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Fédor Mikhaïlovitch
Dostoïevski
(1821-1881)
Souvenirs de la
maison des morts
(1862)
Traduit du russe par M. Neyroud
Un document produit en version numérique par Jean-Marc Simonet, bénévole,
professeur retraité de lenseignement de lUniversité de Paris XI-Orsay
Courriel : jmsimonet@wanadoo.fr
Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"
Site web : http ://classiques.uqac.ca/
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de lUniversité du Québec à Chicoutimi
Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marc Simonet, bénévole.
Courriel : jmsimonet@wanadoo.fr
À partir du livre  :
Souvenirs de la maison des morts
(1862)
Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Écrivain russe
(1821-1881)
Traduction de M. Neyroud
Plon, 1930 ?
Paris : 18/18, 1962, 316 pp.
Polices de caractères utilisées  :
Pour le texte : Times New Roman, 14 points.
Pour les notes de bas de page  : Times New Roman, 10 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format  : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)
Édition numérique réalisée le 19 mai 2006 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE
Avertissement
I. — La maison des morts
II. — Premières impressions
III. — Premières impressions (suite)
IV. — Premières impressions (suite)
V. — Le premier mois
VI. — Le premier mois (suite)
VII. — Nouvelles connaissances Pétrof
VIII. — Les hommes déterminés Louka
IX. — Isaï Fomitch Le bain Le récit de Balkouchine
X. — La fête de Noël
XI. — La représentation
DEUXIÈME PARTIE
I. — Lhôpital
II. — Lhôpital (suite)
III. — Lhôpital (suite)
IV. — Le mari dAkoulka (récit)
V. — La saison dété
VI. — Les animaux de la maison de force
VII. — Le « grief »
VIII. — Mes camarades
IX. — Lévasion
X. — La délivrance
Fin du texte
Première partie
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Avertissement
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Au milieu des steppes, des montagnes ou des forêts impraticables des contrées reculées de la Sibérie, on rencontre, de loin en loin, de petites villes dun millier ou deux dhabitants, entièrement bâties en bois, fort laides, avec deux églises, — lune au centre de la ville, lautre dans le cimetière, — en un mot, des villes qui ressemblent beaucoup plus à un bon village de la banlieue de Moscou quà une ville proprement dite. La plupart du temps, elles sont abondamment pourvues de maîtres de police, dassesseurs et autres employés subalternes. Sil fait froid en Sibérie, le service du gouvernement y est en revanche extraordinairement avantageux. Les habitants sont des gens simples, sans idées libérales ; leurs mœurs sont antiques, solides et consacrées par le temps. Les fonctionnaires, qui forment à bon droit la noblesse sibérienne, sont ou des gens du pays, Sibériens enracinés, ou des arrivants de Russie. Ces derniers viennent tout droit des capitales, séduits par la haute paye, par la subvention extraordinaire pour frais de voyage et par dautres espérances non moins tentantes pour lavenir. Ceux qui savent résoudre le problème de la vie restent presque toujours en Sibérie et sy fixent définitivement. Les fruits abondants et savoureux quils récoltent plus tard les dédommagent amplement ; quant aux autres, gens légers et qui ne savent pas résoudre ce problème, ils sennuient bientôt en Sibérie et se demandent avec regret pourquoi ils ont fait la bêtise dy venir. Cest avec impatience quils tuent les trois ans, — terme légal de leur séjour ; — une fois leur engagement expiré, ils sollicitent leur retour et reviennent chez eux en dénigrant la Sibérie et en sen moquant. Ils ont tort, car cest un pays de béatitude, non seulement en ce qui concerne le service public, mais encore à bien dautres points de vue. Le climat est excellent ; les marchands sont riches et hospitaliers ; les Européens aisés y sont nombreux. Quant aux jeunes filles, elles ressemblent à des roses fleuries ; leur moralité est irréprochable. Le gibier court dans les rues et vient se jeter contre le chasseur. On y boit du champagne en quantité prodigieuse ; le caviar est étonnant ; la récolte rend quelquefois quinze pour un. En un mot, cest une terre bénie dont il faut seulement savoir profiter, et lon en profite fort bien !
Cest dans lune de ces petites villes, — gaies et parfaitement satisfaites delles-mêmes, dont laimable population ma laissé un souvenir ineffaçable, — que je rencontrai un exilé, Alexandre Pétrovitch Goriantchikof, ci-devant gentilhomme-propriétaire en Russie. Il avait été condamné aux travaux forcés de la deuxième catégorie, pour avoir assassiné sa femme. Après avoir subi sa condamnation, — dix ans de travaux forcés, — il demeurait tranquille et inaperçu en qualité de colon dans la petite ville de K... A vrai dire, il était inscrit dans un des cantons environnants, mais il vivait à K..., où il trouvait à gagner sa vie en donnant des leçons aux enfants. On rencontre souvent dans les villes de Sibérie des déportés qui soccupent denseignement. On ne les dédaigne pas, car ils enseignent la langue française, si nécessaire dans la vie, et dont on naurait pas la moindre idée sans eux, dans les parties reculées de la Sibérie. Je vis Alexandre Pétrovitch pour la première fois chez un fonctionnaire, Ivan Ivanytch Gvosdikof, respectable vieillard fort hospitalier, père de cinq filles qui donnaient les plus belles espérances. Quatre fois par semaine, Alexandre Pétrovitch leur donnait des leçons à raison de trente kopeks (argent) la leçon. Son extérieur mintéressa. Cétait un homme excessivement pâle et maigre, jeune encore, — âgé de trente-cinq ans environ, — petit et débile, toujours fort proprement habillé à leuropéenne. Quand vous lui parliez, il vous fixait dun air très attentif, écoutait chacune de vos paroles avec une stricte politesse et dun air réfléchi, comme si vous lui aviez posé un problème ou que vous vouliez lui extorquer un secret. Il vous répondait nettement et brièvement, mais en pesant tellement chaque mot, que lon se sentait tout à coup mal à son aise, sans savoir pourquoi, et que lon se félicitait de voir la conversation terminée. Je questionnai Ivan Ivanytch à son sujet ; il mapprit que Goriantchikof était de mœurs irréprochables, sans quoi, lui, Ivan Ivanytch, ne lui aurait pas confié linstruction de ses filles, mais que cétait un terrible misanthrope, qui se tenait à lécart de tous, fort instruit, lisant beaucoup, parlant peu et se prêtant assez mal à une conversation à cœur ouvert.
Certaines personnes affirmaient quil était fou, mais on trouvait que ce nétait pas un défaut si grave ; aussi les gens les plus considérables de la ville étaient-ils prêts à témoigner des égards à Alexandre Pétrovitch, car il pouvait être fort utile, au besoin, pour écrire des placets. On croyait quil avait une parenté fort honorable en Russie, — peut-être même dans le nombre y avait-il des gens haut placés, — mais on nignorait pas que depuis son exil il avait rompu toutes relations avec elle. En un mot, il se faisait du tort à lui-même. Tout le monde connaissait son histoire et savait quil avait tué sa femme par jalousie, — moins dun an après son mariage, — et, quil sétait livré lui-même à la justice, ce qui avait beaucoup adouci sa condamnation. Des crimes semblables sont toujours regardés comme des malheurs, dont il faut avoir pitié. Néanmoins, cet original se tenait obstinément à lécart et ne se montrait que pour donner des leçons.
Tout dabord je ne fis aucune attention à lui ; puis sans que jen sus moi-même la cause, il mintéressa : il était quelque peu énigmatique. Causer avec lui était de toute impossibilité. Certes, il répondait à toutes mes questions : il semblait même sen faire un devoir, mais une fois quil mavait répondu, je nosais linterroger plus longtemps ; après de semblables conversations, on voyait toujours sur son visage une sorte de souffrance et dépuisement. Je me souviens que par une belle soirée dété, je sortis avec lui de chez Ivan Ivanytch. Il me vint brusquement à lidée de linviter à entrer chez moi, pour fumer une cigarette ; je ne saurais décrire leffroi qui se peignit sur son visage ; il se troubla tout à fait, marmotta des mots incohérents, et soudain, après mavoir regardé dun air courroucé, il senfuit dans une direction opposée. Jen fus fort étonné. Depuis, lorsquil me rencontrait, il semblait éprouver à ma vue une sorte de frayeur, mais je ne me décourageai pas. Il avait quelque chose qui mattirait ; un mois après, jentrai moi-même chez Goriantchikof, sans aucun prétexte. Il est évident que jagis alors sottement et sans la moindre délicatesse. Il demeurait à lune des extrémités de la ville, chez une vieille bourgeoise dont la fille était poitrinaire. Celle-ci avait une petite enfant naturelle âgée de dix ans, fort jolie et très joyeuse. Au moment où jentrai, Alexandre Pétrovitch était assis auprès delle et lui enseignait à lire. En me voyant, il se troubla, comme si je lavais surpris en flagrant délit. Tout éperdu, il se leva brusquement et me regarda fort étonné. Nous nous assîmes enfin ; il suivait attentivement chacun de mes regards, comme sil meût soupçonné de quelque intention mystérieuse. Je devinai quil était horriblement méfiant. Il me regardait avec dépit, et il ne tenait à rien quil me demandât : — Ne ten iras-tu pas bientôt ?
Je lui parlai de notre petite ville, des nouvelles courantes ; il se taisait ou souriait dun air mauvais : je pus constater quil ignorait absolument ce qui se faisait dans notre ville et quil nétait nullement curieux de lapprendre. Je lui parlai ensuite de notre contrée, de ses besoins il mécoutait toujours en silence en me fixant dun air si étrange que jeus honte moi-même de notre conversation. Je faillis même le fâcher en lui offrant, encore non coupés, les livres et les journaux que je venais de recevoir par la dernière poste. Il jeta sur eux un regard avide, mais il modifia aussitôt son intention et déclina mes offres, prétextant son manque de loisir. Je pris enfin congé de lui ; en sortant, je sentis comme un poids insupportable tomber de mes épaules. Je regrettais davoir harcelé un homme dont le goût était de se tenir à lécart de tout le monde. Mais la sottise était faite. Javais remarqué quil possédait fort peu de livres ; il nétait donc pas vrai quil lût beaucoup. Néanmoins, à deux reprises, comme je passais en voiture fort tard devant ses fenêtres, je vis de la lumière dans son logement. Quavait-il donc à veiller jusquà laube ? Écrivait-il, et, si cela était, quécrivait-il ?
Je fus absent de notre ville pendant trois mois environ. Quand je revins chez moi, en hiver, jappris quAlexandre Pétrovitch était mort et quil navait pas même appelé un médecin. On lavait déjà presque oublié. Son logement était inoccupé. Je fis aussitôt la connaissance de son hôtesse, dans lintention dapprendre delle ce que faisait son locataire et sil écrivait. Pour vingt kopeks, elle mapporta une corbeille pleine de papiers laissés par le défunt et mavoua quelle avait déjà employé deux cahiers à allumer son feu. Cétait une vieille femme morose et taciturne ; je ne pus tirer delle rien dintéressant.Elle ne sût rien me dire au sujet de son locataire. Elle me raconta pourtant quil ne travaillait presque jamais et quil restait des mois entiers sans ouvrir un livre ou toucher une plume en revanche, il se promenait toute la nuit en long et en large dans sa chambre, livré à ses réflexions ; quelquefois même, il parlait tout haut. Il aimait beaucoup sa petite fille Katia, surtout quand il eut appris son nom ; le jour de la Sainte-Catherine, il faisait dire à léglise une messe de Requiem pour lâme de quelquun. Il détestait quon lui rendît des visites et ne sortait que pour donner ses leçons il regardait même de travers son hôtesse, quand, une fois par semaine, elle venait mettre sa chambre en ordre ; pendant les trois ans quil avait demeuré chez elle, il ne lui avait presque jamais adressé la parole. Je demandai à Katia si elle se souvenait de son maître. Elle me regarda en silence et se tourna du côté de la muraille pour pleurer. Cet homme sétait pourtant fait aimer de quelquun !
Jemportai les papiers et je passai ma journée à les examiner. La plupart navaient aucune importance cétaient des exercices décoliers. Enfin je trouvai un cahier assez épais, couvert dune écriture fine, mais inachevé. Il avait peut-être été oublié par son auteur. Cétait le récit — incohérent et fragmentaire — des dix années quAlexandre Pétrovitch avait passées aux travaux forcés. Ce récit était interrompu çà et là, soit par une anecdote, soit par détranges, deffroyables souvenirs, jetés convulsivement, comme arrachés à lécrivain. Je relus quelquefois ces fragments et je me pris à douter sils avaient été écrits dans un moment de folie. Mais ces mémoires dun forçat, Souvenirs de la maison des morts, comme il les intitule lui-même quelque part dans son manuscrit, ne me semblèrent pas privés dintérêt. Un monde tout à fait nouveau, inconnu jusqualors, létrangeté de certains faits, enfin quelques remarques singulières sur ce peuple déchu, — il y avait là de quoi me séduire, et je lus avec curiosité. Il se peut que je me sois trompé : je publie quelques chapitres de ce récit : que le public juge...
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I
la maison des morts
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Notre maison de force se trouvait à lextrémité de la citadelle, derrière le rempart. Si lon regarde par les fentes de la palissade, espérant voir quelque chose, — on naperçoit quun petit coin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandes herbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles sy promènent en long et en large ; on se dit alors que des années entières sécouleront et que lon verra, par la même fente de palissade, toujours le même rempart, toujours les mêmes sentinelles et le même petit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de la prison, mais dun autre ciel, lointain et libre. Représentez-vous une grande cour, longue de deux cents pas et large de cent cinquante, enceinte dune palissade hexagonale irrégulière, formée de pieux étançonnés et profondément enfoncés en terre voilà lenceinte extérieure de la maison de force. Dun côté de la palissade est construite une grande porte, solide et toujours fermée, que gardent constamment des factionnaires, et qui ne souvre que quand les condamnés vont au travail. Derrière cette porte se trouvaient la lumière, la liberté ; là vivaient des gens libres. En deçà de la palissade on se représentait ce monde merveilleux, fantastique comme un conte de fées il nen était pas de même du nôtre, — tout particulier, car il ne ressemblait à rien ; il avait ses mœurs, son costume, ses lois spéciales : cétait une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes à part. Cest ce coin que jentreprends de décrire.
Quand on pénètre dans lenceinte, on voit quelques bâtiments. De chaque côté dune cour très vaste sétendent deux constructions de bois, faites de troncs équarris et à un seul étage : ce sont les casernes des forçats. On y parque les détenus, divisés en plusieurs catégories. Au fond de lenceinte on aperçoit encore une maison, la cuisine, divisée en deux chambrées (artel) ; plus loin encore se trouve une autre construction qui sert tout à la fois de cave, de hangar et de grenier. Le centre de lenceinte, complètement nu, forme une place assez vaste. Cest là que les détenus se mettent en rang. On y fait la vérification et lappel trois fois par jour : le matin, à midi et le soir, et plusieurs fois encore dans la journée, si les soldats de garde sont défiants et habiles à compter. Tout autour, entre la palissade et les constructions, il reste une assez grande surface libre où quelques détenus misanthropes ou de caractère sombre aiment à se promener, quand on ne travaille pas : ils ruminent là, à labri de tous les regards, leurs pensées favorites. Lorsque je les rencontrais pendant ces promenades, jaimais à regarder leurs visages tristes et stigmatisés, et à deviner leurs pensées. Un des forçats avait pour occupation favorite, dans les moments de liberté que nous laissaient les travaux, de compter les pieux de la palissade. Il y en avait quinze cents, il les avait tous comptés et les connaissait même par cœur. Chacun deux représentait un jour de réclusion il décomptait quotidiennement un pieu et pouvait, de cette façon, connaître exactement le nombre de jours quil devait encore passer dans la maison de force. Il était sincèrement heureux quand il avait achevé un des côtés de lhexagone : et pourtant, il devait attendre sa libération pendant de longues années ; mais on apprend la patience à la maison de force. Je vis un jour un détenu qui avait subi sa condamnation et que lon mettait en liberté, prendre congé de ses camarades. Il avait été vingt ans aux travaux forcés. Plus dun forçat se souvenait de lavoir vu arriver jeune, insouciant, ne pensant ni à son crime ni au châtiment : cétait maintenant un vieillard à cheveux gris, au visage triste et morose. Il fit en silence le tour de nos six casernes. En entrant dans chacune delles, il priait devant limage sainte, saluait profondément ses camarades, en les priant de ne pas garder un mauvais souvenir de lui. Je me rappelle aussi quun soir on appela vers la porte dentrée un détenu qui avait été dans le temps un paysan sibérien fort aisé. Six mois auparavant, il avait reçu la nouvelle que sa femme sétait remariée, ce qui lavait fort attristé. Ce soir-là, elle était venue à la prison, lavait fait appeler pour lui donner une aumône. Ils sentretinrent deux minutes, pleurèrent tous deux et se séparèrent pour ne plus se revoir. Je vis lexpression du visage de ce détenu quand il rentra dans la caserne... Là, en vérité, on peut apprendre à tout supporter.
Quand le crépuscule commençait, on nous faisait rentrer dans la caserne, où lon nous enfermait pour toute la nuit. Il métait toujours pénible de quitter la cour pour la caserne. Quon se figure une longue chambre, basse et étouffante, éclairée à peine par des chandelles et dans laquelle traînait une odeur lourde et nauséabonde. Je ne puis comprendre maintenant comment jy ai vécu dix ans entiers. Mon lit de camp se composait de trois planches : cétait toute la place dont je pouvais disposer. Dans une seule chambre on parquait plus de trente hommes. Cétait surtout en hiver quon nous enfermait de bonne heure ; il fallait attendre quatre heures au moins avant que tout le monde fût endormi, aussi était-ce un tumulte, un vacarme de rires, de jurons, de chaînes qui sonnaient, une vapeur infecte, une fumée épaisse, un brouhaha de têtes rasées, de fronts stigmatisés, dhabits en lambeaux, tout cela encanaillé, dégoûtant ; oui, lhomme est un animal vivace ! on pourrait le définir : un être qui shabitue à tout, et ce serait peut-être là la meilleure définition quon en ait donnée.
Nous étions en tout deux cent cinquante dans la maison de force. Ce nombre était presque invariable, car lorsque les uns avaient subi leur peine, dautres criminels arrivaient, il en mourait aussi. Et il y avait là toute sorte de gens. Je crois que chaque gouvernement, chaque contrée de la Russie avait fourni son représentant. Il y avait des étrangers et même des montagnards du Caucase. Tout ce monde se divisait en catégories différentes, suivant limportance du crime et par conséquent la durée du châtiment. Chaque crime, quel quil soit, y était représenté. La population de la maison de force était composée en majeure partie de déportés aux travaux forcés de la catégorie civile (fortement condamnés, comme disaient les détenus). Cétaient des criminels privés de tous leurs droits civils, membres réprouvés de la société, vomis par elle, et dont le visage marqué au fer devait éternellement témoigner de leur opprobre. Ils étaient incarcérés dans la maison de force pour un laps de temps qui variait de huit à douze ans ; à lexpiration de leur peine, on les envoyait dans un canton sibérien en qualité de colons. Quant aux criminels de la section militaire, ils nétaient pas privés de leurs droits civils, — cest ce qui a lieu dordinaire dans les compagnies de discipline russes, — et nétaient envoyés que pour un temps relativement court. Une fois leur condamnation purgée, ils retournaient à lendroit doù ils étaient venus, et entraient comme soldats dans les bataillons de ligne sibériens. Beaucoup dentre eux nous revenaient bientôt pour des crimes graves, seulement ce nétait plus pour un petit nombre dannées, mais pour vingt ans au moins ; ils faisaient alors partie dune section qui se nommait « à perpétuité ». Néanmoins, les perpétuels nétaient pas privés de leurs droits. Il existait encore une section assez nombreuse, composée des pires malfaiteurs, presque tous vétérans du crime, et quon appelait la « section particulière ». On envoyait là des condamnés de toutes les Russies. Ils se regardaient à bon droit comme détenus à perpétuité, car le terme de leur réclusion navait pas été indiqué. La loi exigeait quon leur donnât des tâches doubles et triples. Ils restèrent dans la prison jusquà ce quon entreprit en Sibérie les travaux de force les plus pénibles. « Vous nêtes ici que pour un temps fixe, disaient-ils aux autres forçats ; nous, au contraire, nous y sommes pour toute notre vie. » Jai entendu dire plus tard que cette section a été abolie. On a éloigné en même temps les condamnés civils, pour ne conserver que les condamnés militaires que lon organisa en compagnie de discipline unique. Ladministration a naturellement été changée. Je décris, par conséquent, les pratiques dun autre temps et des choses abolies depuis longtemps...
Oui, il y a longtemps de cela ; il me semble même que cest un rêve, Je me souviens de mon entrée à la maison de force, un soir de décembre, à la nuit tombante. Les forçats revenaient des travaux : on se préparait à la vérification. Un sous-officier moustachu mouvrit la porte de cette maison étrange où je devais rester tant dannées, endurer tant démotions dont je ne pourrais me faire une idée même approximative si je ne les avais pas ressenties. Ainsi, par exemple, aurais-je jamais pu mimaginer la souffrance poignante et terrible quil y a à ne jamais être seul même une minute pendant dix ans ? Au travail sous escorte, à la caserne en compagnie de deux cents camarades, jamais seul, jamais ! Du reste, il fallait que je my fisse.
Il y avait là des meurtriers par imprudence, des meurtriers de métier, des brigands et des chefs de brigands, de simples filous, maîtres dans lindustrie de trouver de largent dans la poche des passants ou denlever nimporte quoi sur une table. Il aurait pourtant été difficile de dire pourquoi et comment certains détenus se trouvaient à la maison de force. Chacun deux avait son histoire, confuse et lourde, pénible comme un lendemain divresse. Les forçats parlaient généralement fort peu de leur passé, quils naimaient pas à raconter ; ils sefforçaient même de ny plus penser. Parmi mes camarades de chaîne jai connu des meurtriers qui étaient si gais et si insouciants quon pouvait parier à coup sûr que jamais leur conscience ne leur avait fait le moindre reproche ; mais il y avait aussi des visages sombres, presque toujours silencieux. Il était bien rare que quelquun racontât son histoire, car cette curiosité-là nétait pas à la mode, nétait pas dusage ; disons dun seul mot que cela nétait pas reçu. Il arrivait pourtant de loin en loin que par désœuvrement un détenu racontât sa vie à un autre forçat qui lécoutait froidement. Personne, à vrai dire, naurait pu étonner son voisin. « Nous ne sommes pas des ignorants, nous autres ! » disaient-ils souvent avec une suffisance cynique. Je me souviens quun jour un brigand ivre (on pouvait senivrer quelquefois aux travaux forcés) raconta comment il avait tué et tailladé un enfant de cinq ans : il lavait dabord attiré avec un joujou, puis il lavait emmené dans un hangar où il lavait dépecé. La caserne tout entière, qui, dordinaire, riait de ses plaisanteries, poussa un cri unanime ; le brigand fut obligé de se taire. Si les forçats lavaient interrompu, ce nétait nullement parce que son récit avait excité leur indignation, mais parce quil nétait pas reçu de parler de cela. Je dois dire ici que les détenus avaient un certain degré dinstruction. La moitié dentre eux, — si ce nest plus, — savaient lire et écrire. Où trouvera-t-on, en Russie, dans nimporte quel groupe populaire, deux cent cinquante hommes sachant lire et écrire ? Plus tard, jai entendu dire et même conclure, grâce à ces données, que linstruction démoralisait le peuple. Cest une erreur : linstruction est tout à fait étrangère à cette décadence morale. Il faut néanmoins convenir quelle développa lesprit de résolution dans le peuple, mais cest loin dêtre un défaut. — Chaque section avait un costume différent : lune portait une veste de drap moitié brune, moitié grise, et un pantalon dont un canon était brun, lautre gris. Un jour, comme nous étions au travail, une petite fille qui vendait des navettes de pain blanc (kalatchi) sapprocha des forçats ; elle me regarda longtemps, puis éclata de rire : — « Fi ! comme ils sont laids ! sécria-t-elle. Ils nont pas même eu assez de drap gris ou de drap brun pour faire leurs habits. » Dautres forçats portaient une veste de drap gris uni, mais dont les manches étaient brunes. On rasait aussi les têtes de différentes façons ; le crâne était mis à nu tantôt en long, tantôt en large, de la nuque au front ou dune oreille à lautre.
Cette étrange famille avait un air de ressemblance prononcé que lon distinguait du premier coup dœil ; même les personnalités les plus saillantes, celles qui dominaient involontairement les autres forçats, sefforçaient de prendre le ton général de la maison. Tous les détenus, — à lexception de quelques-uns qui jouissaient dune gaieté inépuisable et qui, par cela même, sattiraient le mépris général, — tous les détenus étaient moroses, envieux, effroyablement vaniteux, présomptueux, susceptibles et formalistes à lexcès. Ne sétonner de rien était à leurs yeux une qualité primordiale, aussi se préoccupaient-ils fort davoir de la tenue. Mais souvent lapparence la plus hautaine faisait place, avec la rapidité de léclair, à une plate lâcheté. Pourtant il y avait quelques hommes vraiment forts : ceux-là étaient naturels et sincères, mais, chose étrange ! ils étaient le plus souvent dune vanité excessive et maladive. Cétait toujours la vanité qui était au premier plan. La majorité des détenus était dépravée et pervertie, aussi les calomnies et les commérages pleuvaient-ils comme grêle. Cétait un enfer, une damnation que notre vie, mais personne naurait osé sélever contre les règlements intérieurs de la prison et contre les habitudes reçues ; aussi sy soumettait-on bon gré, mal gré. Certains caractères intraitables ne pliaient que difficilement, mais pliaient tout de même. Des détenus qui, encore libres, avaient dépassé toute mesure, qui, souvent poussés par leur vanité surexcitée, avaient commis des crimes affreux, inconsciemment, comme dans un délire, et qui avaient été leffroi de villes entières, étaient matés en peu de temps par le régime de notre prison. Le nouveau qui cherchait à sorienter remarquait bien vite quici il nétonnerait personne ; insensiblement il se soumettait, prenait le ton général, une sorte de dignité personnelle dont presque chaque détenu était pénétré, absolument comme si la dénomination de forçat eût été un titre honorable. Pas le moindre signe de honte ou de repentir, du reste, mais une sorte de soumission extérieure, en quelque sorte officielle, qui raisonnait paisiblement la conduite à tenir. « Nous sommes des gens perdus, disaient-ils, nous navons pas su vivre en liberté, maintenant nous devons parcourir de toutes nos forces la rue verte, et nous faire compter et recompter comme des bêtes. » « Tu nas pas voulu obéir à ton père et à ta mère, obéis maintenant à la peau dâne ! » « Qui na pas voulu broder, casse des pierres à lheure quil est. » Tout cela se disait et se répétait souvent en guise de morale, comme des sentences et des proverbes, sans quon les prît toutefois au sérieux. Ce nétaient que des mots en lair. Y en avait-il un seul qui savouât son iniquité ? Quun étranger, pas un forçat, — essaye de reprocher à un détenu son crime ou de linsulter, les injures de part et dautre nauront pas de fin. Et quels raffinés que les forçats en ce qui concerne les injures ! Ils insultent finement, en artistes. Linjure était une vraie science ; ils ne sefforçaient pas tant doffenser par lexpression que par le sens, lesprit dune phrase envenimée. Leurs querelles incessantes contribuaient beaucoup au développement de cet art spécial.
Comme ils ne travaillaient que sous la menace du bâton, ils étaient paresseux et dépravés. Ceux qui nétaient pas encore corrompus en arrivant à la maison de force, sy pervertissaient bientôt. Réunis malgré eux, ils étaient parfaitement étrangers les uns aux autres. — « Le diable a usé trois paires de lapti avant de nous rassembler », disaient-ils. Les intrigues, les calomnies, les commérages, lenvie, les querelles, tenaient le haut bout dans cette vie denfer. Pas une méchante langue naurait été en état de tenir tête à ces meurtriers, toujours linjure à la bouche.
Comme je lai dit plus haut, parmi eux se trouvaient des hommes au caractère de fer, endurcis et intrépides, habitués à se commander. Ceux-là, on les estimait involontairement ; bien quils fussent fort jaloux de leur renommée, ils sefforçaient de nobséder personne, et ne sinsultaient jamais sans motif ; leur conduite était en tous points pleine de dignité ; ils étaient raisonnables et presque toujours obéissants, non par principe ou par conscience de leurs devoirs, mais comme par une convention mutuelle entre eux et ladministration, convention dont ils reconnaissaient tous les avantages. On agissait du reste prudemment avec eux. Je me rappelle quun détenu, intrépide et résolu, connu pour ses penchants de bête fauve, fut appelé un jour pour être fouetté. Cétait pendant lété ; on ne travaillait pas. Ladjudant, chef direct et immédiat de la maison de force, était arrivé au corps de garde, qui se trouvait à côté de la grande porte, pour assister à la punition. Ce major était un être fatal pour les détenus, quil avait réduits à trembler devant lui. Sévère à en devenir insensé, il se « jetait » sur eux, disaient-ils ; mais cétait surtout son regard, aussi pénétrant que celui du lynx, que lon craignait. Il était impossible de rien lui dissimuler. Il voyait, pour ainsi dire, sans même regarder. En entrant dans la prison, il savait déjà ce qui se faisait à lautre bout de lenceinte ; aussi les forçats lappelaient-ils « lhomme aux huit yeux ». Son système était mauvais, car il ne parvenait quà irriter des gens déjà irascibles ; sans le commandant, homme bien élevé et raisonnable, qui modérait les sorties sauvages du major, celui-ci aurait causé de grands malheurs par sa mauvaise administration. Je ne comprends pas comment il put prendre sa retraite sain et sauf ; il est vrai quil quitta le service après quil eut été mis en jugement.
Le détenu blêmit quand on lappela. Dordinaire, il se couchait courageusement et sans proférer un mot, pour recevoir les terribles verges, après quoi, il se relevait en se secouant. Il supportait ce malheur froidement, en philosophe. Il est vrai quon ne le punissait quà bon escient, et avec toutes sortes de précautions. Mais cette fois, il sestimait innocent. Il blêmit, et tout en sapprochant doucement de lescorte de soldats, il réussit à cacher dans sa manche un tranchet de cordonnier. Il était pourtant sévèrement défendu aux détenus davoir des instruments tranchants, des couteaux, etc. Les perquisitions étaient fréquentes, inattendues et des plus minutieuses ; toutes les infractions à cette règle étaient sévèrement punies ; mais comme il est difficile denlever à un criminel ce quil veut cacher, et que, du reste, des instruments tranchants se trouvaient nécessairement dans la prison, ils nétaient jamais détruits. Si lon parvenait à les ravir aux forçats, ceux-ci sen procuraient bien vite de nouveaux. Tous les détenus se jetèrent contre la palissade, le cœur palpitant, pour regarder à travers les fentes. On savait que cette fois-ci, Pétrof refuserait de se laisser fustiger et que la fin du major était venue. Mais au moment décisif, ce dernier monta dans sa voiture et partit, confiant le commandement de lexécution à un officier subalterne : « Dieu la sauvé ! » dirent plus tard les forçats. Quant à Pétrof, il subit tranquillement sa punition une fois le major parti, sa colère était tombée. Le détenu est soumis et obéissant jusquà un certain point, mais il y a une limite quil ne faut pas dépasser. Rien nest plus curieux que ces étranges boutades demportement et de désobéissance. Souvent un homme qui supporte pendant plusieurs années les châtiments les plus cruels, se révolte pour une bagatelle, pour un rien. On pourrait même dire que cest un fou... Cest du reste ce que lon fait.
Jai déjà dit que pendant plusieurs années je nai pas remarqué le moindre signe de repentance, pas le plus petit malaise du crime commis, et que la plupart des forçats sestimaient dans leur for intérieur en droit dagir comme bon leur semblait. Certainement la vanité, les mauvais exemples, la vantardise ou la fausse honte y étaient pour beaucoup. Dautre part, qui peut dire avoir sondé la profondeur de ces cœurs livrés à la perdition et les avoir trouvés fermés à toute lumière ? Enfin il semble que durant tant dannées, jeusse dû saisir quelque indice, fût-ce le plus fugitif, dun regret, dune souffrance morale. Je nai positivement rien aperçu. On ne saurait juger le crime avec des opinions toutes faites, et sa philosophie est un peu plus compliquée quon ne le croit. Il est avéré que ni les maisons de force, ni les bagnes, ni le système des travaux forcés, ne corrigent le criminel ; ces châtiments ne peuvent que le punir et rassurer la société contre les attentats quil pourrait commettre. La réclusion et les travaux excessifs ne font que développer chez ces hommes une haine profonde, la soif des jouissances défendues et une effroyable insouciance. Dautre part, je suis certain que le célèbre système cellulaire natteint quun but apparent et trompeur. Il soutire du criminel toute sa force et son énergie, énerve son âme quil affaiblit et effraye, et montre enfin une momie desséchée et à moitié folle comme un modèle damendement et de repentir. Le criminel qui sest révolté contre la société, la hait et sestime toujours dans son droit : la société a tort, lui non. Na-t-il pas du reste subi sa condamnation ? aussi est-il absous, acquitté à ses propres yeux. Malgré les opinions diverses, chacun reconnaîtra quil y a des crimes qui partout et toujours, sous nimporte quelle législation, seront indiscutablement crimes et que lon regardera comme tels tant que lhomme sera homme. Ce nest quà la maison de force que jai entendu raconter, avec un rire enfantin à peine contenu, les forfaits les plus étranges, les plus atroces. Je noublierai jamais un parricide, — ci-devant noble et fonctionnaire. Il avait fait le malheur de son père. Un vrai fils prodigue. Le vieillard essayait en vain de le retenir par des remontrances sur la pente fatale où il glissait. Comme il était criblé de dettes et quon soupçonnait son père davoir, — outre une ferme, — de largent caché, il le tua pour entrer plus vite en possession de son héritage. Ce crime ne fut découvert quau bout dun mois. Pendant tout ce temps, le meurtrier, qui du reste avait informé la justice de la disparition de son père, continua ses débauches. Enfin, pendant son absence, la police découvrit le cadavre du vieillard dans un canal dégout recouvert de planches. La tête grise était séparée du tronc et appuyée contre le corps, entièrement habillé ; sous la tête, comme par dérision, lassassin avait glissé un coussin. Le jeune homme navoua rien : il fut dégradé, dépouillé de ses privilèges de noblesse et envoyé aux travaux forcés pour vingt ans. Aussi longtemps que je lai connu, je lai toujours vu dhumeur très insouciante. Cétait lhomme le plus étourdi et le plus inconsidéré que jaie rencontré, quoiquil fût loin dêtre sot. Je ne remarquai jamais en lui une cruauté excessive. Les autres détenus le méprisaient, non pas à cause de son crime, dont il nétait jamais question, mais parce quil manquait de tenue. Il parlait quelquefois de son père. Ainsi un jour, en vantant la robuste complexion héréditaire dans sa famille, il ajouta : « — Tenez, mon père, par exemple, jusquà sa mort, na jamais été malade. » Une insensibilité animale portée à un aussi haut degré semble impossible elle est par trop phénoménale. Il devait y avoir là un défaut organique, une monstruosité physique et morale inconnue jusquà présent à la science, et non un simple délit. Je ne croyais naturellement pas à un crime aussi atroce, mais des gens de la même ville que lui, qui connaissaient tous les détails de son histoire, me la racontèrent. Les faits étaient si clairs, quil aurait été insensé de ne pas se rendre à lévidence. Les détenus lavaient entendu crier une fois, pendant son sommeil : « Tiens-le ! tiens-le ! coupe-lui la tête ! la tête ! la tête ! »
Presque tous les forçats rêvaient à haute voix ou déliraient pendant leur sommeil ; les injures, les mots dargot, les couteaux, les haches revenaient le plus souvent dans leurs songes. « Nous sommes des gens broyés, disaient-ils, nous navons plus dentrailles, cest pourquoi nous crions la nuit. »
Les travaux forcés dans notre forteresse nétaient pas une occupation, mais une obligation : les détenus accomplissaient leur tâche ou travaillaient le nombre dheures fixé par la loi, puis retournaient à la maison de force. Ils avaient du reste ce labeur en haine. Si le détenu navait pas un travail personnel auquel il se livre volontairement avec toute son intelligence, il lui serait impossible de supporter sa réclusion. De quelle façon ces gens, tous dune nature fortement trempée, qui avaient largement vécu et désiraient vivre encore, qui avaient été réunis contre leur volonté, après que la société les avait rejetés, auraient-ils pu vivre dune façon normale et naturelle ?
Grâce à la seule paresse, les instincts les plus criminels, dont le détenu naurait jamais même conscience, se développeraient en lui.
Lhomme ne peut exister sans travail, sans propriété légale et normale ; hors de ces conditions il se pervertit et se change en bête fauve. Aussi chaque forçat, par une exigence toute naturelle et par instinct de conservation, avait-il chez nous un métier, une occupation quelconque. Les longues journées dété étaient prises presque tout entières par les travaux forcés ; la nuit était si courte quon avait juste le temps de dormir. Il nen était pas de même en hiver ; suivant le règlement, les détenus devaient être renfermés dans la caserne, à la tombée de la nuit. Que faire pendant les longues et tristes soirées, sinon travailler ? Aussi chaque caserne, bien que fermée aux verrous, prenait-elle lapparence dun vaste atelier. A vrai dire, le travail nétait pas défendu, mais il était interdit davoir des outils, sans lesquels il est tout à fait impossible. On travaillait en cachette, et ladministration, semble-t-il, fermait les yeux. Beaucoup de détenus arrivaient à la maison de force sans rien savoir faire de leurs dix doigts, ils apprenaient un métier quelconque de leurs camarades, et, une fois libérés, devenaient dexcellents ouvriers. Il y avait là des cordonniers, des bottiers, des tailleurs, des sculpteurs, des serruriers et des doreurs. Un Juif même, Içaï Boumstein, était en même temps bijoutier et usurier. Tout le monde travaillait et gagnait ainsi quelques sous, car il venait beaucoup de commandes de la ville. Largent est une liberté sonnante et trébuchante, inestimable pour un homme entièrement privé de la vraie liberté. Sil se sent quelque monnaie en poche, il se console de sa position, même quand il ne pourrait pas la dépenser. (Mais on peut partout et toujours dépenser son argent, dautant plus que le fruit défendu est doublement savoureux. On peut se procurer de leau-de-vie même dans la maison de force.) Bien que les pipes fussent sévèrement prohibées, tout le monde fumait. Largent et le tabac préservaient les forçats du scorbut, comme le travail les sauvait du crime : sans lui, ils se seraient mutuellement détruits, comme des araignées enfermées dans un bocal de verre. Le travail et largent nen étaient pas moins interdits : on pratiquait fréquemment pendant la nuit de sévères perquisitions, durant lesquelles on confisquait tout ce qui nétait pas légalement autorisé. Si adroitement que fussent cachés les pécules, il arrivait cependant quon les découvrait. Cétait là une des raisons pour lesquelles on ne les conservait pas longtemps : on les échangeait bientôt contre de leau-de-vie ; ce qui explique comment celle-ci avait du sintroduire dans la maison de force. Le délinquant était non seulement privé de son pécule, mais encore cruellement fustigé !
Peu de temps après chaque perquisition, les forçats se procuraient de nouveau les objets qui avaient été confisqués, et tout marchait comme ci-devant. Ladministration le savait, et bien que la condition des détenus fût assez semblable à celle des habitants du Vésuve, ils ne murmuraient jamais contre les punitions infligées pour ces peccadilles. Qui navait pas dindustrie manuelle, commerçait dune manière quelconque. Les procédés dachat et de vente étaient assez originaux. Les uns soccupaient de brocantage et revendaient parfois des objets que personne autre quun forçat naurait jamais eu lidée de vendre ou dacheter, voire même de regarder comme ayant une valeur quelconque. Le moindre chiffon avait pourtant son prix et pouvait servir. Par suite de la pauvreté même des forçats, largent acquérait un prix supérieur à celui quil a en réalité. De longs et pénibles travaux, quelquefois fort compliqués, ne se payaient que quelques kopeks. Plusieurs prisonniers prêtaient à la petite semaine et y trouvaient leur compte. Le détenu, panier percé ou ruiné, portait à lusurier les rares objets qui lui appartenaient et les engageait pour quelques liards quon lui prêtait à un taux fabuleux. Sil ne les rachetait pas au terme fixé, lusurier les vendait impitoyablement aux enchères, et cela sans retard. Lusure florissait si bien dans notre maison de force quon prêtait même sur des objets appartenant à lÉtat : linge, bottes, etc., choses à chaque instant indispensables. Lorsque le prêteur sur gages acceptait de semblables dépôts, laffaire prenait souvent une tournure inattendue : le propriétaire allait trouver, aussitôt après avoir reçu son argent, le sous-officier (surveillant en chef de la maison de force) et lui dénonçait le recel dobjets appartenant à lÉtat, que lon enlevait à lusurier, sans même juger le fait digne dêtre rapporté à ladministration supérieure. Mais jamais aucune querelle, — cest ce quil y a de plus curieux, — ne sélevait entre lusurier et le propriétaire ; le premier rendait silencieusement, dun air morose, les effets quon lui réclamait, comme sil sy attendait depuis longtemps. Peut-être savouait-il quà la place du nantisseur, il naurait pas agi autrement. Aussi, si lon sinsultait après cette perquisition, cétait moins par haine que par simple acquit de conscience.
Les forçats se volaient mutuellement sans pudeur. Chaque détenu avait son petit coffre, muni dun cadenas, dans lequel il serrait les effets confiés par ladministration. Quoiquon eût autorisé ces coffres, cela nempêchait nullement les vols. Le lecteur peut simaginer aisément quels habiles voleurs se trouvaient parmi nous. Un détenu qui métait sincèrement dévoué, — je le dis sans prétention, — me vola ma Bible, le seul livre qui fût permis dans la maison de force ; le même jour, il me lavoua, non par repentir, mais parce quil eut pitié de me voir la chercher longtemps. Nous avions au nombre de nos camarades de chaîne plusieurs forçats, dits « cabaretiers », qui vendaient de leau-de-vie, et senrichissaient relativement à ce métier-là. Jen parlerai plus loin, car ce trafic est assez curieux, pour que je my arrête. Un grand nombre de détenus étaient déportés pour contrebande, ce qui explique comment on pouvait apporter clandestinement de leau-de-vie dans la maison de force, sous une surveillance aussi sévère quétait la nôtre, et malgré les escortes inévitables. Pour le dire en passant, la contrebande constitue un crime à part. Se figurerait-on que largent, le bénéfice réel de laffaire, na souvent quune importance secondaire pour le contrebandier ? Cest pourtant un fait authentique. Il travaille par vocation : dans son genre, cest un poète. Il risque tout ce quil possède, sexpose à des dangers terribles, ruse, invente, se dégage, se débrouille, agit même quelquefois avec une sorte dinspiration. Cette passion est aussi violente que celle du jeu. Jai connu un détenu de stature colossale, qui était bien lhomme le plus doux, le plus paisible et le plus soumis quil fût possible de voir. On se demandait comment il avait pu être déporté : son caractère était si doux, si sociable, que pendant tout le temps quil passa à la maison de force, il neut jamais de querelle avec personne. Originaire de la Russie occidentale, dont il habitait la frontière, il avait été envoyé aux travaux forcés pour contrebande. Comme de juste, il ne résista pas au désir de transporter de leau-de-vie dans la prison. Que de fois ne fut-il pas puni pour cela, et Dieu sait quelle peur il avait des verges ! Ce métier si dangereux ne lui rapportait quun bénéfice dérisoire : cétait lentrepreneur qui senrichissait à ses dépens. Chaque fois quil avait été puni, il pleurait comme une vieille femme et jurait ses grands dieux quon ne ly reprendrait plus. Il tenait bon pendant tout un mois, mais il finissait par céder de nouveau à sa passion... Grâce à ces amateurs de contrebande, leau-de-vie ne manquait jamais dans la maison de force.
Un autre genre de revenu, qui, sans enrichir les détenus, nen était pas moins constant et bienfaisant, cétait laumône. Les classes élevées de notre société russe ne savent pas combien les marchands, les bourgeois et tout notre peuple en général a de soins pour les « malheureux ». Laumône ne faisait jamais défaut et consistait toujours en petits pains blancs, quelquefois en argent, — mais très rarement. — Sans les aumônes, lexistence des forçats, et surtout celle des prévenus, qui sont fort mal nourris, serait par trop pénible. Laumône se partage également entre tous les détenus. Si laumône ne suffit pas, on divise les petits pains par la moitié et quelquefois même en six morceaux, afin que chaque forçat en ait sa part. Je me souviens de la première aumône, — une petite pièce de monnaie, — que je reçus. Peu de temps après mon arrivée, un matin, en revenant du travail seul avec un soldat descorte, je croisai une mère et sa fille, une enfant de dix ans, jolie comme un ange. Je les avais déjà vues une fois. (La mère était veuve dun pauvre soldat qui, jeune encore, avait passé au conseil de guerre et était mort dans linfirmerie de la maison de force, alors que je my trouvais. Elles pleuraient à chaudes larmes quand elles étaient venues toutes deux lui faire leurs adieux.) En me voyant, la petite fille rougit et murmura quelques mots à loreille de sa mère, qui sarrêta et prit dans un panier un quart de kopek quelle remit à la petite fille. Celle-ci courut après moi : — « Tiens, malheureux, me dit-elle, prends ce kopek au nom du Christ ! » — Je pris la monnaie quelle me glissait dans la main ; la petite fille retourna tout heureuse vers sa mère. Je lai conservé longtemps, ce kopek-là !
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II
Premières impressions
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Les premières semaines et en général les commencements de ma réclusion se présentent vivement à mon imagination. Au contraire, les années suivantes se sont fondues et ne mont laissé quun souvenir confus. Certaines époques de cette vie se sont même tout à fait effacées de ma mémoire ; je nen ai gardé quune impression unique, toujours la même, pénible, monotone, étouffante.
Ce que jai vu et éprouvé pendant ces premiers temps de ma détention, il me semble que tout cela est arrivé hier. Il devait en être ainsi.
Je me rappelle parfaitement que, tout dabord, cette vie métonna par cela même quelle ne présentait rien de particulier, dextraordinaire, ou pour mieux mexprimer, dinattendu. Plus tard seulement, quand jeus vécu assez longtemps dans la maison de force, je compris tout lexceptionnel, linattendu dune existence semblable, et je men étonnai. Javouerai que cet étonnement ne ma pas quitté pendant tout le temps de ma condamnation ; je ne pouvais décidément me réconcilier avec cette existence.
Jéprouvai tout dabord une répugnance invincible en arrivant à la maison de force, mais, chose étrange ! la vie my sembla moins pénible que je ne me létais figuré en route.
En effet, les détenus, bien quembarrassés par leurs fers, allaient et venaient librement dans la prison ; ils sinjuriaient, chantaient, travaillaient, fumaient leur pipe et buvaient de leau-de-vie (les buveurs étaient pourtant assez rares) ; il sorganisait même de nuit des parties de cartes en règle. Les travaux ne me parurent pas très pénibles ; il me semblait que ce nétait pas la vraie fatigue du bagne. Je ne devinai que longtemps après pourquoi ce travail était dur et excessif ; cétait moins par sa difficulté que parce quil était forcé, contraint, obligatoire, et quon ne laccomplissait que par crainte du bâton. Le paysan travaille certainement beaucoup plus que le forçat, car pendant lété il peine nuit et jour ; mais cest dans son propre intérêt quil se fatigue, son but est raisonnable, aussi endure-t-il moins que le condamné qui exécute un travail forcé dont il ne retire aucun profit. Il mest venu un jour à lidée que si lon voulait réduire un homme à néant, le punir atrocement, lécraser tellement que le meurtrier le plus endurci tremblerait lui-même devant ce châtiment et seffrayerait davance, il suffirait de donner à son travail un caractère de complète inutilité, voire même dabsurdité. Les travaux forcés tels quils existent actuellement ne présentent aucun intérêt pour les condamnés, mais ils ont au moins leur raison dêtre : le forçat fait des briques, creuse la terre, crépit, construit ; toutes ces occupations ont un sens et un but. Quelquefois même le détenu sintéresse à ce quil fait. Il veut alors travailler plus adroitement, plus avantageusement ; mais quon le contraigne, par exemple, à transvaser de leau dune tine dans une autre, et vice versa, à concasser du sable ou à transporter un tas de terre dun endroit à un autre pour lui ordonner ensuite la réciproque, je suis persuadé quau bout de quelques jours le détenu sétranglera ou commettra mille crimes comportant la peine de mort plutôt que de vivre dans un tel abaissement et de tels tourments. Il va de soi quun châtiment semblable serait plutôt une torture, une vengeance atroce quune correction ; il serait absurde, car il natteindrait aucun but sensé.
Je nétais, du reste, arrivé quen hiver, au mois de décembre ; les travaux avaient alors peu dimportance dans notre forteresse. Je ne me faisais aucune idée du travail dété, cinq fois plus fatigant. Les détenus, pendant la saison rigoureuse, démolissaient sur lIrtych de vieilles barques appartenant à lÉtat, travaillaient dans les ateliers, enlevaient la neige amassée par les ouragans contre les constructions, ou brûlaient et concassaient de lalbâtre, etc. Comme le jour était très court, le travail cessait de bonne heure, et tout le monde rentrait à la maison de force où il ny avait presque rien à faire, sauf le travail supplémentaire que sétaient créé les forçats.
Un tiers à peine des détenus travaillaient sérieusement : les autres fainéantaient et rôdaient sans but dans les casernes, intriguant, sinjuriant. Ceux qui avaient quelque argent senivraient deau-de-vie ou perdaient au jeu leurs économies ; tout cela par fainéantise, par ennui, par désœuvrement. Jappris encore à connaître une souffrance qui peut-être est la plus aiguë, la plus douloureuse quon puisse ressentir dans une maison de détention, à part la privation de liberté : je veux parler de la cohabitation forcée. La cohabitation est plus ou moins forcée partout et toujours, mais nulle part elle nest aussi horrible que dans une prison : il y a là des hommes avec lesquels personne ne voudrait vivre. Je suis certain que chaque condamné, inconsciemment peut-être, — en a souffert.
La nourriture des détenus me parut passable. Ces derniers affirmaient même quelle était incomparablement meilleure que dans nimporte quelle prison de Russie. Je ne saurais toutefois le certifier, — car je nai jamais été incarcéré ailleurs. Beaucoup dentre nous avaient, du reste, la faculté de se procurer la nourriture qui leur convenait ; quoique la viande ne coûtât que trois kopeks, ceux-là seuls qui avaient toujours de largent se permettaient le luxe den manger : la majorité des détenus se contentaient de la ration réglementaire. Quand ils vantaient la nourriture de la maison de force, ils navaient en vue que le pain, que lon distribuait par chambrée et non pas individuellement et au poids. Cette dernière condition aurait effrayé les forçats, car un tiers au moins dentre eux, dans ce cas, aurait constamment souffert de la faim, tandis quavec le système en vigueur, chacun était content. Notre pain était particulièrement savoureux et même renommé en ville : on attribuait sa bonne qualité à une heureuse construction des fours de la prison. Quant à notre soupe de chou aigre (chtchi), qui se cuisait dans un grand chaudron et quon épaississait de farine, elle était loin davoir bonne mine. Les jours ouvriers, elle était fort claire et maigre ; mais ce qui men dégoûtait surtout, cétait la quantité de cancrelats quon y trouvait. Les détenus ny faisaient toutefois aucune attention.
Les trois jours qui suivirent mon arrivée, je nallai pas au travail : on donnait toujours quelque répit aux nouveaux déportés, afin de leur permettre de se reposer de leurs fatigues. Le lendemain, je dus sortir de la maison de force pour être ferré. Ma chaîne nétait pas « duniforme », elle se composait danneaux qui rendaient un son clair : cest ce que jentendis dire aux autres détenus. Elle se portait extérieurement, par-dessus le vêtement, tandis que mes camarades avaient des fers formés non danneaux, mais de quatre tringles épaisses comme le doigt et réunies entre elles par trois anneaux quon portait sous le pantalon. A lanneau central sattachait une courroie, nouée à son tour à une ceinture bouclée sur la chemise.
Je revois nettement la première matinée que je passai dans la maison de force. Le tambour battit la diane au corps de garde, près de la grande porte de lenceinte ; au bout de dix minutes le sous-officier de planton ouvrit les casernes. Les détenus séveillaient les uns après les autres et se levaient en tremblant de froid de leurs lits de planches, à la lumière terne dune chandelle.
Presque tous étaient moroses. Ils bâillaient et sétiraient, leurs fronts marqués au fer se contractaient ; les uns se signaient ; dautres commençaient à dire des bêtises. La touffeur était horrible. Lair froid du dehors sengouffrait aussitôt quon ouvrait la porte et tourbillonnait dans la caserne. Les détenus se pressaient autour des seaux pleins deau les uns après les autres prenaient de leau dans la bouche, ils sen lavaient la figure et les mains. Cette eau était apportée de la veille par le parachnik, détenu qui, daprès le règlement, devait nettoyer la caserne. Les condamnés le choisissaient eux-mêmes. Il nallait pas au travail, car il devait examiner les lits de camp et les planchers, apporter et emporter le baquet pour la nuit, remplir deau fraîche les seaux de sa chambrée. Cette eau servait le matin aux ablutions ; pendant la journée cétait la boisson ordinaire des forçats. Ce matin-là, des disputes sélevèrent aussitôt au sujet de la cruche.
— Que fais-tu là, front marqué ? grondait un détenu de haute taille, sec et basané.
Il attirait lattention par les protubérances étranges dont son crâne était couvert. Il repoussa un autre forçat tout rond, tout petit, au visage gai et rougeaud.
— Attends donc !
— Quas-tu à crier ! tu sais quon paye chez nous quand on veut faire attendre les autres. File toi-même. Regardez ce beau monument, frères,... non, il na point de farticultiapnost.
Ce mot farticultiapnost fit son effet les détenus éclatèrent de rire, cétait tout ce que désirait le joyeux drille, qui tenait évidemment le rôle de bouffon dans la caserne. Lautre forçat le regarda dun air de profond mépris.
— Hé ! la petite vache !... marmotta-t-il, voyez-vous comme le pain blanc de la prison la engraissée.
— Pour qui te prends-tu ? pour un bel oiseau ?
— Parbleu ! comme tu le dis.
— Dis-nous donc quel bel oiseau tu es.
— Tu le vois.
— Comment ? je le vois !
— Un oiseau, quon te dit !
— Mais lequel ?
Ils se dévoraient des yeux. Le petit attendait une réponse et serrait les poings, en apparence prêt à se battre. Je pensais quune rixe sensuivrait. Tout cela était nouveau pour moi, aussi regardai-je cette scène avec curiosité. Jappris plus tard que de semblables querelles étaient fort innocentes et quelles servaient à lébaudissement des autres forçats, comme une comédie amusante on nen venait presque jamais aux mains. Cela caractérisait clairement les mœurs de la prison.
Le détenu de haute taille restait tranquille et majestueux. Il sentait quon attendait sa réponse ; sous peine de se déshonorer, de se couvrir de ridicule, il devait soutenir ce quil avait dit, montrer quil était un oiseau merveilleux, un personnage. Aussi jeta-t-il un regard de travers sur son adversaire avec un mépris inexprimable, sefforçant de lirriter en le regardant par-dessus lépaule, de haut en bas, comme il aurait fait pour un insecte, et lentement, distinctement, il répondit :
— Un kaghane !
Cest-à-dire quil était un oiseau kaghane . Un formidable éclat de rire accueillit cette saillie et applaudit à lingéniosité du forçat.
— Tu nes pas un kaghane, mais une canaille, hurla le petit gros qui se sentait battu à plates coutures ; furieux de sa défaite, il se serait jeté sur son adversaire, si ses camarades navaient entouré les deux parties de crainte quune querelle sérieuse ne sengageât.
— Battez-vous plutôt que de vous piquer avec la langue, cria de son coin un spectateur.
— Oui ! retenez-les ! lui répondit-on, ils vont se battre. Nous sommes des gaillards, nous autres, un contre sept nous ne boudons pas.
— Oh ! les beaux lutteurs ! Lun est ici pour avoir chipé une livre de pain ; lautre est un voleur de pots ; il a été fouetté par le bourreau, parce quil avait volé une terrine de lait caillé à une vieille femme.
— Allons ! allons ! assez ! cria un invalide dont loffice était de maintenir lordre dans la caserne et qui dormait dans un coin, sur une couchette particulière.
— De leau, les enfants ! de leau pour Névalide Pétrovitch, de leau pour notre petit frère Névalide Pétrovitch ! il vient de se réveiller.
— Ton frère... Est-ce que je suis ton frère ? Nous navons pas bu pour un rouble deau-de-vie ensemble ! marmotta linvalide en passant les bras dans les manches de sa capote.
On se prépara à la vérification, car il faisait déjà clair ; les détenus se pressaient en foule dans la cuisine. Ils avaient revêtu leurs demi-pelisses (polouchoubki) et recevaient dans leur bonnet bicolore le pain que leur distribuait un des cuisiniers « cuiseurs de gruau », comme on les appelait. Ces cuisiniers, comme les parachniki, étaient choisis par les détenus eux-mêmes : — il y en avait deux par cuisine, en tout quatre pour la maison de force. — Ils disposaient de lunique couteau de cuisine autorisé dans la prison, qui leur servait à couper le pain et la viande.
Les détenus se dispersaient dans les coins et autour des tables, en bonnets, en pelisses, ceints de leur courroie, tout prêts à se rendre au travail. Quelques forçats avaient devant eux du kvass dans lequel ils émiettaient leur pain et quils avalaient ensuite.
Le tapage était insupportable ; plusieurs forçats, cependant, causaient dans les coins dun air posé et tranquille.
— Salut et bon appétit, père Antonytch ! dit un jeune détenu, en sasseyant à côté dun vieillard édenté et refrogné.
— Si tu ne plaisantes pas, eh bien, salut ! fit ce dernier sans lever les yeux, tout en sefforçant de mâcher son pain avec ses gencives édentées.
— Et moi qui pensais que tu étais mort, Antonytch ; vrai !...
— Meurs le premier, je te suivrai...
Je massis auprès deux. À ma droite, deux forçats dimportance avaient lié conversation, et tâchaient de conserver leur dignité en parlant.
— Ce nest pas moi quon volera, disait lun, je crains plutôt de voler moi-même...
— Il ne ferait pas bon me voler, diable ! il en cuirait.
— Et que ferais-tu donc ? Tu nes quun forçat... Nous navons pas dautre nom... Tu verras quelle te volera, la coquine, sans même te dire merci. Jen ai été pour mon argent. Figure-toi quelle est venue il y a quelques jours. Où nous fourrer ? Bon ! je demande la permission daller chez Théodore le bourreau ; il avait encore sa maison du faubourg, celle quil avait achetée de Salomon le galeux, tu sais, ce Juif qui sest étranglé, il ny a pas longtemps...
— Oui, je le connais, celui qui était cabaretier ici, il y a trois ans et quon appelait Grichka — le cabaret borgne, je sais...
— Eh bien ! non, tu ne sais pas... dabord cest un autre cabaret...
— Comment, un autre ! Tu ne sais pas ce que tu dis. Je tamènerai autant de témoins que tu voudras.
— Ouais ! cest bien toi qui les amèneras ! Qui es-tu, toi ? sais-tu à qui tu parles ?
— Parbleu !
— Je tai assez souvent rossé, bien que je ne men vante pas. Ne fais donc pas tant le fier !
— Tu mas rossé ? Qui me rossera nest pas encore né, et qui ma rossé est maintenant à six pieds sous terre.
— Pestiféré de Bender !
— Que la lèpre sibérienne te ronge dulcères !
— Quun Turc fende ta chienne de tête !
Les injures pleuvaient.
— Allons ! les voilà en train de brailler. Quand on na pas su se conduire, on reste tranquille... ils sont trop contents dêtre venus manger le pain du gouvernement, ces gaillards-là !
On les sépara aussitôt. Quon « se batte de la langue » tant quon veut, cela est permis, car cest une distraction pour tout le monde, mais pas de rixes ! ce nest que dans les cas extraordinaires que les ennemis se battent. Si une rixe survient, on la dénonce au major, qui ordonne des enquêtes, sen mêle lui-même, — et alors tout va de travers pour les détenus ; aussi mettent-ils tout de suite le holà à une querelle sérieuse. Et puis, les ennemis sinjurient plutôt par distraction, par exercice de rhétorique. Ils se montent, la querelle prend un caractère furieux, féroce : on sattend à les voir ségorger, il nen est rien ; une fois que leur colère a atteint un certain diapason, ils se séparent aussitôt. Cela métonnait fort, et si je raconte quelques-unes des conversations des forçats, cest avec intention. Me serais-je figuré que lon pût sinjurier par plaisir, y trouver une jouissance quelconque ? Il ne faut pas oublier la vanité caressée : un dialecticien qui sait injurier en artiste est respecté. Pour peu on lapplaudirait comme un acteur.
Déjà, la veille au soir, javais remarqué quelques regards de travers à mon adresse. Par contre, plusieurs forçats rôdaient autour de moi, soupçonnant que javais apporté de largent ; ils cherchèrent à entrer dans mes bonnes grâces, en menseignant à porter mes fers sans en être gêné ; ils me fournirent aussi, — à prix dargent, bien entendu, — un coffret avec une serrure pour y serrer les objets qui mavaient été remis par ladministration et le peu de linge quon mavait permis dapporter avec moi dans la maison de force. Pas plus tard que le lendemain, ces mêmes détenus me volèrent mon coffre et burent largent quils en avaient retiré. Lun deux me devint fort dévoué par la suite, bien quil me volât toutes les fois que loccasion sen présentait. Il nétait pas le moins du monde confus de ses vols, car il commettait ces délits presque inconsciemment, comme par devoir ; aussi ne pouvais-je lui garder rancune.
Ces forçats mapprirent que lon pouvait avoir du thé et que je ferais bien de me procurer une théière ; ils men trouvèrent une que je louai pour un certain temps ; ils me recommandèrent aussi un cuisinier qui, pour trente kopeks par mois, maccommoderait les mets que je désirerais, si seulement javais lintention dacheter des provisions et de me nourrir à part... Comme de juste, ils mempruntèrent de largent ; le jour de mon arrivée, ils vinrent men demander jusquà trois fois.
Les ci-devant nobles incarcérés dans la maison de force étaient mal vus de leurs codétenus. Quoiquils fussent déchus de tous leurs droits, à légal des autres forçats, — ceux-ci ne les reconnaissaient pas pour des camarades. Il ny avait dans cet éloignement instinctif aucune part de raisonnement. Nous étions toujours pour eux des gentilshommes, bien quils se moquassent souvent de notre abaissement.
— Eh, eh ! cest fini ! La voiture de Mossieu écrasait autrefois du monde à Moscou, maintenant Mossieu corde du chanvre.
Ils jouissaient de nos souffrances que nous dissimulions le plus possible. Ce fut surtout quand nous travaillâmes en commun que nous eûmes beaucoup à endurer, car nos forces négalaient pas les leurs, et nous ne pouvions vraiment les aider. Rien nest plus difficile que de gagner la confiance du peuple, à plus forte raison celle de gens pareils, et de mériter leur affection.
Il ny avait que quelques ci-devant nobles dans toute la maison de force. Dabord cinq Polonais, — dont je parlerai plus loin en détail, — que les forçats détestaient, plus peut-être que les gentilshommes russes. Les Polonais (je ne parle que des condamnés politiques) étaient toujours avec eux sur un pied de politesse contrainte et offensante, ne leur adressaient presque jamais la parole et ne cachaient nullement le dégoût quils ressentaient en pareille compagnie ; les forçats le comprenaient parfaitement et les payaient de la même monnaie.
Il me fallut près de deux ans pour gagner la bienveillance de certains de mes compagnons, mais la majeure partie dentre eux maimait et déclarait que jétais un brave homme.
Nous étions en tout, — en me comptant, — cinq nobles russes dans la maison de force. Javais entendu parler de lun deux, même avant mon arrivée, comme dune créature vile et basse, horriblement corrompue, faisant métier despion et de délateur ; aussi, dès le premier jour, me refusai-je à entrer en relation avec cet homme. Le second était le parricide dont jai parlé dans ces mémoires. Quant au troisième, il se nommait Akim Akimytch : jai rarement rencontré un original pareil, le souvenir quil ma laissé est encore vivant.
Grand, maigre, faible desprit et terriblement ignorant, il était raisonneur et minutieux comme un Allemand. Les forçats se moquaient de lui, mais ils le craignaient à cause de son caractère susceptible, exigeant et querelleur. Dès son arrivée, il sétait mis sur un pied dégalité avec eux, il les injuriait et les battait. Dune honnêteté phénoménale, il lui suffisait de remarquer une injustice pour quil se mêlât dune affaire qui ne le regardait pas. Il était en outre excessivement naïf ; dans ses querelles avec les forçats, il leur reprochait dêtre des voleurs et les exhortait sincèrement à ne plus dérober. Il avait servi en qualité de sous-lieutenant au Caucase. Je me liai avec lui dès le premier jour, et il me raconta aussitôt son affaire. Il avait commencé par être junker (volontaire avec le grade de sous-officier) dans un régiment de ligne. Après avoir attendu longtemps sa nomination de sous-lieutenant, il la reçut enfin et fut envoyé dans les montagnes commander un fortin. Un petit prince tributaire du voisinage mit le feu à cette forteresse et tenta une attaque nocturne qui neut aucun succès. Akim Akimytch usa de finesse à son égard et fit mine dignorer quil fût lauteur de lattaque : on lattribua à des insurgés qui rôdaient dans la montagne. Au bout dun mois, il invita amicalement le prince à venir lui faire visite. Celui-ci arriva à cheval, sans se douter de rien ; Akim Akimytch rangea sa garnison en bataille et découvrit devant les soldats la félonie et la trahison de son visiteur ; il lui reprocha sa conduite, lui prouva quincendier un fort était un crime honteux, lui expliqua minutieusement les devoirs dun tributaire ; puis, en guise de conclusion à cette harangue, il fit fusiller le prince ; il informa aussitôt ses supérieurs de cette exécution avec tous les détails nécessaires. On instruisit le procès dAkim Akimytch ; il passa en conseil de guerre et fut condamné à mort ; on commua sa peine, on lenvoya en Sibérie comme forçat de la deuxième catégorie, cest-à-dire, condamné à douze ans de forteresse. Il reconnaissait volontiers quil avait agi illégalement, que le prince devait être jugé civilement, et non par une cour martiale. Néanmoins, il ne pouvait comprendre que son action fût un crime.
