dans sa vie les premiers poisons du chagrin. Il sentait confusément que cet être, ce vieillard inconnu pèserait sur tout son avenir, et il le regardait en tremblant et ne pouvait détourner de lui ses yeux un seul instant. Ce maudit vieillard le poursuivait partout. Au jardin, il lépiait et le saluait hypocritement en hochant la tête derrière chaque arbuste. À la maison, il se transformait en chacune des poupées de lenfant, et riait, et le harcelait, grimaçant dans ses mains comme un méchant gnome. À lécole, il excitait contre lui ses camarades inhumains, ou bien, prenant place sur le banc, il lui apparaissait, blotti dans chacune des lettres de sa grammaire. Et pendant la nuit il sasseyait à son chevet… Il chassait lessaim des esprits bienfaisants qui jadis battaient de leurs ailes dor et de saphir autour de la couchette. Il chassait aussi loin de lenfant, et pour toujours, sa pauvre mère, et, durant des nuits interminables, il murmurait un conte fantastique, incompréhensible pour le pauvre petit, mais qui le déchirait et lagitait de terreurs et de passions prématurées. Et sourd aux sanglots, sourd aux prières, le vieux continuait jusquà ce que sa victime tombât dans une torpeur voisine de lévanouissement… Tout à coup lenfant se réveillait homme fait : des années avaient passé, il retombait brusquement dans sa situation actuelle, et brusquement il comprenait quil était seul et étranger dans le monde entier, seul parmi des gens mystérieux et sujets à caution, parmi des ennemis toujours réunis dans un coin de la chambre obscure, et chuchotant entre eux, et échangeant des signes dintelligence avec la vieille accroupie auprès du feu, qui leur montrait du geste le malade et puis se remettait à chauffer ses mains ridées. Une extrême inquiétude semparait de lui. Il cherchait à savoir quels étaient ces gens et pourquoi il se trouvait chez eux ; et il soupçonnait quil sétait égaré dans un repaire de malfaiteurs où quelque puissance inconnue lavait entraîné sans lui laisser la liberté dexaminer laspect des habitants et du maître. Et la peur le prenait tandis que, dans les ténèbres, la vieille à tête blanche et tremblante accroupie devant le feu qui séteignait commençait un long récit, à voix basse. Et à son immense terreur le conte prenait corps devant lui ; cétaient des gestes, des visages, il revoyait tout, depuis les rêves confus de son enfance jusquà ses plus récentes pensées ; et toutes ses actions, et toutes ses lectures, et tout ce quil avait oublié dès longtemps ; tout sanime, prend une apparence, atteint à des hauteurs vertigineuses et tourbillonne autour de lui. Il voit souvrir devant ses yeux des jardins magiques et fastueux, naître et mourir des villes entières, des cimetières entiers lui envoyer leurs morts ressuscités, des races entières grandir et décroître, et chacune de ses pensées se matérialisait autour de son chevet de malade, chaque rêve prenait corps en naissant, de telle sorte quil navait plus didées spirituelles, mais des mondes physiques et des constructions tangibles didées. Et il se voyait lui-même perdu comme un grain de sable dans cet étrange univers, infranchissable, infini, et il sentait la vie peser de tout son poids sur son indépendance et le poursuivre sans trêve comme une éternelle ironie. Et il se voyait mourir et tomber en poussière sans espérance de résurrection pour léternité. Et il cherchait où senfuir, sans trouver un coin pour se cacher dans cet abominable monde. Enfin, éperdu dhorreur, il réunit ses forces, jeta un cri et séveilla…
Il séveilla baigné dune sueur glaciale. Autour de lui régnait un silence de mort. La nuit était profonde. Mais il lui semblait que quelque part se continuait encore le merveilleux conte, quune voix enrouée ressassait linterminable récit quil croyait reconnaître. Et cela parlait de forêt sombre, de brigands audacieux, dun gaillard déterminé presque semblable à Stegnka Razine, et de joyeux compagnons, et de bourlakis [6], et dune jolie fille, et de la mère Volga [7]. Nétait-ce pas une illusion ? Entendait-il vraiment ? Une heure entière il resta ainsi aux écoutes, les yeux ouverts, immobile, dans une torpeur douloureuse. Enfin il sassit avec précaution, et se réjouit de se sentir assez fort, dune force que sa terrible maladie navait pas épuisée. Le délire avait cessé, la réalité recommençait. Il saperçut quil était encore vêtu comme lors de sa conversation avec Catherine et en conclut quil ne devait pas sêtre écoulé beaucoup de temps depuis le matin où elle lavait quitté. Une sorte de fièvre de volonté enflammait son sang. En tâtant le long du mur il trouva un grand clou fiché en haut de la cloison contre laquelle était rangé son lit, et sy suspendant de tout le poids de son corps il se dressa et parvint avec peine jusquà une certaine fente qui filtrait dans la chambre une très-faible lumière. Il appliqua un de ses yeux à cette fente et se mit à regarder en retenant sa respiration.
Dans un coin de la chambrette des logeurs il y avait un lit, et, devant le lit, une table couverte dun tapis encombré de livres de grand et antique format, reliés comme des missels. Contre le mur était clouée une image aussi vieille que celle quOrdinov avait dans sa propre chambre. Devant limage brûlait une lampe. Le vieux Mourine était étendu sur son lit, malade, pâle comme la laine, couvert dune fourrure. Il tenait un livre ouvert sur ses genoux. Catherine était couchée sur un banc près du lit, un bras autour de la poitrine du vieillard, la tête penchée sur son épaule. Elle le regardait avec des yeux attentifs, tout brillants dun étonnement enfantin, et semblait écouter avec une curiosité infinie ce quil lui racontait. Par moments, la voix du conteur sélevait, lanimation se peignait sur sa figure blême, il fronçait le sourcil, ses yeux jetaient des éclairs, et Catherine semblait frissonner de terreur. Alors quelque chose qui ressemblait à un sourire apparaissait sur les traits du vieillard, et Catherine aussi souriait, doucement. Par moments les larmes brillaient dans ses yeux, et le vieillard la caressait comme un enfant, et elle létreignait plus fortement de son bras nu, si blanc ! et laissait amoureusement rouler sa tête sur la poitrine du malade.
Ordinov se demandait si tout cela nétait pas un rêve. Il parvenait à sen convaincre, mais le sang lui montait à la tête, et les veines de ses tempes se gonflaient. Il lâcha le clou, se leva de son lit, et en chancelant, sans comprendre lui-même son action, marcha comme un somnambule jusquà la porte des logeurs et se laissa violemment tomber contre cette porte. Le verrou rouillé céda avec fracas, et Ordinov se trouva au milieu de la chambre à coucher des logeurs. Il vit Catherine tressaillir et se lever en sursaut ; il vit la fureur étinceler dans les yeux du vieillard, sous ses sourcils énormes violemment contractés, et tout à coup sa figure devenir affreuse. Il vit encore le vieillard saisir, sans le quitter des yeux, le fusil pendu au mur. Il vit enfin la lueur du canon braqué droit sur lui, dune main mal assurée et que la fureur faisait trembler… Un coup de feu retentit, puis un cri surhumain, sauvage, lui succéda, et quand la fumée fut dissipée, Ordinov aperçut un terrible spectacle. Frémissant dhorreur, il se pencha sur le vieillard. Mourine gisait par terre, tordu dans des convulsions, absolument défiguré et les lèvres blanches décume. Ordinov comprit que le malheureux était en proie à une épouvantable attaque dépilepsie. Il aida Catherine à le soigner.
Chapitre 3
Ce fut une nuit dangoisse.
Le lendemain, de bonne heure, malgré sa faiblesse et la fièvre qui ne lavait pas quitté, Ordinov sortit. Dans la cour il rencontre le dvornik. Cette fois, le Tartare, du plus loin quil le vit, ôta sa casquette et le regarda sans dissimuler sa curiosité. Puis, comme sil eût regretté ce mouvement, il reprit son balai tout en surveillant en dessous Ordinov qui venait à pas lents. Ordinov commença :
Nas-tu rien entendu, cette nuit ?
Oui, jai entendu.
Quest-ce que cet homme ? que fait-il ?
Tu as loué tout seul, hein ? Renseigne-toi donc tout seul, ça ne me regarde pas.
Parleras-tu, à la fin ! sécria Ordinov hors de lui dans un accès dimpressionnabilité maladive.
Que tai-je fait ?… Cest ta faute aussi : pourquoi as-tu fait peur à ton logeur ?… Tu sais, le fabricant de cercueils qui est en bas, il est sourd ; eh bien, il a tout entendu ! et sa femme, qui est sourde aussi, a tout entendu, comme lui ! et dans lautre cour, cest loin, hein ? on a tout entendu ! Me voilà obligé daller chez le commissaire.
Jirai moi-même, répondit Ordinov en se dirigeant vers la porte cochère.
Eh ! comme tu voudras, cest toi qui as loué… Barine, barine, attends !
Ordinov se retourna. Le dvornik, avec politesse, toucha le bord de sa casquette.
Eh bien ?
Si tu y vas, jirai chez le propriétaire.
Cest-à-dire ?
Vaut mieux ten aller.
Imbécile ! dit Ordinov, et il reprit son chemin.
Barine, barine, attends !
Le dvornik toucha de nouveau sa casquette et rit en montrant ses dents.
Écoute, barine, modère-toi. Pourquoi tourmenter un pauvre homme ? Cest un péché, Dieu ne le veut pas, entends-tu ?
Entends toi-même : prends cela et dis-moi ce que cest que cet homme.
Ce que cest ?
Oui.
Je te laurais dit sans argent.
Le dvornik prit son balai, lagita une ou deux fois, puis, attentivement et solennellement, regarda Ordinov.
Tu es un bon barine, mais si tu ne peux pas tentendre avec un brave homme, fais à ta guise, voilà mon avis.
Le Tartare donna à son regard une expression plus intense, presque courroucée, et reprit son balai. Enfin, il sapprocha mystérieusement dOrdinov, et accompagnant ses paroles dun geste très-expressif :
Voilà ce quil est.
Quoi ? Comment ?
La tête ny est plus.
Comment ?…
Cest parti ! Oui, cest parti, répéta-t-il avec un air de plus en plus mystérieux. Il est malade… Il avait une barque, une grande barque, et une autre, et encore une autre. Il naviguait sur le Volga. (Moi aussi je suis du Volga.) Il avait aussi une fabrique, mais elle a brûlé, et voilà ! La tête ny est plus.
Il est fou ?
Non !… Non !… reprit-il après une pose. Pas fou, très-fort au contraire. Il sait tout, il a lu ! il a lu ! il a lu ! il a tout lu… Il disait lavenir, oui ; quelquun venait : cest deux roubles, trois roubles, quarante roubles ; puis il regardait le livre, le feuilletait et disait toute la vérité. Mais largent sur la table, dabord largent : sans argent rien.
Et le Tartare, qui semblait entrer de grand cœur dans les intérêts de Mourine, se mit à rire de joie.
Alors cest un sorcier ? Il dit la bonne aventure ?
Hum !… grogna le dvornik en hochant affirmativement de la tête avec vivacité, oui, il dit la vérité, et il prie Dieu, il prie beaucoup, et puis tout à coup son mal le prend…
Et le Tartare répéta son geste expressif. En ce moment quelquun lappela de lautre cour, et bientôt après parut un petit homme vêtu dune touloupe [8], voûté, les cheveux gris. Il toussotait, trébuchait, regardait la terre et parlait tout seul. On aurait pu le croire tombé en enfance.
Le maître ! le maître ! murmura vivement le dvornik en saluant Ordinov, et arrachant sa casquette, il courut vers le petit vieux dont le visage ne semblait pas inconnu à Ordinov. Du moins, il pensait lavoir déjà rencontré. Mais ne trouvant dans cette circonstance rien détonnant, il sortit. Le dvornik lui faisait leffet dêtre un coquin de première force. Le farceur rusait avec moi, pensait-il, Dieu sait ce qui se cache ici…
Il était déjà loin dans la rue. Peu à peu le cours de ses pensées changea. Le jour était gris et froid, la neige voltigeait. Ordinov se sentait transi. Il lui semblait que la terre vacillait sous ses pieds. Tout à coup une voix connue, une voix doucereuse et agréable lui souhaita le bonjour.
Yaroslav Iliitch ! dit Ordinov.
Devant lui se tenait un homme dune trentaine dannées, fort, les joues colorées, petit de taille, avec de petits yeux gris languissants, le sourire aux lèvres, et vêtu… comme doit être vêtu un Yaroslav Iliitch. Il tendit obséquieusement la main à Ordinov. Ils sétaient connus juste un an auparavant, dans la rue, par hasard. À ce caractère si facilement liant Yaroslav Iliitch joignait la faculté extraordinaire de trouver partout des gens nobles et bons, possédant les manières de la plus haute société, instruits surtout et doués au moins de talent. Mais quoique Yaroslav Iliitch eût une voix de ténor extrêmement doucereuse, il avait dans ses intonations, en causant même avec ses plus intimes amis, quelque chose daigu et dimpératif qui éloignait toute contradiction et nétait peut-être, en somme, que la conséquence dune habitude.
Par quel hasard ? sécria Yaroslav Iliitch avec lexpansion de la joie la plus sincère.
Je demeure ici.
Depuis longtemps ? continua Yaroslav Iliitch en élevant déjà sa note, je nen savais rien. Mais je suis votre voisin ! Moi aussi je demeure dans ce quartier depuis un mois que je suis revenu du gouvernement de Riazan. Et je vous tiens, mon noble ami, le plus ancien de mes amis ! Et il se mit à rire avec bonhomie. Sergeev, cria-t-il tout à coup, attends-moi chez Tarassov et dis au dvornik dOlsoufiev de se rendre immédiatement au bureau. Jy serai dans une heure…
En donnant ces ordres dun ton bref, le fin Yaroslav Iliitch prit Ordinov sous le bras et lemmena dans un traktir.
Il faut bien causer un peu après un si long temps passé sans nous voir. Eh bien, comment vont vos affaires ? ajouta-t-il en affectant un ton respectueux et en baissant mystérieusement la voix. Toujours dans les sciences ?
Oui, toujours, répondit Ordinov distraitement.
Ah ! que cest noble ! Vassili Mikhaïlovitch, que cest noble ! (Ici Yaroslav Iliitch serra fortement la main dOrdinov.) Vous serez lornement de notre société. Que Dieu vous aide dans la carrière que vous avez choisie !… Mon Dieu, que je suis content de vous avoir rencontré ! Que de fois jai pensé à vous ! Que de fois je me suis dit : Où est notre bon, notre généreux, notre pénétrant Vassili Mikhaïlovitch ?
Ils prirent un cabinet particulier, Yaroslav Iliitch commanda une zakouska [9], de la vodka [10], puis sassit et se mit à contempler Ordinov avec affection.
Jai beaucoup lu, commença-t-il dune voix insinuante. Jai lu tout Pouchkine.
Ordinov, toujours distrait, le regarda.
Quelle étonnante connaissance de la passion ! Mais avant tout permettez-moi de vous remercier. Vous mavez fait tant de bien en me suggérant avec votre noblesse naturelle des pensées justes !…
Vous exagérez.
Non pas ! non pas ! Jaime la justice, et je suis fier davoir au moins gardé ce sentiment.
Voyons, vous nêtes pas juste pour vous-même ! Et quant à moi, ma foi…
Non, cest la vérité même ! répliqua chaleureusement Yaroslav Iliitch. Que suis-je en comparaison de vous, voyons ?
Oh ! oh !…
Mais si !
Il y eut un silence.
Daprès vos conseils, jai abandonné de mauvaises relations, jai un peu adouci mes manières brutales, reprit Yaroslav Iliitch avec affabilité. Pendant mon temps libre je reste le plus souvent chez moi ; le soir, je fais une lecture utile et… je nai quun désir, Vassili Mikhaïlovitch : être utile à ma patrie…
Je vous ai toujours tenu pour une noble nature, Yaroslav Iliitch.
Comme vous savez mettre du baume dans le cœur !… Noble jeune homme !…
Yaroslav Iliitch serra avec effusion la main dOrdinov.
Mais vous ne buvez pas, remarqua-t-il quand son émotion fut calmée.
Je ne puis, je suis malade.
Malade ? oui, en effet. Et depuis quand ? Voulez-vous que je vous indique un médecin qui vous guérirait ? Voulez-vous ? Je vais aller moi-même chez lui… Un très-habile homme…
Yaroslav Iliitch prenait déjà son chapeau.
Merci, je naime pas à me soigner, et jai peur des médecins.
Comment peut-on parler ainsi ! Mais je vous répète que cest un très-habile homme, continua Yaroslav Iliitch dun ton suppliant. Dernièrement, permettez-moi de vous raconter cela, mon cher Vassili Mikhaïlovitch, vint chez lui un pauvre serrurier. Il dit : « Voilà… Je me suis percé la main avec mon outil, guérissez-moi. » Semen Pafnoutyitch, voyant le malheureux menacé de la gangrène, se décida à lui couper le bras. Il a opéré devant moi, mais dune telle façon, si noble… je veux dire si merveilleuse, que, je vous lavoue, nétait la pitié pour la souffrance humaine, jaimerais ce spectacle, tant cest simple, curieux… Mais où et quand êtes-vous tombé malade ?
En déménageant. Je viens de me lever.
Mais vous êtes encore très-mal, vous ne devriez pas sortir. Et alors vous nêtes plus dans votre ancien logement. Pourquoi donc ?
Ma logeuse a quitté Saint-Pétersbourg.
Douma Savischna ! Vraiment ? La bonne et noble vieille ! Savez-vous que javais pour elle une estime presque filiale ? Il y avait quelque chose de noble, dantique dans cette vie finissante. On voyait en elle une sorte dincarnation de notre bon vieux temps… cest-à-dire de ce… quelque chose de… de poétique !… sécria enfin Yaroslav Iliitch, confus et rougissant jusquaux oreilles.
Oui, cétait une brave femme.
Mais permettez-moi de vous demander : Où habitez-vous maintenant ?
Tout près dici, dans la maison de Korschmarov.
Je le connais, un respectable vieillard. Je suis avec lui, jose le dire, sur un pied dintimité. La belle vieillesse !
Les lèvres dYaroslav Iliitch tremblaient dattendrissement. Il demanda un second verre de vodka et une pipe.
Ce nest pas une sous-location ? Vous êtes dans vos meubles ?
Non, chez des locataires.
Qui donc ? Je les connais peut-être.
Chez Mourine, un mechtchanine, un grand vieillard…
Mourine… Mourine… Mais permettez, cest sur la cour de derrière, au-dessus du fabricant de cercueils.
Précisément.
Hum !… et vous êtes tranquille ?
Mais je viens demménager.
Hum !… Je voulais seulement dire… Hum !… Et vous navez rien remarqué dinsolite ?
Ma foi…
Cest-à-dire, oui, vous êtes évidemment très-bien si votre chambre vous plaît… Ce nest pas ce que je voulais dire, jallais vous prévenir, mais connaissant votre caractère… Comment le trouvez-vous, ce vieux mechtchanine ?
Il me semble très-malade.
Oui, il souffre beaucoup… et alors vous navez rien remarqué… Lui avez-vous parlé ?
Très-peu. Il est si taciturne et si rogue !…
Hum !…
Yaroslav Iliitch resta pensif.
Un malheureux homme, dit-il après un silence.
Lui ?
Oui, malheureux, et en même temps étrange et intéressant au delà du possible. Du reste, puisquil ne vous inquiète pas, pardon davoir attiré votre attention sur ce sujet, mais jaurais voulu savoir…
Mais vous piquez ma curiosité. Dites-moi ce quil est. Dailleurs, demeurant chez lui, jai intérêt à…
Voyez-vous, on dit que cet homme a été très-riche. Il était commerçant, comme vous lavez sans doute entendu dire. Mais il a été ruiné. Pendant un orage plusieurs de ses barques chargées de marchandises ont coulé. Sa fabrique, confiée, je crois, à un de ses plus proches parents, a été incendiée, et ce parent a péri dans lincendie. Convenez que voilà de terribles malheurs ! Alors, dit-on, Mourine est tombé dans un grand désespoir. On craignit pour sa raison, et, en effet, dans une querelle avec un autre marchand qui avait aussi des barques sur le Volga, il se montra tout à coup si bizarre que tout ce quil fit par la suite fut attribué à la folie. Avis que je partagerais volontiers. Jai entendu parler avec détail de quelques-unes de ses singularités. Enfin il lui arriva un dernier malheur, une vraie fatalité quon ne peut expliquer que par linfluence maligne de la destinée.
Quoi donc ?
On dit que, dans une crise de folie, il a attenté à la vie dun jeune marchand que jusqualors il affectionnait beaucoup. Il en fut si désolé quand il revint à lui quil était au moment de se donner la mort. Voilà du moins ce quon raconte. Jai moins de renseignements sur ce quil fit ensuite. On croit cependant quil se soumit pendant de longues années à une pénitence religieuse… Mais quavez-vous, Vassili Mikhaïlovitch ? Mon récit vous fatigue…
Non, non ! Au nom du ciel ! Continuez, continuez… Vous disiez quil a fait une pénitence religieuse. Mais il nest pas seul…
Je ne sais pas. On dit quil était seul. Du moins nul autre nétait mêlé à cette affaire. Du reste, à part cela, je ne sais plus rien, si ce nest…
Si ce nest ?…
Je sais seulement… cest-à-dire… non, je nai plus rien à ajouter… Je voulais seulement vous prévenir que si vous trouviez en lui quelque chose dextraordinaire, sortant du cours normal des choses, eh bien ! il faudrait penser que tout cela est une conséquence de ses nombreux malheurs.
Il est très-religieux, un vrai bigot.
Je ne pense pas, Vassili Mikhaïlovitch. Il a tant souffert ! Moi, je crois quil a bon cœur.
Il nest plus fou, maintenant, nest-ce pas ? Il est sain desprit.
Oh ! certes. Je puis vous le garantir, jen jurerais, il a le plein usage de ses facultés. Seulement, comme vous lavez remarqué avec justesse, il est très-étrange et très-religieux. Cest même un homme fort intelligent. Il parle bien, avec franchise, avec adresse. Sa vie tourmentée est écrite sur son visage. Ah ! cest un curieux homme, très-versé dans les livres.
Ne lit-il pas sans cesse des livres de piété ?
Oui-da ! cest un mystique.
Comment ?
Oui, cest un mystique. Je vous dis cela entre nous, et je puis même ajouter quon la sévèrement surveillé pendant un certain temps. Cet homme avait une influence redoutable sur ceux qui venaient le consulter.
Quelle influence ?
Vous me croirez si vous voulez… Il ne vivait pas encore dans ce quartier. Alexandre Ignatiévitch, un citoyen honorable, un bourgeois estimé, occupant une haute situation et jouissant de la considération universelle, vint un jour le voir par curiosité avec un certain lieutenant. Il frappe à la porte. Mourine ouvre et, létrange homme ! le regarde fixement au visage. (Cest sa manière : quand il veut bien être utile, il regarde fixement les gens au visage ; autrement, il les renvoie.) Puis il dit brutalement : Que voulez-vous, messieurs ? Votre art doit vous lapprendre sans que nous ayons besoin de vous le dire, répond Alexandre Ignatiévitch. Venez donc avec moi dans une autre chambre, reprit Mourine, en sadressant sans hésiter juste à celui des deux qui venait le consulter. Alexandre Ignatiévitch ne ma pas dit ce qui se passa ensuite, mais il sortit pâle comme un linge. La même chose arriva à une dame du grand monde. Elle aussi sortit pâle comme un linge, tout en larmes, étonnée de léloquence de cet homme et effrayée de ses prédictions.
Cest étrange. Mais maintenant il ne soccupe plus de cela ?
On le lui a sévèrement défendu. Et il y a dautres curieux exemples !… Un jour, un jeune sous-lieutenant, la fleur et lespérance dune grande famille, se moquait de lui : « De quoi ris-tu ? lui dit le vieillard courroucé, sais-tu ce que tu seras dans trois jours ? » Et il croisa ses mains lune sur lautre, signifiant ainsi un cadavre.
Eh bien ?
Je nose pas le croire, mais on dit que la prédiction se réalisa. Il a un don, voyez-vous, Vassili Mikhaïlovitch… Vous riez ? Je sais que vous êtes bien plus savant que moi, mais je crois en lui, ce nest pas un charlatan. Pouchkine lui-même rapporte une histoire pareille…
Hum ! je ne veux pas vous contredire… Vous avez dit, je crois, quil demeure seul.
Je ne sais pas… Il a, je crois, avec lui sa fille.
Sa fille ?
Oui, ou peut-être sa femme. Je sais quil y a une femme chez lui. Je lai entrevue, mais sans prêter attention…
Hum ! cest étrange…
Ordinov resta rêveur. Yaroslav Iliitch aussi se mit à rêver. Il était ému par la rencontre de son ami et aussi par la satisfaction que lui causaient les intéressants récits quil venait de faire en si bon style. Et il restait là, fumant sa pipe et contemplant Vassili Mikhaïlovitch. Mais tout à coup il se leva et prit un air affairé.
Déjà une heure ! Je moublie… Mon cher Vassili Mikhaïlovitch, je bénis encore une fois le sort pour cette heureuse rencontre. Mais il est temps. Permettez-moi daller vous voir dans votre cabinet de savant.
Je vous en prie, vous me ferez plaisir. Jirai aussi vous voir quand jaurai le temps.
Faut-il croire cette bonne promesse ? Vraiment vous me rendriez service, vous me rendriez un grand service. Vous ne pouvez vous imaginer quelle joie vous mavez causée.
Ils sortirent du traktir. Sergeev volait déjà à leur rencontre et expliqua précipitamment à Yaroslav Iliitch que Wiern Emelienovitch daignait venir. En effet, bientôt arrivèrent deux bons et rapides chevaux attelés à une poletka [11] ; le cheval de côté [12] était le plus remarquable. Yaroslav Iliitch serra comme dans un étau la main « dun de ses meilleurs amis », toucha son chapeau et partit à la rencontre du drojki [13]. Tout en marchant, il se retourna deux fois, saluant Ordinov et lui faisant des signes de tête.
Ordinov se sentait une telle fatigue, une telle détente morale et physique quil pouvait à peine se traîner. Il eut du mal à parvenir jusquà sa maison. Sur le seuil de la porte cochère il rencontra encore le dvornik, qui avait attentivement observé les adieux dOrdinov et dYaroslav Iliitch. Dassez loin encore le Tartare fit au jeune homme un signe comme pour linviter à venir lui parler. Mais Ordinov passa sans le regarder.
Dans lescalier il se heurta assez rudement contre une petite figure grise qui sortait de chez Mourine les yeux baissés.
Que Dieu me pardonne mes péchés ! dit tout bas la petite figure en saplatissant contre le mur avec lélasticité dun bouchon.
Ne vous ai-je point fait mal ?
Non, je vous remercie humblement pour votre attention… Ô mon Dieu ! ô mon Dieu !…
Et le petit homme, tout en toussotant et en soupirant, et en murmurant des patenôtres, acheva de descendre avec précaution. Cétait le propriétaire que le dvornik semblait tant redouter. Alors seulement Ordinov se rappela lavoir déjà vu, lors de son emménagement, chez Mourine. Il se sentait irrité et agité, et, sachant son imagination et son impressionnabilité tendues jusquaux dernières limites, il résolut de se méfier de lui-même. Peu à peu, il tomba dans une sorte de torpeur. Il était oppressé. Son cœur angoissé et meurtri était comme noyé de larmes intérieures.
Il se jeta sur son lit, quon avait fait, et se mit à écouter. Il entendit deux respirations, lune lourde, maladive, saccadée, lautre légère, mais inégale, comme si elle aussi était oppressée, comme si un autre cœur battait là du même élan, de la même passion que son cœur à lui. Il surprenait parfois le froissement dune robe ou le bruit léger de pas légers, et ce bruit résonnait en lui doucement et douloureusement. Enfin, il entendit ou crut entendre des sanglots, un soupir et une prière. Et alors il se la représenta, agenouillée devant limage, les mains désespérément jointes et tendues… Qua-t-elle donc ? Pour qui prie-t-elle ? À quelle invincible passion est assujetti son cœur ? Pourquoi donc ce cœur est-il devenu une inépuisable fontaine de larmes ?…
Tout ce quelle lui avait dit résonnait encore dans ses oreilles comme une musique, et à chacune de ses paroles quil se rappelait, quil se répétait pieusement, son cœur répondait par un battement sourd… Eh quoi ! tout cela, nétait-ce pas un songe ?… Mais aussitôt toute la scène dernière entre elle et lui revint à sa mémoire, se rejoua devant son imagination, et il revit Catherine si triste, oh ! si triste ! il crut de nouveau sentir sur ses lèvres cette chaude haleine, et ces baisers !…
Il ferma les yeux et soublia dans une sorte de demi-sommeil…
… Une horloge sonna au loin. Il était tard. La nuit tombait…
Tout à coup, dans son demi-sommeil, il lui sembla quelle se penchait encore sur lui, quelle le regardait avec ses yeux merveilleusement clairs, étincelants de larmes de joie, ses yeux doux et clairs comme la coupole azurée du ciel immense par une belle journée. Et tout son visage était si lumineux, son sourire brillait dun bonheur si profond, elle se penchait avec un élan si enfantin et si amoureux à la fois sur les épaules dOrdinov que, succombant à la joie, il poussa un gémissement. Elle lui parla, elle lui dit de tendres paroles, et il reconnut cette musique qui vibrait dans son cœur. Et il aspirait avidement lair échauffé, électrisé par lhaleine de la jeune fille. Il tendit les bras, soupira, ouvrit les yeux…
Elle était là, penchée sur lui, éplorée, frémissante démotion, pâle de terreur. Elle lui parlait, elle implorait de lui quelque chose, tantôt en joignant les mains, tantôt en le caressant de ses bras nus. Il la saisit, lattira contre lui, et elle sabattit toute frémissante sur sa poitrine.
Chapitre 4
Quas-tu ? quest-ce ? dit Ordinov, complètement revenu à lui et tenant toujours la jeune fille serrée dans une étroite étreinte. Quas-tu, Catherine ? Quas-tu, mon amour ?
Elle sanglotait doucement, les yeux baissés, le visage caché dans la poitrine du jeune homme. Longtemps encore elle fut incapable de parler, toute secouée par un tremblement nerveux.
Je ne sais pas ! dit-elle enfin, suffoquée par les larmes, je ne sais pas, répéta-t-elle dune voix à peine intelligible. Je ne me rappelle pas comment je suis entrée chez toi… Et elle se blottit plus étroitement encore contre lui, et comme contrainte par une influence irrésistible, elle lui baisa les épaules, les mains et la poitrine, puis, terrassée par le désespoir, elle se laissa tomber à genoux, couvrit son visage de ses mains et appuya sa tête sur les genoux du jeune homme.
Il se hâta de la relever, la fit asseoir auprès de lui ; mais le visage de la jeune fille restait comme inondé de honte, et, des yeux, elle suppliait Ordinov de ne pas la regarder ; un sourire pénible effleurait ses lèvres, elle semblait au moment de succomber à une nouvelle crise de désespoir. Ses terreurs revenaient, maintenant elle écartait Ordinov avec méfiance, évitait son regard et à toutes ses questions ne répondait quà mi-voix, la tête baissée.
Tu as eu un cauchemar peut-être ? lui demandait Ordinov, tu as rêvé ?… Ou bien lui, lui, nest-ce pas ? taura fait peur… Il a le délire ? il est sans connaissance ? Peut-être aura-t-il dit des choses que tu ne dois pas entendre… Est-ce cela ?
Non, je nai pas rêvé, répondit Catherine maîtrisant avec peine son agitation, je nai même pas pu dormir. Lui, il est longtemps resté sans rien dire… Une seule fois il ma appelée, je me suis approchée de lui, mais il dormait ; je lui ai parlé, il ne ma pas répondu, il ne mentendait pas. Quelle crise il a eue ! Ah ! que Dieu lui soit en aide ! Javais le cœur plein dune si amère angoisse !… et jai prié longtemps !… et jai prié longtemps !…
Ma Catherine ! ma vie !… Cest hier que tu auras eu peur…
Non, je nai pas eu peur.
Cela est-il déjà arrivé ?
Oui, cela arrive…
Elle frémit et se serra contre Ordinov comme un enfant.
Écoute, dit-elle en cessant brusquement de pleurer, je ne suis pas venue chez toi pour rien. Ce nest pas pour rien quil métait si pénible de rester seule… Ne pleure plus, ne pleure plus pour le chagrin des autres ! Garde tes larmes pour tes « jours noirs [14] », quand tu seras malheureux et seul, sans personne pour te consoler… Écoute : as-tu une liouba [15] ?
Non… Je nen avais pas… avant toi.
Avant moi ?… Tu mappelles ta liouba, alors ?
Sa physionomie exprimait le plus profond étonnement. Elle voulut parler, puis y renonça et baissa les yeux. Elle rougissait, ses yeux séclairaient plus étincelants à travers les larmes qui perlaient encore à ses cils. Avec une sorte de malice mêlée de honte elle jeta un coup dœil sur Ordinov et aussitôt baissa de nouveau les yeux.
Non, ce nest pas moi qui serai ta première liouba, dit-elle. Non, non, répéta-t-elle, pensive, tandis quun sourire entrouvrait ses lèvres. Non ! dit-elle encore en riant, cette fois, franchement, ce nest pas moi, frère, qui serai ta lioubouschka.
Elle leva les yeux ; à sa gaieté soudaine avait succédé une mélancolie si désespérée, elle était de nouveau en proie à une telle agitation quune immense pitié, la pitié irraisonnée quexcitent les malheurs inconnus, sempara dOrdinov, et il considéra Catherine avec une ineffable angoisse.
Écoute ce que je veux te dire, dit-elle en prenant dans ses mains celles du jeune homme et en sefforçant de réprimer ses sanglots, écoute bien, écoute, ma joie ! Retiens ton cœur, aime-moi, mais autrement. Tu tépargneras ainsi bien des malheurs, tu te sauveras dun ennemi terrible, et tu auras une sœur au lieu dune liouba. Je viendrai chez toi si tu veux, et je te caresserai, et je ne regretterai jamais de tavoir connu. Sais-tu ? Depuis deux jours que tu es malade je ne tai pas quitté ! Prends-moi donc pour ta petite sœur. Ce nest pas en vain que je tai appelé frère ! Ce nest pas en vain que jai prié pour toi la Vierge en pleurant ! Tu ne trouveras jamais une sœur pareille. Ah ! une liouba ! puisque cest une liouba que ton cœur demande… tu pourrais chercher dans le monde entier, tu ne trouverais pas une telle liouba. Et je taimerais toujours comme maintenant ; je taimerais parce que ton âme est pure, claire, transparente, parce que, dès le premier jour, jai compris que tu serais lhôte de ma maison, lhôte désiré ! (Et ce nétait pas inutilement que tu demandais à entrer chez nous !) que je taimerais parce que tes yeux, quand tu me regardes, sont aimants et disent ton cœur. Quand ils parlent, tes yeux, je sais tout ce qui se passe en toi. Et cest pourquoi je voudrais te donner pour ton amour ma vie et la chère petite liberté [16], car il est doux dêtre même lesclave de celui dont on a le cœur… Mais ma vie nest plus à moi, et la chère petite liberté est perdue. Prends-moi pour ta sœur et sois mon frère. Que je puisse être près de ton cœur si de nouveau les chagrins et la maladie taccablent. Seulement fais que je puisse venir sans honte et sans regret chez toi, et passer avec toi, comme aujourdhui, toute la longue nuit… Mas-tu entendue ? mas-tu ouvert ton cœur comme à une sœur ? mas-tu comprise ?…
Elle voulait parler encore, elle le regarda, mit une main sur lépaule du jeune homme et enfin, épuisée, tomba sur sa poitrine. Sa voix mourut dans un sanglot passionné. Son sein sagitait, son visage rayonnait comme létoile du soir.