— Il avait incendié mon fort, que devais-je faire ? len remercier ? — répondait-il à toutes mes objections.
Bien que les forçats se moquassent dAkim Akimytch et prétendissent quil était un peu fou, ils lestimaient pourtant à cause de son adresse et de son exactitude.
Il connaissait tous les métiers possibles, et faisait ce que vous vouliez : cordonnier, bottier, peintre, doreur, serrurier. Il avait acquis ces talents à la maison de force, car il lui suffisait de voir un objet pour limiter. Il vendait en ville, ou plutôt, faisait vendre des corbeilles, des lanternes, des joujoux.
Grâce à son travail, il avait toujours quelque argent, quil employait immédiatement à acheter du linge, un oreiller, etc. ; il sétait arrangé un matelas. Comme il couchait dans la même caserne que moi, il me fut fort utile au commencement de ma réclusion.
Avant de sortir de prison pour se rendre au travail, les forçats se mettaient sur deux rangs devant le corps de garde ; des soldats descorte les entouraient, le fusil chargé. Un officier du génie arrivait alors avec lintendant des travaux et quelques soldats qui surveillaient les terrassements. Lintendant comptait les forçats et les envoyait par bandes aux endroits où ils devaient soccuper.
Je me rendis, ainsi que dautres détenus, à latelier du génie, maison de briques fort basse, construite au milieu dune grande cour encombrée de matériaux. Il y avait là une forge, des ateliers de menuiserie, de serrurerie, de peinture. Akim Akimytch travaillait dans ce dernier : il cuisait de lhuile pour ses vernis, broyait ses couleurs, peignait des tables et dautres meubles en faux noyer.
En attendant quon me mît de nouveaux fers, je lui communiquai mes premières impressions.
— Oui, dit-il, ils naiment pas les nobles, et surtout les condamnés politiques ils sont heureux de leur nuire. Nest-ce pas compréhensible au fond ? vous nêtes pas des leurs, vous ne leur ressemblez pas : ils ont tous été serfs ou soldats.
Dites-moi, quelle sympathie peuvent-ils avoir pour vous ? La vie est dure ici, mais ce nest rien en comparaison des compagnies de discipline en Russie. On y souffre lenfer. Ceux qui en viennent vantent même notre maison de force ; cest un paradis en comparaison de ce purgatoire. Ce nest pas que le travail soit plus pénible. On dit quavec les forçats de la première catégorie, ladministration, — elle nest pas exclusivement militaire comme ici, — agit tout autrement quavec nous. Ils ont leur petite maison (on me la raconté, je ne lai pas vu) ; ils ne portent pas duniforme, on ne leur rase pas la tête ; du reste, à mon avis, luniforme et les têtes rasées ne sont pas de mauvaises choses ; cest plus ordonné, et puis cest plus agréable à lœil ! Seulement, ils naiment pas ça, eux. Et regardez-moi quelle Babel ! des enfants de troupe, des Tcherkesses, des vieux croyants, des orthodoxes, des paysans qui ont quitté femme et enfants, des Juifs, des Tsiganes, enfin des gens venus de Dieu sait où ! Et tout ce monde doit faire bon ménage, vivre côte à côte, manger à la même écuelle, dormir sur les mêmes planches. Pas un instant de liberté ; on ne peut se régaler quà la dérobée, il faut cacher son argent dans ses bottes... et puis, toujours la maison de force et la maison de force !... Involontairement, des bêtises vous viennent en tête.
Je savais déjà tout cela. Jétais surtout curieux de questionner Akim Akimytch sur le compte de notre major. Il ne me cacha rien, et limpression que me laissa son récit fut loin dêtre agréable.
Je devais vivre pendant deux ans sous lautorité de cet officier. Tout ce que me raconta sur lui Akim Akimytch nétait que la stricte vérité. Cétait un homme méchant et désordonné, terrible surtout parce quil avait un pouvoir presque absolu sur deux cents êtres humains. Il regardait les détenus comme ses ennemis personnels, première faute très grave. Ses rares capacités, et peut-être même ses bonnes qualités, étaient perverties par son intempérance et sa méchanceté. Il arrivait quelquefois comme une bombe dans les casernes, au milieu de la nuit ; sil remarquait un détenu endormi sur le dos ou sur le côté gauche, il le réveillait pour lui dire ; « Tu dois dormir comme je lai ordonné. » Les forçats le détestaient et le craignaient comme la peste. Sa mauvaise figure cramoisie faisait trembler tout le monde. Chacun savait que le major était entièrement entre les mains de son brosseur Fedka et quil avait failli devenir fou quand son chien Trésor tomba malade ; il préférait ce chien à tout le monde. Quand Fedka lui apprit quun forçat, vétérinaire de hasard, faisait des cures merveilleuses, il fit appeler sur-le-champ ce détenu et lui dit :
— Je te confie mon chien ; si tu guéris Trésor, je te récompenserai royalement.
Lhomme, un paysan sibérien fort intelligent, était en effet un excellent vétérinaire, mais avant tout un rusé moujik. Il raconta à ses camarades sa visite chez le major, quand cette histoire fut oubliée.
— Je regarde son Trésor ; il était couché sur un divan, la tête sur un coussin tout blanc ; je vois tout de suite quil a une inflammation et quil faut le saigner ; je crois que je laurais guéri, mais je me dis : — Quarrivera-t-il, sil crève ? ce sera ma faute. — Non, Votre Haute Noblesse, que je lui dis, vous mavez fait venir trop tard ; si javais vu votre chien hier ou avant-hier, il serait maintenant sur pied ; à lheure quil est je ny peux rien : il crèvera !
Et Trésor creva.
On me raconta un jour quun forçat avait voulu tuer le major. Ce détenu, depuis plusieurs années, sétait fait remarquer par sa soumission et aussi par sa taciturnité on le tenait même pour fou. Comme il était quelque peu lettré, il passait ses nuits à lire la Bible. Quand tout le monde était endormi, il se relevait, grimpait sur le poêle, allumait un cierge déglise, ouvrait son Évangile et lisait. Cest de cette façon quil vécut toute une année.
Un beau jour, il sortit des rangs et déclara quil ne voulait pas aller au travail. On le dénonça au major, qui semporta et vint immédiatement à la caserne, Le forçat se rua sur lui, et lui lança une brique quil avait préparée à lavance, mais il le manqua. On empoigna le détenu, on le jugea, on le fouetta ; ce fut laffaire de quelques instants ; transporté à lhôpital, il y mourut trois jours après. Il déclara pendant son agonie quil navait de haine pour personne, mais quil avait voulu souffrir. Il nappartenait pourtant à aucune secte de dissidents. Quand on parlait de lui dans les casernes, cétait toujours avec respect.
On me mit enfin mes nouveaux fers. Pendant quon les soudait, des marchandes de petits pains blancs entrèrent dans la forge, lune après lautre. Cétaient pour la plupart de toutes petites filles, qui venaient vendre les pains que leurs mères cuisaient. Quand elles avançaient en âge, elles continuaient à rôder parmi nous, mais elles napportaient plus leur marchandise. On en rencontrait toujours quelquune. Il y avait aussi des femmes mariées. Chaque petit pain coûtait deux kopeks ; presque tous les détenus en achetaient.
Je remarquai un forçat menuisier, déjà grisonnant, à la figure empourprée et souriante. Il plaisantait avec les marchandes de petits pains. Avant leur arrivée, il sétait noué un mouchoir rouge autour du cou. Une femme grasse, très grêlée, posa son panier sur létabli du menuisier. Ils causèrent :
— Pourquoi nêtes-vous pas venue hier ? lui demanda le forçat, avec un sourire satisfait.
— Je suis venue, mais vous aviez décampé, répondit hardiment la femme.
— Oui, on nous avait fait partir dici, sans quoi nous nous serions certainement vus... Avant-hier, elles sont toutes venues me voir.
— Et qui donc ?
— Parbleu ! Mariachka, Khavroschka, Tchekoundà… La Dvougrochevaïa (Quatre-Kopeks) était aussi ici.
— Eh quoi, demandai-je à Akim Akimytch, est-il possible que... ?
— Oui, cela arrive quelquefois, répondit-il en baissant les yeux, car cétait un homme fort chaste.
Cela arrivait quelquefois, mais très rarement et avec des difficultés inouïes. Les forçats aimaient mieux employer leur argent à boire, malgré tout laccablement de leur vie comprimée. Il était fort malaisé de joindre ces femmes ; il fallait convenir du lieu, du temps, fixer un rendez-vous, chercher la solitude, et ce qui était le plus difficile, éviter les escortes, chose presque impossible, et dépenser des sommes folles — relativement. — Jai été cependant quelquefois témoin de scènes amoureuses. Un jour, nous étions trois occupés à chauffer une briqueterie, dans un hangar au bord de lIrtych ; les soldats descorte étaient de bons diables. Deux souffleuses (cest ainsi quon les appelait) apparurent bientôt.
— Où êtes-vous restées si longtemps ? leur demanda un détenu qui certainement les attendait ; nest-ce pas chez les Zvierkof que vous vous êtes attardées ?
— Chez les Zvierkof ? Il fera beau temps et les poules auront des dents quand jirai chez eux, répondit gaiement une delles.
Cétait bien la fille la plus sale quon pût imaginer ; on lappelait Tchekoundà ; elle était arrivée en compagnie de son amie la Quatre-Kopeks (Dvougrochevaïa), qui était au-dessous de toute description.
— Hein ! il y a joliment longtemps quon ne vous voit plus, dit le galant en sadressant à la Quatre-Kopeks, on dirait que vous avez maigri.
— Peut-être ; — avant jétais belle, grasse, tandis que maintenant on dirait que jai avalé des aiguilles.
— Et vous allez toujours avec les soldats, nest-ce pas ?
— Voyez les méchantes gens qui nous calomnient. Eh bien, quoi ? après tout ; quand on devrait me rouer de coups, jaime les petits soldats !
— Laissez-les, vos soldats ; cest nous que vous devez aimer, nous avons de largent...
Représentez-vous ce galant au crâne rosé, les fers aux chevilles, en habit de deux couleurs et sous escorte...
Comme je pouvais retourner à la maison de force, — on mavait mis mes fers, — je dis adieu à Akim Akimytch et je men allai, escorté dun soldat. Ceux qui travaillent à la tâche reviennent les premiers ; aussi, quand jarrivai dans notre caserne, y avait-il déjà des forçats de retour.
Comme la cuisine naurait pu contenir toute une caserne à la fois, on ne dînait pas ensemble ; les premiers arrivés mangeaient leur portion. Je goûtai la soupe aux choux aigres (chtchi), mais par manque dhabitude je ne pus la manger et je me préparai du thé. Je massis au bout dune table avec un forçat, ci-devant gentilhomme comme moi.
Les détenus entraient et sortaient. Ce nétait pas la place qui manquait, car ils étaient encore peu nombreux ; cinq dentre eux sassirent à part, auprès de la grande table. Le cuisinier leur versa deux écuelles de soupe aigre, et leur apporta une lèchefrite de poisson rôti. Ces hommes célébraient une fête en se régalant. Ils nous regardaient de travers. Un des Polonais entra et vint sasseoir à nos côtés.
— Je nétais pas avec vous, mais je sais que vous faites ripaille, cria un forçat de grande taille en entrant, et en enveloppant dun regard ses camarades.
Cétait un homme dune cinquantaine dannées, maigre et musculeux. Sa figure dénotait la ruse et aussi la gaieté ; la lèvre inférieure, charnue et pendante, lui donnait une expression comique.
— Eh bien ! avez-vous bien dormi ? Pourquoi ne dites-vous pas bonjour ? Eh bien, mes amis de Koursk, dit-il en sasseyant auprès de ceux qui festinaient : bon appétit ! je vous amène un nouveau convive.
— Nous ne sommes pas du gouvernement de Koursk.
— Alors ! amis de Tambof.
— Nous ne sommes pas non plus de Tambof. Tu nas rien à venir nous réclamer ; si tu veux faire bombance, adresse-toi à un riche paysan.
— Jai aujourdhui Ivane Taskoune et Maria Ikotichna (ikote, le hoquet) dans le ventre, autrement dit je crève de faim ; mais où loge-t-il, votre paysan ?
— Tiens, parbleu ! Gazine ; va-ten vers lui.
— Gazine boit aujourdhui, mes petits frères, il mange son capital.
— Il a au moins vingt roubles, dit un autre forçat ; ça rapporte dêtre cabaretier.
— Allons ! vous ne voulez pas de moi ? mangeons alors la cuisine du gouvernement.
— Veux-tu du thé ? Tiens, demandes-en à ces seigneurs qui en boivent !
— Où voyez-vous des seigneurs ? ils ne sont plus nobles, ils ne valent pas mieux que nous, dit dune voix sombre un forçat assis dans un coin, et qui navait pas risqué un mot jusqualors.
— Je boirais bien un verre de thé, mais jai honte den demander, car nous avons de lamour-propre, dit le forçat à grosse lèvre, en nous regardant dun air de bonne humeur.
— Je vous en donnerai, si vous le désirez, lui dis-je en linvitant du geste ; en voulez-vous ?
— Comment ? si jen veux ? qui nen voudrait pas ? fit-il en sapprochant de la table.
— Voyez-vous ça ! chez lui, quand il était libre, il ne mangeait que de la soupe aigre et du pain noir, tandis quen prison il lui faut du thé ! comme un vrai gentilhomme ! continua le forçat à lair sombre.
— Est-ce que personne ici ne boit du thé ? demandai-je à ce dernier ; mais il ne me jugea pas digne dune réponse.
— Des pains blancs ! des pains blancs ! étrennez le marchand !
Un jeune détenu apportait en effet, passée dans une ficelle, toute une charge de kalatchi quil vendait dans les casernes. Sur dix pains vendus, la marchande lui en abandonnait un pour sa peine, cétait précisément sur ce dixième quil comptait pour son dîner.
— Des petits pains ! des petits pains ! criait-il en entrant dans la cuisine. Des petits pains de Moscou tout chauds ! Je les mangerais bien tous, mais il faut de largent, beaucoup dargent. Allons ! enfants, il nen reste plus quun ! que celui de vous qui a eu une mère... !
Cet appel à lamour filial égaya tout le monde ; on lui acheta quelques pains blancs.
— Eh bien, dit-il, Gazine fait une telle ribote, que cest un vrai péché ! Il a joliment choisi son moment, vrai Dieu ! Si lhomme aux huit yeux (le major) arrive...
— On le cachera... Est-il saoul ?
— Oui, mais il est méchant, il se rebiffe.
— Pour sûr on en viendra aux coups...
— De qui parlent-ils ? demandai-je au Polonais, mon voisin.
— De Gazine ; cest un détenu qui vend de leau-de-vie. Quand il a gagné quelque argent dans son commerce, il le boit jusquau dernier kopek. Une bête cruelle et méchante, quand il a bu ! A jeun, il se tient tranquille ; mais quand il est ivre, il se montre tel quil est : il se jette sur les gens avec un couteau jusquà ce quon le lui arrache.
— Comment y arrive-t-on ?
— Dix hommes se jettent sur lui et le battent comme plâtre, atrocement, jusquà ce quil perde connaissance. Quand il est à moitié mort de coups, on le couche sur son lit de planches et on le couvre de sa pelisse.
— Mais on pourrait le tuer !
— Un autre en mourrait, lui non ! Il est excessivement robuste, cest le plus fort de tous les détenus. Sa constitution est si solide que le lendemain il se relève parfaitement sain.
— Dites-moi ! je vous prie, continuai-je en madressant au Polonais, voilà des gens qui mangent à part, et qui pourtant ont lair de menvier le thé que je bois.
— Votre thé ny est pour rien. Cest à vous quils en veulent : nêtes vous pas gentilhomme ? vous ne leur ressemblez pas ; ils seraient heureux de vous chercher chicane pour vous humilier. Vous ne savez pas quels ennuis vous attendent. Cest un martyre pour nous autres que de vivre ici. Car notre vie est doublement pénible. Il faut une grande force de caractère pour sy habituer. On vous fera bien des avanies et des désagréments à cause de votre nourriture et de votre thé, et pourtant ceux qui mangent à part et boivent quotidiennement du thé sont assez nombreux. Ils en ont le droit, vous, non.
Il sétait levé et avait quitté la table. Quelques instants plus tard ses prédictions se confirmaient déjà...
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III
Premières impressions (Suite)
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À peine M—cki (le Polonais auquel javais parlé) fut-il sorti, que Gazine, complètement ivre, se précipita comme une masse dans la cuisine.
Voir un forçat ivre en plein jour, alors que tout le monde devait se rendre au travail, — étant donné la sévérité bien connue du major qui dun instant à lautre pouvait arriver à la caserne, la surveillance du sous-officier qui ne quittait pas dune semelle la prison, la présence des invalides et des factionnaires, — tout cela déroutait les idées que je métais faites sur notre maison de force ; il me fallut beaucoup de temps pour comprendre et mexpliquer des faits qui de prime abord me semblaient énigmatiques.
Jai déjà dit que tous les forçats avaient un travail quelconque et que ce travail était pour eux une exigence naturelle et impérieuse. Ils aiment passionnément largent et lestiment plus que tout, presque autant que la liberté. Le déporté est à demi consolé, si quelques kopeks sonnent dans sa poche. Au contraire, il est triste, inquiet et désespéré sil na pas dargent, il est prêt alors à commettre nimporte quel délit pour sen procurer. Pourtant, malgré limportance que lui donnent les forçats, cet argent ne reste jamais longtemps dans la poche de son propriétaire, car il est difficile de le conserver. On le confisque ou on le leur vole. Quand le major, dans ses perquisitions soudaines, découvrait un petit pécule péniblement amassé, il le confisquait ; il se peut quil lemployât à lamélioration de la nourriture des détenus, car on lui remettait tout largent enlevé aux prisonniers. Mais le plus souvent, on le volait ; impossible de se fier à qui que ce soi. On découvrit cependant un moyen de préservation ; un vieillard, Vieux-croyant originaire de Starodoub, se chargeait de cacher les économies des forçats. Je ne résiste pas au désir de dire quelques mots de cet homme, bien que cela me détourne de mon récit. Ce vieillard avait soixante ans environ, il était maigre, de petite taille et tout grisonnant. Dès le premier coup dœil il mintrigua fort, car il ne ressemblait nullement aux autres ; son regard était si paisible et si doux que je voyais toujours avec plaisir ses yeux clairs et limpides, entourés dune quantité de petites rides. Je mentretenais souvent avec lui, et rarement jai vu un être aussi bon, aussi bienveillant. On lavait envoyé aux travaux forcés pour un crime grave. Un certain nombre de Vieux-croyants de Starodoub (province de Tchernigoff) sétaient convertis à lorthodoxie. Le gouvernement avait tout fait pour les encourager dans cette voie et engager les autres dissidents à se convertir de même. Le vieillard et quelques autres fanatiques avaient résolu de « défendre la foi ». Quand on commença à bâtir dans leur ville une église orthodoxe, ils y mirent le feu. Cet attentat avait valu la déportation à son auteur. Ce bourgeois aisé (il soccupait de commerce) avait quitté une femme et des enfants chéris, mais il était parti courageusement en exil, estimant dans son aveuglement quil souffrait « pour la foi ». Quand on avait vécu quelque temps aux côtés de ce doux vieillard, on se posait involontairement la question : — Comment avait-il pu se révolter ! — Je linterrogeai à plusieurs reprises sur « sa foi ». Il ne relâchait rien de ses convictions, mais je ne remarquai jamais la moindre haine dans ses répliques. Et pourtant il avait détruit une église, ce quil ne désavouait nullement il semblait quil fût convaincu que son crime et ce quil appelait son « martyre » étaient des actions glorieuses. Nous avions encore dautres forçats Vieux-croyants, Sibériens pour la plupart, très développés, rusés comme de vrais paysans. Dialecticiens à leur manière, ils suivaient aveuglément leur loi, et aimaient fort à discuter. Mais ils avaient de grands défauts ; ils étaient hautains, orgueilleux et fort intolérants. Le vieillard ne leur ressemblait nullement ; très fort, plus fort même en exégèse que ses coreligionnaires, il évitait toute controverse. Comme il était dun caractère expansif et gai, il lui arrivait de rire, — non pas du rire grossier et cynique des autres forçats, — mais dun rire doux et clair, dans lequel on sentait beaucoup de simplicité enfantine et qui sharmonisait parfaitement avec sa tête grise. (Peut-être fais-je erreur, mais il me semble quon peut connaître un homme rien quà son rire ; si le rire dun inconnu vous semble sympathique, tenez pour certain que cest un brave homme.) Ce vieillard sétait acquis le respect unanime des prisonniers, il nen tirait pas vanité. Les détenus lappelaient grand-père et ne loffensaient jamais. Je compris alors quelle influence il avait pu prendre sur ses coreligionnaires. Malgré la fermeté avec laquelle il supportait la vie de la maison de force, on sentait quil cachait une tristesse profonde, inguérissable. Je couchais dans la même caserne que lui. Une nuit, vers trois heures du matin, je me réveillai ; jentendis un sanglot lent, étouffé. Le vieillard était assis sur le poêle (à la place même où priait auparavant le forçat qui avait voulu tuer le major) et lisait son eucologe manuscrit. Il pleurait, je lentendais répéter : « Seigneur, ne mabandonne pas ! Maître ! fortifie-moi ! Mes pauvres petits enfants ! mes chers petits enfants ! nous ne nous reverrons plus. » Je ne puis dire combien je me sentis triste.
Nous remettions donc notre argent à ce vieillard. Dieu sait pourquoi le bruit sétait répandu dans notre caserne quon ne pouvait le voler ; on savait bien quil cachait quelque part lépargne quon lui confiait, mais personne navait pu découvrir son secret. Il nous le révéla, aux Polonais et à moi.
Lun des pieux de la palissade avait une branche qui, en apparence, tenait fortement à larbre, mais quon pouvait enlever, puis remettre adroitement en place. On découvrait alors un vide ; cétait la cachette en question.
Je reprends le fil de mon récit. Pourquoi le détenu ne garde-t-il pas son argent ? Non seulement il lui est difficile de le garder, mais encore la prison est si triste ! Le forçat, par sa nature même, a une telle soif de liberté ! Par sa position sociale, cest un être si insouciant, si désordonné, que lidée dengloutir son capital dans une ribote, de sétourdir par le tapage et la musique, lui vient tout naturellement à lesprit, ne fût-ce que pour oublier une minute son chagrin. Il était étrange de voir certains individus courbés sur leur travail, dans le seul but de dépenser en un jour tout leur gain jusquau dernier kopek ; puis, ils se remettaient au travail jusquà une nouvelle bamboche, attendue pendant plusieurs mois. — Certains forçats aimaient les habits neufs plus ou moins singuliers, comme des pantalons de fantaisie, des gilets, des sibériennes ; mais cétait surtout pour les chemises dindienne que les détenus avaient un goût prononcé, ainsi que pour les ceinturons à boucle de métal.
Les jours de fête, les élégants sendimanchaient : il fallait les voir se pavaner dans toutes les casernes. Le contentement de se sentir bien mis allait chez eux jusquà lenfantillage. Du reste, pour beaucoup de choses, les forçats ne sont que de grands enfants. Ces beaux vêtements disparaissaient bien vite, souvent le soir même du jour où ils avaient été achetés, leurs propriétaires les engageaient ou les revendaient pour une bagatelle. Les bamboches revenaient presque toujours à époque fixe ; elles coïncidaient avec les solennités religieuses ou avec la fête patronale du forçat en ribote. Celui-ci plaçait un cierge devant limage, en se levant, faisait sa prière, puis il shabillait et commandait son dîner. Il avait fait acheter davance de la viande, du poisson, des petits pâtés ; il sempiffrait comme un bœuf, presque toujours seul ; il était bien rare quun forçat invitât son camarade à partager son festin. Cest alors que leau-de-vie faisait son apparition : le forçat buvait comme une semelle de botte et se promenait dans les casernes titubant, trébuchant ; il avait à cœur de bien montrer à tous ses camarades quil était ivre, quil « baladait », et de mériter par là une considération particulière.
Le peuple russe ressent toujours une certaine sympathie pour un homme ivre ; chez nous, cétait une véritable estime. Dans la maison de force, une ribote était en quelque sorte une distinction aristocratique.
Une fois quil se sentait gai, le forçat se procurait un musicien ; nous avions parmi nous un petit Polonais, ancien déserteur, assez laid, mais qui possédait un violon dont il savait jouer. Comme il navait aucun métier, il sengageait à suivre le forçat en liesse, de caserne en caserne, en lui raclant des danses de toutes ses forces. Souvent son visage exprimait la lassitude et le dégoût que lui causait cette musique éternellement la même, mais au cri que poussait le détenu : « Joue, puisque tu as reçu de largent pour cela ! » il se remettait à écorcher son violon de plus belle. Ces ivrognes étaient assurés quon veillerait sur eux, et que dans le cas où le major arriverait, on les cacherait à ses regards. Ce service était du reste tout désintéressé. De leur côté, le sous-officier et les invalides qui demeuraient dans la prison pour maintenir lordre étaient parfaitement tranquilles : livrogne ne pouvait occasionner aucun désordre. A la moindre tentative de révolte ou de tapage, on laurait apaisé, ou même lié ; aussi ladministration subalterne (surveillants, etc.) fermait-elle les yeux. Elle savait que si leau-de-vie était interdite, tout irait de travers. — Comment se procurait-on cette eau-de-vie ?
On lachetait dans la maison de force même, chez les cabaretiers, comme les forçats appelaient ceux qui soccupaient de ce commerce, — fort avantageux, du reste, bien que les buveurs et les bambocheurs fussent peu nombreux, car toute bombance coûtait cher, étant donné les maigres gains des clients. Le commerce commençait, continuait et finissait dune manière assez originale. Un détenu qui ne connaissait aucun métier, ne voulait pas travailler, et qui pourtant désirait senrichir rapidement, se décidait, quand il possédait quelque argent, à acheter et revendre de leau-de-vie. Lentreprise était hardie elle réclamait une grande audace, car on y risquait sa peau, sans compter la marchandise. Mais le cabaretier ne recule pas devant ces obstacles. Au début, comme il na que peu dargent, il apporte lui-même leau-de-vie à la prison et sen défait dune façon avantageuse. Il répète cette opération une seconde, une troisième fois ; sil nest pas découvert par ladministration, il possède bientôt un pécule qui lui permet de donner de lextension à son commerce ; il devient entrepreneur, capitaliste : il a des agents et des aides ; il hasarde beaucoup moins et gagne beaucoup plus. Ses aides risquent pour lui.
La prison est toujours abondamment peuplée de détenus ruinés et sans métier, mais doués daudace et dadresse. Leur unique capital est leur dos ; ils se décident souvent à le mettre en circulation, et proposent au cabaretier dintroduire de leau-de-vie dans les casernes. Il se trouve toujours en ville un soldat, un bourgeois ou même une fille, qui, pour un bénéfice convenu, — en général assez maigre, — achète de leau-de-vie avec largent du cabaretier et la cache dans un endroit connu du forçat-contrebandier, près du chantier où travaille celui-ci. Le fournisseur goûte presque toujours, en route, le précieux liquide et remplace impitoyablement ce qui manque par de leau pure, — cest à prendre ou à laisser ; le cabaretier ne peut pas faire le difficile ; il doit sestimer heureux si on ne lui a pas volé son argent et sil reçoit de leau-de-vie telle quelle. — Le porteur, auquel le cabaretier a indiqué lendroit du rendez-vous, arrive auprès du fournisseur avec des boyaux de bœuf, qui ont été préalablement lavés, puis remplis deau, et qui conservent ainsi leur souplesse et leur moiteur. Une fois les boyaux pleins, le contrebandier les enroule et les cache dans les parties les plus secrètes de son corps. Cest là que se montrent toute la ruse, toute ladresse de ces hardis forçats. Son honneur est piqué au vif, il faut duper lescorte et le corps de garde : il les dupera. Si le porteur est fin, son soldat descorte (cest quelquefois une recrue) ne voit que du feu dans son manège. Car le détenu la étudié à fond ; il a en outre combiné lheure et le lieu du rendez-vous. Si le déporté, — un briquetier, par exemple, — grimpe sur le four quil chauffe, le soldat descorte ne grimpera certainement pas avec lui pour surveiller ses mouvements. Qui donc verra ce quil fait ? En approchant de la maison de force, il prépare à tout hasard une pièce de quinze ou vingt kopeks et attend à la porte le caporal de garde. Celui-ci examine, tâte et fouille chaque forçat à sa rentrée dans la caserne, puis lui ouvre la porte. Le porteur deau-de-vie espère quon aura honte de lexaminer et de le tâter trop en détail en certains endroits. Mais si le caporal est un rusé compère, cest justement les places délicates quil tâte, et il trouve leau-de-vie apportée en contrebande. Il ne reste plus au forçat quune seule chance de salut : il glisse à la dérobée dans la main du sous-officier la piécette quil tient, et souvent, par suite dune pareille manœuvre, leau-de-vie arrive sans encombre dans les mains du cabaretier. Mais quelquefois le truc ne réussit pas, et cest alors que lunique capital du contrebandier entre vraiment en circulation. On fait un rapport au major, qui ordonne de fustiger dimportance le capital malchanceux. Quant à leau-de-vie, elle est confisquée. Le contrebandier subit sa punition sans trahir lentrepreneur, non parce que cette dénonciation le déshonorerait, mais parce quelle ne lui rapporterait rien : on le fouetterait tout de même ; la seule consolation quil pourrait avoir, cest que le cabaretier partagerait son châtiment ; mais comme il a besoin de ce dernier, il ne le dénonce pas, quoiquil ne reçoive aucun salaire, sil sest laissé surprendre.
Du reste, la délation fleurit dans la maison de force. Loin de se fâcher contre un espion ou de le tenir à lécart, on en fait souvent son ami ; si quelquun sétait mis en tête de prouver aux forçats toute la bassesse quil y a à se dénoncer mutuellement, personne, dans la prison, ne laurait compris. Le ci-devant gentilhomme dont jai déjà parlé, cette lâche et vile créature avec laquelle javais rompu dès mon arrivée à la forteresse, était lami de Fedka, le brosseur du major ; il lui racontait tout ce qui se faisait dans la maison de force ; celui ci sempressait naturellement de rapporter à son maître ce quil avait entendu. Tout le monde le savait, mais personne naurait eu lidée de le châtier pour cela ou de lui reprocher sa conduite.
Quand leau-de-vie arrivait sans encombre à la maison de force, lentrepreneur payait le contrebandier et faisait son compte. Sa marchandise lui coûtait déjà fort cher ; aussi, pour que le bénéfice fût plus grand, il la transvasait en ladditionnant dune moitié deau pure : il était prêt et navait plus quà attendre les acheteurs. Au premier jour de fête, voire même pendant la semaine, arrive un forçat : il a travaillé comme un nègre, pendant plusieurs mois, pour économiser, kopek par kopek, une petite somme quil se décide à dépenser dun seul coup. Depuis longtemps ce jour de bombance est prévu et fixé : il en a rêvé pendant les longues nuits dhiver, pendant ses durs travaux, et cette perspective la soutenu dans son lourd labeur. Laurore de ce jour si impatiemment attendu vient de luire : il a son argent dans sa poche, on ne le lui a ni volé ni confisqué ; il est libre de le dépenser, il porte ses économies au cabaretier, qui, tout dabord, lui donne de leau-de-vie presque pure, — elle na été baptisée que deux fois ; — mais, à mesure que la bouteille se vide, il la remplit avec de leau. Aussi le forçat paye-t-il une tasse deau-de-vie cinq ou six fois plus cher que dans un cabaret. On peut penser combien il faut de ces tasses et surtout combien le forçat doit dépenser dargent avant dêtre ivre. Cependant, comme il a perdu lhabitude de la boisson, le peu dalcool qui se trouve dans le liquide lenivre assez rapidement. Il boit alors jusquà ce quil ne reste plus rien : il engage ou vend tous ses effets neufs, — le cabaretier est en même temps prêteur sur gages ; — mais comme ses vêtements personnels sont peu nombreux, il engage bientôt les effets que lui fournit le gouvernement. Quand livrogne a bu sa dernière chemise, son dernier chiffon, il se couche et se réveille le lendemain matin avec un fort mal de tête. Il supplie en vain le cabaretier de lui donner à crédit une goutte deau-de-vie pour dissiper ce malaise, il essuie tristement un refus ; le jour même il se remet au travail. Pendant plusieurs mois de suite, il va séchiner, tout en rêvant au bienheureux jour de ribote qui vient de disparaître dans le passé ; peu à peu il reprend courage et attend un jour pareil, qui est encore bien loin, mais qui arrivera.
Quant au cabaretier, sil a gagné une forte somme, — quelques dizaines de roubles, — il fait apporter de leau-de-vie, mais celle-là, il ne la baptise pas, car il se la destine : assez de trafic ! il est temps de samuser ! Il boit, mange, se paye de la musique. Ses moyens lui permettent de graisser la patte aux employés subalternes de la maison de force. Cette fête dure quelquefois plusieurs jours.
Quand sa provision deau-de-vie est épuisée, il sen va boire chez les autres cabaretiers, qui sy attendent : il boit alors son dernier kopek. Quelque minutieuse que soit lattention des forçats à surveiller leurs camarades en goguettes, il arrive cependant que le major ou lofficier de garde saperçoivent du désordre. On entraîne alors livrogne au corps de garde ; on lui confisque son capital, — sil a de largent sur lui, — et on le fouette. Le forçat se secoue comme un chien crotté, rentre dans la caserne et reprend son métier de cabaretier au bout de quelques jours.
Il se trouve quelquefois parmi les déportés des amateurs du beau sexe : pour une assez forte somme, ils parviennent, accompagnés dun soldat quils ont corrompu, à se glisser à la dérobée hors de la forteresse, dans un faubourg, au lieu daller au travail. Là, dans une maisonnette dapparence tranquille, il se fait un festin où lon dépense dassez fortes sommes. Largent des forçats nest pas à dédaigner, aussi les soldats arrangent-ils parfois à lavance de ces fugues, sûrs dêtre généreusement récompensés. En général, ces soldats sont de futurs candidats aux travaux forcés. Ces escapades restent presque toujours secrètes. Je dois avouer quelles sont fort rares, car elles coûtent beaucoup, et les amateurs du beau sexe recourent à dautres moyens moins onéreux.
Au commencement de mon séjour, un jeune détenu au visage régulier excita vivement ma curiosité. Son nom était Sirotkine : cétait un être énigmatique à beaucoup dégards. Sa figure mavait frappé ; il navait pas plus de vingt-trois ans et appartenait à la section particulière, cest-à-dire quil était condamné aux travaux forcés à perpétuité : on devait le regarder comme un des criminels militaires les plus dangereux. Doux et tranquille, il parlait peu et riait rarement. Ses yeux bleus, son teint pur, ses cheveux blond clair lui donnaient une expression douce que ne gâtait même pas son crâne rasé. Quoiquil neût aucun métier, il se procurait de temps à autre de largent par petites sommes. Par exemple, il était remarquablement paresseux et toujours vêtu comme un souillon. Si quelquun lui faisait généreusement cadeau dune chemise rouge, il ne se sentait pas de joie davoir un vêtement neuf, il le promenait partout. Sirotkine ne buvait ni ne jouait, et ne se querellait presque jamais avec les autres forçats. Il se promenait toujours les mains dans les poches, paisiblement, dun air pensif. A quoi il pouvait penser, je nen sais rien. Quand on lappelait pour lui demander quelque chose, il répondait aussitôt avec déférence, nettement, sans bavarder comme les autres : il vous regardait toujours avec les yeux naïfs dun enfant de dix ans. Quand il avait de largent, il nachetait rien de ce que les autres estimaient indispensable ; sa veste avait beau être déchirée, il ne la faisait pas raccommoder, pas plus quil nachetait des bottes neuves. Ce qui lui plaisait, cétaient les petits pains, les pains dépice il les croquait avec le plaisir dun bambin de sept ans. Lorsquon ne travaillait pas, il errait habituellement dans les casernes. Quand tout le monde était occupé, il restait les bras ballants. Si on le plaisantait ou quon se moquât de lui, — ce qui arrivait assez souvent, — il tournait sur ses talons sans mot dire, et sen allait ailleurs. Si la plaisanterie était trop forte, il rougissait. Je me demandais souvent pour quel crime il avait pu être envoyé aux travaux forcés. Un jour que jétais malade et couché à lhôpital, Sirotkine se trouvait étendu sur un grabat non loin de moi ; je liai conversation avec lui ; il sanima et me raconta inopinément comment on lavait fait soldat, comment sa mère lavait accompagné en pleurant et quels tourments il avait endurés au service militaire. Il ajouta quil navait pu se faire à cette vie : tout le monde était sévère et courroucé pour un rien, ses supérieurs étaient presque toujours mécontents de lui...
— Mais pourquoi ta-t-on envoyé ici ? Et encore dans la section particulière. Ah ! Sirotkine ! Sirotkine !
— Oui, Alexandre Pétrovitch ! je nai été en tout quune année au bataillon on ma envoyé ici pour avoir tué mon capitaine, Grigori Pétrovitch.
— Jai entendu raconter cela, mais je ne lai pas cru. Comment as-tu pu le tuer ?
— Tout ce quon vous a dit est vrai. La vie métait trop lourde.
— Mais les autres conscrits la supportent bien, cette vie ! Bien sûr, cest un peu dur au commencement, mais on sy habitue, et lon devient un excellent soldat. Ta mère a dû te gâter et te dorloter ; je suis sur quelle ta nourri de pain dépice et de lait de poule jusquà lâge de dix-huit ans !
— Ma mère, cest vrai, maimait beaucoup. Quand je suis parti, elle sest mise au lit et elle y est restée... Comme alors la vie de soldat métait pénible ! tout allait à lenvers. On ne cessait de me punir, et pourquoi ? Jobéissais à tout le monde, jétais exact, soigneux, je ne buvais pas, je nempruntais à personne, — cest mauvais, quand un homme commence à emprunter. Et pourtant tout le monde autour de moi était si cruel, si dur ! Je me fourrais quelquefois dans un coin et je sanglotais, je sanglotais. Un jour, ou plutôt une nuit, jétais de garde. Cétait lautomne, il ventait fort et il faisait si sombre quon ne voyait pas un chat. Et jétais si triste, si triste ! Jenlève la baïonnette de mon fusil et je la pose à côté de moi ; puis jappuie le canon contre ma poitrine, et avec le gros orteil du pied, — javais ôté ma botte, — je presse la détente. Le coup rate : jexamine mon fusil, je mets une charge de poudre fraîche, enfin je casse un coin de mon briquet et je redresse le canon contre ma poitrine. Eh bien ! le coup rate de nouveau. — Que faire ? me dis-je ; je remets ma botte, jajuste de nouveau ma baïonnette et je me promène de long en large, le fusil sur lépaule. Quon menvoie où lon voudra, mais je ne veux plus être soldat. Au bout dune demi-heure, arrive le capitaine qui faisait la grande ronde. Il vient droit sur moi : — « Est-ce quon se tient comme ça quand on est de garde ? » Jempoigne mon fusil et je lui plante la baïonnette dans le corps. On ma fait faire quatre mille verstes à pied... Cest comme ça que je suis arrivé dans la section particulière.
Il ne mentait pas ; je ne comprends pourtant pas pourquoi on ly avait envoyé. Des crimes semblables entraînaient un châtiment beaucoup moins sévère. — Sirotkine était le seul des forçats qui fût vraiment beau ; quant à ses camarades de la section particulière, — au nombre de quinze, — ils étaient horribles à voir ; des physionomies hideuses, dégoûtantes. Les têtes grises étaient nombreuses. Je parlerai plus loin de cette bande. Sirotkine était souvent en bonne amitié avec Gazine, — le cabaretier dont jai parlé au commencement de ce chapitre.
Ce Gazine était un être terrible. Limpression quil produisait sur tout le monde était effrayante, troublante. Il me semblait quil ne pouvait exister une créature plus féroce, plus monstrueuse que lui. Jai pourtant vu à Tobolsk, Kamenef, le brigand, qui sest rendu célèbre par ses crimes. Plus tard, jai vu Sokolof, forçat évadé, ancien déserteur, et qui était un féroce meurtrier. Mais ni lun ni lautre ne minspirèrent autant de dégoût que Gazine. Je croyais avoir sous les yeux une araignée énorme, gigantesque, de la taille dun homme. Il était Tartare ; il ny avait pas de forçat qui fût plus fort que lui. Cétaient moins par sa taille élevée et sa constitution herculéenne, que par sa tête énorme et difforme quil inspirait la terreur. Les bruits les plus étranges couraient sur son compte : il avait été soldat, disait-on ; dautres prétendaient quil sétait évadé de Nertchinsk, quil avait été exilé plusieurs fois en Sibérie, mais quil sétait toujours enfui. Échoué enfin dans notre bagne, il y faisait partie de la section des perpétuels. A ce quil paraît, il aimait à tuer les petits enfants quil parvenait à attirer dans un endroit écarté ; il effrayait alors le bambin, le tourmentait, et après avoir pleinement joui de leffroi et des palpitations du pauvre petit, il le tuait lentement, posément, avec délices. On avait peut-être imaginé ces horreurs, par suite de la pénible impression que produisait ce monstre, mais elles étaient vraisemblables et cadraient avec sa physionomie. Cependant lorsque Gazine nétait pas ivre, il se conduisait fort convenablement. Il était toujours tranquille, ne se querellait jamais, évitait les disputes par mépris pour son entourage, absolument comme sil avait eu une haute opinion de lui-même. Il parlait fort peu. Tous ses mouvements étaient mesurés, tranquilles, résolus. Son regard ne manquait pas dintelligence, mais lexpression en était cruelle et railleuse, comme son sourire. De tous les forçats marchands deau-de-vie, il était le plus riche. Deux fois par an il senivrait complètement, et cest alors que se trahissait toute sa féroce brutalité. Il sanimait peu à peu, et taquinait les détenus de railleries envenimées, aiguisées longtemps à lavance ; enfin, quand il était tout à fait soûl, il avait des accès de rage furieuse ; il empoignait un couteau et se ruait sur ses camarades. Les forçats, qui connaissaient sa vigueur dHercule, lévitaient et se garaient, car il se jetait sur le premier venu. On trouva pourtant un moyen de le museler. Une dizaine de détenus sélançaient tout à coup sur Gazine et lui portaient des coups atroces dans le creux de lestomac, dans le ventre, sous le cœur, jusquà ce quil perdit connaissance. On aurait tué nimporte qui avec un pareil traitement, mais Gazine en réchappait. Quand on lavait bien roué de coups, on lenveloppait dans sa pelisse et on le jetait sur son lit de planches. « Quil cuve son eau-de-vie ! » — Le lendemain, il se réveillait presque bien portant ; il allait alors au travail, silencieux et sombre. Chaque fois que Gazine senivrait, tous les détenus savaient comment la journée finirait pour lui. Il le savait également, mais il buvait tout de même. Quelques années sécoulèrent de la sorte. On remarqua que Gazine avait jeté sa gourme et quil commençait à faiblir. Il ne faisait que geindre, se plaignant de différentes maladies. Ses visites à lhôpital étaient de plus en plus fréquentes. « Il se soumet enfin », disaient les détenus.
Ce jour-là, Gazine était entré dans la cuisine suivi du petit Polonais qui raclait du violon, et que les forçats en goguettes louaient pour égayer leur orgie. Il sarrêta au milieu de la salle, silencieux, examinant du regard tous ses camarades, lun après lautre. Personne ne souffla mot. Quand il maperçut avec mon compagnon, il nous regarda de son air méchamment railleur et sourit, horriblement, de lair dun homme satisfait dune bonne farce quil vient dimaginer. Il sapprocha de notre table en trébuchant :
— Pourrais-je savoir, dit-il, doù vous tenez les revenus qui vous permettent de boire ici du thé ?
Jéchangeai un regard avec mon voisin ; je compris que le mieux était de nous taire et de ne rien répondre. La moindre contradiction aurait mis Gazine en fureur.
— Il faut que vous ayez de largent..., continua-t-il, il faut que vous en ayez gros pour boire du thé ; mais, dites donc ! êtes-vous aux travaux forcés pourboire du thé ? Hein ! êtes-vous venus ici pour en boire ? Dites ? Répondez un peu pour voir, que je vous...
Comprenant que nous nous taisions et que nous avions résolu de ne pas faire attention à lui, il accourut, livide et tremblant de rage. A deux pas se trouvait une lourde caisse, qui servait à mettre le pain coupé pour le dîner et le souper des forçats ; son contenu suffisait pour le repas de la moitié des détenus. En ce moment elle était vide. Il lempoigna des deux mains et la brandit au-dessus de nos têtes. Bien quun meurtre ou une tentative de meurtre fût une source inépuisable de désagréments pour les déportés (car alors les enquêtes, les contre-enquêtes et les perquisitions ne cessaient pas), et que ceux-ci empêchassent les querelles dont les suites auraient pu être fâcheuses, tout le monde se tut et attendit...
Pas un mot en notre faveur ! Pas un cri contre Gazine ! — La haine des détenus contre les gentilshommes était si grande, que chacun deux jouissait évidemment de nous voir, de nous sentir en danger... Un incident heureux termina cette scène qui aurait pu devenir tragique ; Gazine allait lâcher lénorme caisse quil faisait tournoyer, quand un forçat accourut de la caserne où il dormait et cria :
— Gazine, on ta volé ton eau-de-vie !
Laffreux brigand laissa choir la caisse avec un horrible juron et se précipita hors de la cuisine. — Allons ! Dieu les a sauvés ! — dirent entre eux les détenus ; ils le répétèrent longtemps.
Je nai jamais pu savoir si on lui avait volé son eau-de-vie, ou si ce nétait quune ruse inventée pour nous sauver...
Ce même soir, avant la fermeture des casernes, comme il faisait déjà sombre, je me promenais le long de la palissade. Une tristesse écrasante me tombait sur lâme ; de tout le temps que jai passé dans la maison de force, je ne me suis jamais senti aussi misérable que ce soir-là. Le premier jour de réclusion est toujours le plus dur, où que ce soit, aux travaux forcés ou au cachot... Une pensée magitait, qui ne ma pas laissé de répit pendant ma déportation, — question insoluble alors et insoluble maintenant encore. — je réfléchissais à linégalité du châtiment pour les mêmes crimes. On ne saurait, en effet, comparer un crime à un autre, même par à peu près. Deux meurtriers tuent chacun un homme, les circonstances dans lesquelles ces deux crimes ont été commis sont minutieusement examinées et pesées. On applique à lun et à lautre le même châtiment, et pourtant quel abîme entre les deux actions ! Lun a assassiné pour une bagatelle, pour un oignon, — il a tué sur la grande route un paysan qui passait et na trouvé sur lui quun oignon.
— Eh bien, quoi ! on ma envoyé aux travaux forcés pour un paysan qui navait quun oignon.
— Imbécile que tu es ! un oignon vaut un kopek. Si tu avais tué cent paysans, tu aurais cent kopeks, un rouble, quoi ! — Légende de prison.
Lautre criminel a tué un débauché qui tyrannisait ou déshonorait sa femme, sa sœur, sa fille. Un troisième, vagabond, à demi mort de faim, traqué par toute une escouade de police, a défendu sa liberté, sa vie. Sera-t-il légal du brigand qui assassine des enfants par jouissance, pour le plaisir de sentir couler leur sang chaud sur ses mains, de les voir frémir dans une dernière palpitation doiseau, sous le couteau qui déchire leur chair ? Eh bien ! les uns et les autres iront aux travaux forcés. La condamnation naura peut-être pas une durée égale, mais les variétés de peines sont peu nombreuses, tandis quil faut compter les espèces de crimes par milliers. Autant de caractères, autant de crimes différents. Admettons quil soit impossible de faire disparaître cette première inégalité du châtiment, que le problème est insoluble, et quen matière de pénalité, cest la quadrature du cercle. Admettons cela. Même si lon ne tient pas compte de cette inégalité, il y en a une autre : celle des conséquences du châtiment... Voici un homme qui se consume, qui fond comme une bougie. En voilà au contraire un autre qui ne se doutait même pas, avant dêtre exilé, quil put exister une vie si gaie, si fainéante, — où il trouverait un cercle aussi agréable damis. Des individus de cette dernière catégorie se rencontrent aux travaux forcés. Prenez maintenant un homme de cœur, dun esprit cultivé et dune conscience affinée. Ce quil ressent le tue plus douloureusement que le châtiment matériel. Le jugement quil a prononcé lui-même sur son crime est plus impitoyable que celui du plus sévère tribunal, de la loi la plus draconienne. Il vit côte à côte avec un autre forçat qui na pas réfléchi une seule fois au meurtre quil expie, pendant tout le temps de son séjour au bagne, qui, peut-être, se croit innocent. — Ny a-t-il pas aussi de pauvres diables qui commettent des crimes afin dêtre envoyés aux travaux forcés et déchapper ainsi à une liberté incomparablement plus pénible que la réclusion ? La vie est misérable ; on na peut-être jamais mangé à sa faim ; on se tue de travail pour enrichir son patron... ; au bagne, le travail sera moins ardu, moins pénible, on mangera tout son soûl, mieux quon ne peut lespérer maintenant. Les jours de fête, on aura de la viande, et puis il y a les aumônes, le travail du soir qui fournira quelque argent. Et la société quon trouve à la maison de force, la comptez-vous pour rien ? Les forçats sont des gens habiles, rusés, qui savent tout. Cest avec une admiration non déguisée que le nouveau venu regardera ses camarades de chaîne, il na rien vu de pareil, aussi sestimera-t-il dans la meilleure compagnie du monde.
Est-il possible que ces hommes si divers ressentent également le châtiment infligé ? Mais à quoi bon soccuper de questions insolubles ? Le tambour bat, il faut rentrer à la caserne...
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IV
Premières impressions (Suite)
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On nous contrôla encore une fois, puis on ferma les portes des casernes, chacune avec un cadenas particulier, et les détenus restèrent enfermés jusquà laube.
Le contrôle était fait par un sous-officier, accompagné de deux soldats. Quand, par hasard, un officier y assistait, on faisait ranger les forçats dans la cour ; mais, le plus ordinairement, on les vérifiait dans les bâtiments mêmes. Comme les soldats se trompaient souvent, ils sortaient et rentraient pour nous recompter un à un, jusquà ce que leur compte fût exact. Ils fermaient alors les casernes. Chacune delles contenait environ trente détenus, aussi était-on fort à létroit sur les lits de camp. Comme il était trop tôt pour dormir, les forçats se mirent au travail.
Outre linvalide dont jai parlé, qui couchait dans notre dortoir et représentait pendant la nuit ladministration de la prison, il y avait dans chaque caserne un « ancien » désigné par le major en récompense de sa bonne conduite. Il nétait pourtant pas rare que les anciens eux-mêmes commissent des délits pour lesquels ils subissaient la peine du fouet ; ils perdaient alors leur rang et se voyaient immédiatement remplacés par ceux de leurs camarades dont la conduite était satisfaisante. Notre ancien était précisément Akim Akimytch ; à mon grand étonnement, il tançait vertement les détenus, mais ceux-ci ne répondaient à ses remontrances que par des railleries. Linvalide, plus avisé, ne se mêlait de rien, et sil ouvrait la bouche, ce nétait jamais que par respect des convenances, par acquit de conscience. Il restait assis, silencieux, sur sa couchette, occupé à rapetasser de vieilles bottes.
Ce jour-là, je fis une remarque dont je pus constater lexactitude par la suite ; cest que tous ceux qui ne sont pas forçats et qui ont affaire à ces derniers, quels quils soient, — à commencer par les soldats descorte et les factionnaires, — considèrent les forçats dun point de vue faux et exagéré ; ils sattendent à ce que pour un oui, pour un non, ceux-ci se jettent sur eux, un couteau à la main. Les détenus, parfaitement conscients de la crainte quils inspirent, montrent une certaine arrogance. Aussi le meilleur chef de prison est-il précisément celui qui néprouve aucune émotion en leur présence. Malgré les airs quils se donnent, les forçats eux-mêmes préfèrent quon ait confiance en eux. On peut même se les attacher en agissant ainsi. Jai eu plus dune fois loccasion de remarquer leur étonnement lors de lentrée dun chef sans escorte dans leur prison, et certainement cet étonnement na rien que de flatteur : un visiteur intrépide impose le respect aux gens du bagne ; si un malheur arrive, ce ne sera jamais en sa présence. La terreur quinspirent les forçats est générale, et pourtant je ny vois aucun fondement ; est-ce laspect du prisonnier, sa mine de franc bandit, qui causent une certaine répulsion ? Ne serait-ce pas plutôt le sentiment qui vous assaille, dès votre entrée dans la prison, à savoir que malgré tous les efforts, toutes les mesures prises, il est impossible de faire dun homme vivant un cadavre, détouffer ses sentiments, sa soif de vengeance et de vie, ses passions et le besoin impérieux de les satisfaire ? Quoi quil en soit, jaffirme quil ny a pas lieu de craindre les forçats. Un homme ne se jette ni si vite ni si facilement sur son semblable, un couteau à la main. Si des accidents arrivent quelquefois, ils sont tellement rares quon peut déclarer le danger nul. Je ne parle bien entendu que des détenus déjà condamnés, qui subissent leur peine, et dont quelques-uns sont presque heureux de se trouver enfin au bagne : tant une nouvelle forme de vie a toujours dattrait pour lhomme ! Ceux-là vivent tranquilles et soumis. Quant aux turbulents, les forçats les maintiennent eux-mêmes en repos, et leur arrogance ne va jamais trop loin, Le détenu, si hardi et audacieux quil soit, a peur de tout en prison. Il nen est pas de même du prévenu dont le sort nest pas décidé. Celui-ci est parfaitement capable de se jeter sur nimporte qui, sans motif de haine, uniquement parce quil doit être fouetté le lendemain ; en effet, sil commet un nouveau crime, son affaire se complique, le châtiment est retardé, il gagne du temps. Cette agression sexplique, car elle a une cause, un but ; le forçat, coûte que coûte, veut « changer son sort », et cela tout de suite. A ce propos, jai été témoin dun fait psychologique bien étrange.
Dans la section des condamnés militaires se trouvait un ancien soldat envoyé pour deux ans aux travaux forcés, fieffé fanfaron et couard en même temps. — En général, le soldat russe nest guère vantard, car il nen a pas le temps, alors même quil le voudrait. Quand il sen trouve un dans le nombre, cest toujours un lâche et un fripon. — Doutof, — cétait le nom du détenu dont je parle, — subit sa peine et rentra de nouveau dans un bataillon de ligne ; mais comme tous ceux quon envoie se corriger à la maison de force, il sy était complètement perverti. Ces chevaux de retour reviennent au bagne après deux ou trois semaines de liberté, non plus pour un temps relativement court, mais pour quinze ou vingt ans. Ainsi arriva-t-il pour Doutof. Trois semaines après sa mise en liberté, il vola avec effraction lun de ses camarades et fit lindiscipliné. Il passa en jugement, fut condamné à une sévère punition corporelle. Horriblement effrayé, comme un lâche quil était, par le châtiment prochain, il sélança un couteau à la main sur lofficier de garde qui entrait dans son cachot, la veille du jour où il devait passer par les baguettes de sa compagnie. Il comprenait parfaitement que, par là, il aggravait son crime et augmentait la durée de sa condamnation. Mais tout ce quil voulait, cétait reculer de quelques jours, de quelques heures au moins, leffroyable minute du châtiment. Il était si lâche quil ne blessa même pas lofficier avec le couteau quil brandissait ; il navait commis cette agression que pour ajouter à son dossier un nouveau crime, lequel nécessiterait sa remise en jugement.
Linstant qui précède la punition est terrible pour le condamné aux verges. Jai vu beaucoup de prévenus, la veille du jour fatal. Je les rencontrais dordinaire à lhôpital quand jétais malade, ce qui marrivait souvent. En Russie, les gens qui montrent le plus de compassion pour les forçats sont bien certainement les médecins ; ils ne font jamais entre les détenus les distinctions dont sont coupables les autres personnes en rapport direct avec ceux-ci. Seul, peut-être, le peuple lutte de compassion avec les docteurs, car il ne reproche jamais au criminel le délit quil a commis, quel quil soit ; il le lui pardonne en faveur de la peine subie.
Ce nest pas en vain que le peuple, dans toute la Russie, appelle le crime un malheur et le criminel un malheureux. Cette définition est expressive, profonde, et dautant plus importante quelle est inconsciente, instinctive. — Les médecins sont donc le recours naturel des forçats, surtout quand ceux-ci ont à subir une punition corporelle... Le prévenu qui a passé en conseil de guerre sait à peu près à quel moment la sentence sera exécutée ; pour y échapper, il se fait envoyer à lhôpital, afin de reculer de quelques jours la terrible minute. Quand il se déclare rétabli, il nignore pas que, le lendemain de sa sortie de lhôpital, cette minute arrivera ; aussi les forçats sont-ils toujours émus ce jour-là. Quelques-uns, il est vrai, cherchent par amour-propre à cacher leur émotion, mais personne ne se laisse tromper par ce faux-semblant de courage. Chacun comprend la cruauté de ce moment, et se tait par humanité ! Jai connu un tout jeune forçat, ex-soldat condamné pour meurtre, qui devait recevoir le maximum de coups de verges. La veille du jour où il devait être fouetté, il résolut de boire une bouteille deau-de-vie, dans laquelle il avait fait infuser du tabac à priser. — Le détenu condamné aux verges a toujours bu, avant le moment critique, de leau-de-vie, quil sest procurée longtemps à lavance, souvent à un prix fabuleux : il se priverait du nécessaire pendant six mois plutôt que de ne pas en avaler un quart de litre avant lexécution. Les forçats sont convaincus quun homme ivre souffre moins des coups de bâton ou de fouet que sil est de sang-froid. — Je reviens à mon récit. Le pauvre diable tomba malade quelques instants après avoir bu sa bouteille deau-de-vie il vomit du sang et fut emporté sans connaissance à lhôpital. Sa poitrine fut si déchirée par cet accident quune phtisie se déclara et emporta le soldat au bout de quelques mois. Les docteurs qui le soignaient ne surent jamais la cause de sa maladie.
Si les exemples de pusillanimité ne sont pas rares parmi les détenus, il faut ajouter aussi quon en trouve dont lintrépidité étonne. Je me souviens de plusieurs traits de fermeté qui allaient jusquà linsensibilité. Larrivée dun effroyable bandit à lhôpital est restée gravée dans ma mémoire. Par un beau jour dété, le bruit se répandit dans notre infirmerie que le fameux brigand Orlof devait être fustigé le soir même et quon lamènerait ensuite à lambulance. Les détenus qui se trouvaient à lhôpital affirmaient que lexécution serait cruelle, aussi tout le monde était-il ému ; moi-même, je lavoue, jattendais avec curiosité larrivée de ce brigand dont on racontait des choses inouïes. Cétait un malfaiteur comme il y en a peu, capable dassassiner de sang-froid des vieillards et des enfants ; il était doué dune force de volonté indomptable et plein dune orgueilleuse conscience de sa force. Comme il était coupable de plusieurs crimes, il avait été condamné à passer par les baguettes. On lamena ou plutôt on lapporta vers le soir ; la salle était déjà plongée dans lobscurité, on allumait les chandelles. Orlof était excessivement pâle, presque sans connaissance, avec des cheveux épais et bouclés dun noir mat, sans reflet. Son dos était tout écorché et enflé, bleu, avec des taches de sang. Les détenus le soignèrent pendant toute cette nuit ; ils lui changèrent ses compresses, le couchèrent sur le côté, lui préparèrent la lotion ordonnée par le médecin, en un mot, ils eurent pour lui autant de sollicitude que pour un parent ou un bienfaiteur.
Le lendemain, il reprit entièrement ses sens, et fit un ou deux tours dans la salle. Cela métonna fort, car il était anéanti et sans force quand on lavait apporté ; il avait reçu la moitié du nombre de coups de baguettes fixé par larrêt. Le docteur avait fait cesser lexécution, convaincu que si on la continuait, la mort dOrlof devenait inévitable. Ce criminel était de constitution débile, affaibli par une longue réclusion. Qui a vu des détenus condamnés aux verges se souviendra toujours de leurs visages maigres et épuisés, de leurs regards enfiévrés. Orlof fut bientôt rétabli : sa puissante énergie avait évidemment aidé à remonter son organisme ; ce nétait pas un homme ordinaire. Par curiosité je fis sa connaissance et je pus létudier à loisir pendant toute une semaine. De ma vie je nai rencontré un homme dont la volonté fût plus ferme, plus inflexible. Javais vu à Tobolsk une célébrité du même genre, un ancien chef de brigands. Celui-là était une véritable bête fauve ; en le frôlant, sans même le connaître, on pressentait en lui une créature dangereuse. Ce qui meffrayait surtout, cétait sa stupidité ; la matière en lui avait tellement pris le dessus sur lesprit, quon voyait du premier regard que rien nexistait plus pour lui, si ce nest la satisfaction brutale de ses besoins physiques. Je suis certain pourtant que Korenef, — ainsi sappelait ce brigand, — se serait évanoui en sentendant condamner à un châtiment corporel aussi rigoureux que celui dOrlof ; et il eût égorgé le premier venu sans sourciller. Orlof, au contraire, était une éclatante victoire de lesprit sur la chair. Cet homme se commandait parfaitement : il navait que du mépris pour les punitions et ne craignait rien au monde. Ce qui dominait en lui, cétait une énergie sans bornes, une soif de vengeance, une activité, une volonté inébranlables quand il sagissait datteindre un but. Je fus étonné de son air hautain, il regardait tout du haut de sa grandeur, non pas quil prit la peine de poser ; cet orgueil était inné en lui. Je ne pense pas que personne ait jamais eu quelque influence sur lui. Il regardait tout dun œil impassible, comme si rien au monde ne pouvait létonner. Il savait fort bien que les autres déportés le respectaient, mais il nen profitait nullement pour se donner de grands airs. Et pourtant la vanité et loutrecuidance sont des défauts dont aucun forçat nest exempt. Il était intelligent ; sa franchise étrange ne ressemblait nullement à du bavardage. Il répondit sans détour à toutes les questions que je lui posai il mavoua quil attendait avec impatience son rétablissement, afin den finir avec la punition quil devait subir. — « Maintenant, me dit-il en clignant de lœil, cest fini ! je recevrai mon reste et lon menverra à Nertchinsk avec un convoi de détenus, jen profiterai pour menfuir. Je mévaderai, pour sûr ! Si seulement mon dos se cicatrisait plus vite ! » Pendant cinq jours, il brûla dimpatience dêtre en état de quitter lhôpital. Il était quelquefois gai et de bonne humeur. Je profitai de ces éclaircies pour linterroger sur ses aventures. Il fronçait légèrement les sourcils, mais il répondit toujours avec sincérité à mes questions. Quand il comprit que jessayais de le pénétrer et de trouver en lui quelques traces de repentir, il me regarda dun air hautain et méprisant, comme si jeusse été un gamin un peu bête, auquel il faisait trop dhonneur en causant. Je surpris sur son visage une sorte de compassion pour moi. Au bout dun instant il se mit à rire à gorge déployée, mais sans la moindre ironie ; jimagine que plus dune fois, il a dû rire tout haut, quand mes paroles lui revenaient à la mémoire. Il se fit inscrire enfin pour la sortie, bien que son dos ne fût pas entièrement cicatrisé ; comme jétais presque rétabli, nous quittâmes ensemble linfirmerie : je rentrai à la maison de force, tandis quon lincarcérait au poste où il avait été enfermé auparavant. En me quittant, il me serra la main, ce qui à ses yeux était une marque de haute confiance. Je pense quil agit ainsi parce quil était bien disposé en ce moment-là. En réalité, il devait me mépriser, car jétais un être faible, pitoyable sous tous les rapports, et qui se résignait à son sort. Le lendemain, il subit la seconde moitié de sa punition...
Quand on eut fermé sur nous les portes de notre caserne, elle prit, en moins de rien, un tout autre aspect, celui dune demeure véritable, dun foyer domestique. Alors seulement je vis mes camarades les forçats chez eux. Pendant la journée, les sous-officiers ou quelque autre supérieur pouvaient arriver à limproviste, aussi leur contenance était-elle tout autre ; toujours sur le qui-vive, ils navaient lair rassuré quà demi. Une fois quon eut poussé les verrous et fermé la porte au cadenas, chacun sassit à sa place et se mit au travail. La caserne séclaira dune façon inattendue : chaque forçat avait sa bougie et son chandelier de bois. Les uns piquaient des bottes, les autres cousaient des vêtements quelconques.
Lair déjà méphitique se corrompait de plus en plus. Quelques détenus accroupis dans un coin jouaient aux cartes sur un tapis déroulé. Dans chaque caserne il y avait un détenu qui possédait un tapis long de quatre-vingts centimètres, une chandelle et des cartes horriblement poisseuses et graisseuses. Cela sappelait « un jeu ». Le propriétaire des cartes recevait des joueurs quinze kopeks par nuit ; cétait là son commerce. On jouait dordinaire « aux trois feuilles », à la gorka, cest-à-dire à des jeux de hasard. Chaque joueur posait devant lui une pile de monnaie de cuivre, — toute sa fortune, — et ne se relevait que quand il était à sec ou quil avait fait sauter la banque. Le jeu se prolongeait fort tard dans la nuit ; laube se levait quelquefois sur nos joueurs qui navaient pas fini leur partie, souvent même elle ne cessait que quelques minutes avant louverture des portes. Dans notre salle il y avait, — comme dans toutes les autres, du reste, — des mendiants ruinés par le jeu et la boisson, ou plutôt des mendiants « innés ». Je dis « innés » et je maintiens mon expression. En effet, dans notre peuple et dans nimporte quelle condition, il y a et il y aura toujours de ces personnalités étranges et paisibles, dont la destinée est de rester toujours mendiants. Ils sont pauvres diables toute leur vie, hébétés et accablés, ils restent sous la domination, sous la tutelle de quelquun, principalement des prodigues et des parvenus enrichis. Tout effort, toute initiative est un fardeau pour eux. Ils ne vivent quà la condition de ne rien entreprendre eux-mêmes, mais de toujours servir, de toujours vivre par la volonté dun autre ; ils sont destinés à agir par et pour les autres. Nulle circonstance ne peut les enrichir, même la plus inattendue, ils sont toujours mendiants. Jai rencontré de ces gens dans toutes les classes de la société, dans toutes les coteries, dans toutes les associations, même dans le monde littéraire. On les trouve dans chaque prison, dans chaque caserne.