Ma vie !… murmura Ordinov.
Sa vue se troublait, la respiration lui manquait.
Ma joie !…
Il ne savait quel mot dire, il tremblait de voir son bonheur se dissiper en fumée ; il se croyait le jouet dune hallucination, tout se troublait devant ses yeux.
Ma reine !… Je ne puis te comprendre, je ne sais plus ce que tu viens de me dire, mes idées se perdent, mon cœur me fait mal…
Sa voix séteignit. Catherine se serra plus près de lui. Il se leva, et, accablé, brisé, épuisé, il tomba à genoux. Sa poitrine était soulevée par les sanglots, et sa voix, sortant droit de son cœur, tremblait comme une corde de violon, de toute la plénitude dun transport inconnu, dun transport et dun bonheur inconnus !
Qui es-tu, ma chérie ? doù viens-tu, ma colombe ? disait-il en sefforçant de retenir ses sanglots. De quel ciel as-tu volé dans le mien ? Il me semble vivre dans un songe, je ne puis croire à ton être… Mais ne me fais pas de reproches, laisse-moi parler, laisse-moi tout te dire, tout… Il y a longtemps que je voulais te parler !… Qui es-tu, qui es-tu, ma joie ?… Comment as-tu trouvé le chemin de mon cœur ? Y a-t-il longtemps que tu es ma sœur ?… Dis-moi toute ton histoire, comment tu as vécu jusquà cette heure, le nom de lendroit où tu habitais, qui tu as dabord aimé, quelles étaient tes joies et tes tristesses… Vivais-tu dans un pays chaud, sous un ciel pur ?… Qui aimais-tu ? qui taimait avant moi ? Vers qui pour la première fois ton âme a-t-elle crié ?… Avais-tu une mère ? Te caressait-elle quand tu étais petite fille ? Ou, comme les miens, tes premiers regards se sont-ils perdus dans un désert ? As-tu toujours vécu comme aujourdhui ? Quelles étaient tes espérances ? quel avenir rêvais-tu ? Lesquels de tes désirs ont été réalisés et lesquels trompés ?… Dis-moi tout !… Pour qui ton cœur de jeune fille se troubla-t-il pour la première fois ? à qui las-tu donné ?… Et que faut-il donner pour lobtenir ? Que faut-il donner pour tavoir ?… Dis-moi, ma lioubouschka, ma lumière, ma petite sœur, dis-moi comment je pourrai arriver à toucher ton cœur !…
Ici sa voix se brisa de nouveau, et il pencha son front. Mais quand il leva les yeux, une terreur muette le glaça subitement, et ses cheveux se hérissèrent sur sa tête.
Catherine était blême, immobile, les lèvres bleues comme celles dune morte, le regard fixe et voilé. Elle se leva lentement, fit deux pas, et avec un cri déchirant tomba devant limage. Des paroles sans suite séchappèrent de sa bouche, enfin elle sévanouit. Ordinov, épouvanté, la releva et la porta sur son lit, et il resta près delle, interdit, ne sachant que faire. Un instant après, elle ouvrit les yeux, se souleva sur le lit, regarda autour delle, puis, saisissant la main dOrdinov, elle lattira à elle en sefforçant de parler. Mais la voix lui manqua. Enfin elle éclata en sanglots. Ses larmes brûlaient la main dOrdinov.
Jai mal, oh ! que jai mal ! bégaya-t-elle avec une peine infinie. Oh ! je vais mourir…
Elle voulait parler encore, mais sa langue se roidit et ne put articuler un seul mot. Elle regarda avec désespoir Ordinov, qui ne la comprenait pas. Il sapprocha davantage et tâcha découter… Enfin, il entendit quelle disait dune voix basse, mais nette :
Ensorcelée ! on ma ensorcelée ! perdue !
Ordinov leva la tête et considéra la jeune fille avec un étonnement farouche. Une pensée terrible lui traversa lesprit et se traduisit sur son visage par un frémissement convulsif.
Oui, ensorcelée, continua-t-elle, le méchant homme ma ensorcelée, lui, cest lui qui ma perdue !… Je lui ai vendu mon âme… Pourquoi donc, pourquoi mas-tu rappelé ma mère ? Pourquoi me tourmenter, toi aussi ? Que Dieu te juge et te pardonne !
Elle se remit à pleurer.
Il dit, reprit-elle tout bas avec un accent mystérieux, que quand il sera mort, il viendra chercher mon âme pécheresse… Je suis à lui, il ma pris mon âme… et il me tourmente ! Il me lit dans les livres… Tiens, regarde, voici son livre ! voici son livre !… Il dit que jai commis un péché mortel… Regarde, regarde donc…
Elle lui tendait un livre. Ordinov ne remarqua pas doù elle le tirait, il le prit machinalement et louvrit. Cétait un volume comparable à ceux des vieux Raskolniki [17]. Mais il ne pouvait fixer son attention, le livre lui tomba des mains. Il étreignit doucement Catherine et sefforça de la calmer.
Allons, disait-il, on ta fait peur, mais je suis auprès de toi maintenant, repose-toi de tout sur moi, ma sœur, mon amour, ma lumière.
Tu ne sais rien, rien ! répondit-elle en crispant ses mains autour de celles dOrdinov, je suis toujours ainsi !… Jai toujours peur… Et alors je vais chez lui. Parfois, pour me rassurer, il fait des incantations, parfois il prend son livre, le plus grand, et lit sur moi. Ce sont toujours des choses graves, terribles ! Je ne sais trop quoi, je ne comprends pas toujours, mais ma peur redouble. Il me semble que ce nest pas lui qui parle, mais quelquun de méchant, quon implorerait en vain, que rien ne pourrait apaiser, et je me sens un poids, un poids sur le cœur !… Et je souffre plus alors, bien plus quauparavant !
Ne va donc pas chez lui ! Pourquoi y vas-tu ?
Et pourquoi suis-je venue chez toi ? Je ne le sais pas davantage… Il me dit : Prie ! prie ! Et je me lève, dans le noir de la nuit, et je prie longtemps, longtemps, des heures entières. Souvent je meurs de sommeil, mais la peur me tient éveillée, et alors il me semble quun orage samoncelle contre moi, quun malheur me menace, que les méchants veulent me tuer, et que les saints et les anges refusent de me défendre… et je me remets à prier, à prier, jusquà ce que limage de la Madone me regarde avec miséricorde. Alors je vais me coucher, comme morte. Mais quelquefois je mendors par terre, à genoux devant limage, et quelquefois aussi cest lui qui me réveille : il mappelle, il me caresse, il me rassure, et je me sens mieux, je me sens forte auprès de lui et je ne crains plus le malheur. Car il a la puissance ! Il y a une vertu dans sa parole !
Mais quel malheur peux-tu craindre ? Quel malheur ?
Catherine pâlit encore. Ordinov crut voir un condamné à mort qui nattend plus de grâce.
Moi ? je suis une fille maudite ! Jai tué une âme ! Ma mère ma maudite ! Jai fait le malheur de ma propre mère !…
Ordinov létreignit en silence. Elle se serra contre lui avec un tremblement convulsif.
Je lai enfouie dans la terre humide [18], reprit-elle en frissonnant aux visions de lirrémissible passé. Il y a longtemps que je veux parler. Mais il me le défend toujours ; il me supplie de me taire, et pourtant, par ses reproches, par ses colères, cest lui-même quelquefois qui ranime toutes mes souffrances. Cest mon ennemi, mon bourreau. Et dans la nuit tout me revient, comme à présent… Écoute, écoute ! Il y a longtemps déjà que tout cela est arrivé, il y a bien longtemps ! Je ne sais même plus quand, et pourtant je revois tout comme si cétait dhier, comme un rêve de la veille qui maurait serré le cœur durant toute la nuit. Le chagrin abrège le temps… Mets-toi, mets-toi plus près de moi. Je te dirai tout mon malheur, et si tu peux mabsoudre, moi quune mère a maudite, je te donnerai ma vie.
Ordinov voulut linterrompre, mais elle joignit les mains en lui demandant de lécouter au nom de son amour, et, dominée par une toujours croissante inquiétude, elle se mit à parler. Ce fut un récit sans suite, le flux et le reflux dune âme en tempête. Mais Ordinov comprit tout, car leurs vies sétaient mêlées, et leurs malheurs ; et dans chacune des paroles de Catherine, il voyait, reconnaissait son propre ennemi. Nétait-ce pas le vieillard de ses rêves denfant, Ordinov le croyait, qui tyrannisait cette pauvre âme de naïve jeune fille et la profanait avec une inépuisable méchanceté ?
… Cétait une nuit comme celle-ci, mais plus orageuse. Le vent hurlait dans notre forêt !… Je ne lavais jamais entendu si fort, ou bien me semblait-il quil en fût ainsi, parce que cette nuit devait être celle de mon malheur ?… Sous notre fenêtre un chêne fut rompu. Cétait un arbre splendide : un vieux mendiant disait que, déjà dans son enfance, il lavait vu tel, aussi grand, aussi beau. Dans cette même nuit… oh ! oui, je me rappelle tout comme si cétait hier !… Dans cette même nuit les barques de mon père furent détruites sur la rivière, et lui, quoique malade, il alla, aussitôt que les pêcheurs vinrent le prévenir, à la fabrique, voir lui-même le désastre. Nous restâmes seules, ma mère et moi. Je sommeillais. Elle était triste, et pleurait à chaudes larmes… ah ! je sais bien pourquoi ! Elle venait dêtre malade, elle était toute pâle encore et me disait de lui préparer son linceul… Tout à coup, à minuit, on entend frapper à la porte ; je sursaute sur mon lit, ma mère jette un cri, je la regarde en tremblant, puis je prends la lanterne, et vais, toute seule, ouvrir la porte cochère… Cétait lui ! Ma peur redouble. Javais toujours eu peur de lui, toujours, aussi loin que je puis merappeler ! Il navait pas encore les cheveux blancs, sa barbe était noire comme du goudron ; ses yeux, deux charbons ardents ! Et pas une seule fois encore il ne mavait regardée avec douceur.
Ta mère est-elle à la maison ? me demanda-t-il.
Mon père ny est pas, dis-je, et je fermai la petite porte.
Je le sais bien…
Et tout à coup il me regarda, il me regarda dune telle façon !…
Cétait la première fois quil me regardait ainsi. Je fis quelques pas, il restait immobile.
Pourquoi ne venez-vous pas ?
Je réfléchis [19].
Nous allions entrer dans la chambre.
Pourquoi mas-tu dit que ton père nest pas à la maison, quand je tai demandé si ta mère y était ?
Je ne répondis pas… Ma mère parut effrayée et se jeta vers lui : il la regarda à peine. Je remarquais tout cela. Il était mouillé, il grelottait ; lorage lavait poursuivi pendant vingt verstes [20]. Doù venait-il ? où habitait-il ? Ma mère ne le savait pas plus que moi. Il y avait déjà neuf semaines que nous ne lavions vu… Il jeta son bonnet, ôta ses gants. Mais il ne pria pas devant limage, ne salua personne et sassit auprès du feu…
Catherine passa la main devant ses yeux comme pour écarter une apparition pénible, mais un instant après elle releva la tête et poursuivit :
Il se mit à parler avec ma mère en langue tartare. Je ne connais pas cette langue. Dordinaire, quand il venait, on me renvoyait. Mais, cette nuit-là, ma pauvre mère nosa dire un mot à son propre enfant, et moi, moi, dont déjà lesprit immonde envahissait lâme, javais une sorte de mauvaise joie à voir lhorrible embarras de ma mère… Je vois quon me regarde, quon parle de moi. Elle se met à pleurer. Tout à coup je le vois prendre son couteau… (Et ce nétait pas la première fois : depuis quelque temps il menaçait souvent ma mère…) Je me lève, je me pends à sa ceinture, je cherche à lui arracher son couteau : il grince des dents, veut me repousser, me frapper dans la poitrine, mais sans réussir à se défaire de moi. Je pense que ma dernière heure est venue, mes yeux se convulsent, je tombe par terre, mais sans crier. Alors je le vois ôter sa ceinture, retrousser sa manche, et me tendant le couteau et me montrant son bras nu, il me dit : « Coupe donc ! je tai offensée, venge-toi, orgueilleuse fille, et je te saluerai jusquà terre. » Je prends le couteau et le jette, les yeux baissés et en souriant sans desserrer les lèvres. Puis je regarde les yeux tristes de ma mère, je la regarde impudemment, et mon insolent sourire ne quitte pas mes lèvres. Ma mère était pâle comme une morte…
Ordinov écoutait attentivement cet incohérent récit. Mais peu à peu lintensité même de ses souvenirs calma la pauvre fille. Comme un flot dans la mer, son angoisse actuelle se dispersait dans son ancien malheur.
Il remit son bonnet sur sa tête, sans saluer. Je repris la lanterne pour laccompagner, au lieu de ma mère qui, toute malade, voulait le suivre. Nous gagnons sans parler la porte cochère. Jouvre la petite porte, et je repousse les chiens. Alors je le vois ôter son chapeau et me saluer. Puis il tire de sa poche une petite boîte en cuir rouge, il louvre, et jy vois briller une quantité de diamants : « Jai, me dit-il, dans le faubourg une liouba, et je voulais les lui offrir. Mais cest toi qui les auras, belle fille. Ornes en ta beauté, prends-les, fût-ce pour les fouler aux pieds. » Je les pris, je ne les foulai pas aux pieds (dans ma pensée, je ne voulais pas lui faire tant dhonneur…). Je les pris par méchanceté, sachant bien ce que jen voulais faire, et, rentrée dans la chambre, je les mis sur la table devant ma mère. Elle resta un moment silencieuse, comme si elle eut redouté de me parler. Puis elle pâlit encore et me dit :
Quest-ce donc, Katia ?
Cest pour toi, ma mère ; le marchand ta apporté cela, je ne sais rien de plus.
Des larmes lui jaillirent des yeux, la respiration lui manqua.
Ce nest pas pour moi, Katia, ce nest pas pour moi, méchante fille, ce nest pas pour moi !…
Je me rappelle avec quelle amertume, oh ! avec quelle amertume ! elle me dit cela. Toute son âme pleurait ! Je la regardai, jeus un instant lenvie de me jeter à ses pieds, mais le mauvais esprit me ressaisit aussitôt.
Eh bien ! dis-je, si ce nest pas pour toi, cest sans doute pour mon père. À son retour je lui donnerai cette boîte et je lui dirai : Des marchands sont venus et ont oublié chez nous leur marchandise.
Alors ma mère pleura de plus belle, ma pauvre mère !
Je lui dirai moi-même quels marchands sont venus et quelle marchandise ils venaient prendre… Je lui apprendrai quel est ton père, fille sans cœur ! Tu nes plus ma fille, tu es un serpent… tu es maudite !
Je garde le silence, les larmes ne me viennent pas… Ah ! cétait comme si tout fût mort en moi à ce moment… Je rentrai dans ma chambre, et toute la nuit jentendis lorage, et en moi aussi, il y avait un orage.
Cependant cinq jours se passent. Vers le soir du cinquième jour arrive mon père, morne, menaçant. Il dit quil est tombé malade en route. Mais je vois sa main bandée de linge, je comprends quil a rencontré un ennemi sur sa route, et quelle est sa maladie. Je devine aussi quel est cet ennemi ; je mexplique tout. Il ne parle pas à ma mère, ne me demande pas, appelle tous les ouvriers, ordonne darrêter le travail dans la fabrique et de sapprêter à défendre la maison… Mauvais signes, tout cela… Et nous attendons, et la nuit commence, encore une nuit dorage. Jouvre ma fenêtre, je pleure, et mon cœur me brûle. Je voudrais méchapper de ma chambre, men aller loin, loin, au bout du monde, là où naissent léclair et lorage… et ma poitrine de jeune fille sagite violemment. Tout à coup, déjà tard, étais-je assoupie, au plutôt mes pensées sétaient-elles égarées ? jentends frapper à la vitre.
Ouvre !
Je vois un homme escalader ma fenêtre au moyen dune corde, et je reconnais aussitôt cet hôte inattendu. Jouvre, et je le laisse entrer dans ma chambre. Sans ôter son bonnet, il sassied sur le banc, haletant, presque sans respiration, comme un homme poursuivi, et qui a couru longtemps. Je mécarte, et sans savoir pourquoi je me sens pâlir.
Le père est à la maison ?
Oui.
Et la mère ?
Ma mère aussi.
Alors, tais-toi, écoute : entends-tu ?
Jentends.
Quoi ?
Siffler sous la fenêtre.
Eh bien ! belle fille, veux-tu faire tomber la tête dun ennemi ? Appelle ton père et damne ton âme ! je tobéirai. Prends cette corde et lie-moi si le cœur ten dit. Cest une occasion de te venger.
Je garde le silence.
Parle donc !
Que veux-tu ?
Je veux me délivrer dun ennemi, faire, comme je le dois, mes adieux à mon ancienne liouba, et à la nouvelle, à la jeune, à toi, belle fille, donner mon âme !
Je me mis à rire. Je ne puis mexpliquer comment javais pu comprendre son cynique langage.
Laisse-moi donc, belle fille, entrer dans la maison, saluer les maîtres…
Je frémis, mes dents claquent. Pourtant je vais ouvrir la porte, je le laisse entrer dans la maison, et seulement sur le seuil, réunissant mes forces, je lui dis :
Prends donc tes diamants et ne me fais plus de cadeau… Et je lui jetai la boîte.
Ici Catherine sarrêta pour reprendre haleine. Elle frissonnait comme une feuille. Le sang lui montait au visage, ses yeux étincelaient à travers ses larmes, et une respiration sifflante soulevait sa poitrine. Puis elle pâlit de nouveau et reprit dune voix basse, tremblante, triste, inquiète :
Alors je suis restée seule. Il me semblait que lorage menserrait de toutes parts. Tout à coup un cri retentit, puis un bruit de pas précipités dans la cour, et jentendis cette clameur : La fabrique est en feu !… Je me blottis dans un coin. Tout le monde partit. Il ne restait dans notre maison que ma mère et moi, et je savais quelle était mourante. Depuis trois jours elle ne quittait plus le lit où elle devait mourir. Et je le savais, fille maudite !… Un nouveau cri… au-dessous de ma chambre… un cri faible comme celui dun enfant qui rêve… puis le silence. Jéteins ma bougie, mon sang se glace, je cache mon visage dans mes mains, jai peur de regarder. Encore une clameur, toute proche : les ouvriers reviennent de la fabrique. Je me penche à la fenêtre, je vois mon père porté sur une civière, mort, jentends quils disent entre eux : « Il a fait un faux pas. Il est tombé de léchelle dans la cave chauffée à blanc, cest le diable qui ly a poussé… » Je me jette sur mon lit et jattends, toute roide, sans savoir qui ni quoi jattends. Combien de temps restai-je ainsi ? Je ne men souviens plus. Je sais seulement que je me sentais comme balancée, la tête lourde ; la fumée me piquait les yeux, et jétais heureuse de penser que jallais bientôt mourir. Tout à coup, je sens quon me soulève par les épaules, je regarde autant que la fumée me le permet : lui ! lui tout brûlé, son cafetan plein de cendres !…
Je viens te chercher, belle fille. Sauve-moi, puisque cest toi qui mas perdu. Je me suis damné pour toi ! Car comment jamais expier cette nuit maudite ?… Peut-être, si nous priions ensemble…
Et il riait, lhomme épouvantable !
Montre-moi par où il faut sortir pour éviter les gens.
Je pris son bras et le conduisis. Nous passâmes le corridor, javais les clefs, jouvris la porte dun cabinet noir, et lui montrai la fenêtre : elle donnait sur le jardin. Il me saisit entre ses bras puissants et sauta avec moi de la fenêtre. Nous courûmes longtemps en nous tenant par la main, et nous atteignîmes une forêt épaisse et sombre. Là il sarrêta pour écouter.
On nous poursuit, Katia, on nous poursuit, belle fille ! Mais lheure de la mort nest pas encore venue. Embrasse-moi, belle fille, pour le bonheur et lamour éternel !
Et pourquoi vos mains sont-elles ensanglantées ?
Jai coupé la gorge de vos chiens, ma chère. Ils aboyaient contre lhôte tardif… Allons !
Nous nous remettons à courir. Au détour dun sentier nous apercevons le cheval de mon père. Il avait rompu sa bride et sétait sauvé de lécurie : il navait pas voulu se laisser brûler !…
Monte avec moi, Katia, Dieu nous envoie un aide… Tu ne veux pas ? Tu as peur de moi ? Je ne suis pas un hérétique, un impur ; je vais me signer si tu veux !
Et il se signa. Je montai, il me serra contre lui, sur sa poitrine, et je moubliai, comme dans un rêve… Quand je revins à moi, nous étions au bord dun large fleuve. Nous descendîmes, il savança dans loseraie, et japerçus bientôt une petite barque quil y avait cachée.
Adieu, dit-il, adieu, bon cheval ! cherche un nouveau maître, les anciens tabandonnent tous.
Je me jetai vers le cheval de mon père et je lembrassai. Puis nous nous assîmes dans la barque, il prit les rames, et bientôt nous perdîmes de vue le bord. Alors il leva les rames et regarda tout autour sur leau.
Salut ! cria-t-il, Volga, ma mère, mon beau fleuve orageux, la fontaine inépuisable où boivent tous les enfants de Dieu ! Ma mère nourricière ! As-tu surveillé mon bien pendant mon absence ? Mes marchandises sont-elles en bon état ?… Eh ! prends tout, si tu veux, lorageux, linsatiable ! mais permets-moi de garder, de caresser ma perle sans prix !… Et toi, dis donc un mot, belle fille, un seul mot ! Éclaire lorage, soleil ! Lumière, dissipe la nuit !
Il parlait et riait à la fois, pour me rassurer ; mais je ne pouvais supporter son regard. Je brûlais de honte. Il métait impossible de parler. Il le comprit.
Soit ! dit-il, sa voix était pleine de tristesse, soit ! On ne peut rien contre la nécessité. Que Dieu te pardonne, ma colombe, orgueilleuse et belle fille ! Mais se peut-il que tu me haïsses à ce point ? Suis-je donc si répugnant, déjà !
Jécoutais, et la colère me prenait, mais cétait la colère damour !
Que je te haïsse ou non, cela ne te regarde pas ! Où aurais-tu trouvé une autre jeune fille assez insensée, assez effrontée pour touvrir sa chambre dans le noir de la nuit ? Je tai vendu mon âme par un péché mortel ! Mon cœur était fou, je nai pu le retenir ! Je me suis préparé bien des larmes !… Mais toi, ne te réjouis pas du malheur dautrui comme un voleur ! Ne te ris pas dun cœur de jeune fille !…
Je dis tout cela malgré moi et jéclatai en sanglots. Il me regarda silencieusement, et son regard me fit trembler.
Écoute donc, belle fille ! me dit-il, et ses yeux brillaient dun éclat surnaturel. Ce nest pas une vaine parole que je vais te dire. Tant que tu voudras me donner du bonheur, tu seras à moi. Mais sil tarrive de ne plus maimer, ne parle pas, ne dépense pas de mots inutiles. Pas de contrainte ! Mais fronce seulement tes sourcils de zibeline, détourne seulement ton œil noir, remue seulement ton petit doigt, et je te rendrai ton amour avec ta chère petite liberté dorée. Mais alors, ô ma beauté orgueilleuse, je mourrai !
Et je sentis toute ma chair sourire à ces paroles.
Une émotion profonde interrompit Catherine. Mais elle reprenait déjà haleine tout en souriant à une nouvelle pensée et se disposait à continuer, quand son regard rencontra le regard enflammé dOrdinov rivé sur elle. Elle tressaillit, voulut parler, mais le sang lui afflua au visage. Comme prise de folie, elle se jeta sur loreiller… Ordinov était plein dun trouble infini. Il lui semblait que du poison brûlait son sang. Et cétait une souffrance aiguë qui augmentait avec chaque mot du récit de Catherine. Il se sentait saisi dun emportement sans but, dune passion vaine et invincible. Par moments il voulait crier à la jeune fille : « Tais-toi ! » Il voulait se jeter à ses pieds, la supplier de lui rendre la douceur de ses premières souffrances, alors quil ignorait tout delle, de lui rendre ses premiers élans, si vagues et si purs, ses premières larmes déjà depuis longtemps séchées. Et maintenant ses larmes ne pouvaient plus couler, le sang inondait son cœur ; il ne comprenait plus ce que lui disait Catherine, il avait peur delle. À cette heure, il maudissait son amour ; il suffoquait, ce nétait plus du sang, mais du plomb fondu qui coulait dans ses veines.
Ah ! ce nest pas cela mon plus grand chagrin, dit Catherine en relevant subitement la tête, ce nest pas cela mon chagrin, ce nest pas cela ! répéta-t-elle dune voix changée, tout le visage contracté et les yeux secs, ce nest pas cela ! ce nest pas cela ! On na quune mère et je nen ai plus, et pourtant que mimporte ma mère ! Que mimporte la malédiction de son atroce dernière heure ! Que mimporte ma vie de jadis ! et ma chambrette chaude ! et ma liberté de jeune fille ! Séduction, trafic de mon âme et le péché éternel pour un instant de bonheur, que mimporte ! Ce nest pas cela ! ce nest pas cela, quoique cela soit ma perte ! Mon plus grand chagrin, celui qui me rend lâme amère, cest que je suis lesclave enchantée de ma honte, cest que jaime mon opprobre, cest que je me complais comme en un bonheur au souvenir de mon déshonneur ! Voilà ma misère ! Mon cœur est sans force et sans colère contre mon péché…
La respiration lui manqua, un sanglot hystérique lui serra la gorge, un souffle saccadé desséchait ses lèvres, sa poitrine se soulevait et sabaissait profondément, une indignation étrange enflammait son regard. Mais en ce même moment tant de charme était répandu sur son visage, chaque ligne de ses traits vibrait dune telle beauté, tant de passion y éclatait que les pensées noires dOrdinov se dissipèrent et quil ne se sentit plus quun désir : presser son cœur contre le cœur de la jeune fille, et laisser son cœur tout oublier près de ce cœur et battre du même rhythme orageux. Leurs regards se rencontrèrent, elle sourit et il se sentit pris entre un double courant de feu…
Pitié ! grâce ! soupira-t-il. Sa voix tremblait, il était si près delle que leurs souffles se confondaient. À ton tour tu mas ensorcelé. Je ne sais pas ton chagrin, mais je vois que mon âme a perdu son repos… Oublie-le, ton chagrin ! et dis-moi ce que tu voudras, ordonne, je tobéirai ! Mais viens avec moi ! Ne me laisse pas mourir !
Catherine le regardait sans bouger. Elle voulut linterrompre, prit sa main, mais les paroles lui manquèrent. Un singulier sourire apparut lentement sur ses lèvres, et lon eût dit que le rire voulait percer sous ce sourire.
Je ne tai pas tout dit, reprit-elle enfin, dune voix exaltée, jai bien des choses encore à te conter. Mais voudras-tu les entendre, voudras-tu les entendre, cœur ardent ? Écoute ta sœur, tu nas sans doute pas encore compris tout son malheur. Je pourrais te dire comment jai vécu avec lui tout un an, mais je ne te le dirai pas… et quand lannée fut écoulée, il descendit avec ses amis vers le fleuve, et je restai seule, à lattendre, chez celle quil appelait sa mère. Je lattendis un mois, deux mois. Puis, un jour, je rencontre dans le faubourg un jeune marchand. Je le regarde, et le souvenir de mes années jolies, de mes premières années, me revient.
Lioubouchska, sœur, me dit-il après avoir échangé avec moi quelques paroles, je suis Alioscha, ton fiancé. Te souviens-tu que les vieillards nous ont fiancés quand nous étions encore enfants ? Mas-tu oublié ? Rappelle-toi, je suis de ton pays…
Et que dit-on de moi dans notre pays ?
Alioscha sourit.
On raconte que tu te conduis mal, me répondit-il, que tu as oublié ta vertu de jeune fille et que tu vis avec un brigand, un preneur dâmes.
Et toi, que dis-tu de moi ?
Il tressaillit.
Je ne disais rien de bon, je ne disais rien de bon… Mais je me tais depuis que je te vois. Ah ! tu mas perdu ! Achète-moi donc, toi aussi, mon âme, prends-la, prends mon cœur, belle fille, joue-toi de mon amour. Je suis orphelin, maintenant, je suis mon maître, mon âme nappartient quà moi. Je nai pas fait comme une certaine fille qui a tué en elle le souvenir, je nai pas vendu mon âme. Et que disais-je : Achète-la ! Elle nest pas à vendre, je la donne pour rien : cest par-dessus le marché !
Je me mis à rire, et ce nest pas une seule fois ni deux quil me tint ce langage. Il demeura tout un mois à la campagne, abandonnant ses marchandises, ses amis. Il vécut seul, tout seul. Jeus pitié de ses larmes dorphelin. Un matin je lui dis :
Alioscha, aujourdhui à la tombée de la nuit, attends-moi auprès de la berge. Nous irons ensemble chez toi. Jen ai assez, de ma vie de misère.
La nuit vient. Je fais un petit paquet de mes hardes. Javais le cœur triste à la fois et joyeux. Tout à coup, je vois entrer mon patron. Je ne lattendais pas.
Bonjour !… Viens vite, il y aura un orage sur la rivière, et le temps passe.
Je le suivis. Nous prenons le chemin de la rivière. Il y avait loin ! Nous apercevons un petit bateau. Un rameur que je connais bien y est assis : on devine à son attitude quil attend quelquun.
Bonjour, Alioscha. Dieu te soit en aide ! Quoi ? tu tes attardé et tu vas maintenant te hâter pour rejoindre tes barques ? Emmène-nous, mon bon garçon, ma femme et moi, vers nos amis. Il y a loin, jai laissé partir le bateau, et je ne pourrais faire toute cette distance à la nage.
Viens donc, dit Alioscha.
Toute mon âme tressaillit en entendant sa voix.
Assieds-toi, continua-t-il, le vent est à tout le monde, et tout le monde aura sa place dans mon palais de planches.
Nous montons. La nuit est sombre ; pas détoiles, grand vent ; les vagues sélèvent, et nous sommes déjà à une verste du bord.
Personne encore na parlé.
Un orage, dit mon patron, un orage sérieux. Depuis que je me connais, je nen ai pas encore vu de pareil sur la rivière. Ce sera tout à lheure une vraie tempête. Ce bateau est trop chargé, et nous ne pourrons y tenir trois.
Non, nous ne pourrons y tenir trois ; il paraît que lun de nous est de trop.
En prononçant ces mots, la voix dAlioscha tremblait comme une corde de violon.
Eh bien, Alioscha, je tai connu petit enfant. Jétais le camarade de ton père, et nous mangions ensemble le pain et le sel. Dis-moi donc, Alioscha, ne pourrais-tu pas atteindre le bord sans le bateau, ou préfères-tu perdre pour rien ton âme ?
Non, je nirai pas. Et toi, brave homme ? Sil tarrive de boire un coup de trop en route, eh bien, cest un mauvais moment à passer.
Je nirai pas non plus, la rivière ne me porterait pas. Or, écoute maintenant, toi, Catherinouschka, mon trésor. Je me rappelle une nuit semblable. Seulement les vagues étaient moins grosses, et les étoiles brillaient, et la lune. Je veux tout simplement te demander si tu as oublié cette nuit-là.
Je men souviens, dis-je.
Tu te souviens donc aussi, nest-ce pas ? dun certain pacte ; comment un homme de cœur expliqua à une belle fille de quelle manière, quand il ne lui plairait plus, elle pourrait lui reprendre sa chère liberté ?
Je men souviens aussi.
Je ne savais plus si je vivais ou si jétais morte.
Tu ten souviens aussi ? eh bien, voici que nous sommes un de trop dans ce bateau. Lheure de lun de nous a sonné. Dis-nous donc, ma chère, dis-nous, ma colombe, duquel des deux cest lheure, ne dis quun mot…
Je nai pas dit ce mot…
Catherine nacheva pas.
Catherine ! appela derrière eux une voix, une voix sourde et enrouée.
Ordinov tressaillit. Mourine était à la porte. À peine couvert dune fourrure, horriblement pâle, il les couvrait dun regard presque fou. Catherine pâlit et le regarda aussi, fixement, comme fascinée.
Viens chez moi, Catherine, dit le malade dune voix à peine intelligible, et il sortit de la chambre.
Catherine continuait à regarder le seuil comme si le vieillard était encore devant elle. Mais tout à coup son sang brûla ses joues pâles, elle se leva lentement.
Ordinov se rappela leur première rencontre.
À demain donc, mes larmes ! dit-elle avec un bizarre sourire. Rappelle-toi où jen suis restée : « Choisis des deux, belle fille, qui te plaît et qui te déplaît ! » Ten souviendras-tu ? attendras-tu encore une petite nuit ?
Elle posa ses mains sur les épaules du jeune homme et le regarda tendrement.
Catherine, ny va pas, nachève pas ton malheur ! il est fou…
Catherine ! cria-t-on derrière la cloison.
Eh bien, quoi ! Il me tuera peut-être ! répondit Catherine avec le même sourire. Bonne nuit à toi que je ne me lasserais jamais de contempler, mon pauvre frère !…
Sa tête roulait sur la poitrine dOrdinov, et de nouvelles larmes arrosaient son visage.
Ce sont mes dernières larmes ! Endors ton chagrin, mon doux ami. Demain tu te réveilleras plus joyeux… Et elle lembrassa passionnément.
Catherine ! Catherine ! murmura Ordinov en tombant à genoux devant elle, et en sefforçant de la retenir, Catherine !
Elle se retourna, lui fit un signe de tête en souriant, et sortit de la chambre. Ordinov lentendit entrer chez Mourine. Il retint son souffle et écouta ; le vieillard se taisait, ou peut-être avait-il de nouveau perdu connaissance. Ordinov nentendit plus rien. Il voulut aller lui-même chez le vieillard, mais ses jambes se dérobèrent, et il saffaissa sur le lit.
Chapitre 5
Longtemps après quil se fut éveillé, Ordinov ne put se rendre compte de lheure. Était-ce le crépuscule du matin ou celui du soir ? Combien de temps avait duré son sommeil ? En tout cas, il sentait que ce sommeil avait été morbide. Il passa la main sur son visage comme pour écarter les fantômes de la nuit. Mais quand il voulut se lever, ses membres brisés lui refusèrent leur service. La tête lui tournait, il frissonnait. En même temps que la conscience, la mémoire lui revenait, et il tressaillit en revivant en un seul éclair de souvenir toute la nuit précédente. Ses sensations étaient si vivantes quil ne pouvait se croire séparé de cette nuit par de longues heures : nétait-ce pas à linstant même ? Catherine ne venait-elle pas de le quitter ? Ses yeux étaient mouillés de larmes : étaient-ce les larmes de cette nuit terrible, ou des larmes nouvelles ? Et, chose étrange, sa souffrance lui était douce, quoiquil sentît clairement que son organisme ébranlé ne pourrait supporter une seconde secousse semblable. Un instant, se croyant près de mourir, tant ses impressions sexaltaient ! il sapprêtait à recevoir la mort comme un hôte désiré. Puis un si puissant transport envahit son âme que son activité vitale se tendit à se rompre. Son âme brûlait, flambait à se consumer en un moment, à séteindre pour toujours.
Soudain une voix chanta. Cétait une harmonie comparable à ces musiques intérieures familières à lâme aux heures de joie. Tout près de lui, presque au-dessus de sa tête, la voix claire et ferme de Catherine chantait une chanson douce et monotone. La voix montait, sabaissait, puis expirait en une plainte, comme si elle sabsorbait en langoisse intime dun désir inassouvi, maîtrisé, dérobé sans issue au fond dun cœur languissant. Puis elle reprenait en roulades de rossignol, parfait symbole dune invincible passion, et sépandait en une mer dharmonies puissantes comme les premières heures de lamour. On distinguait aussi les paroles, simples, sentimentales, merveilleusement appropriées à la mélodie. Mais Ordinov les oubliait. La musique seule le touchait. Au simple et naïf récitatif, il substituait dautres paroles qui répondaient mieux aux détours cachés, cachés à lui-même ! de sa propre passion, des paroles toutes pleines delle ! Et cétait tantôt le dernier gémissement de la passion sans espérance, tantôt, au contraire, le cri de joie du cœur qui a enfin brisé ses chaînes et se livre, libre et serein, à un noble amour. Et tantôt, cétaient les premiers serments de lamante, la pudeur parfumée des premières rougeurs, et léclair des larmes, et les chuchotements mystérieux et timides ; tantôt le désir stérile dune vestale, orgueilleuse et joyeuse de sa force, sans voiles, sans mystères, et qui, avec un rire lumineux, ouvre largement ses yeux enivrés…
Ordinov nattendit pas la fin de la chanson, il se leva, et la chanson sinterrompit aussitôt.
Ce nest plus ni bon matin, ni bonjour quon peut te dire, mon désiré. Bonsoir ! Lève-toi, viens chez nous, viens pour que je me réjouisse. Nous tattendons, le patron et moi, tous deux prêts à te servir. Éteins ta haine dans ton amour, si le ressentiment de loffense habite encore ton cœur. Dis une bonne parole.
Ordinov suivit Catherine. Il comprenait à peine quil allait chez le logeur. La porte souvrit devant lui, et clair comme le soleil lui apparut le sourire de sa merveilleuse logeuse. Il ne vit, il nentendit quelle, et son cœur déborda de joie.
Il y a deux aubes de passées depuis que nous nous sommes vus, dit-elle en lui tendant la main. La deuxième soirée sachève, regarde le ciel. Ce sont les deux aubes de lâme dune jeune fille, ajouta-t-elle en riant, celle qui fait rougir de la première honte son visage, quand son âme seulette parle pour la première fois, et la seconde, laube brûlante qui fait monter à son front son sang vermeil. Viens chez nous, viens, bon garçon. Pourquoi rester sur le seuil ? Honneur et amour à toi ! Reçois le salut du patron.
Avec un rire musical, elle prit Ordinov par la main et le fit entrer.
Il baissa les yeux, craignant de la regarder. Il sentait quelle était si merveilleusement belle quil ne pourrait supporter sa vue. Et jamais, en effet, elle navait été si belle ! Le rire dune joie réelle étincelait pour la première fois sur son visage. Sa main frémissait dans celle dOrdinov, et, sil avait levé les yeux, il aurait vu un sourire vainqueur illuminer ceux de la jeune fille.
Lève-toi donc, vieillard ! dit-elle enfin comme si elle revenait à elle. Dis à notre hôte une parole affable. Un hôte est un frère. Lève-toi, homme altier, orgueilleux vieillard. Salue ton hôte, et prends-le par sa main blanche [21].
Pour la première fois Ordinov pensa à Mourine. Les yeux du vieillard semblaient séteindre dans une angoisse suprême. Il regardait fixement Ordinov, avec ce même regard chagrin et fou quOrdinov navait pas oublié. Mourine était couché, mais à demi vêtu, et, sans doute, il était déjà sorti dans la matinée. Son cou était couvert dun foulard rouge. Il portait des pantoufles. Évidemment la maladie commençait à le quitter, mais il était encore terriblement pâle et jaune. Catherine, auprès de lui, sappuyait dune main à la table, et les observait attentivement. Mais le sourire ne quittait pas ses lèvres. Il semblait que tout se fît par sa volonté.
Ah ! cest toi, dit Mourine se levant, et sasseyant sur son lit, cest toi, mon locataire. Jai des torts envers toi, barine, je tai offensé sans le savoir, jai joué du fusil. Mais qui diable eût pu croire que tu étais épileptique ? Moi aussi, ajouta-t-il dune voix enrouée en fronçant le sourcil, et en détournant involontairement les yeux. Quand le malheur vient, il ne frappe pas à la porte, il entre comme un voleur. Nai-je pas failli, lautre jour, lui mettre un couteau dans le cœur, à elle-même ! Je suis malade, jai des crises. Maintenant, tu sais tout. Assieds-toi, et sois mon hôte.
Ordinov le regardait à son tour fixement.
Assieds-toi donc, assieds-toi ! cria le vieillard avec impatience, assieds-toi, puisquelle le veut ! Alors vous voilà devenus frère et sœur ? Vous vous aimez comme deux amoureux…
Ordinov sassit.
Regarde donc ta sœur, continua le vieillard en riant, et en découvrant ses deux rangées de dents blanches, dont pas une ne manquait. À votre aise ! Est-elle belle, ta sœur, barine ? réponds-moi. Regarde donc comme ses joues sont roses ! Regarde-la donc, rends hommage à sa beauté, montre que ton cœur saigne pour elle !
Ordinov jeta au vieillard un regard irrité. Mourine tressaillit sous ce regard. Une rage sourde bouillonnait dans la poitrine du jeune homme. Une sorte dinstinct animal lavertissait quil était en présence de son ennemi mortel. Mais il ne sexpliquait pas le comment et le pourquoi de cette rencontre. Son esprit était comme paralysé.
Ne regarde pas… dit une voix derrière lui.
Il se retourna.
Ne regarde pas, ne regarde pas, te dis-je, puisque le mauvais esprit te tente. Aie pitié de ta liouba !
Et soudain, tout en souriant, elle couvrit de sa main, par derrière, les yeux du jeune homme. Puis aussitôt, elle ôta ses mains, et en couvrit son propre visage. Mais elle sentit que le rouge de ses joues se voyait entre ses doigts, et elle voulut affronter sans crainte les rires et les regards des deux hommes. Tous deux la considéraient en silence, Ordinov avec une sorte détonnement amoureux, comme sil voyait pour la première fois une si redoutable beauté, le vieillard attentivement et froidement. On ne pouvait rien lire sur son visage impassible, seulement ses lèvres bleuissaient et frémissaient légèrement.
Catherine sapprocha de la table, enleva les livres, les papiers, et posa le tout sur la fenêtre. Elle respirait précipitamment, avec saccades, et parfois elle aspirait lair avec avidité, comme sil allait lui manquer. Sa poitrine ronde senflait, et sabaissait comme une vague près du bord. Elle avait les yeux, baissés, et ses cils noirs brillaient, comme des aiguillons fraîchement aiguisés, sur ses joues claires.
Fille de czar ! dit le vieux.
Ma reine !… murmura Ordinov. Mais aussitôt, il reprit sa présence desprit en sentant peser sur lui le regard du vieillard, un regard tout étincelant de méchanceté et de froid mépris. Ordinov voulut se lever. Mais une force invincible clouait ses pieds au sol. Il se rassit en crispant ses poings. Il ne pouvait croire que tout cela fût réel. Il simaginait être la proie dun cauchemar, et que le sommeil morbide pesait encore sur ses paupières. Et, chose étrange, il navait pas le désir de séveiller.
Catherine ôta le vieux tapis, ouvrit un coffre, y prit un tapis précieux tout brodé de soie écarlate et or, et en couvrit la table. Puis, dun antique nécessaire de voyage en argent, elle sortit trois gobelets du même métal, et, dun regard solennel et presque rêveur, elle invita le vieillard et lhôte.
Qui de nous, dit-elle, na pas les sympathies des autres ? En tout cas, il a la mienne, et boira avec moi, car vous me plaisez tous deux, vous êtes tous deux mes frères. Buvons donc à tous pour lamour et pour la concorde.
Oui, dit le vieillard dune voix émue, buvons et noyons dans le vin les pensées noires ! Verse, Catherine.
Et toi, ordonnes-tu de verser ? demanda Catherine à Ordinov.
Il tendit silencieusement son gobelet.
Un instant !… Que celui de nous qui a, à cette minute même, un désir, le voie réalisé ! dit le vieillard en levant la main.
Ils trinquèrent et burent.
À nous deux maintenant, vieillesse ! dit Catherine sadressant au patron. Si tu as encore, au fond du cœur, de la tendresse pour moi, buvons ! Buvons à notre bonheur vécu ! Saluons les années finies, saluons-les ! Ordonne donc de verser, si tu maimes.
Ton vin est fort, ma colombe, et toi, tu ne fais que mouiller tes lèvres… dit le vieillard en souriant, et il tendit de nouveau son gobelet.
Eh bien ! je vais y goûter, mais tu boiras jusquau fond !… Pourquoi vivre, vieillard, avec une pensée pénible ? Une pensée pénible rend le cœur languissant. Penser, cest se chagriner : il faut vivre sans pensées, cest le bonheur. Bois, vieillard, noie tes pensées.
As-tu donc tant de chagrin, toi-même, que tu saches si bien le seul moyen de le conjurer ? Allons ! je bois à toi, Katia, ma blanche colombe ! Et toi, barine, si tu me permets de te le demander, as-tu du chagrin ?
Si jen ai, je le garde, murmura Ordinov sans quitter des yeux Catherine.
As-tu entendu, vieillard ? Moi aussi, il ny a pas longtemps que je sais voir en moi-même. Je navais pas de souvenirs, et soudain, quand lheure est venue, je me suis tout rappelé. Tout ce qui est passé, je lai revécu dans mon âme insatiable.
Il est amer de commencer à se contenter du passé, dit le vieillard mélancoliquement. Le passé, cest comme le vin bu. Quy a-t-il de bon dans le passé ? cest un cafetan usé : on le jette !
Et il en faut un nouveau, saisit au vol Catherine en riant avec effort, tandis que deux grosses larmes se suspendaient à ses cils comme des diamants. On ne peut vivre seul, fût-ce un instant. Le cœur dune jeune fille est vivace, et le tien ne battra pas toujours à lunisson. As-tu compris, vieillard ?… Tiens, regarde, une de mes larmes est tombée dans ton verre.
Est-ce par beaucoup de bonheur quon ta payé ton chagrin ? dit Ordinov dune voix tremblante démotion.
Il est probable, barine, que tu as beaucoup de bonheur à vendre, riposta le vieillard. Pourquoi interviens-tu quand on ne te parle pas ? Et il se mit à rire dun rire amer et silencieux en regardant insolemment Ordinov.
Jen ai eu pour mon argent, dit Catherine dune voix un peu aigre et mécontente. Ce qui paraît beaucoup à lun est peu de chose pour lautre. Lun veut donner tout sans rien prendre, lautre prend et ne donne pas. Et toi, pas de reproches ! ajouta-t-elle en regardant Ordinov presque durement. Un homme est ainsi, un autre est autrement. Sais-tu donc quelquun pour qui la vie soit douce ?… Vieillard, verse dans ton gobelet, verse ! Bois au bonheur de ta fille bien-aimée, ta douce esclave soumise dès le premier jour, verse et bois !
Soit ! Bois donc aussi, dit le vieillard en prenant le vin.
Arrête, vieillard, attends ! Laisse-moi dabord te dire un mot.
Catherine saccouda sur la table. Ses yeux passionnés plongeaient au fond de ceux du vieillard. Une résolution singulière se lisait sur son visage. Ses mouvements étaient brusques, inattendus. Elle paraissait enflammée, quelque chose détrange se passait en elle. Mais sa beauté augmentait avec son animation. Ses lèvres entrouvertes par un sourire laissaient éclater la blancheur de ses dents. Son souffle était saccadé. Ses narines palpitaient. Sa natte, trois fois nouée sur sa nuque, tombait négligemment sur son oreille gauche. Une sueur légère perlait à ses tempes.
Dis-moi lavenir, vieillard, dis-moi mon avenir avant davoir noyé ton esprit dans le vin. Voici ma main blanche… Ce nest pas pour rien quon tappelle sorcier. Tu as étudié dans les livres et tu connais toutes les sciences diaboliques. Regarde donc, vieillard, regarde et dis-moi tous les malheurs qui me menacent. Mais ne va pas mentir ! Dis comme tu sais. Ta fille sera-t-elle heureuse ? Lui pardonneras-tu ou appelleras-tu sur son chemin le malheur ? Dis-moi, aurai-je une chaude retraite ou, toute ma vie [22], comme un oiseau errant, serai-je orpheline parmi les bonnes âmes, cherchant vainement ma place ? Qui me hait ? Qui maime ? Qui veut me nuire ? Mon cœur sera-t-il solitaire ? Lui si jeune ! lui si chaud ! Solitaire tout son siècle et mort avant sa mort ? Ou bien trouvera-t-il son égal, celui qui doit battre avec lui à lunisson, joyeusement… jusquau nouveau chagrin ? Sous quels cieux bleus, par delà quelles mers et quelles forêts est mon hardi fiancé ? Maimera-t-il bien ? Se fatiguera-t-il vite de moi ? Me sera-t-il fidèle ? Dis-moi aussi, vieillard, allons-nous longtemps encore vivre ensemble nous deux, dans notre coin sombre, parmi les livres noirs ? Quand faudra-t-il, vieillard, te saluer bien bas, te souhaiter la santé, le repos, et te dire adieu ? Te remercier pour ton pain et ton sel, pour le boire et le manger, et pour les jolis contes que tu me contais ?… Fais bien attention, dis-moi toute la vérité, ne mens pas, montre ta science.
Son animation allait croissant jusquau dernier mot, et brusquement sa voix séteignit. Ses yeux étincelaient, sa lèvre supérieure tremblait. Il y avait une raillerie cruelle dans ses paroles, mais sa voix était pleine de sanglots. Elle se pencha sur la table et regarda le vieillard en face, fixement. On entendait son cœur battre.
Ordinov sécria de transport, et il allait se lever. Mais un regard oblique et rapide du vieillard cloua de nouveau le jeune homme en place.
Il y avait du mépris, de lironie, de linquiétude, du dépit et en même temps une curiosité malicieuse dans ce regard oblique qui chaque fois faisait tressaillir Ordinov, et réduisait à limpuissance ses plus ardentes colères.
Rêveur, avec une sorte de résignation triste, le vieillard sourit quand Catherine sarrêta. Il navait cessé de la regarder tant quelle avait parlé. Maintenant son cœur était blessé, les paroles fatales avaient été dites.
Tu veux beaucoup savoir en une seule fois, petit oiseau qui te sens des ailes et qui brûles de les essayer. Verse donc, verse-moi plus vite un plein gobelet, que je boive dabord à la liberté. Car autrement je ne pourrais peut-être détourner de mes souhaits le mauvais œil. Le diable est fort, le péché nest pas loin.
Il leva son verre et le vida. Plus il buvait, plus il pâlissait. Ses yeux rougissaient comme des braises : leur éclat fiévreux, leffrayante pâleur de son visage présageaient une nouvelle crise.
Le vin était fort : un seul gobelet avait troublé la vue dOrdinov, son sang senflammait, son esprit vacillait. Il se versa de nouveau à boire, sans savoir ce quil faisait, pensant vaguement peut-être calmer ainsi son agitation, mais le sang se précipita dans ses veines plus violemment encore. Il eut un vertige, et dès lors, en concentrant toute son attention, cest à peine sil put suivre ce qui se passa autour de lui.
Le vieillard reposa sa tasse en la heurtant violemment contre la table.
Verse, Catherine ! sécria-t-il, verse encore, méchante fille, verse-moi jusquà la mort ! Verse le long sommeil au vieillard et délivre-toi de lui. Mais buvons ensemble. Pourquoi ne bois-tu pas ? Crois-tu que je ne laie pas remarqué ?
Ordinov nentendit pas la réponse de Catherine. Dailleurs, Mourine ne la laissa pas finir. Comme sil ne pouvait se contenir davantage, il lui saisit la main. Son visage était blême, ses yeux séteignaient et se rallumaient presque instantanément. Ses lèvres blanches tremblèrent, et dune voix inégale il commença :
Donne-moi ta petite main, ma beauté, donne : je vais te dire lavenir. Je suis en effet un sorcier, tu ne tes pas trompée, Catherine, ton cœur dor ne ta pas menti, car je suis en effet son sorcier, je lui dirai la vérité, à lui, le simple et le naïf. Tu nas oublié quune chose : je puis dire la vérité, mais je ne puis donner lintelligence et la sagesse. Lintelligence nest pas le lot dune fille : elle entend la vérité, mais elle ne la comprend pas. Elle a dans la tête un serpent rusé, quoique son cœur soit baigné de larmes. Elle saura trouver son chemin toute seule. Elle rampera entre les malheurs, et lastucieuse réussira, tantôt par ladresse, tantôt par la toute-puissance de sa beauté. Car avec un regard elle sait enivrer un esprit. La beauté brise la force, elle partage en deux un cœur de fer. Si tu auras du chagrin, des malheurs ?… Il ny a pas de malheurs pour les cœurs faibles. Le malheur veut un cœur puissant ! Il aime à se baigner silencieusement de larmes sanglantes. Les gens ne lentendent jamais se plaindre ! Toi, fille, ton malheur est une trace sur le sable : ça se lave à la pluie, ça se sèche au soleil, ça semporte au vent dorage. Si tu seras aimée ?… Tu ne seras pas lesclave de celui qui taimera. Cest toi qui lui prendras sa liberté pour ne jamais la lui rendre. Mais quand tu voudras laimer à ton tour, tu ne le pourras. Cest un grain que tu auras semé, et un ravisseur viendra, et il prendra tout lépi. Ô ma tendre enfant, ma petite tête dor, tu as laissé tomber une de tes larmes dans mon gobelet, et aussitôt tu as répandu cent autres larmes encore, tout en parlant. Ah ! elles couleront en abondance, tes larmes, quand, durant une nuit longue, une nuit désespérée, le malheur tombera sur toi et tinvestira de mauvaise pensée. Tu te souviendras alors de cette larme daujourdhui : mais ce ne sera plus quune larme étrangère, une larme empoisonnée, lourde comme du plomb fondu. Elle brûlera jusquau sang ta blanche poitrine, et toute la nuit, toute la nuit, jusquà ce morne matin des mauvais jours, tu tagiteras dans ton petit lit, et de deux jours entiers ta plaie ne se fermera pas… Allons ! verse encore, Catherine, ma colombe, verse ! Verse pour me payer mon sage conseil, et ne dépensons plus de paroles inutiles.
Sa voix tremblait. On eût cru quun sanglot allait sortir de sa poitrine. Il se versa du vin, but avidement un nouveau gobelet et le heurta violemment contre la table. Son regard flamboyait.
Et vis au gré de la vie ! sécria-t-il. Ce qui est passé, jette-le par-dessus ton épaule… et verse toujours ! Courbe sous les effets du vin la tête violente, et que mon âme périsse ! Couche le vieillard pour la longue nuit sans réveil, sans souvenir. Tout est bu ! Tout est vécu ! La marchandise a trop longtemps dormi chez le marchand : il la donne pour rien… Et pourtant ! il ne laurait pas laissée, en son temps, à plus bas prix quelle ne valait ! Il y aurait eu du sang dennemi versé, et du sang innocent, et lacheteur aurait encore donné son âme pour conclure le marché !… Verse, Catherine !
Mais sa main simmobilisa. Il respira avec effort et involontairement pencha sa tête. Une fois encore il dirigea son regard terne sur Ordinov, mais son regard même séteignit, et ses paupières se fermèrent brusquement. Une pâleur mortelle se répandit sur son visage. Ses lèvres remuèrent comme sil avait voulu parler encore, et tout à coup une larme se suspendit à ses cils et roula lentement le long de sa joue.
Ordinov ne pouvait supporter davantage une telle situation. Il se leva, fit un pas en chancelant, sapprocha de Catherine et lui prit la main. Mais elle ne le regarda même pas, comme si elle avait oublié quil fût là, comme si elle ne le connaissait plus.
Dailleurs, elle semblait avoir perdu le sentiment de la réalité, elle était visiblement en proie à une idée fixe. Elle se laissa tomber auprès du vieillard endormi, lenlaça de ses bras, et fixement, comme rivée à lui, se mit à le contempler. Elle ne semblait pas sapercevoir quOrdinov lui tenait la main. Soudain elle lui jeta un long et pénétrant regard, et un sourire amer plissa ses lèvres.
Va, va-ten, dit-elle à voix basse, tu es ivre et méchant, tu nes plus mon hôte !…
Puis elle se retourna vers le vieillard, épiant son souffle et caressant du regard son sommeil, retenant elle-même sa respiration.
Un désespoir doublé de rage serra le cœur dOrdinov.
Catherine ! Catherine ! murmura-t-il en serrant la main de la jeune fille.
La souffrance crispa ses traits, elle releva la tête : mais il y avait sur son visage tant de raillerie, de mépris et deffronterie quOrdinov eut peine à supporter son regard. Puis elle lui montra le vieillard endormi, et Ordinov crut retrouver toute la haine dédaigneuse de son ennemi dans les yeux de la jeune fille, tant ce regard était blessant et glacial.
Il te tuera ! dit-il, ne pouvant plus contenir sa rage.
Mais en ce même instant une pensée sinistre sempara de lui, et ce fut comme si le diable lui-même lui murmurait à loreille que cette pensée était précisément celle de Catherine…
Je vais donc tacheter, ma beauté, chez ton marchand, puisquil faut que lacheteur donne son âme pour conclure le marché. Et le sang qui sera versé, ce nest pas le marchand qui le versera !…
Un rire immobile, un rire qui mettait à Ordinov la mort dans lâme, ne quittait pas le visage de Catherine. Hors de lui, presque inconscient, il sappuya dune main au mur et décrocha un antique poignard. De létonnement, mais aussi et pour la première fois du défi apparurent dans les yeux de Catherine, et il sembla à Ordinov que quelquun lui saisissait la main et la poussait à consommer lacte de folie. Il dégaina le poignard. Catherine lobservait, sans bouger, sans respirer.
Il regarda le vieillard.
Et il crut voir que le vieillard ouvrait un œil, lentement, et quil y avait un rire moqueur au fond de cet œil. Leurs regards se rencontrèrent. Ordinov se tenait immobile. Tout à coup, il lui sembla que le rire avait gagné tout le visage ; il lui sembla que ce rire glacial et meurtrier éclatait dans la chambre… Il tressaillit, le poignard glissa de ses mains à terre et retentit en tombant. Catherine jeta un cri, comme si elle séveillait dun cauchemar. Mourine se leva, sans hâte, et repoussa du pied le poignard dans un coin de la chambre. Catherine, sans un mouvement, se tint droite, les yeux fermés, le visage convulsé ; puis elle étreignit sa tête dans ses mains et tomba presque inerte, en criant dune voix déchirante :
Alioscha ! Alioscha !…
Mourine la saisit dans ses bras puissants et la serra contre sa poitrine avec une incroyable violence. Mais, quand elle eut caché sa tête sur le cœur de cet homme, chacun des traits du visage du vieillard se mit à rire dun rire si effronté, si cynique, que tout lêtre dOrdinov en frémit. Lesprit de trahison et de supercherie, la tyrannie systématique et jalouse, voilà ce que révélait clairement limpudence de ce rire…
Folle ! murmura-t-il.
Et il se hâta de sortir de la maison.
Chapitre 6
Quand Ordinov, bouleversé encore par les événements de la veille, ouvrit, le lendemain, vers huit heures du matin, la porte dYaroslav Iliitch (chez qui dailleurs il venait sans savoir pourquoi), il recula stupéfait et resta comme cloué au sol en apercevant Mourine. Le vieillard semblait se tenir à peine debout. Pourtant, malgré les instances dYaroslav Iliitch, il avait refusé de sasseoir. Yaroslav Iliitch poussa un cri de joie en reconnaissant Ordinov. Mais sa joie fut courte, la confusion le prit, et il se mit à aller et venir de la table à la chaise voisine, ne sachant que dire ni que faire. Il sentait fort bien quil était fort indélicat de continuer à sucer sa pipe en un pareil moment, et de négliger son visiteur : et pourtant, si grand était son trouble ! il suçait toujours sa pipe, et il la suçait de toutes ses forces, comme si il y eût cherché une inspiration.
Ordinov entra enfin dans la chambre. Il jeta à Mourine un regard aussitôt détourné. Quelque chose qui rappelait le mauvais rire de la veille parcourut le visage du vieillard. Ordinov tressaillit. Mais immédiatement la physionomie de Mourine perdit toute expression hostile et redevint impénétrable. Il salua très-bas son locataire.
Cette scène muette permit à Ordinov de se ressaisir lui-même, et, cherchant à se rendre compte de la situation, il regarda fixement Yaroslav Iliitch. Mais Yaroslav Iliitch navait pas encore recouvré son sang-froid.
Entrez donc, entrez, dit-il, mon précieux ami Vassili Mikhaïlovitch. Éclairez de votre présence, marquez de votre sceau… tous ces objets vulgaires. Et montrant de la main un coin de la chambre, il devint rouge comme un coquelicot, honteux de sembrouiller ainsi, fâché davoir dépensé en pure perte une de ses plus nobles phrases. Il roula bruyamment une chaise au milieu de la chambre.
Je ne vous dérange pas, Yaroslav Iliitch ? Je voulais… pour deux minutes…
Mais tant que vous voudrez ! et comment pourriez-vous me déranger, Vassili Mikhaïlovitch ?… Une tasse de thé, nest-ce pas ? Eh ! garçon !… Vous ne refuserez pas une seconde petite tasse, continua Yaroslav Iliitch en sadressant à Mourine, qui accepta. Yaroslav Iliitch commanda très-sévèrement au garçon qui entrait : « Encore trois verres ! » et sassit auprès dOrdinov. Il fut quelques instants à tourner sa tête, comme un chien de faïence, tantôt à droite et tantôt à gauche, de Mourine à Ordinov, et dOrdinov à Mourine. Sa situation était très-désagréable. Il aurait voulu parler, mais ce quil avait à dire lui semblait extraordinairement difficile ; il ne pouvait trouver un mot. De son côté, Ordinov semblait de nouveau stupéfait. Il y eut un instant où tous deux commencèrent à parler ensemble… Le silencieux Mourine, qui les observait curieusement, éclata de rire en montrant toute ses dents.
Je suis venu vous apprendre, commença Ordinov, que, par suite de circonstances malheureuses, je suis obligé de quitter mon logement, et…
Quelle étrange coïncidence ! interrompit Yaroslav Iliitch. Je vous avoue que jai été tout surpris quand ce vénérable vieillard ma déclaré ce matin votre décision. Mais…
Il vous a déclaré ma décision ? répéta Ordinov, et il regarda Mourine avec étonnement.
Mourine se caressa la barbe pour rire dans sa manche.
Oui, continua Yaroslav Iliitch. Du reste, je puis me tromper, mais je dois vous dire franchement, je vous donne ma parole dhonneur que, dans le discours de ce vénérable vieillard, il ny avait pas lombre dune offense à votre intention.
Ici, Yaroslav Iliitch rougit et maîtrisa avec effort son émotion. Mourine, ayant sans doute assez ri de la confusion du maître et de lhôte, fit un pas en avant.
Oui, Votre Noblesse, commença-t-il en saluant poliment Ordinov, nous avons parlé de vous. Certes, barine, vous savez bien vous-même que, ma patronne et moi, nous serions bien aises de laisser les choses continuer ainsi. Nous naurions pas soufflé mot… Mais ma vie, barine, vous savez ce quelle est, vous en avez vu quelque chose. Et pourtant, ce que nous demandons avant tout à la volonté sainte, cest de nous conserver notre vie. Jugez-en vous-même, barine. Faut-il vous prier en pleurant ? Que faut-il faire ?
Ici, Mourine se caressa de nouveau la barbe.
Ordinov se sentait mal à laise.
Oui, oui, je vous lavais dit moi-même. Il est malade. Cest le malheur… Cest-à-dire… je voulais mexprimer en français, mais excusez-moi, je ne suis pas très-habile… Cest-à-dire…
Oui…
Cest-à-dire oui…
Ordinov et Yaroslav Iliitch se saluèrent lun et lautre, un peu de côté, sans se lever ; puis tous deux, pour couvrir leur maladresse, se mirent à rire. Le grave Yaroslav reprit le premier sa présence desprit.
Jai, du reste, demandé des détails à cet honnête homme, poursuivit-il, et il ma dit que la maladie de cette femme…
Probablement pour dissimuler son embarras, Yaroslav Iliitch regarda Mourine dun air interrogatif.
Oui, de la patronne.
Le délicat Yaroslav Iliitch ninsista pas.
De la patronne, cest-à-dire de votre ancienne patronne… Eh bien, oui, elle est malade, voyez-vous. Il dit quelle vous dérange dans vos occupations, et lui-même… Vous mavez caché une importante circonstance, Vassili Mikhaïlovitch.
Laquelle ?
À propos du fusil.
Yaroslav Iliitch prononça ces derniers mots très-bas, très-doucement, et cest à peine si la millionième partie dun reproche sonna dans son affectueuse voix de ténor.
Mais, ajouta-t-il vivement, je sais tout, il ma tout raconté. Vous avez noblement agi, Vassili Mikhaïlovitch. Il est si beau de pardonner ! Dhonneur, jen ai vu, des larmes, dans ses yeux.
Il rougit de nouveau, ses yeux brillèrent, et il remua légèrement sur sa chaise.
Ah ! monsieur, ah ! Votre Noblesse, combien je… cest-à-dire nous, moi et ma patronne, combien nous allons prier Dieu pour vous !
Yaroslav Iliitch luttait contre une émotion inaccoutumée, tout en regardant fixement Mourine.
Vous le savez vous-même, barine, cest une baba [23] maladive et naïve. Moi-même, cest à peine si je me tiens debout…
Mais je suis tout prêt, interrompit Ordinov avec impatience. Assez là-dessus, je vous en prie. Finissons-en aujourdhui même, tout de suite si vous voulez…
Non… cest-à-dire… Barine, nous sommes très-contents de vous avoir. (Mourine salua très-bas.) Mais ce nest pas de cela que je veux parler, barine, il faut que je vous dise une chose. Elle mest un peu parente, de bien loin ! au quinzième degré, comme on dit… Cest-à-dire… mais ne méprisez pas notre langage, barine, nous sommes des gens obscurs… Or, depuis son enfance, elle est comme vous lavez vu. Une petite tête malade ! Ça a vécu dans la forêt, grandi avec les bourlakis, une fille de moujik. Leur maison prit feu. Sa mère, barine, mourut dans lincendie, et son père aussi. Je vous dis cela, parce quelle pourrait vous avoir raconté je ne sais quoi… Moi, je la laisse dire tout ce quelle veut. Elle a été examinée par le conseil chi-rur-gi-cal à Moscou… Pour tout dire, barine, la tête ny est plus… Je lui donne lhospitalité. Nous vivons, nous prions Dieu, nous espérons en la bonté suprême. Je tâche de ne la contredire en rien.
Le visage dOrdinov saltérait. Yaroslav Iliitch regardait tantôt lun, tantôt lautre avec inquiétude.
Mais ce nest pas encore là, barine, ce que je voulais vous dire, reprit Mourine en hochant la tête. Cette fille-là, cest un vrai coup de vent, une perpétuelle tempête. Quelle tête aimante, ardente ! Il lui faut toujours un bon ami, si jose ainsi dire, un amoureux. Cest ce qui la rendue folle. Je lai un peu calmée en lui racontant des histoires, cest-à-dire… Ah ! oui, je lai bien calmée ! Eh bien, barine, jai parfaitement vu excusez la naïveté de mon langage, continua Mourine en sinclinant très-bas et en essuyant sa barbe avec sa manche, jai parfaitement vu quelle était amoureuse de vous. Et vous, je veux dire Votre Altesse, cest bien aussi par amour que vous vouliez rester près delle…
Yaroslav Iliitch regarda Mourine : évidemment il désapprouvait ses incohérents discours.
Ordinov se contint à peine.
Non, barine, je ne voulais pas dire cela : mais, barine, un simple moujik !… Car nous sommes des gens bien obscurs, nous, barine ; nous sommes vos serviteurs. (Mourine salua très-bas.) Et comme nous allons prier Dieu pour vous, ma femme et moi !… Que nous faut-il ? Du pain et de la santé. Mais dans le cas présent, barine, que faire ? Faut-il me pendre ? Jugez-en vous-même, barine, cest une affaire très-simple. Que voulez-vous que nous devenions si elle prend un amant ? Le mot est un peu vif, barine, passez-le-moi : noubliez pas que cest un moujik qui parle à un barine. Vous êtes jeune, Votre Altesse, vif, ardent ; elle aussi est jeune, monsieur, cest une enfant naïve : en faut-il beaucoup pour un péché ? Songez donc que cest une belle baba, forte, rouge, et moi, je suis un vieillard épileptique… Mais je saurai la calmer par des contes quand Votre Grâce sera partie ; oui, oui, je saurai la calmer. Et combien, ma femme et moi, nous allons prier Dieu pour Votre Grâce !… Non, je ne puis dire combien ! et quand vous laimeriez, monsieur, ce nen serait pas moins une femme de moujik, une baba mal décrassée ! Et ce nest pas votre affaire, mon petit père barine, une femme de moujik… et comme nous allons prier Dieu pour vous !… comme nous allons prier pour vous !…
Mourine salua très-bas, très-bas, et resta longtemps ainsi, nen finissant plus dessuyer sa barbe.
Yaroslav Iliitch ne savait où se mettre.
Le brave homme ! risqua-t-il pour dissimuler son trouble. Comment avez-vous pu avoir un malentendu avec lui, Vassili Mikhaïlovitch !… Mais on ma dit que vous avez encore été malade, ajouta-t-il les larmes aux yeux et en regardant Ordinov avec un embarras infini.