Aussitôt quun jeu se formait, on appelait un de ces mendiants qui était indispensable aux joueurs ; il recevait cinq kopeks argent pour toute une nuit de travail, et quel travail ! cela consistait à monter la garde dans le vestibule, par un froid de trente degrés Réaumur, dans une obscurité complète pendant six ou sept heures. Le guetteur épiait là le moindre bruit, car le major ou les officiers de garde faisaient quelquefois leur ronde assez tard dans la nuit. Ils arrivaient en tapinois et surprenaient en flagrant délit de désobéissance les joueurs et les travailleurs, grâce à la lumière des chandelles que lon pouvait distinguer de la cour. Quand on entendait la clef grincer dans le cadenas qui fermait la porte, il était trop tard pour se cacher, éteindre les chandelles et sétendre sur les planches. De pareilles surprises étaient fort rares. Cinq kopeks étaient un salaire dérisoire, même dans notre maison de force, et néanmoins lexigence et la dureté des joueurs métonnaient toujours en ce cas, ainsi que dans bien dautres. — « Tu es payé, tu dois nous servir ! » Cétait là un argument qui ne souffrait pas de réplique. Il suffisait davoir payé quelques sous à quelquun pour profiter de lui le plus possible, et même exiger de la reconnaissance. Plus dune fois, jeus loccasion de voir des forçats dépenser leur argent sans compter, à tort et à travers, et tromper leur « serviteur » ; jai vu cela dans mainte prison à plusieurs reprises.
Jai déjà dit quà part les joueurs tout le monde travaillait : cinq détenus seuls restèrent complètement oisifs, et se couchèrent presque immédiatement. Ma place sur les planches se trouvait près de la porte. Au-dessous de moi, celle dAkim Akimytch ; quand nous étions couchés, nos têtes se touchaient. Il travailla jusquà dix ou onze heures à coller une lanterne multicolore quun habitant de la ville lui avait commandée et pour laquelle il devait être grassement payé. Il excellait dans ce travail, quil exécutait méthodiquement, sans relâche ; quand il eut fini, il serra soigneusement ses outils, déroula son matelas, fit sa prière et sendormit du sommeil du juste. Il poussait lordre et la minutie jusquau pédantisme, et devait sestimer dans son for intérieur un homme de tête, comme cest le cas des gens bornés et médiocres. Il ne me plut pas au premier abord, bien quil me donnât beaucoup à penser ce jour-là ; je métonnais quun pareil homme se trouvât dans une maison de force au lieu davoir fait une brillante carrière. Je parlerai plus dune fois dAkim Akimytch dans la suite de mon récit.
Mais il me faut décrire le personnel de notre caserne. Jétais appelé à y vivre nombre dannées ; ceux qui mentouraient devaient être mes camarades de toutes les minutes. On conçoit que je les regardais avec une curiosité avide ! A ma gauche, dormait une bande de montagnards du Caucase, presque tous exilés pour leurs brigandages, et condamnés à des peines différentes il y avait là deux Lezghines, un Tcherkesse et trois Tartares du Daghestan. Le Tcherkesse était un être morose et sombre, qui ne parlait presque jamais et vous regardait en dessous, de son mauvais sourire de bête venimeuse. Un des Lezghines, un vieillard au nez aquilin, long et mince, paraissait un franc bandit. En revanche, lautre Lezghine, Nourra, fit sur moi limpression la plus favorable et la plus consolante. De taille moyenne, encore jeune, bâti en Hercule, avec des cheveux blonds et des yeux de pervenche, il avait le nez légèrement retroussé, les traits quelque peu finnois : comme tous les cavaliers, il marchait la pointe des pieds en dedans. Son corps était zébré de cicatrices, labouré de coups de baïonnette et de balles ; quoique montagnard soumis du Caucase, il sétait joint aux rebelles, avec lesquels il opérait de continuelles incursions sur notre territoire.
Tout le monde laimait dans le bagne à cause de sa gaieté et de son affabilité. Il travaillait sans murmurer, toujours paisible et serein ; les vols, les friponneries et livrognerie le dégoûtaient ou le mettaient en fureur ; en un mot, il ne pouvait souffrir ce qui était malhonnête ; il ne cherchait querelle à personne, il se détournait seulement avec indignation. Pendant sa réclusion, il ne vola ni ne commit aucune mauvaise action. Dune piété fervente, il récitait religieusement ses prières chaque soir, observait tous les jeûnes mahométans, en vrai fanatique, et passait des nuits entières à prier. Tout le monde laimait et le tenait pour sincèrement honnête. « Nourra est un lion ! » disaient les forçats. Ce nom de Lion lui resta. Il était parfaitement convaincu quune fois sa condamnation purgée, on le renverrait au Caucase : à vrai dire, il ne vivait que de cette espérance : je crois quil serait mort, si on len avait privé. Je le remarquai le jour même de mon arrivée à la maison de force. Comment naurait-on pas distingué cette douce et honnête figure au milieu des visages sombres, rébarbatifs ou sardoniques ? Pendant la première demi-heure, il passa à côté de moi et me frappa doucement lépaule en me souriant dun air débonnaire. Je ne compris pas tout dabord ce quil voulait me dire, car il parlait fort mal le russe ; mais bientôt après, il repassa de nouveau et me tapa encore sur lépaule avec son sourire amical. Pendant trois jours, il répéta cette manœuvre singulière ; comme je le devinai par la suite, il mindiquait par là quil avait pitié de moi et quil sentait combien devaient mêtre pénibles ces premiers instants il voulait me témoigner sa sympathie, me remonter le moral et massurer de sa protection. Bon et naïf Nourra !
Des trois Tartares du Daghestan, tous frères, les deux aînés étaient des hommes faits, tandis que le cadet, Aléi, navait pas plus de vingt-deux ans ; à le voir, on laurait cru plus jeune. Il dormait à côté de moi. Son visage intelligent et franc, naïvement débonnaire, mattira tout dabord ; je remerciai la destinée de me lavoir donné pour voisin au lieu de quelque autre détenu. Son âme tout entière se lisait sur sa belle figure ouverte. Son sourire si confiant avait tant de simplicité enfantine, ses grands yeux noirs étaient si caressants, si tendres, que jéprouvais toujours un plaisir particulier à le regarder, et cela me soulageait dans les instants de tristesse et dangoisse. Dans son pays, son frère aîné (il en avait cinq, dont deux se trouvaient aux mines en Sibérie) lui avait ordonné un jour de prendre son yatagan, de monter à cheval et de le suivre. Le respect des montagnards pour leurs aînés est si grand que le jeune Aléi nosa pas demander le but de lexpédition ; il nen eut peut-être même pas lidée. Ses frères ne jugèrent pas non plus nécessaire de le lui dire. Ils allaient piller la caravane dun riche marchand arménien, quils réussirent en effet à mettre en déroute ; ils assassinèrent le marchand et dérobèrent ses marchandises. Malheureusement pour eux, leur acte de brigandage fut découvert : on les jugea, on les fouetta, puis on les envoya en Sibérie, aux travaux forcés. Le tribunal nadmit de circonstances atténuantes quen faveur dAléi, qui fut condamné au minimum de la peine : quatre ans de réclusion. Ses frères laimaient beaucoup : leur affection était plutôt paternelle que fraternelle. Il était lunique consolation de leur exil ; mornes et tristes dordinaire, ils lui souriaient toujours ; quand ils lui parlaient, — ce qui était fort rare, car ils le tenaient pour un enfant auquel on ne peut rien dire de sérieux, — leur visage rébarbatif séclaircissait ; je devinais quils lui parlaient toujours dun ton badin, comme à un bébé ; lorsquil leur répondait, les frères échangeaient un coup dœil et souriaient dun air bonhomme. Il naurait pas osé leur adresser la parole, à cause de son respect pour eux. Comment ce jeune homme put conserver son cœur tendre, son honnêteté native, sa franche cordialité sans se pervertir et se corrompre, pendant tout le temps de ses travaux forcés, cela est presque inexplicable. Malgré toute sa douceur, il avait une nature forte et stoïque, comme je pus men assurer plus tard. Chaste comme une jeune fille, toute action vile, cynique, honteuse ou injuste, enflammait dindignation ses beaux yeux noirs, qui en devenaient plus beaux encore. Sans être de ceux qui se seraient laissés impunément offenser, il évitait les querelles, les injures, et conservait toute sa dignité. Avec qui se serait-il querellé du reste ? Tout le monde laimait et le caressait. Il ne fut tout dabord que poli avec moi, mais peu à peu nous en vînmes à causer le soir ; quelques mois lui avaient suffi pour apprendre parfaitement le russe, tandis que ses frères ne parvinrent jamais à parler correctement cette langue. Je vis en lui un jeune homme extraordinairement intelligent, en même temps que modeste et délicat, et fort raisonnable. Aléi était un être dexception, et je me souviens toujours de ma rencontra avec lui comme dune des meilleures fortunes de ma vie. Il y a de ces natures si spontanément belles, et douées par Dieu de si grandes qualités, que lidée de les voir se pervertir semble absurde. On est toujours tranquille sur leur compte, aussi nai-je jamais rien craint pour Aléi. Où est-il maintenant ?
Un jour, assez longtemps après mon arrivée à la maison de force, jétais étendu sur mon lit de camp ; de pénibles pensées magitaient. Aléi, toujours laborieux, ne travaillait pas en ce moment. Lheure du sommeil nétait pas encore arrivée. Les frères célébraient une fête musulmane, aussi restaient-ils inactifs. Aléi était couché, la tête entre ses deux mains, en train de rêver. Tout à coup il me demande :
— Eh bien, tu es très triste ?
Je le regardai avec curiosité ; cette question dAléi, toujours si délicat, si plein de tact, me parut étrange ; mais je lexaminai plus attentivement, je remarquai tant de chagrin, de souffrance intime sur son visage, souffrance éveillée sans doute par les souvenirs qui se présentaient à sa mémoire, que je compris quen ce moment lui-même était désolé. Je lui en fis la remarque. Il soupira profondément et sourit dun air mélancolique. Jaimais son sourire toujours gracieux et cordial : quand il riait, il montrait deux rangées de dents que la première beauté du monde eût pu lui envier.
— Tu te rappelais probablement, Aléi, comment on célèbre cette fête au Daghestan ? hein ? il fait bon là-bas ?
— Oui, fit-il avec enthousiasme, et ses yeux rayonnaient. Comment as-tu pu deviner que je rêvais à cela ?
— Comment ne pas le deviner ? Est-ce quil ne fait pas meilleur là-bas quici ?
— Oh ! pourquoi me dis-tu cela ?
— Quelles belles fleurs il y a dans votre pays, nest-ce pas ? cest un vrai paradis ?
— Tais-toi ! tais-toi ! je ten prie. Il était vivement ému.
— Écoute, Aléi, tu avais une sœur ?
— Oui, pourquoi me demandes-tu cela ?
— Elle doit être bien belle, si elle te ressemble.
— Oh ! il ny a pas de comparaison à faire entre nous deux. Dans tout le Daghestan, on ne trouvera pas une seule fille aussi belle. Quelle beauté que ma sœur ! Je suis sûr que tu nen as jamais vu de pareille. Et puis, ma mère était aussi très belle.
— Et ta mère taimait ?
— Que dis-tu ? Assurément, elle est morte de chagrin ; elle maimait tant ! Jétais son préféré ; oui, elle maimait plus que ma sœur, plus que tous les autres. Cette nuit, en songe, elle est venue vers moi ; elle a versé des larmes sur ma tête.
Il se tut, et de toute la soirée il nouvrit pas la bouche ; mais à partir de ce moment il rechercha ma compagnie et ma conversation, bien que, par respect, il ne se permit jamais de madresser le premier la parole. En revanche, il était heureux quand je mentretenais avec lui. Il parlait souvent du Caucase, de sa vie passée. Ses frères ne lui défendaient pas de causer avec moi, je crois même que cela leur était agréable. Quand ils virent que je me prenais daffection pour Aléi, ils devinrent eux-mêmes beaucoup plus affables pour moi.
Aléi maidait souvent aux travaux ; à la caserne il faisait ce quil croyait devoir mêtre agréable et me procurer quelque soulagement ; il ny avait dans ces attentions ni servilité ni espoir dun avantage quelconque, mais seulement un sentiment chaleureux et cordial quil ne cachait nullement. Il avait une aptitude extraordinaire pour les arts mécaniques ; il avait appris à coudre fort passablement le linge, et à raccommoder les bottes ; il connaissait même quelque peu de menuiserie, — ce quon en pouvait apprendre à la maison de force. Ses frères étaient fiers de lui.
— Écoute, Aléi, lui dis-je un jour, pourquoi napprends-tu pas à lire et à écrire le russe ? Cela pourrait têtre fort utile plus tard ici en Sibérie.
— Je le voudrais bien, mais qui minstruira ?
— Ceux qui savent lire et écrire ne manquent pas ici. Si tu veux, je tinstruirai moi-même.
— Oh ! apprends-moi à lire, je ten prie, fit Aléi en se soulevant. Il joignit les mains en me regardant dun air suppliant.
Nous nous mîmes à lœuvre le lendemain soir. Javais avec moi une traduction russe du Nouveau Testament, lunique livre qui ne fût pas défendu à la maison de force. Avec ce seul livre, sans alphabet, Aléi apprit à lire en quelques semaines. Au bout de trois mois il comprenait parfaitement le langage écrit, car il apportait à létude un feu, un entraînement extraordinaires.
Un jour, nous lûmes ensemble, en entier, le Sermon sur la montagne. Je remarquai quil lisait certains passages dun ton particulièrement pénétré ; je lui demandai alors si ce quil venait de lire lui plaisait. Il me lança un coup dœil, et son visage senflamma dune rougeur subite.
— Oh ! oui, Jésus est un saint prophète, il parle la langue de Dieu. Comme cest beau !
— Mais dis-moi ce qui te plaît le mieux.
— Le passage où il est dit : « Pardonnez, aimez, aimez vos ennemis, noffensez pas. » Ah ! comme il parle bien !
Il se tourna vers ses frères, qui écoutaient notre conversation, et leur dit quelques mots avec chaleur. Ils causèrent longtemps, sérieusement, approuvant parfois leur jeune frère dun hochement de tête, puis, avec un sourire grave et bienveillant, un sourire tout musulman (jaime beaucoup la gravité de ce sourire), ils massurèrent que Isou (Jésus) était un grand prophète. Il avait fait de grands miracles, créé un oiseau dun peu dargile sur lequel il avait soufflé la vie, et cet oiseau sétait envolé... Cela était écrit dans leurs livres. Ils étaient convaincus quils me feraient un grand plaisir en louant Isou ; quant à Aléi, il était heureux de voir ses frères mapprouver et me procurer ce quil estimait être une satisfaction pour moi. Le succès que jeus avec mon élève en lui apprenant à écrire fut vraiment admirable. Aléi sétait procuré du papier (à ses frais, car il navait pas voulu que je fisse cette dépense), des plumes, de lencre ; en moins de deux mois, il apprit à écrire. Les frères eux-mêmes furent étonnés daussi rapides progrès. Leur orgueil et leur contentement navaient plus de bornes ; ils ne savaient trop comment me manifester leur reconnaissance. Au chantier, sil nous arrivait de travailler ensemble, cétait à qui maiderait : ils regardaient cela comme un plaisir. Je ne parle pas dAléi ; il nourrissait pour moi une affection aussi profonde que pour ses frères. Je noublierai jamais le jour où il fut libéré. Il me conduisit hors de la caserne, se jeta à mon cou et sanglota. Il ne mavait jamais embrassé, et navait jamais pleuré devant moi.
— Tu as tant fait pour moi, tant fait ! disait-il, que ni mon père, ni ma mère nont été meilleurs à mon égard : « tu as fait de moi un homme, Dieu te bénira ; je ne toublierai jamais, jamais... »
Où est-il maintenant ? Où est mon bon, mon cher, cher Aléi ?...
Outre les Circassiens, nous avions encore dans notre caserne un certain nombre de Polonais qui faisaient bande à part ; ils navaient presque pas de rapports avec les autres forçats. Jai déjà dit que grâce à leur exclusivisme, à leur haine pour les déportés russes, ils étaient haïs de tout le monde ; cétaient des natures tourmentées, maladives. Ils étaient au nombre de six ; parmi eux se trouvaient des hommes instruits, dont je parlerai plus en détail dans la suite de mon récit. Cest deux que pendant les derniers temps de ma réclusion, je tins quelques livres. Le premier ouvrage que je lus me fit une impression étrange, profonde... Je parlerai plus loin de ces sensations, que je considère comme très curieuses ; mois on aura de la peine à les comprendre, jen suis certain, car on ne peut juger de certaines choses, si on ne les a pas éprouvées soi-même. Il me suffira de dire que les privations intellectuelles sont plus pénibles à supporter que les tourments physiques les plus effroyables. Lhomme du peuple envoyé au bagne se retrouve dans sa société, peut-être même dans une société plus développée. Il perd beaucoup son coin natal, sa famille, mais son milieu reste le même. Un homme instruit, condamné par la loi à la même peine que lhomme du peuple, souffre incomparablement plus que ce dernier. Il doit étouffer tous ses besoins, toutes ses habitudes, il faut quil descende dans un milieu inférieur et insuffisant, quil saccoutume à respirer un autre air...
Cest un poisson jeté sur le sable. Le châtiment quil subit, égal pour tous les criminels, suivant lesprit de la loi, est souvent dix fois plus douloureux et plus poignant pour lui que pour lhomme du peuple. Cest une vérité incontestable, alors même quon ne parlerait que des habitudes matérielles quil lui faut sacrifier.
Mais ces Polonais formaient une bande à part. Ils vivaient ensemble ; de tous les forçats de notre caserne, ils naimaient quun Juif, et encore, parce quil les amusait. Notre Juif était du reste généralement aimé, bien que tous se moquassent de lui. Nous nen avions quun seul, et maintenant encore je ne puis me souvenir de lui sans rire. Chaque fois que je le regardais, je me rappelais le Juif Iankel que Gogol a dépeint dans Tarass Boulba, et qui, une fois déshabillé et prêt à se coucher avec sa Juive, dans une sorte darmoire, ressemblait fort à un poulet. Içaï Fomitch et un poulet déplumé se ressemblaient comme deux gouttes deau. Il était déjà dun certain âge, cinquante ans environ, — petit et faible, rusé et en même temps fort bête, hardi, outrecuidant, quoique horriblement couard. Sa figure était criblée de rides ; il avait sur le front et les joues les stigmates de la brûlure quil avait subie au pilori. Je nai jamais pu mexpliquer comment il avait pu supporter soixante coups de fouet, car il était condamné pour meurtre. Il portait sur lui une ordonnance médicale, qui lui avait été remise par dautres Juifs, aussitôt après son exécution au pilori. Grâce à longuent prescrit par cette ordonnance, les stigmates devaient disparaître en moins de deux semaines, mais il nosait pas lemployer ; il attendait lexpiration de ses vingt ans de réclusion après lesquels il devait devenir colon, pour utiliser son bienheureux onguent. — « Sans cela, ze ne pourrais pas me marier, et il faut absolument que ze me marie. » Nous étions de grands amis. Sa bonne humeur était intarissable, la vie de la maison de force ne lui semblait pas trop pénible. Orfèvre de son métier, il était assailli de commandes, car il ny avait pas de bijoutier dans notre ville ; il échappait ainsi aux gros travaux. Comme de juste, il prêtait sur gages, à la petite semaine, aux forçats, qui lui payaient de gros intérêts. Il était arrivé en prison avant moi ; un des Polonais me raconta son entrée triomphale. Cest toute une histoire que je rapporterai plus loin, car je reviendrai sur le compte dIçaï Fomitch.
Quant aux autres prisonniers, cétaient dabord quatre vieux-croyants, parmi lesquels se trouvait le vieillard de Starodoub, deux ou trois Petits-Russiens, gens fort moroses, puis un jeune forçat au visage délicat et au nez fin, âgé de vingt-trois ans, et qui avait déjà commis huit assassinats ; ensuite une bande de faux monnayeurs, dont lun était le bouffon de notre caserne, et enfin quelques condamnés sombres et chagrins, rasés et défigurés, toujours silencieux et pleins denvie ils regardaient de travers tout ce qui les entourait et devaient encore regarder et envier, avec le même froncement de sourcils, pendant de longues années. Je ne fis quentrevoir tout cela, le soir désolé de mon arrivée à la maison de force, au milieu dune fumée épaisse, dun air méphitique, de jurements obscènes accompagnés de bruits de chaînes, dinsultes et de rires cyniques. Je métendis sur les planches nues, la tête appuyée sur mon habit roulé (je navais pas alors doreiller), et je me couvris de ma touloupe ; mais par suite des pénibles impressions de cette première journée, je ne pus mendormir tout de suite. Ma vie nouvelle ne faisait que commencer. Lavenir me réservait beaucoup de choses que je navais pas prévues, et auxquelles je navais jamais pensé.
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V
Le premier mois
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Trois jours après mon arrivée, je reçus lordre daller au travail. Limpression qui mest restée de ce jour est encore très nette, bien quelle nait rien présenté de particulier, si lon ne prend pas en considération ce que ma position avait en elle-même dextraordinaire. Mais cétaient les premières sensations : à ce moment encore, je regardais tout avec curiosité. Ces trois premières journées furent certainement les plus pénibles de ma réclusion. — « Mes pérégrinations sont finies, me disais-je à chaque instant ; me voici arrivé au bagne, mon port pour de longues années. Cest ici le coin où je dois vivre ; jy entre le cœur navré et plein de défiance... Qui sait ? quand il me faudra le quitter, peut-être le regretterai-je sincèrement, » ajoutais-je, poussé par cette maligne jouissance qui vous excite à fouiller votre plaie, comme pour en savourer les souffrances ; on trouve quelquefois une jouissance aiguë dans la conscience de limmensité de son propre malheur. La pensée que je pourrais regretter ce séjour meffrayait moi-même. Déjà alors je pressentais à quel degré incroyable lhomme est un animal daccoutumance. Mais ce nétait que lavenir, tandis que le présent qui mentourait était hostile et terrible. Il me semblait du moins quil en était ainsi.
La curiosité sauvage avec laquelle mexaminaient mes camarades les forçats, leur dureté envers un ex-gentilhomme qui entrait dans leur corporation, dureté qui était parfois de la haine, — tout cela me tourmentait tellement que je désirais moi-même aller au travail, afin de mesurer dun seul coup létendue de mon malheur, de vivre comme les autres et de tomber avec eux dans la même ornière. Beaucoup de faits méchappaient, et je ne savais pas encore démêler de lhostilité générale la sympathie que lon me manifestait. Du reste, laffabilité et la bienveillance que mavaient témoignées certains forçats, me rendirent un peu de courage et me ranimèrent. Le plus aimable à mon égard fut Akim Akimytch. Je remarquai bientôt aussi quelques bonnes et douces figures dans la foule sombre et haineuse des autres. — « On trouve partout des méchants, mais, même parmi les méchants, il y a du bon, me hâtai-je de penser en guise de consolation. Qui sait ? ces gens ne sont peut-être pas pires que les autres qui sont libres. » Tout en pensant ainsi, je hochais la tête, et pourtant, mon Dieu ! je ne savais pas combien javais raison.
Le forçat Souchiloff par exemple : un homme que je nappris à connaître que beaucoup plus tard, quoiquil fût presque toujours dans mon voisinage pendant tout mon temps. Dès que je parle des forçats qui ne sont pas pires que les autres, involontairement je pense à lui. Il me servait, ainsi quun autre détenu nommé Osip, quAkim Akimytch mavait recommandé dès mon entrée en prison : pour trente kopeks par mois, cet homme sengageait à me cuisiner un dîner à part, au cas où lordinaire de la prison me dégoûterait et où je pourrais me nourrir à mon compte. Osip était un des quatre cuisiniers désignés par les détenus dans nos deux cuisines : entre parenthèses, ils pouvaient accepter ou refuser ces fonctions et les quitter quand bon leur semblait. Les cuisiniers nallaient pas aux travaux de fatigue : leur emploi consistait à faire le pain et la soupe aux choux aigres. On les appelait cuisinières, non par mépris, car cétaient toujours les hommes les plus intelligents et les plus honnêtes que lon choisissait, mais par plaisanterie. Ce surnom ne les fâchait nullement. Depuis plusieurs années, Osip avait été constamment choisi comme cuisinière ; il ne déclinait ses fonctions que quand il sennuyait trop ou lorsquil voyait une occasion dapporter de leau-de-vie à la caserne. Bien quil eût été envoyé à la maison de force pour contrebande, il était dune honnêteté et dune débonnaireté rares (jai parlé de lui plus haut) ; horriblement poltron par exemple et craignant les verges sur toutes choses. Dun caractère paisible, patient, affable avec tout le monde, il ne se querellait jamais ; mais, pour rien au monde, il naurait pu résister à la tentation dapporter de leau-de-vie, malgré toute sa poltronnerie, par amour pour la contrebande. Comme tous les autres cuisiniers, il faisait le commerce deau-de-vie, mais dans une mesure infiniment plus modeste que Gazine, parce quil nosait pas risquer souvent et beaucoup à la fois. Je vécus toujours en bons termes avec Osip.
Pour avoir sa nourriture à part, il ne fallait pas être très riche : je me nourrissais à raison dun rouble par mois, sauf, bien entendu, le pain, qui nous était fourni ; quelquefois, quand jétais très affamé, je me décidais à manger la soupe aux choux aigres des forçats, malgré le dégoût quelle minspirait ; plus tard, ce dégoût disparut tout à fait. Jachetais dordinaire une livre de viande par jour, qui me coûtait deux kopeks. Les invalides qui surveillaient lintérieur des casernes consentaient par bienveillance à se rendre journellement au marché pour les achats des forçats : ils ne recevaient aucune rétribution, si ce nest de loin en loin quelque bagatelle. Ils le faisaient en vue de leur propre tranquillité, car leur vie à la maison de force eût été un tourment perpétuel, sils sy étaient refusés. Ils apportaient du tabac, du thé, de la viande, enfin tout ce quon voulait, sauf pourtant de leau-de-vie. Du reste, on ne les en priait jamais, bien quils se fissent régaler quelquefois.
Pendant plusieurs années, Osip me prépara le même morceau de viande rôtie ; comment il parvenait à la faire cuire, cétait son secret. Ce quil y a de plus étrange, cest que durant tout ce temps, je néchangeai peut-être pas deux paroles avec lui : je tentai nombre de fois de le faire causer ; mais il était incapable de soutenir une conversation ; il ne savait que sourire et répondre oui et non à toutes les questions. Cétait singulier, cet Hercule qui navait pas plus dintelligence quun bambin de sept ans.
Souchiloff était aussi du nombre de ceux qui maidaient. Je ne lavais ni appelé ni cherché. Il sattacha à ma personne de son propre mouvement, je ne me souviens pas même à quel moment. Il avait pour occupation principale de nettoyer mon linge. — Il y avait à cette intention un bassin au milieu de la cour, autour duquel les forçats lavaient leur linge dans des baquets appartenant à lÉtat. — Souchiloff avait trouvé le moyen de me rendre une foule de petits services ; il faisait bouillir ma théière, courait à droite et à gauche remplir les diverses commissions que je lui confiais ; il me procurait tout ce quil me fallait, prenait le soin de faire raccommoder ma veste, graissait mes bottes quatre fois par mois. Il faisait tout cela avec zèle, dun air affairé, comme sil sentait quelles obligations pesaient sur lui ; en un mot, il avait tout à fait lié son sort au mien et se mêlait de tout ce qui me regardait. Il naurait jamais dit, par exemple : « Vous avez tant de chemises... votre veste est déchirée », mais bien : « Nous avons tant de chemises... notre veste est déchirée. » Il ne voyait de beau que moi, et je crois même que jétais devenu le but unique de toute sa vie. Comme il ne connaissait aucun métier, il ne recevait dautre argent que le mien, une misère, bien entendu, et pourtant il était toujours content, quelque somme que je lui donnasse. Il naurait pu vivre sans servir quelquun, il mavait accordé la préférence parce que jétais plus affable et surtout plus équitable que les autres en matière dargent. Cétait un de ces êtres qui ne senrichissent jamais, qui ne font jamais bien leurs affaires ; de ces gens que les joueurs louaient pour veiller toute la nuit dans lantichambre, aux écoutes du moindre bruit qui annoncerait larrivée du major ; ils recevaient cinq kopeks pour une nuit entière. En cas de perquisition nocturne, ils ne recevaient rien ; leur dos répondait au contraire de leur inattention. Ce qui caractérise cette sorte dhommes, cest leur absence complète de personnalité : ils la perdent partout et toujours, ils ne sont jamais quau second ou au troisième plan. Cela est inné en eux. Souchiloff était un pauvre hère, doux, ahuri ; on eût dit quil venait dêtre battu, il létait de naissance ; et pourtant personne dans notre caserne neût porté la main sur lui. Jai toujours eu pitié de lui sans savoir pourquoi. Je ne pouvais le regarder sans éprouver une profonde compassion. — Pourquoi avais-je pitié de lui ? Je ne saurais répondre à cette question. Je ne pouvais pas lui parler, car il ne savait pas causer : il sanimait seulement quand, pour mettre fin à la conversation, je lui donnais quelque chose à faire, quand je le priais de courir quelque part. Jacquis la conviction que je lui causais du plaisir en lui donnant un ordre. Ni grand, ni petit, ni laid, ni beau, ni bête, ni intelligent, ni vieux, ni jeune, il était difficile de dire quelque chose de défini, de certain, de cet homme au visage légèrement grêlé, aux cheveux blonds. Un point seulement me paraissait ressortir : il appartenait, autant que je pus le deviner, à la même compagnie que Sirotkine, il lui appartenait par son ahurissement et son irresponsabilité. Les détenus se moquaient quelquefois de lui parce quil sétait troqué en route, en venant en Sibérie, et quil sétait troqué pour une chemise rouge et un rouble dargent. On riait de la somme infime pour laquelle il sétait vendu. Se troquer signifie échanger son nom contre celui dun autre détenu, et, par conséquent, sengager à subir la condamnation de ce dernier. Si étrange que cela paraisse, le fait est de toute authenticité ; cette coutume, consacrée par les traditions, existait encore parmi les détenus qui maccompagnaient dans mon exil en Sibérie. Je me refusai tout dabord à croire à une pareille chose, mais par la suite je dus me rendre à lévidence.
Voici de quelle façon se pratique ce troc : un convoi de déportés se met en route pour la Sibérie ; il y a là des condamnés de toute catégorie : aux travaux forcés, aux mines, à la simple colonisation. Chemin faisant, quelque part, dans le gouvernement de Perm, par exemple, un déporté désire troquer son sort contre celui dun autre. Un Mikaïloff, condamné aux travaux forcés pour un crime capital, trouve désagréable la perspective de passer de nombreuses années privé de liberté ; comme il est rusé et déluré, il sait ce quil doit faire ; il cherche dans le convoi un camarade simple et bonasse, de caractère tranquille, et dont la peine soit moins rigoureuse ; quelques années de mines et de travaux forcés, ou simplement lexil. Il trouve enfin un Souchiloff, ancien serf, qui nest condamné quà la colonisation. Celui-ci a fait déjà quinze cents verstes sans un kopek dans sa poche, par la bonne raison quun Souchiloff ne peut pas avoir dargent à lui ; il est fatigué, exténué, car il na pour se nourrir que la portion réglementaire, pour se couvrir que luniforme des forçats ; il ne peut même pas saccorder un bon morceau de temps à autre, et sert tout le monde pour quelques liards. Mikaïloff entame conversation avec Souchiloff ; ils se conviennent, ils se lient ; enfin, à une étape quelconque, Mikaïloff enivre son camarade. Puis il lui demande sil veut « troquer son sort ». — « Je mappelle Mikaïloff, je suis condamné à des travaux forcés qui nen sont pas, car je dois entrer dans une section particulière. Ce sont bien des travaux forcés, si tu veux, mais pas comme les autres, ma division est particulière, elle doit être probablement meilleure ! »
Avant que la division particulière fût abolie, beaucoup de gens appartenant au monde officiel, voire même à Pétersbourg, ne se doutaient pas de son existence. Elle se trouvait dans un coin si retiré dune des contrées les plus lointaines de la Sibérie quil était difficile den connaître lexistence ; elle était dailleurs insignifiante par le nombre des condamnés (de mon temps, il y en avait en tout soixante-dix). Jai rencontré plus tard des gens qui avaient servi en Sibérie, connaissaient parfaitement ce pays, et qui entendaient parler pour la première fois dune « division particulière ». Dans le Recueil des Lois, il ny a en tout que six lignes sur cette institution : « Il est adjoint à la maison de force de... une division particulière pour les criminels les plus dangereux, en attendant que les travaux les plus pénibles soient organisés. » Les détenus eux-mêmes ne savaient rien de cette division particulière ; était-elle perpétuelle ou temporaire ? En réalité, il ny avait pas de terme fixe, ce nétait quun intérim qui devait se prolonger « jusquà louverture des travaux les plus pénibles », cest-à-dire pour longtemps. Ni Souchiloff, ni aucun des condamnés au convoi, ni Mikaïloff lui-même ne pouvaient deviner la signification de ces deux mots. Pourtant Mikaïloff soupçonnait le caractère véritable de cette division ; il en jugeait par la gravité du crime pour lequel on lui faisait parcourir trois ou quatre mille verstes à pied. Certainement, on ne lenvoyait pas dans un endroit où il serait très bien. Souchiloff devait être colon que pouvait désirer de mieux Mikaïloff ? — « Ne veux-tu pas te troquer ? » Souchiloff est un peu ivre, cest un cœur simple, plein de reconnaissance pour son camarade qui le régale, il nose lui refuser. Il a du reste entendu dire à dautres condamnés quon peut se troquer, que dautres lont fait, et quil ny a par conséquent rien dextraordinaire, dinouï, dans cette proposition. On tombe daccord ; le rusé Mikaïloff, profitant de la simplicité de Souchiloff, lui achète son nom pour une chemise rouge et un rouble dargent quil lui donne devant témoins. Le lendemain Souchiloff est dégrisé, mais on le fait boire de nouveau, aussi ne peut-il plus refuser : le rouble est bu ; au bout de peu de temps, la chemise rouge a le même sort. — « Si tu ne consens plus au marché, rends-moi largent que je tai donné ! » dit Mikaïloff. Où Souchiloff prendrait-il un rouble ? Sil ne le rend pas, lartel le forcera à le rendre ; les déportés sont chatouilleux sur ce point-là. Il faut quil tienne sa promesse, lartel lexige, sans quoi, malheur ! on tue le malhonnête homme ou au moins on lintimide sérieusement.
En effet, que lartel montre une seule fois de lindulgence pour ceux qui nexécutent pas leur promesse, et cen est fait de ces trocs de noms. Si lon peut renier la parole donnée et rompre le marché conclu, après avoir touché la somme fixée, qui se tiendra lié par les conditions convenues ? En un mot, cest une question de vie ou de mort pour lartel, une question qui les touche tous ; aussi les déportés se montrent-ils fort sévères dans ce cas. — Souchiloff saperçoit enfin quil est impossible de reculer, que rien ne le sauvera, aussi consent-il à ce quon exige de lui. On annonce alors le marché à tout le convoi, et si lon craint les dénonciations, on régale convenablement ceux dont on nest pas sûr. Cela leur est bien égal, aux autres ! que ce soit Mikaïloff ou Souchiloff qui aille au diable ; ils ont bu de leau-de-vie, ils ont été régalés, aussi le secret est-il gardé par tous. A létape suivante, on fait lappel ; quand le tour de Mikaïloff arrive, Souchiloff dit : Présent ! Mikaïloff répond : Présent ! pour Souchiloff, et lon va plus loin. On ne parle même plus de la chose. A Tobolsk, on trie les prisonniers, Mikaïloff sen ira coloniser le pays, tandis que Souchiloff est conduit à la division particulière sous une double escorte. Impossible de réclamer, de protester, que pourrait-on prouver ? Combien dannées laffaire traînerait-elle ? Quel bénéfice en retirerait le plaignant ? Où sont enfin les témoins ? Ils se récuseraient, si même on en trouvait. — Voilà comment Souchiloff, pour un rouble dargent et une chemise rouge, avait été envoyé à la section particulière.
Les détenus se moquaient de lui, non parce quil sétait troqué, bien quen général ils méprisent les sots qui ont eu la bêtise déchanger un travail plus facile contre un plus pénible, mais parce quil navait rien reçu pour ce marché quune chemise rouge et un rouble, ce qui était une rétribution par trop dérisoire. On se troque dordinaire pour de grosses sommes, — relativement aux ressources des forçats ; — on reçoit même pour cela quelques dizaines de roubles. Mais Souchiloff était si nul, si impersonnel, si insignifiant, quil ny avait pas moyen de se moquer de lui.
Nous avons vécu longtemps ensemble, lui et moi ; javais pris lhabitude de cet homme, et il avait conçu de lattachement pour ma personne. Un jour cependant, — je ne me pardonnerai jamais ce que jai fait là, — il navait pas exécuté mes ordres ; comme il vint me demander de largent, jeus la cruauté de lut dire : « — Vous savez bien demander de largent, mais vous ne faites pas ce quon vous dit ! » Souchiloff se tut et se hâta dobéir, mais tout à coup devint très triste. Deux jours se passèrent. Je ne pouvais croire quil pût saffecter si fort de ce que je lui avais dit. Je savais quun détenu nommé Vassilief exigeait impérieusement de lui le payement dune petite dette. Il était probablement à court dargent, et nosait pas men demander : « — Souchiloff, vous vouliez, je crois, me demander de largent pour payer Antône Vassilief, tenez, en voici ! » Jétais assis sur mon lit de camp. Souchiloff resta debout devant moi, fort étonné que je lui proposasse moi-même de largent et que je me fusse souvenu de sa position épineuse, dautant plus que dans ces derniers temps, à son idée, il mavait demandé beaucoup davances et quil nosait pas espérer que je lui en donnasse. Il regarda le papier que je lui tendais, me regarda, se tourna brusquement et sortit. Cela métonna au dernier point. Je sortis après lui et le trouvai derrière les casernes. Il était debout, la figure appuyée contre la palissade, accoudé sur les pieux.
— Souchiloff, quavez-vous donc ? lui demandai-je. Il ne me répondit pas, et à ma grande stupéfaction je maperçus quil était prêt à pleurer.
— Vous... pensez... Alexandre... Pétrovitch... fit-il dune voix tremblante, en tâchant de ne pas me regarder, que je vous.., pour de largent... mais moi... je... eh !
Il se tourna de nouveau et frappa la palissade de son front ; il se mit à sangloter. Cétait la première fois, à la maison de force, que je voyais un homme pleurer. Je le consolai à grand-peine ; il me servit désormais avec encore plus de zèle, si cest possible, il « mobservait » ; mais à des indices presque insaisissables, je pus deviner que son cœur ne me pardonnerait jamais mon reproche. Et cependant dautres se moquaient de lui, le taquinaient chaque fois que loccasion sen présentait, linsultaient même sans quil se fâchât ; au contraire, il vivait avec eux en bonne amitié. Oui, il est difficile de connaître un homme, même après lavoir fréquenté de longues années.
Voilà pourquoi la maison de force navait pas pour moi au premier abord la signification quelle devait prendre plus tard. Voilà pourquoi, malgré mon attention, je ne pouvais démêler beaucoup de faits qui me crevaient les yeux. Ceux qui me frappèrent tout dabord étaient les plus saillants, mais mon point de vue étant faux, ils ne me laissaient quune impression lourde et désespérément triste. Ce qui contribua surtout à ce résultat, ce fut ma rencontre avec A—f, le détenu arrivé au bagne avant moi et qui mavait si douloureusement étonné les premiers jours. Il empoisonna tout le début de ma réclusion et aggrava encore mes souffrances morales déjà si cruelles.
Cétait lexemple le plus repoussant de lavilissement et de lextrême lâcheté où peut glisser un homme dans lequel tout sentiment dhonneur a péri sans lutte et sans repentir. Ce jeune homme, un noble, — jai déjà parlé de lui, — rapportait à notre major tout ce qui se faisait dans les casernes, car il était lié avec le brosseur Fedka. Voici son histoire.
Arrivé à Pétersbourg avant davoir pu finir ses études, après une querelle avec ses parents, que sa vie débauchée effrayaient, il navait pas reculé pour se procurer de largent devant une dénonciation ; il sétait décidé à vendre le sang de dix hommes, pour satisfaire la soif insatiable des plaisirs les plus grossiers et les plus déshonnêtes. Il était devenu si avide de ces jouissances de bas étage, il sétait si complètement perverti dans les tavernes et les maisons mal famées de Pétersbourg, quil nhésita pas à se lancer dans une affaire quil savait être insensée, car il ne manquait pas dintelligence : il fut condamné à lexil et à dix ans de travaux forcés en Sibérie. Sa vie ne faisait que commencer ; il semble que leffroyable coup dont elle était frappée aurait dû le surprendre, éveiller en lui quelque résistance, provoquer une crise ; mais il accepta son nouveau sort sans la moindre confusion ; il ne seffraya même pas : ce qui lui faisait peur, cétait lobligation de travailler et de quitter pour toujours ses habitudes de débauche. Le nom de forçat navait fait que le disposer à de plus grandes bassesses et à des vilenies plus hideuses encore, « Je suis maintenant forçat, je puis donc ramper à mon aise, sans honte. » Cest ainsi quil envisageait sa situation. Je me souviens de cette créature dégoûtante comme dun phénomène monstrueux. Pendant plusieurs années jai vécu au milieu de meurtriers, de débauchés et de scélérats avérés, mais de ma vie je nai rencontré un cas aussi complet dabaissement moral, de corruption voulue et de bassesse effrontée. Parmi nous se trouvait un parricide dorigine noble, — jai déjà parlé de lui, — mais je pus me convaincre par différents traits que celui-ci était beaucoup plus convenable et plus humain que A—f. Pendant tout le temps de ma condamnation, il na jamais été autre chose à mes yeux quun morceau de chair, pourvu de dents et dun estomac, avide des plus sales et des plus féroces jouissances animales, pour la satisfaction desquelles il était prêt à assassiner nimporte qui. Je nexagère rien, car jai reconnu en A—f un des spécimens les plus complets de lanimalité qui nest contenu par aucun principe, par aucune règle. Combien son sourire éternellement moqueur me dégoûtait ! Cétait un monstre, un Quasimodo moral. Et il était intelligent, rusé, joli, quelque peu instruit, avec certaines capacités. Non ! lincendie, la peste, la famine, nimporte quel fléau est préférable à la présence dun tel homme dans la société. Jai déjà dit que dans la maison de force, lespionnage et les dénonciations florissaient, comme le produit naturel de lavilissement, sans que les détenus sen formalisassent le moins du monde ; au contraire, ils étaient en relations amicales avec A—f ; on était plus affable pour lui que pour nous. Les bonnes dispositions de notre ivrogne de major à son égard lui donnaient une certaine importance et même une certaine valeur aux yeux des forçats. Plus tard cette lâche créature senfuit avec un autre forçat et un soldat descorte, mais je raconterai cette évasion en temps et lieu. — Tout dabord il vint rôder autour de moi, pensant que je ne connaissais pas son histoire. Je le répète, il empoisonna les premiers temps de ma réclusion, à me rendre vraiment désespéré. Jétais effrayé de lignoble milieu de bassesse et de lâcheté dans lequel on mavait jeté. Je supposais que tout était aussi vil et aussi lâche, mais je me trompais quand je jugeais tout le monde semblable à A—f.
Ces trois premières journées, je ne fis que rôder dans la maison de force, quand je ne restais pas étendu sur mon lit de camp. Je confiai à un détenu dont jétais sûr la toile qui mavait été délivrée par ladministration, afin quil men fit quelques chemises. Toujours sur le conseil dAkim Akimytch, je me procurai un matelas pliant. Il était en feutre, couvert de toile, aussi mince quune galette et fort dur pour qui ny était pas habitué. Akim Akimytch sengagea à me procurer tous les objets de première nécessité et me fit de ses propres mains une couverture avec des morceaux de vieux drap de lÉtat, choisis et découpés dans les pantalons et dans les vestes hors dusage que javais achetés à différents détenus. Les effets de lÉtat, quand ils ont été portés le temps réglementaire, deviennent la propriété des détenus, Ceux-ci les vendent aussitôt, car, si usée que soit une pièce dhabillement, elle a toujours une certaine valeur. Tout cela métonnait beaucoup, surtout au début, lors de mes premiers frottements avec ce monde-là. Je devins aussi peuple que mes compagnons, aussi forçat queux. Leurs habitudes, leurs idées, leurs coutumes déteignirent sur moi et devinrent miennes par le dehors, sans pénétrer toutefois dans mon for intérieur. Jétais étonné et confus, comme si je neusse jamais entendu parler de tout cela ni soupçonné rien de pareil, et pourtant je savais à quoi men tenir, du moins par ce qui mavait été dit. Mais la réalité produisit une toute autre impression que les ouï-dire. Pouvais-je supposer que des chiffons délabrés eussent encore une valeur ? et pourtant ma couverture était cousue tout entière de guenilles ! Il était difficile de qualifier le drap employé pour les habits des détenus il ressemblait au drap gris épais, fabriqué pour les soldats, mais aussitôt quil avait été quelque peu porté, il montrait la corde et se déchirait abominablement. Un uniforme devait suffire pour une année entière, mais il ne durait jamais ce temps-là. Le détenu travaille, porte de lourds fardeaux, le drap suse et se troue vite à ce métier-là. Les touloupes devaient être conservées trois ans ; pendant tout ce temps elles servaient de vêtements, de couvertures et de coussins, mais elles étaient solides ; à la fin de la troisième année, il nétait pourtant pas rare de les voir raccommodées avec de la toile ordinaire. Bien quelles fussent fort usées, on trouvait néanmoins moyen de les vendre à raison de quarante kopeks la pièce. Les mieux conservées allaient même au prix de soixante kopeks, ce qui était une grosse somme dans la maison de force.
Largent, — je lai déjà dit, — a un pouvoir souverain dans la vie du bagne. On peut assurer quun détenu qui a quelques ressources souffre dix fois moins que celui qui na rien. — « Du moment que lÉtat subvient à tous les besoins du forçat, pourquoi aurait-il de largent ? » Ainsi raisonnaient nos chefs. Néanmoins, je le répète, si les détenus avaient été privés de la faculté de posséder quelque chose en propre, ils auraient perdu la raison, ou seraient morts comme des mouches, ils auraient commis des crimes inouïs, — les uns par ennui, par chagrin, — les autres pour être plus vite punis et par suite « changer leur sort », comme ils disaient. Si le forçat qui a gagné quelques kopeks à la sueur sanglante de son corps, qui sest engagé dans des entreprises périlleuses pour les acquérir, dépense cet argent à tort et à travers, avec une stupidité enfantine, cela ne signifie pas le moins du monde quil nen sache pas le prix, comme on pourrait le croire au premier abord. Le forçat est avide dargent ; il lest à en perdre le jugement ; mais sil le jette par la fenêtre, cest pour se procurer ce quil préfère à largent. Et que met-il au-dessus de largent ? La liberté, ou du moins un semblant, un rêve de liberté ! Les forçats sont tous de grands rêvasseurs. Jen parlerai plus loin, avec plus de détails, mais pour le moment je me bornerai à dire que jai vu des condamnés à vingt ans de travaux forcés me dire dun air tranquille : « — Quand je finirai mon temps, si Dieu le veut, alors... » Le nom même de forçat indique un homme privé de son libre arbitre ; — or, quand cet homme dépense son argent, il agit à sa guise. Malgré les stigmates et les fers, malgré la palissade denceinte qui cache le monde libre à ses yeux et lenferme dans une cage comme une bête féroce, il peut se procurer de leau-de-vie, une fille de joie, et même quelquefois (pas toujours) corrompre ses surveillants immédiats, les invalides, voire les sous-officiers, qui fermeront les yeux sur les infractions à la discipline ; il pourra même, — ce quil adore, — fanfaronner devant eux, cest-à-dire montrer à ses camarades et se persuader à lui-même, pour un temps, quil jouit de plus de liberté quil nen a en réalité ; le pauvre diable veut, en un mot, se convaincre de ce quil sait être impossible : cest la raison pour laquelle les détenus aiment à se vanter, à exagérer comiquement et naïvement leur pauvre personnalité, fut-elle même imaginaire. Enfin, ils risquent quelque chose dans ces bombances, par conséquent cest un semblant de vie et de liberté, du seul bien quils désirent. Un millionnaire auquel on mettrait la corde au cou ne donnerait-il pas tous ses millions pour une gorgée dair ?
Un détenu a vécu tranquillement pendant plusieurs années consécutives, sa conduite a été si exemplaire quon la même fait dizainier ; tout à coup, au grand étonnement de ses chefs, cet homme se mutine, fait le diable à quatre, et ne recule pas devant un crime capital, tel quun assassinat, un viol, etc. On sen étonne. La cause de cette explosion inattendue, chez un homme dont on nattendait rien de pareil, cest la manifestation angoissée, convulsive, de la personnalité, une mélancolie instinctive, un désir daffirmer son moi avili, sentiments qui obscurcissent le jugement. Cest comme un accès dépilepsie, un spasme : lhomme enterré vivant et qui se réveille tout à coup doit frapper aussi désespérément le couvercle de son cercueil ; il tâche de le repousser, de le soulever, bien que son raisonnement le convainque de linutilité de tous ses efforts, mais le raisonnement na rien à voir dans ces convulsions. Il ne faut pas oublier que presque toute manifestation volontaire de la personnalité des forçats est considérée comme on crime ; aussi, que cette manifestation soit importante ou insignifiante, cela leur est parfaitement indifférent. Débauche pour débauche, risque pour risque, mieux vaut aller jusquau bout, voire jusquau meurtre. Il ny a que le premier pas qui coûte ; peu à peu lhomme saffole, senivre, on ne le contient plus. Cest pourquoi il vaudrait mieux ne pas le pousser à de pareilles extrémités. Tout le monde serait plus tranquille.
Oui ! mais comment y arriver ?
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VI
Le premier mois (Suite)
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Lors de mon entrée à la maison de force, je possédais une petite somme dargent, mais je nen portais que peu sur moi, de peur quon ne me le confisquât. Javais collé quelques assignats dans la reliure de mon évangile (seul livre autorisé au bagne). Cet évangile mavait été donné à Tobolsk par des personnes exilées depuis plusieurs dizaines dannées et qui sétaient habituées à voir un frère dans chaque « malheureux ». Il y a en Sibérie des gens qui consacrent leur vie à secourir fraternellement les « malheureux » ; ils ont pour eux la même sympathie quils auraient pour leurs enfants ; leur compassion est sainte et tout à fait désintéressée. Je ne puis mempêcher de raconter en quelques mots une rencontre que je fis alors.
Dans la ville où se trouvait notre prison demeurait une veuve, Nastasia Ivanovna. Naturellement, personne de nous nétait en relations directes avec cette femme. Elle sétait donné comme but de son existence de venir en aide à tous les exilés, mais surtout à nous autres forçats. Y avait-il eu dans sa famille un malheur ? une des personnes qui lui étaient chères avait-elle subi un châtiment semblable au nôtre ? je lignore ; toujours est-il quelle faisait pour nous tout ce quelle pouvait. Elle pouvait très peu, car elle était elle-même fort pauvre.
Mais nous qui étions enfermés dans la maison de force, nous sentions que nous avions au dehors une amie dévouée. Elle nous communiquait souvent des nouvelles dont nous avions grand besoin (nous en étions fort pauvres) ; quand je quittai le bagne et partis pour une autre ville, jeus loccasion daller chez elle et de faire sa connaissance. Elle demeurait quelque part dans le faubourg, chez lun de ses proches parents.
Nastasia Ivanovna nétait ni vieille ni jeune, ni jolie ni laide ; il était difficile, impossible même de savoir si elle était intelligente et bien élevée. Seulement dans chacune de ses actions on remarquait une bonté infinie, un désir irrésistible de complaire, de soulager, de faire quelque chose dagréable. On lisait ces sentiments dans son bon et doux regard. Je passai une soirée entière chez elle avec dautres camarades de chaîne. Elle nous regardait en face, riait quand nous riions, consentait immédiatement à tout ; quoi que nous disions, elle se hâtait dêtre de notre avis, et se donnait beaucoup de mouvement pour nous régaler de son mieux.
Elle nous servit du thé et quelques friandises ; si elle avait été riche, elle ne sen fût réjouie, on le devinait, que parce quelle eût pu mieux nous agréer et soulager nos camarades, détenus dans la maison de force.
Quand nous prîmes congé delle, elle fit cadeau dun porte-cigare de carton à chacun, en guise de souvenir ; elle les avait confectionnés elle-même, — Dieu sait comme, — avec du papier de couleur, de ce papier dont on relie les manuels darithmétique pour les écoles. Tout autour, ces porte-cigares étaient ornés dune mince bordure de papier doré, quelle avait peut-être acheté dans une boutique, et qui devait les rendre plus jolis.
— Comme vous fumez, ces porte-cigares vous conviendront peut-être, nous dit-elle en sexcusant timidement de son cadeau.
Il existe des gens qui disent (jai lu et entendu cela) quun très grand amour du prochain nest en même temps quun très grand égoïsme. Quel égoïsme pouvait-il y avoir là ? je ne le comprendrai jamais.
Bien que je neusse pas beaucoup dargent quand jentrai au bagne, je ne pouvais cependant mirriter sérieusement contre ceux des forçats qui, dès mon arrivée, venaient très tranquillement, après mavoir trompé une première fois, memprunter une seconde, une troisième et même plus souvent. Mais je lavoue franchement, ce qui me fâchait fort, cest que tous ces gens-là, avec leurs ruses naïves, devaient me prendre pour un niais et se moquer de moi, justement parce que je leur prêtais de largent pour la cinquième fois. Il devait leur sembler que jétais dupe de leurs ruses et de leurs tromperies ; si au contraire je leur avais refusé et que je les eusse renvoyés, je suis certain quils auraient eu beaucoup plus de respect pour moi ; mais, bien quil marrivât de me fâcher très fort, je ne savais pas leur refuser.
Jétais quelque peu soucieux pendant les premiers jours de savoir sur quel pied je me mettrais dans la maison de force et quelle règle de conduite je tiendrais avec mes camarades. Je sentais et je comprenais parfaitement que ce milieu était tout à fait nouveau pour moi, que jy marchais dans les ténèbres, et quil serait impossible de vivre dix ans dans les ténèbres. Je décidai dagir franchement, selon que ma conscience et mes sentiments me lordonneraient. Mais je savais aussi que ce nétait quun aphorisme bon en théorie, et que la réalité serait faite dimprévu.
Aussi, malgré tous les soucis de détail que me causait mon établissement dans notre caserne, soucis dont jai déjà parlé, et dans lesquels mengageait surtout Akim Akimytch, une angoisse terrible mempoisonnait, me tourmentait de plus en plus. « La maison morte ! » me disais-je quand la nuit tombait, en regardant quelquefois du perron de notre caserne les détenus revenus de la corvée, qui se promenaient dans la cour, de la cuisine à la caserne et vice versa. Examinant alors leurs mouvements, leurs physionomies, jessayais de deviner quels hommes cétaient et quel pouvait être leur caractère. Ils rôdaient devant moi le front plissé ou très gais, — ces deux aspects se rencontrent et peuvent même caractériser le bagne, — sinjuriaient ou causaient tout simplement, ou bien encore vaguaient solitaires, plongés en apparence dans leurs réflexions ; les uns avec un air épuisé et apathique ; dautres avec le sentiment dune supériorité outrecuidante (eh quoi, même ici !), le bonnet sur loreille, la touloupe jetée sur lépaule, promenant leur regard hardi et rusé, leur persiflage impudemment railleur.— « Voilà mon milieu, mon monde actuel, pensais-je, le monde avec lequel je ne veux pas, mais avec lequel je dois vivre... »
Je tentai de questionner Akim Akimytch, avec lequel jaimais prendre le thé afin de nêtre pas seul, et de linterroger au sujet des différents forçats. Entre parenthèses, je dirai que le thé, au commencement de ma réclusion, fit presque ma seule nourriture. Akim Akimytch ne me refusait jamais de le prendre en ma compagnie et allumait lui-même notre piteux samovar de fer-blanc, fait à la maison de force et que M... mavait loué.
Akim Akimytch buvait dordinaire un verre de thé (il avait des verres) posément, en silence, me remerciait quand il avait fini et se mettait aussitôt à la confection de ma couverture. Mais il ne put me dire ce que je désirais savoir et ne comprit même pas lintérêt que javais à connaître le caractère des gens qui nous entouraient ; il mécouta avec un sourire rusé que jai encore devant les yeux. Non ! pensais-je, je dois moi-même tout éprouver et non interroger les autres.
Le quatrième jour, les forçats salignèrent de grand matin sur deux rangs, dans la cour devant le corps de garde, près des portes de la prison. Devant et derrière eux, des soldats, le fusil chargé et la baïonnette au canon.
Le soldat a le droit de tirer sur le forçat, si celui-ci essaye de senfuir, mais en revanche, il répond de son coup de fusil, sil ne la pas fait en cas de nécessité absolue ; il en est de même pour les révoltes de prisonniers ; mais qui penserait à senfuir ostensiblement ?
Un officier du génie arriva accompagné du conducteur ainsi que des sous-officiers de bataillons, dingénieurs et de soldats préposés aux travaux. On fit lappel ; les forçats qui se rendaient aux ateliers de tailleurs partirent les premiers ; ceux-là travaillaient dans la maison de force quils habillaient tout entière. Puis les autres déportés se rendirent dans les ateliers, jusquà ce quenfin arriva le tour des détenus désignés pour la corvée. Jétais de ce nombre, — nous étions vingt. -Derrière la forteresse, sur la rivière gelée, se trouvaient deux barques appartenant à lÉtat, qui ne valaient pas le diable et quil fallait démonter, afin de ne pas laisser perdre le bois sans profit. À vrai dire, il ne valait pas grandchose, car dans la ville le bois de chauffage était à un prix insignifiant. Tout le pays est couvert de forêts.
On nous donnait ce travail afin de ne pas nous laisser les bras croisés. On le savait parfaitement, aussi se mettait-on toujours à louvrage avec mollesse et apathie ; cétait tout juste le contraire quand le travail avait son prix, sa raison dêtre, et quand on pouvait demander une tâche déterminée. Les travailleurs sanimaient alors, et bien quils ne dussent tirer aucun profit de leur besogne, jai vu des détenus sexténuer afin davoir plus vite fini ; leur amour-propre entrait en jeu.
Quand un travail — comme celui dont je parlais — saccomplissait plutôt pour la forme que par nécessité, on ne pouvait pas demander de tâche ; il fallait continuer jusquau roulement du tambour, qui annonçait le retour à la maison de force à onze heures du matin.
La journée était tiède et brumeuse, il sen fallait de peu que la neige ne fondit. Notre bande tout entière se dirigea vers la berge, derrière la forteresse, en agitant légèrement ses chaînes ; cachées sous les vêtements, elles rendaient un son clair et sec à chaque pas. Deux ou trois forçats allèrent chercher les outils au dépôt.
Je marchais avec tout le monde ; je métais même quelque peu animé, car je désirais voir et savoir ce que cétait que cette corvée. En quoi consistaient les travaux forcés ? Comment travaillerai-je pour la première fois de ma vie ?
Je me souviens des moindres détails. Nous rencontrâmes en route un bourgeois à longue barbe, qui sarrêta et glissa sa main dans sa poche. Un détenu se détacha aussitôt de notre bande, ôta son bonnet, et reçut laumône, — cinq kopeks, — puis revint promptement auprès de nous. Le bourgeois se signa et continua sa route. Ces cinq kopeks furent dépensés le matin même à acheter des miches de pain blanc, que lon partagea également entre tous.
Dans mon escouade, les uns étaient sombres et taciturnes, dautres indifférents et indolents ; il y en avait qui causaient paresseusement. Un de ces hommes était extrêmement gai et content, — Dieu sait pourquoi ! — il chanta et dansa le long de la route, en faisant résonner ses fers à chaque bond : ce forçat trapu et corpulent était le même qui sétait querellé le jour de mon arrivée à propos de leau des ablutions, pendant le lavage général, avec un de ses camarades qui avait osé soutenir quil était un oiseau kaghane. On lappelait Skouratoff. Il finit par entonner une chanson joyeuse dont le refrain mest resté dans la mémoire :
On ma marié sans mon consentement,
Quand jétais au moulin.
Il ne manquait quune balalaïka.
Sa bonne humeur extraordinaire fut comme de juste sévèrement relevée par plusieurs détenus, qui sen montrèrent offensés.
— Le voilà qui hurle ! fit un forçat dun ton de reproche, bien que cela ne le regardât nullement.
— Le loup na quune chanson, et ce Touliak (habitant de Toula) la lui a empruntée ! ajouta un autre, quà son accent on reconnaissait pour un Petit-Russien.
— Cest vrai, je suis de Toula, répliqua immédiatement Skouratoff ; — mais vous, dans votre Poltava, vous vous étouffiez de boulettes de pâte à en crever.
— Menteur ! Que mangeais-tu toi-même ? Des sandales décorce de tilleul avec des choux aigres !
— On dirait que le diable ta nourri damandes, ajouta un troisième.
— À vrai dire, camarades, je suis un homme amolli, dit Skouratoff avec un léger soupir et sans sadresser directement à personne, comme sil se fût repenti en réalité dêtre efféminé. — Dès ma plus tendre enfance, jai été élevé dans le luxe, nourri de prunes et de pains délicats ; mes frères, à lheure quil est, ont un grand commerce à Moscou ; ils sont marchands en gros du vent qui souffle, des marchands immensément riches, comme vous voyez.
— Et toi, que vendais-tu ?
— Chacun a ses qualités. Voilà ; quand jai reçu mes deux cents premiers...
— Roubles ? pas possible ? interrompit un détenu curieux, qui fit un mouvement en entendant parler dune si grosse somme.
— Non, mon cher, pas deux cents roubles ; deux cents coups de bâton. Louka ! eh ! Louka !
— Il y en a qui peuvent mappeler Louka tout court, mais pour toi je suis Louka Kouzmitch , répondit de mauvaise grâce un forçat petit et grêle, au nez pointu.
— Eh bien, Louka Kouzmitch, que le diable temporte...
— Non ! je ne suis pas pour toi Louka Kouzmitch, mais un petit oncle (forme de politesse encore plus respectueuse).
— Que le diable temporte avec ton petit oncle ! ça ne vaut vraiment pas la peine de tadresser la parole. Et pourtant je voulais te parler affectueusement. — Camarades, voici comment il sest fait que je ne suis pas resté longtemps à Moscou ; on my donna mes quinze derniers coups de fouet et puis on menvoya... Et voilà...
— Mais pourquoi ta-t-on exilé ? fit un forçat qui avait écouté attentivement son récit.
— ...Ne demande donc pas des bêtises ! Voilà pourquoi je nai pas pu devenir riche à Moscou. Et pourtant comme je désirais être riche ! Jen avais tellement envie, que vous ne pouvez pas vous en faire une idée.
Plusieurs se mirent à rire, Skouratoff était un de ces boute-en-train débonnaires, de ces farceurs qui prenaient à cœur dégayer leurs sombres camarades, et qui, bien naturellement, ne recevaient pas dautre payement que des injures. Il appartenait à un type de gens particuliers et remarquables, dont je parlerai peut-être encore.
— Et quel gaillard cest maintenant, une vraie zibeline ! remarqua Louka Kouzmitch. Rien que ses habits valent plus de cent roubles.
Skouratoff avait la touloupe la plus vieille et la plus usée quon pût voir ; elle était rapetassée en différents endroits de morceaux qui pendaient. Il toisa Louka attentivement, des pieds à la tête.
— Mais cest ma tête, camarades, ma tête qui vaut de largent ! répondit-il. Quand jai dit adieu à Moscou, jétais à moitié consolé, parce que ma tête devait faire la route sur mes épaules.
Adieu, Moscou ! merci pour ton bain, ton air libre, pour la belle raclée quon ma donnée ! Quant à ma touloupe, mon cher, tu nas pas besoin de la regarder.
— Tu voudrais peut-être que je regarde ta tête.
— Si encore elle était à lui ! mais on lui en a fait laumône, sécria Louka Kouzmitch. — On lui en a fait la charité à Tumène, quand son convoi a traversé la ville.
— Skouratoff, tu avais un atelier ?
— Quel atelier pouvait-il avoir ? Il était simple savetier ; il battait le cuir sur la pierre, fit un des forçats tristes.
— Cest vrai, fit Skouratoff, sans remarquer le ton caustique de son interlocuteur, jai essayé de raccommoder des bottes, mais je nai rapiécé en tout quune seule paire.
— Eh bien, quoi, te la-t-on achetée ?
— Parbleu ! jai trouvé un gaillard qui, bien sûr, navait aucune crainte de Dieu, qui nhonorait ni son père ni sa mère : Dieu la puni, — il ma acheté mon ouvrage !
Tous ceux qui entouraient Skouratoff éclatèrent de rire.
— Et puis jai travaillé encore une fois à la maison de force, continua Skouratoff avec un sang-froid imperturbable. Jai remonté lempeigne des bottes de Stépane Fédorytch Pomortser, le lieutenant.
— Et il a été content ?