Oui… Combien vous dois-je ? demanda vivement Ordinov à Mourine.
Voyez, barine, mon petit père, voyez ! Nous ne sommes pas les vendeurs du Christ ! Pourquoi tant vous offenser, monsieur ? nen avez-vous pas honte ? En quoi vous avons-nous donc offensé, nous, moi et ma femme ? Voyons !
Pourtant, cela ne se fait pas, mon ami : il a loué chez vous. Comprenez donc que votre refus loffense, intervint Yaroslav Iliitch se considérant comme obligé de démontrer à Mourine toute lindélicatesse de son procédé.
Voyons, voyons, monsieur, barine ! En quoi donc, je vous le demande une fois de plus, en quoi donc avons-nous offensé votre honneur ? Nous avons pris tant de peine pour vous servir que nous sommes fatigués ! Allez, allez, monsieur, allez, barine, que le Christ vous pardonne ! Sommes-nous donc des infidèles, des maudits ? Mais vous auriez vécu chez nous, vous auriez (pour votre santé, par exemple) partagé notre nourriture de moujik, vous auriez habité sous notre toit, et nous naurions rien trouvé à blâmer en tout cela, rien… Nous naurions pas dit un seul mot ! Mais le diable vous a poussé, je suis tombé malade, voilà ma patronne malade aussi, que faire ? Il ny aurait personne pour vous servir ! et pourtant nous aurions tant voulu !… Mais aussi comme nous allons prier Dieu pour Votre Grâce, la patronne et moi, comme nous allons prier !
Mourine salua jusquà la ceinture.
Des larmes denthousiasme jaillirent des yeux dYaroslav Iliitch.
Quel noble trait ! sécria-t-il : ô sainte hospitalité de la terre de Russie !
Ordinov le regarda des pieds à la tête dun air farouche.
Parole ! monsieur, dit Mourine saisissant au vol le dernier mot dYaroslav Iliitch, nous nestimons rien tant que lhospitalité ! Au fait, monsieur (ici Mourine couvrit entièrement sa barbe de sa manche), que je vous prie de rester encore un peu chez nous. Et pardi ! vous resterez, continua-t-il en sapprochant dOrdinov, vous resterez, cela mirait assez ; vous resteriez un jour, deux jours, je ne dirais rien. Mais voilà, la patronne est malade !… Ah ! si ce nétait pas la patronne ! Si par exemple jétais seul ! Comme je vous aurais soigné ! Cest-à-dire, là, comme je vous aurais soigné ! Je vous aurais comblé dhonneurs, comblé ! Je sais bien un moyen… Par Dieu, vous resterez chez nous, je vous le jure par Dieu ! Voilà un grand mot !… Vous resteriez chez nous si…
En effet, ny aurait-il pas un moyen ?… observa Yaroslav Iliitch, et il nacheva pas.
Ordinov avait eu tort de jeter un regard si farouche à Yaroslav Iliitch. Cétait le plus honnête et le plus noble des hommes. Mais la situation dOrdinov était si difficile ! Pour tout dire, Yaroslav Iliitch avait une folle démangeaison déclater de rire. À coup sûr, il naurait pu se retenir sil avait été tête à tête avec Ordinov, de pareils amis ! et il aurait démesurément ri. En tout cas, il aurait serré avec effusion, après avoir ri, la main dOrdinov, laurait assuré sincèrement quil sentait pour lui une double estime, quil lui pardonnait… enfin quil ne lui reprochait pas ses écarts de jeunesse. Mais son extrême délicatesse ne lui permettait pas, en létat des choses, de choisir librement son attitude, et il ne savait où se cacher.
Un moyen, un remède… reprit Mourine (tous les traits de son visage avaient bougé, à la maladroite exclamation dYaroslav Iliitch). Voici ce que je puis vous dire, barine, dans ma stupidité de moujik, voici, continua-t-il en faisant encore deux pas en avant : vous avez beaucoup trop lu, monsieur, vous êtes devenu trop intelligent. Comme on dit en russe, chez nous autres moujiks, vous êtes intelligent à devenir fou…
Assez ! interrompit sévèrement Yaroslav Iliitch.
Je men vais, dit Ordinov. Merci, Yaroslav Iliitch. Je viendrai certainement vous voir, répondit-il aux politesses de Yaroslav Iliitch qui nétait pas de force à le retenir plus longtemps, adieu, adieu.
Adieu, Votre Noblesse, adieu, barine, ne nous oubliez pas, visitez-nous aussi, nous autres moujiks…
Mais Ordinov ne lentendait plus. Il sortit, comme halluciné.
Il ne pouvait se soutenir. Il était comme tué. Sa conscience était insensibilisée. Il suffoquait, mais il sentit comme un grand froid intérieur qui lui prenait toute la poitrine. Il aurait bien voulu mourir ! Ses jambes flageolaient ; il sassit près dune haie, sans faire attention aux passants, à la foule qui commençait à samasser autour de lui, ni aux questions des curieux qui lentouraient.
Tout à coup, parmi les voix il distingua celle de Mourine.
Ordinov leva la tête. Le vieillard se tenait devant lui. Son visage pâle était solennel et rêveur. Ce nétait plus lhomme qui lavait si grossièrement raillé chez Yaroslav Iliitch. Ordinov se leva, Mourine le prit par la main et le tira de la foule.
Il faut encore prendre tes hardes, dit-il en regardant de côté Ordinov. Ne te désole pas, barine, tu es jeune, pourquoi te désoler ?
Ordinov ne répondit pas.
Tu es offensé, barine, tu es irrité : pourquoi ? Chacun défend son bien.
Je ne vous connais pas, dit Ordinov, je ne veux rien savoir de vos mystères. Mais elle, elle !…
Des larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Il les essuya du revers de sa main. Son geste, son regard, les frémissements convulsifs de ses lèvres blanchies, tout en lui présageait la folie.
Je tai déjà dit, répondit Mourine en fronçant les sourcils, quelle est presque folle. Pourquoi et comment ?… Que timporte ! Telle quelle est, je laime, je laime plus que ma vie et ne la céderai à personne, comprends-tu maintenant ?
Une flamme brilla dans les yeux dOrdinov.
Mais pourquoi… pourquoi suis-je comme mort ? Pourquoi mon cœur me fait-il souffrir ? Pourquoi ai-je connu Catherine ?
Pourquoi ?
Mourine sourit et resta rêveur.
Pourquoi ? Je ne sais, dit-il enfin. Un cœur de femme na pas la profondeur de la mer. Tu lapprendras par toi-même !… et cest vrai, barine, quelle voulait senfuir avec vous de chez moi, cest vrai, elle méprisait le vieillard, elle pensait lui avoir pris tout ce quil avait de vie… Est-ce que vous lui avez plu tout dabord, ou le simple besoin de changement ? Pourtant je ne la contredis en rien : si elle voulait du lait doiseau [24], je lui en donnerais. Elle a de lorgueil. Elle voudrait être libre, mais elle ne saurait que faire de sa liberté. Il vaut donc mieux, en somme, que les choses restent comme elles sont. Hé ! barine, vous êtes trop jeune, vous avez le cœur trop chaud : vous voilà comme une fille abandonnée qui essuie ses larmes avec sa manche. Oui, vous navez pas dexpérience, vous ne savez pas quun cœur faible est incapable de se conduire. Donnez-lui tout :il viendra et vous le rendra. Donnez-lui un royaume : il viendra se cacher dans votre bottine… Oui, il se fera assez petit pour cela. Donnez-lui la liberté, il se forgera lui-même de nouvelles chaînes. La liberté nest pas faite pour les cœurs faibles… Je vous dis tout cela parce que vous êtes si jeune ! Qui êtes-vous pour moi ? Venu, parti, vous ou un autre, que mimporte ? Dès le premier jour jai su comment tout cela allait se passer. Mais la contredire, je ne le devais pas : il ne faut pas risquer un seul mot de travers si lon tient à son bonheur. Pourtant, barine, tout cela se dit, continua Mourine, en train de philosopher, mais que fait-on ? Vous le savez vous-même, dans un moment de colère on prend un poignard ! Ou encore, on attaque son ennemi dans son sommeil et on lui déchire la gorge avec les dents ! Mais si alors on te mettait le poignard entre les mains et si ton ennemi touvrait de lui-même sa poitrine, va ! tu reculerais !…
Ils entraient dans la cour ; le Tartare aperçut de loin Mourine et ôta sa casquette tout en regardant malicieusement Ordinov.
Ta mère est-elle chez moi ? lui cria Mourine.
Oui.
Dis-lui quelle aide le barine à sortir ses hardes. Et toi aussi, remue-toi.
Ils montèrent.
La vieille qui servait chez Mourine, et qui était la mère du dvornik, noua, tout en bougonnant, les effets dOrdinov dans un grand paquet.
Attends, jai encore quelque chose à tapporter…
Mourine entra chez lui, puis revint et donna à Ordinov un riche coussin brodé de soie et de laine, celui-là même que Catherine lui avait mis sous la tête quand il avait été malade.
Cest elle qui te lenvoie. Et maintenant, va en paix, porte-toi bien… Mais prends garde, ne rôde pas autour dici, ça tournerait mal…
Il dit cela à demi-voix, dun ton paternel, on sentait quil ne voulait pas offenser Ordinov. Pourtant son dernier regard nexprimait quun ressentiment infini, et ce fut presque avec dégoût quil ferma la porte derrière le jeune homme.
Deux heures après, Ordinov emménageait chez lAllemand Schpis. Tinchen fit : Ah ! en le voyant. Elle lui demanda aussitôt de ses nouvelles, et, apprenant quil « ne se sentait pas bien », elle promit de le soigner. Schpis fit constater à son locataire quil navait pas encore remis lécriteau à sa porte : « mais il laurait remis dans la journée, car cétait ce jour-là même, en comptant à dater de la location, que les arrhes étaient consommés jusquau dernier kopeck ». Schpis saisit cette occasion de célébrer lexactitude et lhonnêteté allemandes.
Ce même jour, Ordinov tomba malade. Il ne se releva que trois mois après.
Petit à petit, la santé lui revint. Il commença à sortir. Sa vie chez Schpis était uniforme, sans incidents. LAllemand avait bon caractère ; la jolie Tinchen était tout ce quon peut rêver de mieux. Mais la vie, aux yeux dOrdinov, avait perdu tout son charme. Il était devenu irritable, maladivement impressionnable. Peu à peu il tomba dans une très-sombre hypocondrie. Ses livres restaient fermés durant des semaines entières. Il ne songeait plus à lavenir. Son argent sépuisait, et il laissait aller les choses, sans soin du lendemain. Parfois sa fièvre du travail, son ardeur de jadis, tous les mirages du temps passé simposaient nettement à sa pensée : mais la pensée ne se transformait pas en acte. Ordinov se sentait stérilisé, et ses visions lui semblaient comme exprès, comme pour railler son impuissance, prendre dans son imagination des proportions gigantesques. Aux heures de tristesse, il se comparait lui-même à lélève étourdi du sorcier : lélève, au moyen dun mot quil a volé au maître, ordonne au balai dapporter de leau dans la chambre, et il sy noie, ne sachant comment il faut dire : Cesse. Peut-être Ordinov avait-il conçu une idée originale, peut-être avait-il un bel avenir, du moins il lavait cru, et une foi sincère est elle-même le premier gage de lavenir. Mais maintenant, il riait de ses convictions et se désintéressait de tous ses grands projets.
Six mois auparavant il vivait dans sa création, tantôt y travaillant, tantôt, aux heures de fatigue, fondant sur elle quil était jeune ! dimmatérielles espérances. Son œuvre était une histoire de lÉglise, et avec quel ardent fanatisme il en avait esquissé lébauche ! Maintenant il relisait ses plans, les remaniait ; il fit quelques recherches, puis il abandonna son idée, sans rien fonder sur ses propres ruines. Une sorte de mysticisme, de mystérieux fatalisme, envahissait son âme. Il souffrait, et implorait de Dieu le terme de ses souffrances.
La servante du logeur, une Russe, une vieille dévote, racontait avec délices comment son locataire priait Dieu, comment il restait, des heures entières, comme inanimé sur les dalles de léglise…
Il navait confié à personne son malheur. Mais souvent, à lheure du crépuscule, quand les cloches lui rappelaient le moment inoubliable où il sétait agenouillé auprès delle dans le temple de Dieu, écoutant battre le cœur de la jeune fille et baignant de joyeuses larmes cette espérance qui traversait sa vie solitaire, alors un orage se levait dans son âme à jamais meurtrie. Son esprit chavirait, toutes les tortures de lamour recommençaient pour lui ; il souffrait ! il souffrait ! Et il sentait que son amour augmentait avec sa souffrance. Les heures et les heures passaient : il restait immobile sur sa chaise, oubliait tout, et le monde, et sa pâle existence, et lui-même, morne, abandonné, et il pleurait silencieusement et parfois se surprenait à murmurer : « Catherine ! ma sœur solitaire !… »
Une pensée terrible sajouta à toutes ses tortures. Elle le poursuivit longtemps, et chaque jour elle progressait, devenant une probabilité, une réalité. Il lui semblait, et il finit par y croire, il lui semblait que lesprit de Catherine était sain et que pourtant Mourine avait raison de lappeler « cœur faible ». Il lui semblait quun mystère inavouable la liait au vieillard, mais quelle navait pas la conscience du crime et quelle se soumettait innocemment à cette domination infâme. Quétaient-ils lun pour lautre ?… Son cœur battait dune colère impuissante en songeant à la tyrannie qui pesait sur ce pauvre être. Les yeux épouvantés de son âme tout à coup voyante suivaient la pauvre fille dans la chute progressive quon lui avait savamment et traîtreusement ménagée : comme on lavait torturé, le faible cœur !comme on avait méchamment interprété contre lui les textes immuables ! comme on lavait parfaitement aveuglé ! comme on avait avec adresse exploité la fougue de sa nature ! Et, peu à peu, voilà quon avait coupé les ailes de cette âme née libre et maintenant incapable de prendre son essor vers la vie vraie…
Ordinov devint plus sauvage encore. (Il faut avouer que ses Allemands ne le gênèrent en rien.) Il aimait errer par les rues, longtemps, sans but, choisissant surtout les heures obscures et les lieux éloignés et déserts.
Un triste soir de printemps morbide, et dans un de ces lieux funestes, il rencontra Yaroslav Iliitch.
Yaroslav Iliitch a visiblement maigri. Ses yeux si doux sont ternes. Il semble tout accablé. Dailleurs, il est pressé, il court pour une affaire, ses vêtements sont mouillés et tachés de boue, et de toute la soirée la pluie na cessé de prendre pour une gouttière le nez, toujours honnête, mais un peu bleui, dYaroslav Iliitch. De plus, il a laissé pousser ses favoris. Précisément ces favoris imprévus et cette affectation déviter un ancien ami intriguèrent Ordinov. Il se sentit offensé, blessé, lui qui pourtant fuyait la pitié. Il aurait préféré quYaroslav Iliitch fût encore cet homme dautrefois, simple, naïf, un peu bête, avouons-le, mais qui, du moins, ne posait pas pour la désillusion et nannonçait aucun projet de devenir plus intelligent. Et nest-ce pas très-désagréable de retrouver tout à coup intelligent un sot que nous avons aimé autrefois précisément peut-être pour sa sottise ? Dailleurs, la méfiance dYaroslav Iliitch ne dura pas. Tout désillusionné quil fût, il ne pouvait avoir perdu son caractère véritable, ce manteau que les vivants ne quittent que dans la tombe. Avec délices il fouilla comme autrefois dans lâme de son ami. Il lui fit dabord remarquer quil avait beaucoup à faire, puis « quil y avait longtemps quon ne sétait vu ». Mais soudain la conversation prit une étrange tournure. Yaroslav Iliitch parla de lhypocrisie des gens en général, de linstabilité du bonheur en ce monde et de cette futilité quest la vie. En passant il ne manqua pas de nommer Pouchkine, mais avec une indifférence très-marquée. Il parla de ses « bons amis » avec cynisme et semporta même contre la fausseté, contre le mensonge de ceux qui, dans le monde, sappellent amis, alors que lamitié sincère nexiste pas et na jamais existé. Oui, vraiment, Yaroslav Iliitch est devenu intelligent. Ordinov ne le contredisait pas, mais il se sentait très-triste. Il lui semblait quil enterrait son meilleur ami.
Ah ! imaginez-vous… jallais oublier de vous dire… sécria Yaroslav Iliitch comme sil se rappelait quelque chose de très-intéressant, nous avons une nouvelle. Mais cest un secret que je vous confie. Vous rappelez-vous la maison où vous demeuriez ?
Ordinov tressaillit et pâlit.
Eh bien, imaginez-vous quon y a découvert dernièrement une bande de voleurs ! Oui, monsieur mon ami, une bande, un repaire : contrebandiers, escrocs, malfaiteurs divers, que sais-je !… Quelques-uns sont coffrés, on poursuit les autres. De sévères instructions sont données. Mais voici qui passe toute imagination : vous souvenez-vous du propriétaire ? Un homme pieux, honorable, dextérieur si noble !…
Eh bien ?
Jugez daprès cela de toute lhumanité : cétait le chef de la bande ! Nest-ce pas incroyable ?
Yaroslav Iliitch était très-animé. Et il jugeait vraiment de toute lhumanité daprès cela : il ne pouvait faire autrement, cétait dans son caractère.
Et les autres ? Et Mourine ? demanda Ordinov à voix basse.
Ah ! Mourine ! Mourine ! ce vénérable vieillard, si noble… mais permettez, vous méclairez dune nouvelle lumière…
Quoi donc ? En était-il aussi ?
Limpatience faisait bondir dans sa poitrine le cœur dOrdinov.
Mais non, que dites-vous là ? reprit Yaroslav Iliitch en fixant sur Ordinov un regard de plomb (signe quil réfléchissait) : Mourine ne pouvait en être, puisque trois semaines auparavant il était parti avec sa femme pour son pays… Jai appris cela du dvornik… le petit Tartare, vous vous rappelez ?
Partie 2
LISA
Cette mélancolique aventure dun amour sans espoir et jamais guéri devait avoir sur le caractère et la vie dOrdinov une triste influence. Ce cœur ardent, cette âme de poëte furent aigris et stérilisés ; il vécut inutile aux autres, insupportable à lui-même, et mourut à soixante ans, seul, pauvre, laissant aux rares personnes qui lavaient connu le souvenir dun homme singulier, ce qui est bien la pire injure parmi les honnêtes gens, singulier et même bizarre, cest-à-dire capricieux et quinteux, et, pour tout dire, très-désagréable.
Un an environ après sa dernière rencontre avec Yaroslav Iliitch, il avait quitté Saint-Pétersbourg et sétait mis à voyager, espérant peut-être trouver quelque distraction, quelque diversion à ses éternels ennuis, dans la variété des paysages. Mais au bout de deux mois il revint à Saint-Pétersbourg, las, énervé, toujours aussi triste. Dailleurs, il navait à peu près plus dargent. Il sollicita et obtint un emploi dans ladministration civile des provinces. Mais, bientôt, dégoûté de la grossièreté des moujiks avec lesquels ses fonctions le mettaient en rapport, il permuta pour un poste moins lucratif à Saint-Pétersbourg.
Il retourna chez Schpis, son ancien logeur. Il loua un appartement très-exigu et prit un domestique.
Un petit héritage sur lequel il ne comptait plus lui rendit lindépendance. Et sa vie, dès lors, sécoula morne et grise jusquà son dernier jour.
Il eut pourtant une aventure encore, une seconde velléité damour. Mais il ne pouvait plus aimer ! Et dailleurs quel triste amour la fatalité lui offrait !…
Il a lui-même écrit cette douloureuse histoire. Je connaissais son habitude de noter, pour lui seul, des pensées quensuite il jetait dans un tiroir. Je nespérais pourtant pas un récit aussi circonstancié, et ma surprise fut grande quand jouvris le manuscrit que javais acheté à Apollon. (Apollon était le domestique dOrdinov. Ordinov le détestait, et cest sans doute pour ce motif quil lavait institué son héritier.)
Le récit était précédé dune assez longue et un peu désordonnée discussion quOrdinov supposait entre lui-même et des lecteurs imaginaires. Je nai pas cru devoir retrancher ces pages qui jettent de vives lumières sur lâme de cet homme extraordinaire.
Cest donc le manuscrit même dOrdinov quon va lire. Il se considérait, et navait pas tort, comme exilé du monde en soi-même, loin du mouvement et de la lumière, loin de la vie. Aussi retrouvera-t-on souvent dans ces notes le mot « souterrain ». Il vivait, en effet, en une sorte de souterrain spirituel, il avait un ESPRIT SOUTERRAIN, toujours agitant dobscurs problèmes, toujours sondant les ténèbres de sa pensée, toujours creusant plus avant et plus profond dans les mystères de sa conscience : « la conscience, cette maladie ! » écrit-il quelque part. Du temps déjà de son amour pour Catherine, il avait le germe de cette maladie : le malheur en fit éclore la fleur empoisonnée et immortellement vivace. Cest donc bien du Souterrain quil pouvait dater cette histoire lugubre dun homme victime de sa trop vive clairvoyance intime. Car cet homme se vit et se connut, et son destin est une triste réponse à lantique maxime : « Connais-toi. » Non, il nest pas bon à lhomme de se connaître lui-même.
Chapitre 1
Je suis malade… Je suis méchant, très-désagréable. Je dois avoir mal au foie, mais je nentends goutte à mon malaise, et je ne sais pas précisément où je suis attaqué. Je ne me soigne pas… Je ne me suis jamais soigné, malgré une très-réelle estime pour la médecine et les médecins. De plus, je suis extrêmement superstitieux : puisque jestime la médecine ! (Je suis instruit, et pourtant je suis superstitieux, cest ainsi.) Non, je ne me soignerai pas, par méchanceté : cela vous semble inexplicable ? Cest très-simple ; non que je puisse dire à qui nuira cette méchanceté ; hélas ! pas même aux médecins ! Je sais mieux que personne que je serai moi-même ma seule victime ; et cest pourtant et tout de même par méchanceté que je ne me soigne pas. Si cest du foie que je souffre, eh bien ! puissé-je en souffrir encore davantage !
Et il y a longtemps que je vis ainsi, une vingtaine dannées. Jai quarante ans. Jai été fonctionnaire. Jétais un méchant fonctionnaire, grossier, et qui prenais plaisir à lêtre. Voyons : je nacceptais pas de pots-de-vin : il me fallait bien trouver ailleurs mes petits bénéfices ! (Pas fameux, mon trait, pourtant je ne le bifferai pas. En lécrivant je le croyais très-fin, et maintenant je vois bien quil est pitoyable, et cest pour cela que je ne le bifferai pas.)
Quand un solliciteur entrait dans mon bureau et me demandait quelque renseignement, je me tournais vers lui en grinçant des dents, et cétait pour moi un triomphe si je réussissais à lui causer une visible gêne : et jy réussissais presque toujours. La plupart de ces gens-là sont timides ; cela va sans dire, des solliciteurs ! Mais il y avait aussi des dandies, que je détestais ; un entre autres, un officier. Il faisait avec son sabre un bruit insupportable et ne voulait jamais se soumettre à une observation. Nous eûmes, à propos de ce sabre, une guerre de dix-huit mois. Cest moi qui vainquis.
Mais savez-vous, messieurs, quel était le motif réel de ma méchanceté ? Eh bien, ma méchanceté consistait précisément et cest bien ce quil peut y avoir de plus dégoûtant, en ceci que, même aux pires heures de ma vie, je mavouais en rougissant que non-seulement je ne suis pas méchant, mais que je ne suis pas même aigri, et que cest tout au plus si mes accès de rage pourraient faire peur aux moineaux. Jai lécume à la bouche ? Donnez-moi du thé sucré : me voilà calmé. Je mattendris même, quitte à en faire une maladie, quitte à en avoir des mois dinsomnie, des mois de honte. Voilà comme je suis.
Et je mentais en disant que jai été un fonctionnaire méchant. Eh ! cest par méchanceté que je mentais. En réalité je mamusais avec les solliciteurs, avec cet officier principalement. Et vraiment je navais pas la faculté dêtre méchant. À chaque instant, je constatais en moi des éléments incompatibles avec un tempérament méchant ; je les sentais grouiller en moi, ces éléments, et je savais quils grouillaient en moi depuis toujours, et quils sefforçaient de se manifester à la vie extérieure, de sortir de lombre où je les maintenais ; mais je ne les laissais pas sortir, non, je ne les laissais pas ! Exprès ! je ne les laissais pas sortir, exprès ! Jen souffrais, jen rougissais. Jen avais des convulsions, et à la fin jen étais las, oh ! comme jen étais las ! Dites donc, messieurs, est-ce que je ne vous fais pas leffet davoir quelque regret, quelque repentir, et de vous demander, en quelque sorte, de me pardonner ?… Nest-ce pas ? cela vous paraît certainement tel… Mais je vous assure que cela mest indifférent…
Devenir méchant ! Mais puis-je seulement devenir quelque chose ? Ni méchant ni bon, ni coquin, ni honnête, ni héros ni goujat. Maintenant jachève de vivre dans mon coin, et jachève aussi de menrager avec cette consolation : que sérieusement un homme desprit ne peut être ni coquin, ni honnête, ni rien, et quil ny a que les sots qui puissent être quelque chose. Oui, un homme du dix-neuvième siècle a pour premier devoir dêtre une créature quelconque, surtout sans caractère : car un homme à caractère, un homme daction est essentiellement borné. Voilà lenseignement expérimental de mes quarante ans. Quarante ans ! Mais quarante ans, cest tout une vie, cest la plus extrême vieillesse. Dépasser la quarantaine est impoli, banal, immoral. Qui vit plus de quarante ans ? répondez-moi franchement. Mais je vais vous le dire : les sots et les coquins, je le dis en plein visage à tous les vieillards, à tous ces honorables vieillards, à ces vieillards aux cheveux dargent ; je le dis à tout le monde, et jai le droit de le dire, car je vivrai moi-même jusquà soixante ans, jusquà soixante-dix ! jusquà quatre-vingts !… Attendez, laissez-moi respirer…
Croiriez-vous par hasard que je cherche à vous faire rire ? Quelle erreur ! Je ne suis pas un homme plaisant, comme cela vous semble, cest-à-dire comme cela vous semble peut-être. Dailleurs, si mon bavardage vous irrite (et vous êtes irrités, je le sens) et si vous pensez à me demander : Qui êtes-vous ? je vous répondrai : Je suis un fonctionnaire de telle classe. Jai pris cet emploi pour vivre (pas uniquement pour vivre), et quand, lannée dernière, un de mes parents éloignés est mort juste à point pour me laisser six mille roubles en héritage, je me suis hâté de donner ma démission. Et maintenant, je reste dans mon coin, jy ai élu domicile : jy vivais déjà quand jétais fonctionnaire, mais maintenant jy ai élu domicile. Ma chambre est triste, dégoûtante, dans la banlieue. Jai pour domestique un sot, un scélérat qui fait de ma vie une torture constante. On prétend que le climat de Pétersbourg ne me vaut rien, et quavec mes rentes insignifiantes la vie ici est trop chère pour moi. Je sais tout cela, je le sais mieux que tous les donneurs de conseils, si expérimentés et sages quils puissent être, et je reste ; et je ne quitterai jamais Pétersbourg, parce que… Mais que jy reste ou non, que vous importe ?
Pourtant… De quoi les gens « comme il faut » parlent-ils le plus volontiers ?
Réponse : Deux-mêmes.
Eh bien, je parlerai de moi-même.
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Maintenant donc, messieurs, je vais vous conter que vous le désiriez ou non pourquoi je suis incapable dêtre même un goujat. Je vous déclare solennellement que jai plusieurs fois essayé de devenir un goujat. Jai échoué. Cest une maladie que davoir une conscience trop aiguë de ses pensées et de ses actions, une vraie maladie. Une conscience ordinaire, médiocre, suffirait, et au delà, aux besoins quotidiens de lhumanité ; ce serait assez de la moitié, du quart de la conscience commune aux hommes cultivés de notre malheureux dix-neuvième siècle et qui ont de plus la malechance dhabiter à Pétersbourg, la plus abstraite ville du monde, la plus abstraite et la plus spéculative. (Car il y a des villes spéculatives et des villes antispéculatives.) On pourrait se contenter, par exemple, de ce que possèdent de conscience les hommes daction et tous ceux quon appelle des individus de premier mouvement.
Je parie que vous me trouvez prétentieux pour avoir osé écrire cela, pour avoir osé railler les hommes daction, prétentieux et dun goût médiocre : je fais du bruit avec mon sabre, comme le petit officier. Mais quoi ? se vante-t-on de sa propre maladie ? y a-t-il à cela la moindre arrogance ?…
Quest-ce que je dis ? Tout le monde en est là, et cest toujours de ses maladies quon se vante. Peut-être seulement le fais-je plus que les autres. Jen conviens donc, mon objection était stupide. Il nen est pas moins vrai que non-seulement un excès de conscience est maladif, mais que la conscience elle-même, en soi et en principe, est une maladie, je le soutiens… Laissons cela de côté pour linstant.
Dites-moi : comment se pouvait-il faire que, juste aux heures (oui, juste à ces heures-là !) où je concevais le plus précisément toutes les délicatesses « du Beau et du Grand », comme on disait jadis, il marrivât, non plus de projeter, mais daccomplir des actions si viles, si viles que… ? Plus japprofondissais le Bien et « le Beau et le Grand », plus je menfonçais dans ma fange et plus jétais tenté de my perdre tout à fait. Mais le point capital, cest quil ny avait dans mon cas rien dapparemment anormal : il me semblait que cétait tout naturel. Cétait un état de santé ordinaire, sans aucun élément morbifique. De sorte quà la fin jai cessé de lutter. Jai failli croire (et peut-être lai-je cru en effet) que cétait là une destinée fatale. Jai dabord beaucoup souffert. Je croyais ma situation unique, et je cachais tous ces phénomènes intérieurs comme des secrets. Jen avais honte (nen ai-je pas encore honte maintenant ?), mais je goûtais de secrètes délices, monstrueuses et viles, à songer en rentrant dans mon coin par une de ces sales nuits pétersbourgeoises, à songer, dis-je, que « aujourdhui encore javais fait une action honteuse, et que ce qui était fait était irréparable », et à aigrir mes remords et à me scier lesprit et à irriter ma plaie à tel point que ma douleur se transformait en une sorte dignoble plaisir maudit, mais réel et tangible. Oui, en plaisir ! oui, en plaisir ! Jy tiens. Je relate cette observation exprès pour savoir si dautres ont connu ce singulier plaisir. Écoutez-moi : le plaisir consistait justement en une intense conscience de la dégradation, justement en ceci que je me sentais descendre au dernier degré de lavilissement, et quil ny avait plus dissue, et que sil métait accordé encore assez de temps et de foi pour me transformer en un homme meilleur, assurément je nen aurais pas voulu prendre la peine. Leussé-je même voulu, je naurais pas fait le moindre effort pour y parvenir, car me transformer… en quoi ?… Mais assez !… Hé !
quest-ce que je dis là ! quel mystère voulais-je donc expliquer ?…
Je vais pourtant essayer de vous dire en quoi consistait ce délice. Je vais vous le dire, vous le dire par le menu, car cest précisément pour cela que jai pris la plume…
Jai beaucoup damour-propre. Je suis toujours en méfiance et je moffense facilement, comme un bossu ou un nain.
Eh bien, à certaines heures, nimporte quoi, dinjurieux ou de douloureux, voire un soufflet, meût rendu heureux. Je parle sérieusement : cela meût causé un réel plaisir, il va sans dire un plaisir amer et désespéré, mais cest dans le désespoir que sont les plaisirs les plus ardents, surtout quand on a conscience de ce désespoir… Quoi quil marrivât, cest toujours moi qui paraissais le principal coupable, et le plus désolant, cest que jétais à la fois coupable et innocent, ayant agi, pour ainsi dire, daprès ma loi naturelle. Jétais coupable dabord, parce que je suis plus intelligent que tous ceux qui mentourent (je me suis toujours estimé plus intelligent que les autres, et parfois, croyez-moi, jen étais même honteux ; cest pourquoi jai, durant toute ma vie, regardé obliquement les gens, jamais en face).
Et puis jétais innocent parce que… Eh bien ! parce que jétais innocent !…
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Comment font les gens qui savent se venger et en général se défendre ? Quand lesprit de vengeance les domine, ils ne sont plus accessibles à aucun autre sentiment.
Lhomme offensé va droit à son but comme va un taureau furieux, les cornes baissées, et qui ne sarrête quau pied dun mur. Voilà sa force.
(À propos, au pied du mur, les gens de premier mouvement sarrêtent. Pour eux le mur nest pas un obstacle quon peut tourner, comme pour nous autres, gens qui pensons et par conséquent nagissons pas. Non, ils sarrêtent et se retirent franchement, le mur les calme, cest une solution décisive et définitive, quelque chose même de mystique… Mais nous reviendrons au mur.)
Donc lhomme de premier mouvement est, à mon sens, lhomme vrai, normal, tel que le souhaitait sa tendre mère, la Nature. Je suis jaloux de cet homme au dernier point. Il est bête, jen conviens, mais qui sait ? lhomme normal, peut-être, doit être bête. Peut-être même est-ce une beauté, cette bêtise. Pour ma part jen suis dautant plus convaincu que si, par exemple, je prends, par antithèse, pour homme normal celui qui a la conscience intense, qui est sorti, cela va sans dire, non de la matrice naturelle, mais dune cornue (ça, cest presque du mysticisme, messieurs, mais je le sais), eh bien, cet homunculusse sent parfois si inférieur à son contraire quil se considère lui-même, en dépit de toute son intensité de conscience, comme un rat plutôt quun homme, un rat doué dune intense conscience, mais tout de même un rat, tandis que lautre est un homme, et par conséquent, etc.… Surtout noublions pas que cest lui-même, lui-même qui se considère comme un rat, personne ne len prie, et cest là un point important.
Voyons maintenant le rat aux prises avec laction. Supposons par exemple quil soit offensé (il lest presque toujours) : il veut se venger. Il est peut-être plus capable de ressentiment que lhomme de la nature et de la vérité
id="footnote_25_call">[25]. Ce vif désir de tirer vengeance de loffenseur et de lui causer le tort même quil a causé à loffensé, est plus vif peut-être chez notre rat que chez lhomme de la nature et de la vérité. Car lhomme de la nature et de la vérité, par sa sottise naturelle, considère la vengeance comme une chose juste, et le rat, à cause de sa conscience intense, nie cette justice. On arrive enfin à lacte de la vengeance. Le misérable rat, depuis son premier désir, a déjà eu le temps, par ses doutes et ses réflexions, daccroître, dexaspérer son désir. Il embarrasse la question primitive de tant dautres questions insolubles, que, malgré lui, il senfonce dans une bourbe fatale, une bourbe puante composée de doutes, dagitations personnelles, et de tous les mépris que crachent sur lui les hommes de premier mouvement, qui sinterposent entre lui et loffenseur comme juges absolus et se moquent de lui à gorge déployée. Il ne lui reste évidemment quà faire, de sa petite patte, un geste dédaigneux, et à se dérober honteusement dans son trou avec un sourire de mépris artificiel auquel il ne croit pas lui-même. Là, dans son souterrain infect et sale, notre rat offensé et raillé se cache aussitôt dans sa méchanceté froide, empoisonnée, éternelle.
Quarante années de suite il va se rappeler jusquaux plus honteux détails de son offense et, chaque fois il ajoutera des détails plus honteux encore, en sirritant de sa perverse fantaisie, inventant des circonstances aggravantes sous prétexte quelles auraient pu avoir lieu, et ne se pardonnant rien.
Il essayera même, peut-être, de se venger, mais dune manière intermittente, par des petitesses, de derrière le poêle
"footnote_26_call">[26], incognito, sans croire ni à la justice de sa cause, ni à son succès, car il sait davance que de tous ces essais de vengeance il souffrira lui-même cent fois plus que son ennemi.
Sur son lit de mort, il se rappellera encore, avec les intérêts accumulés et… Mais cest précisément en ce dernier désespoir, en cette foi boiteuse, en ce conscient ensevelissement de quarante ans dans le souterrain, en ce poison des désirs inassouvis, en cette turbulence fiévreuse des décisions prises pour léternité et en un moment révisées que consiste lessence de ce plaisir étrange dont je parlais. Il est si subtil et parfois si difficile à soumettre aux analyses de la conscience que les gens tant soit peu bornés ou même tout simplement en possession dun système nerveux en bon état ny comprendront rien.
Peut-être, ajoutez-vous en souriant, ceux aussi qui nont jamais reçu de soufflet ny comprendront rien, voulant me faire par là poliment entendre que jai dû faire lexpérience du soufflet, et que, par conséquent, jen parle en connaisseur : je gage que cest là votre pensée. Mais tranquillisez-vous, messieurs, je nai pas fait cette expérience, quoiquil me soit bien égal que vous ayez de moi telle ou telle autre opinion. Je regrette bien plutôt de navoir pas moi-même donné assez de soufflets… Mais suffit, assez sur ce thème qui vous intéresse trop.
Je reviens donc paisiblement aux gens doués dun bon système nerveux et qui ne comprennent pas les plaisirs dune certaine acuité. Ces gens-là, si on les offense, beuglent comme des taureaux, à leur grand honneur, mais sapaisent immédiatement devant limpossibilité, vous savez, le mur. Quel mur ? mais cela va sans dire, les lois de la nature, les conclusions des sciences naturelles, la mathématique.
Quon vous démontre que lhomme descend du singe, il faut vous rendre à lévidence, « il ny a pas à tortiller ». Quon vous prouve quune parcelle de votre propre peau est plus précieuse que des centaines de milliers de vos proches, et quau bout du compte toutes les vertus, tous les devoirs et autres rêveries ou préjugés doivent seffacer devant cela ; eh bien ! quy faire ? Il faut encore se rendre, car deux fois deux… cest la mathématique ! Essayez donc de trouver une objection.
« Mais permettez, dira-t-on, il ny a en effet rien à dire : deux fois deux font quatre. La nature ne demande pas votre autorisation. Elle na pas à tenir compte de vos préférences, il faut la prendre comme elle est. Un mur ? Cest un mur ! Et ainsi de suite… et ainsi de suite… »
Mon Dieu ! que mimporte la nature ?
que mimporte larithmétique ? etc., sil ne me plaît pas que deux et deux fassent quatre ?…
Chapitre 4
Ah ! ah ! ah ! ah ! Mais ne trouvez-vous pas quelque délice aussi dans une rage de dents ? me demandez-vous en guise de raillerie.
Pourquoi pas ? répondrai-je. Mais oui, il peut y avoir du plaisir même à souffrir des dents. Jen ai souffert tout un mois, et je sais ce quil en est ; on ne reste pas silencieux, on geint ; mais tous les gémissements ne sont pas également sincères, il y a de la comédie : et voilà une jouissance, ce gémissement hypocrite est un plaisir, pour le malade. Sil ny prenait pas plaisir, il ne gémirait pas. Vous mavez fourni un excellent exemple, messieurs, et je veux le creuser à fond.
Ce gémissement, que signifie-t-il ? Le malade se plaint de linutilité humiliante de la maladie, il en a conscience, et pourtant il a conscience aussi de la légitimité de la nature qui vous torture, cette légitimité que vous méprisez et dont vous souffrez tout de même tandis que la nature nen souffre pas. Il ny a devant vous aucun ennemi visible, mais le mal existe pourtant. Vous avez le sentiment que vous êtes esclave de vos dents, que si la grande Inconnue le permettait, votre douleur cesserait à linstant, et que si elle le veut, vous souffrirez encore trois mois. Refusez-vous de vous soumettre ? Protestez-vous ? Justifiez-vous donc vous-même, cest tout ce que vous avez à faire.
Donc, cest avec cette humiliation sanglante que commence le plaisir ; il continue avec ces dérisions on ne sait de qui, et sélève parfois jusquau délice suprême. Je vous en prie, messieurs, consultez un esprit éclairé du dix-neuvième siècle quand cet esprit-là a mal aux dents ; choisissez le second ou le troisième jour de sa maladie, quand il met dans ses gémissements moins de violence que le premier jour, quand il commence à ne plus penser uniquement à son mal. Je ne parle pas dun grossier moujik, je parle de quelque personnage faussé par léducation du temps, par les raffinements de la civilisation européenne, et qui geint en homme élevé au-dessus du niveau naturel et des principes populaires, comme on dit aujourdhui. Ses gémissements sont méchants, hargneux, et ne cessent ni nuit ni jour : il sait bien que cela ne lui sert à rien et quil ferait bien de se taire ; il sait mieux que tout autre quil sirrite vainement lui-même et irrite son entourage. Et je le répète, cest dans la conscience de tout cet avilissement que consiste le vrai délice.
Vous ne comprenez pas encore, messieurs ? Non, je vois quil faut prodigieusement saiguiser lesprit pour comprendre tous les détours de ce singulier plaisir. Vous riez ? Jen suis bien aise ! Mes boutades, certes, sont de mauvais goût, sans mesure, folles ? Mais ne comprenez-vous pas que je nai aucun souci de ce que je peux dire, nayant aucune estime de moi-même ? Est-ce quun homme conscient peut sestimer ?
Chapitre 5
Peut-il avoir la moindre considération pour soi-même, celui qui commet le sacrilège de prendre plaisir à sa propre humiliation ? Et je ne dis point cela par quelque hypocrite repentir. Je nai jamais pu prendre sur moi-même de prononcer les mots : « Pardon, papa, je ne le ferai plus. » Non que jeusse été incapable de le dire : mais au contraire parce que je ny avais que trop de penchant.
…Observez-vous mieux vous-mêmes, et vous me comprendrez, messieurs. Que de fois jai imaginé des aventures et composé ma vie comme un livre ! Que de fois il mest arrivé, par exemple, de moffenser dun rien, exprès, sans motif ! Mais on se monte si facilement et si bien quà la fin on se croit véritablement offensé. Jai bien souvent joué ce jeu, de telle sorte que jai fini par my prendre et que je nétais plus maître de moi-même. Dautres fois, jai voulu me rendre amoureux de force. Jai bien souffert, je vous jure…
Je nai connu de pires souffrances que celles pourtant mêlées de douceurs que jendurai quand Katia me laissa voir quelle pourrait maimer et presque aussitôt mabandonna. Pourtant, si javais su vouloir, je laurais retenue ! Jaurais écarté le vieillard, lhorrible mechtchanine !… Mais à quoi bon réveiller des souvenirs qui me tuent ! Dailleurs, cest une histoire que vous ignorez…
Ô messieurs, ne serait-ce pas précisément parce que je nai jamais rien pu finir ni commencer que je me considère comme un homme intelligent ? Soit, je suis un bavard inoffensif, comme tout le monde ! Mais quoi ? ce bavardage, nest-ce pas la destinée unique de tout homme intelligent, ce bavardage, cest-à-dire laction de verser le rien dans le vide ?
Chapitre 6
Si je nagissais jamais que par paresse comprenez-vous ? Dieu ! que je mestimerais ! Car cest là une qualité positive et assurée. Quand on me demanderait : Ques-tu ? je pourrais au moins répondre : Un paresseux. Cest une manière dêtre, cela. Je ne plaisante pas, cest, dis-je, une manière dêtre, et qui me donnerait le droit dentrer dans le premier cercle à la mode. Jai connu un homme qui mettait toute sa gloire à savoir reconnaître le château-laffitte de tout autre vin. Il est mort avec une conscience tranquille : certes, il avait raison. Et, à son exemple, je pourrais, si jétais lhomme que je rêve, je pourrais boire sans souci à lhonneur de tout ce qui est grand et beau, et tout pour moi, même les plus insignifiantes choses, même les plus vides, tout serait beau et grand. Et je vivrais en paix, et je mourrais avec majesté, quelle splendide destinée ! Et je prendrais du ventre, un triple menton, et mon nez deviendrait si caractéristique que rien quà me voir chacun pourrait dire : Celui-ci est un sage, cest-à-dire un homme positif. Vous direz tout ce quil vous plaira, cela est toujours agréable à entendre dans ce siècle de négation.
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Mais tout ça, cest un rêve dor !…
Qui donc a le premier prétendu que lhomme ne commet des actions mauvaises que parce quil ignore ses véritables intérêts, et que si on les lui enseignait, il cesserait aussitôt dêtre la chose honteuse et vile quil est : car, comprenant ses véritables intérêts, il les trouverait dans la vertu ?
Et lon sait que personne nagit délibérément contre ses véritables intérêts : il ferait donc par nécessité des exploits de saint ou de héros. Quel enfant, lauteur de cet apophthegme ! Quel enfant naïf et bien intentionné !
Quand donc, depuis quil y a un monde, lhomme a-t-il agi exclusivement par intérêt ? Que fait-on donc de ces innombrables documents qui témoignent que les hommes font exprès sans se leurrer sur leurs véritables intérêts, sans y être poussés par rien, pour se détourner exprès, dis-je, de la voie droite, en cherchant à tâtons le mauvais chemin, des actions absurdes et mauvaises ? Cest que ce libertinage leur convient mieux que toute considération dintérêt réel…
Lintérêt ! mais quest-ce donc que lintérêt ? Qui me le définira avec exactitude ? Que direz-vous si je vous prouve que parfois lintérêt réel consiste en un certain mal, un mal nuisible, un mal assuré, quon préfère à un bien ? Et alors, la règle disparaît. Mais vous pensez quil ny a pas de cas semblables. Et vous riez. Riez, mais répondez. A-t-on bien calculé tous les intérêts humains ? Ny en a-t-il pas un qui échappe à toutes vos classifications ? Vous établissez vos listes dintérêts sur des moyennes fournies par les statistiques et les résultats de léconomie politique : ce sont le bonheur, la richesse, la liberté, le repos, etc., etc.… De sorte quun homme qui ne voudrait pas tenir compte de vos listes serait un obscurantiste, un arriéré, un fou, nest-ce pas ? Pourquoi, cependant, vos statisticiens en énumérant les intérêts en ont-ils toujours oublié un ? Par malheur, celui-là précisément est insaisissable ; il est réfractaire à toutes vos belles ordonnances. Par exemple, jai un ami… (dailleurs cest lami de tout le monde). Sil a un projet qui lui tienne à cœur, il lexpose très-sagement et selon toutes les lois de la saine logique ; il vous parlera avec passion des intérêts de lhumanité, rira de ces sots, de ces myopes qui ne comprennent pas la vraie signification de la vertu, et, juste un quart dheure après, sans aucun prétexte visible, mais poussé par une force intime qui prime tous les intérêts, fait juste ce que condamnent toutes ses théories. Il y a donc quelque chose, en cet homme, de plus puissant et de plus précieux que tous les intérêts, quelque chose qui est le plus intéressant des intérêts et dont justement on ne tient pas compte.
Mais ce nest pas moins par intérêt quil agit, me direz-vous.
Permettez, ne jouons pas sur les mots : le principal ici, cest que cet intérêt spécial renverse vos systèmes, met vos listes sans dessus dessous, ne peut se loger sous aucune rubrique et vous désoriente.
Avant de vous donner le nom de cet intérêt, je veux vous déclarer insolemment, au risque de me compromettre, que ces beaux systèmes qui tendent à prouver à lhomme quil doit être vertueux par intérêt ne sont que vaines subtilités de dialectique.
Ce système de la régénération de lhumanité par lintelligence de ses intérêts vaut la théorie qui prétend que la civilisation rend lhomme moins sanguinaire. Lhomme a un tel goût pour les conclusions a priori quil dénature volontiers les faits pour lharmonie de son système… Mais regardez donc autour de vous : le sang coule à flots, et joyeusement ! il pétille comme du champagne ! Voilà notre dix-neuvième siècle, voilà Napoléon, le grand et lautre, voilà les États-Unis,et leur éternelle union : où donc est cet adoucissement des mœurs par la civilisation ? Elle développe en lhomme la faculté de sentir, lui ajoute de nouvelles sensations : voilà toute son œuvre ; elle a
particulièrement donné à lhomme la faculté de jouir à la vue du sang. Avez-vous remarqué que les plus grands verseurs de sang sont les plus civilisés des hommes ? Attila et Stegnka Razine
"footnote_27_call">[27] ne leur sont pas comparables. Ceux-ci semblent plus violents, plus éclatants, mais cest que nos modernes Attilas sont si nombreux, si normaux, quon ne les distingue plus.
Il est incontestable que nous sommes devenus plus bassement sanguinaires grâce aux bienfaits de la civilisation. Jadis on versait le sang pour un motif, et pour un motif quon croyait juste, on pouvait tuer avec tranquillité : aujourdhui nous sommes convaincus que le meurtre est vil, et nous le commettons pourtant à la légère : qui préférez-vous ? Attila ou Napoléon ?
Mais la science nous transformera, nous guidera à la vraie et idéale nature humaine. Volontairement alors lhomme pratiquera la vertu et sera par conséquent rendu au sentiment de ses vrais intérêts. La science nous enseignera que lhomme na et na jamais eu ni désir ni caprice ; il nest quune touche de piano sous les doigts de la nature. Il ny a donc quà bien connaître les lois naturelles : toutes les actions humaines seront alors calculées daprès une certaine table de logarithmes morale au 0,108.000, et inscrite dans un calendrier.
Mieux encore : on en fera des éditions commodes, comme les lexiques daujourdhui, où tout sera calculé et défini de telle sorte que le hasard et la liberté seront supprimés.
Ainsi cest toujours vous qui parlez sétabliront des relations économiques nouvelles, et toutes les réponses seront faites davance à toutes les questions : alors sera fondé le Temple du Bonheur, alors… en un mot, cest alors que sera venu lâge dor.
Certes, on ne peut garantir que cet état de choses permettra dêtre bien gai, cest moi qui vous demande la parole, sil vous plaît, puisquil ny aura plus dimprévu. Mais quelle sagesse ! Par malheur, lhomme est sot ; quoi quon fasse pour lui, il est ingrat, ingrat à un tel point que…
quon ne peut imaginer une ingratitude pire que la sienne. Je ne serais donc pas étonné que, parmi toute cette sagesse, se levât quelque gentleman arriéré qui se camperait, les poings sur les hanches, pour vous dire : « Si nous envoyions au diable toute cette sagesse et si nous nous remettions à vivre selon notre fantaisie ? » Et cela nest rien encore, mais je suis sûr que ce sot gentleman aura des partisans. Lhomme est ainsi fait ! Il veut être libre, il veut pouvoir agir contre son intérêt, il prétend que parfois cest un devoir. (Cette idée mest personnelle…) Mon propre vouloir, mon caprice, ma fantaisie la plus folle, voilà le plus intéressant des intérêts, cet intérêt particulier dont je vous parlais, qui refuse dentrer dans vos classifications et les fait éclater. Où prenez-vous que lhomme aime la sagesse et sen tienne à ne rechercher que ce qui lui est utile ? Ce quil faut à lhomme, cest
lindépendance,à nimporte quel prix.
Chapitre 8
Ah ! ah ! ah ! ah ! Mais il ny a pas dindépendance ! me répondez-vous en riant. La science a disséqué lhomme, et vous savez par elle que la volonté, la liberté ne sont autre chose que…
Un instant ! cest précisément ce que je voulais dire, quand vous mavez interrompu. Oui, cest vrai, mais voilà le hic… Excusez-moi, jai un peu trop philosophé. Jai quarante ans de souterrain… Voyez-vous, le raisonnement est bon, cest certain. Mais il ne satisfait que lintelligence : la volonté est cette particulière manifestation de toutes les facultés vitales. Que vaut lintelligence ? Elle nest quune collection de maximes apprises. La nature humaine veut agir par toutes ses forces, consciemment ou inconsciemment, artificiellement même, mais vitalement toujours. Je vous répète pour la centième fois quil y a un cas unique, mais certain où lhomme veut se réserver le droit daccomplir la plus sotte action et nêtre pas obligé de ne faire que des choses bonnes et raisonnables. Car, à tout dire, cest notre propre individualité qui est intéressée ici.
Chapitre 9
Messieurs, je plaisante, et très-maladroitement, mais tout nest pas plaisant dans ma plaisanterie. Je serre les dents peut-être… Messieurs ! plusieurs mystères minquiètent : expliquez-les-moi ! Vous voulez transformer lhomme, selon les exigences de la science et du bon sens. Mais comment savez-vous quon puisse transformer lhomme, et quon le doive ?Comment savez-vous que cette transformation soit utile à lhomme ? Cest une supposition gratuite. Cest logique, mais ce nest pas humain. Vous pensez que je suis fou ?…
Lhomme aime à construire, cest certain : mais pourquoi aime-t-il aussi à détruire ? Ne serait-ce pas quil a une horreur instinctive datteindre le but, dachever ses constructions ? Peut-être narrive-t-il à construire que de loin, en projet ; peut-être aussi se plaît-il à faire des maisons pour ne pas les habiter, les abandonnant ensuite aux fourmis et aux bêtes familières. Les fourmis ont dautres goûts que les hommes. Elles bâtissent pour léternité leurs fourmilières, cest le but de toute leur existence et leur unique idéal, ce qui fait grand honneur à leur constance comme à leur esprit positif. Lhomme, au contraire, esprit léger, est un perpétuel joueur déchecs : il aime les moyens plus que le but, et, qui sait ? nest-ce pas le but, les moyens ? La vie humaine ne consiste-t-elle pas plutôt en un certain mouvement vers un certain but ; quest ce but lui-même ? et ce but, il va sans dire, ne peut être quune formule, 2 fois 2 font 4, et ce 2 fois 2 font 4 nest déjà plus la vie, messieurs, cest le commencement de la mort. Supposons que lhomme consacre toute sa vie à chercher cette formule ; il traverse des océans, il sexpose à tous les dangers, il sacrifie sa vie à cette recherche : mais y parvenir, y réellement parvenir, je vous assure quil en a horreur. Il sent bien que quand il aura trouvé, il naura plus rien à chercher. Les ouvriers, quand ils ont achevé leur travail, reçoivent leur argent, sen vont au cabaret et de là au violon : voilà de loccupation pour toute la semaine. Mais lhomme, où ira-t-il ? Atteindre à la formule, quelle dérision ! En un mot, lhomme est une risible machine ; il transpire le calembour. Je conviens que 2 fois 2 font 4 est une bien jolie chose ; mais, au fond, 2 fois 2 font 5 nest pas mal non plus…
Chapitre 10
Mais…
Nous autres, habitants du souterrain, il faut nous tenir en bride. Nous pouvons garder un silence de quarante ans. Mais, si nous ouvrons la bouche, nous parlons, parlons, parlons…
Chapitre 11
Il ny a rien de mieux au monde quune inertie consciente. Vive donc le souterrain !
Ah ! pourquoi en suis-je jamais sorti ? Pourquoi ny suis-je pas né ? Car jai voulu essayer de vivre, je vous lai dit : jai essayé dêtre goujat. Peut-être même ai-je aussi essayé dêtre héros. Rien, il ny a rien dans le monde pour moi. Mon passé est une perpétuelle et ironique négation. Hélas ! jai rêvé, je nai pas vécu ! et pourtant je vais bientôt mourir. De cela je ne me plains pas trop. Pourtant, messieurs, avouez vous-mêmes que ce nest pas juste !
Jai rêvé la vie au loin, sur les bords de la mère Volga, avec la si belle, la si étrange fille, dont je nai pas eu la force de memparer quand elle métait offerte, elle ma vraie vie, ma seule vie, et depuis ce jour-là je suis mort avant la mort, tué par une apparition farouche, une ombre de vieux satyre qui na peut-être jamais existé, et je disserte…
Je vous jure, messieurs, que je ne crois pas un traître mot de tout ce que je viens décrire, cest-à-dire, peut-être bien au contraire jy crois très-vivement, et pourtant quelque chose me dit que je mens comme un cordonnier.
Pourquoi donc avez-vous écrit tout cela ?
Je voudrais bien, messieurs, vous voir condamnés à quarante ans de néant, et je voudrais bien ensuite savoir ce que vous seriez devenus !
Imaginez un peu cela, je vous prie : vous navez pas eu dexistence réelle, et dans un caveau où ne pénètre quune lumière de crépuscule finissant, une aube dagonie, vous vous demandez ce que cest que la vie, et ce que cest que le jour. Je vous ai donné quarante ans pour vous faire une opinion sur ces graves sujets, et aujourdhui, premier jour de la quarante et unième année, je vous interroge : « Quest-ce que la vie ? Quest-ce que… ? » Mais vous ne me laissez pas finir. Vous avez tant pensé, tant réfléchi, que vous éclatez en paroles, un peu incohérentes, mais non pas tout à fait dénuées dun certain sens, qui, je lavoue, nest peut-être pas le sens commun.
Chapitre 12
Quand, de la nuit de sa perte,
Par un mot dardente persuasion,
Jai sauvé ton âme égarée
Et qui débordait de douleur,
Tu as maudit en te tordant les mains
Le vice qui tavait investie,
Et la conscience, qui allait te fuir,
Te châtia par le souvenir,
Et tu commençais à me conter
Tout ce qui tétait arrivé avant moi
Quand soudain, cachant ton visage dans tes mains,
Pleine de honte et de terreur,
Tu fondis en larmes,
Révoltée, désespérée…
(Dun poëme de Nekrassov.)
La neige tombe, aujourdhui, presque fondue ; jaune, sale. Voilà bien des jours quil neige. Et il me semble que cest la neige fondue qui me remet en mémoire une histoire de ma jeunesse. Contons donc cette histoire à propos de la neige fondante.
Javais trente ans. Ma vie était déjà triste, désordonnée, solitaire jusquà la sauvagerie. Je navais pas damis, jévitais toute relation, et je me blottissais de plus en plus dans mon coin. À mon bureau, je ne regardais personne ; mes collègues me traitaient comme un original, et même avaient pour moi une certaine répulsion. Je me suis demandé bien souvent pourquoi jétais seul lobjet de cette répulsion… Ainsi lun deux avait un visage dégoûtant, couturé de petite vérole, et dans la physionomie quelque chose de répugnant, un visage à noser le regarder. Un autre était sale, puant. Pourtant ni lun ni lautre ne paraissaient supposer quon pût avoir du dégoût pour eux ; ni lun ni lautre ne semblaient avoir dautre préoccupation que celle-ci : être considéréspar leurs chefs. Et maintenant je vois bien que cest mon maladif et exigeant amour-propre qui minspirait à moi-même du dégoût pour moi-même et qui me faisait supposer dans les yeux dautrui ce dégoût que je portais en moi. Car je me détestais. Mon visage me semblait infâme, jen trouvais lexpression vile ; à mon bureau je méloignais le plus possible des autres fonctionnaires pour leur laisser croire que je pouvais avoir une physionomie noble. « Que je sois laid, quimporte ? pensais-je, mais que du moins ma laideur soit noble et extrêmement intelligente. » Mais le plus terrible, cest que mon visage me semblait celui dun sot. Jaurais préféré quil fût ignoble, si à ce prix javais pu obtenir quil exprimât une extraordinaire intelligence.
Naturellement, je haïssais tous mes collègues, du premier au dernier ; javais à la fois peur et mépris. Il mest arrivé, quand la peur prenait le dessus, de les considérer comme bien supérieurs à moi ; cétait une impression soudaine ; et soudaine était la revanche…
Mon développement intellectuel était morbide, comme est celui de tout homme cultivé de notre temps. Eux, au contraire, stupides, étaient pareils entre eux comme les moutons dun troupeau. Jétais peut-être seul dans mon bureau à trouver ma condition celle dun lâche esclave, et cest pourquoi je pouvais me croire seul développé, et cétait réel, jétais un lâche et un esclave, je le dis sans détours, car tout homme digne du nom dhomme moderne est et doit être un esclave : cest son état normal. Jen suis convaincu, cest une chose fatale. Et que disais-je « moderne » ? Toujours, dans tous les temps, un homme digne de ce nom a dû être un lâche et un esclave. Cest la loi de la nature pour tout honnête homme. Et si cet honnête homme commet, comme malgré lui, quelque action déclat, quil ne sen réjouisse pas, quil ny puise pas de consolations pour les mauvaises heures, car cette mémorable action ne lempêchera pas de faire banqueroute à lhonneur dans quelque autre circonstance : telle est lunique conclusion. La suffisance et le contentement de soi sont le propre des ânes.
Ce qui me faisait le plus souffrir, cest que jétais différent de tous : « Je suis seul, et eux ils sont le monde », pensais-je, et je méditais là-dessus à perte de vue. Jai essayé de me lier avec certains de mes collègues, jouant aux cartes, buvant de la vodka, et discutant sur les chances davancement.
Mais ici permettez-moi une petite digression.
Nous autres, Russes, nous navons jamais eu de ces romantiques éthérés comme les Allemands et surtout les Français qui ne peuvent plus descendre du ciel, la France sabîmât-elle sous les barricades et les tremblements de terre. Je parle des romantiques : cest que je me faisais parfois le reproche de romantisme… Eh bien ! dis-je, les Français sont des sots, et nous nen avons pas de tels sur notre terre russe. Chacun sait cette vérité : cest par là surtout que nous nous distinguons des pays étrangers. Nous sommes très-peu éthérés, nous ne sommes pas de purs esprits. Notre romantisme, à nous, est tout à fait opposé à celui de lEurope : et le sien et le nôtre ne peuvent avoir de communes mesures. (Je dis romantisme ; permettez-le-moi. Cest un petit mot qui a fait humblement son service, il est vieux, et tout le monde le connaît.) Notre romantisme à nous comprend tout, voit tout, et voit souvent avec une clarté incomparablement plus vive que celle des esprits les plus positifs…Ne faire de compromis avec rien ni personne, ni rien dédaigner ; ne jamais perdre de vue lutile et le pratique (comme, par exemple, le logement aux frais de lÉtat, la pension et la décoration) ; ne voir que ce but à travers tous les enthousiasmes et tous les lyrismes, tout en conservant par devers soi intact comme soi-même ! lidéal du beau et du grand, précieux bijou de joaillier : voilà les lois de notre romantisme… Cest un grand coquin, je vous assure, le premier des coquins, vous pouvez men croire. Mais cest un coquin honnête homme : puisquil passe pour tel ! Eh bien, je nai jamais pu me hausser jusquà cet idéal de la pure, vertueuse et honnête coquinerie. Je nai jamais pu réussir à me faire loger par lÉtat, je nai jamais pu sauvegarder en moi lidéal du beau et du grand, je dis de ce beau et de ce grand acceptés et patentés, qui ont cours et ne sont jamais protestés. Cest un grand bonheur que je ne me sois pas jeté dans la littérature. Quelle piètre figure jy eusse faite ! Pourtant on aurait pu me décréter dutilité publique, car naurais-je pas contribué à légayement de mes contemporains… Mais non, mes contemporains sont des gens graves, de décents et corrects gentlemen qui ne veulent ni rire ni pleurer, et il est à croire quils ont raison.
Chapitre 13
Ah çà ! trêve de spéculations ! Ne voulais-je pas conter une histoire ? Ah ! oui, une réjouissante histoire ! Écoutez donc.
Javais un ami, un certain Simonov, un ancien camarade décole, un garçon calme, froid. Pourtant javais aimé en lui de lindépendance et de lhonnêteté. Je crois même quil nétait pas tout à fait sot. Nous avions jadis passé ensemble de bons moments, mais ils furent courts, et un voile de brume tomba vite sur ces beaux matins. Je soupçonnais que je devais lui être très-désagréable, pourtant je le visitais.
Un jeudi soir, ne pouvant plus supporter mon isolement, je me souvins de Simonov. En montant à son quatrième étage, je songeai que je lui étais pénible et que javais tort de laller voir. Mais cette réflexion était précisément de celles qui mencourageaient dans mes mauvaises pensées ; jentrai chez lui. Il y avait près dun an que nous ne nous étions vus.
Je trouvai chez lui deux autres anciens camarades décole. Ils discutaient visiblement quelque importante affaire. Mon arrivée nintéressa personne, chose étrange, car je ne les avais pas vus depuis des années. Je fis leffet insignifiant dune mouche dans une chambre. Même à lécole, quoique je ny fusse aimé de personne, on ne me traitait pas ainsi. Ma position médiocre, mon vêtement plus médiocre excitaient sans doute leur mépris ; mais je ne laurais pas cru tel. Simonov parut même sétonner de me voir. (Dailleurs, il sétait toujours étonné de me voir.) Tout cela me mit mal à laise. Je massis, javais lhumeur chagrine, jécoutai la discussion sans y prendre part.
On discutait passionnément à propos dun dîner dadieu que ces messieurs voulaient offrir en commun à leur ami lofficier Zvierkov qui partait pour une destination lointaine.
Môssieur Zvierkov était encore un de mes camarades décole. Je lavais pris en haine dans les dernières années de nos études communes. Cétait un joli garçon, arrogant et dominateur, que tout le monde aimait. Je détestais le timbre de sa voix haute et prétentieuse ; je détestais ses bons mots, très-mauvais ! je détestais son joli visage, très-joli et encore plus bête. (Jaurais pourtant volontiers changé mon intelligent visage contre le sien.) Nous nous étions perdus de vue. Il avait fait son chemin, tandis que moi…
Des deux hôtes de Simonov lun était Ferfitchkine, un Allemand-Russe, petit de taille, avec un visage de singe, un sot moqueur, mon pire ennemi dès nos premières classes, vil, insolent, vaniteux, ambitieux, lâche. Cétait un des fervents adorateurs de Zvierkov, à qui il empruntait de largent et rendait des courbettes. Lautre, Troudolioubov, était un militaire, haut de taille, lextérieur froid, assez honnête, mais qui avait le culte de tous les succès, et qui ne pouvait parler que de promotions. Il était parent de Zvierkov. Il en tirait du prestige. Pour moi, il me mettait au-dessous de rien, et navait avec moi ni politesse ni insolence, comme avec les choses.
Eh bien, sept roubles par personne, dit Troudolioubov, cela fait vingt et un roubles. On peut faire à ce prix un bon dîner. Zvierkov, cela va sans dire, ne paye pas.
Parbleu ! puisque nous linvitons ! sécria Simonov.
Pensez-vous donc, dit Ferfitchkine avec linsolence dun valet qui croit porter les décorations de son général, quil nous permettra de payer pour lui ? il acceptera par délicatesse, mais il nous offrira certainement une demi-douzaine de bouteilles de champagne.
Quoi ? une demi-douzaine pour quatre ? remarqua Troudolioubov que le chiffre seul avait étonné.
Donc, tous quatre, vingt et un roubles, à lhôtel de Paris, demain à cinq heures, conclut Simonov qui semblait être lorganisateur de la fête.
Comment, vingt et un roubles ? dis-je avec agitation et comme si je me sentais offensé. Si vous me comptez, ce sera vingt-huit roubles.
Il me semblait que moffrir ainsi à limproviste était de ma part très-adroit et ne pouvait manquer de me conquérir lestime universelle.
Vous voulez donc…, remarqua Simonov avec mécontentement en évitant mon regard.
Il me connaissait par cœur, cest pourquoi il évitait toujours mon regard.
Jétais furieux de cela, quil me connût par cœur…
Et pourquoi pas ? Je suis aussi un camarade, et je pourrais moffenser davoir été oublié, bredouillai-je.
Où fallait-il aller vous chercher ? fit grossièrement Ferfitchkine.
Vous nétiez pas déjà si bons amis, Zvierkov et vous, ajouta Troudolioubov en fronçant les sourcils.
Mais je me cramponnai à mon idée.
Il me semble que personne na le droit de juger entre nous, dis-je avec une voix tremblante. Cest précisément parce que jadis nous nous entendions mal que je tiens à le revoir maintenant.
Et qui comprendra vos idées transcendantales ? dit Troudolioubov en souriant.
On vous inscrira, décida Simonov. Demain, cinq heures, hôtel à Paris, ne vous trompez pas.
Et largent… allait commencer Ferfitchkine à voix basse en me désignant de coin de lœil. Mais il sinterrompit, cette grossièreté avait déplu même à Simonov.
Assez, dit Troudolioubov en se levant. Puisquil y tient, quil vienne.
Mais ce nest quun cercle damis, persistait Ferfitchkine en prenant aussi son chapeau. Ce nest pas une réunion officielle…
Ils partirent. Ferfitchkine ne me salua pas. Troudolioubov ne maccorda quun très-léger salut, sans me regarder. Simonov, avec qui je restai tête à tête, paraissait dépité et me regardait obliquement. Il restait debout et ne minvitait pas à masseoir.
Hum !… Oui… donc, demain. Donnez-vous largent tout de suite ? Je dis cela… pour savoir, balbutia-t-il avec embarras.
Jétais au moment déclater de colère. Mais aussitôt je me rappelai que depuis des temps incalculables je devais à Simonov quinze roubles. Je ne lavais jamais oublié ; mais je ne rendais jamais non plus.
Convenez vous-même, Simonov, que je ne pouvais savoir en entrant ici… Je regrette dailleurs davoir négligé…
Bon, bon, vous payerez demain, pendant le dîner… Cétait à titre de renseignement… Je vous en prie…
Il nacheva pas et se mit à marcher à travers la chambre avec une irritation croissante. Tout en marchant il frappait du talon.
Non, dit-il… Cest-à-dire… oui. Il faut que je sorte. Je ne vais pas loin, ajouta-t-il, comme pour sexcuser.
Et pourquoi ne le disiez-vous pas ? mécriai-je en saisissant mon chapeau.
Non, pas très-loin… Il ny a que deux pas, répétait Simonov en maccompagnant jusquà sa porte avec un air affairé qui ne lui allait pas du tout. Donc à demain à cinq heures ! me cria-t-il pendant que je descendais. Cela signifiait quil était très-content de me voir partir. Moi, jétais furieux.
Que le diable les emporte ! pensai-je tout en marchant. Quel besoin avais-je de me mettre encore cette affaire sur les bras ? Quoi ? pour fêter cet imbécile de Zvierkov ? Parbleu ! je nirai pas. Non ! je ne dois pas y aller. Dès demain jécrirai à Simonov.