— Ma foi, non ! camarades, au contraire. Il ma tellement injurié, que cela peut me suffire pour toute ma vie ; et puis il ma encore poussé le derrière avec son genou. Comme il était en colère ! — Ah ! elle ma trompé, ma coquine de vie, ma vie de forçat !
Le mari dAkoulina est dans la cour,
En attendant un peu.
De nouveau il fredonna et se remit à piétiner le sol en gambadant.
— Ouh ! quil est indécent ! marmotta le Petit-Russien qui marchait à côté de moi, on le regardant de côté.
— Un homme inutile ! fit un autre dun ton sérieux et définitif.
Je ne comprenais pas du tout pourquoi lon injuriait Skouratoff, et pourquoi lon méprisait les forçats qui étaient gais, comme javais pu en faire la remarque ces premiers jours. Jattribuai la colère du Petit-Russien et des autres à une hostilité personnelle, en quoi je me trompais ; ils étaient mécontents que Skouratoff neût pas cet air gourmé de fausse dignité dont toute la maison de force était imprégnée, et quil fût, selon leur expression, un homme inutile. On ne se fâchait pas cependant contre tous les plaisants et on ne les traitait pas tous comme Skouratoff. Il sen trouvait qui savaient jouer du bec et qui ne pardonnaient rien ; bon gré, mal gré, on devait les respecter. Il y avait justement dans notre bande un forçat de ce genre, un garçon charmant et toujours joyeux ; je ne le vis sous son vrai jour que plus tard ; cétait un grand gars qui avait bonne façon, avec un gros grain de beauté sur la joue ; sa figure avait une expression très comique, quoique assez jolie et intelligente. On lappelait « le pionnier », car il avait servi dans le génie : il faisait partie de la section particulière. Jen parlerai encore.
Tous les forçats « sérieux » nétaient pas, du reste, aussi expansifs que le Petit-Russien, qui sindignait de voir des camarades gais. Nous avions dans notre maison de force quelques hommes qui visaient à la prééminence, soit en raison de leur habileté au travail, soit à cause de leur ingéniosité, de leur caractère ou de leur genre desprit. Beaucoup dentre eux avaient de lintelligence, de lénergie, et atteignaient le but auquel ils tendaient, cest-à-dire la primauté et linfluence morale sur leurs camarades. Ils étaient souvent ennemis à mort, — et avaient beaucoup denvieux. Ils regardaient les autres forçats dun air de dignité plein de condescendance et ne se querellaient jamais inutilement. Bien notés auprès de ladministration, ils dirigeaient en quelque sorte les travaux ; aucun dentre eux ne se serait abaissé à chercher noise pour des chansons : ils ne se ravalaient pas à ce point. Tous ces gens-là furent remarquablement polis envers moi, pendant tout le temps de ma détention, mais très peu communicatifs. Jen parlerai aussi en détail.
Nous arrivâmes sur la berge. En bas, sur la rivière, se trouvait la vieille barque, toute prise dans les glaçons quil fallait démolir. De lautre côté de leau bleuissait la steppe, lhorizon triste et désert. Je mattendais à voir tout le monde se mettre hardiment au travail ; il nen fut rien. Quelques forçats sassirent nonchalamment sur des poutres qui gisaient sur le rivage ; presque tous tirèrent de leurs bottes des blagues contenant du tabac indigène (qui se vendait en feuilles au marché, à raison de trois kopeks la livre) et des pipes de bois à tuyau court. Ils allumèrent leurs pipes, pendant que les soldats formaient un cercle autour de nous et se préparaient à nous surveiller dun air ennuyé.
— Qui diable a eu lidée de mettre bas cette barque ? fit un déporté à haute voix, sans sadresser toutefois à personne. On tient donc bien à avoir des copeaux ?
— Ceux qui nont pas peur de nous, parbleu, ceux-là ont eu cette belle idée, remarqua un autre.
— Où vont tous ces paysans ? fit le premier, après un silence.
Il navait même pas entendu la réponse quon avait faite à sa demande. Il montrait du doigt, dans le lointain, une troupe de paysans qui marchaient à la file dans la neige vierge. Tous les forçats se tournèrent paresseusement de ce côté, et se mirent à se moquer des passants par désœuvrement. Un de ces paysans, le dernier en ligne, marchait très drôlement, les bras écartés, la tête inclinée de côté ; il portait un bonnet très haut, ayant la forme dun gâteau de sarrasin. La silhouette se dessinait vivement sur la neige blanche.
— Regardez comme notre frérot Pétrovitch est habillé ! remarqua un de mes compagnons en imitant la prononciation des paysans.
Ce quil y avait damusant, cest que les forçats regardaient les paysans du haut de leur grandeur, bien quils fussent eux-mêmes paysans pour la plupart.
— Le dernier surtout..., un dirait quil plante des raves.
— Cest un gros bonnet..., il a beaucoup dargent, dit un troisième.
Tous se mirent à rire, mais mollement, comme de mauvaise grâce. Pendant ce temps, une marchande de pains blancs était arrivée : cétait une femme vive, à la mine éveillée. On lui acheta des miches avec laumône de cinq kopeks reçue du bourgeois, et on les partagea par égales parties.
Le jeune gars qui vendait des pains dans la maison de force en prit deux dizaines et entama une vive discussion avec la marchande pour quelle lui fit une remise. Mais elle ne consentit pas à cet arrangement.
— Eh bien, et cela, tu ne me le donneras pas ?
— Quoi ?
— Tiens, parbleu, ce que les souris ne mangent pas ?
— Que la peste tempoisonne ! glapit la femme qui éclata de rire.
Enfin, le sous-officier préposé aux travaux arriva, un bâton à la main.
— Eh ! quavez-vous à vous asseoir ! Commencez !
— Alors, donnez-nous des tâches, Ivane Matvieitch, dit un des « commandants » en se levant lentement.
— Que vous faut-il encore ?... Tirez la barque, voilà votre tâche.
Les forçats finirent par se lever et par descendre vers la rivière, en avançant à peine. Différents « directeurs » apparurent, directeurs en paroles du moins. On ne devait pas démolir la barque à tort et à travers, mais conserver intactes les poutres et surtout les liures transversales, fixées dans toute leur longueur au fond de la barque au moyen de chevilles, — travail long et fastidieux.
— Il faut tirer avant tout cette poutrelle ! Allons, enfants ! cria un forçat qui nétait ni « directeur » ni « commandant », mais simple ouvrier ; cet homme paisible, mais un peu bête, navait pas encore dit un mot ; il se courba, saisit à deux mains une poutre épaisse, attendant quon laidât. Mais personne ne répondit à son appel.
— Va-ten voir ! tu ne la soulèveras pas ; ton grand-père, lours, ny parviendrait pas, — murmura quelquun entre ses dents.
— Eh bien, frères, commence-t-on ? Quant à moi, je ne sais pas trop..., dit dun air embarrassé celui qui sétait mis en avant, en abandonnant la poutre et en se redressant.
— Tu ne feras pas tout le travail à toi seul ?... quas-tu à tempresser ?
— Mais, camarades, cest seulement comme ça que je disais..., sexcusa le pauvre diable désappointé.
— Faut-il décidément vous donner des couvertures pour vous réchauffer, ou bien faut-il vous saler pour lhiver ? cria de nouveau le sous-officier commissaire, en regardant ces vingt hommes qui ne savaient trop par où commencer. — Commencez ! plus vite !
— On ne va jamais bien loin quand on se dépêche, Ivan Matvieitch !
— Mais tu ne fais rien du tout, eh ! Savélief ! Quas-tu à rester les yeux écarquillés ? les vends-tu, par hasard ?... Allons, commencez !
— Que ferai-je tout seul ?
— Donnez-nous une tâche, Ivan Matvieitch.
— Je vous ai dit que je ne donnerai point de tâches. Mettez bas la barque ; vous irez ensuite à la maison. Commencez !
Les détenus se mirent à la besogne, mais de mauvaise grâce, indolemment, en apprentis. On comprenait lirritation des chefs en voyant cette troupe de vigoureux gaillards, qui semblaient ne pas savoir par où commencer la besogne. Sitôt quon enleva la première liure, toute petite, elle se cassa net.
« Elle sest cassée toute seule », dirent les forçats au commissaire, en manière de justification ; on ne pouvait pas travailler de cette manière ; il fallait sy prendre autrement. Que faire ? Une longue discussion sensuivit entre les détenus, peu à peu on en vint aux injures ; cela menaçait même daller plus loin... Le commissaire cria de nouveau en agitant son bâton, mais la seconde liure se cassa comme la première. On reconnut alors que les haches manquaient et quil fallait dautres instruments. On envoya deux gars sous escorte chercher des outils à la forteresse ; en attendant leur retour, les autres forçats sassirent sur la barque le plus tranquillement du monde, tirèrent leurs pipes et se remirent à fumer. Finalement, le commissaire cracha de mépris.
— Allons, le travail que vous faites ne vous tuera pas ! Oh ! quelles gens ! quelles gens ! — grommela-t-il dun air de mauvaise humeur ; il fit un geste de la main et sen fut à la forteresse en brandissant son bâton.
Au bout dune heure arriva le conducteur. Il écouta tranquillement les forçats, déclara quil donnait comme tâche quatre liures entières à dégager, sans quelles fussent brisées, et une partie considérable de la barque à démolir ; une fois ce travail exécuté, les détenus pouvaient sen retourner à la maison. La tâche était considérable, mais, mon Dieu ! comme les forçats se mirent à louvrage ! Où étaient leur paresse, leur ignorance de tout à lheure ? Les haches entrèrent bientôt en danse et firent sortir les chevilles. Ceux qui navaient pas de haches glissaient des perches épaisses sous les hures, et en peu de temps les dégageaient dune façon parfaite, en véritable artiste. A mon grand étonnement, elles senlevaient entières sans se casser. Les détenus allaient vite en besogne. On aurait dit quils étaient devenus tout à coup intelligents. On nentendait ni conversation ni injures, chacun savait parfaitement ce quil avait à dire, à faire, à conseiller, où il devait se mettre. Juste une demi-heure avant le roulement du tambour la tâche donnée était exécutée, et les détenus revinrent à la maison de force, fatigués, mais contents davoir gagné une demi-heure de répit sur le laps de temps indiqué par le règlement. Pour ce qui me concerne, je pus observer une chose assez particulière : nimporte où je voulus me mettre au travail et aider aux travailleurs, je nétais nulle part à ma place, je les gênais toujours ; on me chassa de partout en minsultant presque.
Le premier déguenillé venu, un pitoyable ouvrier qui naurait osé souffler mot devant les autres forçats plus intelligents et plus habiles, croyait avoir le droit de jurer contre moi, si jétais près de lui, sous le prétexte que je le gênais dans sa besogne. Enfin un des plus adroits me dit franchement et grossièrement : « — Que venez-vous faire ici ? allez-vous-en ! Pourquoi venez-vous quand on ne vous appelle pas ? »
— Attrape ! ajouta aussitôt un autre.
— Tu ferais mieux de prendre une cruche, me dit un troisième, et daller chercher de leau vers la maison en construction, ou bien à latelier où lon émiette le tabac : tu nas rien à faire ici.
Je dus me mettre à lécart. Rester de côté quand les autres travaillent, semble honteux. Quand je men fus à lautre bout de la barque, on minjuria de plus belle : « Regarde quels travailleurs on nous donne ! Rien à faire avec des gaillards pareils. »
Tout cela était dit avec intention ; ils étaient heureux de se moquer dun noble et profitaient de cette occasion.
On conçoit maintenant que ma première pensée en entrant au bagne ait été de me demander comment je me comporterais avec de pareilles gens. Je pressentais que de semblables faits devaient souvent se répéter, mais je résolus de ne pas changer ma ligne de conduite, quels que pussent être ces frottements et ces chocs. Je savais que mon raisonnement était juste. Javais décidé de vivre avec simplicité et indépendance, sans manifester le moindre désir de me rapprocher de mes compagnons, mais aussi sans les repousser, sils désiraient eux-mêmes se rapprocher de moi ; ne craindre nullement leurs menaces, leur haine, et feindre autant que possible de ne remarquer ni lun ni lautre. Tel était mon plan. Je devinai de prime abord quils me mépriseraient si jagissais autrement.
Quand je revins le soir à la maison de force après le travail de laprès-dînée, fatigué, harassé, une tristesse profonde sempara de moi. « Combien de milliers de jours semblables mattendent encore ! Toujours les mêmes ! » pensai-je alors. Je me promenais seul et tout pensif, à la nuit tombante, le long de la palissade derrière les casernes, quand je vis tout à coup notre Boulot qui accourait droit vers moi. Boulot était le chien du bagne ; car le bagne a son chien, comme les compagnies, les batteries dartillerie et les escadrons ont les leurs. Il y vivait depuis fort longtemps, nappartenait à personne, regardait chacun comme son maître et se nourrissait des restes de la cuisine. Cétait un assez grand mâtin noir, tacheté de blanc, pas très âgé, avec des yeux intelligents et une queue fournie. Personne ne le caressait ni ne faisait attention à lui. Dès mon arrivée je men fis un ami en donnant un morceau de pain. Quand je le flattais, il restait immobile, me regardait dun air doux et, de plaisir, agitait doucement la queue. Ce soir là, ne mayant pas vu de tout le jour, moi, le premier qui, depuis bien des années, avais eu lidée de le caresser, — il accourut en me cherchant partout, et bondit à ma rencontre avec un aboiement. Je ne sais trop ce que je sentis alors, mais je me mis à lembrasser, je serrai sa tête contre moi : il posa ses pattes sur mes épaules et me lécha la figure. — « Voilà lami que la destinée menvoie ! » — pensai-je ; et durant ses premières semaines si pénibles, chaque fois que je revenais des travaux, avant tout autre soin, je me hâtais de me rendre derrière les casernes avec Boulot qui gambadait de joie devant moi ; je lui empoignais la tête, et je le baisais, je le baisais ; un sentiment très doux, en même temps que troublant et amer, métreignait le cœur. Je me souviens combien il métait agréable de penser, — je jouissais en quelque sorte de mon tourment, — quil ne restait plus au monde quun seul être qui maimât, qui me fût attaché, mon ami, mon unique ami, — mon fidèle chien Boulot.
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VII
Nouvelles connaissances — Pétrof
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Mais le temps sécoulait, et peu à peu je mhabituais à ma nouvelle vie ; les scènes que javais journellement devant les yeux ne maffligeaient plus autant ; en un mot, la maison de force, ses habitants, ses mœurs, me laissaient indifférent. Se réconcilier avec cette vie était impossible, mais je devais laccepter comme un fait inévitable. Javais repoussé au plus profond de mon être toutes les inquiétudes qui me troublaient. Je nerrais plus dans la maison de force comme un perdu, et ne me laissais plus dominer par mon angoisse. La curiosité sauvage des forçats sétait émoussée : on ne me regardait plus avec une insolence aussi affectée quauparavant : jétais devenu pour eux un indifférent, et jen étais très satisfait. Je me promenais dans la caserne comme chez moi, je connaissais ma place pour la nuit ; je mhabituai même à des choses dont lidée seule meût paru jadis inacceptable. Jallais chaque semaine, régulièrement, me faire raser la tête. On nous appelait le samedi les uns après les autres au corps de garde ; les barbiers de bataillon nous lavaient impitoyablement le crâne avec de leau de savon froide et le raclaient ensuite de leurs rasoirs ébréchés : rien que de penser à cette torture, un frisson me court sur la peau. Jy trouvai bientôt un remède ; Akim Akimytch mindiqua un détenu de la section militaire qui, pour un kopek, rasait les amateurs avec son propre rasoir ; cétait là son gagne-pain. Beaucoup de déportés étaient ses pratiques, à la seule fin déviter les barbiers militaires, et pourtant ces gens-là nétaient pas douillets. On appelait notre barbier le « major » ; pourquoi, — je nen sais rien ; je serais même embarrassé de dire quels points de ressemblance il avait avec le major. En écrivant ces lignes, je revois nettement le « major » et sa figure maigre ; cétait un garçon de haute taille, silencieux, assez bête, toujours absorbé par son métier ; on ne le voyait jamais sans une courroie à la main sur laquelle il affilait nuit et jour un rasoir admirablement tranchant ; il avait certainement pris ce travail pour le but suprême de sa vie. Il était en effet heureux au possible quand son rasoir était bien affilé et que quelquun sollicitait ses services ; son savon était toujours chaud ; il avait la main très légère, un vrai velours. Il senorgueillissait de son adresse, et prenait dun air détaché le kopek quil venait de gagner ; on eût pu croire quil travaillait pour lamour de lart et non pour recevoir cette monnaie. A—f fut corrigé dimportance par le major de place, un jour quil eut le malheur de dire : « le major », en parlant du barbier qui nous rasait. Le vrai major tomba dans un accès de fureur.
— Sais-tu, canaille, ce que cest quun major ? criait-il, lécume à la bouche, en secouant A—f selon son habitude ; comprends-tu ce quest un major ? Et dire quon ose appeler « major » une canaille de forçat, devant moi, en ma présence !
Seul A—f pouvait sentendre avec un pareil homme.
Dès le premier jour de ma détention, je commençai de rêver à ma libération. Mon occupation favorite était de compter mille et mille fois, de mille façons différentes, le nombre de jours que je devais passer en prison. Je ne pouvais penser à autre chose, et tout prisonnier privé de sa liberté pour un temps fixe nagit pas autrement que moi, jen suis certain. Je ne puis dire si les forçats comptaient de même, mais létourderie de leurs espérances métonnait étrangement. Lespérance dun prisonnier diffère essentiellement de celle que nourrit lhomme libre. Celui-ci peut espérer une amélioration dans sa destinée, ou bien la réalisation dune entreprise quelconque, mais en attendant il vit, il agit : la vie réelle lentraîne dans son tourbillon. Rien de semblable pour le forçat. Il vit aussi, si lon veut ; mais il nest pas un condamné à un nombre quelconque dannées de travaux forcés qui admette son sort comme quelque chose de positif, de définitif, comme une partie de sa vie véritable. Cest instinctif, il sent quil nest pas chez lui, il se croit pour ainsi dire en visite. Il envisage les vingt années de sa condamnation comme deux ans, tout au plus. Il est sûr quà cinquante ans, quand il aura subi sa peine, il sera aussi frais, aussi gaillard quà trente-cinq. « Nous avons encore du temps à vivre », pense-t-il, et il chasse opiniâtrement les pensées décourageantes et les doutes qui lassaillent. Le condamné à perpétuité lui-même compte quun beau jour un ordre arrivera de Pétersbourg : « Transportez un tel aux mines à Nertchinsk, et fixez un terme à sa détention. » Ce serait fameux ! dabord parce quil faut près de six mois pour aller à Nertchinsk et que la vie dun convoi est cent fois préférable à celle de la maison de force ! Il finirait son temps à Nertchinsk, et alors... Plus dun vieillard à cheveux gris raisonne de la sorte.
Jai vu à Tobolsk des hommes enchaînés à la muraille ; leur chaîne a deux mètres de long ; à côté deux se trouve une couchette. On les enchaîne pour quelque crime terrible, commis après leur déportation en Sibérie. Ils restent ainsi cinq ans, dix ans. Presque tous sont des brigands. Je nen vis quun seul qui eût lair dun homme de condition ; il avait servi autrefois dans un département quelconque, et parlait dun ton mielleux, en sifflant. Son sourire était doucereux. Il nous montra sa chaîne, et nous indiqua la manière la plus commode de se coucher. Ce devait être une jolie espèce ! — Tous ces malheureux ont une conduite parfaite ; chacun deux semble content, et pourtant le désir de finir son temps de chaîne le ronge. Pourquoi ? dira-t-on. Parce quil sortira alors de sa cellule basse, étouffante, humide, aux arceaux de briques, pour aller dans la cour de la maison de force, et... Et cest tout. On ne le laissera jamais sortir de cette dernière ; il nignore pas que ceux qui ont été enchaînés ne quittent jamais le bagne, et que lui il y finira ses jours, il y mourra dans les fers. Il sait tout cela, et pourtant il voudrait en finir avec sa chaîne. Sans ce désir, pourrait-il rester cinq ou six ans attaché à un mur, et ne pas mourir ou devenir fou ? Pourrait-il y résister ?
Je compris vite que, seul, le travail pouvait me sauver, fortifier ma santé et mon corps, tandis que linquiétude morale incessante, lirritation nerveuse et lair renfermé de la caserne les ruineraient complètement. Le grand air, la fatigue quotidienne, lhabitude de porter des fardeaux, devaient me fortifier, pensais-je ; grâce à eux, je sortirais vigoureux, bien portant et plein de sève. Je ne me trompais pas : le travail et le mouvement me furent très utiles.
Je voyais avec effroi un de mes camarades (un gentilhomme) fondre comme un morceau de cire. Et pourtant, quand il était arrivé avec moi à la maison de force, il était jeune, beau, vigoureux ; quand il en sortit, sa santé était ruinée, ses jambes ne le portaient plus, lasthme oppressait sa poitrine. Non, me disais-je en le regardant, je veux vivre et je vivrai. Mon amour pour le travail me valut tout dabord le mépris et les moqueries acérées de mes camarades. Mais je ny faisais pas attention et je men allais allègrement où lon menvoyait, brûler et concasser de lalbâtre, par exemple. Ce travail, un des premiers que lon me donna, est facile. Les ingénieurs faisaient leur possible pour alléger la corvée des nobles ; ce nétait pas de lindulgence, mais bien de la justice. Neût-il pas été étrange dexiger le même travail dun manœuvre et dun homme dont les forces sont moitié moindres, qui na jamais travaillé de ses mains ? Mais cette « gâterie » nétait pas permanente elle se faisait même en cachette, car on nous surveillait sévèrement. Comme les travaux pénibles nétaient pas rares, il arrivait souvent que la tâche était au-dessus de la force des nobles, qui souffraient ainsi deux fois plus que leurs camarades. On envoyait dordinaire trois, quatre hommes concasser lalbâtre ; presque toujours cétaient des vieillards ou des individus faibles : — nous étions naturellement de ce nombre ; — on nous adjoignait en outre un véritable ouvrier, connaissant ce métier. Pendant plusieurs années, ce fut toujours le même, Almazof ; il était sévère, déjà âgé, hâlé et fort maigre, du reste peu communicatif, et difficile. Il nous méprisait profondément, mais il était si peu expansif, quil ne se donnait même pas la peine de nous injurier. Le hangar sous lequel nous calcinions lalbâtre était construit sur la berge escarpée et déserte de la rivière. En hiver, par un jour de brouillard, la vue était triste sur la rivière et la rive opposée, lointaine. Il y avait quelque chose de déchirant dans ce paysage morne et nu. Mais on se sentait encore plus triste quand un soleil éclatant brillait au-dessus de cette plaine blanche, infinie ; on aurait voulu pouvoir senvoler au loin dans cette steppe qui commençait à lautre bord et sétendait à plus de quinze cents verstes au sud, unie comme une nappe immense. Almazof se mettait au travail en silence, dun air rébarbatif ; nous avions honte de ne pouvoir laider efficacement, mais il venait à bout de son travail tout seul, sans exiger notre secours, comme sil eût voulu nous faire comprendre tous nos torts envers lui, et nous faire repentir de notre inutilité. Ce travail consistait à chauffer le four, pour calciner lalbâtre que nous y entassions.
Le jour suivant, quand lalbâtre était entièrement calciné, nous le déchargions. Chacun prenait un lourd pilon et remplissait une caisse dalbâtre quil se mettait à concasser. Cette besogne était agréable. Lalbâtre fragile se changeait bientôt en une poussière blanche et brillante, qui sémiettait vite et aisément. Nous brandissions nos lourds marteaux et nous assénions des coups formidables que nous admirions nous-mêmes. Quand nous étions fatigués, nous nous sentions plus légers : nos joues étaient rouges, le sang circulait plus rapidement dans nos veines. Almazof nous regardait alors avec condescendance, comme il aurait regardé de petits enfants ; il fumait sa pipe dun air indulgent, sans toutefois pouvoir sempêcher de grommeler dès quil ouvrait la bouche. Il était toujours ainsi, dailleurs, et avec tout le monde ; je crois quau fond cétait un brave homme.
On me donnait aussi un autre travail qui consistait à mettre en mouvement la roue du tour. Cette roue était haute et lourde ; il me fallait de grands efforts pour la faire tourner, surtout quand louvrier (des ateliers du génie) devait faire un balustre descalier ou le pied dune grande table, ce qui exigeait un tronc presque entier. Comme un seul homme naurait pu en venir à bout, on envoyait deux forçats, — B..., un des ex-gentilshommes, et moi. Ce travail nous revint presque toujours pendant quelques années, quand il y avait quelque chose à tourner. B... était faible, vaniteux, encore jeune, et souffrait de la poitrine. On lavait enfermé une année avant moi, avec deux autres camarades, des nobles également. — Lun deux, un vieillard, priait Dieu nuit et jour (les détenus le respectaient fort à cause de cela), il mourut durant ma réclusion. Lautre était un tout jeune homme, frais et vermeil, fort et courageux, qui avait porté son camarade B..., pendant sept cents verstes, ce dernier tombant de fatigue au bout dune demi-étape. Aussi fallait-il voir leur amitié. B... était un homme parfaitement bien élevé, dun caractère noble et généreux, mais gâté et irrité par la maladie. Nous tournions donc la roue à nous deux, et cette besogne nous intéressait. Quant à moi, je trouvais cet exercice excellent.
Jaimais particulièrement pelleter la neige, ce que nous faisions après les tourbillons assez fréquents en hiver. Quand le tourbillon avait fait rage tout un jour, plus dune maison était ensevelie jusquaux fenêtres, quand elle nétait pas entièrement recouverte. Louragan cessait, le soleil reparaissait, et on nous ordonnait de dégager les constructions barricadées par des tas de neige. On nous y envoyait par grandes bandes, et quelquefois même tous les forçats ensemble. Chacun de nous recevait une pelle et devait exécuter une tâche, dont il semblait souvent impossible de venir à bout ; tous se mettaient allègrement au travail. La neige friable ne sétait pas encore tassée et nétait gelée qua la surface ; on en prenait dénormes pelletées, que lon dispersait autour de soi. Elle se transformait dans lair en une poudre brillante. La pelle senfonçait facilement dans la masse blanche, étincelante au soleil. Les forçats exécutaient presque toujours ce travail avec gaieté : lair froid de lhiver, le mouvement les animaient. Chacun se sentait plus joyeux : on entendait des rires, des cris, des plaisanteries. On se jetait des boules de neige, ce qui excitait au bout dun instant lindignation des gens raisonnables, qui naimaient ni le rire ni la gaieté ; aussi lentrain général finissait-il presque toujours par des injures.
Peu à peu le cercle de mes connaissances sétendit, quoique je ne songeasse nullement à en faire : jétais toujours inquiet, morose et défiant. Ces connaissances se firent delles-mêmes. Le premier de tous, le déporté Pétrof me vint visiter. Je dis visiter, et jappuie sur ce mot. Il demeurait dans la division particulière, qui se trouvait être la caserne la plus éloignée de la mienne. En apparence, il ne pouvait exister entre nous aucune relation, nous navions et ne pouvions avoir aucun lien qui nous rapprochât. Cependant, durant la première période de mon séjour, Pétrof crut de son devoir de venir vers moi presque chaque jour dans notre caserne, ou au moins de marrêter pendant le temps du repos, quand jallais derrière les casernes, le plus loin possible de tous les regards. Cette persistance me parut dabord désagréable, mais il sut si bien faire que ses visites devinrent pour moi une distraction, bien que son caractère fût loin dêtre communicatif. Il était de petite taille, solidement bâti, agile et adroit. Son visage assez agréable était pâle avec des pommettes saillantes, un regard hardi, des dents blanches, menues et serrées. Il avait toujours une chique de tabac râpé entre la gencive et la lèvre inférieure (beaucoup de forçats avaient lhabitude de chiquer). Il paraissait plus jeune quil ne létait en réalité, car on ne lui aurait pas donné, à le voir, plus de trente ans, et il en avait bien quarante. Il me parlait sans aucune gêne et se maintenait vis-à-vis de moi sur un pied dégalité, avec beaucoup de convenance et de délicatesse. Si, par exemple, il remarquait que je cherchais la solitude, il sentretenait avec moi pendant deux minutes et me quittait aussitôt ; il me remerciait chaque fois pour la bienveillance que je lui témoignais, ce quil ne faisait jamais à personne. Jajoute que ces relations ne changèrent pas, non seulement pendant les premiers temps de mon séjour, mais pendant plusieurs années, et quelles ne devinrent presque jamais plus intimes, bien quil me fut vraiment dévoué. Je ne pouvais définir exactement ce quil recherchait dans ma société, et pourquoi il venait chaque jour auprès de moi. Il me vola quelquefois, mais ce fut toujours involontairement ; il ne venait presque jamais memprunter : donc ce qui lattirait nétait nullement largent ou quelque autre intérêt.
Je ne sais trop pourquoi, il me semblait que cet homme ne vivait pas dans la même prison que moi, mais dans une autre maison, en ville, fort loin ; on eût dit quil visitait le bagne par hasard, pour apprendre des nouvelles, senquérir de moi, en un mot, pour voir comment nous vivions. Il était toujours pressé, comme sil eût laissé quelquun pour un instant et quon lattendit, ou quil eût abandonné quelque affaire en suspens. Et pourtant, il ne se hâtait pas. Son regard avait une fixité étrange, avec une légère nuance de hardiesse et dironie ; il regardait dans le lointain, par-dessus les objets, comme sil sefforçait de distinguer quelque chose derrière la personne qui était devant lui. Il paraissait toujours distrait ; quelquefois je me demandais où allait Pétrof en me quittant. Où lattendait-on si impatiemment ? Il se rendait dun pas léger dans une caserne, ou dans la cuisine, et sasseyait à côté des causeurs ; il écoutait attentivement la conversation, à laquelle il prenait part avec vivacité, puis se taisait brusquement. Mais quil parlât ou quil gardât le silence, on lisait toujours sur son visage quil avait affaire ailleurs et quon lattendait là-bas, plus loin. Le plus étonnant, cest quil navait jamais aucune affaire ; à part les travaux forcés quil exécutait, bien entendu, il demeurait toujours oisif. Il ne connaissait aucun métier, et navait presque jamais dargent, mais cela ne laffligeait nullement. — De quoi me parlait-il ? Sa conversation était aussi étrange quil était singulier lui-même. Quand il remarquait que jallais seul derrière les casernes, il faisait un brusque demi-tour de mon côté. Il marchait toujours vite et tournait court. Il venait au pas et pourtant il semblait quil fut accouru.
— Bonjour !
— Bonjour !
— Je ne vous dérange pas ?
— Non.
— Je voulais vous demander quelque chose sur Napoléon. Je voulais vous demander sil nest pas parent de celui qui est venu chez nous en lannée douze.
Pétrof était fils de soldat et savait lire et écrire.
— Parfaitement.
— Et lon dit quil est président ? quel président ? de quoi ? Ses questions étaient toujours rapides, saccadées, comme sil voulait savoir le plus vite possible ce quil demandait.
Je lui expliquai comment et de quoi Napoléon était président, et jajoutai que peut-être il deviendrait empereur.
— Comment cela ?
Je le renseignai autant que cela métait possible, Pétrof mécouta avec attention ; il comprit parfaitement tout ce que je lui dis, et ajouta en inclinant loreille de mon côté :
— Hem !... Ah ! je voulais encore vous demander, Alexandre Pétrovitch, sil y a vraiment des singes qui ont des mains aux pieds et qui sont aussi grands quun homme.
— Oui.
— Comment sont-ils ?
Je les lui décrivis et lui dis tout ce que je savais sur ce sujet.
— Et où vivent-ils ?
— Dans les pays chauds. On en trouve dans lîle Sumatra.
— Est-ce que cest en Amérique ? On dit que là-bas, les gens marchent la tête en bas ?
— Mais non. Vous voulez parler des antipodes.
Je lui expliquai de mon mieux ce que cétait que lAmérique et les antipodes. Il mécouta aussi attentivement que si la question des antipodes leût fait seule accourir vers moi.
— Ah ! ah ! jai lu, lannée dernière, une histoire de la comtesse de La Vallière : — Aréfief avait apporté ce livre de chez ladjudant, — Est-ce la vérité, ou bien une invention ? Louvrage est de Dumas.
— Certainement, cest une histoire inventée.
— Allons ! adieu. Je vous remercie.
Et Pétrof disparut ; en vérité, nous ne parlions presque jamais autrement.
Je me renseignai sur son compte. M— crut devoir me prévenir, quand il eut connaissance de cette liaison. Il me dit que beaucoup de forçats avaient excité son horreur dès son arrivée, mais que pas un, pas même Gazine, navait produit sur lui une impression aussi épouvantable que ce Pétrof.
— Cest le plus résolu, le plus redoutable de tous les détenus, me dit M—. Il est capable de tout ; rien ne larrête, sil a un caprice ; il vous assassinera, sil lui en prend la fantaisie, tout simplement, sans hésiter et sans le moindre repentir. Je crois même quil nest pas dans son bon sens.
Cette déclaration mintéressa extrêmement, mais M— ne put me dire pourquoi il avait une semblable opinion sur Pétrof. Chose étrange ! pendant plusieurs années, je vis cet homme, je causais avec lui presque tous les jours ; il me fut toujours sincèrement dévoué (bien que je nen devinasse pas la cause), et pendant tout ce temps, quoiquil vécût très sagement et ne fit rien dextraordinaire, je me convainquis de plus en plus que M— avait raison, que cétait peut-être lhomme le plus intrépide et le plus difficile à contenir de tout le bagne. Et pourquoi ? je ne saurais lexpliquer.
Ce Pétrof était précisément le forçat qui, lorsquon lavait appelé pour subir sa punition, avait voulu tuer le major ; jai dit comment ce dernier, « sauvé par un miracle », était parti une minute avant lexécution. Une fois, quand il était encore soldat, — avant son arrivée à la maison de force, — son colonel lavait frappé pendant la manœuvre. On lavait souvent battu auparavant, je suppose ; mais ce jour-là, il ne se trouvait pas dhumeur à endurer une offense en plein jour, devant le bataillon déployé, il égorgea son colonel. Je ne connais pas tous les détails de cette histoire, car il ne me la raconta jamais. Bien entendu, ces explosions ne se manifestaient que quand la nature parlait trop haut en lui, elles étaient très rares. Il était habituellement raisonnable et même tranquille. Ses passions, fortes et ardentes, étaient cachées ; — elles couvaient doucement comme des charbons sous la cendre.
Je ne remarquai jamais quil fût ni fanfaron ni vaniteux, comme tant dautres forçats.
Il se querellait rarement, il nétait en relations amicales avec personne, sauf peut-être avec Sirotkine, et seulement quand il avait besoin de ce dernier. Je le vis pourtant un jour sérieusement irrité. On lavait offensé en lui refusant un objet quil réclamait. Il se disputait à ce sujet avec un forçat de haute taille, vigoureux comme un athlète, nommé Vassili Antonof et connu pour son caractère méchant, chicaneur ; cet homme, qui appartenait à la catégorie des condamnés civils, était loin dêtre un lâche. Ils crièrent longtemps, et je pensais que cette querelle finirait comme presque toutes celles du même genre, par de simples horions ; mais laffaire prit un tour inattendu : Pétrof pâlit tout à coup ; ses lèvres tremblèrent et bleuirent sa respiration devint difficile. Il se leva, et lentement, très lentement, à pas imperceptibles (il aimait aller pieds nus en été), il sapprocha dAntonof. Instantanément, le vacarme et les cris firent place à un silence de mort dans la caserne ; on aurait entendu voler une mouche. Chacun attendait lévénement. Antonof bondit au-devant de son adversaire : il navait plus figure humaine... Je ne pus supporter cette scène et je sortis de la caserne. Jétais certain quavant dêtre sur lescalier, jentendrais les cris dun homme quon égorge, mais il nen fût rien. Avant que Pétrof eût réussi à sapprocher dAntonof, celui-ci lui avait jeté lobjet en litige (un misérable chiffon, une mauvaise doublure). Au bout de deux minutes, Antonof ne manqua pas dinjurier quelque peu Pétrof, par acquit de conscience et par sentiment des convenances, pour montrer quil navait pas eu trop peur. Mais Pétrof naccorda aucune attention à ses injures ; il ne répondit même pas. Tout sétait terminé à son avantage, — les injures le touchaient peu, — il était satisfait davoir son chiffon. Un quart dheure plus tard il rôdait dans la caserne, parfaitement désœuvré, cherchant une compagnie où il pourrait entendre quelque chose de curieux. Il semblait que tout lintéressât, et, pourtant, il restait presque toujours indifférent à ce quil entendait, il errait oisif, sans but, dans les cours. On aurait pu le comparer à un ouvrier, à un vigoureux ouvrier, devant lequel le travail « tremble », mais qui pour linstant na rien à faire et condescend, en attendant loccasion de déployer ses forces, à jouer avec de petits enfants. Je ne comprenais pas pourquoi il restait en prison, pourquoi il ne sévadait pas. Il naurait nullement hésité à senfuir, si seulement il lavait voulu. Le raisonnement na de pouvoir, sur des gens comme Pétrof, quautant quils ne veulent rien. Quand ils désirent quelque chose, il nexiste pas dobstacles à leur volonté. Je suis certain quil aurait su habilement sévader, quil aurait trompé tout le monde, et quil serait resté des semaines entières sans manger, caché dans une forêt ou dans les roseaux dune rivière. Mais cette idée ne lui était pas encore venue. Je ne remarquai en lui ni jugement, ni bon sens. Ces gens-là naissent avec une idée, qui toute leur vie les roule inconsciemment à droite et à gauche : ils errent ainsi jusquà ce quils aient rencontré un objet qui éveille violemment leur désir ; alors ils ne marchandent pas leur tête. Je métonnais quelquefois quun homme qui avait assassiné son colonel pour avoir été battu, se couchât sans contestation sous les verges. Car on le fouettait quand on le surprenait à introduire de leau-de-vie dans la prison : comme tous ceux qui navaient pas de métier déterminé, il faisait la contrebande de leau-de-vie. Il se laissait alors fouetter comme sil consentait à cette punition et quil savouât en faute, autrement on laurait tué plutôt que de le faire se coucher. Plus dune fois, je métonnai de voir quil me volait, malgré son affection pour moi. Cela lui arrivait par boutades. Il me vola ainsi ma Bible, que je lui avais dit de reporter à ma place. Il navait que quelques pas à faire, mais chemin faisant, il trouva un acheteur auquel il vendit le livre, et il dépensa aussitôt en eau-de-vie largent reçu. Probablement il ressentait ce jour-là un violent désir de boire, et quand il désirait quelque chose, il fallait que cela se fît. Un individu comme Pétrof assassinera un homme pour vingt-cinq kopeks, uniquement pour avoir de quoi boire un demi-litre ; en toute autre occasion, il dédaignera des centaines de mille roubles. Il mavoua le soir même ce vol, mais sans aucun signe de repentir ou de confusion, dun ton parfaitement indifférent, comme sil se fut agi dun incident ordinaire. Jessayai de le tancer comme il le méritait, car je regrettais ma Bible. Il mécouta sans irritation, très paisiblement ; il convint avec moi que la Bible est un livre très utile, et regretta sincèrement que je ne leusse plus, mais il ne se repentit pas un instant de me lavoir volée ; il me regardait avec une telle assurance que je cessai aussitôt de le gronder. Il supportait mes reproches, parce quil jugeait que cela ne pouvait se passer autrement, quil méritait dêtre tancé pour une pareille action, et que par conséquent je devais linjurier pour me soulager et me consoler de cette perte ; mais dans son for intérieur, il estimait que cétaient des bêtises, des bêtises dont un homme sérieux aurait eu honte de parler. Je crois même quil me tenait pour un enfant, pour un gamin qui ne comprend pas encore les choses les plus simples du monde. Si je lui parlais dautres sujets que de livres ou de sciences, il me répondait, mais par pure politesse, et en termes laconiques. Je me demandais ce qui le poussait à minterroger précisément sur les livres. Je le regardais à la dérobée pendant ces conversations, comme pour massurer sil ne se moquait pas de moi. Mais non, il mécoutait sérieusement, avec attention, bien que souvent elle ne fût pas très soutenue ; cette dernière circonstance mirritait quelquefois. Les questions quil me posait étaient toujours nettes et précises, il ne paraissait jamais étonné de la réponse quelles exigeaient... Il avait sans doute décidé une fois pour toutes quon ne pouvait me parler comme à tout le monde, et quen dehors des livres je ne comprenais rien.
Je suis certain quil maimait, ce qui métonnait fort. Me tenait-il pour un enfant, pour un homme incomplet ? ressentait-il pour moi cette espèce de compassion quéprouve tout être fort pour un plus faible que lui ? me prenait-il pour... je nen sais rien. Quoique cette compassion ne lempêchât pas de me voler, je suis certain quen me dérobant, il avait pitié de moi. « Eh ! quel drôle de particulier ! pensait-il assurément en faisant main basse sur mon bien, il ne sait pas même veiller sur ce quil possède ! » Il maimait à cause de cela, je crois. Il me dit un jour, comme involontairement :
— Vous êtes trop brave homme, vous êtes si simple, si simple, que cela fait vraiment pitié : ne prenez pas ce que je vous dis en mauvaise part, Alexandre Pétrovitch, — ajouta-t-il au bout dune minute ; — je vous le dis sans mauvaise intention.
On voit quelquefois dans la vie des gens comme Pétrof se manifester et saffirmer dans un instant de trouble ou de révolution ; ils trouvent alors lactivité qui leur convient. Ce ne sont pas des hommes de parole, ils ne sauraient être les instigateurs et les chefs des insurrections, mais ce sont eux qui exécutent et agissent. Ils agissent simplement, sans bruit, se portent les premiers sur lobstacle, ou se jettent en avant la poitrine découverte, sans réflexion ni crainte ; tout le monde les suit, les suit aveuglément, jusquau pied de la muraille, où ils laissent dordinaire leur vie. Je ne crois pas que Pétrof ait bien fini il était marqué pour une fin violente, et sil nest pas mort jusquà ce jour, cest que loccasion ne sest pas encore présentée. Qui sait, du reste ? Il atteindra peut-être une extrême vieillesse et mourra très tranquillement, après avoir erré sans but de çà et de là. Mais je crois que M— avait raison, et que ce Pétrof était lhomme le plus déterminé de toute la maison de force.
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VIII
Les hommes déterminés — Louka
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Il est difficile de parler des gens déterminés ; au bagne comme partout, ils sont rares. On les devine à la crainte quils inspirent, on se gare deux. Un sentiment irrésistible me poussa tout dabord à me détourner de ces hommes, mais je changeai par la suite ma manière de voir, même à légard des meurtriers les plus effroyables. Il y a des hommes qui nont jamais tué, et pourtant ils sont plus atroces que ceux qui ont assassiné six personnes. On ne sait pas comment se faire une idée de certains crimes, tant leur exécution est étrange. Je dis ceci parce que souvent les crimes commis par le peuple ont des causes étonnantes.
Un type de meurtrier que lon rencontre assez fréquemment est le suivant : un homme vit tranquille et paisible ; son sort est dur, — il souffre. (Cest un paysan attaché à la glèbe, un serf domestique, un bourgeois ou un soldat.) Il sent tout à coup quelque chose se déchirer en lui : il ny tient plus et plante son couteau dans la poitrine de son oppresseur ou de son ennemi. Alors sa conduite devient étrange, cet homme outrepasse toute mesure : il a tué son oppresseur, son ennemi : cest un crime, mais qui sexplique ; il y avait là une cause ; plus tard il nassassine plus ses ennemis seuls, mais nimporte qui, le premier venu ; il tue pour le plaisir de tuer, pour un mot déplaisant, pour un regard, pour faire un nombre pair ou tout simplement : « Gare ! ôtez-vous de mon chemin ! » Il agit comme un homme ivre, dans un délire. Une fois quil a franchi la ligne fatale, il est lui-même ébahi de ce que rien de sacré nexiste plus pour lui ; il bondit par-dessus toute légalité, toute puissance, et jouit de la liberté sans bornes, débordante, quil sest créée, il jouit du tremblement de son cœur, de leffroi quil ressent. Il sait du reste quun châtiment effroyable lattend. Ses sensations sont peut-être celles dun homme qui se penche du haut dune tour sur labîme béant à ses pieds, et qui serait heureux de sy jeter la tête la première, pour en finir plus vite. Et cela arrive avec les individus les plus paisibles, les plus ordinaires. Il y en a même qui posent dans cette extrémité : plus ils étaient hébétés, ahuris auparavant, plus il leur tarde de parader, dinspirer de leffroi. Ce désespéré jouit de lhorreur quil cause, il se complaît dans le dégoût quil excite. Il fait des folies par désespoir, et le plus souvent il attend une punition prochaine, il est impatient quon résolve son sort, parce quil lui semble trop lourd de porter à lui tout seul le fardeau de ce désespoir. Le plus curieux, cest que cette excitation, cette parade se soutiennent jusquau pilori ; après, il semble que le fil est coupé : ce terme est fatal, comme marqué par des règles déterminées à lavance. Lhomme sapaise brusquement, séteint, devient un chiffon sans conséquence. Sur le pilori, il défaille et demande pardon au peuple. Une fois à la maison de force, il est tout autre ; on ne dirait jamais à le voir que cette poule mouillée a tué cinq ou six hommes.
Il en est que le bagne ne dompte pas facilement. Ils conservent une certaine vantardise, un esprit de bravade. « Eh ! dites donc, je ne suis pas ce que vous croyez, jen ai expédié six, dâmes. » Mais il finit toujours par se soumettre. De temps en temps, il se divertit au souvenir de son audace, de ses déchaînements, alors quil était un désespéré ; il aime à trouver un benêt devant lequel il se vantera, se pavanera avec une importance décente et auquel il racontera ses hauts faits, en dissimulant bien entendu le désir quil a détonner par son histoire. « Tiens, voilà lhomme que jétais ! »
Et avec quel raffinement damour-propre prudent il se surveille ! avec quelle négligence paresseuse il débite un pareil récit ! Dans laccent, dans le moindre mot perce une prétention apprise. Et où ces gens-là lont-ils apprise ?
Pendant une des longues soirées des premiers jours de ma réclusion, jécoutais lune de ces conversations ; grâce à mon inexpérience, je pris le conteur pour un malfaiteur colossal, au caractère de fer, alors que je me moquais presque de Pétrof. Le narrateur, Louka Kouzmitch, avait mis bas un major, sans autre motif que son bon plaisir. Ce Louka Kouzmitch était le plus petit et le plus fluet de toute notre caserne, il était né dans le Midi : il avait été serf, de ceux qui ne sont pas attachés à la glèbe, mais servent leur maître en qualité de domestique. Il avait quelque chose de tranchant et de hautain, « petit oiseau, mais avec bec et ongles ». Les détenus flairent un homme dinstinct : on le respectait très peu. Il était excessivement susceptible et plein damour-propre. Ce soir-là, il cousait une chemise, assis sur le lit de camp, car il soccupait de couture. Tout auprès de lui se trouvait un gars borné et stupide, mais bon et complaisant, une espèce de colosse, son voisin le détenu Kobyline. Louka se querellait souvent avec lui en qualité de voisin et le traitait du haut de sa grandeur, dun air railleur et despotique, que, grâce à sa bonhomie, Kobyline ne remarquait pas le moins du monde. Il tricotait un bas et écoutait Louka dun air indifférent. Celui-ci parlait haut et distinctement. Il voulait que tout le monde lentendît, bien quil eût lair de ne sadresser quà Kobyline.
— Vois-tu, frère, on ma renvoyé de mon pays, commença-t-il en plantant son aiguille, pour vagabondage.
— Et y a-t-il longtemps de cela ? demanda Kobyline.
— Quand les pois seront mûrs, il y aura un an. Eh bien, nous arrivons à K—v, et lon me met dans la maison de force. Autour de moi il y avait une douzaine dhommes, tous Petit-Russien, bien bâtis, solides et robustes, de vrais bœufs. Et tranquilles ! la nourriture était mauvaise, le major de la prison en faisait ce quil voulait. Un jour se passe, un autre encore : tous ces gaillards sont des poltrons, à ce que je vois.
— Vous avez peur dun pareil imbécile ? que je leur dis.
— Va-ten lui parler, vas-y ! Et ils éclatent de rire comme des brutes. Je me tais. Il y avait là un Toupet drôle, mais drôle, — ajouta le narrateur en quittant Kobyline pour sadresser à tout le monde. Il racontait comment on lavait jugé au tribunal, ce quil leur avait dit, en pleurant à chaudes larmes : « Jai des enfants, une femme », quil disait. Cétait un gros gaillard épais et tout grisonnant : « Moi, que je lui dis, non ! Et il y avait là un chien qui ne faisait rien quécrire, et écrire tout ce que je disais ! Alors, que je me dis, que tu crèves... Et le voilà qui écrit, qui écrit encore. Cest là que ma pauvre tête a été perdue ! »
— Donne-moi du fil, Vacia ; celui de la maison est pourri.
— En voilà qui vient du bazar, répondit Vacia en donnant le fil demandé.
— Celui de latelier est meilleur. On a envoyé le Névalide en chercher il ny a pas longtemps, mais je ne sais pas chez quelle poison de femme il la acheté, il ne vaut rien ! fit Louka en enfilant son aiguille à la lumière.
— Chez sa commère, parbleu !
— Bien sûr chez sa commère.
— Eh bien, ce major ?... fit Kobyline, quon avait tout à fait oublié.
Louka nattendait que cela, cependant il ne voulut pas continuer immédiatement son récit, comme si Kobyline ne valait pas une pareille marque dattention. Il enfila tranquillement son aiguille, ramena paresseusement ses jambes sous son torse, et dit enfin :
— Jémoustillai si bien mes Toupets, quils réclamèrent le major. Le matin même, javais emprunté le coquin (couteau) de mon voisin, et je lavais caché à tout événement. Le major était furieux comme un enragé. Il arrive. Dites donc, Petits-Russiens, ce nest pas le moment davoir peur. Mais allez donc ! tout leur courage sétait caché au fin fond de la plante de leurs pieds : ils tremblaient. Le major accourt, tout à fait ivre.
— Quy a-t-il ?Comment ose-t-on... ? Je suis votre tsar, je suis votre Dieu.
Quand il eut dit quil était le tsar et le Dieu, je mapprochai de lui, mon couteau dans ma manche.
— Non, que je lui dis, Votre Haute Noblesse, — et je mapproche toujours plus, — cela ne peut pas être, Votre Haute Noblesse, que vous soyez notre tsar et notre Dieu.
— Ainsi cest toi ! cest toi !! crie le major, — cest toi qui es le meneur.
— Non, que je lui dis (et je mapproche toujours), non, Votre Haute Noblesse, comme chacun sait, et comme vous-même le savez, notre Dieu tout-puissant et partout présent est seul dans le ciel. Et nous navons quun seul tsar, mis au-dessus de nous tous, par Dieu lui-même. Il est monarque, Votre Haute Noblesse. Et vous, Votre Haute Noblesse, vous nêtes encore que major, vous nêtes notre chef que par la grâce du Tsar et par vos mérites.
— Comment ? commment ?? commmment ??? Il ne pouvait même plus parler, il bégayait, tant il était étonné.
— Voilà comment, que je lui dis : je me jette sur lui et je lui enfonce mon couteau dans le ventre, tout entier ! Cavait été fait lestement. Il trébucha et tomba en gigotant. Javais jeté mon couteau.
— Allons, vous autres, Toupets, ramassez-le maintenant !
Je ferai ici une digression hors de mon récit. Les expressions « je suis tsar, je suis Dieu » et autres semblables étaient malheureusement trop souvent employées, dans le bon vieux temps, par beaucoup de commandants. Je dois avouer que leur nombre a singulièrement diminué, et que les derniers ont peut-être déjà disparu. Remarquons que ceux qui paradaient ainsi et affectionnaient de semblables expressions, étaient surtout des officiers sortant du rang. Le grade dofficier mettait sens dessus dessous leur cervelle. Après avoir longtemps peiné sous le sac, ils se voyaient tout à coup officiers, commandants et nobles par-dessus le marché ; grâce au manque dhabitude et à la première ivresse de leur avancement, ils se faisaient une idée exagérée de leur puissance et de leur importance, relativement à leurs subordonnés. Devant leurs supérieurs, ces gens-là sont dune servilité révoltante. Les plus rampants sempressent même dannoncer à leurs chefs quils ont été des subalternes et quils « se souviennent de leur place ». Mais envers leurs subordonnés, ce sont des despotes sans mesure. Rien nirrite plus les détenus, il faut le dire, que de pareils abus. Cette arrogante opinion de sa propre grandeur, cette idée exagérée de limpunité, engendrent la haine dans le cœur de lhomme le plus soumis et pousse à bout le plus patient. Par bonheur, tout cela date dun passé presque oublié ; et, même alors, lautorité supérieure reprenait sévèrement les coupables. Jen sais plus dun exemple.
Ce qui exaspère surtout les subordonnés, cest le dédain, la répugnance quon manifeste dans les rapports avec eux. Ceux qui croient quils nont quà bien nourrir et entretenir le détenu, et quà agir en tout selon la loi, se trompent également. Lhomme, si abaissé quil soit, exige instinctivement du respect pour sa dignité dhomme. Chaque détenu sait parfaitement quil est prisonnier, quil est un réprouvé, et connaît la distance qui le sépare de ses supérieurs, mais ni stigmate ni chaînes ne lui feront oublier quil est un homme. Il faut donc le traiter humainement. Mon Dieu ! un traitement humain peut relever celui-là même en qui limage divine est depuis longtemps obscurcie. Cest avec les « malheureux » surtout, quil faut agir humainement : là est leur salut et leur joie. Jai rencontré des commandants au caractère noble et bon, et jai pu voir quelle influence bienfaisante ils avaient sur ces humiliés. Quelques mots affables dits par eux ressuscitaient moralement les détenus. Ils en étaient joyeux comme des enfants, et aimaient sincèrement leur chef. Une remarque encore : il ne leur plaît pas que leurs chefs soient familiers et par trop bonhommes dans les rapports avec eux. Ils veulent les respecter, et cela même les en empêche. Les détenus sont fiers, par exemple, que leur chef ait beaucoup de décorations, quil ait bonne façon, quil soit bien noté auprès dun supérieur puissant, quil soit sévère, grave et juste, et quil possède le sentiment de sa dignité. Les forçats le préfèrent alors à tous les autres : celui-là sait ce quil vaut, et noffense pas les gens : tout va pour le mieux.
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— Il ten a cuit, je suppose ? demanda tranquillement Kobyline.
— Hein ! Pour cuire, camarades, je lai été, cuit, il ny a pas à dire. Aléi ! donne-moi les ciseaux ! Eh bien ! dites donc, ne jouera-t-on pas aux cartes ce soir ?
— Il y a longtemps que le jeu a été bu, remarqua Vacia ; si on ne lavait pas vendu pour boire, il serait ici.
— Si !... Les si, on les paye cent roubles à Moscou, remarqua Louka.
— Eh bien, Louka, que ta-t-on donné pour ton coup ? fit de nouveau Kobyline,
— On me la payé cent cinq coups de fouet, cher ami. Vrai ! camarades, cest tout juste sils ne mont pas tué, reprit Louka en dédaignant une fois encore son voisin Kobyline. — Quand on ma administré ces cent cinq coups, on ma mené en grand uniforme. Je navais jamais encore reçu le fouet. Partout une masse de peuple. Toute la ville était accourue pour voir punir le brigand, le meurtrier. Combien ce peuple-la est bête, je ne puis pas vous le dire, Timochka (le bourreau) me déshabille, me couche par terre et crie : « — Tiens-toi bien, je vais te griller ! » Jattends. Au premier coup quil me cingle jaurais voulu crier, mais je ne le pouvais pas ; jeus beau ouvrir la bouche, ma voix sétait étranglée. Quand il mallongea le second coup, vous ne le croirez pas si vous voulez, — mais je nentendis pas comme ils comptèrent deux. Je reviens à moi et je les entends compter : dix-sept. On menleva quatre fois de dessus le chevalet, pour me laisser souffler une demi-heure et minonder deau froide. Je les regardais tous, les yeux me sortaient de la tête, je me disais : Je crèverai ici !
— Et tu nes pas mort ? demanda naïvement Kobyline. Louka le toisa dun regard dédaigneux on éclata de rire.
— Un vrai imbécile...
— Il a du mal dans le grenier, remarqua Louka en ayant lair de regretter davoir daigné parler à un pareil idiot.
— Il est un peu fou ! affirma de son côté Vacia.
Bien que Louka eût tué six personnes, nul neut jamais peur de lui dans la prison. Il avait pourtant le désir de passer pour un homme terrible.
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IX
Isaï Fomitch — Le bain — Le récit de
Baklouchine
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Les fêtes de Noël approchaient. Les forçats les attendaient avec une sorte de solennité, et rien quà les voir, jétais moi-même dans lexpectative de quelque chose dextraordinaire. Quatre jours avant les fêtes, on devait nous mener au bain (de vapeur). Tout le monde se réjouissait et se préparait : nous devions nous y rendre après le dîner ; à cette occasion, il ny avait pas de travail dans laprès-midi. De tous les forçats, celui qui se réjouissait et se démenait le plus était bien certainement Isaï Fomitch Bumstein, le Juif, dont jai déjà parlé au chapitre IV de mon récit. Il aimait à sétuver, jusquà en perdre connaissance ; chaque fois quen fouillant le tas de mes vieux souvenirs, je me souviens du bain de la prison (qui vaut la peine quon ne loublie pas), la première figure qui se présente à ma mémoire est celle du très glorieux et inoubliable Isaï Fomitch, mon camarade de bagne. Seigneur ! quel drôle dhomme cétait ! Jai déjà dit quelques mots de sa figure : cinquante ans, vaniteux, ridé, avec daffreux stigmates sur les joues et au front, maigre, faible, un corps de poulet, tout blanc. Son visage exprimait une suffisance perpétuelle et inébranlable, jajouterai presque : la félicité. Je crois quil ne regrettait nullement davoir été envoyé aux travaux forcés. Comme il était bijoutier de son métier et quil nen existait pas dautre dans la ville, il avait toujours du travail quon lui payait tant bien que mal. Il navait besoin de rien, il vivait même richement, sans dépenser tout son gain néanmoins, car il faisait des économies et prêtait sur gages à toute la maison de force. Il possédait un samovar, un bon matelas, des tasses, un couvert. Les Juifs de la ville ne lui ménageaient pas leur protection. Chaque samedi, il allait sous escorte à la synagogue (ce qui était autorisé par la loi). Il vivait comme un coq en pâte ; pourtant il attendait avec impatience lexpiration de sa peine pour « se marier ». Cétait un mélange comique de naïveté, de bêtise, de ruse, dimpertinence, de simplicité, de timidité, de vantardise et dimpudence. Le plus étrange pour moi, cest que les déportés ne se moquaient nullement de lui ; sils le taquinaient, cétait pour rire. Isaï Fomitch était évidemment un sujet de distraction et de continuelle réjouissance pour tout le monde : « Nous navons quun seul Isaï Fomitch, ny touchez pas ! » disaient les forçats ; et bien quil comprit lui-même ce quil en était, il senorgueillissait de son importance ; cela divertissait beaucoup les détenus. Il avait fait son entrée au bagne de la façon la plus risible (elle avait eu lieu avant mon arrivée, mais on me la raconta). Soudain, un soir, le bruit se répandit dans la maison de force quon avait amené un Juif que lon rasait en ce moment au corps de garde, et quil allait entrer immédiatement dans la caserne. Comme il ny avait pas un seul Juif dans toute la prison, les détenus lattendirent avec impatience, et lentourèrent dès quil eut franchi la grande porte. Le sous-officier de service le conduisit à la prison civile et lui indiqua sa place sur les planches. Isaï Fomitch tenait un sac contenant les effets qui lui avaient été délivrés et ceux qui lui appartenaient. Il posa son sac, prit place sur le lit de camp et sassit, les jambes croisées sous lui, sans oser lever les yeux. On se pâmait de rire autour de lui, les forçats lassaillaient de plaisanteries sur son origine israélite. Soudain un jeune déporté écarta la foule et sapprocha de lui, portant à la main son vieux pantalon dété, sale et déchiré, rapiécé de vieux chiffons. Il sassit à côté dIsaï Fomitch et lui frappa sur lépaule.
— Eh ! cher ami, voilà six ans que je tattends. Regarde un peu, me donneras-tu beaucoup de cette marchandise ?
Et il étala devant lui ses haillons.
Isaï Fomitch était dune timidité si grande, quil nosait pas regarder cette foule railleuse, aux visages mutilés et effrayants, groupée en cercle compacte autour de lui. Il navait pu encore prononcer une parole, tant il avait peur. Quand il vit le gage quon lui présentait, il tressaillit et il se mit hardiment à palper les haillons. Il sapprocha même de la lumière. Chacun attendait ce quil allait dire.
— Eh bien ! est-ce que tu ne veux pas me donner un rouble dargent ? Ça vaut cela pourtant ! continua lemprunteur, en clignant de lœil du côté dIsaï Fomitch.
— Un rouble dargent, non ! mais bien sept kopeks !
Ce furent les premiers mots prononcés par Isaï Fomitch à la maison de force. Un rire homérique séleva parmi les assistants.
— Sept kopeks ! Eh bien, donne-les : tu as du bonheur, ma foi. Fais attention au moins à mon gage, tu men réponds sur ta tête !
— Avec trois kopeks dintérêt, cela fera dix kopeks à me payer, dit le Juif dune voix saccadée et tremblante, en glissant sa main dans sa poche pour en tirer la somme convenue et en scrutant les forçats dun regard craintif. Il avait horriblement peur, mais lenvie de conclure une bonne affaire lemporta.
— Hein, trois kopeks dintérêt.., par an ?
— Non ! pas par an... par mois.
— Tu es diablement chiche ! Comme tappelle-t-on ?
— Isaï Fomitz.
— Eh bien ! Isaï Fomitch, tu iras loin ! Adieu.
Le Juif examina encore une fois les guenilles sur lesquelles il venait de prêter sept kopeks, les plia et les fourra soigneusement dans son sac. Les forçats continuaient à se pâmer de rire.
En réalité, tout le monde laimait, et bien que presque chaque détenu fût son débiteur, personne ne loffensait. Il navait, du reste, pas plus de fiel quune poule ; quand il vit que tout le monde était bien disposé à son égard, il se donna de grands airs, mais si comiques quon les lui pardonna aussitôt, Louka, qui avait connu beaucoup de Juifs quand il était en liberté, le taquinait souvent, moins par méchanceté que par amusement, comme on joue avec un chien, un perroquet ou des bêtes savantes. Isaï Fomitch ne lignorait pas, aussi ne soffensait-il nullement, et donnait-il prestement la réplique.
— Tu vas voir, Juif ! je te rouerai de coups.
— Si tu me donnes un coup, je ten rendrai dix, répondait crânement Isaï Fomitch.
— Maudit galeux !
— Que ze sois galeux tant que tu voudras.
— Juif rogneux.
— Que ze sois rogneux tant quil te plaira : galeux, mais risse. Zai de larzent !
— Tu as vendu le Christ.
— Tant que tu voudras.
— Fameux, notre Isaï Fomitch ! un vrai crâne ! Ny touchez pas, nous nen avons quun.
— Eh ! Juif, empoigne un fouet, tu iras en Sibérie !
— Zy suis dézà, en Sibérie !
— On tenverra encore plus loin.
— Le Seigneur Dieu y est-il, là-bas ?
— Parbleu, ça va sans dire.
— Alors comme vous voudrez ! tant quil y aura le Seigneur Dieu et de larzent, — tout va bien.
— Un crâne, notre Isaï Fomitch ! un crâne, on le voit ! crie-t-on autour de lui. Le Juif voit bien quon se moque de lui, mais il ne perd pas courage, il fait le bravache ; les louanges dont on le comble lui causent un vif plaisir, et dune voix grêle dalto qui grince dans toute la caserne, il commence à chanter : La, la, la, la, la ! sur un motif idiot et risible, le seul chant quon lui ait entendu chanter pendant tout son séjour à la maison de force. Quand il eut fait ma connaissance, il massura en jurant ses grands dieux que cétait le chant et le motif que chantaient six cent mille Juifs, du plus petit au plus grand, en traversant la mer Rouge, et quil est ordonné à chaque Israélite de le chanter après une victoire remportée sur lennemi.
La veille de chaque samedi, les forçats venaient exprès des autres casernes dans la nôtre pour voir Isaï Fomitch célébrer le sabbat. Il était dune vanité et dune jactance si innocentes que cette curiosité générale le flattait doucement. Il couvrait sa petite table dans un coin avec un air dimportance pédantesque et outrée, ouvrait un livre, allumait deux bougies, marmottait quelques mots mystérieux et revêtait son espèce de chasuble, bariolée, sans manches, et quil conservait précieusement au fond de son coffre. Il attachait sur ses mains des bracelets de cuir ; enfin, il se fixait sur le front, au moyen dun ruban, une petite boîte ; on eût dit une corne qui lui sortait de la tête. Il commençait alors à prier. Il lisait en traînant, criait, crachait, se démenait avec des gestes sauvages et comiques. Tout cela était prescrit par les cérémonies de son culte ; il ny avait là rien de risible ou détrange, si ce nest les airs que se donnait Isaï Fomitch devant nous, en faisant parade de ces cérémonies. Ainsi, il couvrait brusquement sa tête de ses deux mains et commençait à lire en sanglotant... Ses pleurs augmentaient, et dans sa douleur il couchait presque sur le livre sa tête coiffée de larche, en hurlant ; mais tout à coup, au milieu de ces sanglots désespérés, il éclatait de rire et récitait en nasillant un hymne dune voix triomphante, comme attendrie et affaiblie par une surabondance de bonheur... — « On ny comprend rien », se disaient parfois les détenus. Je demandai un jour à Isaï Fomitch ce que signifiaient ces sanglots et pourquoi il passait brusquement de la désolation au triomphe du bonheur et de la félicité. Isaï Fomitch aimait fort ces questions venant de moi. Il mexpliqua immédiatement que les pleurs et les sanglots sont provoqués par la perte de Jérusalem, et que la loi ordonne de gémir en se frappant là poitrine. Mais, au moment de la désolation la plus aiguë, il doit, tout à coup, lui, Isaï Fomitch, se souvenir, comme par hasard (ce « tout à coup » est prescrit par la loi), quune prophétie a promis aux Juifs le retour à Jérusalem ; il doit manifester aussitôt une joie débordante, chanter, rire et réciter ses prières en donnant à sa voix une expression de bonheur, à son visage le plus de solennité et de noblesse possible. Ce passage soudain, lobligation absolue de lobserver, plaisaient excessivement à Isaï Fomitch, il mexpliquait avec une satisfaction non déguisée cette ingénieuse règle de la loi. Un soir, au plus fort de la prière, le major entra, suivi de lofficier de garde et dune escorte de soldats. Tous les détenus salignèrent aussitôt devant leurs lits de camp ; seul, Isaï Fomitch continua à crier et à gesticuler. Il savait que son culte était autorisé, que personne ne pouvait linterrompre, et quen hurlant devant le major, il ne risquait absolument rien. Il lui plaisait fort de se démener sous les yeux du chef. Le major sapprocha à un pas de distance : Isaï Fomitch tourna le dos à sa table et, droit devant lofficier, commença à chanter son hymne de triomphe, en gesticulant et en traînant sur certaines syllabes. Quand il dut donner à son visage une expression de bonheur et de noblesse, il le fit aussitôt en clignotant des yeux, avec des rires et un hochement de tête du côté du major. Celui-ci sétonna tout dabord, puis pouffa de rire, lappela « benêt » et sen alla, tandis que le Juif continuait à crier. Une heure plus tard, comme il était en train de souper, je lui demandai ce quil aurait fait si le major avait eu la mauvaise idée et la bêtise de se fâcher.