Chapitre 14
Ce qui me rendait encore plus furieux, cest que je savais que malgré tout jirais, exprès. Plus il y avait dinconséquence de ma part à mimposer à ces « anciens amis », plus je mentêtais à le faire.
Il y avait pourtant une difficulté : je navais pas dargent. Javais en tout neuf roubles, mais je devais le lendemain en donner sept à Apollon, mon domestique, qui, sur ces sept roubles, se nourrissait lui-même.
Ne pas lui donner ses gages, cétait impossible. Mais je dirai plus loin pourquoi, je reviendrai en détail à cette canaille, à cette plaie de ma vie.
Du reste, je savais bien que pourtant je ne les lui donnerais pas afin de pouvoir aller au dîner de Zvierkov.
Jeus, cette nuit-là, de terribles cauchemars.
Le lendemain matin, je sautai de mon lit, tout agité, comme si quelque chose dextraordinaire allait se passer. Jétais sûr que ce jour-là marquerait dans ma vie un changement radical. (Cétait dailleurs la pensée que minspirait le moindre événement.) Je revins de mon bureau deux heures plus tôt que dordinaire, pour mhabiller. Je me promis de ne pas arriver le premier, pour quon ne pensât pas que je fusse ravi de loccasion et que jeusse hâte den profiter. Je cirai mes bottes, car Apollon pour rien au monde naurait ciré mes bottes deux fois par jour. Je dus lui voler subrepticement les brosses, ayant horriblement peur quil me méprisât un peu plus sil savait que, pourtant, je cirais moi-même mes bottes. Puis jexaminai mes habits : vieux et usés ! Mon uniforme était passable, mais va-t-on dîner en uniforme ? Javais juste sur un genou une grande tache jaune. Je pressentis que cela seul menlèverait les neuf dixièmes de ma dignité. Eh ! cette vile pensée ! mais cétait ainsi. « Et cest la réalité pourtant », pensais-je, et le courage me manquait. Je me représentais avec fureur comment ces gens-là allaient me toiser. Mieux certes eût valu rester chez moi. Mais cest impossible. Je naurais cessé ensuite de me railler moi-même en me disant : Ah ! tu as eu peur de la réalité ! Il fallait leur prouver ma supériorité, leur imposer ladmiration, leur donner à choisir entre Zvierkov et moi, et triompher. Pourtant… pourquoi faire ? Deux tous je neusse pas donné un demi-kopeck. Oh ! je priais Dieu que cette journée neût quune heure ! Je maccoudai à la fenêtre et je me mis à considérer la neige qui tombait épaisse et fondante…
Enfin ma mauvaise horloge sonna cinq coups. Je pris mon chapeau, jévitai Apollon qui attendait ses gages depuis le matin, mais par sottise ne voulait pas en parler le premier. Je me glissai dehors, et une voiture pour mes derniers kopecks mamena comme un barine à lhôtel de Paris.
Chapitre 15
Dès la veille javais prévu que jarriverais le premier. Non-seulement il ny avait encore personne, mais cest à peine si je pus me faire conduire dans le cabinet qui nous était réservé. La table nétait pas encore mise. Quest-ce que cela signifiait ? À la fin, le garçon voulut bien mapprendre que le dîner était pour six heures et non pour cinq. Il nétait que cinq heures vingt-cinq. Évidemment on aurait dû me prévenir. La poste est faite pour cela. Cétait donc exprès quon mavait infligé la « honte » à mes propres yeux et… aux yeux du garçon, darriver ainsi, seul, sans savoir lheure, comme un intrus. Jai rarement passé des moments plus insupportables. Quand, à six heures précises, ils arrivèrent tous ensemble, jeus dabord quelque plaisir à les voir, ils étaient pour moi des libérateurs, et jen oubliais presque que je devais me considérer comme offensé.
Zvierkov marchait en avant des autres, comme un chef. Tous étaient joyeux. En mapercevant, Zvierkov prit de grands airs, sapprocha de moi à pas lents, et me tendit la main affablement, avec lamabilité dun général pour un inférieur.
Jai appris avec étonnement votre désir de participer à notre fête, commença-t-il en traînant sur les syllabes, habitude que je ne lui connaissais pas. Nous nous sommes rencontrés si rarement ! Vous nous fuyiez. Je lai souvent regretté. Nous ne sommes pas aussi terribles que vous le pensez. En tout cas, je suis très-content de re-nou-ve-ler…
Et il posa machinalement son chapeau sur la fenêtre.
Attendez-vous depuis longtemps ? me demanda Troudolioubov.
Je suis arrivé juste à cinq heures, comme il était entendu hier, répondis-je à haute voix, avec une irritation sourde qui promettait une explosion prochaine.
Tu ne las donc pas prévenu que lheure était changée ? dit Troudolioubov à Simonov.
Non, jai oublié, répondit-il, sans même sexcuser.
Alors vous êtes ici depuis une heure ? Pauvre ami ! sécria Zvierkov avec une intention railleuse.
Il semblait trouver cela très-plaisant.
Ferfitchkine éclata de rire avec son fausset de roquet. Lui aussi trouvait ma situation extrêmement drôle.
Il ny a pas de quoi rire, criai-je à Ferfitchkine. On ne ma pas prévenu, cest… cest… cest tout simplement stupide !
Cest non-seulement stupide, mais quelque chose de plus, murmura Troudolioubov qui prenait naïvement mon parti. Vous êtes bien bon, cest une grossièreté.
Si lon mavait joué le même tour, remarqua Ferfitchkine, jaurais…
Mais vous auriez dû vous faire apporter quelque chose, dit Zvierkov, ou même dîner sans nous attendre.
Certes, jaurais pu le faire sans en demander la permission, fis-je dun ton sec. Si jai attendu, cest que…
Allons ! asseyons-nous, messieurs, dit Simonov qui rentrait. Je réponds du champagne, il est très-correctement frappé… Je ne savais pas votre adresse, ni où vous prendre ! me dit-il tout à coup, toujours sans me regarder.
Il avait visiblement une rancune contre moi.
Tous sassirent. Je fis comme eux. À ma gauche était Troudolioubov, à droite Simonov. Zvierkov était en face de moi ; Ferfitchkine entre lui et Troudolioubov.
Dites-moi (il traînait toujours), vous… vous êtes dans un ministère ? dit Zvierkov qui décidément prenait de lintérêt à mes affaires, ou plutôt tâchait de me mettre à mon aise.
« Veut-il que je lui jette une bouteille à la tête ? » pensais-je.
Je suis au bureau de ***, répondis-je sèchement en regardant mon assiette.
Et… ça vous convient ? Dîtes-moi, quest-ce qui vous a fôrcé dabandonner vos anciennes fonctions ?
Quest-ce qui ma fôrcé ? répétai-je en traînant trois fois plus que Zvierkov, presque sans le vouloir. Mais tout simplement jai quitté mes anciennes fonctions parce quil ma plu de les quitter.
Ferfitchkine ricana furtivement. Simonov me regarda dun air ironique. Troudolioubov resta la fourchette en lair, et me contempla curieusement.
Zvierkov se sentit froissé, mais il ne voulut pas le laisser voir.
Eh bien, et votre traitement ?
Quel traitement ?
Mais, vos appointements.
Est-ce un interrogatoire que vous me faites subir ?
Dailleurs, je dis aussitôt le chiffre de mon traitement, non sans rougir.
Pas riche, pas bien riche, observa Zvierkov avec importance.
Oui, il ny a pas de quoi dîner tous les jours dans les bons endroits, ajouta Ferfitchkine.
Cest-à-dire que cest la pauvreté même, conclut Troudolioubov.
Comme vous avez maigri ! Vous avez beaucoup changé depuis que… continua Zvierkov non sans méchanceté en mexaminant, moi et mon costume.
Allons ! sécria Ferfitchkine en souriant, cest assez, nous gênons ce bon ami.
Monsieur, sachez quil nest pas en votre pouvoir de me gêner, entendez-vous ? Je dîne ici au restaurant pour mon argent, et non pas pour celui des autres, remarquez-le, monsieur Ferfitchkine.
Com-ment ? et qui donc mange ici pour largent des autres ? Vous semblez… dit Ferfitchkine, rouge comme une écrevisse cuite et me regardant avec fureur dans le blanc des yeux.
Com-ment ? Com-me ça.
(Je sentais bien que jallais trop loin, mais je ne pouvais me retenir.)
Mais nous ferions mieux, continuai-je, de parler de choses plus intéressantes.
Ah ! vous cherchez loccasion de nous montrer vos hautes facultés !
Nayez pas peur, ce serait tout à fait inutile ici.
Que dites-vous ? Hé ! ne seriez-vous pas devenu fou dans votre bureau ?
Assez, messieurs, assez ! cria impérativement Zvierkov.
Que cest bête ! murmura Simonov.
En effet, cest stupide. Nous nous réunissons amicalement pour passer ensemble quelques instants avant le départ de notre ami, et vous querellez ! dit Troudolioubov en sadressant grossièrement à moi seul. Vous avez voulu prendre part à notre réunion, au moins ne la troublez pas…
Assez ! assez ! criait Zvierkov, cessez donc, messieurs. Laissez-moi vous conter comment, il y a trois jours, jai failli me marier…
Et il commença une histoire scabreuse et mensongère : dailleurs, du mariage, nulle question. Il ne sagissait que de généraux assaisonnés de femmes, et le beau rôle était toujours à Zvierkov.
Tout le monde rit en chœur. On ne soccupait plus de moi. Je buvais sans y songer de grands verres de xérès. Je fus bientôt gris ; mon irritation augmenta dautant. Je regardais insolemment la compagnie ; mais on mavait tout à fait oublié. Zvierkov parlait dune certaine dame qui lui avait confessé son amour, le hâbleur ! et dun certain Kolia, un prince de trois mille âmes, son meilleur ami, qui laidait dans cette affaire.
Comment donc ce Kolia de trois mille âmes nest-il pas avec nous pour fêter vos adieux ? dis-je tout à coup.
On fit silence.
Vous êtes ivre, dit Troudolioubov.
Zvierkov me regardait sans rien dire. Je baissai les yeux. Simonov se hâta de verser le champagne.
Troudolioubov leva son verre ; tous firent comme lui, excepté moi.
À ta santé et bon voyage ! cria-t-il à Zvierkov. Le bon vieux temps passé, messieurs, à notre avenir, hourra !
Tous burent, puis ils embrassèrent Zvierkov. Je ne bougeai pas, mon verre restait plein.
Et vous ? vous ne buvez pas ? hurla Troudolioubov menaçant en sadressant à moi.
Je vais faire un discours dabord, et ensuite je boirai, monsieur Troudolioubov.
Quel méchant homme ! murmura Simonov.
Je me levai, pris mon verre fiévreusement, sans savoir encore ce que jallais dire.
Silence ! cria Ferfitchkine. Nous allons avoir un dessert de choses géniales.
Zvierkov attendait, très-grave ; il semblait comprendre ce qui allait se passer.
Monsieur le lieutenant Zvierkov, commençai-je. Sachez que je hais les phrases, les phraseurs et les tailles fines. Voilà mon premier point. Voici le second.
Un mouvement se fit.
Second point. Je hais les polissons et les polissonneries, surtout les polissons. Troisième point. Jaime la vérité, la franchise et lhonnêteté, continuai-je presque machinalement, ne comprenant plus ce que je disais… Jaime la pensée, monsieur Zvierkov, jaime la véritable camaraderie, légalité et non… hum ! Jaime… et pourtant, je boirai à votre santé, monsieur Zvierkov. Faites la conquête des Tcherkess, tuez les ennemis de la patrie, et… et… à votre santé, monsieur Zvierkov.
Zvierkov se leva, me salua et me dit :
Merci.
Il était très-irrité, extrêmement pâle.
Que diable ! hurla Troudolioubov en frappant du poing sur la table.
Non, cest par un soufflet quil fallait répondre, piaula Ferfitchkine.
Il faut le mettre à la porte, murmura Simonov.
Pas un mot, messieurs, pas un geste ! cria solennellement Zvierkov apaisant lindignation générale. Je vous remercie tous, mais je saurai lui prouver moi-même quel cas je fais de ses paroles.
Monsieur Ferfitchkine, dès demain vous me rendrez raison de vos paroles, dis-je très-haut.
Un duel ? Je laccepte, répondit lautre.
Jétais probablement si ridicule, et cette idée de duel allait si mal à mon extérieur, que tous, et après eux Ferfitchkine, éclatèrent de rire.
Eh ! laissons-le tranquille ! Il est tout à fait ivre ! fit Troudolioubov avec dégoût.
Je ne me pardonnerai jamais de lavoir inscrit, murmura encore Simonov.
« Voilà le moment de leur jeter les bouteilles à la figure », pensai-je. Je pris une bouteille, et… je me versai un plein verre.
« Je vais rester et boire… et chanter, si ça me plaît, oui, chanter. Jen ai le droit !… Hum… »
Mais je ne chantai pas. Je ne regardais personne et je prenais les poses les plus indépendantes, attendant avec impatience que quelquun me parlât le premier. Mais, hélas ! personne ne me parlait.
Lhorloge sonna huit heures, enfin neuf heures. On sortit de table ; tous les quatre sassirent sur le divan. Zvierkov commanda les bouteilles de champagne prévues, mais il ne minvita pas.
Je souriais avec mépris et je marchai de long en large de lautre côté de la chambre, tâchant dattirer lattention, mais vainement, et cela dura jusquà onze heures : jusquà onze heures je me promenai de la table au poêle et du poêle à la table !…
« Je marche, et personne na le droit de men empêcher. »
Pendant ces deux heures la tête me tourna plus dune fois ; il me semblait que javais le délire. Et cette pensée me torturait que je ne cesserais plus désormais, dussé-je vivre encore dix, vingt, quarante ans, de revivre cette heure affreuse, ridicule et dégoûtante, la plus dégoûtante et la plus affreuse de toute ma vie.
Onze heures.
Messieurs, cria Zvierkov en se levant, allons, là-bas !(Et il expliqua sa pensée par un geste obscène…)
Oui, oui, dirent tous les autres.
Je me tournai vers Zvierkov. Jétais si fatigué, si brisé, que je me décidai à menfuir. Javais la fièvre, mes cheveux se collaient sur mes tempes.
Zvierkov, je vous demande pardon ! dis-je, dun air décidé. Ferfitchkine, à vous aussi, et à tous, car tous je vous ai offensés.
Ah ! ah ! un duel, ce nest pas chose agréable, siffla Ferfitchkine.
Je me sentis comme un coup de poignard au cœur.
Non, Ferfitchkine, ce nest pas le duel que je crains. Je suis prêt à me battre avec vous demain après nous être réconciliés. Je lexige même, et vous ne pouvez vous y refuser. Vous tirerez le premier, et je tirerai en lair.
Il samuse, remarqua Simonov.
Non, il a fait une gaffe, dit Troudolioubov.
Mais laissez-nous passer ! que faites-vous là ? dit Zvierkov avec mépris.
Ils étaient tous rouges, leurs yeux étincelaient. Ils avaient bu sec !
Je vous demande votre amitié, Zvierkov, je vous ai offensé, mais…
Offensé ? vous, moi ? Sachez, monsieur, que jamais et en aucun cas vous ne pourrez moffenser.
En voilà assez ! dit Troudolioubov, allons !
Olympia est à moi, messieurs, je vous en préviens ! cria Zvierkov.
Nous te la laissons, lui répondit-on en riant.
Je restai, dévoré de honte. La bande sortit bruyamment. Troudolioubov se mit à chanter quelque sottise. Simonov resta un moment pour donner le pourboire au garçon.
Simonov, donnez-moi six roubles, dis-je avec décision et désespoir.
Il me regarda avec un profond étonnement, avec des yeux, didiot. Il était ivre aussi.
Allez-vous donc là avec nous ?
Oui.
Je nai pas dargent, dit-il brusquement.
Il sourit avec mépris et se dirigea vers la porte.
Je saisis son manteau. Il me semblait que jétais en proie à un cauchemar.
Simonov, jai vu de largent chez vous. Pourquoi me refusez-vous ? Suis-je donc un malhonnête homme ? Ne me refusez pas, prenez garde ! Si vous saviez, si vous saviez pourquoi je vous demande cet argent ! tout mon avenir en dépend, toute ma vie…
Simonov tira sa bourse de sa poche et me jeta presque les six roubles.
Prenez, si vous en avez le cœur ! me dit-il, et il sortit.
Jétais seul, seul avec le désordre de la table, miettes, verres cassés, vin répandu, seul avec mon ivresse et mon désespoir, seul avec le garçon qui avait tout vu, tout entendu, et qui me considérait avec curiosité.
« Allons-y donc aussi ! » mécriai-je. « Ah ! quils sagenouillent tous devant moi, en embrassant mes pieds, en me demandant de leur donner mon amitié, ou bien… Et je souffletterai Zvierkov. »
Chapitre 16
« Le voilà enfin, le voilà, ce choc avec la réalité ! » murmurai-je en descendant.
« Tu es un vaurien », me dis-je tout à coup. « Eh ! soit ! Tout est perdu pour moi, quimporte donc ? »
Ils étaient déjà partis, mais je connaissais le chemin.
Près de la porte il y avait un vagnka [28] solitaire, enveloppé dun cafetan tout couvert par la neige fondante.
Il bruinait, il faisait lourd.
Le petit cheval était aussi tout blanc de neige et toussait. Je me le rappelle très-bien. Je me jetai dans le traîneau.
« Il faut beaucoup pour racheter tout cela ; pourtant je le rachèterai ou je me ferai tuer sur place. En route ! »
Les pensées tourbillonnaient dans ma tête.
« Sagenouiller à mes pieds, non, je nobtiendrai pas cela deux. Cest un mirage banal, dégoûtant, romantique et fantastique. Il faut donc que je donne à Zvierkov un soufflet. Cest décidé, jy vole ! Fouette, cocher ! »
Vagnka tira les guides.
« À peine entré, je donne le soufflet… Faut-il dire dabord quelques mots, en guise de préface ? Non. Jentre tout simplement et je donne le soufflet. Ils seront tous dans le salon, et lui sur le divan avec Olympia. Cette maudite Olympia ! Elle sest une fois moquée de mon visage et ma refusé… Je tirerai à Olympia les cheveux et à Zvierkov les oreilles… Ou plutôt, je le prendrai par une seule oreille et je le promènerai dans tout le salon. Peut-être se jetteront-ils tous sur moi, ils me battront ! ils me mettront à la porte, cest sûr, et puis ? Jaurai tout de même donné le soufflet, jaurai pris linitiative, et il sera obligé de se battre ! et ces têtes de mouton seront pour la première fois en face dune âme vraiment tragique, la mienne !… Fouette, cocher, fouette ! criai-je au vagnka qui tressaillit et donna un coup de fouet. Et où prendre le pistolet ? Baste ! je me ferai faire une avance sur mon traitement et jachèterai le pistolet. La poudre et les balles, cest laffaire des témoins… Les témoins ? Où prendrai-je un témoin ? Je nai pas un seul ami. Folies ! le premier passant sera mon témoin… »
À ce moment, il me parut que mes réflexions étaient celles dun fou, mais…
Fouette, cocher, fouette ! Fouette donc, animal !
Eh ! barine ! répondit la force de la terre [29].
Le froid me saisit.
« Ne vaudrait-il pas mieux… ne vaudrait-il pas mieux… rentrer chez moi ? Ô mon Dieu ! pourquoi donc ai-je tenu à prendre part à ce maudit dîner ? et ma promenade pendant deux heures de la table au poêle ! Non, il faut quils me payent cette promenade, il faut quils lavent cette honte !… Fouette !… Et si Zvierkov refuse de se battre, je le tuerai ! et je dirai : « Voyez tous à quoi le désespoir peut réduire un homme ! » Après cela tout sera fini, mon bureau nexistera plus pour moi, on me saisira, on me jugera, on me mettra en prison, on menverra en Sibérie, et que mimporte ? Quinze ans après, quand je serai sorti de prison, jirai, dans mes loques, demander laumône à Zvierkov… Dans quelque ville de province, un homme heureux, riche, marié, père dune belle jeune fille : ce sera lui. Jirai à lui et je lui dirai : « Regarde-moi, monstre ! Vois mes joues creuses et mes haillons. Jai tout perdu, position, bonheur, art, science, la femme aimée !…, (Quest-ce que je dis là ?…) Et tout cela à cause de toi ! Vois : jai deux pistolets dans les mains, je suis venu pour te tuer, et… eh bien ! je te pardonne ! » Alors je tirerai en lair, et lon nentendra plus parler de moi… »
Je pleurais. Pourtant, je savais très-bien, en ce moment même, que cétait là une scène de Silvio ou de Bal masqué de Fermastor. Et soudain je me sentis si honteux… si honteux que jarrêtai le cheval, descendis du traîneau, et restai dans la rue, au milieu de la neige.
Vagnka me regardait avec étonnement et soupirait en me regardant.
« Que faire ? y aller ? quelle sottise ! En rester là ? cest impossible ! Après tant doffenses ! Non ! Et je remontai dans le traîneau. Cest fatal. Fouette ! fouette ! » Et, dimpatience, je donnai un coup de poing sur la nuque du cocher.
Et pourquoi me battre ? cria le petit moujik tout en fouettant sa rosse si fort quelle rua.
La neige fondante tombait à flocons. Je me découvris, sans réflexion, oubliant tout le reste, définitivement décidé à donner le soufflet. Et je sentais avec terreur que cela devait arriver absolument et tout de suite, quaucune force ne pourrait plus me retenir.
Des réverbères isolés couraient derrière moi le traîneau allait vite ! dans le brouillard de la neige, mornes comme des torches denterrement. La neige glissait sous mon manteau, sous ma redingote, sous ma cravate, et y achevait de fondre. Je ny prenais pas garde. Tout métait indifférent.
Enfin nous arrivâmes. Je sortis du traîneau comme un fou et montai en courant. Je frappai à la porte des pieds et des poings. On ouvrit trop vite, comme si lon meût attendu. En effet, Simonov avait prévenu quil en viendrait encore un : car, dans ces sortes de maisons secrètes, il est bon de prévenir…
Cétait un de ces magasins de mode, si fréquents alors, et qui ont été depuis fermés par la police. Tout le jour cétait en effet un magasin de mode ; mais le soir ceux qui avaient « une recommandation » pouvaient y venir passer un moment.
Je traversai rapidement la boutique (quon néclairait pas) et parvins au salon qui métait déjà familier.
Une seule bougie.
Où sont-ils ? demandai-je.
Mais ils étaient déjà partis.
Je ne vis dabord que la patronne elle-même, qui me connaissait un peu, une femme au sourire idiot. Puis une porte souvrit, et une autre personne entra. Sans faire attention à personne, je marchai à travers la chambre en parlant tout seul. Je me sentais comme sauvé de la mort. Certes, jaurais certainement, absolument donné le soufflet. Mais ils ne sont plus là, et… tout se transformait pour moi. Je jetai des regards vagues autour de moi, je ne pouvais encore assembler mes pensées. Machinalement je regardai la personne qui venait dentrer : un visage frais, jeune, un peu pâle, avec des sourcils droits et noirs, une physionomie sérieuse et étonnée. Cela me plut aussitôt. Je laurais détestée si elle avait souri. Je la regardai avec plus dattention, avec une sorte de contention. Il y avait de la bonté, de la naïveté dans ce visage sérieux jusquà en être étrange. Assurément elle ne devait pas attirer les imbéciles, et par conséquent, dans ce lieu, personne ne devait la remarquer. Du reste, elle ne pouvait passer pour belle, quoique grande, forte et bien faite.
Un mauvais sentiment sempara de moi. Jallai droit à elle.
Je jetai par hasard un coup dœil dans la glace ; mon visage bouleversé me parut extrêmement repoussant : méchant et vil, le teint blême, les cheveux en désordre. « Tant pis ! pensai-je. Je serais content de lui paraître dégoûtant, oui, précisément, ça me va. »
*
* *
…Quelque part derrière la cloison, une pendule, comme écrasée, comme étranglée, râla longtemps, avant de sonner, puis fit entendre un son imprévu, aigu, perçant, désagréable : deux heures. Je repris aussitôt pleine possession de moi-même. Non que jeusse dormi, mais je métais assoupi légèrement.
Il faisait très-sombre dans cette chambre étroite, basse, encombrée dune armoire énorme, de cartons, de chiffons, de hardes. Le bout de chandelle qui brûlait sur la table, dans un coin, séteignait en jetant des étincelles. Bientôt lobscurité allait être complète.
Javais dans la tête une sorte de brouillard. Je voyais des choses vagues flotter au-dessus de moi, près de moi, me frôler. Jétais inquiet, dune humeur noire. La bile me tourmentait. Tout à coup, japerçus à mes côtés deux yeux grands ouverts qui me regardaient fixement et curieusement. Le regard était froid, indifférent, morne, comme étranger à cette femme elle-même.
Je me sentis mal à laise.
Une pensée aigre me traversa lesprit, et me communiqua par tout le corps une sensation désagréable, comparable à celle quon éprouve en entrant dans latmosphère fade dune cave humide. Il me parut anormal que ce fût précisément en ce moment que ces deux yeux se missent à me regarder. Je me rappelai que depuis deux heures que jétais avec elle, je navais pas adressé un mot à la créature. Eh bien ? je navais pas cru nécessaire de lui parler : il mavait plu ainsi. Mais maintenant la débauche, qui commence brutalement et effrontément par où le véritable amour se couronne, me semblait absurde et dégoûtante.
Et nous nous regardâmes longtemps ainsi. Elle ne baissa pas les yeux, son regard ne changeait pas. Mon malaise redoubla.
Comment tappelles-tu ? demandai-je brusquement pour faire cesser cette situation.
Lisa, répondit-elle à voix presque basse, sans empressement, et en détournant son regard.
Je gardai quelque temps le silence.
Le temps, aujourdhui… la neige… Il fait mauvais…
Je parlais presque pour moi-même. Je mis mes mains derrière ma tête, paresseusement, et je regardai le plafond.
Elle ne dit rien. Tout cela était dégoûtant.
Tu es dici ? demandai-je, linstant daprès, presque avec colère en me retournant vers elle.
Non.
Doù ?
De Riga, répondit-elle tout à fait de mauvaise grâce.
Allemande ?
Russe.
Il y a longtemps que tu es ici ?
Où ?
Dans cette maison ?
Quinze jours.
Ses réponses étaient de plus en plus brèves.
La chandelle séteignit. Je ne pouvais plus voir le visage de Lisa.
Tu as ton père et ta mère ?
Oui… non… oui, je les ai.
Où sont-ils ?
Là-bas… À Riga.
Que font-ils ?
Quelque chose.
Comment, quelque chose ! Quoi ? quelle situation ont-ils ?…
Mechtchanines.
Tu as toujours vécu avec eux ?
Oui.
Quel âge as-tu ?
Vingt.
Pourquoi les as-tu quittés ?
Parce que.
Ce « parce que » signifiait : Laisse-moi tranquille, jen ai assez.
Nous nous tûmes.
Dieu sait pourquoi je ne men allais pas. Je me sentais moi-même de plus en plus dégoûtant et navré. Les images de tous les menus événements de cette journée défilaient en désordre et malgré moi dans ma mémoire. Je me rappelai tout à coup un incident dont javais été témoin, dans la rue, le matin, tandis que je me hâtais daller à mon bureau.
Aujourdhui, jai vu des hommes qui portaient un cercueil, et qui ont failli le laisser tomber par terre, dis-je à haute voix, comme par hasard.
Un cercueil ?
Oui, sur la Sennaïa. On le faisait sortir dune cave.
Dune cave ?
Pas dune cave, si tu veux, mais dun sous-sol… Eh ! tu sais bien… là en bas… de la mauvaise maison. Il y avait de la boue tout autour, des ordures… ça puait… Cétait horrible.
Un silence.
Un mauvais temps pour un enterrement, repris-je pour faire cesser un silence pénible.
Pourquoi mauvais ?
La neige… lhumidité… (Je bâille.)
Quest-ce que ça fait ? dit-elle après un court silence.
Eh bien ! cest un mauvais temps… (Je bâille encore.) Les fossoyeurs sacraient, la neige les mouillait, et il y avait certainement de leau dans la fosse.
Pourquoi de leau dans la fosse ? demanda-t-elle avec une certaine curiosité, mais dune voix plus brusque et brutale quauparavant.
Je ne sais quelle irritation me prit.
Il y a nécessairement de leau au fond de six verschoks [30]. Dans le cimetière de Volkovo, il ny a pas une fosse quon puisse creuser à sec.
Pourquoi ?
Comment, pourquoi ? Cest un endroit humide, un vrai marais. Et lon y met les morts dans leau. Je lai vu moi-même… plusieurs fois…
(Je ne lavais pas vu une seule fois, je ne suis jamais allé à Volkovo ; jen parlais par ouï-dire.)
Est-ce que ça ne te fait rien de mourir ?
Mais pourquoi mourrais-je ? répondit-elle comme si elle se défendait.
Mais tu mourras certainement un jour, et tu mourras précisément comme celle dont je te parlais. Cétait aussi une fille, elle est morte de phthisie…
Une fille meurt à lhôpital…
(Elle le sait donc déjà, pensai-je, et elle a dit : une fille, et non pas : une jeune fille.)
Elle devait de largent à sa patronne, repris-je, de plus en plus surexcité par la discussion. Elle la servie jusquà la fin, quoique phthisique. Cest ce que les cochers dalentour, probablement ses anciens amis, racontaient à des soldats. Et ils riaient ! Ils sapprêtaient à aller au cabaret pour solenniser lenterrement.
(Ici encore, jinventais un peu.)
Un silence. Un profond silence. Elle ne remuait même pas.
Est-ce donc mieux de mourir à lhôpital ?
Cest la même chose. Mais pourquoi mourrai-je ? ajouta-t-elle, irritée.
Pas maintenant, plus tard.
Eh bien, plus tard…
Attends, attends. Te voilà maintenant jeune, belle, fraîche. On te cote en conséquence : mais encore un an de cette vie, et tu seras fanée.
Dans un an ?
En tout cas, dans un an, ton prix aura baissé, continuai-je avec perversité. Tu sortiras dici, tu tomberas plus bas, dans une autre maison. Un an après, dans une troisième, toujours plus bas, plus bas, et dans sept ans, tu rouleras dans la cave de la Sennaïa. Et cela, cest encore ce que tu peux rêver de mieux. Mais il peut très-bien arriver que tu attrapes quelque maladie, une pneumonie, un chaud et froid ou quelque autre chose. Avec la vie que tu mènes on se guérit difficilement. La maladie se cramponne, on ne sen défait pas, et voilà ! on meurt.
Eh bien ! je mourrai ! dit-elle tout à fait exaspérée, et en faisant un mouvement de violente impatience.
Mais ne regrettes-tu pas cela ?
Quoi ?
Eh ! la vie !
Un silence.
Est-ce que tu avais un fiancé ? hé !
Quest-ce que ça vous fait ?
Oh ! je ne te force pas à répondre. Oui, quest-ce que ça me fait ? Il ny a pas de quoi te fâcher. Tu as sans doute des ennuis, mais ça ne me regarde pas, seulement je plains…
Qui ?
Toi, je te plains.
Nen faut pas !… dit-elle dune voix à peine distincte, et elle fit un nouveau mouvement dimpatience.
Cela mexcita davantage encore. Comment ! je lui parlais avec douceur, et elle !
Mais à quoi penses-tu ? Te trouves-tu donc heureuse ? hé !
Je ne pense à rien.
Cest justement le mal. Reviens à toi pendant quil en est temps. Car il en est temps encore. Tu es jeune, assez belle, tu pourrais aimer, te marier et…
Tous les gens mariés ne sont pas heureux, interrompit-elle vivement.
Pas tous, certes, mais cela vaut toujours mieux que ta vie, beaucoup mieux même. Et crois-tu que lamour ne supplée pas à tous les autres bonheurs ? Pourvu quon aime, on est heureux, nimporte où, nimporte comment, même dans la tristesse. Tandis quici, quas-tu, sauf peut-être… le vice… Fi !
Je me détournai avec dégoût. Je ne pouvais plus raisonner froidement, je métais pris moi-même au piège de ma morale, et déjà le besoin me dominait de communiquer certaines idées favorites, mûries dans la solitude.
Ne me dis pas : Vous y êtes bien, ici ! Il ny a rien de commun entre toi et moi, quoique je sois peut-être pire que toi. Dailleurs jétais saoul, quand je suis entré (me hâtai-je de dire pour mexcuser). De plus, un homme et une femme ne peuvent être jugés de même. Cest une autre affaire. Que je me salisse et mavilisse, je ne suis du moins lesclave de personne. Je viens, je pars, et cest comme si je nétais pas venu. Je tourne la tête, et me voilà changé. Tandis que toi, dabord, tu es une esclave. Oui, une esclave. Tu donnes tout, et avant tout ta liberté. Quun jour tu veuilles rompre tes chaînes, elles se resserreront de plus en plus. Ce sont des chaînes maudites, va ! Il y a des choses que je ne peux te dire, tu ne me comprendrais probablement pas, mais voyons : tu dois sans doute déjà à ta patronne ? Eh bien ! tu vois ! ajoutai-je quoiquelle ne meût pas répondu, mais elle mécoutait silencieusement, et de toutes ses forces. Voilà ta chaîne ! et tu ne la briseras jamais. Cest comme si tu avais vendu ton âme au diable… Et moi, dailleurs, peut-être ne suis-je que malheureux… Peux-tu me comprendre ? Peut-être est-ce par chagrin que je me roule ainsi dans la boue. Il y en a qui boivent par chagrin : eh bien, moi, je viens ici par chagrin. Pourtant, quy a-t-il de bon ici ? Nous voilà tous deux… ensemble… Nous venons de nous rencontrer, et nous ne nous sommes pas dit un mot, et tout à lheure ? nous nous regardions comme deux sauvages. Est-ce ainsi quon aime ? Est-ce ainsi que deux êtres humains devraient sunir ? Cest tout simplement ignoble, voilà.
Oui !
Elle dit ce mot avec une étrange vivacité. Ce oui, cette hâte… Je demeurai étonné. Cela signifie, pensai-je, que la même idée traversait son esprit, tout à lheure, quand elle mexaminait. Cela signifie quelle est aussi capable de penser !… Diable ! diable ! Voilà qui est curieux. Nous avons cela de commun… Javais envie de me frotter les mains joyeusement, et comment, dailleurs, avec une âme si jeune ne pas arriver à une certaine entente ?
Mais par-dessus tout jétais pris par le jeu que je jouais avec elle.
Elle tourna sa tête vers moi, se rapprocha, et, autant que jen pus juger dans lobscurité, saccouda et appuya sa tête sur sa main. Peut-être cherchait-elle à mobserver. Que je regrettais de ne pouvoir lire dans ses yeux ! Je sentais sa respiration profonde…
Pourquoi es-tu venue ici ? repris-je, continuant mon enquête.
Parce que.
Comme tu serais mieux dans la maison paternelle ! Tu serais au chaud, libre, tu aurais ton nid.
Et si cest pis encore ?
(Il faut chercher le ton, pensai-je. La sentimentalité ne prend pas. Du reste, cette pensée ne fit que traverser mon esprit. Parole ! cette fille mintéressait vraiment. Et puis jétais las, et il est si facile daccorder la méchanceté et la sentimentalité !)
Certes, me hâtai-je de reprendre, tout est possible, mais je suis sûr quon a été cruel pour toi et quils sont plus coupables envers toi que tu nes toi-même coupable envers eux. Je ne sais rien de ton histoire, mais il est bien évident quune jeune fille comme toi nentre pas ici par sa propre volonté…
Quelle jeune fille suis-je donc ?
(Elle dit cela très-bas, mais je lentendis. Diable ! je la flatte ! Cest dégoûtant…, et peut-être adroit.)
Elle se tut.
Écoute, Lisa, je vais te parler de moi. Si javais eu une famille, quand jétais enfant, je ne serais pas ce que je suis aujourdhui. Jy pense souvent. Si mal quon soit dans sa famille, cest toujours un père, cest toujours une mère, ce ne sont pas des ennemis, des étrangers. Et les parents vous prouvent leur amour au moins une fois par an. Et puis, vous savez malgré tout que vous êtes chez vous. Mais moi, jai grandi sans famille. Cest pour cela peut-être que je suis devenu un aussi… insensible personnage.
Jattendis de nouveau.
Peut-être ne comprend-elle pas, pensai-je. Cest ridicule : je moralise !
Si jétais père et que jeusse une fille, je crois que jaimerais mieux ma fille que mon fils, parole ! repris-je, changeant de conversation pour la distraire.
(Javoue que je me sentis rougir.)
Et pourquoi ?
(Ah ! elle écoute !)
Parce que… Mon Dieu ! je ne sais pas, Lisa. Je connais un père, un homme sévère et grave : il sagenouille devant sa fille, lui baise les mains, les pieds, et na jamais fini de la contempler. Toute la soirée, quand elle danse, il reste assis, la suivant des yeux. Il en devient fou. Mais je le comprends. La nuit, elle est fatiguée, elle sendort ; mais lui, il se relève et va lembrasser dans son sommeil et faire sur elle le signe de la croix. Il porte une petite veste râpée, et cest un avare : mais pour elle il ny a pas de cadeaux trop chers, il dépense pour elle son argent jusquaux derniers sous, et quil est heureux quand pour un cadeau il obtient un sourire ! Un père aime toujours plus quune mère sa fille… Oui, il y a des jeunes filles heureuses dêtre chez leurs parents… Moi, il me semble que je naurais jamais marié ma fille.
Et pourquoi donc ? demanda-t-elle en riant faiblement.
Par Dieu ! je serais jaloux ï Comment ? Elle va embrasser un autre homme ? Aimer plus un étranger quun père ! Cest douloureux à imaginer seulement… Certes, ce sont des bêtises, et tout le monde finit par revenir au bon sens. Mais rien que le souci de la donner maurait fatigué à la mort, il me semble. Jaurais réformé tous les fiancés… pour arriver quand même à la donner à lhomme quelle aurait aimé. Mais justement celui quelle aime semble le pire de tous au père. Cest toujours ainsi, et cest la cause de fréquents malheurs dans les familles.
Il y en a qui sont heureux de vendre leur fille au lieu de la donner honnêtement, dit-elle tout à coup.
(Ah ! ah ! Cest donc cela !)
Lisa, cela narrive que dans les familles maudites, sans religion et sans amour, repris-je avec chaleur. Et où il ny a pas damour il ny a pas de sagesse. Je sais quil existe de pareilles familles, mais je ne parlais pas delles. Pour parler ainsi il faut que tu naies pas eu une bonne famille, Lisa. Tu as dû souffrir. Hum !… Cest le plus souvent par pauvreté que cela arrive.
Est-ce donc mieux chez les bourgeois ? Il y a des gens pauvres qui vivent honnêtement.
Hum !… oui, peut-être… Mais, Lisa, lhomme aime à ressasser ses malheurs, et pour ses bonheurs, il les oublie. Sil était juste, pourtant, il conviendrait quil y a des uns et des autres pour tout le monde. Que tout aille bien dans la famille, Dieu distribue à tous ses bénédictions. Le mari est un bon garçon, aimant, fidèle, et tout le monde est heureux autour de lui. Même dans le chagrin on est heureux. Et puis, où ny a-t-il pas de chagrin ? Tu te marieras peut-être, tu le sauras toi-même. Par exemple, les premières semaines du mariage dune jeune fille avec lhomme quelle aime, quel bonheur ! que de bonheurs ! Partout ! Toujours ! Même les disputes finissent bien durant ces semaines bénies. Il y a des femmes… plus elles aiment, plus elles querellent, parole ! Jen connaissais une de ce genre : « Je taime ! cest par amour que je te tourmente ; devine-le donc ! » Sais-tu quon peut tourmenter un homme par amour ? Les femmes sont ainsi ! Et elles pensent en elles-mêmes : « Mais en revanche combien laimerai-je après ! Je le caresserai tant que je peux bien le piquer un peu maintenant… » Et dans la maison tout se ressent de votre bonheur, tout est gai, bon, paisible, honnête… Dautres femmes sont jalouses. Jen connaissais une ainsi. Si son mari sortait, elle ne pouvait se tenir tranquille, au milieu de la nuit il fallait quelle sortit, quelle allât voir : nest-il pas là ? ou dans cette maison-ci ? ou avec cette femme-là ?… Cela, cest mal, elle le sait mieux que personne, et elle en souffre plus que personne, et cette souffrance est sa première punition : mais elle aime ! Toujours lamour !… Et comme il est doux de se réconcilier après la dispute ! Elle reconnaît elle-même, devant lui, ses torts, et ils se pardonnent lun lautre, avec une joie égale. Et ils sont si heureux tous deux ! Cest comme un renouveau de la première rencontre, comme un second mariage, une renaissance de lamour. Et personne, personne ne doit savoir ce qui se passe entre mari et femme, sils saiment vraiment. Ils peuvent se quereller : la propre mère de la femme ne doit pas être appelée comme arbitre, elle ne doit même pas se douter de la querelle. Le mari et la femme sont leurs propres juges. Lamour est le secret des deux. Il doit demeurer caché à tous, quoi quil arrive. Cest mieux, cest plus religieux, on sen estime davantage. Or, beaucoup de choses naissent de lestime. Et si lamour est venu une bonne fois, si cest bien par amour quon sest marié, pourquoi passerait-il ? Ne peut-on le stimuler ? Pourquoi pas ? Il est bien rare quon ny parvienne. Et pourquoi lamour passerait-il, si le mari est bon et honnête ? La première rage damour des premières semaines ne peut durer sans doute, mais un autre amour lui succède, meilleur encore. Alors ce sont les âmes qui saiment, toutes les affaires sont communes. Pas un secret entre le mari et la femme, et si les enfants viennent, même les plus difficiles moments ont une douceur. Il suffit de saimer dun cœur fort. Alors le travail est gai. On épargne sur son propre pain pour les enfants. Et lon est heureux, on se dit que les enfants vous rendront en amour toute votre peine, et que cest encore pour soi quon travaille. Les enfants grandissent, et vous sentez que vous leur servez dexemple, que vous êtes le soutien, et que, quand vous serez mort, ils garderont, toute leur vie, dans leur cœur, vos sentiments et vos pensées tels quils les ont reçus de ; vous, quils conserveront fidèlement votre image… Mais quel lourd devoir cela vous impose ! Comment alors pour le mieux porter ne pas sunir plus étroitement ? On dit quil est pénible davoir des enfants. Eh ! qui dit cela ? Cest un bonheur divin. Aimes-tu les petits enfants, Lisa ? Moi, je les adore ! Tu sais, un petit enfant qui serait pendu à ton sein… Quel est le mari qui pourrait avoir une pensée damertume contre sa femme en la voyant assise avec son enfant dans les bras ? Un tout petit, rose, potelé, qui sétale, se frotte, les petits pieds et les petites mains tout gonflés de lait, les ongles proprets, et petits, si petits que cest risible à voir !… Et ses petits yeux si intelligents ! Dirait-on pas quil comprend déjà tout ? Regarde-le téter : il agite le sein, il joue avec… Mais le père sapproche, le baby lâche le sein, se renverse tout entier en arrière, regarde son père, et se met à rire, il y a bien de quoi, Dieu le sait ! Puis il reprend le sein et le mord quelquefois quand les dents lui viennent : et il regarde de travers sa mère tout en mordant : « Tu vois ! je tai mordue… » Nest-ce pas le bonheur absolu quand tous les trois sont ensemble, le mari, la femme et lenfant ? Que ne donnerait-on pour de tels instants ! Non, Lisa, vois-tu, il faut dabord apprendre à vivre, et il est toujours temps daccuser le sort !
(Cest par ces petits tableaux quil faut te prendre, pensai-je. Et pourtant, ma parole, javais parlé avec sincérité.) Mais tout à coup je rougis : « Et si elle éclatait de rire, où me mettrais-je ? » Cette idée menragea. Vers la fin du discours, je métais en effet échauffé, et maintenant mon amour-propre était en jeu. Le silence se prolongea. Javais envie de la pousser du coude.
Quest-ce donc qui vous prend ?… commença-t-elle, puis elle sarrêta.
Mais javais tout compris : un nouveau sentiment faisait trembler sa voix. Elle navait plus cette intonation de naguère, brusque, brutale, entêtée. Maintenant sa voix était douce et timide, si timide que je me troublais moi-même et que je me sentis coupable envers elle.
Quoi donc ? demandai-je avec une curiosité attendrie.
Mais vous…
Eh bien ?…
On dirait… que vous lisez dans un livre, dit-elle, et une sorte de raillerie vibra dans sa voix.
Ce mot me vexa, me vexa fortement.
Et je ne sus pas comprendre le sens véritable de cette raillerie, ordinaire et dernière défense des cœurs timides et encore exempts de vices, quand ils résistent avec fierté, jusquau dernier moment, aux efforts quon fait avec une indiscrète insistance pour pénétrer en eux, et tâchent de donner le change sur leurs sentiments réels. Ses seules réticences, quand elle essayait sa raillerie et ny parvenait pas, auraient dû méclairer. Mais je ne sus pas voir, jétais aveuglé par un mauvais sentiment.
« Attendez un peu », pensai-je.
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Dans un livre, Lisa ? Pourquoi me parler ainsi lorsque moi-même je me sens sincèrement ému de tout cela comme si jy étais personnellement intéressé ? Dans un livre !… Mais tout ce que je tai dit est sorti de mon âme !… Est-il donc possible, est-il donc vrai que tu ne sentes pas lhorreur de vivre ici ? Telle est la force de lhabitude ! Ah ! le diable sait ce que lhabitude peut faire dun être humain ! Penses-tu donc sérieusement que tu ne vieilliras jamais, que tu seras toujours belle et quon te laissera ici durant des éternités ? Je ne parle même pas de lignominie de cette maison !… Et en ce qui concerne ta vie même ici, vois un peu : tu es jeune, attrayante, belle, tu as du sentiment ; eh bien, sais-tu que tout à lheure, quand je suis revenu à moi, jai eu du dégoût à me voir auprès de toi ? Il faut être ivre pour oser entrer ici ! Mais si tu étais ailleurs, si tu menais une vie honnête, peut-être te ferais-je la cour, peut-être taimerais-je. Chacun de tes regards alors serait un bonheur pour moi. Et chacune de tes paroles ! Je tépierais à ta porte, je serais fier de toi, je te considérerais comme ma fiancée, et ce serait mon plus cher honneur. Je naurais pas, je ne pourrais avoir à propos de toi une seule pensée impure. Mais ici ! Je sais trop que je nai quà siffler, que bon gré, mal gré, il faut que tu me suives, que ce nest pas ta volonté que je consulte, mais que tu es davance soumise à la mienne. Le dernier moujik qui se loue comme manœuvre nest pourtant pas un esclave, il sait que sa tâche aura un terme : où est le terme pour toi ? Réfléchis donc : quest-ce que tu cèdes ici ?
Quest-ce que tu asservis ? Ton âme ! ton âme dont tu nas pas le droit de disposer, tu lasservis à ton corps ! Tu livres ton amour à la profanation des ivrognes !
Lamour ! mais cest tout au monde, cest le plus précieux des diamants, cest le trésor des vierges ! Lamour ! pour le mériter il y en a qui donnent leur âme, leur vie… Mais maintenant, ton amour, que vaut-il ? Tu tes vendue tout entière. Quel niais viendrait parler damour où tout y est permis sans amour ? Mais quelle pire offense que celle-là pour une femme ? Me comprends-tu ? Je sais comment on vous amuse, comment on vous permet davoir des amoureux même ici. Ce nest quun jeu, une supercherie ! Vous vous y laissez prendre, et lon se rit de vous. Quest-ce, en effet, que ton amoureux ?
Taime-t-il ? Jamais ! Comment pourrait-il taimer sachant que tu vas être obligée de le quitter à linstant !
Cest un malpropre, voilà tout. Testime-t-il le moins du monde ? Y a-t-il quelque chose de commun entre toi et lui ? Il se moque de toi, il te vole : voilà son amour.
Estime-toi heureuse quil ne te batte pas… Eh ! qui sait ? il te bat peut-être… Demande-lui un peu sil veut tépouser, il te rira au nez
"footnotes.xml#footnote_31" id="footnote_31_call">[31] sil ne te crache pas au visage et si cette fois au moins ! il ne te bat pas. Et pourtant il ne vaut peut-être pas deux kopecks hors dusage… Quand on y pense ! pourquoi donc as-tu enseveli ta vie ici ? Est-ce parce quon te donne du café et quon te nourrit bien ? Mais dans quel but te nourrit-on ? Chez une honnête fille un pareil morceau ne passerait pas le gosier ! Elle verrait toujours le secret motif de toute cette abondance !… Tu dois ici, et tu y devras toujours, jusquà la fin des fins, jusquau moment où les clients ne voudront plus de toi. Et cela viendra bientôt. Ne te fie pas trop à ta jeunesse, ici les années comptent triple, on te jettera dehors ; et longtemps avant de te jeter dehors ce seront des chicanes, des disputes, des reproches, comme si tu navais pas donné à ta patronne ta jeunesse et ta santé, comme si tu navais pas perdu ici pour rien ! ton âme, comme si cétait toi qui leusses dépouillée, réduite à la mendicité, comme si tu lavais volée. Et nespère pas quon te soutienne : pour plaire à la patronne, tes camarades aussi tomberont sur toi, car toutes sont esclaves comme toi, et il y a longtemps quelles ont perdu la conscience et la pitié ! Cest à qui sera la plus immonde, la plus vile, la plus outrageante. Elles savent des injures que nulle part ailleurs on ne soupçonne. Tu perdras tout ici, tout ce que tu as de plus sacré, ta santé, ta beauté, ta jeunesse, tes dernières espérances.
À vingt-deux ans tu en auras trente-cinq, et si tu nes pas malade, estime-toi heureuse, rends grâces à Dieu ! Tu penses peut-être quau moins tu ne travailles pas, que tu fais la fête ? Malheureuse ! Il nexiste pas au monde une besogne plus horrible que la tienne ! il ny a pas de travaux forcés comparables à ta vie. Cette seule pensée ne devrait-elle pas dissoudre ton cœur dans les larmes ? Et quand on te chassera dici, tu noseras dire un mot ni un demi-mot, tu ten iras comme une coupable. Tu iras dans une autre maison, puis dans une troisième, puis ailleurs encore. Enfin tu tomberas à la Sennaïa. Là on te battra : ce sont les amabilités de lendroit, les clients y confondent les caresses et les coups. Mais tu ne peux timaginer lhorreur de ce bouge ! Vas-y voir une fois, peut-être en croiras-tu tes yeux. Un soir de nouvel an, jy ai vu une femme à la porte. Pour se moquer delle, ses camarades lavaient mise dehors parce quelle pleurait trop. On voulait la faire geler un peu, et lon avait fermé la porte derrière elle. À
neuf heures du matin elle était déjà ivre, débraillée, à demi nue, toute meurtrie de coups ; son visage fardé et ses yeux pochés faisaient un étrange contraste. Ses gencives et son nez suaient le sang : cétait un cocher qui venait de lui administrer une correction. Elle avait dans les mains un poisson salé. Elle sassit sur une marche de pierre et se mit à hurler en pleurant. Tout en se lamentant sur sa destinée, elle frappait avec son poisson les degrés de lescalier, et sur le perron samassaient des cochers et des soldats ivres qui lexcitaient. Tu ne veux pas croire que tu deviendras ainsi ? Je ne voudrais pas le croire moi non plus, mais quen savons-nous ? Peut-être, dix ou huit ans auparavant, la femme au poisson salé est-elle arrivée ici, fraîche comme un chérubin, innocente, pure, ignorant le mal, rougissant à chaque mot. Peut-être était-elle fière comme toi, comme toi extrêmement sensible, toute différente des autres, et ne soupçonnant pourtant pas quel bonheur attendait celui qui laurait aimée et quelle aurait aimé. Vois comment elle a fini ! Si pourtant alors, quand, ivre et débraillée, elle frappait de son poisson les degrés fangeux, si pourtant elle sétait rappelé les années de son passé pur, la maison de son père, lécole, la route où le fils du voisin lattendait pour lui jurer quil laimerait toujours, quil lui consacrerait tout son avenir, et lheure où ils décidèrent quils saimeraient éternellement et sépouseraient dès quils auraient lâge !… Non, Lisa, ce serait pour toi le bonheur si tu mourais demain quelque part, dans une cave, dans un coin, comme la phthisique. À lhôpital, dis-tu ? Oui, on ty mènera. Mais… et ta dette à la patronne. Une phthisie nest pas une maladie comme une fièvre chaude, qui laisse jusquau dernier moment à la malade lespoir de la guérison. Elle se leurre elle-même, se croit en bonne santé, et cela fait les affaires de la patronne.
Mais toi, tu mourras lentement, tu te verras mourir, et tous tabandonneront : quauras-tu à dire ? Tu as vendu ton âme, cest vrai, mais tu dois de largent ! Et lon te laissera toute seule, car que faire de toi ? On te reprochera même de tenir de la place pour rien et de traîner ta mort. Tu auras soif ? on te donnera de leau, et des injures avec : « Quand donc crèveras-tu, salope ? Tu nous empêches de dormir avec tes gémissements, et tu dégoûtes les clients !… » Jai moi-même entendu ces paroles. Enfin, toute mourante, on te jettera dans un coin puant de la cave, dans lobscurité, dans lhumidité… Que penseras-tu, toute seule, durant les nuits interminables ? Et tu mourras. Une main mercenaire tensevelira, impatiemment ; au lieu de prières, on nentendra autour de ton cadavre que dignobles jurons. Personne pour te bénir, personne pour te plaindre. On te mettra dans une bière pareille à celle de la phthisique, puis on ira au cabaret parler de toi. Et tu reposeras dans la boue, dans la fange, dans la neige fondue. Mais faire des cérémonies pour toi ? Descends-la, Vamoukha
"footnotes.xml#footnote_32" id="footnote_32_call">[32]. Même ici elle a les pieds en lair ! Cétait sa destinée… Cest une telle. Ne dépense pas trop de corde, ça ira comme ça. Oui, ça ira comme ça… Non, pourtant, ça penche dun côté. Cétait tout de même un être humain… Ah bien, tant pis ! Vas-y !… Et lon ne se chamaillera pas longtemps en ton honneur. Le plus vite possible on te jettera quelques pelletées dargile humide et bleuâtre, et au cabaret !… Voilà ton avenir. Les autres femmes sont accompagnées au cimetière par leurs enfants, leur père, leur mari. Mais toi ! pas une larme, pas un soupir, pas un regret. Personne au monde, personne jamais ne viendra prier sur ta tombe. Ton nom disparaîtra de la face de la terre comme si tu navais jamais existé, comme si tu nétais jamais née. De la boue à la boue ! Et la nuit, quand les morts soulèveront leurs couvercles, tu leur crieras : « Laissez-moi, bonnes gens, encore un peu vivre dans le monde ! Jai vécu et je nai pas vu la vie. Ma vie a servi de torchon aux autres ! On a bu ma vie dans le bouge de la Sennaïa ! Laissez-moi, bonnes gens, encore un peu vivre dans le monde !… »
Jarrivais au pathos, des spasmes commençaient à me serrer la gorge et… Tout à coup je marrêtai, la peur me prit, je me soulevai avec terreur, et, le cœur battant, je me penchai et me mis à écouter.
Le cas était embarrassant !
Depuis longtemps je sentais bien que mes paroles devaient bouleverser Lisa jusquau fond de lâme, mais plus cette conviction simposait à moi, plus javais hâte dobtenir leffet le plus intense possible. Le jeu ! le jeu mentraînait, et aussi autre chose… Et javais parlé en calculant tous mes mots en vue de leffet, comme dans un livre. Oui, elle avait raison : on eût vraiment dit que je lisais « dans un livre ». Mais cela ne me gênait pas : je savais, je pressentais que jétais compris, et ce procédé livresque ne pouvait, à mon sens, quaider au succès. Mais maintenant que javais obtenu « leffet », jen avais subitement peur, je reculais devant ma propre action.
Non, jamais, jamais encore je navais vu un tel désespoir. Lisa cachait sa tête dans loreiller, sy enfonçant avec force et le tenant embrassé dans ses bras. Un tremblement convulsif secouait tout son corps. Longtemps les sanglots loppressèrent, et tout à coup ils éclatèrent avec des cris et des gémissements. Alors elle se serra plus violemment encore contre loreiller, pour que personne dans la maison, pour quaucune âme vivante ne lentendît pleurer. Elle déchirait le linge avec ses dents, elle mordait ses mains jusquau sang (je men aperçus ensuite), elle saccrochait des deux mains à ses nattes défaites, puis elle restait immobile, retenant sa respiration, serrant les dents. Je voulus dabord lui parler, essayer de la calmer, mais je nen eus pas le courage, et tout frissonnant moi-même je me jetai à tâtons en bas du lit pour mhabiller et men aller. Il faisait sombre. Malgré tous mes efforts, je ne pouvais aller vite. Enfin je trouvai une boîte dallumettes et un chandelier avec une bougie entière. Aussitôt que la lumière éclaira la chambre, Lisa se leva vivement, sassit au bord du lit, toute défigurée, et me regarda dun regard inconscient en souriant comme une folle. Je massis auprès delle, je lui pris la main : elle parut reprendre le sentiment de lévénement et de lheure, fit un mouvement vers moi comme pour menlacer, mais nosa pas et baissa doucement la tête.
Lisa, ma chère, commençai-je, je ne voulais pas… pardon…
Mais elle me serra fortement les mains : je compris que ce nétait pas cela quil fallait dire, et je me tus.
Voici mon adresse, Lisa, viens me voir.
Je viendrai… murmura-t-elle, indécise, la tête toujours baissée.
Et maintenant je men vais. Adieu… Au revoir.
Je me levai, elle se leva. Tout à coup je la vis rougir, tressaillir. Elle saisit un châle qui traînait sur une chaise, le jeta sur ses épaules et sen couvrit jusquau menton.
Puis elle me regarda bizarrement, avec un sourire maladif. Cela me fit souffrir, je me hâtai de men aller, de disparaître.
Attendez ! dit-elle inopinément, comme nous étions déjà dans le vestibule, près de la porte, en marrêtant par mon manteau. Elle posa vivement la bougie et senfuit.
« Elle se sera rappelé quelque chose quelle veut me montrer », pensai-je.
En me quittant elle était toute rouge, ses yeux brillaient, son sourire était changé. Quest-ce que tout cela pouvait signifier ? Jattendis. Bientôt, elle revint, une prière, une excuse dans le regard. En général ce nétait plus le même visage que quelques heures auparavant. Ce nétaient plus ces yeux mornes, méfiants et obstinés. Maintenant son regard était suppliant, doux, et si confiant, si tendre, si timide ! Les enfants regardent ainsi ceux quils aiment et dont ils espèrent quelque chose. Elle avait des yeux gris clair, de beaux yeux vifs aussi bien faits pour exprimer lamour que la haine.
Sans rien mexpliquer, comme si jétais un être supérieur qui devais tout deviner, elle me tendit un papier.
Son visage était tout éclairé, naïvement et presque puérilement triomphant. Jouvris le papier. Cétait une lettre dun étudiant en médecine (ou quelque chose danalogue), une lettre très-ampoulée, dun style haut en couleur, mais très-respectueuse, une déclaration. Jai oublié les termes, mais je me souviens très-nettement quen dépit des fioritures de style on devinait dans cette lettre un sentiment véritable, ce quelque chose quon ne peut feindre. Quand jeus fini cette lecture, je rencontrai le regard de Lisa, un regard ardent, curieux, impatient comme un regard denfant. Et comme je tardais à lui parler, elle me raconta en quelques mots, précipitamment, mais avec une sorte de fierté joyeuse, comment elle était un soir à un bal de famille, « chez des gens très-convenables, en famille, chez des gens qui ne savent encore rien, rien du tout, car ici elle est toute nouvelle… et cest seulement… comme ça… et elle na pas du tout lintention dy rester, et elle sen ira dès quelle se sera acquittée… Eh bien, à ce même bal se trouvait un étudiant, et ils avaient dansé et causé toute la soirée, et cet étudiant lavait connue toute petite fille, à Riga, mais il y a bien longtemps ! et il avait aussi connu ses parents, mais de celail ne sait rien, rien, rien, il ne sen doute même pas. Et voilà ! le lendemain du bal (il y a trois jours), il envoya cette lettre par un ami avec lequel elle était venue à cette soirée… et… eh bien, voilà tout. »
Elle baissa les yeux, toute confuse.
Pauvre fille ! elle conservait cette lettre comme une chose précieuse, et elle avait tenu à me montrer cet unique trésor, ne voulant pas me laisser men aller sans savoir quon pouvait, elle aussi, laimer honnêtement et sincèrement, et quon lui parlait avec respect. La destinée de cette lettre était sans doute de jaunir dans un coffret, sans autre conséquence. Mais nimporte, je suis certain quelle laura toujours conservée comme un trésor, comme son orgueil palpable et sa palpable excuse. Et dans un pareil moment, elle avait songé à mapporter cette pauvre lettre, pour étaler naïvement son orgueil devant moi, pour se réhabiliter à mes yeux, pour que je la félicite… Mais je ne lui dis rien, je lui serrai la main et je sortis. Javais si grande hâte de men aller !
Je fis tout le chemin à pied malgré que la neige tombât à gros flocons. Jétais fatigué, écrasé, étonné : mais déjà sous létonnement la vérité se faisait jour, une sale vérité.
Chapitre 18
Je ne voulus pas laccepter tout de suite, cette vérité. Le matin, en méveillant, après quelques heures dun sommeil lourd et profond, je me rappelai immédiatement toute la journée de la veille et je métonnai de ma sentimentalité avec Lisa. « Quest-ce que tout ce fatras compatissant ? Jai donc mal aux nerfs comme une femme ? Pouah !… Et pourquoi lui ai-je donné mon adresse ? Et si elle vient ?… Eh bien ! quelle vienne ! Quest-ce que cela me fait ! »
Je sortis dans la soirée pour me promener un peu. Il me restait, comme conséquence de la veille, une forte migraine, et la tête me tournait. Plus la soirée savançait, plus augmentait lobscurité, et plus changeaient et sembrouillaient mes pensées. Il y avait en moi, dans les profondeurs de mon cœur et de ma conscience, quelque chose qui ne voulait pas mourir, un sentiment mystérieux qui me faisait souffrir matériellement, comme une brûlure. Je dirigeai ma promenade vers les endroits les plus fréquentés, les rues les plus commerçantes, le mechtchanskaïa, la Sadovoüa, le jardin Voussoupov. Javais pris lhabitude de faire cette promenade, à la tombée de la nuit, à lheure où la foule des petits commerçants et des ouvriers, avec leurs visages soucieux jusquà la méchanceté, devient plus compacte, à cette heure où le travail quotidien est fini. Cétaient précisément ces soucis infimes des infimes bénéfices qui me plaisaient, et précisément cette prose éhontée ! Mais ce soir-là, le coudoiement de la rue ne fit que mexaspérer davantage. Je ne pouvais parvenir à joindre les fils de mes idées. Sans cesse une inquiétude se levait en moi et ne voulait pas sapaiser. Déconcerté, je repris le chemin de mon logement. Il me semblait quun crime pesait sur ma conscience.
La pensée que Lisa pouvait venir ne cessait de me torturer.
« Si elle venait !… Eh bien ! quelle vienne !… Hum !… Mais il ne faut pas quelle voie comment je vis. Hier jai dû lui paraître un tel… héros ! et maintenant… Hum ! Pourquoi donc me suis-je à ce point désintéressé de mes propres affaires ? Cest très-misérable, chez moi : mon divan de toile cirée crache sa paille, ma robe de chambre refuse de me couvrir… Quelles loques ! et elle verra tout cela, et elle verra Apollon, mon domestique. Cet animal ne manquera pas de loffenser, il trouvera quelque chose de désagréable à lui dire pour me causer des ennuis, et moi, évidemment, je serai lâche comme à lordinaire, je me ferai petit devant elle, jessayerai de me draper dans ma robe de chambre, je sourirai, je mentirai… Fi ! quel dégoût ! Et ce nest pas encore là ce quil y a de plus dégoûtant, il y a pis, plus sale, plus vil, oui, plus vil. Toujours, toujours me couvrir dun masque de mensonge et de malhonnêteté ! »
Cette pensée menflamma.
Mais, « malhonnêteté », pourquoi ? Quelle malhonnêteté ? Je parlais sincèrement hier, je sentais vivement ce que je disais. Oui, je voulais réveiller en elle les sentiments nobles, je savais que cela lui ferait du bien, de pleurer, que cela lui serait salutaire…
Mais, quoi que je fisse, je ne pouvais parvenir à me tranquilliser.
Et toute la soirée, même après neuf heures, quoique je fusse sûr, daprès mes calculs, que Lisa ne pouvait plus venir, je la vis, elle fut devant mes yeux, et toujours dans la même attitude. Car, de toute la précédente soirée, un instant sétait particulièrement gravé dans ma mémoire : cétait quand javais aperçu, à la clarté de lallumette, le visage pâle et défait de Lisa, et son regard de martyre. Et quel sourire pitoyable, anormal, « inutile », elle avait sur les lèvres ! Et je ne savais pas alors que quinze ans après, Lisa serait encore devant mes yeux intérieurs avec ce même pitoyable, anormal et inutile sourire.
Le lendemain, jétais disposé à considérer tout cela comme des futilités, un relâchement du système nerveux, et surtout des « exagérations ». Je métais toujours reconnu cette faiblesse, et jen craignais beaucoup des effets : « Jexagère toujours, et cest là ce qui me perd », me disais-je à chaque instant.
« Du reste, Lisa viendra peut-être quand même… » Ce refrain concluait toutes mes réflexions, et cette inquiétude menrageait.
« Elle viendra certainement ! » criais-je en courant à travers la chambre » ; si ce nest aujourdhui, ce sera demain, mais elle viendra. Ô maudit romantisme des cœurs purs ! Quel dégoût ! quelle sottise ! Ô limprévoyance des âmes dégoûtantes de sentimentalisme ! Eh ! au fond, comment ne pas comprendre ? Pourquoi pas comprendre ?… »
Ici je marrêtais, dans une étrange perplexité.
Et quil a fallu peu de paroles, observais-je en passant, quil a fallu peu didylle (et didylle livresque, artificielle, factice) pour retourner toute mon âme ! Ah ! la persistante virginité ! Ah ! le perpétuel renouveau de largile humaine !
Parfois, la pensée me venait daller chez elle, « de lui dire tout », de la supplier de ne pas venir. Mais alors une telle colère se levait en moi quil me semblait que jaurais écrasé cette « maudite » Lisa, si elle avait été à ma portée ! Oui, je laurais outragée, conspuée, chassée, battue !
Cependant, une journée se passa, une autre encore, et encore une troisième. Lisa ne venait pas, et je commençais à me rassurer. Surtout passé neuf heures du soir jétais tout à fait courageux, et je me promenais en liberté. Je me mis même à réfléchir moins amèrement à toute cette aventure : « Voyons, je vais sauver Lisa (puisquelle ne vient pas !) : je lui parle, je développe son esprit, jentreprends son éducation. Je vois enfin quelle maime, quelle maime passionnément, mais je fais semblant de ne pas la comprendre. (Je ne sais pourtant pas pourquoi je fais semblant… Cest peut-être plus beau.) Puis, un soir, toute confuse, très-belle, elle se jette à mes pieds en tremblant, et en pleurant, elle me dit que je suis son sauveur, quelle maime plus que tout au monde… Je lui marque quelque étonnement, mais… « Lisa, lui dis-je, peux-tu donc penser que je naie pas compris ton amour ? Jai tout vu, tout deviné, mais je nosais pas attenter à ton cœur. Je connaissais mon influence sur toi : je craignais que, par reconnaissance, tu fisses effort pour répondre à mon amour ; et cela, je ne le veux pas, ce serait… du despotisme… Ce ne serait pas délicat. (Ici je me lançais dans des subtilités européennes à la George Sand, des sentiments dune inexprimable noblesse.) Mais maintenant tu es à moi, maintenant tu es ma création, maintenant tu es pure et belle, tu es ma femme,
« Et dans ma maison, librement et hardiment,
Entre et règne [33]. »
Puis, nous commençons une vie charmante, nous allons à létranger, etc., etc., etc.…
Je me faisais honte à moi-même, et je finissais par me tirer la langue.
Mais on ne la laissera pas partir, « la dégoûtante ! » pensai-je. On ne les laisse pas trop se promener, il me semble, surtout le soir. (Il me semblait, je ne sais pourquoi, quelle viendrait précisément le soir, et précisément à sept heures.) Oui, mais, ne ma-t-elle pas dit quelle nest pas encore tout à fait esclave, quelle a des droits ? Cela veut dire… Hum !… Que le diable lemporte ! Elle viendra, elle viendra certainement !