— Quel major ?
— Comment ? Navez-vous pas vu le major ?
— Non.
— Il était pourtant à deux pieds de vous, à vous regarder.
Mais Isaï Fomitch massura le plus sérieusement du monde quil navait pas vu le major, car à ce moment de la prière, il était dans une telle extase quil ne voyait et nentendait rien de ce qui se passait autour de lui.
Je vois maintenant Isaï Fomitch baguenauder le samedi dans toute la prison, et chercher à ne rien faire, comme la loi le prescrit à tout Juif. Quelles anecdotes invraisemblables ne me racontait-il pas ! Chaque fois quil revenait de la synagogue, il mapportait toujours des nouvelles de Pétersbourg et des bruits absurdes quil massurait tenir de ses coreligionnaires de la ville, qui les tenaient eux-mêmes de première main.
Mais jai déjà trop parlé dIsaï Fomitch.
Dans toute la ville, il ny avait que deux bains publics. Le premier, tenu par un Juif, était divisé en compartiments pour lesquels on payait cinquante kopeks ; laristocratie de la ville le fréquentait. Lautre bain, vieux, sale, étroit, était destiné au peuple ; cétait là quon menait les forçats. Il faisait froid et clair les détenus se réjouissaient de sortir de la forteresse et de parcourir la ville. Pendant toute la route, les rires et les plaisanteries ne discontinuèrent pas. Un peloton de soldats, le fusil chargé, nous accompagnait ; cétait un spectacle pour la ville. Une fois arrivés, vu lexiguïté du bain, qui ne permettait pas à tout le monde dentrer à la fois, on nous divisa en deux bandes, dont lune attendait dans le cabinet froid qui se trouve avant létuve, tandis que lautre se lavait. Malgré cela, la salle était si étroite quil était difficile de se figurer comment la moitié des forçats pourrait y tenir, Pétrof ne me quitta pas dune semelle ; il sempressa auprès de moi sans que je leusse prié de venir maider et moffrit même de me laver. En même temps que Pétrof, Baklouchine, forçat de la section particulière, me proposa ses services. Je me souviens de ce détenu, quon appelait « pionnier », comme du plus gai et du plus avenant de tous mes camarades ; ce quil était réellement. Nous nous étions liés damitié. Pétrof maida à me déshabiller, parce que je mettais beaucoup de temps à cette opération, à laquelle je nétais pas encore habitué ; du reste, il faisait presque aussi froid dans le cabinet que dehors. Il est très difficile pour un détenu novice de se déshabiller, car il faut savoir adroitement détacher les courroies qui soutiennent les chaînes. Ces courroies de cuir ont dix-sept centimètres de longueur et se bouclent par-dessus le linge, juste sous lanneau qui enserre la jambe. Une paire de courroies coûte soixante kopeks ; chaque forçat doit sen procurer, car il serait impossible de marcher sans leur secours. Lanneau nembrasse pas exactement la jambe, on peut passer le doigt entre le fer et la chair ; aussi cet anneau bat et frotte contre le mollet, si bien quen un seul jour le détenu qui marche sans courroies se fait des plaies vives. Enlever les courroies ne présente aucune difficulté : il nen est pas de même du linge ; pour le retirer, il faut un prodige dadresse. Une fois quon a enlevé le canon gauche du pantalon, il faut le faire passer tout entier entre lanneau et la jambe elle-même, et le faire repasser en sens contraire sous lanneau ; la jambe gauche est alors tout à fait libre ; le canon gauche du pantalon doit être ensuite glissé sous lanneau de la jambe droite et repassé encore une fois en arrière avec le canon de la jambe droite. La même manœuvre a lieu quand on met du linge propre. Le premier qui nous lenseigna fut Korenef, à Tobolsk, un ancien chef de brigands, condamné à cinq ans de chaîne. Les forçats sont habitués à cet exercice et sen tirent lestement. Je donnai quelques kopeks à Pétrof, pour acheter du savon et un torchon de tille dont on se frotte dans létuve. On donnait bien aux forçats un morceau de savon, mais il était grand comme une pièce de deux kopeks et nétait pas plus épais que les morceaux de fromage que lon sert comme entrée dans les soirées des gens de seconde main. Le savon se vendait dans le cabinet même, avec du sbitène (boisson faite de miel, dépices et deau chaude), des miches de pain blanc et de leau bouillante, car chaque forçat nen recevait quun baquet, selon la convention faite entre le propriétaire du bain et ladministration de la prison. Les détenus qui désiraient se nettoyer à fond pouvaient acheter pour deux kopeks un second baquet, que leur remettait le propriétaire par une fenêtre percée dans la muraille à cet effet.
Dès que je fus déshabillé, Pétrof me prit le bras, en me faisant remarquer que jaurais de la peine à marcher avec mes chaînes. « Tirez-les en haut, sur vos mollets, me dit-il en me soutenant par-dessous les aisselles comme si jétais un vieillard. Faites attention ici, il faut franchir le seuil de la porte. » Jeus honte de ses prévenances, je lassurai que je saurais bien marcher seul, mais il ne voulut pas me croire. Il avait pour moi les égards quon a pour un petit enfant maladroit, que chacun doit aider. Pétrof nétait nullement un serviteur ; ce nétait surtout pas un domestique. Si je lavais offensé, il aurait su comment agir avec moi. Je ne lui avais rien promis pour ses services, et lui-même ne mavait rien demandé. Quest-ce qui lui inspirait cette sollicitude pour moi ?
Quand nous ouvrîmes la porte de létuve, je crus que nous entrions en enfer. Représentez-vous une salle de douze pas de long sur autant de large dans laquelle on empilerait cent hommes à la fois, ou tout au moins quatre-vingts, car nous étions en tout deux cents, divisés en deux sections. La vapeur nous aveuglait ; la suie, la saleté et le manque de place étaient tels que nous ne savions où mettre le pied. Je meffrayai et je voulus sortir : Pétrof me rassura aussitôt. A grand-peine, tant bien que mal, nous nous hissâmes jusquaux bancs en enjambant les têtes des forçats que nous priions de se pencher afin de nous laisser passer. Mais tous les bancs étaient déjà occupés. Pétrof mannonça que je devais acheter une place et entra immédiatement en pourparlers avec un forçat, qui se trouvait à côté de la fenêtre. Pour un kopek celui-ci consentit à me céder sa place, après avoir reçu de Pétrof la monnaie que ce dernier serrait dans sa main et quil avait prudemment préparée à lavance. Il se faufila juste au-dessous de moi dans un endroit sombre et sale : il y avait là au moins un demi-pouce de moisi ; même les places qui se trouvaient au-dessous des banquettes étaient occupées : les forçats y grouillaient. Quant au plancher, il ny avait pas un espace grand comme la paume de la main qui ne fût occupé par les détenus ; ils faisaient jaillir leau de leurs baquets. Ceux qui étaient debout se lavaient en tenant à la main leur seille ; leau sale coulait le long de leur corps et tombait sur les têtes rasées de ceux qui étaient assis. Sur la banquette et les gradins qui y conduisaient étaient entassés dautres forçats qui se lavaient tout recroquevillés et ramassés, mais cétait le petit nombre. La populace ne se lave pas volontiers avec de leau et du savon ; ils préfèrent sétuver horriblement, et sinonder ensuite deau froide ; — cest ainsi quils prennent leur bain. Sur le plancher on voyait cinquante balais de verges sélever et sabaisser à la fois, tous se fouettaient à en être ivres. On augmentait à chaque instant la vapeur ; aussi ce que lon ressentait nétait plus de la chaleur, mais une brûlure comme celle de la poix bouillante. On criait, on gloussait, au bruit de cent chaînes, traînant sur le plancher... Ceux qui voulaient passer dun endroit à lautre embarrassaient leurs fers dans dautres chaînes et heurtaient la tête des détenus qui se trouvaient plus bas queux, tombaient, juraient en entraînant dans leur chute ceux auxquels ils saccrochaient. Tous étaient dans une espèce de griserie, dexcitation folle ; des cris et des glapissements se croisaient. Il y avait un entassement, un écrasement du coté de la fenêtre du cabinet par laquelle on délivrait leau chaude ; elle jaillissait sur les têtes de ceux qui étaient assis sur le plancher, avant quelle arrivât à sa destination. Nous avions lair dêtre libres, et pourtant, de temps à autre, derrière la fenêtre du cabinet ou la porte entrouverte, on voyait la figure moustachue dun soldat, le fusil au pied, veillant à ce quil narrivât aucun désordre. Les têtes rasées des forçats et leurs corps auxquels la vapeur donnait une couleur sanglante, paraissaient encore plus monstrueux. Sur les dos rubéfiés par la vapeur apparaissaient nettement les cicatrices des coups de fouet ou de verges appliqués autrefois, si bien que ces échines semblaient avoir été récemment meurtries. Étranges cicatrices ! Un frisson me passa sous la peau, rien quen les voyant. On augmente encore la vapeur — et la salle du bain est couverte dun nuage épais, brûlant, dans lequel tout sagite, crie, glousse. De ce nuage ressortent des échines meurtries, des têtes rasées, des raccourcis de bras, de jambes ; pour compléter le tableau, Isaï Fomitch hurle de joie à gorge déployée, sur la banquette la plus élevée. Il se sature de vapeur, tout autre tomberait en défaillance, mais nulle température nest assez élevée pour lui ; il loue un frotteur pour un kopek, mais au bout dun instant, celui-ci ny peut tenir, jette le balai et court sinonder deau froide. Isaï Fomitch ne perd pas courage et en loue un second, un troisième ; dans ces occasions-là, il ne regarde pas à la dépense et change jusquà cinq fois de frotteur. — « Il sétuve bien, ce gaillard dIsaï Fomitch ! » lui crient den bas les forçats. Le Juif sent lui-même quil dépasse tous les autres, quil les « enfonce » ; il triomphe, de sa voix rêche et falote il crie son air : la, la, la, la, la qui couvre le tapage. Je pensais que si jamais nous devions être ensemble en enfer, cela rappellerait le lieu où nous nous trouvions. Je ne résistai pas au désir de communiquer cette idée à Pétrof : il regarda tout autour de lui, et ne répondit rien.
Jaurais voulu lui louer une place à côté de moi, mais il sassit à mes pieds et me déclara quil se trouvait parfaitement à son aise. Baklouchine nous acheta pendant ce temps de leau chaude, quil nous apportait quand nous en avions besoin. Pétrof me signifia quil me nettoierait des pieds à la tête afin de « me rendre tout propre », et il me pressa de métuver. Je ne my décidai pas. Ensuite, il me frotta tout entier de savon. « Maintenant, je vais vous laver les petons », fit-il en manière de conclusion. Je voulais lui répondre que je pouvais me laver moi-même, mais je ne le contredis pas et mabandonnai à sa volonté. Dans le diminutif : petons, quil avait employé, il ny avait aucun sens servile ; Pétrof ne pouvait appeler mes pieds par leur nom, parce que les autres, les vrais hommes, avaient des jambes ; moi, je navais que des petons.
Après mavoir rapproprié, il me reconduisit dans le cabinet, me soutenant et mavertissant à chaque pas comme si jeusse été de porcelaine. Il maida à passer mon linge, et quand il eut fini de me dorloter, il sélança dans le bain pour sétuver lui-même.
En arrivant à la caserne, je lui offris un verre de thé quil ne refusa pas. Il le but et me remercia. Je pensai à faire la dépense dun verre deau-de-vie en son honneur. Jen trouvai dans notre caserne même. Pétrof fut supérieurement content, il lampa son eau-de-vie, poussa un grognement de satisfaction, et me fit la remarque que je lui rendais la vie ; puis, précipitamment, il se rendit à la cuisine, comme si lon ne pouvait y décider quelque chose dimportant sans lui. Un autre interlocuteur se présenta : cétait Baklouchine, dont jai déjà parlé, et que javais aussi invité à prendre du thé.
Je ne connais pas de caractère plus agréable que celui de Baklouchine. À vrai dire, il ne pardonnait rien aux autres et se querellait même assez souvent ; il naimait surtout pas quon se mêlât de ses affaires ; — en un mot, il savait se défendre. Mais ses querelles ne duraient jamais longtemps, et je crois que tous les forçats laimaient. Partout où il allait, il était le bienvenu. Même en ville, on le tenait pour lhomme le plus amusant du monde. Cétait un gars de haute taille, âgé de trente ans, au visage ingénu et déterminé, assez joli homme avec sa barbiche. Il avait le talent de dénaturer si comiquement sa figure en imitant le premier venu que le cercle qui lentourait se pâmait de rire. Cétait un farceur, mais jamais il ne se laissait marcher sur le pied par ceux qui faisaient les dégoûtés et naimaient pas à rire ; aussi personne ne laccusait dêtre un homme « inutile et sans cervelle ». Il était plein de vie et de feu. Il fit ma connaissance dès les premiers jours et me raconta sa carrière militaire, enfant de troupe, soldat au régiment des pionniers, où des personnages haut placés lavaient remarqué. Il me fit immédiatement un tas de questions sur Pétersbourg ; il lisait même des livres. Quand il vint prendre le thé chez moi, il égaya toute la caserne en racontant comment le lieutenant Ch— avait malmené le matin notre major ; il mannonça dun air satisfait, en sasseyant à côté de moi, que nous aurions probablement une représentation théâtrale à la maison de force. Les détenus projetaient de donner un spectacle pendant les fêtes de Noël. Les acteurs nécessaires étaient trouvés, et peu à peu lon préparait les décors. Quelques personnes de la ville avaient promis de prêter des habits de femme pour la représentation. On espérait même, par lentremise dun brosseur, obtenir un uniforme dofficier avec des aiguillettes. Pourvu seulement que le major ne savisât pas dinterdire le spectacle comme lannée précédente ! Il était alors de mauvaise humeur parce quil avait perdu au jeu, et puis il y avait eu du grabuge dans la maison de force ; aussi avait-il tout défendu dans un accès de mécontentement. Cette année peut-être, il ne voudrait pas empêcher la représentation. Baklouchine était exalté on voyait bien quil était un des principaux instigateurs du futur théâtre ; je me promis dassister à ce spectacle. La joie ingénue que Baklouchine manifestait en parlant de cette entreprise me toucha. De fil en aiguille nous en vînmes à causer à cœur ouvert. Il me dit entre autres choses quil navait pas seulement servi à Pétersbourg ; on lavait envoyé à R... avec le grade de sous-officier, dans un bataillon de garnison.
— Cest de là quon ma expédié ici, ajouta Baklouchine.
— Et pourquoi ? lui demandai-je.
— Pourquoi ? vous ne devineriez pas, Alexandre Pétrovitch. Parce que je fus amoureux.
— Allons donc ! on nexile pas encore pour ce motif, répliquai-je en riant.
— Il est vrai de dire, reprit Baklouchine, quà cause de cela jai tué là-bas un Allemand dun coup de pistolet. Mais était-ce bien la peine de menvoyer aux travaux forcés pour un Allemand ? Je vous en fais juge.
— Comment cela est-il arrivé ? Racontez-moi lhistoire, elle doit être curieuse.
— Une drôle dhistoire, Alexandre Pétrovitch !
— Tant mieux. Racontez.
— Vous le voulez ? Eh bien, écoutez...
Et jentendis lhistoire dun meurtre : elle nétait pas « drôle », mais en vérité fort étrange...
— Voici laffaire, commença Baklouchine. — On mavait envoyé à Riga, une grande et belle ville, qui na quun défaut : trop dAllemands. Jétais encore un jeune homme bien noté auprès de mes chefs ; je portais mon bonnet sur loreille, et je passais agréablement mon temps. Je faisais de lœil aux Allemandes. Une delles, nommée Louisa, me plut fort. Elle et sa tante étaient blanchisseuses de linge fin, du plus fin. La vieille était une vraie caricature, elle avait de largent. Tout dabord je ne faisais que passer sous les fenêtres, mais bientôt je me liai tout à fait avec la jeune fille. Louisa parlait bien le russe, en grasseyant un peu ; — elle était charmante, jamais je nai rencontré sa pareille. Je la pressai dabord vivement, mais elle me dit :
« — Ne demande pas cela, Sacha, je veux conserver mon innocence pour être une femme digne de toi ! » Et elle ne faisait que me caresser, en riant dun rire si clair… elle était très proprette, je nen ai jamais vu de pareille, je vous dis. Elle mavait engagé elle-même à lépouser. Et comment ne pas lépouser, dites un peu ! Je me préparais déjà à aller chez le colonel avec ma pétition... Tout à coup, — Louisa ne vient pas au rendez-vous, une première fois, une seconde, une troisième... Je lui envoie une lettre... elle ny répond pas. Que faire ? me dis-je. Si elle me trompait, elle aurait su me jeter de la poudre aux yeux, elle aurait répondu à ma lettre et serait venue au rendez-vous. Mais elle ne savait pas mentir ; elle avait rompu tout simplement. Cest un tour de la tante, pensai-je. Je nosai pas aller chez celle-ci ; quoiquelle connût notre liaison, nous faisions comme si elle lignorait... Jétais comme un possédé ; je lui écrivis une dernière lettre, dans laquelle je lui dis : « — Si tu ne viens pas, jirai moi-même chez ta tante. » Elle eut peur et vint. La voilà qui se met à pleurer et me raconte quun Allemand, Schultz, leur parent éloigné, horloger de son état et dun certain âge, mais riche, avait manifesté le désir de lépouser, — afin de la rendre heureuse, comme il disait, et pour ne pas rester sans épouse pendant sa vieillesse ; il laimait depuis longtemps, à ce quelle disait, et caressait cette idée depuis des années, mais il lavait tue et ne se décidait jamais à parler. — Tu vois, Sacha, me dit-elle, que cest mon bonheur, car il est riche ; voudrais-tu donc me priver de mon bonheur ? Je la regarde, elle pleure, membrasse, métreint...
— Eh ! me dis-je, elle a raison ! Quel bénéfice dépouser un soldat, même un sous-officier ? — Allons, adieu, Louisa, Dieu te protège ! je nai pas le droit de te priver de ton bonheur. Et comment est-il de sa personne ? est-il joli ? — Non, il est âgé, et puis il a un long nez. — Elle pouffa même de rire. Je la quittai Allons, ce nétait pas ma destinée, pensé-je. Le lendemain je passe près du magasin de Schultz (elle mavait indiqué la rue où il demeurait). Je regarde par le vitrage je vois un Allemand qui arrange une montre. Quarante-cinq ans, un nez aquilin, des yeux bombés, un frac à collet droit, très haut. Je crachai de mépris en le voyant à ce moment-là, jétais prêt à casser les vitres de sa devanture... A quoi bon ? pensais-je. Il ny a plus rien à faire, cest fini et bien fini... Jarrive à la caserne à la nuit tombante, je métends sur ma couchette et, le croirez-vous, Alexandre Pétrovitch ? je me mets à sangloter, à sangloter...
Un jour se passe, puis un second, un troisième... Je ne vois plus Louisa. Javais pourtant appris dune vieille commère (blanchisseuse aussi, chez laquelle mon amante allait quelquefois) que cet Allemand connaissait notre amour, et que pour cette raison il sétait décidé à lépouser le plus tôt possible. Sans quoi il aurait attendu encore deux ans. Il avait forcé Louisa à jurer quelle ne me verrait plus ; il parait quà cause de moi, il serrait les cordons de sa bourse et quil les tenait dur toutes deux, la tante et Louisa. Peut-être changerait-il encore didée, car il nétait pas résolu. Elle me dit aussi quil les avait invitées à prendre le café chez lui le surlendemain, — un dimanche, et quil viendrait encore un autre parent, ancien marchand, maintenant très pauvre et surveillant dans un débit de liqueurs. Quand jappris quils décideraient cette affaire le dimanche, je fus si furieux que je ne pus reprendre mon sang-froid. Tout ce jour-là et le suivant, je ne fis que penser. Jaurais, dévoré cet Allemand, je crois.
Le dimanche matin, je navais encore rien décidé ; sitôt la messe entendue, je sortis en courant, jenfilai ma capote et je me rendis chez cet Allemand. Je pensais les trouver tous là. Pourquoi jallais chez lAllemand et ce que je voulais dire, je nen savais rien moi-même. Je glissai un pistolet dans ma poche à tout hasard ; un petit pistolet qui ne valait pas le diable, avec un chien de lancien système, — encore gamin je men servais pour tirer, — il nétait plus bon à rien. Je le chargeai cependant, parce que je pensais quils me chasseraient, que cet Allemand me dirait des grossièretés, et qualors je tirerais mon pistolet pour les effrayer tous. Jarrive. Personne dans lescalier, ils étaient tous dans larrière-boutique. Pas de domestique, lunique servante était absente. Je traverse le magasin, je vois que la porte est fermée, une vieille porte retenue par un crochet. Le cœur me bat, je marrête et jécoute : on parle allemand. Jenfonce dun coup de pied la porte qui cède. Je regarde, la table est mise. Il y avait là une grande cafetière, une lampe à esprit-de-vin sur laquelle le café bouillait, et des biscuits. Sur un autre plateau, un carafon deau-de-vie, des harengs, de la saucisse et une bouteille de vin quelconque. Louisa et sa tante, toutes deux endimanchées, étaient assises sur le divan. En face delles lAllemand sétalait sur une chaise, comme un fiancé, quoi ! bien peigné, en frac et collet monté. De lautre côté il y avait encore un Allemand, déjà vieux celui-là, gros et gris ; il se taisait. Quand jentrai, Louisa devint toute pâle. La tante se leva dun bond et se rassit. LAllemand se fâcha. Était-il colère ! il se leva et me dit en venant à ma rencontre :
— Que désirez-vous ?
Jeusse perdu contenance, si la colère ne meût soutenu.
— Ce que je désire ? Accueille donc un hôte, fais-lui boire de leau-de-vie. Je suis venu te faire une visite.
LAllemand réfléchit un instant et me dit : Asseyez-vous ! Je massis.
— Voici de leau-de-vie ; buvez, je vous prie.
— Donne-moi de bonne eau-de-vie, toi ! dis donc. — Je me mettais toujours plus en colère.
— Cest de bonne eau-de-vie.
Jenrageai de voir quil me regardait de haut en bas. Le plus affreux, cest que Louisa contemplait cette scène. Je bus, et je lui dis :
— Or çà, lAllemand, quas-tu donc à me dire des grossièretés ? Faisons connaissance, je suis venu chez toi en bon ami.
— Je ne puis être votre ami, vous êtes un simple soldat. Alors je memportai.
— Ah ! mannequin ! marchand de saucisses ! Sais-tu que je puis faire de toi ce qui me plaira ? Tiens, veux-tu que je te casse la tête avec ce pistolet ?
Je tire mon pistolet, je me lève et je lui applique le canon à bout portant contre le front. Les femmes étaient plus mortes que vives ; elles avaient peur de souffler ; le vieux tremblait comme une feuille, tout blême.
LAllemand sétonna, mais il revint vite à lui.
— Je nai pas peur de vous et je vous prie, en homme bien élevé, de cesser immédiatement cette plaisanterie ; je nai pas peur de vous du tout.
— Oh ! tu mens, tu as peur ! Voyez-le ! Il nose pas remuer la tête de dessous le pistolet.
— Non, dit-il, vous noserez pas faire cela.
— Et pourquoi donc ne loserais-je pas ?
— Parce que cela vous est sévèrement défendu et quon vous punirait sévèrement.
Que le diable emporte cet imbécile dAllemand ! Sil ne mavait pas poussé lui-même, il serait encore vivant.
— Ainsi tu crois que je noserai pas ?...
— No-on !
— Je noserai pas ?
— Vous noserez pas me faire...
— Eh bien ! tiens ! saucisse ! — Je tire, et le voilà qui saffaisse sur sa chaise. Les autres poussent des cris.
Je remis mon pistolet dans ma poche, et en rentrant à la forteresse, je le jetai dans les orties près de la grande porte.
Jarrive à la caserne, je mallonge sur ma couchette et je me dis : « — On va me pincer tout de suite ! » Une heure se passe, une autre encore — on ne marrête pas. Vers le soir, je fus pris dun tel chagrin que je sortis ; je voulais à tout prix voir Louisa. Je passai devant la maison de lhorloger. Il y avait là un tas de monde, la police... Je courus chez la vieille commère, je lui dis : « — Va appeler Louisa ! » Je nattendis quun instant, elle accourut aussitôt, se jeta à mon cou en pleurant. — « Cest ma faute, me dit-elle, jai écouté ma tante. » Elle me raconta que sa tante, tout de suite après cette scène, était rentrée à la maison ; elle avait eu tellement peur quelle en était malade et navait pas soufflé mot. La vieille navait dénoncé personne, au contraire, elle avait même ordonné à sa nièce de se taire parce quelle avait peur : « Quils fassent ce quils veulent. — Personne ne nous a vus depuis », me dit Louisa. Lhorloger avait renvoyé sa servante, car il la craignait comme le feu ; elle lui aurait sauté aux yeux, si elle avait su quil voulait se marier. Il ny avait aucun ouvrier à la maison, il les avait tous éloignés. Il avait préparé lui-même le café et la collation. Quant au parent, comme il sétait tu toute sa vie, il avait pris son chapeau sans ouvrir la bouche, et sen était allé le premier. — « Pour sûr il se taira », ajouta Louisa. Cest ce qui arriva. Pendant deux semaines, personne ne marrêta, on ne me soupçonnait pas le moins du monde. Ne le croyez pas si vous voulez, Alexandre Pétrovitch, mais ces deux semaines ont été tout le bonheur de ma vie. Je voyais Louisa chaque jour. Et comme elle sétait attachée à moi ! Elle me disait en pleurant : « Si lon texile, jirai avec toi, je quitterai tout pour te suivre. » Je pensais déjà à en finir avec ma vie, tant elle mavait apitoyé. Mais au bout des deux semaines, on marrêta. Le vieux et la tante sétaient entendus pour me dénoncer.
— Mais, interrompis-je, Baklouchine, attendez ! — pour cela, on ne pouvait vous infliger que dix à douze ans de travaux, le maximum de la peine, et encore dans la section civile ; pourtant, vous êtes dans la « section particulière ». Comment cela se fait-il ?
— Cest une autre affaire, dit Baklouchine. Quand on me conduisit devant le conseil de guerre, le capitaine rapporteur commença à minsulter devant le tribunal, à me dire des gros mots. Je ny tins pas, je lui criai : « Pourquoi minjuries-tu ? Ne vois-tu pas, canaille, que tu te regardes dans un miroir ? » Cela ma fait une nouvelle affaire, on ma remis en jugement, et pour les deux choses jai été condamné à quatre mille coups de verges et à la « section particulière ». Quand on me fit sortir pour subir ma punition dans la rue verte, on emmena le capitaine : il avait été cassé de son grade et envoyé au Caucase en qualité de simple soldat. — Au revoir, Alexandre Pétrovitch. Ne manquez pas de venir voir notre représentation.
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La fête de Noël
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Les fêtes approchaient enfin. La veille du grand jour, les forçats nallèrent presque pas au travail. Ceux qui travaillaient dans les ateliers de couture et autres sy rendirent comme à lordinaire, les derniers sen furent à la démonte, mais ils revinrent presque immédiatement à la maison de force, un à un ou par bandes ; après le dîner, personne ne travailla. Depuis le matin la majeure partie des forçats nétaient occupés que de leurs propres affaires et non de celles de ladministration : les uns sarrangeaient pour faire venir de leau-de-vie ou en commandaient encore, tandis que les autres demandaient la permission de voir leurs compères et leurs commères, ou rassemblaient les petites sommes quon leur devait pour du travail exécuté auparavant. Baklouchine et les forçats qui prenaient part au spectacle cherchaient à décider quelques-unes de leurs connaissances, presque tous brosseurs dofficiers, à leur confier les costumes qui leur étaient nécessaires.
Les uns allaient et venaient dun air affairé, uniquement parce que dautres étaient pressés et affairés ; ils navaient aucun argent à recevoir, et pourtant ils paraissaient attendre un payement ; en un mot, tout le monde était dans lexpectative dun changement, de quelque événement extraordinaire. Vers le soir, les invalides qui faisaient les commissions des forçats apportèrent toutes sortes de victuailles : de la viande, des cochons de lait, des oies. Beaucoup de détenus, même les plus simples et les plus économes, qui toute lannée entassaient leurs kopeks, croyaient de leur devoir de faire de la dépense ce jour-là et de célébrer dignement le réveillon. Le lendemain était pour les forçats une vraie fête, à laquelle ils avaient droit, une fête reconnue par la loi. Les détenus ne pouvaient être envoyés au travail ce jour-là : il ny avait que trois jours semblables dans toute lannée.
Enfin, qui sait combien de souvenirs devaient tourbillonner dans les âmes de ces réprouvés à lapproche dune pareille solennité ? Dès lenfance, le petit peuple garde vivement la mémoire des grandes fêtes. Ils devaient se rappeler avec angoisse et tourment ces jours où lon se repose des pénibles travaux au sein de la famille. Le respect des forçats pour ce jour-là avait quelque chose dimposant ; les riboteurs étaient peu nombreux, presque tout le monde était sérieux et pour ainsi dire occupé, bien quils neussent rien à faire pour la plupart. Même ceux qui se permettaient de faire bamboche conservaient un air grave... Le rire semblait interdit. Une sorte de susceptibilité intolérante régnait dans tout le bagne, et si quelquun contrevenait au repos général, même involontairement, on le remettait bien vite à sa place, en criant et en jurant ; on se fâchait, comme sil eût manqué de respect à la fête elle-même. Cette disposition des forçats était remarquable et même touchante. Outre la vénération innée quils ont pour ce grand jour, ils pressentent quen observant cette fête, ils sont en communion avec le reste du monde, quils ne sont plus tout à fait des réprouvés, perdus et rejetés par la société, puisquà la maison de force on célèbre cette réjouissance comme au dehors. Ils sentaient tout cela, je lai vu et compris moi-même.
Akim Akimytch avait aussi fait de grands préparatifs pour la fête : il navait pas de souvenirs de famille, étant né orphelin dans une maison étrangère, et entré au service dès lâge de quinze ans ; il navait jamais ressenti de grandes joies, ayant toujours vécu régulièrement, uniformément, dans la crainte denfreindre les devoirs qui lui étaient imposés. Il nétait pas non plus fort religieux, car son formalisme avait étouffé tous ses dons humains, toutes ses passions et ses penchants, bons ou mauvais. Il se préparait par conséquent à fêter Noël sans se trémousser ou sémouvoir particulièrement ; il nétait attristé par aucun souvenir chagrin et inutile ; il faisait tout avec cette ponctualité qui était suffisante pour accomplir convenablement ses devoirs ou pour célébrer une cérémonie fondée une fois pour toutes. Dailleurs, il naimait pas trop à réfléchir. Limportance du fait lui-même navait jamais effleuré sa cervelle, tandis quil exécutait les règles quon lui imposait avec une minutie religieuse. Si on lui avait ordonné le jour suivant de faire tout le contraire de ce quil avait fait la veille, il aurait obéi avec la même soumission et le même scrupule quil avait montré le jour avant. Une fois dans sa vie, une seule fois, il avait voulu agir de sa propre impulsion — et il avait été envoyé aux travaux forcés. Cette leçon navait pas été perdue pour lui. Quoiquil fût écrit quil ne devait jamais comprendre sa faute, il avait pourtant gagné à son aventure une règle de morale salutaire, — ne jamais raisonner, dans nimporte quelle circonstance, parce que son esprit nétait jamais à la hauteur de laffaire à juger. Aveuglément dévoué aux cérémonies, il regardait avec respect le cochon de lait quil avait farci de gruau et quil avait rôti lui-même (car il avait quelques connaissances culinaires), absolument comme si ce navait pas été un cochon de lait ordinaire, que lon pouvait acheter et rôtir en tout temps, mais bien un animal particulier, né spécialement pour la fête de Noël. Peut-être était-il habitué, depuis sa tendre enfance, à voir ce jour-là sur la table un cochon de lait, et en concluait-il quun cochon de lait était indispensable pour célébrer dignement la fête ; je suis certain que si, par malheur, il navait pas mangé de cette viande-là, il aurait eu un remords toute sa vie de navoir pas fait son devoir. Jusquau jour de Noël il portait sa vieille veste et son vieux pantalon, qui, malgré leur raccommodage minutieux, montraient depuis longtemps la corde. Jappris alors quil gardait soigneusement dans son coffre le nouveau costume qui lui avait été délivré quatre mois auparavant, et quil ne lavait pas touché à la seule fin de létrenner le jour de Noël. Cest ce quil fit. La veille, il sortit de son coffre les vêtements neufs, les déplia, les examina, les nettoya, souffla dessus pour enlever la poussière, et tout étant parfaitement en ordre, il les essaya préalablement. Le costume lui seyait parfaitement ; toutes les pièces étaient convenables, la veste se boutonnait jusquau cou, le collet droit et roide comme du carton maintenait le menton très haut ; la taille rappelait de loin la coupe militaire ; aussi Akim Akimytch sourit-il de satisfaction, en se tournant et retournant non sans braverie devant son tout petit miroir, orné depuis longtemps par ses soins dune bordure dorée. Seule, une agrafe de la veste semblait ne pas être à sa place : Akim Akimytch la remarqua et résolut de la changer de place ; quand il eut fini, il essaya de nouveau la veste, elle était irréprochable. Il replia alors son costume comme auparavant et, lesprit tranquille, le serra dans son coffre jusquau lendemain. Son crâne était suffisamment rasé, mais après un examen attentif, Akim Akimytch acquit la certitude quil nétait pas absolument lisse ; ses cheveux avaient imperceptiblement repoussé ; il se rendit immédiatement près du « major » pour être rasé comme il faut, à lordonnance. En réalité personne naurait songé à le regarder le lendemain, mais il agissait par acquit de conscience, afin de remplir tous ses devoirs ce jour-là. Cette vénération pour le plus petit bouton, pour la moindre torsade dépaulette, pour la moindre ganse sétait gravée dans son esprit comme un devoir impérieux, et dans son cœur, comme limage de la plus parfaite beauté que peut et doit atteindre un homme comme il faut. En sa qualité d« ancien » de la caserne, il veilla à ce quon apportât du foin et à ce quon létendît sur le plancher. La même chose se faisait dans les autres casernes. Je ne sais pas pourquoi lon jetait toujours du foin sur le sol le jour de Noël . Une fois quAkim Akimytch eut terminé son travail, il dit ses prières, sétendit sur sa couchette et sendormit du sommeil tranquille de lenfance, afin de se réveiller le plus tôt possible le lendemain. Les autres forçats firent de même, du reste. Tous les détenus se couchèrent beaucoup plus tôt que de coutume. Les travaux ordinaires furent délaissés ce soir-là ; quant à jouer aux cartes, personne naurait même osé en parler. Tout le monde attendait le matin suivant.
Il arriva enfin, ce matin ! De fort bonne heure, avant même quil fît jour, on battit la diane, et le sous-officier qui entra pour compter les forçats leur souhaita une heureuse fête. On lui répondit, dun ton affable et aimable, par un souhait semblable. Akim Akimytch et beaucoup dautres qui avaient leurs oies et leurs cochons de lait, sen furent précipitamment à la cuisine, après avoir dit leurs prières à la hâte, pour voir à quel endroit se trouvaient leurs victuailles, et comme on les rôtissait. Par les petites fenêtres de notre caserne, à moitié cachées par la neige et la glace, on voyait dans les ténèbres flamber le feu vif des deux cuisines, dont les six poêles étaient allumés. Dans la cour encore sombre, les forçats, la demi-pelisse jetée sur les épaules ou complètement vêtus, se pressaient du côté de la cuisine. Quelques-uns cependant, — en petit nombre, — avaient réussi à visiter les cabaretiers. Cétaient les plus impatients. Tout le monde se conduisait avec décence, paisiblement, beaucoup mieux quà lordinaire. On nentendait ni les querelles, ni les injures habituelles. Chacun comprenait que cétait un grand jour, une grande fête. Des forçats allaient même dans les autres casernes souhaiter une heureuse fête à leurs connaissances. Ce jour-là, il semblait quune sorte damitié existât entre eux. Je remarquerai en passant que les forçats nont presque jamais de liaisons à la maison de force, ni communes, ni particulières ; ainsi il était très rare quun forçat se liât avec un autre, comme dans le monde libre. Nous étions en général durs et secs dans nos rapports réciproques, à quelques rares exceptions près ; cétait un ton adopté une fois pour toutes. Je sortis aussi de la caserne ; il commençait à faire clair ; les étoiles pâlissaient, une légère buée congelée sélevait de terre, les spirales de fumée des cheminées montaient en tournoyant. Plusieurs détenus que je rencontrai me souhaitèrent avec affabilité une bonne fête. Je les remerciai en leur rendant leurs souhaits. De ceux-là, quelques-uns ne mavaient jamais encore adressé la parole. Près de la cuisine, un forçat de la caserne militaire, la touloupe sur lépaule, me rejoignit. Du milieu de la cour, il mavait aperçu et me criait : « Alexandre Pétrovitch ! Alexandre Pétrovitch ! » Il se hâtait en courant du côté de la cuisine. Je marrêtai pour lattendre. Cétait un jeune gars au visage rond, aux yeux doux, peu communicatif avec tout le monde ; il ne mavait pas encore parlé depuis mon entrée à la maison de force, et navait fait jusqualors aucune attention à moi je ne savais même pas comment il se nommait. Il accourut tout essoufflé, et resta planté devant moi à me regarder en souriant bêtement, mais dun air heureux.
— Que voulez-vous ? lui demandai-je non sans étonnement. Il resta devant moi souriant, à me regarder de tous ses yeux, sans toutefois entamer la conversation.
— Mais, comment donc ?... cest fête..., marmotta-t-il. Il comprit lui-même quil navait rien à me dire de plus, et me quitta pour se rendre précipitamment à la cuisine.
Je ferai la remarque quaprès cela nous ne nous rencontrâmes presque jamais, et que nous ne nous adressâmes pas la parole jusquà ma sortie de prison.
Autour des poêles flambants de la cuisine les forçats affairés se démenaient et se bousculaient. Chacun surveillait son bien, les cuisiniers préparaient lordinaire du bagne, car le dîner devait avoir lieu un peu plus tôt que de coutume. Personne navait encore mangé, du reste, bien que tous en eussent envie, mais on observait les convenances devant les autres. On attendait le prêtre, le carême ne cessait quaprès son arrivée. Il ne faisait pas encore jour que lon entendit déjà le caporal crier de derrière la porte dentrée de la prison : « Les cuisiniers ! » Ces appels se répétèrent, ininterrompus, pendant deux heures. On réclamait les cuisiniers pour recevoir les aumônes apportées de tous les coins de la ville en quantité énorme : miches de pain blanc, talmouses, échaudés, crêpes, et autres pâtisseries au beurre. Je crois quil ny avait pas une marchande ou une bourgeoise de toute la ville qui neût envoyé quelque chose aux « malheureux ». Parmi ces aumônes, il y en avait dopulentes, comme des pains de fleur de farine en assez grand nombre ; il y en avait aussi de très pauvres, une miche de pain blanc de deux kopeks et deux changhi noirs à peine enduits de crème aigre : cétait le cadeau du pauvre au pauvre, pour lequel celui-là avait dépensé son dernier kopek. Tout était accepté avec une égale reconnaissance, sans distinction de valeur ou de donateurs. Les forçats qui recevaient les dons ôtaient leurs bonnets, remerciaient en saluant les donateurs, leur souhaitaient de bonnes fêtes et emportaient laumône à la cuisine. Quand on avait rassemblé de grands tas de pains, on appelait les anciens de chaque caserne, qui partageaient le tout par égales portions entre toutes les sections. Ce partage nexcitait ni querelles ni injures, il se faisait honnêtement, équitablement. Akim Akimytch, aidé dun autre détenu, partageait entre les forçats de notre caserne le lot qui nous était échu, de sa main, et remettait à chacun de nous ce qui lui revenait. Chacun était content, pas une réclamation ne se faisait entendre, aucune envie ne se manifestait ; personne naurait eu lidée dune tromperie. Quand Akim Akimytch eut fini ses affaires à la cuisine, il procéda religieusement à sa toilette et shabilla dun air solennel, en boutonnant tous les crochets de sa veste sans en excepter un : une fois vêtu de neuf, il se mit à prier, ce qui dura assez longtemps. Beaucoup de détenus remplissaient leurs devoirs religieux, mais cétaient, pour la plupart, des gens âgés ; les jeunes ne priaient presque pas : ils se signaient tout au plus en se levant, et encore cela narrivait que les jours de fête. Akim Akimytch sapprocha de moi, une fois sa prière finie, pour me faire les souhaits dusage. Je linvitai à prendre du thé, il me rendit ma politesse en moffrant de son cochon de lait. Au bout de quelque temps Pétrof accourut pour madresser ses compliments. Je crois quil avait déjà bu, et, bien quil fût tout essoufflé, il ne me dit pas grandchose ; il resta debout devant moi pendant quelques instants et sen retourna à la cuisine. On se préparait en ce moment dans la caserne de la section militaire à recevoir le prêtre. Cette caserne nétait pas construite comme les autres ; les lits de camp étaient disposés le long de la muraille, et non au milieu de la salle comme dans toutes les autres, si bien que cétait la seule dont le milieu ne fût pas obstrué. Elle avait été probablement construite de cette façon afin quen cas de nécessité on pût réunir les forçats. On dressa une petite table au milieu de la salle ; on y plaça une image devant laquelle on alluma une petite lampe-veilleuse. Le prêtre arriva enfin avec la croix et leau bénite. Il pria et chanta devant limage, puis se tourna du côté des forçats qui, tous, les uns après les autres, vinrent baiser la croix. Le prêtre parcourut ensuite toutes les casernes, quil aspergea deau bénite ; quand il arriva à la cuisine, il vanta le pain de la maison de force qui avait de la réputation en ville ; les détenus manifestèrent aussitôt le désir de lui envoyer deux pains frais encore tout chauds, quun invalide fut chargé de lui porter immédiatement. Les forçats reconduisirent la croix avec le même respect quils lavaient accueillie ; presque tout de suite après, le major et le commandant arrivèrent. On aimait le commandant, on le respectait même. Il fit le tour des casernes en compagnie du major, souhaita un joyeux Noël aux forçats, entra dans la cuisine et goûta la soupe aux choux aigres. Elle était fameuse ce jour-là : chaque détenu avait droit à près dune livre de viande ; en outre, on avait préparé du gruau de millet, et certes le beurre ny avait pas été épargné. Le major reconduisit le commandant jusquà la porte et ordonna aux forçats de dîner. Ceux-ci sefforçaient de ne pas se trouver sous ses yeux. On naimait pas son regard méchant, toujours inquisiteur derrière ses lunettes, errant de droite et de gauche, comme sil cherchait un désordre à réprimer, un coupable à punir.
On dîna. Le cochon de lait dAkim Akimytch était admirablement rôti. Je ne pus mexpliquer comment cinq minutes après la sortie du major il y eut une masse de détenus ivres tandis quen sa présence tout le monde était encore de sang-froid. Les figures rouges et rayonnantes étaient nombreuses ; des balalaïki firent bientôt leur apparition. Le petit Polonais suivait déjà en jouant du violon un riboteur qui lavait engagé pour toute la journée et auquel il raclait des danses gaies. La conversation devint de plus en plus bruyante et tapageuse. Le dîner se termina cependant sans grands désordres. Tout le monde était rassasié. Plusieurs vieillards, des forçats sérieux, sen furent immédiatement se coucher, ce que fit aussi Akim Akimytch qui supposait probablement quon devait absolument dormir après dîner les jours de fête. Le vieux-croyant de Starodoub, après avoir quelque peu sommeillé, grimpa sur le poêle, ouvrit son livre ; il pria la journée entière et même fort tard dans la soirée, sans un instant dinterruption. Le spectacle de cette « honte » lui était pénible, comme il le disait. Tous les Tcherkesses allèrent sasseoir sur le seuil ; ils regardaient avec curiosité, mais avec une nuance de dégoût, tout ce monde ivre. Je rencontrai Nourra : « Aman, Aman, me dit-il dans un élan dhonnête indignation et en hochant la tête, — ouh ! Aman ! Allah sera fâché ! » Isaï Fomitch alluma dun air arrogant et opiniâtre une bougie dans son coin et se mit au travail, pour bien montrer quà ses yeux ce nétait pas fête. Par-ci par-là des parties de cartes sorganisaient. Les forçats ne craignaient pas les invalides, on plaça pourtant des sentinelles pour le cas où le sous-officier arriverait à limproviste, mais celui-ci sefforçait de ne rien voir. Lofficier de garde fit en tout trois rondes : les détenus ivres se cachaient vite, les jeux de cartes disparaissaient en un clin dœil ; je crois quau fond il était bien résolu à ne pas remarquer les désordres de peu dimportance. Être ivre nétait pas un méfait ce jour-là. Peu à peu tout le monde fut en gaieté. Des querelles commencèrent. Le plus grand nombre cependant était de sang-froid, en effet il y avait de quoi rire rien quà voir ceux qui étaient saouls. Ceux-là buvaient sans mesure. Gazine triomphait, il se promenait dun air satisfait près de son lit de camp, sous lequel il avait caché son eau-de-vie, enfouie à lavance sous la neige derrière les casernes, dans un endroit secret ; il riait astucieusement en voyant les consommateurs arriver en foule. Il était de sang-froid et navait rien bu du tout, car il avait lintention de bambocher le dernier jour des fêtes, quand il aurait préalablement vidé les poches des détenus. Des chansons retentissaient dans les casernes. La soûlerie devenait infernale, et les chansons touchaient aux larmes. Les détenus se promenaient par bandes en pinçant dun air crâne les cordes de leur balalaïka, la touloupe jetée négligemment sur lépaule. Un chœur de huit à dix hommes sétait même formé dans la division particulière. Ils chantaient dune façon supérieure avec accompagnement de guitares et de balalaïki. Les chansons vraiment populaires étaient rares. Je ne me souviens que dune seule, admirablement dite :
Hier, moi jeunesse
Jai été au festin...
Cest au bagne que jentendis une variante à moi inconnue auparavant. À la fin du chant étaient ajoutés quelques vers :
Chez moi jeunesse,
Tout est arrangé.
Jai lavé les cuillers,
Jai versé la soupe aux choux,
Jai gratté les poteaux de porte,
Jai cuit des pâtés.
Ce que lon chantait surtout, cétaient les chansons dites « de forçats ». Lune delles, « Il arrivait... », tout humoristique, raconte comment un homme samusait et vivait en seigneur, et comme il avait été envoyé à la maison de force. Il épiçait son « bla-manger de Chinpagne », tandis que maintenant :
On me donne des choux à leau
Que je dévore à me fendre les oreilles.
La chanson suivante, trop connue, était aussi à la mode :
Auparavant je vivais,
Gamin encore, je mamusais
Et javais mon capital...
Mon capital, gamin encore, je lai perdu
Et jen suis venu à vivre dans la captivité...
et cœtera. Seulement on ne disait pas capital chez nous, mais copital, que lon faisait dériver du verbe copit (amasser). Il y en avait aussi de mélancoliques. Lune delles, assez connue, je crois, était une vraie chanson de forçats :
La lumière céleste resplendit,
Le tambour bat la diane,
Lancien ouvre la porte,
Le greffier vient nous appeler.
On ne nous voit pas derrière les murailles
Ni comme nous vivons ici.
Dieu, le Créateur céleste, est avec nous,
Nous ne périrons pas ici... etc.
Une autre chanson encore plus mélancolique, mais dont la mélodie était superbe, se chantait sur des paroles fades et assez incorrectes. Je me rappelle quelques vers :
Mon regard ne verra plus le pays
Où je suis né ;
A souffrir des tourments immérités
Je suis condamné toute ma vie.
Le hibou pleurera sur le toit
Et fera retentir la forêt.
Jai le cœur navré de tristesse,
Je ne serai pas là-bas.
On la chante souvent, mais non pas en chœur, toujours en solo. Ainsi, quand les travaux sont finis, un détenu sort de la caserne, sassied sur le perron ; il réfléchit, son menton appuyé sur sa main, et chante en traînant sur un fausset élevé. On lécoute, et quelque chose se brise dans le cœur. Nous avions de belles voix parmi les forçats.
Cependant le crépuscule tombait. Lennui, le chagrin et labattement reparaissaient à travers livresse et la débauche. Le détenu qui, une heure avant, se tenait les côtes de rire, sanglotait maintenant dans un coin, saoûl outre mesure. Dautres en étaient déjà venus aux mains plusieurs fois ou rôdaient en chancelant dans les casernes, tout pâles, cherchant une querelle. Ceux qui avaient livresse triste cherchaient leurs amis pour se soulager et pleurer leur douleur divrogne. Tout ce pauvre monde voulait ségayer, passer joyeusement la grande fête, — mais, juste ciel ! comme ce jour fut pénible pour tous ! Ils avaient passé cette journée dans lespérance dune félicité vague qui ne se réalisait pas. Pétrof accourut deux fois vers moi : comme il navait que peu bu, il était de sang-froid, mais jusquau dernier moment, il attendit quelque chose, qui devait arriver pour sûr, quelque chose dextraordinaire, de gai et damusant. Bien quil nen dit rien, on le devinait à son regard. Il courait de caserne en caserne sans fatigue... Rien narriva, rien à part la soûlerie générale, les injures idiotes des ivrognes et un étourdissement commun de ces têtes enflammées. Sirotkine errait aussi, paré dune chemise rouge toute neuve, allant de caserne en caserne, joli garçon, comme toujours, fort propret ; lui aussi, doucement, naïvement, il attendait quelque chose. Peu à peu le spectacle devint insupportable, répugnant, à donner des nausées ; il y avait pourtant des choses visibles, mais jétais tout triste sans motif. Jéprouvais une pitié profonde pour tous ces hommes, et je me sentais comme étranglé, étouffé au milieu deux. Ici deux forçats se disputent pour savoir lequel régalera lautre. Ils discutent depuis longtemps ; ils ont failli en venir aux mains. Lun deux surtout a de vieille date une dent contre lautre : il se plaint en bégayant, et veut prouver à son camarade que celui-ci a agi injustement quand il a vendu lannée dernière une pelisse et caché largent. Et puis, il y avait encore quelque chose... Le plaignant est un grand gaillard, bien musclé, tranquille, pas bête, mais qui, lorsquil est ivre, veut se faire des amis et épancher sa douleur dans leur sein. Il injurie son adversaire en énonçant ses griefs, dans lintention de se réconcilier plus tard avec lui. Lautre, un gros homme trapu, solide, au visage rond, rusé comme un renard, avait peut-être bu plus que son camarade, mais ne paraissait que légèrement ivre. Ce forçat a du caractère et passe pour être riche ; il est probable quil na aucun intérêt à irriter son camarade, aussi le conduit-il vers un cabaretier ; lami expansif assure que ce camarade lui doit de largent et quil est tenu de linviter à boire « sil est seulement ce quon appelle un honnête homme ».
Le cabaretier, non sans quelque respect pour le consommateur et avec une nuance de mépris pour lami expansif, car celui-ci boit au compte dautrui et se fait régaler, prend une tasse et la remplit deau-de-vie.
— Non, Stepka (Étiennet), cest toi qui dois payer, parce que tu me dois de largent.
— Eh ! Je ne veux pas me fatiguer la langue à te parler, répond Stepka.
— Non, Stepka, tu mens, assure le premier, en prenant la tasse que le cabaretier lui tend — tu me dois de largent ; il faut que tu naies pas de conscience ; tiens, tes yeux mêmes ne sont pas à toi, tu les as empruntés comme tu empruntes tout. Canaille, va ! Stepka ! en un mot, tu es une canaille !
— Quas-tu à pleurnicher ? regarde, tu répands ton eau-de-vie ! Puisquon te régale, bois ! crie le cabaretier à lami expansif — je nai pas le temps dattendre jusquà demain.
— Je boirai, naie pas peur, quas-tu à crier ? Mes meilleurs souhaits à loccasion de la fête, Stépane Doroféitch ! dit celui-ci poliment en sinclinant, sa tasse à la main, du côté de Stepka, quune minute auparavant il avait traité de canaille. « Porte-toi bien et vis cent ans, sans compter ce que tu as déjà vécu ! » Il boit, grogne un soupir de satisfaction et sessuie. — En ai-je bu auparavant, de leau-de-vie ! dit-il avec un sérieux plein de gravité, en parlant à tout le monde sans sadresser à personne en particulier — mais voilà, mon temps finit. Remercie-moi, Stépane Doroféitch !
— Il ny a pas de quoi.
— Ah ! tu ne veux pas me remercier, alors je raconterai à tout le monde ce que tu mas fait ; outre que tu es une grande canaille, je te dirai...
— Eh bien, voilà ce que je te dirai, vilain museau divrogne ! interrompt Stepka qui perd enfin patience. Écoute et fais bien attention, partageons le monde en deux, prends-en une moitié et moi lautre, et laisse-moi tranquille.
— Ainsi tu ne me rendras pas mon argent.
— Quel argent veux-tu encore, soûlard ?
— Quand tu... me le rendras dans lautre monde, eh bien, je ne le prendrai pas. Notre argent, cest la sueur de notre front, cest le calus que nous avons aux mains. Tu ten repentiras dans lautre monde, tu rôtiras pour ces cinq kopeks.
— Va-ten au diable !
— Quas-tu à me talonner ? Je ne suis pas un cheval.
— File ! allons, file !
— Canaille !
— Forçat !
Et voilà les injures qui pleuvent, plus fort encore quavant la régalade.
Deux amis sont assis séparément sur deux lits de camp, lun est de grande taille, vigoureux, charnu, un vrai boucher : son visage est rouge. Il pleure presque, car il est très ému. Lautre, vaniteux, fluet, mince, avec un grand nez qui a toujours lair dêtre enrhumé et de petits yeux bleus fixés en terre. Cest un homme fin et bien élevé, il a été autrefois secrétaire et traite son ami avec un peu de dédain, ce qui déplaît à son camarade. Ils avaient bu ensemble toute la journée.
— Il a pris une liberté avec moi ! crie le plus gros, en secouant fortement de sa main gauche la tête de son camarade. « Prendre une liberté » signifie frapper. Ce forçat, ancien sous-officier, envie secrètement la maigreur de son voisin ; aussi luttent-ils de recherche et délégance dans leurs conversations.
— Je te dis que tu as tort... dit dun ton dogmatique le secrétaire, les yeux opiniâtrement fixés en terre dun air grave, et sans regarder son interlocuteur.
— Il ma frappé, entends-tu ! continue lautre en tiraillant encore plus fort son cher ami. — Tu es le seul homme qui me reste ici-bas, entends-tu ! Aussi je te le dis : il a pris une liberté.
— Et je te répéterai quune disculpation aussi piètre ne peut que te faire honte, mon cher ami ! réplique le secrétaire dune voix grêle et polie — avoue plutôt, cher ami, que toute cette soûlerie provient de ta propre inconstance.
Lami corpulent trébuche en reculant, regarde bêtement de ses yeux ivres le secrétaire satisfait, et tout à coup il assène de toutes ses forces son énorme poing sur la figure maigrelette de celui-ci. Ainsi se termine lamitié de cette journée. Le cher ami disparaît sous les lits de camp, éperdu...
Une de mes connaissances entre dans notre caserne, cest un forçat de la section particulière, extrêmement débonnaire et gai, un garçon qui est loin dêtre bête, très simple et railleur sans méchante intention : cest précisément celui qui, lors de mon arrivée à la maison de force, cherchait un paysan riche, déclarait quil avait de lamour-propre et avait fini par boire mon thé. Il avait quarante ans, une lèvre énorme, un gros nez charnu et bourgeonné. Il tenait une balalaïka, dont il pinçait négligemment les cordes ; un tout petit forçat à grosse tête, que je connaissais très peu, auquel du reste personne ne faisait attention, le suivait comme son ombre. Ce dernier était étrange, défiant, éternellement taciturne et sérieux ; il travaillait dans latelier de couture et sefforçait de vivre solitaire, sans se lier avec personne, Maintenant quil était ivre, il sétait attaché à Varlamof comme son ombre, et le suivait, excessivement ému, en gesticulant, en frappant du poing la muraille et les lits de camp : il pleurait presque. Varlamof ne le remarquait pas plus que sil neût pas existé. Le plus curieux, cest que ces deux hommes ne se ressemblaient nullement ; ni leurs occupations, ni leurs caractères nétaient communs. Ils appartenaient à des sections différentes et demeuraient dans des casernes séparées. On appelait ce petit forçat : Boulkine.
Varlamof sourit en me voyant assis à ma place près du poêle. Il sarrêta à quelques pas de moi, réfléchit un instant, tituba et vint de mon côté à pas inégaux, en se déhanchant crânement ; il effleura les cordes de son instrument et fredonna en frappant légèrement le sol de sa botte sur un ton de récitatif :
Ma chérie
A la figure pleine et blanche
Chante comme une mésange ;
Dans sa robe de satin
A la brillante garniture
Elle est très belle.
Cette chanson mit Boulkine hors de lui, car il agita ses bras, et cria en sadressant à tout le monde :
— Il ment, frères, il ment comme un arracheur de dents. Il ny a pas une ombre de vérité dans tout ce quil dit.
— Mes respects au vieillard Alexandre Pétrovitch ! fit Varlamof en me regardant avec un rire fripon ; je crois même quil voulait membrasser. Il était gris. Quant à lexpression « Mes respects au vieillard un tel », elle est employée par le menu peuple de toute la Sibérie, même en sadressant à un homme de vingt ans. Le mot de « vieillard » marque du respect, de la vénération ou de la flatterie, et sapplique à quelquun dhonorable, de digne.
— Eh bien, Varlamof, comment vous portez-vous ?
— Couci-couça ! tout à la douce. Qui est vraiment heureux de la fête, est ivre depuis le grand matin. Excusez-moi ! Varlamof parlait en traînant.
— Il ment, il ment de nouveau ! fit Boulkine en frappant les lits de camp dans une sorte de désespoir. On aurait juré que Varlamof avait donné sa parole dhonneur de ne pas faire attention à celui-ci, cétait précisément ce quil y avait de plus comique, car Boulkine ne quittait pas Varlamof dune semelle depuis le matin, sans aucun motif, simplement parce que celui-ci « mentait » à ce quil lui semblait. Il le suivait comme son ombre, lui cherchait chicane pour chaque mot, se tordait les mains, battait des poings contre la muraille et sur les lits de planche, à en saigner, et souffrait, souffrait visiblement de la conviction quil avait que Varlamof « mentait comme un arracheur de dents ». Sil avait eu des cheveux sur la tête, il se les serait certainement arrachés dans sa douleur, dans sa mortification profonde. On aurait pu croire quil avait pris lengagement de répondre des actions de Varlamof, et que tous les défauts de celui-ci bourrelaient sa conscience. Lamusant était que le forçat continuait à ne pas remarquer la comédie de Boulkine.
— Il ment ! il ment !! il ment !!! Rien de vraisemblable !... criait Boulkine.
— Quest-ce que ça peut bien te faire ? répondirent les forçats en riant.
— Je vous dirai, Alexandre Pétrovitch, que jétais très joli garçon quand jétais jeune et que les filles maimaient beaucoup, beaucoup... fit brusquement Varlamof de but en blanc.
— Il ment ! Le voilà qui ment encore ! linterrompit Boulkine en poussant un gémissement. Les forçats éclatèrent de rire.
— Et moi, je faisais le beau devant elles ; javais une chemise rouge, des pantalons larges, en peluche, je me couchais quand je voulais, comme le comte de la Bouteille ; en un mot, je faisais tout ce que je pouvais seulement désirer.
— Il ment ! déclare résolument Boulkine.
— Javais alors hérité de mon père une maison de pierre, à deux étages. Eh bien, en deux ans, jai mis bas les deux étages, il mest resté tout juste une porte cochère sans colonnes ni montants. Que voulez-vous ? largent, cest comme les pigeons, il arrive et puis il senvole.
— Il ment ! déclare Boulkine plus résolument encore...
— Alors, quand je suis arrivé, au bout de quelques jours, jai envoyé une pleurarde (lettre) à ma parenté pour quils mexpédient de largent. Parce quon disait que javais agi contre la volonté de mes parents, jétais irrespectueux. Voilà tantôt sept ans que je lai envoyée, ma lettre !
— Et pas de réponse ? demandai-je en souriant.
— Eh non ! fit-il en riant lui aussi et en approchant toujours plus son nez de mon visage. — Jai ici une amoureuse, Alexandre Pétrovitch !...
— Vous ? une amoureuse ?
— Onuphrief disait, il ny a pas longtemps : La mienne est grêlée, laide tant que tu voudras, mais elle a beaucoup de robes ; tandis que la tienne est jolie, mais cest une mendiante, elle porte la besace.
— Est-ce vrai ?
— Parbleu ! elle est mendiante ! dit-il. Il pouffait de rire sans bruit, tout le monde rit aussi. Chacun savait, en effet, quil était lié avec une mendiante à laquelle il donnait en tout dix kopeks chaque six mois,
— Eh bien ! que me voulez-vous ? lui demandai-je, car je désirais men débarrasser.
Il se tut, me regarda en faisant la bouche en cœur, et me dit tendrement :
— Ne moctroierez-vous pas pour cette cause de quoi boire un demi-litre ? Je nai bu que du thé aujourdhui de toute la journée, ajouta-t-il dun ton gracieux, en prenant largent que je lui donnai, et voyez-vous, ce thé me tracasse tellement que jen deviendrai asthmatique ; jai le ventre qui me grouille... comme une bouteille deau !
Comme il prenait largent que je lui tendis, le désespoir moral de Boulkine ne connut plus de limites ; il gesticulait comme un possédé.
— Braves gens ! cria-t-il à toute la caserne ahurie, le voyez-vous ? Il ment ! Tout ce quil dit, tout, tout est mensonge.
— Quest-ce que ça peut te faire ? lui crièrent les forçats qui sétonnaient de son emportement, tu es absurde !
— Je ne lui permettrai pas de mentir, continua Boulkine en roulant ses yeux et en frappant du poing de toutes ses forces sur les planches, je ne veux pas quil mente !
Tout le monde rit. Varlamof me salue après avoir pris largent, et se hâte, en faisant des grimaces, daller chez le cabaretier. Il remarqua seulement alors Boulkine.
— Allons ! lui dit-il en sarrêtant sur le seuil de la caserne, comme si ce dernier lui était indispensable pour lexécution dun projet.
— Pommeau ! ajouta-t-il avec mépris en faisant passer Boulkine devant lui ; il recommença à tourmenter les cordes de sa balalaïka.
À quoi bon décrire cet étourdissement ! Ce jour suffocant sachève enfin. Les forçats sendorment lourdement sur leurs lits de camp. Ils parlent et délirent pendant leur sommeil encore plus que les autres nuits. Par-ci par-là on joue encore aux cartes. La fête, si impatiemment et si longuement attendue, est écoulée. Et demain, de nouveau le labeur quotidien, de nouveau aux travaux forcés...
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XI
La représentation
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Le soir du troisième jour des fêtes eut lieu la première représentation de notre théâtre. Les tracas navaient pas manqué pour lorganiser, mais les acteurs en avaient pris sur eux tout le souci, aussi les autres forçats ne savaient-ils pas où en était le futur spectacle, ni ce qui se faisait. Nous ne savions pas même au juste ce que lon représenterait. — Les acteurs, pendant ces trois jours, en allant au travail, singéniaient à rassembler le plus de costumes possible. Chaque fois que je rencontrais Baklouchine, il faisait craquer ses doigts de satisfaction, mais ne me communiquait rien. Je crois que le major était de bonne humeur. Nous ignorions du reste entièrement sil avait eu veut du spectacle, sil lavait autorisé ou sil avait résolu de se taire et de fermer les yeux sur les fantaisies des forçats, après sêtre assuré que tout se passerait le plus convenablement possible. Je crois quil avait entendu parler de la représentation, mais quil ne voulait pas sen mêler, parce quil comprenait que tout irait peut-être de travers, sil linterdisait ; les soldats feraient les mutins ou senivreraient, il valait donc bien mieux quils soccupassent de quelque chose. Je prête ce raisonnement au major, uniquement parce que cest le plus naturel. On peut même dire que si les forçats navaient pas eu de théâtre pendant les fêtes ou quelque chose dans ce genre, il aurait fallu que ladministration organisât une distraction quelconque. Mais comme notre major se distinguait par des idées directement opposées à celles du reste du genre humain, on conçoit que je prends sur moi une grande responsabilité en affirmant quil avait eu connaissance de notre projet et quil lautorisait. Un homme comme lui devait toujours écraser, étouffer quelquun, enlever quelque chose, priver dun droit, en un mot mettre partout de lordre. Sous ce rapport il était connu de toute la ville. Il lui était parfaitement égal que ces vexations causassent des rébellions. Pour ces délits on avait des punitions (il y a des gens qui raisonnent comme notre major) ; avec ces coquins de forçats on ne devait employer quune sévérité impitoyable et sen tenir à lapplication absolue de la loi — et voilà tout. Ces incapables exécuteurs de la loi ne comprennent nullement quappliquer la loi sans en comprendre lesprit, mène tout droit aux désordres. — « La loi le dit, que voulez-vous de plus ? » Ils sétonnent même sincèrement quon exige deux, outre lexécution de la loi, du bon sens et une tête saine. La dernière condition surtout leur parait superflue, elle est pour eux dun luxe révoltant, cela leur semble une vexation, de lintolérance.
Quoi quil en soit, le sergent-major ne sopposa pas à lorganisation du spectacle, et cest tout ce quil fallait aux forçats. Je puis dire en toute vérité que si pendant toutes les fêtes il ne se produisit aucun désordre grave dans la maison, ni querelles sanglantes, ni vol, il faut lattribuer à lautorisation quavaient reçue les forçats dorganiser leur représentation. Jai vu de mes yeux comment ils faisaient disparaître ceux de leurs camarades qui avaient trop bu, comme ils empêchaient les rixes, sous prétexte quon défendrait le théâtre. Le sous-officier demanda aux détenus leur parole dhonneur quils se conduiraient bien et que tout se passerait tranquillement. Ceux-ci y consentirent avec joie et tinrent religieusement leur promesse : cela les flattait fort quon crût en leur parole dhonneur. Ajoutons que cette représentation ne coûtait rien, absolument rien à ladministration ; elle navait pas de dépenses à faire. Les places navaient pas été marquées à lavance, car le théâtre se montait et se démontait en moins dun quart dheure. Le spectacle devait durer une heure et demie et dans le cas où lordre de cesser la représentation serait arrivé à limproviste, les décorations auraient disparu en un clin dœil. Les costumes étaient cachés dans les coffres des forçats. Avant tout je dirai comment notre théâtre était construit, quels étaient les costumes, et je parlerai de laffiche, cest à dire des pièces que lon se proposait de jouer.
À vrai dire, il ny avait pas daffiche écrite, on nen fit que pour la seconde et la troisième représentation. Baklouchine la composa pour MM. Les officiers et autres nobles visiteurs qui daignaient honorer le spectacle de leur présence, à savoir lofficier de garde qui vint une fois, puis lofficier de service préposé aux gardes, enfin un officier du génie ; cest en lhonneur de ces nobles visiteurs que laffiche fut écrite.
On supposait que la renommée de notre théâtre sétendrait au loin dans la forteresse et même en ville, dautant plus quil ny avait aucun théâtre à N... ; des représentations damateurs et rien de plus. Les forçats se réjouissaient du moindre succès, comme de vrais enfants, ils se vantaient. « Qui sait — se disait-on — il se peut que les chefs apprennent cela, et quils viennent voir ; cest alors quils sauraient ce que valent les forçats, car ce nest pas une représentation donnée par les soldats, avec des bateaux flottants, des ours et des boucs, mais bien des acteurs, de vrais acteurs qui jouent des comédies faites pour les seigneurs ; dans toute la ville, il ny a pas un théâtre pareil ! Le général Abrocimof a eu une représentation chez lui, à ce quon dit, il y en aura encore une, eh bien ! quils nous dament le pion avec leur costume, cest possible ! quant à la conversation, cest une chose à voir ! Le gouverneur lui-même peut en entendre parler — et qui sait ? il viendra peut-être. Ils nont pas de théâtre, en ville !... »
En un mot, la fantaisie des forçats, surtout après le premier succès, alla presque jusquà simaginer quon leur distribuerait des récompenses ou quon diminuerait le chiffre des travaux forcés, linstant daprès ils étaient les premiers à rire de bon cœur de leurs imaginations. En un mot, cétaient des enfants, de vrais enfants, bien quils eussent quarante ans. Je connaissais en gros le sujet de la représentation que lon se proposait de donner, bien quil ny eût pas daffiche. Le titre de la première pièce était : Philatka et Mirochka rivaux. Baklouchine se vantait devant moi, une semaine au moins à lavance, que le rôle de Philatka quil sétait adjugé serait joué de telle façon quon navait rien vu de pareil, même sur les scènes pétersbourgeoises. Il se promenait dans les casernes gonflé dimportance, effronté, lair bonhomme malgré tout ; sil lui arrivait de dire quelques bouts de son rôle « à la théâtrale », tout le monde éclatait de rire, que le fragment fut amusant ou non, on riait parce quil sétait oublié. Il faut avouer que les forçats savaient se contenir et garder leur dignité ; pour senthousiasmer des tirades de Baklouchine, il ny avait que les plus jeunes... gens sans fausse honte, ou bien les plus importants, ceux dont lautorité était si solidement établie quils navaient pas peur dexprimer nettement leurs sensations, quelles quelles fussent. Les autres écoutaient silencieux les bruits et les discussions, sans blâmer ni contredire, mais ils sefforçaient de leur mieux de se comporter avec indifférence et dédain envers le théâtre. Ce ne fut quau dernier moment, le jour même de la représentation, que tout le monde sintéressa à ce quon verrait, à ce que feraient nos camarades. On se demandait ce que pensait le major. Le spectacle réussirait-il comme celui dil y a deux ans ? etc. Baklouchine massura que tous les acteurs étaient « parfaitement à leur place », et quil y aurait même un rideau. Le rôle de Philatka serait rempli par Sirotkine. — Vous verrez comme il est bien en habit de femme, disait-il eu clignant de lœil et en faisant claquer sa langue contre son palais. La propriétaire bienfaisante devait avoir une robe avec des falbalas et des volants, une ombrelle, tandis que le propriétaire portait un costume dofficier avec des aiguillettes et une canne à la main. La pièce dramatique qui devait être jouée en second lieu portait le titre de Kedril le glouton. Ce titre mintrigua fort, mais jeus beau faire des questions, je ne pus rien apprendre à lavance. Je sus seulement que cette pièce nétait pas imprimée ; cétait une copie manuscrite, que lon tenait dun sous-officier en retraite du faubourg, lequel avait pour sûr participé autrefois à sa représentation sur une scène militaire quelconque. Nous avons en effet, dans les villes et les gouvernements éloignés, nombre de pièces de ce genre qui, je crois, sont parfaitement ignorées et nont jamais été imprimées, mais qui ont apparu delles-mêmes au temps voulu pour défrayer le théâtre populaire dans certaines zones de la Russie.
Jai dit « théâtre populaire » il serait très bon que nos investigateurs de la littérature populaire soccupassent de faire de soigneuses recherches sur ce théâtre, qui existe, et qui peut-être nest pas si insignifiant quon le pense. Je ne puis croire que tout ce que jai vu dans notre maison de force fût lœuvre de nos forçats. Il faut pour cela des traditions antérieures, des procédés établis et des notions transmises de génération en génération. Il faut les chercher parmi les soldats, les ouvriers de fabrique, dans les villes industrielles et même chez les bourgeois de certaines pauvres petites villes ignorées. Ces traditions se sont conservées dans certains villages et dans des chefs-lieux de gouvernement, chez la valetaille de quelques grandes propriétés foncières. Je crois même que les copies de beaucoup de vieilles pièces se sont multipliées, précisément grâce à cette valetaille de hobereaux. Les anciens propriétaires et les seigneurs moscovites avaient leurs propres théâtres sur lesquels jouaient leurs serfs. Cest de là que provient notre théâtre populaire, dont les marques dorigine sont indiscutables. Quant à Kedril le glouton, malgré ma vive curiosité, je ne pus rien en savoir, si ce nest que les démons apparaissaient sur la scène et emportaient Kedril en enfer. Mais que signifiait ce nom de Kedril ? pourquoi sappelait-il Kedril, et non Cyrille ? Laction était-elle russe ou étrangère ? je ne pus pas tirer au clair cette question. On annonçait que la représentation se terminerait par une « pantomime en musique ». Tout cela promettait dêtre fort curieux. Les acteurs étaient au nombre de quinze, tous gens vifs et décidés. Ils se donnaient beaucoup de mouvement, multipliaient les répétitions, qui avaient lieu quelquefois derrière les casernes, se cachaient, prenaient des airs mystérieux. En un mot, ou voulait nous surprendre par quelque chose dextraordinaire et dinattendu.
Les jours de travail, on fermait les casernes de très bonne heure, à la nuit tombante, mais on faisait une exception pour les fêtes de Noël ; alors on ne mettait les cadenas aux portes quà la retraite du soir (neuf heures). Cette faveur avait été accordée spécialement en vue du spectacle. Pendant tout le temps des fêtes, chaque soir, on envoyait une députation prier très humblement lofficier de garde de « permettre la représentation et ne pas fermer encore la maison de force », en ajoutant quil y avait eu représentation la veille, et que pourtant il ne sétait produit aucun désordre. Lofficier de garde faisait le raisonnement suivant : Il ny avait eu aucun désordre, aucune infraction à la discipline le jour du spectacle, et du moment quils donnaient leur parole que la soirée daujourdhui se passerait de la même manière, cest quils feraient leur police eux-mêmes ; ce serait la plus rigoureuse de toutes. En outre, il savait bien que sil sétait avisé de défendra la représentation, ces gaillards (qui peut savoir, des forçats !) auraient pu faire encore des sottises, qui mettraient dans lembarras les officiers de garde. Enfin une dernière raison lengageait à donner son consentement : monter la garde est horriblement ennuyeux ; en autorisant la comédie, il avait sous la main un spectacle donné non plus par des soldats, mais par des forçats, gens curieux ; ce serait à coup sur intéressant, et il avait tout droit dy assister.
Dans le cas où lofficier de service arriverait et demanderait lofficier de garde, on lui répondrait que ce dernier était allé compter les forçats et fermer les casernes ; réponse exacte et justification aisée. Voilà pourquoi nos surveillants autorisèrent le spectacle pendant toute la durée des fêtes ; les casernes ne se fermèrent chaque soir quà la retraite. Les forçats savaient davance que la garde ne sopposerait pas à leur projet ; ils étaient tranquilles de ce côté là.
Vers six heures Pétrof vint me chercher, et nous nous rendîmes ensemble dans la salle de spectacle. Presque tous les détenus de notre caserne y étaient, à lexception du vieux-croyant de Tchernigof et des Polonais. Ceux-ci ne se décidèrent à assister au spectacle que le jour de la dernière représentation, le 4 janvier, et encore quand on les eut convaincus que tout était convenable, gai et tranquille. Le dédain des Polonais irritait nos forçats, aussi furent-ils reçus très poliment le 4 janvier ; on les fit asseoir aux meilleures places. Quant aux Tcherkesses et à Isaï Fomitch, la comédie était pour eux une véritable réjouissance. Isaï Fomitch donna chaque fois trois kopeks : le dernier jour, il posa dix kopeks sur lassiette ; la félicité se peignait sur son visage. Les acteurs avaient décidé que chaque spectateur donnerait ce quil voudrait. La recette devait servir à couvrir les dépenses et « donner du montant » aux acteurs. Pétrof massura quon me laisserait occuper une des premières places, si plein que fût le théâtre, dabord parce quétant plus riche que les autres, il y avait des chances pour que je donnasse plus, et puis, parce que je my connaissais mieux, que personne. Sa prévision se réalisa. Je décrirai préalablement la salle et la construction du théâtre.
La caserne de la section militaire qui devait servir de salle de spectacle avait quinze pas de long. De la cour, on entrait par un perron dans une antichambre, et de là, dans la caserne elle-même. Cette longue caserne était de construction particulière, comme je lai dit plus haut : les lits de camp, rangés contre la muraille, laissaient un espace vide au milieu de la chambre. La première moitié de la caserne était destinée aux spectateurs, tandis que la seconde, qui communiquait avec un autre bâtiment, formait la scène. Ce qui métonna dès mon entrée, ce fut le rideau, qui coupait la caserne en deux sur une longueur de dix pas. Cétait une merveille dont on pouvait sétonner à juste titre ; il était peint avec des couleurs à lhuile, et représentait des arbres, des tonnelles, des étangs, des étoiles. Il se composait de toiles neuves et vieilles données par les forçats : chemises, bandelettes qui tiennent lieu de bas à nos paysans, tout cela cousu tant bien que mal et formant un immense drap ; où la toile avait manqué, on lavait remplacée par du papier, mendié feuille à feuille dans les diverses chancelleries et secrétaireries. Nos peintres (au nombre desquels se trouvait notre Brulof) lavaient décoré tout entier, aussi leffet était-il remarquable. Ce luxueux appareil réjouissait les forçats, même les plus mornes et les plus exigeants ; du reste ceux-ci, une fois le spectacle commencé, se montrèrent tous de vrais enfants, ni plus ni moins que les impatients et les enthousiastes. Tous étaient contents, avec un sentiment de vanité. Léclairage consistait en quelques chandelles coupées en petits bouts. On avait apporté de la cuisine deux bancs, placés devant le rideau, ainsi que trois on quatre chaises empruntées à la chambre des sous-officiers. Elles avaient été mises là pour le cas où les officiers supérieurs assisteraient au spectacle. Quant aux bancs, ils étaient destinés aux sous-officiers, aux secrétaires du génie, aux directeurs des travaux, à tous les chefs immédiats des forçats qui navaient pas le grade dofficiers, et qui viendraient peut-être jeter un coup dœil sur le théâtre. En effet, les visiteurs ne manquèrent pas ; suivant les jours, ils vinrent en plus ou moins grand nombre, mais pour la dernière représentation, il ne restait pas une seule place inoccupée sur les bancs. Derrière se pressaient les forçats, debout et tête nue, par respect pour les visiteurs, en veste ou en pelisse courte, malgré la chaleur suffocante de la salle. Comme on pouvait sy attendre, le local était trop exigu pour tous les détenus ; entassés les uns sur les autres, surtout dans les derniers rangs, ils avaient encore occupé les lits de camp, les coulisses ; il y avait même des amateurs qui disparaissaient constamment derrière la scène, dans lautre caserne, et qui regardaient le spectacle de la coulisse du fond. On nous fit passer en avant, Pétrof et moi, tout près des bancs, doù lon voyait beaucoup mieux que du fond de la salle. Jétais pour eux un bon juge, un connaisseur qui avait vu bien dautres théâtres : les forçats avaient remarqué que Baklouchine sétait souvent concerté avec moi et quil avait témoigné de la déférence pour mes conseils, ils estimaient quon devait par conséquent me faire honneur et me donner une des meilleures places. Ces hommes sont vaniteux, légers, mais cest à la surface. Ils se moquaient de moi au travail, car jétais un piètre ouvrier. Almazof avait le droit de nous mépriser, nous autres gentilshommes, et de se vanter de son adresse à calciner lalbâtre ; ces railleries et ces vexations avaient pour motif notre origine, car nous appartenions par notre naissance à la caste de ses anciens maîtres, dont il ne pouvait conserver un bon souvenir. Mais ici, au théâtre, ces mêmes hommes me faisaient place, car ils savouaient que jétais plus entendu en cette matière queux-mêmes. Ceux mêmes qui nétaient pas bien disposés à mon égard désiraient mentendre louer leur théâtre et me cédaient le pas sans la moindre servilité. Jen juge maintenant par mon impression dalors. Je compris que dans cette décision équitable, il ny avait aucun abaissement de leur part, mais bien plutôt le sentiment de leur propre dignité. Le trait le plus caractéristique de notre peuple, cest sa conscience et sa soif de justice. Pas de fausse vanité, de sot orgueil à briguer le premier rang sans y avoir des titres, — le peuple ne connaît pas ce défaut. Enlevez-lui son écorce grossière ; vous apercevrez, en létudiant sans préjugés, attentivement et de près, des qualités dont vous ne vous seriez jamais douté. Nos sages nont que peu de chose à apprendre à notre peuple ; je dirai même plus, ce sont eux au contraire qui doivent apprendre à son école.
Pétrof mavait dit naïvement, quand il memmena au spectacle, quon me ferait passer devant parce que je donnerais plus dargent. Les places navaient pas de prix fixe ; chacun donnait ce quil voulait et ce quil pouvait. Presque tous déposèrent une pièce de monnaie sur lassiette quand on fit la quête. Même si lon meût laissé passer devant dans lespérance que je donnerais plus quun autre, ny avait-il pas là encore un sentiment profond de dignité personnelle ? « Tu es plus riche que moi, va-ten au premier rang ; nous sommes tous égaux, ici, cest vrai, mais tu payes plus, par conséquent un spectateur comme toi fait plaisir aux acteurs ; — occupe la première place, car nous ne sommes pas ici pour notre argent, nous devons nous classer nous-mêmes ! » Quelle noble fierté dans cette façon dagir ! Ce nest plus le culte de largent qui est tout, mais en dernière analyse le respect de soi-même. On nestimait pas trop la richesse chez nous. Je ne me souviens pas que lun de nous se soit jamais humilié pour avoir de largent, même si je passe en revue toute la maison de force. On me quémandait, mais par polissonnerie, par friponnerie, plutôt que dans lespoir du bénéfice lui-même ; cétait un trait de bonne humeur, de simplicité naïve. Je ne sais pas si je mexprime clairement. Jai oublié mon théâtre, jy reviens.
Avant le lever du rideau, la salle présentait un spectacle étrange et animé. Dabord la cohue pressée, foulée, écrasée de tous côtés, mais impatiente, attendant, le visage resplendissant, le commencement de la représentation. Aux derniers rangs grouillait une masse confuse de forçats : beaucoup dentre eux avaient apporté de la cuisine des bûches quils dressaient contre la muraille et sur lesquelles ils grimpaient ; ils passaient deux heures entières dans cette position fatigante, saccotant des deux mains sur les épaules de leurs camarades, parfaitement contents deux-mêmes et de leur place. Dautres arc-boutaient leurs pieds contre le poêle, sur la dernière marche, et restaient tout le temps de la représentation, soutenus par ceux qui se trouvaient devant eux, au fond, près de la muraille. De côté, massée sur des lits de camp, se trouvait aussi une foule compacte, car cétaient là les meilleures places. Cinq forçats, les mieux partagés, sétaient hissés et couchés sur le poêle, doù ils regardaient en bas : ceux-là nageaient dans la béatitude. De lautre côté, fourmillaient les retardataires qui navaient pas trouvé de bonnes places. Tout le monde se conduisait décemment et sans bruit. Chacun voulait se montrer avantageusement aux seigneurs qui nous visitaient. Lattente la plus naïve se peignait sur ces visages rouges et humides de sueur, par suite de la chaleur étouffante. Quel étrange reflet de joie enfantine, de plaisir gracieux et sans mélange, sur ces figures couturées, sur ces fronts et ces joues marqués, sombres et mornes auparavant, et qui brillaient parfois dun feu terrible ! Ils étaient tous sans bonnets ; comme jétais à droite, il me semblait que leurs têtes étaient entièrement rasées. Tout à coup, sur la scène, on entend du bruit, un vacarme... Le rideau va se lever. Lorchestre joue... Cet orchestre mérite une mention. Sept musiciens sétaient placés le long des lits de camp : il y avait là deux violons (lun deux était la propriété dun détenu ; lautre avait été emprunté hors de la forteresse ; les artistes étaient des nôtres), trois balalaïki — faites par les forçats eux-mêmes, deux guitares et un tambour de basque qui remplaçait la contre-basse. Les violons ne faisaient que gémir et grincer, les guitares ne valaient rien ; en revanche les balalaïki étaient remarquables. Lagilité des doigts des artistes aurait fait honneur au plus habile prestidigitateur. Ils ne jouaient guère que des airs de danses : aux passages les plus entraînants, ils frappaient brusquement du doigt sur la planchette de leurs instruments : le ton, le goût, lexécution, le rendu du motif, tout était original, personnel. Un des guitaristes possédait à fond son instrument. Cétait le gentilhomme qui avait tué son père. Quant au tambour de basque, il exécutait littéralement des merveilles ; ainsi il faisait tourner le disque sur un doigt ou traînait son pouce sur la peau dâne, on entendait alors des coups répétés, clairs, monotones, qui soudain se brisaient et rejaillissaient en une multitude innombrable de petites notes sourdes, chuchotantes et rebondissantes. Deux harmonicas se joignirent enfin à cet orchestre. Vraiment, je navais jusqualors aucune idée du parti quon peut tirer de ces instruments populaires, si grossiers : je fus étonné ; lharmonie, le jeu, mais surtout lexpression, la conception même du motif étaient supérieurement rendus. Je compris parfaitement alors, — et pour la première fois, — la hardiesse souveraine et le fol abandon de soi-même qui se trahissent dans nos airs de danses populaires et dans nos chansons de cabaret. — Le rideau se leva enfin. Chacun fit un mouvement, ceux qui se trouvaient dans le fond se dressèrent sur la pointe des pieds ; quelquun tomba de sa bûche ; tous ouvrirent la bouche et écarquillèrent les yeux : un silence parfait régnait dans toute la salle... La représentation commença.
Jétais assis non loin dAléi, qui se trouvait au milieu du groupe que formaient ses frères et les autres Tcherkesses. Ils étaient passionnés pour le théâtre et y assistaient chaque soir. Jai remarqué que tous les musulmans, Tartares, etc., sont grands amateurs de spectacles de tout genre. Près deux resplendissait Isaï Fomitch ; dès le lever du rideau, il était tout oreilles et tout yeux ; son visage exprimait une attente très avide de miracles et de jouissances. Jaurais été désolé de voir son espérance trompée. La charmante figure dAléi brillait dune joie si enfantine, si pure, que jétais tout gai rien quen la regardant ; involontairement, chaque fois quun rire général faisait écho à une réplique amusante, je me tournais de son côté pour voir son visage. Il ne me remarquait pas ; il avait bien autre chose à faire que de penser à moi ! Près de ma place, à gauche, se trouvait un forçat déjà âgé, toujours sombre, mécontent et grondeur ; lui aussi avait remarqué Aléi, et je vis plus dune fois comme il jetait sur lui des regards furtifs en souriant à demi, tant le jeune Tcherkesse était charmant ! Ce détenu lappelait toujours « Aléi Sémionytch », sans que je susse pourquoi. — On avait commencé par Philatka et Mirochka. Philatka (Baklouchine) était vraiment merveilleux. Il jouait son rôle à la perfection. On voyait quil avait pesé chaque phrase, chaque mouvement. Il savait donner au moindre mot, au moindre geste, un sens, qui répondait parfaitement au caractère de son personnage. Ajoutez à cette étude consciencieuse une gaieté non feinte, irrésistible, de la simplicité, du naturel ; si vous aviez vu Baklouchine, vous auriez certainement convenu que cétait un véritable acteur, un acteur de vocation et de grand talent. Jai vu plus dune fois Philatka sur les scènes de Pétersbourg et de Moscou, mais je laffirme, pas un artiste des capitales nétait à la hauteur de Baklouchine dans ce rôle. Cétaient des paysans de nimporte quel pays, et non de vrais moujiks russes ; leur désir de représenter des paysans était trop apparent. Lémulation excitait Baklouchine, car on savait que le forçat Potsieikine devait jouer le rôle de Kedril dans la seconde pièce ; je ne sais pourquoi, on croyait que ce dernier aurait plus de talent que Baklouchine. Celui-ci souffrait de cette préférence comme un enfant. Combien de fois nétait-il pas venu vers moi ces derniers jours, pour épancher ses sentiments ! Deux heures avant la représentation, il était secoué par la fièvre. Quand on éclatait de rire et quon lui criait — Bravo ! Baklouchine ! tu es un gaillard ! sa figure resplendissait de bonheur, et une vraie inspiration brillait dans ses yeux. La scène des baisers entre Kirochka et Philatka, où ce dernier crie à la fille : « Essuie-toi » et sessuie lui-même, fut dun comique achevé. Tout le monde éclata de rire. Ce qui mintéressait le plus, cétaient les spectateurs ; tous sétaient déroidis et sabandonnaient franchement à leur joie. Les cris dapprobation retentissaient de plus en plus nourris. Un forçat poussait du coude son camarade et lui communiquait à la hâte ses impressions, sans même sinquiéter de savoir qui était à côté de lui. Lorsquune scène comique commençait, on voyait un autre se retourner vivement en agitant les bras, comme pour engager ses camarades à rire, puis faire aussitôt face à la scène. Un troisième faisait claquer sa langue contre son palais et ne pouvait rester tranquille ; comme la place lui manquait pour changer de position, il piétinait sur une jambe ou sur lautre. Vers la fin de la pièce, la gaieté générale atteignit son apogée. Je nexagère rien. Figurez-vous la maison de force, les chaînes, la captivité, les longues années de réclusion, de corvée, la vie monotone, qui tombe goutte à goutte pour ainsi dire, les jours sombres de lautomne : — tout à coup on permet à ces détenus comprimés de ségayer, de respirer librement pendant une heure, doublier leur cauchemar, dorganiser un spectacle — et quel spectacle ! qui excite lenvie et ladmiration de toute la ville. « — Voyez-vous, ces forçats ! » Tout les intéressait, les costumes par exemple. Il leur semblait excessivement curieux de voir Vanka, Nietsviétaef ou Baklouchine, dans un autre costume que celui quils portaient depuis tant dannées. « Cest un forçat, un vrai forçat dont les chaînes sonnent quand il marche, et le voilà pourtant qui entre en scène en redingote, en chapeau rond et en manteau, comme un civil. Il sest fait des cheveux, des moustaches. Il sort un mouchoir rouge de sa poche, le secoue comme un seigneur, un vrai seigneur. » Lenthousiasme était à son comble de ce chef. Le « propriétaire bienfaisant » arrive dans un uniforme daide de camp, très vieux à la vérité, épaulettes, casquette à cocarde : leffet produit est indescriptible. Il y avait deux amateurs pour ce costume, et — le croirait-on ? — ils sétaient querellés comme deux gamins, pour savoir qui jouerait ce rôle-là, car ils voulaient tous deux se montrer en uniforme dofficier avec des aiguillettes ! Les autres acteurs les séparèrent ; à la majorité des voix on confia ce rôle à Nietsviétaef, non pas quil fût mieux fait de sa personne que lautre et quil ressemblât mieux à un seigneur, mais simplement parce quil leur avait assuré à tous quil aurait une badine, quil la ferait tourner et en fouetterait la terre, en vrai seigneur, en élégant à la dernière mode, ce que Vanka Ospiéty ne pouvait essayer, lui qui navait jamais connu de gentilshommes. En effet, quand Nietsviétaef entra en scène avec son épouse, il ne fit que dessiner rapidement des ronds sur le sol, de sa légère badine de bambou ; il croyait certes que cétait là lindice de la meilleure éducation, dune suprême élégance. Dans son enfance encore, alors quil nétait quun serf va-nu-pieds, il avait probablement été séduit par ladresse dun seigneur à faire tourner sa canne ; cette impression était restée ineffaçable pour toujours dans sa mémoire, si bien que quelque trente ans plus tard, il sen souvenait pour séduire et flatter à son tour les camarades de la prison, Nietsviétaef était tellement enfoncé dans cette occupation quil ne regardait personne ; il donnait la réplique sans même lever les yeux ; le plus important pour lui, cétait le bout de sa badine et les ronds quil traçait. La propriétaire bienfaisante était aussi très remarquable ; elle apparut en scène dans un vieux costume de mousseline usée, qui avait lair dune guenille, les bras et le cou nus, un petit bonnet de calicot sur la tête, avec des brides sous le menton, une ombrelle dans une main, et dans lautre un éventail de papier de couleur dont elle ne faisait que séventer. Un fou rire accueillit cette grande dame, qui ne put contenir elle-même sa gaîté et éclata à plusieurs reprises. Ce rôle était rempli par le forçat Ivanof. Quant à Sirotkine, habillé en fille, il était très joli. Les couplets furent fort bien dits. En un mot, la pièce se termina à la satisfaction générale. Pas la moindre critique ne séleva : comment du reste aurait-on pu critiquer ?
On joua encore une fois louverture, Siéni, moï siéni, et le rideau se releva. On allait maintenant représenter « Kedril le glouton ». Kedril est une sorte de don Juan ; on peut faire cette comparaison, car des diables emportent le maître et le serviteur en enfer à la fin de la pièce. Le manuscrit fut récité en entier, mais ce nétait évidemment quun fragment ; le commencement et la fin de la pièce avaient dû se perdre, car elle navait ni queue ni tête. La scène se passe dans une auberge, quelque part en Russie. Laubergiste introduit dans une chambre un seigneur en manteau et en chapeau rond déformé ; le valet de ce dernier, Kedril, suit son maître, il porte une valise et une poule roulée dans du papier bleu. Il a une pelisse courte et une casquette de laquais. Cest ce valet qui est le glouton. Le forçat Potsiéikine, le rival de Baklouchine, jouait ce rôle ; tandis que le personnage du seigneur était rempli par Ivanof, le même qui faisait la grande dame dans la première pièce. Laubergiste (Nietsviétaef) avertit le gentilhomme que cette chambre est hantée par des démons, et se retire. Le seigneur est triste et préoccupé, il marmotte tout haut quil le sait depuis longtemps et ordonne à Kedril de défaire les paquets, de préparer le souper. Kedril est glouton et poltron : quand il entend parler de diables, il pâlit et tremble comme une feuille, il voudrait se sauver, mais il a peur de son maître, et puis, il a faim. Il est voluptueux, bête, rusé à sa manière, couard. À chaque instant il trompe son maître, quil craint pourtant comme le feu. Cest un remarquable type de valet, dans lequel on retrouve les principaux traits du caractère de Leporello, mais indistincts et fondus. Ce caractère était vraiment supérieurement rendu par Potsiéikine, dont le talent était indiscutable et qui surpassait, à mon avis celui de Baklouchine lui-même. Quand, le lendemain, jaccostai Baklouchine, je lui dissimulais mon impression, car je laurais cruellement affligé.
Quant au forçat qui jouait le rôle du seigneur, il nétait pas trop mauvais : tout ce quil disait navait guère de sens et ne ressemblait à rien, mais sa diction était pure et nette, les gestes tout à fait convenables. Pendant que Kedril soccupe de la valise, son maître se promène en long et en large, et annonce quà partir de ce jour il cessera de courir le monde. Kedril écoute, fait des grimaces, et réjouit les spectateurs par ses réflexions en aparté. Il na nullement pitié de son maître, mais il a entendu parler des diables : il voudrait savoir comme ils sont faits, et le voilà qui questionne le seigneur. Celui-ci lui déclare quautrefois, étant en danger de mort, il a demandé secours à lenfer ; les diables lont aidé et lont délivré, mais le terme de sa liberté est échu ; si les diables viennent ce soir, cest pour exiger son âme, ainsi quil a été convenu dans leur pacte. Kedril commence à trembler pour de bon, son maître ne perd pas courage et lui ordonne de préparer le souper. En entendant parler de mangeaille, Kedril ressuscite, il défait le papier dans lequel est enveloppée la poule, sort une bouteille de vin — quil entame brusquement lui-même, le public se pâme de rire. Mais la porte a grincé, le vent a agité les volets, Kedril tremble, et en toute hâte, presque inconsciemment, cache dans sa bouche un énorme morceau de poule quil ne peut avaler. On pouffe de nouveau. « Est-ce prêt ? » lui crie son maître qui se promène toujours en long et en large dans la chambre. — Tout de suite, monsieur, je vous… le prépare, — dit Kedril qui sassied et se met à bâfrer le souper. Le public est visiblement charmé par lastuce de ce valet qui berne si habilement un seigneur. Il faut avouer que Potsiéikine méritait des éloges. Il avait prononcé admirablement les mots : « — Tout de suite, monsieur, je... vous.., le prépare. » Une fois à table, il mange avec avidité, et, à chaque bouchée, tremble que son maître ne saperçoive de sa manœuvre ; chaque fois que celui-ci se retourne, il se cache sous la table en tenant la poule dans sa main. Sa première faim apaisée, il faut bien songer au seigneur. — « Kedril ! as-tu bientôt fait ? » crie celui-ci ? — « Cest prêt ! » répond hardiment Kedril, qui saperçoit alors quil ne reste presque rien il ny a en tout sur lassiette quune seule cuisse. Le maître, toujours sombre et préoccupé, ne remarque rien et sassied, tandis que Kedril se place derrière lui une serviette sur le bras. Chaque mot, chaque geste, chaque grimace du valet qui se tourne du côté du public, pour se gausser de son maître, excite un rire irrésistible dans la foule des forçats. Juste au moment où le jeune seigneur commence à manger, les diables font leur entrée : ici lon ne comprend plus, car ces diables ne ressemblent à rien dhumain ni de terrestre ; la porte de côté souvre, et un fantôme apparaît tout habillé de blanc ; en guise de tête, le spectre porte une lanterne avec une bougie ; un autre fantôme le suit, portant aussi une lanterne sur la tête et une faux à la main. Pourquoi sont-ils habillés de blanc, portent-ils une faux et une lanterne ? Personne ne put me lexpliquer ; au fond on sen préoccupait fort peu. Cela devait être ainsi pour sûr. Le maître fait courageusement face aux apparitions et leur crie quil est prêt, quils peuvent le prendre. Mais Kedril, poltron comme un lièvre, se cache sous la table ; malgré sa frayeur, il noublie pas de prendre avec lui la bouteille. Les diables disparaissent, Kedril sort de sa cachette, le maître se met à manger sa poule ; trois diables entrent dans la chambre et lempoignent pour lentraîner en enfer. « Kedril, sauve-moi ! » crie-t-il. Mais Kedril a dautres soucis ; il a pris cette fois la bouteille, lassiette et même le pain en se fourrant dans sa cachette. Le voilà seul, les démons sont loin, son maître aussi. Il sort de dessous la table, regarde de tous côtés, et... un sourire illumine sa figure. Il cligne de lœil en vrai fripon, sassied à la place de son maître, et chuchote à demi-voix au public :
— Allons, je suis maintenant mon maître... sans maître...
Tout le monde rit de le voir sans maître ; il ajoute, toujours à demi-voix dun ton de confidence, mais en clignant joyeusement de lœil :
— Les diables lont emporté !...
Lenthousiasme des spectateurs na plus de bornes ! cette phrase a été prononcée avec une telle coquinerie, avec une grimace si moqueuse et si triomphante, quil est impossible de ne pas applaudir. Mais le bonheur de Kedril ne dure pas longtemps. A peine a-t-il pris la bouteille de vin et versé une grande lampée dans un verre quil porte à ses lèvres, que les diables reviennent, se glissent derrière lui et lempoignent. Kedril hurle comme un possédé. Mais il nose pas se retourner. Il voudrait se défendre, il ne le peut pas : ses mains sont embarrassées de la bouteille et du verre dont il ne veut pas se séparer ; les yeux écarquillés, la bouche béante dhorreur, il reste une minute à regarder le public, avec une expression si comique de poltronnerie quil est vraiment à peindre. Enfin on lentraîne, on lemporte, il gigote des bras et des jambes en serrant toujours sa bouteille, et crie, crie. Les hurlements se font encore entendre de derrière les coulisses. Le rideau tombe. Tout le monde rit, est enchanté. Lorchestre attaque la fameuse danse kamarinskaïa. On commence tout doucement, pianissimo, mais peu à peu le motif se développe, se renforce, la mesure saccélère, des claquements hardis retentissent sur la planchette des balalaïki. Cest la kamarinskaïa dons tout son emportement ! il aurait fallu que Glinka lentendit jouer dans notre maison de force. La pantomime en musique commence. Pendant toute sa durée, on joue la kamarinskaïa. La scène représente lintérieur dune izba ; un meunier et sa femme sont assis, lun raccommode, lautre file du lin. Sirotkine joue le rôle de la femme, Nietsviétaef celui du meunier.
Nos décorations étaient très pauvres. Dans cette pièce comme dans les précédentes, il fallait suppléer par limagination à ce qui manquait à la réalité. Au lieu dune muraille au fond de la scène, ou voyait un tapis ou une couverture ; du côté droit, de mauvais paravents, tandis quà gauche, la scène qui nétait pas fermée laissait voir les lits de camp. Mais les spectateurs ne sont pas difficiles et consentent à imaginer tout ce qui manque ; cela leur est facile, tous les détenus sont de grands rêveurs. Du moment que lon dit : cest un jardin, eh bien, cest un jardin ! une chambre, une izba — cest parfait, il ny a pas à faire des cérémonies ! Sirotkine était charmant en costume féminin. Le meunier achève son travail, prend son bonnet et son fouet, sapproche de sa femme et lui indique par signes que si pendant son absence elle a le malheur de recevoir quelquun, elle aura affaire à lui... et il lui montre son fouet. La femme écoute et secoue affirmativement la tête. Ce fouet lui est sans doute connu : la coquine en donne à porter ! Le mari sort. A peine a-t-il tourné les talons que sa femme lui montre le poing. On frappe : la porte souvre ; entre le voisin, meunier aussi de son état ; cest un paysan barbu en cafetan. Il apporte un cadeau, un mouchoir rouge. La jeune femme rit, mais dès que le compère veut lembrasser, on entend frapper de nouveau à la porte. Où se fourrer ? Elle le fait cacher sous la table, et reprend son fuseau. Un autre adorateur se présente : cest le fourrier, en uniforme de sous-officier. Jusqualors la pantomime avait très bien marché, les gestes étaient irréprochables. Ou pouvait sétonner de voir ces acteurs improvisés remplir leurs rôles dune façon aussi correcte, et involontairement on se disait : Que de talents se perdent dans notre Russie, inutilisés dans les prisons et les lieux dexil ! Le forçat qui jouait le rôle du fourrier avait sans doute assisté à une représentation dans un théâtre de province ou damateurs ; il estimait que tous nos acteurs, sans exception, ne comprenaient rien au jeu et ne marchaient pas comme il fallait. Il entra en scène comme les vieux héros classiques de lancien répertoire, en faisant un grand pas ; avant davoir même levé lautre jambe, il rejeta la tête et le corps en arrière, et lançant orgueilleusement un regard circulaire, il avança majestueusement dune autre enjambée. Si une marche semblable était ridicule chez les héros classiques, elle létait encore bien plus dans une scène comique jouée par un secrétaire. Mais le public la trouvait toute naturelle et acceptait lallure triomphante du personnage comme un fait nécessaire, sans la critiquer. — Un instant après lentrée du secrétaire, on frappe encore à la porte : lhôtesse perd la tête. Où cacher le second galant ? Dans le coffre, qui, heureusement, est ouvert. Le secrétaire y disparaît, la commère laisse retomber le couvercle. Le nouvel arrivant est un amoureux comme les autres, mais dune espèce particulière. Cest un brahmine en costume. Un rire formidable des spectateurs accueille son entrée. Ce brahmine nest autre que le forçat Kochkine, qui joue parfaitement ce rôle, car il a tout à fait la figure de lemploi : il explique par gestes son amour pour la meunière, lève les bras au ciel, les ramène sur sa poitrine... — De nouveau on frappe à la porte : un coup vigoureux cette fois ; il ny a pas à sy tromper, cest le maître de la maison. La meunière effrayée perd la tête, le brahmine court éperdu de tous côtés, suppliant quon le cache. Elle laide à se glisser derrière larmoire, et se met à filer, à filer, oubliant douvrir la porte ; elle file toujours, sans entendre les coups redoublés de son mari, elle tord le fil quelle na pas dans la main et fait le geste de tourner le fuseau, qui gît à terre. Sirotkine représentait parfaitement cette frayeur. Le meunier enfonce la porte dun coup de pied et sapproche de sa femme, son fouet à la main. Il a tout remarqué, car il épiait les visiteurs ; il indique par signes à sa femme quelle a trois galants cachés chez lui. Puis il se met à les chercher. Il trouve dabord le voisin, quil chasse de la chambre à coups de poing. Le secrétaire épouvanté veut senfuir, il soulève avec sa tête le couvercle du coffre, il se trahit lui-même. Le meunier le cingle de coups de fouet, et pour le coup, le galant secrétaire ne saute plus dune manière classique. Reste le brahmine que le mari cherche longtemps ; il le trouve dans son coin, derrière larmoire, le salue poliment et le tire par sa barbe jusquau milieu de la scène. Le bramine veut se défendre et crie : « Maudit ! maudit ! » (seuls mots prononcés pendant toute la pantomime) mais le mari ne lécoute pas et règle le compte de sa femme. Celle-ci, voyant que son tour est arrivé, jette le rouet et le fuseau, et se sauve hors de la chambre ; un pot dégringole les forçats éclatent de rire. Aléi, sans me regarder, me prend la main et me crie : « Regarde ! regarde ! le brahmine ! » Il ne peut se tenir debout tant il rit. Le rideau tombe, une autre scène commence.
Il y en eut encore deux ou trois : toutes fort drôles et dune franche gaieté. Les forçats ne les avaient pas composées eux-mêmes, mais ils y avaient mis du leur. Chaque acteur improvisait et chargeait si bien quil jouait le rôle de différentes manières tous les soirs. La dernière pantomime, du genre fantastique, finissait par un ballet, où lon enterrait un mort. Le brahmine fait diverses incantations sur le cadavre du défunt, mais rien nopère. Enfin on entend lair : « Le soleil couchant... », le mort ressuscite, et tous dans leur joie commencent à danser. Le brahmine danse avec le mort et danse à sa façon, en brahmine. Le spectacle se termina par cette scène. Les forçats se séparèrent gais, contents, en louant les acteurs et remerciant le sous-officier. On nentendait pas la moindre querelle. Ils étaient tous satisfaits, je dirais même heureux, et sendormirent lâme tranquille, dun sommeil qui ne ressemble en rien à leur sommeil habituel. Ceci nest pas un fantôme de mon imagination, mais bien la vérité, la pure vérité. On avait permis à ces pauvres gens de vivre quelques instants comme ils lentendaient, de samuser humainement, déchapper pour une heure à leur condition de forçats — et lhomme change moralement, ne fût-ce que pour quelques minutes...
La nuit est déjà tout à fait sombre. Jai un frisson et je me réveille par hasard : le vieux-croyant est toujours sur son poêle à prier, il priera jusquà laube. Aléi dort paisiblement à côté de moi. Je me souviens quen se couchant il riait encore et parlait du théâtre avec ses frères. Involontairement je regarde sa figure paisible. Peu à peu je me souviens de tout, de ce dernier jour, des fêtes de Noël, de ce mois tout entier... Je lève la tête avec effroi et je regarde mes camarades, qui dorment à la lueur tremblotante dune chandelle donnée par ladministration. Je regarde leurs visages malheureux, leurs pauvres lits, cette nudité et cette misère — je les regarde — et je veux me convaincre que ce nest pas un affreux cauchemar, mais bien la réalité. Oui, cest la réalité : jentends un gémissement. Quelquun replie lourdement son bras et fait sonner ses chaînes. Un autre sagite dans un songe et parle, tandis que le vieux grand-père prie pour les « chrétiens orthodoxes » : jentends sa prière régulière, douce, un peu traînante « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous !... »
— Je ne suis pas ici pour toujours, mais pour quelques années ! me dis-je, et jappuie de nouveau ma tête sur mon oreiller.
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DEUXIÈME PARTIE
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I
Lhôpital
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Peu de temps après les fêtes de Noël je tombai malade et je dus me rendre à notre hôpital militaire, qui se trouvait à lécart, à une demi-verste environ de la forteresse. Cétait un bâtiment à un seul étage, très allongé et peint en jaune. Chaque été, on dépensait une grande quantité docre à le rebadigeonner. Dans limmense cour de lhôpital se trouvaient diverses dépendances, les demeures des médecins-chefs et dautres constructions nécessaires, tandis que le bâtiment principal ne contenait que les salles destinées aux malades : elles étaient en assez grand nombre ; mais comme il ny en avait que deux réservées aux détenus, ces dernières étaient presque toujours pleines, surtout lété : il nétait pas rare quon fût obligé de rapprocher les lits. Ces salles étaient occupées par des « malheureux » de toute espèce : dabord, par les nôtres, les détenus de la maison de force, par des prévenus militaires, incarcérés dans les corps de garde, et qui avaient été condamnés ; il sen trouvait dautres encore sous jugement, ou de passage ; on envoyait aussi dans nos salles les malades de la compagnie de discipline — triste institution où lon rassemblait les soldats de mauvaise conduite pour les corriger ; au bout dun an ou deux, ils en revenaient les plus fieffés chenapans que la terre puisse porter. — Les forçats qui se sentaient malades avertissaient leur sous-officier dès le matin. Celui-ci les inscrivait sur un carnet quil leur remettait, et les envoyait à lhôpital, accompagnés dun soldat descorte : à leur arrivée, ils étaient examinés par un médecin qui autorisait les forçats à rester à lhôpital, sils étaient vraiment malades. On minscrivit donc dans le livre, et vers une heure, quand tous mes compagnons furent partis pour la corvée de laprès-dînée, je me rendis à lhôpital. Chaque détenu prenait avec lui autant dargent et de pain quil pouvait (car il ne fallait pas espérer être nourri ce jour-là), une toute petite pipe, un sachet contenant du tabac, un briquet et de lamadou. Ces objets se cachaient dans les bottes. Je pénétrai dans lenceinte de lhôpital, non sans éprouver un sentiment de curiosité pour cet aspect nouveau, inconnu, de la vie du bagne.
La journée était chaude, couverte, triste ; — cétait une de ces journées où des maisons comme un hôpital prennent un air particulièrement banal, ennuyeux et rébarbatif. Mon soldat descorte et moi, nous entrâmes dans la salle de réception, où se trouvaient deux baignoires de cuivre ; nous y trouvâmes deux condamnés qui attendaient la visite, avec leurs gardiens. Un feldscher entra, nous regarda dun air nonchalant et protecteur, et sen fut plus nonchalamment encore annoncer notre arrivée au médecin de service ; il arriva bientôt, nous examina, tout en nous traitant avec affabilité, et nous délivra des feuilles où se trouvaient inscrits nos noms. Le médecin ordinaire des salles réservées aux condamnés devait faire le diagnostic de notre maladie, indiquer les médicaments à prendre, le régime alimentaire à suivre, etc. (Javais déjà entendu dire que les détenus navaient pas assez de louanges pour leurs docteurs. « Ce sont de vrais pères ! » me dirent-ils en parlant deux, quand jentrai à lhôpital. Nous nous déshabillâmes pour revêtir un autre costume. On nous enleva les habits et le linge que nous avions en arrivant, et lon nous donna du linge de lhôpital, auquel on ajouta de longs bas, des pantoufles, des bonnets de coton et une robe de chambre dun drap brun très épais, qui était doublée non pas de toile, mais bien plutôt demplâtres : cette robe de chambre était horriblement sale, mais je compris bientôt toute son utilité. On nous conduisit ensuite dans les salles des forçats qui se trouvaient au bout dun long corridor, très élevé et fort propre. La propreté extérieure était très satisfaisante ; tout ce qui était visible reluisait : du moins cela me sembla ainsi après la saleté de notre maison de force. Les deux prévenus entrèrent dans la salle qui se trouvait à gauche du corridor, tandis que jallai à droite. Devant la porte fermée au cadenas se promenait une sentinelle, le fusil sur lépaule ; non loin delle, veillait son remplaçant. Le sergent (de la garde de lhôpital) ordonna de me laisser passer. Soudain je me trouvai au milieu dune chambre longue et étroite ; le long des murailles étaient rangés des lits au nombre de vingt-deux. Trois ou quatre dentre eux étaient encore inoccupés. Ces lits de bois étaient peints en vert, et devaient comme tous les lits dhôpital, bien connus dans toute la Russie, être habités par des punaises. Je métablis dans un coin, du côté des fenêtres.
Il ny avait que peu de détenus dangereusement malades, et alités ; pour la plupart convalescents ou légèrement indisposés, mes nouveaux camarades étaient étendus sur leurs couchettes ou se promenaient en long et en large ; entre les deux rangées de lits, lespace était suffisant pour leurs allées et venues. Lair de la salle était étouffant, avec lodeur particulière aux hôpitaux : il était infecté par différentes émanations, toutes plus désagréables les unes que les autres, et par lodeur des médicaments, bien que le poêle fût chauffé presque tout le jour. Mon lit était couvert dune housse rayée, que jenlevai : il se composait dune couverture de drap, doublée de toile, et de draps grossiers, dune propreté plus que douteuse. A côté du lit, se trouvait une petite table avec une cruche et une tasse détain, sur laquelle était placée une serviette minuscule qui métait confiée. La table avait encore un rayon, où ceux des malades qui buvaient du thé mettaient leur théière, le broc de bois pour le kvass, etc. ; mais ces richards étaient fort peu nombreux. Les pipes et les blagues à tabac — car chaque détenu fumait, même les poitrinaires — se cachaient sous le matelas. Le docteur et les autres chefs ne faisaient presque jamais de perquisitions ; quand ils surprenaient un malade la pipe à la bouche, ils faisaient semblant de navoir rien vu. Les détenus étaient dailleurs très prudents, et fumaient presque toujours derrière le poêle. Ils ne se permettaient de fumer dans leurs lits que la nuit, parce que personne ne faisait de rondes, à part lofficier commandant le corps de garde de lhôpital.
Jusqualors je navais jamais été dans aucun hospice en qualité de malade ; aussi tout ce qui mentourait me parut-il fort nouveau. Je remarquai que mon entrée avait intrigué quelques détenus : on avait entendu parler de moi, et tout ce monde me regardait sans façons, avec cette légère nuance de supériorité que les habitués dune salle daudience, dune chancellerie, ont pour un nouveau venu ou un quémandeur. À ma droite était étendu un prévenu, ex-secrétaire, et fils illégitime dun capitaine en retraite, accusé davoir fabriqué de la fausse monnaie : il se trouvait à lhôpital depuis près dune année ; il nétait nullement malade, mais il assurait aux docteurs quil avait un anévrisme. Il les persuada si bien quil ne subit ni les travaux forcés, ni la punition corporelle à laquelle il avait été condamné ; on lenvoya une année plus tard à T—k, où il fut attaché à un hospice. Cétait un vigoureux gaillard de vingt-huit ans, trapu, fripon avoué, plus ou moins jurisconsulte. Il était intelligent et de manières fort aisées, mais très présomptueux et dun amour-propre maladif. Convaincu quil ny avait pas au monde dhomme plus honnête et plus juste que lui, il ne se reconnaissait nullement coupable ; il garda cette assurance toute sa vie. Ce personnage madressa la parole le premier et minterrogea avec curiosité ; il me mit au courant des mœurs de lhôpital ; bien entendu, avant tout, il mavait déclaré quil était le fils dun capitaine. Il désirait fort que je le crusse gentilhomme, ou au moins « de la noblesse ». Bientôt après, un malade de la compagnie de discipline vint massurer quil connaissait beaucoup de nobles, danciens exilés ; pour mieux me convaincre, il me les nomma par leur prénom et leur nom patronymique. Rien quà voir la figure de ce soldat grisonnant, on devinait quil mentait abominablement. Il sappelait Tchékounof. Il venait me faire sa cour, parce quil soupçonnait que javais de largent ; quand il aperçut un paquet de thé et de sucre, il moffrit aussitôt ses services pour faire bouillir leau et me procurer une théière. M—kski mavait promis de menvoyer la mienne le lendemain, par un des détenus, qui travaillaient dans lhôpital, mais Tchékounof sarrangea pour que jeusse tout ce quil me fallait. Il se procura une marmite de fonte, où il fit bouillir leau pour le thé ; en un mot, il montra un zèle si extraordinaire, que cela lui attira aussitôt quelques moqueries acérées de la part dun des malades, un poitrinaire dont le lit se trouvait vis-à-vis du mien. Il se nommait Oustiantsef. Cétait précisément le soldat condamné aux verges, qui, par peur du fouet, avait avalé une bouteille deau-de-vie dans laquelle il avait fait infuser du tabac, et gagné ainsi le germe de la phtisie : jai parlé de lui plus haut. Il était resté silencieux jusqualors, étendu sur son lit et respirant avec difficulté tout en me dévisageant, dun air très sérieux. Il suivait des yeux Tchékounof, dont la servilité lirritait. Sa gravité extraordinaire rendait comique son indignation. Enfin il ny tint plus.
— Eh ! regardez-moi ce valet qui a trouvé son maître ! dit-il avec des intervalles, dune voix étranglée par sa faiblesse, car cétait peu de temps avant sa fin.
Tchékounof, mécontent, se tourna :
— Qui est ce valet ? demanda-t-il en regardant Oustiantsef avec mépris.
— Toi ! tu es un valet, lui répondit celui-ci, avec autant dassurance que sil avait eu le droit de gourmander Tchékounof et que ceût été un devoir impérieux pour lui.
— Moi, un valet ?
— Oui, un vrai valet ! Entendez-vous, braves gens, il ne veut pas me croire. Il sétonne le gaillard !
— Quest-ce que cela peut bien te faire ? Tu vois bien quils ne savent pas se servir de leurs mains. Ils ne sont pas habitués à être sans serviteur. Pourquoi ne le servirais-je pas ? farceur au museau velu.
— Qui a le museau velu ?
— Toi !
— Moi, jai le museau velu ?
— Oui, un vrai museau velu et poilu !
— Tu es joli, toi ! va... Si jai le museau velu, tu as la figure comme un œuf de corbeau, toi !
— Museau poilu ! Le bon Dieu ta réglé ton compte, tu ferais bien mieux de rester tranquille à crever !
— Pourquoi ? Jaimerais mieux me prosterner devant une botte que devant une sandale. Mon père ne sest jamais prosterné et ne ma jamais commandé de le faire. Je... je...
Il voulait continuer, mais une quinte de toux le secoua pendant quelques minutes ; il crachait le sang. Une sueur froide, causée par son épuisement, perla sur son front déprimé. Si la toux ne lavait pas empêché de parler, il eût continué à déblatérer, on le voyait à son regard, mais dans son impuissance, il ne put quagiter la main.., si bien que Tchékounof ne pensa plus à lui.
Je sentais bien que la haine de ce poitrinaire sadressait plutôt à moi quà Tchékounof. Personne naurait eu lidée de se fâcher contre celui-ci ou de le mépriser à cause des services quil me rendait et des quelques sous quil essayait de me soutirer. Chaque malade comprenait très bien quil ne faisait tout cela que pour se procurer de largent. Le peuple nest pas du tout susceptible à cet endroit-là et sait parfaitement ce quil en est. Javais déplu à Oustiantsef, comme mon thé lui avait déplu ; ce qui lirritait, cest que, malgré tout, jétais un seigneur, même avec mes chaînes, que je ne pouvais me passer de domestique ; et pourtant je ne désirais et ne recherchais aucun serviteur. En réalité, je tenais à faire tout moi-même, afin de ne pas paraître un douillet aux mains blanches, et de ne pas jouer au grand seigneur. Jy mettais même un certain amour-propre, pour dire la vérité. Malgré tout, — je ny ai jamais rien compris, — jétais toujours entouré dofficieux et de complaisants, qui sattachaient à moi de leur propre mouvement et qui finirent par me dominer : cétait plutôt moi qui étais leur valet ; si bien que pour tout le monde, bon gré, mal gré, jétais un seigneur qui ne pouvait se passer des services des autres et qui faisait limportant. Cela mexaspérait. Oustiantsef était poitrinaire et partant irascible ; les autres malades ne me témoignèrent que de lindifférence avec une nuance de dédain. Ils étaient tous occupés dune circonstance qui me revient à la mémoire : jappris, en écoutant leurs conversations, quon devait apporter ce soir même à lhôpital un condamné auquel on administrait en ce moment les verges. Les détenus attendaient ce nouveau avec quelque curiosité. On disait du reste que la punition était légère : cinq cents coups.
Je regardai autour de moi. La plupart des vrais malades étaient — autant que je pus le remarquer alors — atteints du scorbut et de maux dyeux, particuliers à cette contrée : cétait la majorité. Dautres souffraient de la fièvre, de la poitrine et dautres misères. Dans la salle des détenus, les diverses maladies nétaient pas séparées ; toutes étaient réunies dans la même chambre. Jai parlé des vrais malades, car certains forçats étaient venus comme ça, pour « se reposer ». Les docteurs les admettaient par pure compassion, surtout sil y avait des lits vacants. La vie dans les corps de garde et dans les prisons était si dure en comparaison de celle de lhôpital, que beaucoup de détenus préféraient rester couchés, malgré lair étouffant quon respirait et la défense expresse de sortir de la salle. Il y avait même des amateurs de ce genre dexistence ils appartenaient presque tous à la compagnie de discipline. Jexaminai avec curiosité mes nouveaux camarades ; lun deux mintrigua particulièrement. Il était phtisique et agonisait ; son lit était un peu plus loin que celui dOustiantsef et se trouvait presque en face du mien. On lappelait Mikaïlof ; je lavais vu à la maison de force deux semaines auparavant ; déjà alors il était gravement malade ; depuis longtemps il aurait dû se soigner, mais il se roidissait contre son mal avec une opiniâtreté inutile ; il ne sen alla à lhôpital que vers les fêtes de Noël, pour mourir trois semaines après dune phtisie galopante ; il semblait que cet homme eût brûlé comme une bougie. Ce qui métonna le plus, ce fut son visage qui avait terriblement changé — car je lavais remarqué dès mon entrée en prison, — il mavait pour ainsi dire sauté aux yeux. A côté de lui était couché un soldat de la compagnie de discipline, un vieil homme de mauvaise mine et dun extérieur dégoûtant. Mais je ne veux pas énumérer tous tes malades... Je viens de me souvenir de ce vieillard, simplement parce quil fit alors impression sur moi et quil minitia demblée à certaines particularités de la salle des détenus. Il avait un fort rhume de cerveau, qui le faisait éternuer à tout moment (il éternua une semaine entière) même pendant son sommeil, comme par salves, cinq ou six fois de suite, en répétant chaque fois : « — Mon Dieu ! quelle punition ! » Assis sur son lit, il se bourrait avidement le nez de tabac, quil puisait dans un cornet de papier afin déternuer plus fort et plus régulièrement. Il éternuait dans un mouchoir de coton à carreaux qui lui appartenait, tout déteint à force dêtre lavé. Son petit nez se plissait alors dune façon particulière, en se rayant dune multitude innombrable de petites rides, et laissait voir des dents ébréchées, toutes noires et usées, avec des gencives rouges, humides de salive. Quand il avait éternué, il dépliait son mouchoir, regardait la quantité de morve quil avait expulsée et lessuyait aussitôt à sa robe de chambre brune, si bien que toute la morve sattachait à cette dernière, tandis que le mouchoir était à peine humide. Cette économie pour un effet personnel, aux dépens de la robe de chambre appartenant à lhôpital, néveillait aucune protestation du côté des forçats, bien que quelques-uns dentre eux eussent été obligés de revêtir plus tard cette même robe de chambre. On aurait peine à croire combien notre menu peuple est peu dégoûté sous ce rapport. Cela magaça si fort que je me mis à examiner involontairement, avec curiosité et répugnance, la robe de chambre que je venais denfiler. Elle irritait mon odorat par une exhalaison très forte : réchauffée au contact de mon corps, elle sentait les emplâtres et les médicaments ; on eût dit quelle navait jamais quitté les épaules des malades depuis un temps immémorial. On avait peut-être lavé une fois la doublure, mais je nen jurerais pas ; en tout cas au moment où je la portais elle était saturée de tous les liquides, épithèmes et vésicatoires imaginables, etc. Les condamnés aux verges qui avaient subi leur punition venaient directement à lhôpital, le dos encore sanglant ; comme on les soignait avec des compresses ou des épithèmes, la robe de chambre quils revêtaient sur la chemise humide prenait et gardait tout. Pendant tout mon temps de travaux forcés, chaque fois que je devais me rendre à lhôpital (ce qui arrivait souvent) jenfilais toujours avec une défiance craintive la robe de chambre que lon me délivrait.
Dès que Tchékounof meut servi mon thé (par parenthèses, je dirai que leau de notre salle, apportée pour toute la journée, se corrompait vite sous linfluence de lair fétide), la porte souvrit, et le soldat qui venait de recevoir les verges fut introduit sous double escorte. Je voyais pour la première fois un homme qui venait dêtre fouetté. Plus tard, on en amenait souvent, on les apportait même quand la punition était trop forte : chaque fois cela procurait une grande distraction aux malades. On accueillait ces malheureux avec une expression de gravité composée la réception quon leur faisait dépendait presque toujours de limportance du crime commis, et par conséquent du nombre de verges reçues. Les condamnés les plus cruellement fouettés et qui avaient une réputation de bandits consommés jouissaient de plus de respect et dattention quun simple déserteur, une recrue, comme celui quon venait damener. Pourtant, ni dans lun ni dans lautre cas on ne manifestait de sympathie particulière ; on sabstenait aussi de remarques irritantes : on soignait le malheureux en silence, et on laidait à se guérir, surtout sil était incapable de se soigner lui-même. Les feldschers eux-mêmes savaient quils remettaient les patients entre des mains adroites et exercées. La médication usuelle consistait à appliquer très souvent sur le dos du fouetté une chemise ou un drap trempé dans de leau froide ; il fallait encore retirer adroitement des plaies les échardes laissées par les verges qui sétaient cassées sur le dos du condamné. Cette dernière opération était particulièrement douloureuse pour les patients ; le stoïcisme extraordinaire avec lequel ils supportaient leurs souffrances me confondait. Jai vu beaucoup de condamnés fouettés, et cruellement, je vous assure ; eh bien ! je ne me souviens pas que lun deux ait poussé un gémissement. Seulement, après une pareille épreuve, le visage se déforme et pâlit, les yeux brillent, le regard est égaré, les lèvres tremblent si fort que les patients les mordent quelquefois jusquau sang. — Le soldat qui venait dentrer avait vingt-trois ans ; il était solidement musclé, assez bel homme, bien fait et de haute taille, avec la peau basanée : son échine — découverte jusquà la ceinture — avait été sérieusement fustigée : son corps tremblait de fièvre sous le drap humide qui lui couvrait le dos ; pendant une heure et demie environ, il ne fit que se promener en long et en large dans la salle. Je regardai son visage : il semblait quil ne pensât à rien ; ses yeux avaient une étrange expression, sauvage et fuyante, ils ne sarrêtaient quavec peine sur un objet. Je crus voir quil regardait fixement mon thé bouillant ; une vapeur chaude montait de la tasse pleine : le pauvre diable grelottait et claquait des dents, aussi linvitai-je à boire. Il se tourna de mon côté sans dire un mot, tout dune pièce, prit la lasse de thé quil avala dun trait, debout, sans la sucrer ; il sefforçait de ne pas me regarder. Quand il eut bu, il reposa la tasse en silence, sans même me faire un signe de tête, et recommença à se promener de long en large : il souffrait trop pour avoir lidée de me parler ou de me remercier. Quant aux détenus, ils sabstinrent de le questionner ; une fois quils lui eurent appliqué ses compresses, ils ne firent plus attention à lui, ils pensaient probablement quil valait mieux le laisser tranquille et ne pas lennuyer par leurs questions et par leur « compassion » ; le soldat sembla parfaitement satisfait de cette décision.
La nuit tombait pendant ce temps, on alluma la lampe. Quelques malades possédaient en propre des chandeliers, mais ceux-là étaient rares, Le docteur fit sa visite du soir, après quoi le sous-officier de garde compta les malades et ferma la salle, dans laquelle on avait apporté préalablement un baquet pour la nuit... Jappris avec étonnement que ce baquet devait rester toute la nuit dans notre infirmerie ; pourtant le véritable cabinet se trouvait à deux pas de la porte. Mais cétait lusage. De jour, on ne laissait sortir les détenus quune minute au plus ; de nuit, il ny fallait pas penser. Lhôpital pour les forçats ne ressemblait pas à un hôpital ordinaire le condamné malade subissait malgré tout son châtiment. Par qui cet usage avait-il été établi, je lignore ; ce que je sais bien, cest que cette mesure était parfaitement inutile et que jamais le formalisme pédant et absurde ne sétait manifesté dune façon aussi évidente que dans ce cas. Cette mesure navait pas été imposée par les docteurs, car, je le répète, les détenus ne pouvaient pas assez se louer de leurs médecins : ils les regardaient comme de vrais pères et les respectaient ; ces médecins avaient toujours un mot agréable, une bonne parole pour les réprouvés, qui les appréciaient dautant plus quils en sentaient toute la sincérité.
Oui, ces bonnes paroles étaient vraiment sincères, car personne naurait songé à reprendre les médecins, si ceux-ci avaient été grossiers et inhumains : ils étaient bons avec les détenus par pure humanité. Ils comprenaient parfaitement quun forçat malade a autant de droits à respirer un air pur que nimporte quel patient, ce dernier fût-il un grand personnage. Les convalescents des autres salles avaient le droit de se promener librement dans les corridors, de faire de lexercice, de respirer un air moins empesté que celui de notre infirmerie, puant le renfermé, et toujours saturé démanations délétères.