Je devais encore mestimer heureux, que les grossièretés dApollon meussent un peu distrait pendant tout ce temps. Cet homme a usé ma patience ! Cétait ma plaie, ma croix. Nous nous disputions du matin au soir depuis des années, et je le haïssais. Mon Dieu ! comme je le haïssais ! Jamais encore je navais haï personne à ce point. Cétait un homme déjà sur le retour, de mine imposante. Outre mon service, il faisait le métier de tailleur à ses moments perdus. Mais je ne sais pourquoi il me méprisait ! Car il me méprisait, et un peu plus que de raison, et me regardait du haut de sa grandeur. Du reste, il traitait tout le monde de même. Rien quà voir cette tête blondasse, ces cheveux bien lissés, ce toupet quil ramenait sur le haut de son front et graissait avec de lhuile dolive, cette grande bouche, ces lèvres qui affectaient la forme dun ijitsa [34], on se sentait en présence dun être qui ne doutait jamais de lui. Cétait un insupportable pédant, le plus grand pédant de toute la terre. Avec cela, un amour-propre quon eût à peine pardonné à Alexandre de Macédoine. Il était amoureux de chacun des boutons de son habit et de chacun de ses ongles, positivement amoureux. Il me traitait très-despotiquement, me parlait très-peu, et quand il me regardait, cétait avec une inexpugnable suffisance, une hauteur inaccessible, et toujours avec une mimique railleuse qui parfois mexaspérait. Il semblait faire son service par pure complaisance. Du reste, il ne faisait presque rien pour moi, et ne se croyait obligé à aucun travail. Très-certainement, il me considérait comme le dernier des sots, et « sil me souffrait auprès de lui », cest seulement quil trouvait agréable de toucher chaque mois ses gages : il consentait à ne rien faire pour sept roubles par mois. Il me sera beaucoup pardonné à cause de lui ! Notre haine mutuelle devenait telle parfois que je me sentais au moment de prendre une attaque de nerfs, rien que pour avoir entendu le bruit de son pas. Ce qui me dégoûtait plus que tout, cest un certain sifflement quil avait en parlant : il devait avoir la langue trop longue ou quelque autre vice de conformation qui le faisait sucer ses lèvres et siffler, et il me semble quil en était très-fier, simaginant peut-être que cela le faisait ressortir. Il parlait bas, lentement, les mains derrière le dos, les yeux baissés. Il menrageait surtout quand il se mettait à lire ses psaumes. (Nous nétions séparés que par une cloison.) Nous avons eu bien des combats à cause des psaumes. Mais cétait sa passion ! Tous les soirs, il se mettait à lire les psaumes, dune voix calme, égale, en chantonnant, comme sil veillait un mort. Il est curieux que ce soit ainsi quil ait fini : il se loue maintenant pour lire les psaumes auprès des morts ! le reste de son temps est partagé entre les deux professions de preneur de rats et de cireur de bottes. Mais en ce temps-là, je ne pouvais le chasser : il était soudé à mon existence, chimiquement. Dailleurs, il naurait pour rien au monde consenti à sen aller. De mon côté, je naurais pu vivre dans une chambre garnie : mon logement était isolé ; cétait ma gaine, la boîte, où je menfermais loin de toute lhumanité. Or, Apollon, le diable sait pourquoi ! me paraissait faire corps avec ce logement, et, sept ans durant, je ne pus me décider à le chasser.
Quant à lui retenir ses gages seulement deux ou trois jours, cétait impossible. Il faisait alors de telles histoires que je ne savais où me fourrer. Mais, cette fois, jétais tellement exaspéré contre le monde entier que je me résolus, jignore pourquoi, à punir Apollon, à lui faire attendre ses gages pendant quinze jours entiers. Il y avait déjà longtemps, près de deux ans, que je métais promis de faire cela, neût-ce été que pour lui prouver quil navait pas à faire le fier avec moi, et quen somme jétais son maître. Jarrêtai en moi-même que je ne lui dirais rien, afin de le forcer à me parler de ses gages le premier : alors je sortirais les sept roubles de ma tirelire, je lui montrerais quils sont là, mis à part, tout exprès pour lui, mis que « je ne veux pas, je-ne-veux-pas les lui donner, tout simplement je ne veux pas, et je ne veux pas parce que je ne veux pas, parce que cest ma volonté de maître, parce quil est insolent, grossier : mais sil demande respectueusement, alors peut-être madoucirai-je ; autrement il attendra encore quinze jours, trois semaines, un mois entier ».
Et pourtant, malgré toute ma résolution, cest finalement encore lui qui est resté vainqueur ! Je ne pus soutenir la lutte plus de quatre jours. Il commença par son manège ordinaire dans ces occasions. Javais déjà fait la même tentative quelque trois ans auparavant, et je prévoyais comment les choses allaient se passer ; je savais par cœur sa vile tactique ! Cétait dabord un regard extrêmement sévère et prolongé, surtout quand il me rencontrait dans la rue, ou quil sortait en même temps que moi. Si je tenais bon ou si je faisais semblant de ne pas remarquer ce regard, il inaugurait de nouvelles et toujours silencieuses persécutions. Sans être appelé, inopinément, il entrait sans bruit, sur la pointe du pied, dans ma chambre pendant que je lisais ou que je marchais, sarrêtait sur le seuil, mettait une main derrière son dos, avançait un pied, et me jetait un regard, non plus sévère, mais plein de mépris. Si je lui demandais brusquement ce quil voulait, il ne me répondait pas, me regardait dans le blanc des yeux quelques instants encore, puis, tout en suçant ses lèvres dune façon très-particulière, très-significative, tournait sur ses talons, lentement, et lentement rentrait dans sa chambre. Deux heures après il revenait. Incapable de me posséder davantage, je ne lui demandais plus ce quil voulait, mais je levais brusquement et impérieusement la tête, et je le regardais fixement, à bout portant : il nous est arrivé de nous regarder pendant deux minutes. Enfin, il finissait par tourner lentement sur ses talons, comme la première fois, avec dignité, et sen allait de nouveau pour deux heures.
Si cela ne suffisait pas pour me réduire, si josais continuer ma révolte, il se mettait alors à soupirer en me regardant, à soupirer longuement, profondément, comme sil voulait mesurer de ses soupirs toute la profondeur de ma chute morale. Il va sans dire quil finissait par me vaincre. Jétais hors de moi, jécumais de rage, et je nen passais pas moins par où il voulait.
Mais cette fois dès le « regard sévère » je sortis de mes gonds, je me précipitai sur Apollon. (Jétais déjà assez irrité sans cela !)
Halte ! lui criai-je, reste ici !
Mais lui, lentement, silencieusement, dignement, sen allait déjà, sa main derrière son dos.
Reviens ici ! Reviens ! criai-je en le poursuivant.
Ma voix, devait atteindre un diapason surnaturel, car Apollon se retourna et même se mit à me considérer avec un certain étonnement. Mais il sobstinait à se taire, et cest cela surtout qui mexaspérait.
Comment oses-tu entrer chez moi sans rien demander ? Comment oses-tu me regarder ainsi ? Réponds !
Il me regarda tranquillement pendant une demi-minute, puis il se retourna de nouveau.
Halte ! hurlai-je en courant à lui. Ne bouge pas, tiens-toi là, et réponds-moi ! Ques-tu venu faire ici ?
Si vous avez quelque chose à mordonner… ? dit-il doucement et posément après un silence, tout en suçant ses lèvres et en balançant tranquillement sa tête dune épaule sur lautre. Et sa voix, son attitude, tout en lui exprimait une placidité qui maffolait.
Ce nest pas cela, bourreau ! Ce nest pas ce que je te demande ! mécriai-je tremblant de colère. Je vais te dire moi-même, bourreau, pourquoi tu viens ici. Tu vois que je ne te donne pas tes gages, tu ne veux pas, par vanité, condescendre à me les demander, et cest pourquoi tu viens, avec tes regards bêtes, me punir, me torturer, et tu ne soup-çon-nes-pas, -bour-reau, comme cest bête, bête, bête, bête, bête !…
Il recommençait déjà à tourner sur ses talons, mais je le saisis par le bras.
Écoute : voici largent, tu le vois ? il est là (je tirai la somme de mon tiroir), les sept roubles y sont : mais tu ne les auras pas, tu-ne-les-au-ras-pas, tant que tu ne seras pas venu respectueusement, la tête basse, me demander pardon.
Cela ne se peut pas, répondit-il avec une assurance surnaturelle.
Ça suffit, criai-je, je te jure que tu ne les auras pas !
Il ny a pas de quoi vous demander pardon, continua-t-il comme sil ne sapercevait même pas de mes cris, cest vous qui mavez appelé « bourreau », et je pourrais aller porter plainte chez le commissaire.
Vas-y donc, hurlai-je, vas-y tout de suite, à la minute, à la seconde, bourreau ! bourreau ! bourreau !
Mais il me regarda à peine, gagna la porte, et sans plus mécouter, sans se retourner, rentra tranquillement chez lui.
Sans Lisa, rien de tout cela ne serait arrivé, pensai-je.
Je restai un moment immobile, dans une pose digne et solennelle ; mais mon cœur battait faiblement tant jétais ému. Puis jallai moi-même chez Apollon.
Apollon, lui dis-je dune voix basse et contenue, mais jétouffais de rage, va tout de suite et sans attendre un seul moment chez le commissaire.
Il sétait déjà assis à sa table, avait mis ses lunettes et cousait. En entendant mon ordre, il éclata de rire.
À linstant ! vas-y à linstant, ou tu ne sais pas ce qui va arriver.
Vous nêtes vraiment pas dans votre assiette, observa-t-il sans même lever la tête, en se suçant lentement les lèvres et en enfilant son aiguille. Où a-t-on vu cela, quun homme envoie chercher lautorité contre lui-même ! Et quant à meffrayer, ce nest pas la peine de vous donner tant de mal, vous ny réussirez pas.
Mais vas-y donc !
Je jappais comme un roquet. Javais déjà saisi Apollon par lépaule, jallais le…
Cest alors que la porte dentrée souvrit, et lentement, doucement, une « figure » apparut, vint à nous, sarrêta et nous regarda avec étonnement. Jétais comme anéanti de honte ! Je me précipitai dans ma chambre, et là, saisissant des deux mains mes cheveux, je me jetai contre le mur et restai ainsi, sans me retourner.
Deux minutes après jentendis le pas lent dApollon.
Voici une personne qui vous demande, dit-il en me regardant avec une incroyable sévérité.
Il seffaça, et laissa passer Lisa. Mais il ne faisait pas mine de sen aller, il restait là, avec son sourire moqueur.
Va-ten ! Va-ten ! lui commandai-je, éperdu…
En cet instant, la pendule grinça avec effort, siffla, puis sonna sept coups.
Chapitre 19
« Et dans ma maison, librement et hardiment,
Entre et règne. »
(Même poëme.)
Je restais devant elle comme tué, intimement déshonoré, salement embarrassé. Je souriais, il me semble, et je tâchais de me draper dans ma robe de chambre épilée, juste comme javais, dans mes mauvaises heures, imaginé que je ferais. Elle aussi était toute confuse. Je navais pas prévu cela. Et cétait mon propre embarras qui la gagnait.
Assieds-toi, lui dis-je machinalement.
Je plaçai une chaise pour elle auprès de la table et massis moi-même sur le divan. Elle mobéit aussitôt, sassit et se mit à me regarder « de tous ses yeux », attendant évidemment que je lui dise quelque chose. Cette attente naïve me mit hors de moi ; mais je me retins.
Elle devrait pourtant faire semblant de ne rien remarquer, comme si tout se passait normalement, et voilà quelle… ! Et je me jurai vaguement quelle me payerait cher pour tout cela.
Tu mas trouvé dans une étrange situation, Lisa, commençai-je tout en sachant que cétait précisément ainsi quil ne fallait pas commencer. Non, non, je ne parle pas de mon mobilier ! mécriai-je en la voyant tout à coup rougir. Je nai pas honte de ma pauvreté… Au contraire, jen suis fier. Je suis pauvre, mais je suis honnête… Car on peut être pauvre et honnête. (Je balbutiais.) Du reste… Veux-tu du thé ?
Non… commençait-elle ; mais…
Attends.
Je me levai vivement et courus chez Apollon. (Il fallait bien me cacher quelque part !)
Apollon, bredouillai-je avec une précipitation fiévreuse en lui jetant les sept roubles que javais durant tout ce temps gardés dans ma main, voici tes gages, tu vois ? je te les donne. En revanche, sauve-moi ! va tout de suite chercher au traktir du thé et dix soukhars [35]. Si tu ny vas pas, tu me désespéreras. Tu ne sais pas qui est cette femme… Cest… tout ! Tu timagines peut-être… Mais cest que tu ne vois pas qui est cette femme !…
Apollon, qui sétait déjà remis au travail et qui avait déjà repris ses lunettes, loucha dabord vers largent, sans quitter son aiguille ; puis, sans me prêter la moindre attention, sans me répondre, il continua à se disputer avec son fil qui faisait des difficultés pour passer par le trou de laiguille. Jattendis trois minutes, debout devant lui, les mains croisées à la Napoléon. Javais les tempes mouillées de sueur, jétais très-pâle et je le sentais. Mais enfin, Dieu merci, il eut pitié de moi. Laissant là son fil, il se leva lentement, recula lentement sa chaise, ôta lentement ses lunettes, compta lentement son argent, et, mayant demandé par-dessus son épaule combien il fallait prendre de thé, sortit lentement. En retournant auprès de Lisa, je pensais que je ferais mieux de menfuir comme jétais, dans ma robe de chambre, nimporte où…
Et je massis de nouveau.
Elle me regardait avec inquiétude. Il y eut un silence de quelques instants.
Je le tuerai ! mécriai-je tout à coup en frappant du poing sur la table si violemment que lencre jaillit de lencrier.
Quavez-vous ? dit-elle, toute tremblante.
Je le tuerai ! je le tuerai !…
Javais repris mon jappement de roquet, et je continuais à frapper la table, quoique je sentisse fort bien la stupidité de mon emportement.
Tu ne peux savoir, Lisa, comme il me torture ! Cest mon bourreau… Il est allé chercher des soukhars… Lisa !…
Et tout à coup je fondis en larmes. Cétait une crise. Que javais honte de ma faiblesse ! Mais jétais incapable de me dominer.
Elle seffraya.
Mais quavez-vous ? quavez-vous donc ? disait-elle en sagitant autour de moi.
De leau !… donne-moi de leau… balbutiai-je à voix basse. (Javais très-nettement conscience que cette eau me serait tout à fait inutile, et que rien ne mobligeait à balbutier à voix basse.) Cest par là… (Quoique la crise fût réelle, je peux dire que je jouais la comédie pour sauver les apparences.)
Elle me donna de leau. Elle était comme éperdue. En ce moment Apollon apporta le thé, et il me sembla que ce thé banal et prosaïque était une chose terriblement inconvenante et misérable après tout ce qui venait de se passer, et je rougis. Lisa considérait Apollon avec un air craintif. Quant à lui, il sortit sans nous regarder.
Lisa, tu me méprises… dis-je en la regardant fixement, frémissant dimpatience de savoir ce quelle pensait.
Elle était si confuse quelle ne put même pas me répondre.
Prends du thé, dis-je avec colère.
Jétais irrité contre moi-même, mais il va sans dire quelle devait tout supporter. Une horrible colère me soulevait le cœur contre elle, il me semblait que je laurais tuée avec plaisir. Et pour me venger je me jurai mentalement que je ne lui dirais plus un mot.
Cest elle qui est la cause de tout ! pensai-je.
Le silence dura sept minutes. Le thé restait sur la table, nous ny touchions pas. Exprès tant la perversité me gouvernait ! je ne voulais pas boire le premier pour rendre plus pénible la position de Lisa, puisquil ne convenait pas quelle commençât. Elle me regardait à la dérobée, avec étonnement, avec tristesse. Je mobstinais à me taire. Certes, le principal bourreau, cétait moi, et javais pleine conscience de toute la dégoûtante bassesse de ma sottise et de ma méchanceté ; mais je ne mappartenais plus.
Je viens de là… Je veux… en sortir tout à fait, commença-t-elle pour rompre dune façon quelconque ce silence intolérable. Mais la pauvre ! Elle aussi, elle commençait précisément comme elle ne devait pas commencer ! À un tel moment, à un tel homme parler dabord de cela ! Mon cœur se serra de pitié pour sa franchise inutile et pour sa maladresse. Mais aussitôt un sentiment de méchanceté refoula en moi la pitié. Cette velléité même de compassion redoubla ma cruauté. « Eh ! que tout aille au diable ! » me dis-je. Encore sept minutes de silence.
Elle se leva en disant dune voix à peine intelligible :
Je vous dérange ?…
Il y avait dans sa voix de la dignité offensée et de la lassitude. Aussitôt ma colère déborda ; je me levai aussi, tremblant, suffoquant de rage :
Pourquoi es-tu venue chez moi, dis-moi, je ten prie ?
Je ne tenais même plus compte de lordre logique de mes paroles, je voulais tout lâcher dun seul coup, et je ne savais par où commencer.
Pourquoi es-tu venue ? Réponds ! réponds !… Ah ! je vais te le dire, « ma petite mère », je vais te le dire, pourquoi tu es venue ! Cest parce que je tai dit, lautre jour, des mots de pitié, cela ta touchée, et tu es venue chercher encore des mots de pitié ! Eh bien ! écoute, sache que je me suis moqué de toi ! Et maintenant encore je me moque de toi !… Eh ! oui : je me-mo-quais… On mavait offensé, dans la soirée, à un dîner, des gens… des camarades… et je venais dans votre maison pour provoquer lun deux, un officier, qui avait dû y venir avant moi. Mais je ne lai pas rencontré : il fallait bien me venger sur quelquun, « reprendre ce quon mavait pris » : tu es tombée sous ma main, et jai bavé sur toi toute ma colère, toute mon ironie. On mavait humilié, je tai humiliée. On mavait tordu comme un torchon : jai voulu à mon tour user de ma force… Voilà ! et toi, tu croyais déjà que je venais te sauver ! Nest-ce pas ? tu las cru ? tu las cru ?
Je savais que quelques détails pourraient lui échapper, mais jétais sûr quelle comprendrait très-bien lensemble de mes paroles. Je ne me trompais pas. Elle devint pâle comme un mouchoir, voulut parler, mais ses lèvres se convulsèrent, et elle saffaissa sur sa chaise comme si elle venait de recevoir un coup de hache, et, aussi longtemps que je parlai, elle mécouta, la bouche béante, les yeux démesurément ouverts, dans une saisissante attitude dépouvante. Le cynisme de mes paroles la comblait de stupeur.
Te sauver ! continuai-je en me mettant à courir de long en large dans la chambre, et te sauver de quoi ? Mais je suis pire que toi peut-être ! Que pensais-tu, lautre jour, quand je te faisais de la morale ? « Et toi-même, pourquoi es-tu ici, avec toute ta morale ?… » Voilà ce que tu pensais… Prouver ma force ! prouver ma force ! Voilà ce quil me fallait alors. Tes larmes, ton humiliation, ton hystérie, voilà ce quil me fallait ! Dailleurs, une fois que jeus obtenu ce que je voulais, jen ai été moi-même atterré, parce que je suis une femmelette, et le diable sait quelle sotte pensée ma fait te donner mon adresse ! Je le regrettais déjà en rentrant chez moi, et je taccablais dinjures à cause de cette maudite adresse, et je te détestais déjà ! Car, avec mes mots de pitié, je tavais menti. Des phrases ! des phrases ! rêver laction et la traduire en phrases, voilà ma vie. Quant à laction réelle, sais-tu ce que je veux ? Que tout soit anéanti, tout, tout ! Il me faut la paix, et pour lavoir, je donnerais le monde entier pour un kopeck. Si lon me donnait à choisir entre le thé et lhumanité, je choisirais le thé. Comprends-tu ? Eh ! je le sais : je suis un vaurien, un cochon, un égoïste, un lâche… Sais-tu ? Voilà trois jours que je tremble en songeant quà chaque instant tu peux venir. Et sais-tu encore ce qui minquiétait le plus ? Cest que, lautre jour, tu mas pris pour un héros, et quaujourdhui tu me vois dans ma petite chambre, dans ma misérable et dégoûtante chambre ! Je te disais tout à lheure que je navais pas honte de ma pauvreté… Je mentais, jen ai honte, honte, plus que de toute autre chose : jaurais moins honte de voler ! Jai tant damour-propre quil me semble, à la plus légère offense, quon ma écorché et que lair même qui me baigne me blesse. Ne comprends-tu pas, maintenant au moins, que je ne te pardonnerai jamais de mavoir vu me jeter comme un roquet sur Apollon ? Ce sauveur, ce héros qui se jette comme un chien galeux sur son domestique ! et son domestique qui sen rit ! Et les larmes de tout à lheure, ces larmes honteuses que jai versées devant toi comme une baba [36], je ne te les pardonnerai jamais ! Et tout ce que je tavoue en cet instant même, je ne te le pardonnerai jamais, à toi ! Oui, toi, toi seule, tu payeras pour tout cela ! Pourquoi tes-tu trouvée sur mon chemin ? Ou pourquoi suis-je un vaurien, le plus dégoûtant, le plus ridicule, le plus mesquin, le plus sot, le plus jaloux de tous les vers de terre, qui ne sont pas meilleurs que moi, mais qui du moins le diable sait pourquoi ! nont jamais honte dêtre ce quils sont ? Mais moi, toute ma vie, chaque vilenie que jai commise a eu pour conséquence une terrible chiquenaude sur mon âme ! Cest par là que je diffère des autres hommes. Tu ne comprends rien à tout cela, nest-ce pas ? Et que mimporte ! Que mimporte que tu te perdes ou que tu te sauves ! Ques-tu pour moi ? Mais comprends-tu, mon Dieu ! comprends-tu que je te hais, parce que tu es ici et que tu as entendu ce que je viens de te dire ? Un homme ne se confesse quune fois dans la vie, et pour le faire il faut quil ait une crise dhystérie !… Et que veux-tu encore ? Pourquoi es-tu encore ici, devant moi, à me torturer au lieu de ten aller ?…
Mais ici se passa une chose étrange.
Jai une habitude à ce point invétérée de penser et de réfléchir daprès les livres et de me représenter tout au monde comme si je limaginais moi-même dans mes rêves, que cette chose étrange, je ne la compris pas aussitôt. Outragée, écrasée par moi, Lisa avait compris beaucoup plus profondément que je ne pouvais le supposer. De tout cela, elle avait compris ce quune femme comprendra toujours avant toute chose si elle aime sincèrement : cest que lhomme qui lui parlait ainsi était lui-même malheureux.
La frayeur et le ressentiment avaient disparu de son visage, qui nexprimait plus quune surprise désolée. Quand je me traitai de vaurien et de cochon, et quand mes larmes recommencèrent à couler, car je pleurais en débitant toute cette tirade ! ses traits se crispèrent convulsivement, elle voulut se lever et minterrompre. Et quand jeus fini, elle ne sarrêta pas à mes cris, elle ne parut pas entendre que je lui reprochais dêtre encore là,mais sa physionomie exprimait avec évidence quelle sentait seulement combien je devais moi-même souffrir en lui disant tout cela. Et dailleurs, la pauvre créature était tellement humiliée, elle sestimait si incomparablement inférieure à moi quil ne lui venait pas même à lesprit de soffenser. Dans une sorte délan à la fois irrésistible et timide, elle fit un pas vers moi, puis, nosant sapprocher davantage, me tendit les bras… Mon cœur se serra. Elle vit ma physionomie changer, se jeta vers moi, enlaça mon cou de ses mains et se mit à pleurer. Je ny pus tenir moi-même, et je sanglotai comme jamais cela ne métait arrivé.
On ne me laisse pas… je ne puis pas… être bon, murmurai-je dune voix entrecoupée. Et me laissant tomber sur le divan, je sanglotai pendant un quart dheure dans une crise de véritable hystérie. Lisa se serra contre moi, métreignit dans ses bras et parut soublier dans cette étreinte.
Mais la crise passa. (Jécris ici, quon ne loublie pas, la plus sale réalité.) Et voilà, couché à plat ventre sur le divan, le visage enfoui dans un misérable oreiller de cuir, voilà que, peu à peu, de très-loin, involontairement, mais irrésistiblement, je commençai à sentir quil serait maintenant bien gênant de relever la tête et de regarder dans les yeux de Lisa. De quoi avais-je honte ? Je ne sais, mais javais honte. Il me vint aussi à lidée que les rôles avaient définitivement changé ; quelle était devenue lhéroïne, et que jétais moi-même devenu lêtre humilié et offensé quelle était devant moi quatre jours auparavant… Et je pensais cela tout en restant couché sur le divan.
Mon Dieu ! est-il vraiment possible que jaie, en ce moment, été jaloux de Lisa ? Je ne sais, maintenant encore je ne puis me rendre compte de cela. Il ma toujours été impossible de vivre sans tyranniser quelquun, et… Mais les raisonnements nexpliquent rien, et pourquoi raisonner ?
Pourtant je repris le dessus. Je levai la tête. (Il aurait bien toujours fallu lever la tête un jour ou lautre !…)
Or, je suis maintenant certain que cest précisément parce que javais honte de la regarder que salluma soudainement un sentiment imprévu : le sentiment de la domination et de la possession. Mes yeux senflammèrent passionnément, je serrai avec force les mains de Lisa dans les miennes…
Comme je la haïssais en ce moment ! Mais comme cette haine mattirait étrangement vers elle ! La haine doublait lamour, et cela ressemblait presque à de la vengeance…
Un immense étonnement bouleversa ses traits, un étonnement tout voisin de la terreur. Mais ce fut court, et elle se hâta de métreindre avec une ardeur passionnée.
Chapitre 20
Un quart dheure après, je courais de long en large dans la chambre avec une impatience fébrile. À chaque instant, je mapprochais du paravent, et, à travers une petite fente, je regardais Lisa. Elle était assise par terre, la tête appuyée au lit, et paraissait pleurer. Mais elle ne sen allait pas, et cela mirritait. Maintenant elle savait tout. Je lavais suprêmement outragée, mais… Que sert de raconter ? Elle savait maintenant que mon bref désir était né dune pensée de vengeance, du besoin de lui imposer une humiliation nouvelle, et quà ma haine pour ainsi dire sans corps sétait substituée une haine personnelle, réelle et fondée sur la jalousie… Dailleurs, je naffirme pas quelle ait compris tout cela nettement. Ce qui est certain, cest quelle me tenait désormais pour un homme parfaitement vil et surtout incapable daimer.
Je sais bien ! on me dira quil est impossible dêtre méchant et bête à ce point. On ajoutera peut-être quil est impossible de ne pas aimer une telle femme, impossible au moins de ne pas apprécier son amour. Baste ! Quy a-t-il dimpossible ? Dabord je ne pouvais plus aimer (dans le sens quon attribue à ce mot) : aimer, pour moi, ne signifiait plus que tyranniser et dominer moralement. Je nai même jamais pu concevoir un autre amour, et je suis allé si loin en ce sens quaujourdhui je crois fermement que lamour consiste en ce droit de tyrannie concédé par lêtre aimé. Même dans mes rêves souterrains, je ne me représentais lamour que comme un duel commencé par la haine et fini par un asservissement moral : mais après ? Je naurais su que faire de lobjet asservi ! Et, encore une fois, quy a-t-il dimpossible ? Ne métais-je pas dépravé invraisemblablement ? Navais-je point perdu la notion de la « vie vivante » au point davoir osé faire honte à Lisa dêtre venue écouter des « mots de pitié » ? Et pourtant ! Elle était venue pour maimer !… Car, pour une femme, cest dans lamour quest toute résurrection, tout salut de nimporte quel naufrage. Cest par lamour et seulement par lamour quelle peut être régénérée. Mais était-ce bien de la haine que javais pour Lisa à cette heure où je courais à travers la chambre et marrêtais à chaque instant pour regarder derrière le paravent ? Je ne crois pas ; il métait seulement insupportable de la sentir là, jaurais voulu quelle disparût, jaurais désiré de la « tranquillité », de la solitude. Je navais plus lhabitude de la « vie vivante » ; elle mécrasait, ma respiration même en était gênée…
Quelques instants se passèrent encore ; elle ne se levait pas, abîmée dans sa stupeur : et jeus limprudence de frapper légèrement au paravent pour la rappeler à elle-même… Elle se secoua brusquement, se hâta de se lever et de prendre son châle, son chapeau, sa fourrure, comme si elle eût voulu se sauver de moi quelque part. Deux minutes après, elle sortit lentement de derrière le paravent, fit quelques pas dans la chambre et laissa tomber sur moi un regard lourd. (Javais un méchant sourire, mais forcé, un sourire de convenance, et jévitais son regard.)
Adieu, dit-elle, et elle se dirigea vers la porte.
Je courus à elle, je lui pris la main, louvris, et lui mis… puis la fermai, et aussitôt lui tournant le dos, je me reculai avec une singulière vivacité dans un coin, pour ne pas la voir au moins !…
Jallais mentir, prétendre que jai fait cela sans réflexion, par folie, par sottise. Mais je ne veux pas mentir, et je dis franchement que, si je lui ouvris la main pour y mettre…, ce fut par méchanceté. Cette idée métais venue tandis que je courais de long en large par la chambre et que Lisa restait derrière le paravent. Je puis toutefois dire sincèrement que, si je fis cette atrocité exprès, ce fut plutôt par « malice cérébrale » que par « dépravation sentimentale ». Une atrocité, soit, mais artificielle, combinée, livresque ; et quand ce fut fait, je ne pus supporter la pensée de laction que javais commise. Je me reculai dans un coin, puis, presque aussitôt, je me précipitai, affolé de honte et de désespoir : Lisa était déjà partie. Jouvris la porte et criai dans lescalier (mais timidement, à mi-voix) : « Lisa ! Lisa ! »
Pas de réponse. Il me sembla entendre des pas sur les marches.
Lisa ! criai-je plus haut.
Pas de réponse. La porte de la rue souvrit en grinçant et se referma lourdement. Ce bruit monta jusquau sommet de lescalier.
Partie !…
Je rentrai dans ma chambre en réfléchissant. Mon cœur me pesait.
Je restais debout devant la table auprès de laquelle Lisa sétait assise, et je regardais inconsciemment. Un moment se passa. Tout à coup je tressaillis : juste devant moi, sur la table, japerçus… oui, japerçus le billet bleu de cinq roubles, tout chiffonné, le même billet que je lui avais mis dans la main. Cétait bien lui, ce ne pouvait être un autre, je nen avais quun… Elle avait donc profité du moment où je métais détourné pour le jeter sur la table.
Eh bien ! jaurais dû prévoir cela. Hein ? jaurais dû le prévoir ? Non ! jétais trop égoïste, je méprisais trop les gens pour imaginer quelle pût être capable de cela.
Mais cela me fut insupportable. Je mhabillai en toute hâte, prenant les premiers vêtements qui se trouvèrent sous ma main, et je me précipitai à sa poursuite. Elle navait pas pu faire plus de deux cents pas.
Un temps calme. La neige tombait presque perpendiculairement et formait un matelas sur les trottoirs de la rue déserte. Aucun bruit. La lumière inutile des réverbères me parut singulièrement triste. Je fis en courant deux cents pas jusquau plus prochain coin de rue, et là je marrêtai.
Où avait-elle pu aller ?
Mais… pourquoi lui courais-je après ?
Pourquoi ? Tomber à genoux devant elle ? pleurer encore ? baiser ses pieds ? lui demander pardon ? Oui, je laurais fait. Quel moment ! Jamais, jamais ! je ne me le rappellerai avec indifférence. « Mais à quoi bon ? Dès demain ne la haïrai-je pas précisément parce que aujourdhui je lui aurai baisé les pieds ? Suis-je capable de la rendre heureuse ? Nai-je pas constaté aujourdhui pour la centième fois ce que je vaux ? Ne la torturerais-je pas sans cesse ? »
Je restais debout dans la neige, poursuivant mes méditations au fond de lombre des rues, là-bas… « Ne vaut-il pas mieux quil en soit ainsi ? continuai-je à songer, déjà rentré dans ma chambre, nest-ce pas mieux ? Ne vaut-il vraiment pas mieux quelle emporte pour léternité son offense ? Loffense ! mais cest une purification ! Cest la plus douloureuse et la plus profonde conscience de la dignité humaine. Dès demain, oui, jaurais sali son âme et blessé son cœur. Tandis que désormais loutrage ne périra pas en elle ; malgré toute lhorreur de la boue qui lattend, loutrage lélèvera et la purifiera… par la haine… Hum !… peut-être par le pardon. Et pourtant ! En sera-t-elle plus heureuse ?… »
Et je me posais philosophiquement cette question (à étudier aux heures de loisir) : Que vaut-il mieux, un bonheur médiocre ou des souffrances supérieures ? Hein ? Que vaut-il mieux ?
Cest à létude de ce problème que jai consacré cette soirée dagonie. Jamais je navais tant souffert.
(Je crois néanmoins que, au moment même où je sortis pour rejoindre Lisa, je savais que je rentrerais au bout de deux cents pas.)
Jamais plus je nai revu Lisa, jamais plus je nai rien su delle.
Jajouterai que je fus longtemps très-satisfait de ma phrasesur lutilité de loutrage et de la haine.
Pourtant je faillis tomber malade de chagrin.
Ah ! même aujourdhui, que ces souvenirs me sont amers ! Oui, oui, finissons là ces maudites notes : elles nont été pour moi quune nouvelle cause de souffrance, de honte. Quel absurde roman ! Dirait-on pas que jaie rassemblé en moi, exprès, tous les traits dun antihéros ? Leffet doit en être très-désagréable.
Assez donc ! Je ne veux plus écrire de mon Souterrain.
Maintenant dailleurs tout est fini. Katia ! Lisa ! et quarante ans !
FIN.
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commune rapproche. Deux cœurs solitaires s'ouvrent l'un à l'autre dans cette douceur du soir qui est sans doute le pays des
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[1] [Note - Concierge. (Note du correcteur ELG.)]
[2] [Note - Citadin, petit bourgeois.]
[3] [Note - Sorte de potage aux choux.]
[4] [Note - Seigneur. (Note du correcteur ELG.)]
[5] [Note - Expression russe.]
[6] [Note - Haleurs sur le Volga.]
[7] [Note - Expression russe. On dit aussi le père Don.]
[8] [Note - Manteau fourré des paysans.]
[9] [Note - Collation.]
[10] [Note - Eau-de-vie.]
[11] [Note - Petite voiture légère.]
[12] [Note - En Russie, deux chevaux sattellent, lun entre les deux brancards et lautre par côté.]
[13] [Note - Voiture découverte.]
[14] [Note - Expression russe.]
[15] [Note - Une bien-aimée ; locution populaire.]
[16] [Note - Expression russe.]
[17] [Note - Secte de vieux croyants qui conservent les Écritures telles quelles étaient avant les corrections du patriarche Nikon.]
[18] [Note - Expression russe : jai causé sa mort.]
[19] [Note - Mot à mot : Je pense une pensée.]
[20] [Note - Unité de mesure russe équivalente à environ 1,1 km. (Note du correcteur ELG.)]
[21] [Note - Expression russe.]
[22] [Note - Mot à mot : tout mon siècle ; locution russe.]
[23] [Note - Paysanne, bonne femme. (Note du correcteur ELG.)]
[24] [Note - Expression russe.]
[25] [Note - En français dans le texte.]
[26] [Note - Expression russe.]
[27] [Note - Fameux chef de brigands, sur le Volga.]
[28] [Note - Diminutif dIvan, nom donné à tous les cochers à Saint-Pétersbourg.]
[29] [Note - Locution usitée pour dire un homme du peuple russe.]
[30] [Note - Seize verschoks font un arschine. Larschine est dun mètre quatre dixièmes.]
[31] [Note - En russe : il te rira dans les yeux.]
[32] [Note - Diminutif dIvan.]
[33] [Note - Nekrassov.]
[34] [Note - Lettre en forme de V, non usitée dans lalphabet ordinaire et exclusivement réservée à la liturgie.]
[35] [Note - Grands biscuits.]
[36] [Note - Femmelette.]
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