Durant plusieurs années, un fait inexplicable mirrita comme un problème insoluble, sans que je pusse en trouver la solution. Il faut que je my arrête avant de continuer ma description : je veux parler des chaînes, dont aucun forçat nest délivré, si gravement malade quil puisse être. Les poitrinaires eux-mêmes ont expiré sous mes yeux, les jambes chargées de leurs fers. Tout le monde y était habitué et admettait cela comme un fait naturel, inéluctable. Je crois que personne, pas même les médecins, naurait eu lidée de réclamer le déferrement des détenus gravement malades ou tout au moins des poitrinaires. Les chaînes, à vrai dire, nétaient pas excessivement lourdes, elles ne pesaient en général que huit à douze livres, ce qui est un fardeau très supportable pour un homme valide. On me dit pourtant quau bout de quelques années les jambes des forçats enchaînés se desséchaient et dépérissaient ; je ne sais si cest la vérité, mais jincline à le croire. Un poids, si petit quil soit, voire même de dix livres, sil est fixé à la jambe pour toujours, augmente la pesanteur générale du membre dune façon anormale, et, au bout dun certain temps, doit avoir une influence désastreuse sur le développement de celui-ci... Pour un forçat en bonne santé, cela nest rien, mais en est-il de même pour un malade ? Pour les détenus gravement atteints, pour les poitrinaires, dont les mains et les jambes se dessèchent delles-mêmes, le moindre fétu est insupportable. Si ladministration médicale réclamait cet allègement pour les seuls poitrinaires, ce serait un vrai, un grand bienfait, je vous assure... On me dira que les forçats sont des malfaiteurs, indignes de toute compassion ; mais faut-il redoubler de sévérité pour celui sur lequel le doigt de Dieu sest déjà appesanti ? On ne saurait croire que cette aggravation ait pour but de châtier le forçat. Les poitrinaires sont affranchis des punitions corporelles par le tribunal. Il doit y avoir là une raison mystérieuse, importante, une précaution salutaire, mais laquelle ? Voilà ce qui est impossible à comprendre. On ne croit pas, on ne peut pas croire, en effet, que le poitrinaire senfuira. A qui cette idée pourrait-elle venir, surtout si la maladie a atteint un certain degré ? Il est impossible de tromper les docteurs et de leur faire prendre un détenu bien portant pour un poitrinaire ; cest là une maladie que lon reconnaît du premier coup dœil. Et du reste (disons-le puisque loccasion sen présente), les fers peuvent-ils empêcher le forçat de senfuir ? Pas le moins du monde. Les fers sont une diffamation, une honte, un fardeau physique et moral, — cest du moins ce que lon pense, — car ils ne sauraient embarrasser personne dans une évasion. Le forçat le plus maladroit, le moins intelligent, saura les scier ou briser le rivet à coups de pierre, sans trop de peine. Les fers sont donc une précaution inutile, et si on les met aux forçats comme châtiment de leur crime, ne faut-il pas épargner ce châtiment à un agonisant ?
En écrivant ces lignes, une physionomie se détache vivement dans ma mémoire, la physionomie dun mourant, dun poitrinaire, de ce même Mikaïlof qui était couché presque en face de moi, non loin dOustiantsef, et qui expira, je crois, quatre jours après mon arrivée à lhôpital. Quand jai parlé plus haut des poitrinaires, je nai fait que rendre involontairement les sensations et reproduire les idées qui massaillirent à loccasion de cette mort. Je connaissais peu ce Mikaïlof. Cétait un jeune homme de vingt-cinq ans au plus, de petite taille, mince et dune très belle figure. Il était de la « section particulière » et se faisait remarquer par une taciturnité étrange, mais douce et triste : on aurait dit quil « avait séché » dans la maison de force, comme sexprimaient les forçats, qui gardèrent de lui un bon souvenir. Je me rappelle quil avait de très beaux yeux — je ne sais vraiment pourquoi je men souviens si bien. Il mourut à trois heures de laprès-midi, par un jour clair et sec. Le soleil dardait ses rayons éclatants et obliques à travers les vitres verdâtres, congelées de notre salle : un torrent de lumière inondait ce malheureux, qui avait perdu connaissance et qui agonisa pendant quelques heures. Dès le matin ses yeux se troublèrent et ne lui permirent pas de reconnaître ceux qui sapprochaient de lui. Les forçats auraient voulu le soulager, car ils voyaient quil souffrait beaucoup ; sa respiration était pénible, profonde, enrouée ; sa poitrine se soulevait violemment, comme sil manquait dair. Il rejeta dabord sa couverture et ses vêtements loin de lui, puis il commença à déchirer sa chemise, qui semblait lui être un fardeau intolérable. On la lui enleva. Cétait effrayant de voir ce corps démesurément long, aux mains et aux jambes décharnées, au ventre flasque, à la poitrine soulevée, et dont les côtes se dessinaient aussi nettement que celles dun squelette. Il ne restait sur ce squelette quune croix avec un sachet, et les fers, dont ses jambes desséchées auraient pu se dégager sans peine. Un quart dheure avant sa mort, le bruit sapaisa dans notre salle ; on ne parlait plus quen chuchotant. Les forçats marchaient sur la pointe des pieds, discrètement. De temps à autre, ils échangeaient leurs réflexions sur des sujets étrangers et jetaient un coup dœil furtif sur le mourant. Celui-ci râlait toujours plus péniblement. Enfin, dune main tremblante et mal assurée, il tâta sa croix sur sa poitrine et fit le geste de larracher elle aussi lui pesait, le suffoquait. On la lui enleva. Dix minutes plus tard il mourut. On frappa alors à la porte, afin davertir la sentinelle. Un gardien entra, regarda le mort dun air hébété et sen alla quérir le feldscher. Celui-ci était un bon garçon, un peu trop occupé peut-être de son extérieur, assez agréable du reste : il arriva bientôt ; il sapprocha du cadavre à grands pas, ce qui fit un bruit dans la salle muette, et lui tâta le pouls avec une mine dégagée qui semblait avoir été composée pour la circonstance ; il fit un geste vague de la main et sortit. On prévint le poste, car le criminel était dimportance (il appartenait à la section particulière) ; aussi pour le déclarer dûment mort fallait-il quelques formalités. Pendant que nous attendions lentrée du poste de lhôpital, un des détenus dit à demi-voix quil ne serait pas mal de fermer les yeux au défunt. Un autre écouta ce conseil, sapprocha en silence de Mikaïlof et lui ferma les yeux ; apercevant sur le coussin la croix quon avait détachée du cou, il la prit, la regarda, la remit et se signa. Le visage du mort sossifiait ; un rayon de lumière blanche jouait à la surface et éclairait deux rangées de dents blanches et jeunes, qui brillaient entre les lèvres minces, collées aux gencives de la bouche entrouverte. Le sous-officier de garde arriva enfin, sous les armes et casque en tête, accompagné de deux soldats. Il sapprocha en ralentissant le pas, incertain ; il examinait du coin de lœil les détenus silencieux, qui le regardaient dun air sombre. A un pas du mort, il sarrêta net, comme cloué sur place par une gêne subite. Ce corps nu et desséché, chargé de ses fers, limpressionnait : il défit sa jugulaire, enleva son casque (ce quil navait nullement besoin de faire) et fit un grand signe de croix. Cétait une figure sévère, grisonnante, une tête de soldat qui avait beaucoup servi. Je me souviens quà côté de lui se trouvait Tchékounof, un vieillard grisonnant lui aussi ; il regardait tout le temps le sous-officier, et suivait tous les mouvements de ce dernier avec une attention étrange. Leurs regards se croisèrent, et je vis que la lèvre inférieure de Tchékounof tremblait. Il la mordit, serra les dents et dit au sous-officier, comme par hasard, avec un mouvement de tête qui lui montrait le mort :
— Il avait pourtant une mère, lui aussi...
Ces mots me pénétrèrent... Pourquoi les avait-il dits, et comment cette idée lui était-elle venue ? On souleva le cadavre avec sa couchette ; la paille craqua, les chaînes traînèrent à terre avec un bruit clair... On les releva et lon emporta le corps. Brusquement tous parlèrent à haute voix. On entendit encore le sous-officier, déjà dans le corridor, qui criait à quelquun daller chercher le forgeron. Il fallait déferrer le mort...
Mais jai fait une digression hors de mon sujet...
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II
Lhôpital (Suite)
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Les docteurs visitaient les salles le matin ; vers onze heures, ils apparaissaient tous ensemble, faisant cortège au médecin en chef : une heure et demie avant eux, le médecin ordinaire de notre salle venait faire sa ronde ; cétait un tout jeune homme, toujours affable et gai, que les détenus aimaient beaucoup, et qui connaissait parfaitement son art ; ils ne lui trouvaient quun seul défaut, celui dêtre « trop doux ». En effet, il était peu communicatif, il semblait même confus devant nous, rougissait parfois et changeait la quantité de nourriture à la première réclamation des malades ; je crois quil aurait consenti à leur donner les médicaments quils désiraient : un excellent homme, du reste ! Beaucoup de médecins en Russie jouissent de laffection et du respect du peuple, et cela à juste titre, autant que jai pu le remarquer. Je sais que mes paroles sembleront un paradoxe, surtout si lon prend en considération la défiance que ce même peuple a pour la médecine et les médicaments étrangers. En effet, il préfère, alors même quil souffrirait dune grave maladie, sadresser pendant plusieurs années de suite à une sorcière, ou employer des remèdes de bonne femme (quil ne faut pas mépriser, du reste), plutôt que de consulter un docteur ou daller à lhôpital. A vrai dire, il faut surtout attribuer cette prévention à une cause profonde et qui na aucun rapport avec la médecine, à savoir la défiance du peuple pour tout ce qui porte un caractère administratif, officiel : il ne faut pas oublier non plus que le peuple est effrayé et prévenu contre les hôpitaux par les récits souvent absurdes des horreurs fantastiques dont les hospices seraient le théâtre. (Ces récits ont pourtant un fond de vérité.) Mais ce qui lui répugne le plus, ce sont les habitudes allemandes des hôpitaux, cest lidée que des étrangers le soigneront pendant sa maladie, cest la sévérité de la diète, enfin les récits quon lui fait de la dureté persévérante des feldschers et des docteurs, de la dissection et de lautopsie des cadavres, etc. Et puis, le bas peuple se dit que ce seront des seigneurs qui le soigneront (car pour eux, les médecins sont tout de même des seigneurs). Une fois la connaissance faite avec ces derniers (il y a sans doute des exceptions, mais elles sont rares), toutes les craintes sévanouissent : il faut attribuer ce succès à nos docteurs, principalement aux jeunes, qui savent pour la plupart gagner le respect et laffection du peuple. Je parle du moins de ce que jai vu et éprouvé à plusieurs reprises, dans différents endroits, et je ne pense pas que les choses se passent autrement ailleurs. Dans certaines localités reculées les médecins prennent des pots-de-vin, abusent de leurs hôpitaux et négligent leurs malades ; souvent même ils oublient complètement leur art. Cela arrive, mais je parle de la majorité, inspirée par cet esprit, par cette tendance généreuse qui est en train de régénérer lart médical. Quant aux apostats, aux loups dans la bergerie, ils auront beau sexcuser et rejeter la faute sur le milieu qui les entoure, qui les a déformés, ils resteront inexcusables, surtout sils ont perdu toute humanité. Et cest précisément lhumanité, laffabilité, la compassion fraternelle pour le malade qui sont quelquefois les remèdes les plus actifs. Il serait temps que nous cessions de nous lamenter apathiquement sur le milieu qui nous a gangrené. Il y a du vrai, mais un rusé fripon qui sait se tirer daffaire ne manque pas daccuser le milieu dans lequel il se trouve pour se faire pardonner ainsi ses faiblesses, surtout quand il manie la plume ou la parole avec éloquence. Je me suis écarté de nouveau de mon sujet : je voulais me borner à dire que le petit peuple est défiant et antipathique plutôt à légard de la médecine administrative que des médecins eux-mêmes. Quand il les voit à lœuvre, il perd beaucoup de ses préjugés.
Notre médecin sarrêtait ordinairement devant le lit de chaque malade, linterrogeait sérieusement et attentivement, puis prescrivait les remèdes, les potions. Il remarquait quelquefois que le prétendu malade ne létait pas du tout ; ce détenu était venu se reposer des travaux forcés et dormir sur un matelas dans une chambre chauffée, préférable à des planches nues dans un corps de garde humide, où sont entassés et parqués une masse de prévenus pâles et abattus. (En Russie, les malheureux détenus en prison préventive sont presque toujours pâles et abattus, ce qui démontre que leur entretien matériel et leur état moral sont encore plus pitoyables que ceux des condamnés.) Aussi notre médecin inscrivait le faux malade sur son carnet comme affecté dune febris catharalis et lui permettait quelquefois de rester une semaine à lhôpital. Tout le monde se moquait de cette febris catharalis, car on savait bien que cétait la formule admise par une conspiration tacite entre le docteur et le malade pour indiquer une maladie feinte, les « coliques de rechange », comme les appelaient les détenus, qui traduisaient ainsi febris catharalis ; souvent même, le malade imaginaire abusait de la compassion du docteur pour rester à lhôpital jusquà ce quon le renvoyât de force. Cétait alors quil fallait voir notre médecin. Confus de lentêtement du forçat, il ne se décidait pas à lui dire nettement quil était guéri et à lui conseiller de demander son billet de sortie, bien quil eût le droit de le renvoyer sans la moindre explication, en écrivant sur sa feuille : Sanat est : il lui insinuait tout dabord quil était temps de quitter la salle, et le priait avec instances : « Tu devrais filer, dis donc, tu es guéri maintenant ; les places manquent ; on est à létroit, etc. », jusquà ce que le soi-disant malade se piquât damour-propre et demandât enfin à sortir. Le docteur chef, bien que très compatissant et honnête (les malades laimaient aussi beaucoup), était incomparablement plus sévère et plus résolu que notre médecin ordinaire ; dans certains cas, il montrait une sévérité impitoyable qui lui attirait le respect des forçats. Il arrivait toujours dans notre salle, accompagné de tous les médecins de lhôpital, quand son subordonné avait fait sa tournée, et diagnostiquait sur chaque cas en particulier ; il sarrêtait plus longtemps auprès de ceux qui étaient gravement atteints et savait leur dire un mot encourageant, qui les remontait et laissait toujours la meilleure impression. Il ne renvoyait jamais les forçats qui arrivaient avec des coliques de rechange, mais, si lun deux sobstinait à rester à lhôpital, il linscrivait bon pour la sortie : « — Allons, camarade, tu tes reposé, va-ten maintenant, il ne faut abuser de rien. » Ceux qui sentêtaient à rester étaient surtout les forçats excédés de la corvée, pendant les grosses chaleurs de lété, ou bien des condamnés qui devaient être fouettés. Je me souviens que lon fut obligé demployer une sévérité particulière, de la cruauté même pour expulser lun deux. Il était venu se faire soigner dune maladie des yeux quil avait tout rouges : il se plaignait de ressentir une douleur lancinante aux paupières. On le traita de différentes manières, on employa des vésicatoires, des sangsues, on lui injecta les yeux dune solution corrosive, etc., etc., mais rien ny fit, le mal ne diminuait pas, et lorgane malade était toujours dans le même état. Les docteurs devinèrent enfin que cette maladie était feinte, car linflammation nempirait ni ne guérissait : le cas était suspect. Depuis longtemps les détenus savaient que ce nétait quune comédie et quil trompait les docteurs, bien quil ne voulût pas lavouer. Cétait un jeune gaillard, assez bien de sa personne, mais qui produisait une impression désagréable sur tous ses camarades : il était dissimulé, soupçonneux, sombre, regardait toujours en dessous, ne parlait avec personne et restait à lécart comme sil se fût défié de nous. Je me rappelle que plusieurs craignaient quil ne fît un mauvais coup : étant soldat, il avait commis un vol de conséquence ; on lavait arrêté et condamné à recevoir mille coups de baguettes, puis à passer dans une compagnie de discipline. Pour reculer le moment de la punition, les condamnés se décident quelquefois, comme je lai dit plus haut, à deffroyables coups de tête ; la veille du jour fatal, ils plantent un couteau dans le ventre dun chef ou dun camarade, pour quon les remette en jugement, ce qui retarde leur châtiment dun mois ou deux : leur but est atteint. Peu leur importe que leur condamnation soit doublée ou triplée au bout de ces trois mois ; ce quils désirent, cest reculer temporairement la terrible minute, quoi quil puisse leur en coûter, tant le cœur leur manque pour laffronter.
Plusieurs malades étaient davis de surveiller le nouveau venu, parce quil pouvait fort bien, de désespoir, assassiner quelquun pendant la nuit. On sen tint aux paroles cependant, personne ne prit aucune précaution, pas même ceux qui dormaient à côté de lui. On avait pourtant remarqué quil se frottait les yeux avec du plâtre de la muraille et quelque chose dautre encore, afin quils parussent rouges au moment de la visite. Enfin le docteur chef menaça demployer des orties pour le guérir. Quand une maladie dyeux résiste à tous les moyens scientifiques, les médecins se décident à essayer un remède héroïque et douloureux : on applique les orties au malade, ni plus ni moins quà un cheval. Mais le pauvre diable ne voulait décidément pas guérir. Il était dun caractère ou trop opiniâtre ou trop lâche ; si douloureuses que soient les orties, on ne peut pas les comparer aux verges. Lopération consiste à empoigner le malade près de la nuque, par la peau du cou, à la tirer en arrière autant que possible, et à y pratiquer une double incision large et longue, dans laquelle on passe une chevillière de coton, de la largeur du doigt ; chaque jour, à heure fixe, on tire ce ruban en avant et en arrière, comme si lon fendait de nouveau la peau, afin que la blessure suppure continuellement et ne se cicatrise pas. Le pauvre diable endura cette torture, qui lui causait des souffrances horribles, pendant plusieurs jours ; enfin il consentit à demander sa sortie. En moins dun jour ses yeux devinrent parfaitement sains, et dès que son cou se fut cicatrisé, on lenvoya au corps de garde, quil quitta le lendemain pour recevoir ses mille coups de baguettes.
Pénible est cette minute qui précède le châtiment, si pénible que jai peut-être tort de nommer pusillanimité et lâcheté la peur que ressentent les condamnés. Il faut quelle soit terrible pour que les forçats se décident à risquer une punition double ou triple, simplement pour la reculer. Jai pourtant parlé de condamnés qui demandaient eux-mêmes à quitter lhôpital, avant que les blessures causées par les premières baguettes se fussent cicatrisées, afin de recevoir les derniers coups et den finir avec leur état préventif ; car la vie au corps de garde est certainement pire que nimporte quels travaux forcés. Lhabitude invétérée de recevoir des verges et dêtre châtié contribue aussi à donner de lintrépidité et de la décision à quelques condamnés. Ceux qui ont été souvent fouettés ont le dos et lesprit tannés, racornis ; ils finissent par regarder la punition comme une incommodité passagère, quils ne craignent plus. Un de nos forçats de la section particulière, Kalmouk baptisé, qui portait le nom dAlexandre ou dAlexandrine, comme on lappelait en riant à la maison de force (un gaillard étrange, fripon en diable, intrépide et pourtant bonhomme), me raconta comment il avait reçu quatre mille coups de verges. Il ne parlait jamais de cette punition quen riant et en plaisantant, mais il me jura très sérieusement que, sil navait pas été élevé dans sa horde à coups de fouet dès sa plus tendre enfance, — les cicatrices dont son dos était couvert et qui navaient pas réussi à disparaître, étaient là pour le certifier, — il naurait jamais pu supporter ces quatre mille coups de verges. Il bénissait cette éducation à coups de lanières. « On me battait pour la moindre chose, Alexandre Pétrovitch ! me dit-il un soir que nous étions assis sur ma couchette, devant le feu, — on ma battu sans motifs pendant quinze ans de suite, du plus loin que je me souvienne, plusieurs fois par jour : me rossait qui voulait, si bien que je mhabituai tout à fait aux baguettes. » Je ne sais plus par quel hasard il était devenu soldat (au fond, il mentait peut-être, car il avait, toujours déserté et vagabondé). Il me souvient du récit quil nous fit un jour de la peur quil eut, quand on le condamna à recevoir quatre mille coups de verges pour avoir tué son supérieur : « Je me doutais bien quon me punirait sévèrement, je me disais que, si habitué que je fusse au fouet, je crèverais peut-être sur place — diable ! quatre mille verges, ce nest pas une petite, affaire, et puis tous mes chefs étaient dune humeur de chien à cause de cette histoire. Je savais très bien que cela ne se passerait pas à leau de roses ; je croyais même que je resterais sous les verges. Jessayai tout dabord de me faire baptiser, je me disais peut-être quon me pardonnerait, essayons voir ; on mavait pourtant averti — les camarades — que ça ne servirait à rien, mais je pensais : — Tout de même, ils me pardonneront, qui sait ? ils auront plus de compassion pour un baptisé que pour un mahométan. On me baptisa et lon me donna le nom dAlexandre ; malgré tout, je dus recevoir mes baguettes ; ils ne men auraient pas fait grâce dune seule. Cela me taquina à la fin. Je me dis — Attendez, je men vais tous vous mettre dedans de la belle manière. Et parbleu, Alexandre Pétrovitch, le croirez-vous ? je les ai mis dedans ! Je savais très bien faire le mort, non pas que jeusse lair tout à fait crevé, non ! mais on aurait juré que jallais rendre lâme. On me conduit devant le front du bataillon, je reçois mon premier mille ; ça me brûle, je commence à hurler : on me donne mon second mille, je me dis : Voilà ma fin qui arrive ; ils mavaient fait perdre la tête, javais les jambes comme rompues... crac ! me voilà à terre ! avec les yeux dun mort, la figure toute bleue, la bouche pleine décume ; je ne soufflais plus. Le médecin arrive et dit que je vais mourir. On me porte à lhôpital ; je reviens tout de suite à moi. Deux fois encore on me donna les verges. Comme ils étaient fâchés ! oh ! comme ils enrageaient ! mais je les ai tout de même mis dedans ces deux fois encore : je reçois mon troisième mille, je crève de nouveau ; mais, ma foi, quand ils mont administré le dernier mille, chaque coup aurait dû compter pour trois, cétait comme un couteau droit dans le cœur, ouf ! comme ils mont battu ! Ils étaient acharnés après moi ! Oh ! cette charogne de quatrième mille (que le... !), il valait les trois premiers ensemble, et si je navais pas fait le mort quand il ne men restait plus que deux cents à recevoir, je crois quils mauraient fini pour de bon ; mais je ne me suis pas laissé démonter, je les flibuste encore une fois et je fais le mort : ils ont cru de nouveau que jallais crever, et comment ne lauraient-ils pas cru ? le médecin lui-même en était sûr ; mais après ces deux cents qui me restaient, ils eurent beau taper de toute leur force (ça en valait deux mille), va te faire fiche ! je men moquais pas mal, ils ne mavaient tout de même pas esquinté, et pourquoi ? Parce que, étant gamin, javais grandi sous le fouet. Voilà pourquoi je suis encore en vie ! Oh ! ma-t-on assez battu dans mon existence ! » répéta-t-il, dun air pensif, en terminant son récit ; et il semblait se ressouvenir et compter les coups quil avait reçus, « Eh bien, non ! ajoutait-il après un silence, on ne les comptera pas, on ne pourrait pas les compter ! on manquerait de chiffres ! » Il me regarda alors et partit dun éclat de rire si débonnaire que je ne pus mempêcher de lui répondre par un sourire. « Savez-vous, Alexandre Pétrovitch, quand je rêve la nuit, eh bien, je rêve toujours quon me rosse ; je nai pas dautres songes. » Il parlait en effet dans son sommeil et hurlait à gorge déployée, si bien quil réveillait les autres détenus : « Quas-tu à brailler, démon ? » — Ce solide gaillard, de petite taille, âgé de quarante-cinq ans, agile et gai, vivait en bonne intelligence avec tout le monde, quoiquil aimât beaucoup à faire main basse sur ce qui ne lui appartenait pas, et quon le battit souvent pour cela ; mais lequel de nos forçats ne volait pas et nétait pas battu pour ses larcins ?
Jajouterai à ces remarques que je restai toujours stupéfait de la bonhomie extraordinaire, de labsence de rancune avec lesquelles ces malheureux parlaient de leur châtiment et des chefs chargés de lappliquer. Dans ces récits, qui souvent me donnaient des palpitations de cœur, on ne sentait pas lombre de haine ou de rancune. Ils en riaient de bon cœur, comme des enfants. Il nen était pas de même de M—tski, par exemple, quand il me racontait son châtiment ; comme il nétait pas noble, il avait reçu cinq cents verges. Il ne men avait jamais parlé ; quand je lui demandai si cétait vrai, il me répondit affirmativement, en deux mots brefs, avec une souffrance intérieure, sans me regarder ; il était devenu tout rouge ; au bout dun instant, quand il leva les yeux, jy vis briller une flamme de haine ; ses lèvres tremblaient dindignation. Je sentis quil noublierait, quil ne pourrait jamais oublier cette page de son passé. Nos camarades, au contraire (je ne garantis pas quil ny eût pas des exceptions), regardaient dun tout autre œil leur aventure. — Il est impossible, pensais-je quelquefois, quils aient le sentiment de leur culpabilité et de la justice de leur peine, surtout quand ce nest pas contre leurs camarades, mais contre leurs chefs quils ont péché. La plupart ne savouaient nullement coupables. Jai déjà dit que je nobservai en eux aucun remords, même quand le crime avait été commis sur des gens de leur condition. Quant aux crimes commis contre leurs chefs, je nen parle pas. Il ma semblé quils avaient, pour ces cas-là, une manière de voir à eux, toute pratique et empirique ; on excusait ces accidents par sa destinée, par la fatalité, sans raisonnement, dune façon inconsciente, comme par leffet dune croyance quelconque. Le forçat se donne toujours raison dans les crimes commis contre ses chefs, la chose ne fait pas question pour lui ; mais pourtant, dans la pratique, il savoue que ses chefs ne partagent pas son avis et que, par conséquent, il doit subir un châtiment, qualors seulement il sera quitte.
La lutte entre ladministration et le prisonnier est également acharnée. Ce qui contribue à justifier le criminel à ses propres yeux, cest quil ne doute nullement que la sentence du milieu dans lequel il est né et il a vécu ne lacquitte ; il est sûr que le menu peuple ne le jugera pas définitivement perdu, sauf pourtant si le crime a été commis précisément contre des gens de ce milieu, contre ses frères. Il est tranquille de ce côté-là ; fort de sa conscience, il ne perdra jamais son assurance morale, et cest le principal. Il se sent sur un terrain solide, aussi ne hait-il nullement le knout quon lui administre, il le considère seulement comme inévitable, il se console en pensant quil nest ni le premier, ni le dernier à le recevoir, et que cette lutte passive, sourde et opiniâtre durera longtemps. Le soldat déteste-t-il le Turc quil combat ? nullement, et pourtant celui-ci le sabre, le hache, le tue.
Il ne faut pas croire pourtant que tous ces récits fussent faits avec indifférence et sang-froid. Quand on parlait du lieutenant Jérébiatnikof, cétait toujours avec une indignation contenue. Je fis la connaissance de ce lieutenant Jérébiatnikof, lors de mon premier séjour à lhôpital — par les récits des détenus, bien entendu. — Je le vis plus tard une fois quil commandait la garde à la maison de force. Agé de trente ans, il était de taille élevée, très gras et très fort, avec des joues rougeaudes et pendantes de graisse, des dents blanches et le rire formidable de Nosdrief . A le voir, on devinait que cétait lhomme du monde le moins apte à la réflexion. Il adorait fouetter et donner les verges, quand il était désigné comme exécuteur. Je me hâte de dire que les autres officiers tenaient Jérébiatnikof pour un monstre, et que les forçats avaient de lui la même opinion. Il y avait dans le bon vieux temps, qui nest pas si éloigné, dont « le souvenir est vivant, mais auquel on croit difficilement », des exécuteurs qui aimaient leur office. Mais dordinaire on faisait donner les verges sans entraînement, tout bonnement.
Ce lieutenant était une exception, un gourmet raffiné, connaisseur en matière dexécutions. Il était passionné pour son art, il laimait pour lui-même. Comme un patricien blasé de la Rome impériale, il demandait à cet art des raffinements, des jouissances contre nature, afin de chatouiller et démouvoir quelque peu son âme envahie et noyée dans la graisse. — On conduit un détenu subir sa peine ; cest Jérébiatnikof qui est lofficier exécuteur ; la vue seule de la longue ligne de soldats armés de grosses verges linspire il parcourt le front dun air satisfait et engage chacun à accomplir son devoir en toute conscience, sans quoi... Les soldats savaient davance ce que signifiait ce sans quoi... Le criminel est amené ; sil ne connaît pas encore Jérébiatnikof et sil nest pas au courant du mystère, le lieutenant lui joue le tour suivant (ce nest quune des inventions de Jérébiatnikof, très ingénieux pour ce genre de trouvailles). Tout détenu dont on dénude le torse et que les sous-officiers attachent à la crosse du fusil, pour lui faire parcourir ensuite la rue verte tout entière, prie dune voix plaintive et larmoyante lofficier exécuteur de faire frapper moins fort et de ne pas doubler la punition par une sévérité superflue. — « Votre Noblesse, crie le malheureux, ayez pitié, soyez paternel, faites que je prie Dieu toute ma vie pour tous, ne me perdez pas, compatissez... » Jérébiatnikof attendait cela ; il suspendait alors lexécution, et entamait la conversation suivante avec le détenu, dun ton sentimental et pénétré :
— Mais, mon cher, disait-il, que dois-je faire ? Ce nest pas moi qui te punis, cest la loi !
— Votre Noblesse ! vous pouvez faire ce que vous voulez ; ayez pitié de moi !...
— Crois-tu que je naie vraiment pas pitié de toi ? Penses-tu que ce soit un plaisir pour moi de te voir fouetter ? Je suis un homme pourtant. Voyons, suis-je un homme, oui ou non ?
— Cest certain, Votre Noblesse ! on sait bien que les officiers sont nos pères, et nous leurs enfants. Soyez pour moi un véritable père ! criait le détenu qui entrevoyait une possibilité déchapper au châtiment.
— Ainsi, mon ami, juge toi-même, tu as une cervelle pour réfléchir ; je sais bien que, par humanité, je dois te montrer de la condescendance et de la miséricorde, à toi, pécheur.
— Votre Noblesse ne dit que la pure vérité.
— Oui, je dois être miséricordieux pour toi, si coupable que tu sois. Mais ce nest pas moi qui te punis, cest la loi ! Pense un peu je sers Dieu et ma patrie, et par conséquent je commets un grave péché si jatténue la punition fixée par la loi, penses-y !
— Votre Noblesse !...
— Allons, que faire ? passe pour cette fois ! Je sais que je vais faire une faute, mais il en sera comme tu le désires... Je te fais grâce, je te punirai légèrement. Mais si jallais te rendre un mauvais service par cela même ? Je te ferai grâce, je te punirai légèrement, et tu penseras quune autre fois je serai aussi miséricordieux, et tu feras de nouveau des bêtises, hein ? ma conscience pourtant...
— Votre Noblesse ! Dieu men préserve... Devant le trône du créateur céleste, je vous...
— Bon ! bon ! Et tu me jures que tu te conduiras bien ?
— Que le Seigneur me fasse mourir sur lheure et que dans lautre monde...
— Ne jure pas ainsi, cest un péché. Je te croirai si tu me donnes ta parole...
— Votre Noblesse !
— Eh bien ! écoute ! je te fais grâce à cause de tes larmes dorphelin ; tu es orphelin, nest-ce pas ?
— Orphelin de père et de mère, Votre Noblesse ; je suis seul au monde...
— Eh bien, à cause de tes larmes dorphelin, jai pitié de toi ; mais fais attention, cest la dernière fois... Conduisez-le, ajoutait-il dune voix si attendrie que le détenu ne savait comment remercier Dieu de lui avoir envoyé un si bon officier instructeur. La terrible procession se mettait en route ; le tambour battait un roulement, les premiers soldats brandissaient leurs verges... — « Rossez-le ! hurlait alors Jérébiatnikof à gorge déployée ; brûlez-le ! tapez ! tapez dessus ! Écorchez-le ! Enlevez-lui la peau ! Encore, encore, tapez plus fort sur cet orphelin, donnez-lui-en, à ce coquin ! plus fort, abîmez-le, abîmez-le ! » Les soldats assènent des coups de toutes leurs forces, à tour de bras, sur le dos du malheureux, dont les yeux lancent des étincelles, et qui hurle, tandis que Jérébiatnikof court derrière lui, devant la ligne, en se tenant les côtes de rire ; il pouffe, il se pâme et ne peut pas se tenir droit, si bien quil fait pitié, ce cher homme. Cest quil est heureux ; il trouve ça burlesque ; de temps à autre on entend son rire formidable, franc et bien timbré ; il répète : « Tapez ! rossez-le ! écorchez-moi ce brigand ! abîmez-moi cet orphelin !... »
Il avait encore composé des variations sur ce motif. On amène un détenu pour lui faire subir sa punition ; celui-ci se met à supplier le lieutenant davoir pitié de lui. Cette fois, Jérébiatnikof ne fait pas le bon apôtre, et sans simagrées, il dit franchement au condamné :
— Vois-tu, mon cher, je vais te punir comme il faut, car tu le mérites.
Mais je puis te faire une grâce : je ne te ferai pas attacher à la crosse du fusil. Tu iras tout seul, à la nouvelle mode tu nas quà courir de toutes tes forces devant le front ! Bien entendu chaque verge te frappera, mais tu en auras plus vite fini, nest-ce pas ? Voyons, quen penses-tu ? veux-tu essayer ?
Le détenu, qui la écouté plein de défiance et dincertitude, se dit : « Qui sait ? peut-être bien que cette manière-là est plus avantageuse que lautre ; si je cours de toutes mes forces, ça durera cinq fois moins, et puis, les verges ne matteindront peut-être pas toutes. »
— Bien, Votre Noblesse, je consens.
— Et moi aussi, je consens. — Allons ! ne bayez pas aux corneilles, vous autres ! crie le lieutenant aux soldats. — Il sait davance que pas une verge népargnera le dos de linfortuné ; le soldat qui manquerait son coup serait sûr de son affaire. Le forçat essaye de courir dans la rue verte, mais il ne passe pas quinze rangs, car les verges pleuvent comme grêle, comme léclair, sur sa pauvre échine ; le malheureux tombe en poussant un cri, on le croirait cloué sur place ou abattu par une balle. — Eh ! non, Votre Noblesse, jaime mieux quon me fouette daprès le règlement, dit-il alors en se soulevant péniblement, pâle et effrayé, tandis que Jérébiatnikof, qui savait davance lissue de cette farce, se tient les côtes et éclate de rire. Mais je ne puis rapporter tous les divertissements quil avait inventés et tout ce quon racontait de lui.
On parlait aussi dans notre salle dun lieutenant Smékalof, qui remplissait les fonctions de commandant de place, avant larrivée de notre major actuel. On parlait de Jérébiatnikof avec indifférence, sans haine, mais aussi sans vanter ses hauts faits ; on ne le louait pas, en un mot, on le méprisait : tandis quau nom de Smékalof, la maison de force était unanime dans ses éloges et son enthousiasme. Ce lieutenant nétait nullement un amateur passionné des baguettes, il ny avait rien en lui du caractère de Jérébiatnikof ; pourtant il ne dédaignait pas les verges ; comment se fait-il quon se rappelât chez nous ses exécutions, avec une douce satisfaction ? — il avait su complaire aux forçats. Pourquoi cela ? Comment sétait-il acquis une pareille popularité ? Nos camarades, comme le peuple russe tout entier, sont prêts à oublier leurs tourments, si on leur dit une bonne parole (je parle du fait lui-même, sans lanalyser ni lexaminer). Aussi nest-il pas difficile dacquérir laffection de ce peuple et de devenir populaire. Le lieutenant Smékalof avait acquis une popularité particulière — aussi, quand on mentionnait ses exécutions, cétait toujours avec attendrissement. « Il était bon comme un père », disaient parfois les forçats, qui soupiraient en comparant leur ancien chef intérimaire avec le major actuel, — « un petit cœur ! quoi ! » — Cétait un homme simple, peut-être même bon à sa manière. Et pourtant, il y a des chefs qui sont non seulement bons, mais miséricordieux, et que lon naime nullement, dont on se moque, tandis que Smékalof avait si bien su faire, que tous les détenus le tenaient pour leur homme ; cest un mérite, une qualité innée, dont ceux qui la possèdent ne se rendent souvent pas compte. Chose étrange : il y a des gens qui sont loin dêtre bons et qui pourtant ont le talent de se rendre populaires. Ils ne méprisent pas le peuple qui leur est subordonné ; je crois que cest là la cause de cette popularité. On ne voit pas en eux des grands seigneurs, ils nont pas desprit de caste, ils ont en quelque sorte une odeur de peuple, ils lont de naissance, et le peuple la flaire tout de suite. Il fera tout pour ces gens-là ! Il changera de gaieté de cœur lhomme le plus doux et le plus humain contre un chef très sévère, si ce dernier possède cette odeur particulière. Et si cet homme est en outre débonnaire, à sa manière, bien entendu, oh ! alors, il est sans prix. Le lieutenant Smékalof, comme je lai dit, punissait quelquefois très rudement, mais il avait lair de punir de telle façon que les détenus ne lui en gardaient pas rancune ; au contraire, on se souvenait de ses histoires de fouet en riant. Elles étaient du reste peu nombreuses, car il navait pas beaucoup dimagination artistique. Il navait inventé quune farce, une seule, dont il sétait réjoui près dune année entière dans notre maison de force ; elle lui était chère, probablement parce quelle était unique, et ne manquait pas de bonne humeur. Smékalof assistait lui-même à lexécution, en plaisantant et en raillant le détenu, quil questionnait sur des choses étrangères, par exemple sur ses affaires personnelles de forçat ; il faisait cela sans intention, sans arrière-pensée, mais tout simplement parce quil désirait être au courant des affaires de ce forçat. On lui apportait une chaise et les verges qui devaient servir au châtiment du coupable le lieutenant sasseyait, allumait sa longue pipe. Le détenu le suppliait... « Eh ! non, camarade ! allons, couche-toi ! quas-tu encore ?... » Le forçat soupire et sétend à terre, « Eh bien ! mon cher, sais-tu lire couramment ? » — « Comment donc, Votre Noblesse, je suis baptisé, on ma appris à lire dès mon enfance ! » — « Alors, lis. » Le forçat sait davance ce quil va lire et comment finira cette lecture, parce que cette plaisanterie sest répétée plus de trente fois. Smékalof, lui aussi, sait que le forçat nest pas dupe de son invention, non plus que les soldats qui tiennent les verges levées sur le dos de la malheureuse victime. Le forçat commence à lire : les soldats, armés de verges, attendent immobiles Smékalof lui-même cesse de fumer, lève la main et guette un mot prévu. Le détenu lit et arrive enfin au mot : « aux cieux ». Cest tout ce quil faut. « Halte ! » crie le lieutenant, qui devient tout rouge, et brusquement, avec un geste inspiré, il dit à lhomme qui tient sa verge levée : « Et toi, fais lofficieux ! »
Et le voilà qui crève de rire. Les soldats debout autour de lofficier sourient ; le fouetteur sourit, le fouetté même, Dieu me pardonne ! sourit aussi, bien quau commandement de « fais lofficieux » la verge siffle et vienne couper comme un rasoir son échine coupable. Smékalof est très heureux, parce que cest lui qui a inventé cette bonne farce, cest lui qui a trouvé ces deux mots « cieux » et « officieux », qui riment parfaitement. Il sen va satisfait, comme le fustigé lui-même, qui est aussi très content de soi et du lieutenant, et qui va raconter au bout dune demi-heure à toute la maison de force, pour la trente et unième fois, la farce de Smékalof. « En un mot, un petit cœur ! un vrai farceur ! ». On entendait souvent chanter avec attendrissement les louanges du bon lieutenant.
— Quelquefois, quand on sen allait au travail, — raconte un forçat dont le visage resplendit au souvenir de ce brave homme, — on le voyait à sa fenêtre en robe de chambre, en train de boire le thé, la pipe à la bouche. Jôte mon chapeau. — Où vas-tu, Axénof ?
— Au travail, Mikaïl Vassilitch, mais je dois aller avant à latelier. — Il riait comme un bienheureux. Un vrai petit cœur ! oui, un petit cœur.
— On ne les garde jamais bien longtemps, ceux-là ! ajoute un des auditeurs.
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III
Lhôpital (Suite)
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Jai parlé ici des punitions et de ceux qui les administraient, parce que jeus une première idée bien nette de ces choses-là pendant mon séjour à lhôpital. Jusqualors, je ne les connaissais que par ouï-dire. Dans notre salle étaient internés tous les condamnés des bataillons qui devaient recevoir les schpizruten , ainsi que les détenus des sections militaires établies dans notre ville et dans larrondissement qui en dépendait. Pendant les premiers jours, je regardais ce qui se faisait autour de moi avec tant davidité, que ces mœurs étranges, ces prisonniers fouettés ou qui allaient lêtre me laissaient une impression terrible. Jétais ému, épouvanté. En entendant les conversations ou les récits des autres détenus sur ce sujet, je me posais des questions, que je cherchais à résoudre. Je voulais absolument connaître tous les degrés des condamnations et des exécutions, toutes leurs nuances, et apprendre lopinion des forçats eux-mêmes : je tâchai de me représenter létat psychologique des fustigés. Jai déjà dit quil était bien rare quun détenu fût de sang-froid avant le moment fatal, même sil avait été battu à plusieurs reprises. Le condamné éprouve une peur horrible, mais purement physique, une peur inconsciente qui étourdit son moral. Durant mes quelques années de séjour à la maison de force, je pus étudier à loisir les détenus qui demandaient leur sortie de lhôpital, où ils étaient restés quelque temps pour soigner leurs échines endommagées par la première moitié de leur punition ; le lendemain ils devaient recevoir lautre moitié. Cette interruption dans le châtiment est toujours provoquée par le médecin qui assiste aux exécutions. Si le nombre des coups à recevoir est trop grand pour quon puisse les administrer en une fois au détenu, on partage le nombre en deux ou en trois, suivant lavis formulé par le docteur pendant lexécution elle-même ; il dit si le condamné est en état de subir toute sa punition, ou si sa vie est en danger. Cinq cents, mille et même quinze cents baguettes sont administrées en une seule fois ; mais sil sagit de deux ou trois mille verges, on, divise la condamnation en deux ou en trois. Ceux dont le dos était guéri et qui devaient subir le reste de leur punition étaient tristes, sombres, taciturnes, la veille et le jour de leur sortie. On remarquait en eux une sorte dabrutissement, de distraction affectée. Ces gens-là nentamaient aucune conversation et demeuraient presque toujours silencieux : trait singulier, les détenus évitent dadresser la parole à ceux qui doivent être punis et ne font surtout pas allusion à leur châtiment. Ni consolations, ni paroles superflues on ne fait même pas attention à eux, ce qui certainement est préférable pour le condamné.
Il y avait pourtant des exceptions, par exemple, le forçat Orlof, dont jai déjà parlé. Il était fâché que son dos ne guérit pas plus vite, car il lui tardait de demander sa sortie, den finir avec les verges, et dêtre versé dans un convoi de condamnés, pour senfuir pendant le voyage. Cétait une nature passionnée et ardente, occupée uniquement du but à atteindre : un rusé compère ! Il semblait très content lors de son arrivée et dans un état dexcitation anormale ; bien quil dissimulât ses impressions, il craignait de rester sur place et de mourir sous les verges avant même la première moitié de sa punition. Il avait entendu parler des mesures prises à son égard par ladministration, alors quil était encore en jugement ; aussi se préparait-il à mourir. Une fois quil eut reçu ses premières verges, il reprit courage. Quand il arriva à lhôpital, je navais jamais vu encore de plaies semblables, mais il était tout joyeux : il espérait maintenant rester en vie, les bruits quon lui avait rapportés étaient mensongers, puisque on avait interrompu lexécution ; après sa longue réclusion préventive, il commençait à rêver du voyage, de son évasion future, de la liberté, des champs, de la forêt... Deux jours après sa sortie de lhôpital, il y revint pour mourir sur la même couchette quil avait occupée pendant son séjour ; il navait pu supporter la seconde moitié. Mais jai déjà parlé de cet homme.
Tous les détenus sans exception, même les plus pusillanimes, ceux que tourmentait nuit et jour lattente de leur châtiment, supportaient courageusement leur peine. Il était bien rare que jentendisse des gémissements pendant la nuit qui suivait lexécution ; en général, le peuple sait endurer la douleur. Je questionnai beaucoup mes camarades au sujet de cette douleur, afin de la déterminer exactement et de savoir à quelle souffrance on pouvait la comparer. Ce nétait pas une vaine curiosité qui me poussait. Je le répète, jétais ému et épouvanté. Mais jeus beau interroger, je ne pus tirer de personne une réponse satisfaisante. Ça brûle comme le feu, me disait-on généralement ils répondaient tous la même chose. Tout dabord, jessayai de questionner M—tski : « — Cela brûle comme du feu, comme un enfer ; il semble quon ait le dos au-dessus dune fournaise ardente. » Ils exprimaient tout par ce mot. Je fis un jour une étrange remarque, dont je ne garantis pas le bien fondé, quoique lopinion des forçats eux-mêmes confirme mon sentiment, cest que les verges sont le plus terrible des supplices en usage chez nous. Il semble tout dabord que ce soit absurde, impossible, et pourtant cinq cents verges, quatre cents même, suffisent pour tuer un homme ; au dessus de cinq cents la mort est presque certaine. Lhomme le plus robuste ne sera pas en état de supporter mille verges tandis quon endure cinq cents baguettes sans en être trop incommodé et sans risquer le moins du monde de perdre la vie. Un homme de complexion ordinaire supporte mille baguettes sans danger ; deux mille baguettes ne peuvent tuer un homme de force moyenne, bien constitué. Tous les détenus assuraient que les verges étaient pires que les baguettes. « Les verges cuisent plus et tourmentent davantage », disaient-ils. Elles torturent beaucoup plus que les baguettes, cela est évident, car elles irritent et agissent fortement sur le système nerveux quelles surexcitent outre mesure. Je ne sais sil existe encore de ces seigneurs, — mais il ny a pas longtemps il y en avait encore — auxquels fouetter une victime procurait une jouissance qui rappelait le marquis de Sade et la Brinvilliers. Je crois que cette jouissance consiste dans une défaillance de cœur, et que ces seigneurs doivent jouir et souffrir en même temps. Il y a des gens qui sont comme des tigres, avides du sang quils peuvent lécher. Ceux qui ont possédé cette puissance illimitée sur la chair, le sang et lâme de leur semblable, de leur frère selon la loi du Christ, ceux qui ont éprouvé cette puissance et qui ont eu la faculté davilir par lavilissement suprême un autre être, fait à limage de Dieu, ceux-là sont incapables de résister à leurs désirs, à leur soif de sensations. La tyrannie est une habitude, capable de se développer, et qui devient à la longue une maladie. Jaffirme que le meilleur homme du monde peut sendurcir et sabrutir à tel point que rien ne le distinguera dune bête fauve. Le sang et la puissance enivrent : ils aident au développement de la dureté et de la débauche ; lesprit et la raison deviennent alors accessibles aux phénomènes les plus anormaux, qui leur semblent des jouissances. Lhomme et le citoyen disparaissent pour toujours dans le tyran, et alors le retour à la dignité humaine, le repentir, la résurrection morale deviennent presque irréalisables. Ajoutons que la possibilité dune pareille licence agit contagieusement sur la société tout entière : un tel pouvoir est séduisant. La société qui regarde ces choses dun œil indifférent est déjà infectée jusquà la moelle. En un mot le droit accordé à un homme de punir corporellement ses semblables est une des plaies de notre société, cest le plus sûr moyen pour anéantir en elle lesprit de civisme, et ce droit contient en germe les éléments dune décomposition inévitable, imminente.
La société méprise le bourreau de métier, mais non le bourreau-seigneur. Chaque fabricant, chaque entrepreneur doit ressentir un plaisir irritant en pensant que louvrier quil a sous ses ordres dépend de lui avec sa famille tout entière. Jen suis sûr, une génération nextirpe pas si vite ce qui est héréditaire en elle ; lhomme ne peut pas renoncer à ce quil a dans le sang, à ce qui lui a été transmis avec le lait. Ces révolutions ne saccomplissent pas si vite. Ce nest pas tout que de confesser sa faute, son péché originel, cest peu, très peu, il faut encore larracher, le déraciner, et cela ne se fait pas vite.
Jai parlé du bourreau. Les instincts dun bourreau sont en germe presque dans chacun de nos contemporains ; mais les instincts animaux de lhomme ne se développent pas uniformément. Quand ils étouffent toutes les autres facultés, lhomme devient un monstre hideux. Il y a deux espèces de bourreaux : les bourreaux de bonne volonté et les bourreaux par devoir, par fonction. Le bourreau de bonne volonté est, sous tous les rapports, au-dessous du bourreau payé, qui répugne pourtant si fort au peuple, et qui lui inspire un dégoût, une peur irréfléchie, presque mystique. Doù provient cette horreur quasi superstitieuse pour le dernier, tandis quon na que de lindifférence et de lindulgence pour les premiers ? Je connais des exemples étranges de gens honnêtes, bons, estimés dans leur société ; ils trouvaient nécessaire quun condamné aux verges hurlât, suppliât et demandât grâce. Cétait pour eux une chose admise, et reconnue inévitable ; si la victime ne se décidait pas à crier, lexécuteur, que je tenais en toute autre occasion pour un bon homme, regardait cela comme une offense personnelle. Il ne voulait tout dabord quune punition légère, mais du moment quil nentendait pas les supplications habituelles, « Votre Noblesse ! ayez pitié ! soyez un père pour moi ! faites que je remercie Dieu toute ma vie, etc. », il devenait furieux et ordonnait dadministrer cinquante coups en plus, espérant arriver ainsi à entendre les cris et les supplications, et il y arrivait. « Impossible autrement ; il est trop insolent », me disait-il très sérieusement. Quant au bourreau par devoir, cest un déporté que lon désigne pour cette fonction ; il fait son apprentissage auprès dun ancien, et une fois quil sait son métier, il reste toujours dans la maison de force, où il est logé à part ; il a une chambre quil ne partage avec personne, quelquefois même il a son ménage particulier, mais il se trouve presque toujours sous escorte. Un homme nest pas une machine ; bien quil fouette par devoir, il entre quelquefois en fureur et rosse avec un certain plaisir ; néanmoins, il na aucune haine pour sa victime. Le désir de montrer son adresse, sa science dans lart de fouetter, aiguillonnent son amour-propre. Il travaille pour lart. Il sait très bien quil est un réprouvé, quil excite partout un effroi superstitieux ; il est impossible que cette condition nexerce pas une influence sur lui, quelle nirrite pas ses instincts bestiaux. Les enfants eux-mêmes savent que cet homme na ni père ni mère. Chose étrange ! tous les bourreaux que jai connus étaient des gens développés, intelligents, doués dun amour-propre excessif. Lorgueil se développait en eux par suite du mépris quils rencontraient partout, et se fortifiait peut-être par la conscience quils avaient de la crainte inspirée à leurs victimes ou par le sentiment de leur pouvoir sur les malheureux. La mise en scène et lappareil théâtral de leurs fonctions publiques contribuent peut-être à leur donner une certaine présomption. Jeus pendant quelque temps loccasion de rencontrer et dobserver de près un bourreau de taille ordinaire ; cétait un homme dune quarantaine dannées, musculeux, sec, avec un visage agréable et intelligent, chargé de cheveux bouclés ; son allure était grave, paisible, son extérieur convenable ; il répondait aux questions quon lui posait, avec bon sens et netteté, avec une sorte de condescendance, comme sil se prévalait de quelque chose devant moi. Les officiers de garde lui adressaient la parole avec un certain respect dont il avait parfaitement conscience ; aussi, devant ses chefs, redoublait-il de politesse, de sécheresse et de dignité. Plus ceux-ci étaient aimables, plus il semblait inabordable, sans pourtant se départir de sa politesse raffinée ; je suis sûr quà ce moment il sestimait incomparablement supérieur à son interlocuteur cela se lisait sur son visage. On lenvoyait quelquefois sous escorte, en été, quand il faisait très chaud, tuer les chiens de la ville avec une longue perche très mince ; ces chiens errants se multipliaient avec une rapidité prodigieuse, et devenaient dangereux pendant la canicule ; par décision des autorités, le bourreau était chargé de leur destruction. Cette fonction avilissante ne lhumiliait nullement ; il fallait voir avec quelle gravité il parcourait les rues de la ville, accompagné de son soldat descorte fatigué et épuisé, comment dun seul regard il épouvantait les femmes et les enfants, et comment il regardait les passants du haut de sa grandeur. Les bourreaux vivent à leur aise ; ils ont de largent, voyagent confortablement, boivent de leau-de-vie. Ils tirent leurs revenus des pots-de-vin que les condamnés civils leur glissent dans la main avant lexécution. Quand ils ont affaire à des condamnés à leur aise, ils fixent eux-mêmes une somme proportionnelle aux moyens du patient ; ils exigent jusquà trente roubles, quelquefois plus. Le bourreau na pas le droit dépargner sa victime, sa propre échine répond de lui ; mais, pour un pot-de-vin convenable, il sengage à ne pas frapper trop fort. On consent presque toujours à ses exigences, car, si lon refuse de sy prêter, il frappe en vrai barbare, ce qui est en son pouvoir. Il arrive même quil exige une forte somme dun condamné très pauvre ; alors toute la parenté de ce dernier, se met en mouvement ; ils marchandent, quémandent, supplient ; malheur à eux, sils ne parviennent pas à le satisfaire en pareille occurrence, la crainte superstitieuse quinspirent les bourreaux leur est dun puissant secours. On me raconta deux des traits de sauvagerie. Les forçats maffirmèrent que dun seul coup le bourreau peut tuer son homme. Est-ce un fait dexpérience ? Peut-être ! qui sait ? leur ton était trop affirmatif pour que cela ne fût pas vrai. Le bourreau lui-même massura quil pouvait le faire. On me raconta aussi quil peut frapper à tour de bras léchine du criminel, sans que celui-ci ressente la moindre douleur et sans laisser de balafre. Même dans le cas où le bourreau reçoit un pot-de-vin pour ne pas châtier trop sévèrement, il donne le premier coup de toutes ses forces, à bras raccourci. Cest lusage ; puis il administre les autres coups avec moins de dureté, surtout si on la bien payé. Je ne sais pourquoi ils agissent ainsi : est-ce pour habituer tout dabord le patient aux coups suivants, qui paraîtront beaucoup moins douloureux si le premier a été cruel, ou bien désirent-ils effrayer le condamné, afin quil sache à qui il a affaire ? Veulent-ils faire montre et tirer vanité de leur vigueur ? En tout cas, le bourreau est légèrement excité avant lexécution, il a conscience de sa force, de sa puissance il est acteur à ce moment-là, le public ladmire et ressent de leffroi ; aussi nest-ce pas sans satisfaction quil crie à sa victime : « Gare ! il va ten cuire ! » paroles habituelles et fatales qui précèdent le premier coup. On se représente difficilement jusquà quel point un être humain peut se dénaturer.
Les premiers temps de mon séjour à lhôpital, jécoutais attentivement ces récits des forçats, qui rompaient la monotonie des longues journées de lit, si uniformes, si semblables les unes aux autres. Le matin, la tournée des docteurs nous donnait une distraction, puis venait le dîner. Comme on pense, le manger était une affaire capitale dans notre vie monotone. Les portions étaient différentes, suivant la nature des maladies : certains détenus ne recevaient que du bouillon au gruau : dautres, du gruau ; dautres, enfin, de la semoule, pour laquelle il y avait beaucoup damateurs. Les détenus samollissaient à la longue et devenaient gourmets. Les convalescents recevaient un morceau de bouilli, « du bœuf », comme disaient mes camarades. La meilleure nourriture était réservée aux scorbutiques : on leur donnait de la viande rôtie avec de loignon, du raifort et quelquefois même un peu deau-de-vie. Le pain était, suivant la maladie, noir ou bis. Lexactitude observée dans la distribution des rations faisait rire les malades. Il y en avait qui ne prenaient absolument rien : on troquait les portions, si bien que très souvent la nourriture destinée à un malade était mangée par un autre. Ceux qui étaient à la diète ou qui navaient quune petite ration achetaient celle dun scorbutique, dautres se procuraient de la viande à prix dargent ; il y en avait qui mangeaient deux portions entières, ce qui leur revenait assez cher, car on les vendait dordinaire cinq kopeks. Si personne navait de viande à vendre dans notre salle, on envoyait le gardien dans lautre section, et sil nen trouvait pas, on le priait den aller chercher dans les infirmeries militaires « libres », comme nous disions. Il y avait toujours des malades qui consentaient à vendre leur ration. La pauvreté était générale, mais ceux qui possédaient quelques sous envoyaient acheter des miches de pain blanc ou des friandises, au marché. Nos gardiens exécutaient toutes ces commissions dune façon désintéressée. Le moment le plus pénible était celui qui suivait le dîner : les uns dormaient sils ne savaient que faire, les autres bavardaient, se chamaillaient, ou faisaient des récits à haute voix. Si lon namenait pas de nouveaux malades, lennui était insupportable. Lentrée dun nouveau faisait toujours un certain remue-ménage, surtout quand personne ne le connaissait. On lexaminait, on sinformait de son histoire. Les plus intéressants étaient les malades de passage ; ceux-là avaient toujours quelque chose à raconter ; bien entendu, ils ne parlaient jamais de leurs petites affaires ; si le détenu nentamait pas ce sujet lui-même, personne ne linterrogeait. On lui demandait seulement doù il venait, avec qui il avait fait la route, dans quel état était celle-ci, où on le menait, etc. Piqués au jeu par les récits des nouveaux, nos camarades racontaient à leur tour ce quils avaient vu et fait ; on parlait surtout des convois, des exécuteurs, des chefs de convois. A ce moment aussi, vers le soir, apparaissaient les forçats qui avaient été fouettés : ils produisaient toujours une certaine impression, comme je lai dit ; mais on nen amenait pas tous les jours, et lon sennuyait à mort quand rien ne venait stimuler la mollesse et lindolence générales ; il semblait alors que les malades fussent exaspérés de voir leurs voisins : parfois on se querellait. Nos forçats se réjouissaient quand on amenait un fou à lexamen médical ; quelquefois les condamnés aux verges feignaient davoir perdu lesprit, afin dêtre graciés. On les démasquait, ou bien ils se décidaient eux-mêmes à renoncer à leur subterfuge ; des détenus qui, pendant deux ou trois jours, avaient fait des extravagances, redevenaient subitement des gens très sensés, se calmaient et demandaient dun air sombre à sortir de lhôpital. Ni les forçats, ni les docteurs ne leur reprochaient leur ruse ou ne leur rappelaient leurs folies : on les inscrivait en silence, on les reconduisait en silence ; après quelques jours, ils nous revenaient le dos ensanglanté. En revanche, larrivée dun véritable aliéné était un malheur pour toute la salle. Ceux qui étaient gais, vifs, qui criaient, dansaient, chantaient, étaient accueillis dabord avec enthousiasme par les forçats. « Ça va être amusant ! » disaient-ils en regardant ces infortunés grimacer et faire des contorsions. Mais le spectacle était horriblement pénible et triste. Je nai jamais pu regarder les fous de sang-froid.
On en garda un trois semaines dans notre salle nous ne savions plus où nous cacher. Juste à ce moment on en amena un second. Celui-là me fit une impression profonde.
La première année, ou plus exactement les premiers mois de mon exil, jallais au travail, avec une bande de poêliers, à la tuilerie qui se trouvait à deux verstes de notre prison nous travaillions à réparer les poêles dans lesquels on cuisait des briques pendant lété. Ce matin-là, M—tski et B. me firent faire la connaissance du sous-officier surveillant la fabrique, Ostrojski. Cétait un Polonais déjà âgé — il avait soixante ans au moins, — de haute taille, maigre, dun extérieur convenable et même imposant. Il était depuis longtemps au service en Sibérie, et bien quil appartint au bas peuple — cétait un soldat de linsurrection de 1830 — M—tski et B. laimaient et lestimaient. Il lisait toujours la Vulgate. Je lui parlai : sa conversation était aimable et sensée ; il avait une façon de raconter très intéressante, et il était honnête et débonnaire. Je ne le revis plus pendant deux ans, jappris seulement quil se trouvait sous le coup dune enquête, un beau jour on lamena dans notre salle : il était devenu fou. Il entra en glapissant, en éclatant de rire, et se mit à danser au milieu de la chambre, avec des gestes indécents et qui rappelaient la danse dite Kamarinskaïa... Les forçats étaient enthousiasmés, mais je ne sais pourquoi, je me sentis très triste... Trois jours après, nous ne savions que devenir ; il se querellait, se battait, gémissait, chantait au beau milieu de la nuit ; à chaque instant ses incartades dégoûtantes nous donnaient la nausée. Il ne craignait personne : on lui mit la camisole de force, mais notre position ne saméliora pas, car il continua à se quereller et à se battre avec tout le monde. Au bout de trois semaines, la chambrée fut unanime pour prier le docteur en chef de le transférer dans lautre salle destinée aux forçats. Mais après deux jours, sur la demande des malades qui occupaient cette salle, on le ramena dans notre infirmerie. Comme nous avions deux fous à la fois, tous deux querelleurs et inquiétants, les deux salles ne faisaient que se les renvoyer mutuellement et finirent par changer de fou. Tout le monde respira plus librement quand on les emmena loin de nous, quelque part...
Je me souviens encore dun aliéné très étrange. On avait amené un jour, pendant lété, un condamné qui avait lair dun solide et vigoureux gaillard, âgé de quarante-cinq ans environ ; son visage était sombre et triste, défiguré par la petite vérole, avec de petits yeux rouges tout gonflés. Il se plaça à côté de moi : il était excessivement paisible, ne parlait à personne et réfléchissait sans cesse à quelque chose qui le préoccupait. La nuit tombait : il sadressa à moi sans préambule, il me raconta à brûle-pourpoint, en ayant lair de me confier un grand secret, quil devait recevoir deux mille baguettes, mais quil navait rien à craindre, parce que la fille du colonel G. faisait des démarches en sa faveur. Je le regardai avec surprise et lui répondis quen pareil cas, à mon avis, la fille dun colonel ne pouvait rien. Je navais pas encore deviné à qui javais affaire, car on lavait amené à lhôpital comme malade de corps et non desprit. Je lui demandai alors de quelle maladie il souffrait ; il me répondit quil nen savait rien, quon lavait envoyé chez nous pour certaine affaire, mais quil était en bonne santé, et que la fille du colonel était tombée amoureuse de lui : deux semaines avant, elle avait passé en voiture devant le corps de garde au moment où il regardait par sa lucarne grillée, et elle sétait amourachée de lui rien quà le voir. Depuis ce moment-là, elle était venue trois fois au corps de garde sous différents prétextes la première fois avec son père, soi-disant pour voir son frère, qui était officier de service ; la seconde, avec sa mère, pour distribuer des aumônes aux prisonniers ; en passant devant lui, elle lui avait chuchoté quelle laimait et quelle le ferait sortir de prison. Il me racontait avec des détails exacts et minutieux cette absurdité, née de pied en cap dans sa pauvre tête dérangée. Il croyait religieusement quon lui ferait grâce de sa punition. Il parlait fort tranquillement et avec assurance de lamour passionné quil avait inspiré à cette demoiselle. Cette invention étrange et romanesque, lamour dune jeune fille bien élevée pour un homme de près de cinquante ans, affligé dun visage aussi triste, aussi monstrueux, indiquait bien ce que leffroi du châtiment avait pu sur cette timide créature. Peut-être avait-il vraiment vu quelquun de sa lucarne, et la folie, que la peur grandissante avait fait germer en lui, avait trouvé sa forme. Ce malheureux soldat, qui sans doute navait jamais pensé aux demoiselles, avait inventé tout à coup son roman, et sétait cramponné à cette espérance. Je lécoutai en silence et racontai ensuite lhistoire aux autres forçats. Quand ceux-ci le questionnèrent curieusement, il garda un chaste silence. Le lendemain, le docteur linterrogea ; comme le fou affirma quil nétait pas malade, on linscrivit bon pour la sortie. Nous apprîmes que le médecin avait griffonné « Sanat est » sur sa feuille, quand il était déjà trop tard pour lavertir. Nous aussi, du reste, nous ne savions pas au juste ce quil avait. La faute en était à ladministration, qui nous lavait envoyé sans indiquer pour quelle cause elle jugeait nécessaire de le faire entrer à lhôpital il y avait là une négligence impardonnable. Quoi quil en soit, deux jours plus tard, on mena ce malheureux sous les verges. Il fut, paraît-il, abasourdi par cette punition inattendue ; jusquau dernier moment il crut quon le gracierait ; quand on le conduisit devant le front du bataillon, il se mit à crier au secours. Comme la place et les couchettes manquaient dans notre salle, on lenvoya à linfirmerie ; jappris que pendant huit jours entiers il ne dit pas un mot et quil demeura confus, très triste... Quand son dos fut guéri, on lemmena... Je nentendis plus jamais parler de lui.
En ce qui concerne les remèdes et le traitement des malades, ceux qui étaient légèrement indisposés nobservaient jamais les prescriptions des docteurs et ne prenaient point de médicaments, tandis quen général les malades exécutaient ponctuellement les ordonnances ; ils prenaient leurs mixtures, leurs poudres ; en un mot, ils aimaient à se soigner, mais ils préféraient les remèdes externes ; les ventouses, les sangsues, les cataplasmes, les saignées, pour lesquelles le peuple nourrit une confiance si aveugle, étaient en grand honneur dans notre hôpital on les endurait même avec plaisir. Un fait étrange mintéressait fort des gens qui supportaient sans se plaindre les horribles douleurs causées par les baguettes et les verges, se lamentaient, grimaçaient et gémissaient pour le moindre bobo, une ventouse quon leur appliquait. Je ne puis dire sils jouaient la comédie. Nous avions des ventouses dune espèce particulière. Comme la machine avec laquelle on pratique des incisions instantanées dans la peau était gâtée, on devait se servir de la lancette. Pour une ventouse, il faut faire douze incisions, qui ne sont nullement douloureuses si lon emploie une machine, car elle les pratique instantanément ; avec la lancette, cest une tout autre affaire, elle ne coupe que lentement et fait souffrir le patient ; si lon doit poser dix ventouses, cela fait cent vingt piqûres qui sont très douloureuses. Je lai éprouvé moi-même ; outre le mal, cela irritait et agaçait ; mais la souffrance nétait pas si grande quon ne pût contenir ses gémissements. Cétait risible de voir de solides gaillards se crisper et hurler. Ou aurait pu les comparer à certains hommes qui sont fermes et calmes quand il sagit dune affaire importante, mais qui, à la maison, deviennent capricieux et montrent de lhumeur pour un rien, parce quon ne sert pas leur dîner ; ils récriminent et jurent : rien ne leur va, tout le monde les fâche, les offense ; — en un mot, le bien-être les rend inquiets et taquins ; de pareils caractères, assez communs dans le menu peuple, nétaient que trop nombreux dans notre prison, à cause de la cohabitation forcée. Parfois, les détenus raillaient ou insultaient ces douillets, qui se taisaient aussitôt ; on eût dit quils nattendaient que des injures pour se taire. Oustiantsef naimait pas ce genre de pose, et ne laissait jamais passer loccasion de remettre à lordre un délinquant. Du reste, il aimait à réprimander : cétait un besoin engendré par la maladie et aussi par sa stupidité. Il vous regardait dabord fixement et se mettait à vous faire une longue admonestation dun ton calme et convaincu. On eût dit quil avait mission de veiller à lordre et à la moralité générale.
— Il faut quil se mêle de tout, disaient les détenus en riant, car ils avaient pitié de lui et évitaient les querelles.
— A-t-il assez bavardé ? trois voitures ne seraient pas de trop pour charrier tout ce quil a dit.
— Quas-tu à parler ? on ne se met pas en frais pour un imbécile. Qua-t-il à crier pour un coup de lancette ?
— Quest-ce que ça peut bien te faire ?
— Non ! camarades, interrompt un détenu ; les ventouses, ce nest rien ; jen ai goûté, mais le mal le plus ennuyeux, cest quand on vous tire longtemps loreille, il ny a pas à dire.
Tous les détenus partent dun éclat de rire.
— Est-ce quon te les a tirées ?
— Parbleu ! cest connu.
— Voilà pourquoi elles se tiennent droites comme des perches.
Ce forçat, Chapkine, avait en effet de très longues oreilles toutes droites. Ancien vagabond, encore jeune, intelligent et paisible, il parlait avec une bonne humeur cachée sous une apparence sérieuse, ce qui donnait beaucoup de comique à ses récits.
— Comment pourrais-je savoir quon ta tiré loreille, cerveau borné ? recommençait Oustiantsef en sadressant avec indignation à Chapkine.
Chapkine ne prêtait aucune attention à laigre interpellation de son camarade.
— Qui donc ta tiré les oreilles ? demanda quelquun.
— Le maître de police, parbleu ! pour cause de vagabondage, camarades. Nous étions arrivés à K... moi et un autre vagabond, Ephime. (Il navait pas de nom de famille, celui-là.) En route, nous nous étions refaits un peu dans le hameau de Tolmina ; oui, il y a un hameau qui sappelle comme ça : Tolmina. Nous arrivons dans la ville et nous regardons autour de nous, pour voir sil ny aurait pas un bon coup à faire, et puis filer ensuite. Vous savez, en plein champ on est libre comme lair, tandis que ce nest pas la même chose en ville. Nous entrons tout dabord dans un cabaret : nous jetons un coup dœil en ouvrant la porte. Voilà un gaillard tout hâlé, avec des coudes troués à son habit allemand, qui sapproche de nous. On parle de choses et dautres. Permettez-moi, quil nous dit, de vous demander si vous avez un document.
— Non ! nous nen avons pas.
— Tiens, et nous non plus. Jai encore avec moi deux camarades qui sont au service du général Coucou. Nous avons un peu fait la vie, et pour le moment nous sommes sans le sou : oserai-je vous prier de bien vouloir commander un litre deau-de-vie ?
— Avec grand plaisir, que nous lui disons. — Nous buvons ensemble. Ils nous indiquent alors un endroit où lon pourrait faire un bon coup. Cétait dans une maison à lextrémité de la ville, qui appartenait à un riche bourgeois. Il y avait là un tas de bonnes choses, aussi nous décidons de tenter laffaire pendant la nuit. Dès que nous essayons de faire notre coup à nous cinq, voilà quon nous attrape et quon nous mène au poste, puis chez le maître de police. — Je les interrogerai moi-même, quil dit. Il sort avec sa pipe, on lui apporte une tasse de thé : cétait un solide gaillard, avec des favoris. En plus de nous cinq, il y avait encore là trois vagabonds quon venait damener. Vous savez, camarades, quil ny a rien de plus comique quun vagabond, parce quil oublie tout ce quil fait ; on lui taperait sur la tête avec un gourdin, quil répondrait tout de même quil ne sait rien, quil a tout oublié. — Le maître de police se tourne de mon côté et me demande carrément : — Qui es-tu ? Je réponds ce que tous les autres disent : — Je ne me souviens de rien, Votre Haute Noblesse.
— Attends, jai encore à causer avec toi : je connais ton museau. Et le voilà qui me regarde bien fixement. Je ne lavais pourtant vu nulle part. Il demande au second : Qui es-tu ?
— File-dici, Votre Haute Noblesse !
— On tappelle File-dici ?
— On mappelle comme ça, Votre Haute Noblesse.
— Bien, tu es File-dici ! et toi ? fait-il au troisième.
— Avec-lui, Votre Haute Noblesse !
— Mais comment tappelle-t-on ?
— Moi ? je mappelle « Avec-lui », Votre Haute Noblesse.
— Qui ta donné ce nom-là, canaille ?
— De braves gens, Votre Haute Noblesse ! ce ne sont pas les braves gens qui manquent sur la terre, Votre Haute Noblesse le sait bien.
— Mais qui sont ces braves gens ?
— Je lai un peu oublié, Votre Haute Noblesse, pardonnez-moi cela généreusement !
— Ainsi tu les as tous oubliés, ces braves gens ?
— Tous oubliés, Votre Haute Noblesse.
— Mais tu avais pourtant des parents, un père, une mère. Te souviens-tu deux ?
— Il faut croire que jen ai eu, des parents, Votre Haute Noblesse, mais cela aussi, je lai un peu oublié.., peut-être bien que jen ai eu, Votre Haute Noblesse.
— Mais où as-tu vécu jusquà présent ?
— Dans la forêt, Votre Haute Noblesse.
— Toujours dans la forêt ?
— Toujours dans la forêt !
— Et en hiver ?
— Je nai point vu dhiver, Votre Haute Noblesse.
— Allons ! et toi, comment tappelle-t-on ?
— Des Haches (Toporof), Votre Haute Noblesse.
— Et toi ?
— Aiguise-sans-bâiller, Votre Haute Noblesse.
— Et toi ?
— Affile-sans-peur, Votre Haute Noblesse.
— Et tous, vous ne vous rappelez rien du tout ?
— Nous ne nous souvenons de rien du tout.
Il reste debout à rire : les autres se mettent aussi à rire, rien quà le voir. Ça ne se passe pas toujours comme ça ; quelquefois ils vous assènent des coups de poing à vous casser toutes les dents. Ils sont tous joliment forts et joliment gros, ces gens-là ! « Conduisez-les à la maison de force, dit-il ; je moccuperai deux plus tard. Toi, reste ! » quil me fait. — « Va-ten là, assieds-toi ! » Je regarde, je vois du papier, une plume, de lencre. Je pense : Que veut-il encore faire ? » Assieds-toi, quil me répète, prends la plume et écris ! » Et le voilà qui mempoigne loreille et qui me la tire. Je le regarde du même air que le diable regarde un pope : « Je ne sais pas écrire, Votre Haute Noblesse ! » — « Écris ! »
« — Ayez pitié de moi, Votre Haute Noblesse ! » — « Écris comme tu pourras, écris donc ! » Et il me tire toujours loreille ; il me la tire et me la tord. Oh ! camarades, jaurais mieux aimé recevoir trois cents verges, un mal denfer ; mais non : « Écris ! » et voilà tout.
— Était-il devenu fou ? quoi ?...
— Ma foi, non ! Peu de temps avant, un secrétaire avait fait un coup à Tobolsk : il avait volé la caisse du gouvernement, et sétait enfui avec largent : il avait aussi de grandes oreilles. Alors, vous comprenez, on a fait savoir ça partout. Je répondais au signalement ; voilà pourquoi il me tourmentait avec son « Écris ! » Il voulait savoir si je savais écrire et comment jécrivais.
— Un vrai finaud ! Et ça faisait mal ?
— Ne men parlez pas !
Un éclat de rire unanime retentit.
— Eh bien ! tu as écrit ?...
— Quest-ce que jaurais écrit ? jai promené ma plume sur le papier, je lai tant promenée quil a cessé de me tourmenter. Il ma allongé une douzaine de gifles, comme de juste, et puis ma laissé aller... en prison, bien entendu.
— Est-ce que tu sais vraiment écrire ?
— Oui, je savais écrire, comment donc ? mais depuis quon a commencé à se servir de plumes, jai tout à fait oublié !...
Grâce aux bavardages des forçats qui peuplaient lhôpital, le temps sécoulait. Mon Dieu ! quel ennui ! Les jours étaient longs, étouffants et monotones, tant ils se ressemblaient. Si seulement javais eu un livre ! Et pourtant, jallais souvent à linfirmerie, surtout au commencement de mon exil, soit parce que jétais malade, soit pour me reposer, pour sortir de la maison de force. La vie était pénible là-bas, encore plus pénible quà lhôpital, surtout au point de vue moral. Toujours cette envie, cette hostilité querelleuse, ces chicanes continuelles quon nous cherchait, à nous autres gentilshommes, toujours ces visages menaçants, haineux ! Ici, à lambulance, on vivait au moins sur un pied dégalité, en camarades. Le moment le plus triste de toute la journée, cétait la soirée et le commencement de la nuit. On se couchait de bonne heure... Une veilleuse fumeuse scintille au fond de la salle, près de la porte, comme un point brillant. Dans notre coin, nous sommes dans une obscurité presque complète. Lair est infect et étouffant. Certains malades ne peuvent pas sendormir, ils se lèvent et restent assis une heure entière sur leurs lits, la tête penchée, ils ont lair de réfléchir à quelque chose, Je les regarde, je cherche à deviner ce quils pensent, afin de tuer le temps. Et je me mets à songer, je rêve au passé, qui se présente en tableaux puissants et larges à mon imagination ; je me rappelle des détails quen tout autre temps jaurais oublié et qui ne mauraient jamais fait une impression aussi profonde que maintenant. Et je rêve de lavenir : Quand sortirai-je de la maison de force ? où irai-je ? que marrivera-t-il alors ? reviendrai-je dans mon pays natal ?... Je pense, je pense, et lespérance renaît dans mon âme... Une autre fois, je me mets à compter : un, deux, trois, etc., afin de mendormir en comptant. Jarrivais quelquefois jusquà trois mille, sans pouvoir massoupir. Quelquun se retourne sur son lit. Oustiantsef tousse, de sa toux de poitrinaire pourri, puis gémit faiblement, et balbutie chaque fois : « Mon Dieu, jai péché ! » Quelle est effrayante à entendre, cette voix malade, défaillante et brisée, au milieu du calme général ! Dans un coin, des malades qui ne dorment pas encore causent à voix basse, étendus sur leurs couchettes. Lun deux raconte son passé, des choses lointaines, enfuies ; il parle de son vagabondage, de ses enfants, de sa femme, de ses anciennes habitudes. Et lon devine à laccent de cet homme que rien de tout cela ne reviendra plus, nexistera jamais pour lui, et que cest un membre coupé, rejeté ; un autre lécoute. On perçoit un chuchotement très faible, comme de leau qui murmure quelque part, là-bas, bien loin... Je me souviens quune fois, pendant une interminable nuit dhiver, jentendis un récit qui, au premier abord, me parut un songe balbutié dans un cauchemar, rêvé dans un trouble fiévreux, dans un délire...
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IV
Le mari dAkoulka (Récit)
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Cétait tard dans la nuit, vers onze heures. Je dormais depuis quelque temps, je me réveillai en sursaut. La lueur terne et faible de la veilleuse éloignée éclairait à peine la salle... Presque tout le monde dormait, même Oustiantsef : dans le calme de la nuit, jentendais sa respiration difficile et les glaires qui roulaient dans sa gorge à chaque aspiration. Dans lantichambre retentirent les pas lourds et lointains de la patrouille qui sapprochait. Une crosse de fusil frappa sourdement le plancher. La salle souvrit, et le caporal compta les malades en marchant avec précaution. Au bout dune minute, il referma la porte, après y avoir placé un nouveau factionnaire ; la patrouille séloigna, le silence régna de nouveau. Alors seulement je remarquai non loin de moi deux détenus qui ne dormaient pas et semblaient chuchoter quelque chose. Il arrive quelquefois que deux malades couchés côte à côte, et qui nont pas échangé une parole pendant des semaines, des mois entiers, entament une conversation à brûle-pourpoint, au milieu de la nuit, et que lun deux étale son passé devant lautre.
Ils parlaient probablement depuis longtemps. Je nentendis pas le commencement, et je ne pus pas tout saisir du premier coup, mais peu à peu je mhabituai à ce chuchotement et je compris tout. Je navais pas envie de dormir que pouvais-je faire dautre, sinon écouter ? Lun deux racontait avec chaleur, à demi couché sur son lit, la tête levée et tendue vers son camarade. Il était visiblement échauffé et surexcité : il désirait parler. Son auditeur, assis dun air sombre et indifférent sur sa couchette, les jambes à plat sur le matelas, marmottait de temps à autre quelques mots en réponse à son camarade, plus par convenance quautrement, et se bourrait à chaque instant le nez de tabac quil puisait dans une tabatière de corne : cétait le soldat Tchérévine, de la compagnie de discipline, un pédant morose, froid, raisonneur, un imbécile avec de lamour-propre, tandis que le conteur Chichkof, âgé de trente ans environ, était un forçat civil, auquel jusqualors je navais guère fait attention ; pendant tout mon temps de bagne je ne ressentis jamais le moindre intérêt pour lui, car cétait un homme vain et étourdi. Il se taisait quelquefois pendant des semaines, dun air bourru et grossier ; soudain il se mêlait dune affaire quelconque, faisait des cancans, séchauffait pour des futilités, racontait Dieu sait quoi, de caserne en caserne, calomniait, paraissait hors de lui. On le battait, alors il se taisait de nouveau. Comme il était poltron et lâche, on le traitait avec dédain. Cétait un homme de petite taille, assez maigre, avec des yeux égarés ou bien stupidement réfléchis. Quand il racontait quelque chose, il séchauffait, agitait les bras et tout à coup sinterrompait ou passait à un autre sujet, se perdait dans de nouveaux détails, et oubliait finalement de quoi il parlait. Il se querellait souvent ; quand il injuriait son adversaire, Chichkof parlait dun air sentimental et pleurait presque... Il ne jouait pas mal de la balalaïka, pour laquelle il avait un faible ; il dansait même les jours de fête, et fort bien, quand dautres ly engageaient... (On pouvait très vite le forcer à faire ce quon voulait... Non pas quil fût obéissant, mais il aimait à se faire des camarades et à leur complaire.)
Pendant longtemps je ne pus comprendre ce que Chichkof racontait. Il me semblait quil abandonnait continuellement son sujet pour parler dautre chose. Il avait peut-être remarqué que Tchérévine prêtait peu dattention à son récit, mais je crois quil voulait ignorer cette indifférence pour ne pas sen formaliser.
— …Quand il allait au marché, continuait-il, tout le monde le saluait, lhonorait... un richard, quoi !
— Tu dis quil avait un commerce ?
— Oui, un commerce ! Notre classe marchande est très pauvre : cest la misère nue. Les femmes vont à la rivière, et apportent leau de très loin, pour arroser leurs jardins ; elles séreintent, séreintent, et pourtant, quand vient lautomne, elles nont même pas de quoi faire une soupe aux choux. Une ruine ! Mais celui-là possédait un gros lopin de terre que ses ouvriers — il en avait trois — labouraient ; et puis un rucher, dont il vendait le miel ; il faisait le commerce du bétail, enfin on le tenait en honneur chez nous. Il était fort âgé et tout gris, ses soixante-dix ans étaient bien lourds pour ses vieux os. Quand il venait au marché dans sa pelisse de renard, tout le monde le saluait. — « Bonjour, petit père Ankoudim Trophimytch ! » — Bonjour ! quil répondait. « Comment te portes-tu ? » Il ne méprisait personne. — « Vivez longtemps, Ankoudim Trophimytch ! » — « Comment vont tes affaires ? » « Elles sont aussi bonnes que la suie est blanche. Et les vôtres, petit père ? » « Nous vivons pour nos péchés, nous fatiguons la terre. » — « Vivez longtemps, Ankoudim Trophimytch. » Il ne méprisait personne. Ses conseils étaient bons ; chaque mot de lui valait un rouble. Cétait un grand liseur, car il était savant ; il ne faisait que lire des choses du bon Dieu. Il appelait sa vieille femme et lui disait : « Écoute, femme, saisis bien ce que je te dis. » Et le voilà qui lui explique. La vieille Maria Stépanovna nétait pas vieille, si vous voulez, cétait sa seconde femme ; il lavait épousée pour avoir des enfants, sa première femme ne lui en ayant point donné — il avait deux garçons encore jeunes, car le cadet Vacia était né quand son père touchait à soixante ans ; Akoulka sa fille avait dix-huit ans, elle était laînée.
— Ta femme, nest-ce pas ?
— Attends un moment ; Philka Marosof commence alors à faire du tapage. Il dit à Ankoudim « Partageons, rends-moi mes quatre cents roubles ; je ne suis pas ton homme de peine, je ne veux plus trafiquer avec toi et je ne veux pas épouser ton Akoulka. Je veux faire la fête. Maintenant que mes parents sont morts, je boirai tout mon argent, puis je me louerai, cest-à-dire je mengagerai comme soldat, et dans dix ans je reviendrai ici feld-maréchal ! » Ankoudim lui rendit son argent, tout ce quil avait à lui, parce quautrefois, ils trafiquaient à capital commun avec le père de Philka, — « Tu es un homme perdu ! » quil lui dit. — « Que je sois perdu ou non, vieille barbe grise, tu es le plus grand ladre que je connaisse. Tu veux faire fortune avec quatre kopeks, tu ramasses toutes les saletés imaginables pour ten servir. Je veux cracher là-dessus. Tu amasses, tu enfouis, diable sait pourquoi. Moi, jai du caractère. Je ne prendrai tout de même pas ton Akoulka ; jai déjà dormi avec elle... »
— Comment oses-tu déshonorer un honnête père, une honnête fille ? Quand as-tu dormi avec elle, lard de serpent, sang de chien que tu es ? lui dit Ankoudim eu tremblant de colère. (Cest Philka qui la raconté plus tard.)
— Non seulement je népouserai pas ta fille, mais je ferai si bien que personne ne lépousera, pas même Mikita Grigoritch, parce quelle est déshonorée. Nous avons fait la vie ensemble depuis lautomne dernier. Mais pour rien au monde je nen voudrais. Non ! donne-moi tout ce que tu voudras, je ne la prendrai pas !...
Là-dessus, il fit une fière noce, ce gaillard. Ce nétait quun cri, quune plainte dans toute la ville. Il sétait procuré des compagnons, car il avait une masse dargent, il ribota pendant trois mois, une noce à tout casser ! il liquida tout. « Je veux voir la fin de cet argent, je vendrai la maison, je vendrai tout, et puis je mengagerai ou bien je vagabonderai ! » Il était ivre du matin au soir et se promenait dans une voiture à deux chevaux avec des grelots. Cétaient les filles qui laimaient ! car il jouait bien du théorbe...
— Alors, cest vrai quil avait eu des affaires avec cette Akoulka ?
— Attends donc. Je venais denterrer mon père ; ma mère cuisait des pains dépice ; on travaillait pour Ankoudim, ça nous donnait de quoi manger, mais on vivait joliment mal ; nous avions du terrain derrière la forêt, on y semait du blé ; mais quand mon père fut mort, je fis la noce. Je forçais ma mère à me donner de largent en la rossant moi aussi...
— Tu avais tort de la battre. Cest un grand péché !
— Jétais quelquefois ivre toute la sainte journée. Nous avions une maison couci couça toute pourrie si tu veux, mais elle nous appartenait. Nous crevions la faim ; il y avait des semaines entières où nous mâchions des chiffons... Ma mère magonisait de sottises, mais ça métait bien égal... Je ne quittais pas Philka Marosof, nous étions ensemble nuit et jour. « Joue-moi de la guitare, me disait-il, et moi je resterai couché ; je te jetterai de largent parce que je suis lhomme le plus riche du monde ! » Il ne savait quinventer. Seulement il ne prenait rien de ce qui avait été volé. « Je ne suis pas un voleur, je suis un honnête homme ! » — « Allons barbouiller de goudron la porte dAkoulka, parce que je ne veux pas quelle épouse Mikita Grigoritch ! Jy tiens plus que jamais. » Il y avait déjà longtemps que le vieillard voulait donner sa fille à Mikita Grigoritch : cétait un homme dun certain âge qui trafiquait aussi et qui portait des lunettes. Quand il entendit parler de la mauvaise conduite dAkoulka, il dit au vieux : « — Ce sera une grande honte pour moi, Ankoudim Trophimytch ; au reste je ne veux pas me marier, maintenant jai passé lâge. » Alors, nous barbouillâmes la porte dAkoulka avec du goudron. On la rossa à la maison pour cela, jusquà la tuer. Sa mère, Maria Stépanovna, criait : « Jen mourrai ! » — tandis que le vieux disait : « Si nous étions au temps des patriarches, je laurais hachée sur un bûcher mais maintenant tout est pourriture et corruption ici-bas. » Les voisins entendaient quelquefois hurler Akoulka dun bout de la rue à lautre. On la fouettait du matin au soir. Et Philka criait sur le marché à tout le monde : — Une fameuse fille que la Akoulka, pour bien boire ensemble. Je leur ai tapé sur le museau, aux autres, ils se souviendront de moi. Un jour, je rencontre Akoulka qui allait chercher de leau dans des seaux, je lui crie : « Bonjour, Akoulina Koudimovna ! un effet de votre bonté ! dis-moi avec qui tu vis et où tu prends de largent pour être si brave ! » Je ne lui dis rien dautre ; elle me regarda avec ses grands yeux ; elle était maigre comme une bûche. Elle navait fait que me regarder ; sa mère, qui croyait quelle plaisantait avec moi, lui cria du seuil de sa porte : « Quas-tu à causer avec lui, éhontée ! » Et ce jour-là on recommença de nouveau à la battre. On la rossait quelquefois une heure entière. « Je la fouette, disait-elle, parce quelle nest plus ma fille. »
— Elle était donc débauchée !
— Écoute donc ce que je te raconte, petit oncle ! Nous ne faisions que nous enivrer avec Philka ; un jour que jétais couché, ma mère arrive et me dit : « — Pourquoi restes-tu couché ? canaille, brigand que tu es ! » Elle minjuria tout dabord, puis elle me dit : « — Épouse Akoulka. Ils seront contents de te la donner en mariage, et ils lui feront une dot de trois cents roubles. » Moi, je lui réponds « Mais maintenant tout le monde sait quelle est déshonorée. » — « Imbécile ! tout cela disparaît sous la couronne de mariage ; tu nen vivras que mieux, si elle tremble devant toi toute sa vie. Nous serions à laise avec leur argent ; jai déjà parlé de ce mariage à Maria Stépanovna nous sommes daccord. » Moi, je lui dis : « — Donnez-moi vingt roubles tout de suite, et je lépouse. » Ne le crois pas, si tu veux, mais jusquau jour de mon mariage jai été ivre. Et puis Philka Marosof ne faisait que me menacer. « Je te casserai les côtes, espèce de fiancé dAkoulka ; si je veux, je dormirai toutes les nuits avec ta femme. — Tu mens, chien que tu es ! » Il me fit honte devant tout le monde dans la rue. Je cours à la maison ! Je ne veux plus me marier, si lon ne me donne pas cinquante roubles tout de suite.
— Et on te la donnée en mariage ?
— À moi ? pourquoi pas ? Nous nétions pas des gens déshonorés. Mon père avait été ruiné par un incendie, un peu avant sa mort ; il avait même été plus riche quAnkoudim Trophimytch. « Des gens sans chemise comme vous devraient être trop heureux dépouser ma fille ! » que le vieil Ankoudim me dit. — « Et votre porte, na-t-elle pas été assez barbouillée de goudron ? » lui répondis-je. — « Quest-ce que tu me racontes ? Prouve-moi quelle est déshonorée... Tiens, si tu veux, voilà la porte, tu peux ten aller. Seulement, rends-moi largent que je tai donné ! » Nous décidâmes alors avec Philka Marosof denvoyer Mitri Bykof au père Ankoudim pour lui dire que je lui ferais honte devant tout le monde. Jusquau jour de mon mariage, je ne dessoûlai pas. Ce nest quà léglise que je me dégrisai. Quand on nous amena de léglise, on nous fit asseoir, et Mitrophane Stépanytch, son oncle à elle, dit : « Quoique laffaire ne soit pas honnête, elle est pourtant faite et finie. » Le vieil Ankoudim était assis, il pleurait ; les larmes coulaient dans sa barbe grise. Moi, camarade, voilà ce que javais fait : javais mis un fouet dans ma poche, avant daller à léglise, et jétais résolu à men servir à cœur joie, afin quon sût par quelle abominable tromperie elle se mariait et que tout le monde vît bien si jétais un imbécile...
— Cest ça, et puis tu voulais quelle comprit ce qui lattendait...
— Tais-toi, oncle ! chez nous, tout de suite après la cérémonie du mariage, on mène les époux dans une chambre à part, tandis que les autres restent à boire en les attendant. On nous laisse seuls avec Akoulka : elle était pâle, sans couleurs aux joues, tout effrayée. Ses cheveux étaient aussi fins, aussi clairs que du lin, — ses yeux très grands. Presque toujours elle se taisait ; on ne lentendait jamais, on aurait pu croire quelle était muette ; très singulière, cette Akoulka. Tu peux te figurer la chose ; mon fouet était prêt, sur le lit. — Eh bien ! elle était innocente, et je navais rien, mais rien à lui reprocher !
— Pas possible !
— Vrai ! honnête comme une fille dune honnête maison. Et pourquoi, frère, pourquoi avait-elle enduré cette torture ? Pourquoi Philka Marosof lavait-il diffamée ?
— Oui, pourquoi ?
— Alors je suis descendu du lit et je me suis mis à genoux devant elle, en joignant les mains — Petite mère, Akoulina Koudimovna ! que je lui dis, pardonne-moi davoir été assez sot pour croire toutes ces calomnies. Pardonne-moi, je suis une canaille ! — Elle était assise sur le lit à me regarder ; elle me posa les deux mains sur les épaules, et se mit à rire, et pourtant les larmes lui coulaient le long des joues elle sanglotait et riait en même temps... Je sortis alors et je dis à tous les gens de la noce : « Gare à Philka Marosof, si je le rencontre, il ne sera bientôt plus de ce monde. » Les vieux ne savaient trop que dire dans leur joie ; la mère dAkoulka était prête à se jeter aux pieds de sa fille et sanglotait. Alors le vieux dit : « — Si nous avions su et connu tout cela, notre fille bien-aimée, nous ne taurions pas donné un pareil mari. » — Il taurait fallu voir comme nous étions habillés le premier dimanche après notre mariage, quand nous sortîmes de léglise ; moi, en cafetan de drap fin, en bonnet de fourrure avec des braies de peluche ; elle, en pelisse de lièvre toute neuve, la tête couverte dun mouchoir de soie ; nous nous valions lun lautre. Tout le monde nous admirait. Je nétais pas mal, Akoulinouchka non plus ; on ne doit pas se vanter, mais il ne faut pas non plus se dénigrer : quoi ! on nen fait pas à la douzaine, des gens comme nous...
— Bien sûr.
— Allons, écoute ! le lendemain de mon mariage, je me suis enfui loin de mes hôtes, quoique ivre, et je courais dans la rue en criant « Quil vienne ici, ce chenapan de Philka Marosof, quil vienne seulement, la canaille ! » Je hurlais cela sur le marché. Il faut dire que jétais ivre-mort ; on me rattrapa pourtant près de chez les Vlassof on eut besoin de trois hommes pour me ramener de force au logis. Tout le monde parlait de cela en ville. Les filles se disaient en se rencontrant au marché : « — Eh bien, vous savez la nouvelle, Akoulka était vierge. » Peu de temps après, je rencontre Philka Marosof qui me dit en public, devant des étrangers : « — Vends ta femme, tu auras de quoi boire. Tiens, le soldat Jachka ne sest marié que pour cela ; il na pas même dormi une fois avec sa femme, mais au moins il a eu de quoi se soûler pendant trois ans. » Je lui réponds : « — Canaille ! » — « Imbécile, quil me fait. Tu tes marié quand tu navais pas ton bon sens. Pouvais-tu seulement comprendre quelque chose à cela ? » Jarrive à la maison et je leur crie : « Vous mavez marié quand jétais ivre. » La mère dAkoulka voulut alors saccrocher à moi, mais je lui dis : « Petite mère, tu ne comprends que les affaires dargent. Amène-moi Akoulka ! » Cest alors que je commençai à la battre. Je la battis, camarade, je la battis deux heures entières, jusquà ce que je roulasse moi-même par terre ; de trois semaines, elle ne put quitter le lit.
— Cest sûr ! remarqua Tchérévine avec flegme, — si on ne les bat pas, elles... Las-tu trouvée avec son amant ?
— Non, à vrai dire, je ne lai jamais pincée, fit Chichkof après un silence, en parlant avec effort. — Mais jétais offensé, très offensé, parce que tout le monde se moquait de moi. La cause de tout, cétait Philka. — « Ta femme est faite pour que les autres la regardent. » Un jour, il nous invita chez lui, et le voilà qui commence : « — Regardez un peu quelle bonne femme il a : elle est tendre, noble, bien élevée, affectueuse, bienveillante pour tout le monde. Aurais-tu oublié par hasard, mon gars, que nous avons barbouillé ensemble leur porte de goudron ? » Jétais soûl à ce moment il mempoigna alors par les cheveux, si fort quil mallongea à terre du premier coup. « Allons ! danse, mari dAkoulka, je te tiendrai par les cheveux, et toi, tu danseras pour me divertir ! » — « Canaille ! » que je lui fais. « — Je viendrai en joyeuse compagnie chez toi et je fouetterai ta femme Akoulka sous tes yeux, autant que cela me fera plaisir. » Le croiras-tu ? pendant tout un mois, je nosais pas sortir de la maison, tant javais peur quil narrivât chez nous et quil ne fit un scandale à ma femme. Aussi, ce que je la battis pour cela !...
— À quoi bon la battre ? On peut lier les mains dune femme, mais pas sa langue. Il ne faut pas non plus trop les rosser. Bats-la dabord, puis fais-lui une morale, et caresse-la ensuite. Une femme est faite pour ça.
Chichkof resta quelques instants silencieux.
— Jétais très offensé, continua-t-il, — je repris ma vieille habitude, je la battais du matin au soir pour un rien, parce quelle ne sétait pas levée comme je lentendais, parce quelle ne marchait pas comme il faut ! Si je ne la rossais pas, je mennuyais. Elle restait quelquefois assise près de la fenêtre à pleurer silencieusement... cela me faisait mal quelquefois de la voir pleurer, mais je la battais tout de même... Sa mère minjuriait quelquefois à cause de cela. « Tu es un coquin, un gibier de bagne ! » — « Ne me dis pas un mot, ou je tassomme ! vous me lavez fait épouser quand jétais ivre ; vous mavez trompé. » Le vieil Ankoudim voulut dabord sen mêler ; il me dit un jour : « — Fais attention, tu nes pas un tel prodige quon ne puisse te mettre à la raison ! » Mais il nen mena pas large. Maria Stépanovna était devenue très douce ; une fois, elle vint vers moi tout en larmes et me dit : « — Jai le cœur tout angoissé, Ivan Sémionytch, ce que je te demanderai na guère dimportance pour toi, mais jy tiens beaucoup ; laisse-la partir, te quitter, petit père. » Et la voilà qui se prosterne. « Apaise-toi ! pardonne-lui ! Les méchantes gens la calomnient ; tu sais bien quelle était honnête quand tu las épousée. » Elle se prosterna encore une fois et pleura. Moi, je fis le crâne : « Je ne veux rien entendre, que je lui dis ; ce que jaurai envie de vous faire, je vous le ferai parce que je suis hors de moi ; quant à Philka Marosof, cest mon meilleur et mon plus cher ami... »
— Vous avez recommencé à riboter ensemble ?...
— Parbleu ! Plus moyen de lapprocher : il se tuait à force de boire. Il avait bu tout ce quil possédait, et sétait engagé comme soldat, remplaçant dun bourgeois de la ville. Chez nous, quand un gars se décide à en remplacer un autre, il est le maître de la maison et de tout le monde, jusquau moment où il est appelé. Il reçoit la somme convenue le jour de son départ, mais en attendant il vit dans la maison de son patron, quelquefois six mois entiers il ny a pas dhorreur que ces gaillards-là ne commettent. Cest vraiment à emporter les images saintes loin de la maison. Du moment quil consent à remplacer le fils de la maison, il se considère comme un bienfaiteur et estime que lon doit avoir du respect pour lui ; sans quoi il se dédit. Aussi Philka Marosof faisait-il les cent coups chez ce bourgeois, il dormait avec la fille, empoignait le maître de la maison par la barbe après dîner ; enfin, il faisait tout ce qui lui passait par la tête. On devait lui chauffer le bain (de vapeur) tous les jours, et encore fallait-il quon augmentât la vapeur avec de leau-de-vie et que les femmes le menassent au bain en le soutenant par-dessous les bras . Quand il revenait chez le bourgeois après avoir fait la noce, il sarrêtait au beau milieu la rue et beuglait : « — Je ne veux pas entrer par la porte, mettez bas la palissade ! » Si bien quon devait abattre la barrière, tout à côté de la porte, rien que pour le laisser passer. Cela finit pourtant, le jour où on lemmena au régiment ; ce jour-là, on le dégrisa. Dans toute la rue, la foule se pressait : « On emmène Philka Marosof ! » Lui, il saluait de tous côtés, à droite, à gauche. En ce moment Akoulka revenait du jardin potager. Dès que Philka laperçut, il lui cria : « — Arrête ! » il sauta à bas de la télègue et se prosterna devant elle. — « Mon âme, ma petite fraise, je tai aimée deux ans, maintenant on memmène au régiment avec de la musique. Pardonne-moi, fille honnête dun père honnête, parce que je suis une canaille, coupable de tout ton malheur. » Et le voilà qui se prosterne une seconde fois devant elle. Tout dabord, Akoulka sétait effrayée, mais elle lui fit un grand salut qui la plia en deux : « Pardonne-moi aussi, bon garçon, mais je ne suis nullement fâchée contre toi ! » Je rentre à la maison sur ses talons. — « Que lui as-tu dit ? viande de chien que tu es ! » Crois-le, ne le crois pas, comme tu voudras, elle me répondit en me regardant franchement :
« — Je laime mieux que tout au monde. »
— Tiens !...
— Ce jour-là, je ne soufflai pas mot. Seulement, vers le soir, je lui dis : « — Akoulka ! je te tuerai maintenant. » Je ne fermai pas lœil de toute la nuit, jallai boire du kvas dans lantichambre ; quand le jour se leva, je rentrai dans la maison. — « Akoulka, prépare-toi à venir aux champs. » Déjà auparavant je me proposais dy aller ; ma femme le savait. — « Tu as raison, me dit-elle, cest le moment de la moisson ; on ma dit que depuis deux jours louvrier est malade et ne fait rien. » Jattelai la télègue sans dire un mot. En sortant de la ville, on trouve une forêt qui a quinze verstes de long et au bout de laquelle était situé notre champ. Quand nous eûmes fait trois verstes sous bois, jarrêtai le cheval. — « Allons, lève-toi, Akoulka, ta fin est arrivée. » Elle me regarde tout effrayée, se lève silencieuse. « Tu mas assez tourmenté, que je lui dis, fais ta prière ! » Je lempoignai par les cheveux — elle avait des tresses longues, épaisses ; je les enroule autour de mon bras, je la maintiens entre mes genoux, je sors mon couteau, je lui renverse la tête en arrière, et je lui fends la gorge... Elle crie, le sang jaillit ; moi, alors, je jette mon couteau, je létreins dans mes bras, je létends à terre et je lembrasse en hurlant de toutes mes forces. Je hurle, elle crie, palpite, se débat ; le sang — son sang — me saute à la figure, jaillit sur mes mains, toujours plus fort.
Je pris peur alors, je la laissai, je laissai mon cheval, et je me mis à courir, à courir jusquà la maison ; jy entrai par derrière et me cachai dans la vieille baraque du bain, toute déjetée et hors de service je me couchai sous la banquette et jy restai caché jusquà la nuit noire.
— Et Akoulka ?
— Elle se releva pour retourner aussi à la maison. On la retrouva plus tard à cent pas de lendroit.
— Tu ne lavais pas achevée, alors ?
— ...Non ! — Chichkof sarrêta un instant.
— Oui, fit Tchérévine, il y a une veine.., si on ne la coupe pas du premier coup, lhomme se débattra, le sang aura beau couler, eh bien ! il ne mourra pas.
— Elle est morte tout de même. On la trouva le soir, déjà froide. On avertit qui de droit et lon se mit à ma recherche. On me trouva pendant la nuit dans ce vieux bain... Et voilà, je suis ici depuis quatre ans déjà, ajouta-t-il après un silence.
— Oui, si on ne les bat pas, on narrive à rien, remarqua sentencieusement Tchérévine, en sortant de nouveau sa tabatière. Il prisa longuement, avec des pauses.
— Pourtant, mon garçon, tu as agi très bêtement. Moi aussi, jai surpris ma femme avec un amant. Je la fis venir dans le hangar, je pliai alors un licol en deux et je lui dis : « A qui as-tu juré dêtre fidèle ? A qui as-tu juré à léglise, hein ? » Je lai rossée, rossée, avec mon licol, tellement rossée et rossée, pendant une heure et demie, quà la fin, éreintée, elle me cria : « Je te laverai les pieds et je boirai cette eau ! » On lappelait Avdotia.
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V
La saison dété
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Avril a déjà commencé ; la semaine sainte nest pas loin. On se met aux travaux dété. Le soleil devient de jour en jour plus chaud et plus éclatant ; lair fleure le printemps et agit sur lorganisme nerveux. Le forçat enchaîné est troublé, lui aussi, par lapproche des beaux jours ; ils engendrent en lui des désirs, des aspirations, une tristesse nostalgique. On regrette plus ardemment sa liberté, je crois, par une journée ensoleillée, que pendant les jours pluvieux et mélancoliques de lautomne et de lhiver. Cest un fait à remarquer chez tous les forçats : sils éprouvent quelque joie dun beau jour bien clair, ils deviennent en revanche plus impatients, plus irritables. Jai observé quau printemps les querelles étaient plus fréquentes dans notre maison de force. Le tapage, les cris empiraient, les rixes se multipliaient ; durant les heures du travail, on surprenait parfois un regard méditatif, obstinément perdu dans le lointain bleuâtre, quelque part, là-bas, de lautre côté de lIrtych, où commençait la plaine incommensurable, fuyant à des centaines de verstes, la libre steppe kirghize ; on entendait de longs soupirs, exhalés du fond de la poitrine, comme si cet air lointain et libre eût engagé les forçats à respirer, comme sil eût soulagé leur âme prisonnière et écrasée. — Ah ! fait enfin le condamné, et brusquement, comme pour secouer ces rêveries, il empoigne furieusement sa bêche ou ramasse les briques quil doit porter dun endroit à un autre. Au bout dun instant il a oublié cette sensation fugitive et se remet à rire ou à injurier, suivant son humeur ; il sattaque à la tâche imposée, avec une ardeur inaccoutumée, il travaille de toutes ses forces, comme sil désirait étouffer par la fatigue une douleur qui létrangle. Ce sont des gens vigoureux, tous dans la fleur de lâge, en pleine possession de leurs forces... Comme les fers sont lourds pendant cette saison ! Je ne fais pas de sentimentalisme et je certifie lexactitude de mon observation. Pendant la saison chaude, sous un soleil de feu, quand on sent dans toute son âme, dans tout son être, la nature qui renaît autour de vous avec une force inexprimable, on a plus de peine à supporter la prison, la surveillance de lescorte, la tyrannie dune volonté étrangère.
En outre, cest au printemps, avec le chant de la première alouette, que le vagabondage commence dans toute la Sibérie, dans toute la Russie : les créatures de Dieu sévadent des prisons et se sauvent dans les forêts. Après la fosse étouffante, les barques, les fers, les verges, ils vagabondent où bon leur semble, à laventure, où la vie leur semble plus agréable et plus facile ; ils boivent et mangent ce quils trouvent, au petit bonheur, et sendorment tranquilles la nuit dans la forêt ou dans un champ, sans souci, sans langoisse de la prison, comme des oiseaux du bon Dieu, disant bonne nuit aux seules étoiles du ciel, sous lœil de Dieu. Tout nest pas rose : on souffre quelquefois la faim et la fatigue « au service du général Coucou ». Souvent ces vagabonds nont pas un morceau de pain à se mettre sous la dent pendant des journées entières ; il faut se cacher de tout le monde, se terrer comme des marmottes, il faut voler, piller et quelquefois même assassiner. « Le déporté est un enfant, il se jette sur tout ce quil voit », dit-on des exilés en Sibérie. Cet adage peut être appliqué dans toute sa force et avec plus de justesse encore aux vagabonds. Ce sont presque tous des bandits et des voleurs, par nécessité plus que par vocation. Les vagabonds endurcis sont nombreux ; il y a des forçats qui senfuient après avoir purgé leur condamnation, alors quils sont déjà colons. Ils devraient être heureux de leur nouvelle condition, davoir leur pain quotidien assuré. Eh bien ! non, quelque chose les soulève et les entraîne. Cette vie dans les forêts, misérable et terrible, mais libre, aventureuse, a pour ceux qui lont éprouvée un charme séduisant, mystérieux ; — parmi ces fuyards, on sétonne de voir des gens rangés, tranquilles, qui promettaient de devenir des hommes posés, de bons agriculteurs. Un forçat se mariera, aura des enfants, vivra pendant cinq ans au même endroit, et tout à coup, un beau matin, il disparaîtra, abandonnant femme et enfants, à la stupéfaction de sa famille et de larrondissement tout entier. On me montra un jour au bagne un de ces déserteurs du foyer domestique. Il navait commis aucun crime, ou du moins on navait aucun soupçon sur son compte, mais il avait déserté, déserté toute sa vie. Il avait été à la frontière méridionale de lEmpire, de lautre côté du Danube, dans la steppe kirghize, dans la Sibérie orientale, au Caucase — en un mot, partout. Qui sait ? dans dautres conditions, cet homme eût été peut-être un Robinson Crusoe, avec sa passion pour les voyages. Je tiens ces détails dautres forçats, car il naimait pas à parler et nouvrait la bouche quen cas dabsolue nécessité. Cétait un tout petit paysan dune cinquantaine dannées, très paisible, au visage tranquille et même hébété, dun calme qui ressemblait à lidiotisme. Il se plaisait à demeurer assis au soleil et marmottait entre les dents une chanson quelconque, mais si doucement quà cinq pas on nentendait plus rien. Ses traits étaient pour ainsi dire pétrifiés ; il mangeait peu, surtout du pain noir ; jamais il nachetait ni pain blanc ni eau-de-vie ; je crois même quil navait jamais eu dargent, et quil naurait pas su le compter. Il était indifférent à tout. Il nourrissait quelquefois les chiens de la maison de force de sa propre main, ce que personne ne faisait jamais. (En général le Russe naime pas nourrir les chiens.) On disait quil avait été marié, deux fois même, quil avait quelque part des enfants... Pourquoi lavait-on envoyé au bagne, je nen sais rien. Les nôtres croyaient toujours quil sévaderait, mais soit que son heure ne fût pas venue, soit quelle fût passée, il subissait sa peine tranquillement. Il navait aucunes relations avec létrange milieu dans lequel il vivait ; il était trop concentré en lui-même pour cela. Il neût pas fallu se fier à ce calme apparent ; et pourtant quaurait-il gagné en sévadant ?
Si lon compare la vie vagabonde dans les forêts à celle de la maison de force, cest une félicité paradisiaque. La destinée du vagabond est malheureuse, mais libre du moins. Voilà pourquoi tout prisonnier, en quelque endroit de la Russie quil se trouve, devient inquiet avec les premiers rayons souriants du printemps. Tous nont pas lintention de fuir ; par crainte des obstacles et du châtiment possible, il ny a guère quun prisonnier sur cent qui sy décide, mais les quatre-vingt-dix-neuf autres ne font que rêver où et comment ils pourraient senfuir. Avec ce désir, lidée seule dune chance quelconque les soulage ; ils se rappellent une ancienne évasion. Je ne parle que des forçats déjà condamnés, car ceux qui nont pas encore subi leur peine se décident beaucoup plus facilement. Les condamnés ne sévadent quau commencement de leur réclusion. Une fois quils ont passé deux ou trois ans au bagne, ils en tiennent compte, et conviennent quil vaut mieux finir légalement son temps et devenir colon, plutôt que de risquer sa perte en cas déchec, et un échec est toujours possible. Il ny a guère quun forçat sur dix qui réussisse à changer son sort. Ceux-là sont presque toujours les condamnés à une réclusion indéfinie. Quinze, vingt ans semblent une éternité. Enfin, la marque est un grand obstacle aux évasions. Changer son sort est un terme technique. Si lon surprend un forçat en flagrant délit dévasion, il répondra à linterrogatoire quon lui fait subir quil voulait « changer son sort ». Cette expression quelque peu littéraire dépeint parfaitement lacte quelle désigne. Aucun évadé nespère devenir tout à fait libre, car il sait que cest presque limpossible, mais il veut quon lenvoie dans un autre établissement, quon lui fasse coloniser le pays, quon le juge à nouveau pour un crime commis pendant son vagabondage — en un mot, quon lenvoie nimporte où, pourvu que ce ne soit pas la maison de force où il a déjà été enfermé, et qui lui est devenue intolérable. Tous ces fuyards, sils ne trouvent pas pendant lété un gîte inespéré où ils puissent passer lhiver, sils ne rencontrent personne qui ait un intérêt quelconque à les cacher, si enfin ils ne se procurent pas, par un assassinat quelquefois, un passeport qui leur permette de vivre partout sans inquiétude, tous ces fuyards apparaissent en foule pendant lautomne dans les villes et dans les maisons de force ; ils avouent leur état de vagabondage et passent lhiver dans les prisons, avec la secrète espérance de fuir lété suivant.
Sur moi aussi, le printemps exerça son influence. Je me souviens de lavidité avec laquelle je regardais lhorizon par les fentes de la palissade ; je restais longtemps, la tête collée contre les pieux, à contempler avec opiniâtreté et sans pouvoir men rassasier lherbe qui verdissait dans le fossé de lenceinte, le bleu du ciel lointain qui sépaississait toujours plus. Mon angoisse et ma tristesse saggravaient de jour en jour, la maison de force me devenait odieuse. La haine que ma qualité de gentilhomme inspirait aux forçats pendant ces premières années, empoisonnait ma vie tout entière. Je demandais souvent à aller à lhôpital sans nécessité, simplement pour ne plus être à la maison de force, pour maffranchir de cette haine obstinée, implacable. « Vous autres nobles, vous êtes des becs de fer, vous nous avez déchirés à coups de bec quand nous étions serfs », nous disaient les forçats. Combien jenviais les gens du bas peuple qui arrivaient au bagne ! Ceux-là, du premier coup, devenaient les camarades de tout le monde. Ainsi le printemps, le fantôme de liberté entrevue, la joie de toute la nature, se traduisaient en moi par un redoublement de tristesse et dirritation nerveuse. Vers la sixième semaine du grand carême, je dus faire mes dévotions, car les forçats étaient divisés par le sous-officier en sept sections — juste le nombre de semaines du carême — qui devaient faire leurs dévotions à tour de rôle. Chaque section se composait de trente hommes environ. Cette semaine fut pour moi un soulagement ; nous allions deux et trois fois par jour à léglise, qui se trouvait non loin du bagne. Depuis longtemps je navais pas été à léglise. Loffice de carême, que je connaissais très bien depuis ma tendre enfance, pour lavoir entendu à la maison paternelle, les prières solennelles, les prosternations — tout cela remuait en moi un passé lointain, très lointain, réveillait mes plus anciennes impressions ; jétais très heureux, je men souviens, quand le matin nous nous rendions à la maison de Dieu, en marchant sur la terre gelée pendant la nuit, accompagnés dune escorte de soldats aux fusils chargés ; cette escorte nentrait pas à léglise. Une fois à lintérieur, nous nous massions près de la porte, si bien que nous nentendions guère que la voix profonde du diacre ; de temps à autre nous apercevions une chasuble noire ou le crâne nu du prêtre. Je me souvenais comment, étant enfant, je regardais le menu peuple qui se pressait à la porte en masse compacte, et qui reculait servilement devant une grosse épaulette, un seigneur ventru, une dame somptueusement habillée, mais très dévote, pressée de gagner le premier rang et prête à se quereller pour avoir lhonneur doccuper les premières places. Cétait là, à cette entrée de léglise, me semblait-il alors, que lon priait avec ferveur, avec humilité, en se prosternant jusquà terre, avec la pleine conscience de son abaissement.
Et maintenant jétais à la place de ce menu peuple, non, pas même à sa place, car nous étions enchaînés et avilis ; on sécartait de nous, on nous craignait, et on nous faisait laumône ; je me souviens que je trouvais là une sensation raffinée, un plaisir étrange. « Quil en soit ainsi ! » pensais-je. Les forçats priaient avec ardeur ; ils apportaient tous leur pauvre kopek pour un petit cierge ou pour la collecte en faveur de léglise, « Et moi aussi je suis un homme », se disaient-ils peut-être en déposant leur offrande : « devant Dieu tous sont égaux... » Nous communiâmes après la messe de six heures. Quand le prêtre, le ciboire à la main, récita les paroles : « Aie pitié de moi comme du brigand que tu as sauvé... » — presque tous les forçats se prosternèrent en faisant sonner leurs chaînes, je crois quils prenaient à la lettre ces mots pour eux-mêmes.
La semaine sainte arriva. Ladministration nous délivra un œuf de Pâques et un morceau de pain de farine de froment.
La ville nous combla daumônes. Comme à Noël, visite du prêtre avec la croix, visite des chefs, les choux gras, et aussi lenivrement et la flânerie générale, avec cette seule différence que lon pouvait déjà se promener dans la cour et se chauffer au soleil. Tout semblait plus clair, plus large quen hiver, mais plus triste aussi. Le long jour dété sans fin paraissait plus particulièrement insupportable les jours de fête. Les jours ouvriers, au moins, la fatigue le rendait plus court. Les travaux dété étaient sans comparaison beaucoup plus pénibles que les travaux dhiver ; on soccupait surtout des constructions ordonnées par les ingénieurs. Les forçats bâtissaient, creusaient la terre, posaient des briques, ou bien vaquaient aux réparations des bâtiments de lÉtat, en ce qui concernait les ouvrages de serrurerie, menuiserie et peinture. Dautres allaient à la briqueterie cuire des briques, ce que nous regardions comme la corvée la plus pénible ; cette fabrique se trouvait à quatre verstes environ de la forteresse ; pendant tout lété on y envoyait chaque matin à six heures une bande de forçats, au nombre de cinquante. On choisissait de préférence les ouvriers qui ne connaissaient aucun métier et qui nappartenaient à aucun atelier. Ils prenaient avec eux leur pain de la journée ; à cause de la grande distance, ils ne pouvaient revenir dîner en même temps que les autres, ni faire huit verstes inutiles ; ils mangeaient le soir, quand ils rentraient à la maison de force. On leur donnait des tâches pour toute la journée, mais si considérables que cétait à peine si un homme pouvait en venir à bout. Il fallait dabord bêcher et emporter largile, lhumecter et la piétiner soi-même dans la fosse, et enfin faire une quantité respectable de briques, deux cents, voire même deux cent cinquante. Je nai été que deux fois à la briqueterie. Les forçats envoyés à ce travail revenaient le soir harassés, et ne cessaient de reprocher aux autres de leur laisser le travail le plus pénible. Je crois que ces reproches leur étaient un plaisir, une consolation. Quelques-uns avaient du goût pour cette corvée, dabord parce quil fallait aller hors de la ville, au bord de lIrtych, dans un endroit découvert, commode ; les alentours étaient plus agréables à voir que ces affreux bâtiments de lÉtat. On pouvait y fumer en toute liberté, rester même couché une demi-heure avec la plus grande satisfaction !
Quant à moi, jallais ou travailler dans un atelier, ou concasser de lalbâtre, ou porter les briques que lon employait pour les constructions. Cette dernière besogne méchut pendant deux mois de suite. Je devais transporter ma charge de briques des bords de lIrtych à une distance de cent quarante mètres environ, et traverser le fossé de la forteresse avant darriver à la caserne que lon construisait. Ce travail me convenait fort, bien que la corde avec laquelle je portais mes briques me sciât les épaules ; ce qui me plaisait surtout, cest que mes forces se développaient sensiblement. Tout dabord je ne pouvais porter que huit briques à la fois ; chacune delles pesait environ douze livres, Jarrivai à en porter douze et même quinze, ce qui me réjouit beaucoup. Il ne me fallait pas moins de force physique que de force morale pour supporter toutes les incommodités de cette vie maudite.
Et je voulais vivre encore, après ma sortie du bagne !
Je trouvais du plaisir à porter des briques, non seulement parce que ce travail fortifiait mon corps, mais parce que nous étions toujours au bord du lIrtych. Je parle souvent de cet endroit ; cétait le seul doù lon vit le monde du bon Dieu, le lointain pur et clair, les libres steppes désertes, dont la nudité produisait toujours sur moi une impression étrange. Tous les autres chantiers étaient dans la forteresse ou aux environs, et cette forteresse, dès les premiers jours, je leus en haine, surtout les bâtiments. La maison du major de place me semblait un lieu maudit, repoussant, et je la regardais toujours avec une haine particulière quand je passais devant, tandis que sur la rive, on pouvait au moins soublier en regardant cet espace immense et désert, comme un prisonnier soublie à regarder le monde libre par la lucarne grillée de sa prison. Tout métait cher et gracieux dans cet endroit : et le soleil, brillant dans linfini du ciel bleu, et la chanson lointaine des Kirghiz qui venait de la rive opposée.
Je fixe longtemps la pauvre hutte enfumée dun baïgouch quelconque jexamine la fumée bleuâtre qui se déroule dans lair, la Kirghize qui soccupe de ses deux moutons... Ce spectacle était sauvage, pauvre, mais libre. Je suis de lœil le vol dun oiseau qui file dans lair transparent et pur ; il effleure leau, il disparaît dans lazur, et brusquement il reparaît, grand comme un point minuscule... Même la pauvre fleurette qui dépérit dans une crevasse de la rive et que je trouve au commencement du printemps, attire mon attention en mattendrissant... La tristesse de cette première année de travaux forcés était intolérable, énervante. Cette angoisse mempêcha dabord dobserver les choses qui mentouraient ; je fermais les yeux et je ne voulais pas voir. Entre les hommes corrompus au milieu desquels je vivais, je ne distinguais pas les gens capables de penser et de sentir, malgré leur écorce repoussante. Je ne savais pas non plus entendre et reconnaître une parole affectueuse au milieu des ironies empoisonnées qui pleuvaient, et pourtant cette parole était dite tout simplement sans but caché, elle venait du fond du cœur dun homme qui avait souffert et supporté plus que moi. Mais à quoi bon métendre là-dessus ?
La grande fatigue était pour moi une source de satisfaction, car elle me faisait espérer un bon sommeil ; pendant lété, le sommeil était un tourment, plus intolérable que linfection de lhiver. Il y avait, à vrai dire, de très belles soirées. Le soleil qui ne cessait dinonder pendant la journée la cour de la maison de force finissait par se cacher. Lair devenait plus frais, et la nuit, une nuit de la steppe devenait relativement froide. Les forçats, en attendant quon les enfermât dans les casernes, se promenaient par groupes, surtout du côté de la cuisine, car cétait là que se discutaient les questions dun intérêt général, cétait là que lon commentait les bruits du dehors, souvent absurdes, mais qui excitaient toujours lattention de ces hommes retranchés du monde ; ainsi, on apprenait brusquement quon avait chassé notre major. Les forçats sont aussi crédules que des enfants ; ils savent eux-mêmes que cette nouvelle est fausse, invraisemblable, que celui qui la apportée est un menteur fieffé, Kvassof ; cependant ils sattachent à ce commérage, le discutent, sen réjouissent, se consolent, et finalement sont tout honteux de sêtre laissé tromper par un Kvassof.
— Et qui le mettra à la porte ? crie un forçat, naie pas peur ! cest un gaillard, il tiendra bon !
— Mais pourtant il a des supérieurs ! réplique un autre, ardent controversiste, et qui a vu du pays.
— Les loups ne se mangent pas entre eux ! dit un troisième dun air morose, comme à part soi cest un vieillard grisonnant qui mange sa soupe aux choux aigres dans un coin.
— Crois-tu que ses chefs viendront te demander conseil, pour savoir sil faut le mettre à la porte ou non ? ajoute un quatrième, parfaitement indifférent, en pinçant sa balalaïka.
— Et pourquoi pas ? réplique le second avec emportement ; si lon vous interroge, répondez franchement. Mais non, chez nous, on crie tant quon veut, et sitôt quil faut se mettre résolument à lœuvre, tout le monde se dédit.
— Bien sûr ! dit le joueur de balalaïka. Les travaux forcés sont faits pour cela.
— Ainsi, ces jours derniers, reprend lautre sans même entendre ce quon lui répond, — il est resté un peu de farine, des raclures, une bagatelle, quoi ! ou voulait vendre ces rebuts ; eh bien, tenez ! on les lui a rapportés ; il les a confisqués, par économie, vous comprenez ! Est-ce juste, oui ou non ?
— Mais à qui te plaindras-tu ?
— À qui ? Au léviseur (réviseur) qui va arriver.
— À quel léviseur ?
— Cest vrai, camarades, un léviseur va bientôt arriver, dit un jeune forçat assez développé, qui a lu la Duchesse de La Vallière ou quelque autre livre dans ce genre, et qui a été fourrier dans un régiment ; cest un loustic ; mais comme il a des connaissances, les forçats ont pour lui un certain respect. Sans prêter la moindre attention au débat qui agite tout le monde, il sen va tout droit vers la cuisinière lui demander du foie. (Nos cuisiniers vendaient souvent des mets de ce genre ; par exemple, ils achetaient un foie entier, quils coupaient et vendaient au détail aux autres forçats.)
— Pour deux kopeks ou pour quatre ? demande le cuisinier.
— Coupe-men pour quatre ; les autres nont quà menvier ! répond le forçat. — Oui, camarades, un général, un vrai général arrive de Pétersbourg pour réviser toute la Sibérie. Vrai. On la dit chez le commandant.
La nouvelle produit une émotion extraordinaire. Pendant un quart dheure, on se demande qui est ce général, quel titre il a, sil est dun rang plus élevé que les généraux de notre ville. Les forçats adorent parler grades, chefs, savoir qui a la primauté, qui peut faire plier léchine des autres fonctionnaires et qui courbe la sienne ; ils se querellent et sinjurient en lhonneur de ces généraux, il sensuit même quelquefois des rixes. Quel intérêt peuvent-ils bien y avoir ? En entendant les forçats parler de généraux et de chefs, on mesure le degré de développement et dintelligence de ces hommes tels quils étaient dans la société, avant dentrer au bagne. Il faut dire aussi que chez nous, parler des généraux et de ladministration supérieure est regardé comme la conversation la plus sérieuse et la plus élégante.
— Vous voyez bien quon vient de mettre à la porte notre major, remarque Kvassof — un tout petit homme rougeaud, emporté et borné. Cest lui qui avait annoncé que le major allait être remplacé.
— Il leur graissera la patte ! fait dune voix saccadée le vieillard morose qui a fini sa soupe aux choux aigres.
— Parbleu quil leur graissera la patte, fait un autre. — Il a assez volé dargent, le brigand. Et dire quil a été major de bataillon avant de venir ici ! il a mis du foin dans ses bottes, il ny a pas longtemps, il sest fiancé à la fille de larchiprêtre.
— Mais il ne sest pas marié : on lui a montré la porte, ça prouve quil est pauvre. Un joli fiancé ! il na rien que les habits quil porte : lannée dernière, à Pâques, il a perdu aux cartes tout ce quil avait. Cest Fedka qui me la dit.
— Eh, eh ! camarade, moi aussi jai été marié, mais il ne fait pas bon se marier pour un pauvre diable ; on a vite fait de prendre femme, mais le plaisir nest pas long ! remarque Skouratof qui vient se mêler à la conversation générale.
— Tu crois quon va samuser à parler de toi ! fait le gars dégourdi qui a été fourrier de bataillon. — Quant à toi, Kvassof, je te dirai que tu es un grand imbécile. Si tu crois que le major peut graisser la patte à un général-réviseur, tu te trompes joliment ; timagines-tu quon lenvoie de Pétersbourg spécialement pour inspecter ton major ! Tu es encore fièrement benêt, mon gaillard, cest moi qui te le dis.
— Et tu crois que parce quil est général il ne prend pas de pots-de-vin ? remarque dun ton sceptique quelquun dans la foule.
— Bien entendu ! mais sil en prend, il les prend gros.
— Cest sûr, ça monte avec le grade.
— Un général se laisse toujours graisser la patte, dit Kvassof dun ton sentencieux.
— Leur as-tu donné de largent, toi, pour en parler aussi sûrement ? interrompt tout à coup Baklouchine dun ton de mépris. — As-tu même vu un général dans ta vie ?
— Oui, monsieur.
— Menteur !
— Menteur toi-même !
— Eh bien, enfants, puisquil a vu un général, quil nous dise lequel il a vu ! Allons, dis vite ; je connais tous les généraux.
— Jai vu le général Zibert, fait Kvassof dun ton indécis.
— Zibert ! Il ny a pas de général de ce nom-là. Il ta probablement regardé le dos, ce général-là, quand on te donnait les verges. Ce Zibert nétait probablement que lieutenant-colonel, mais tu avais si peur à ce moment-là que tu as cru voir un général.
— Non ! écoutez-moi, crie Skouratof, — parce que je suis un homme marié. Il y avait en effet à Moscou un général de ce nom-là, Zibert, un Allemand, mais sujet russe. Il se confessait chaque année au pope des méfaits quil avait commis avec de petites dames, et buvait de leau comme un canard. Il buvait au moins quarante verres deau de la Moskva. Il se guérissait ainsi de je ne sais plus quelle maladie : cest son valet de chambre qui me la dit.
— Eh bien ! et les carpes ne lui nageaient pas dans le ventre ? remarque le forçat à la balalaïka.
— Restez donc tranquilles : on parle sérieusement, et les voilà qui commencent à dire des bêtises... Quel léviseur arrive, camarades ? sinforme un forçat toujours affairé, Martynof, vieillard qui a servi dans les hussards.
— Voilà des gens menteurs ! fait un des sceptiques. Dieu sait doù ils tiennent cette nouvelle ! Tout ça, cest des blagues.
— Non, ce ne sont pas des blagues ! remarque dun ton dogmatique Koulikof, qui a gardé jusqualors un silence majestueux. Cest un homme de poids, âgé de cinquante ans environ, au visage très régulier et avec des manières superbes et méprisantes, dont il tire vanité. Il est Tsigane, vétérinaire, gagne de largent en ville en soignant les chevaux et vend du vin dans notre maison de force : pas bête, intelligent même, avec une mémoire très meublée, il laisse tomber ses paroles avec autant de soin que si chaque mot valait un rouble.
— Cest vrai, continue-t-il dun ton tranquille ; je lai entendu dire encore la semaine dernière : cest un général à grosses épaulettes qui va inspecter toute la Sibérie. On lui graisse la patte, cest sûr, mais en tout cas, pas notre huit-yeux de major : il nosera pas se faufiler près de lui, parce que, voyez-vous, camarades, il y a généraux et généraux, comme il y a fagots et fagots. Seulement, cest moi qui vous le dis, notre major restera en place. Nous sommes sans langue, nous navons pas le droit de parler, et quant à nos chefs, ce ne sont pas eux qui iront le dénoncer, Le réviseur arrivera dans notre maison de force, jettera un coup dœil et repartira tout de suite ; il dira que tout était en ordre.
— Oui, mais toujours est-il que le major a eu peur ; il est ivre depuis le matin.
— Et ce soir, il a fait emmener deux fourgons... Cest Fedka qui la dit.
— Vous avez beau frotter un nègre, il ne deviendra jamais blanc. Est-ce la première fois que vous le voyez, ivre, hein ?
— Non ! ce sera une fière injustice si le général ne lui fait rien, disent entre eux les forçats qui sagitent et sémeuvent.
La nouvelle de larrivée du réviseur se répand dans le bagne. Les détenus rodent dans la cour avec impatience en répétant la grande nouvelle. Les uns se taisent et conservent leur sang-froid, pour se donner un air dimportance, les autres restent indifférents. Sur le seuil des portes des forçats sasseyent pour jouer de la balalaïka, tandis que dautres continuent à bavarder. Des groupes chantent en traînant, mais en général la cour entière est houleuse et excitée.
Vers neuf heures on nous compta, on nous parqua dans les casernes, que lon ferma pour la nuit. Cétait une courte nuit dété ; aussi nous réveillait-on à cinq heures du matin, et pourtant personne ne parvenait à sendormir avant onze heures du soir, parce que jusquà ce moment les conversations, le va-et-vient ne cessaient pas ; il sorganisait aussi quelquefois des parties de cartes comme pendant lhiver. La chaleur était intolérable, étouffante. La fenêtre ouverte laisse bien entrer la fraîcheur de la nuit, mais les forçats ne font que sagiter sur leurs lits de bois, comme dans un délire. Les puces pullulent. Nous en avions suffisamment lhiver ; mais quand venait le printemps, elles se multipliaient dans des proportions si inquiétantes, que je ny pouvais croire avant den souffrir moi-même. Et plus lété savançait, plus elles devenaient mauvaises. On peut shabituer aux puces, je lai observé, mais cest tout du même un tourment si insupportable quil donne la fièvre ; on sent parfaitement dans son sommeil quon ne dort pas, mais quon délire. Enfin, vers le matin, quand lennemi se fatigue et quon sendort délicieusement dans la fraîcheur de laube, limpitoyable diane retentit tout à coup. On écoute en les maudissant les coups redoublés et distincts des baguettes, on se blottit dans sa demi-pelisse, et involontairement lidée vous vient quil en sera de même demain, après-demain, pendant plusieurs années de suite, jusquau moment où lon vous mettra en liberté. Quand viendra-t-elle, cette liberté ? où est-elle ? Il faut se lever, on marche autour de vous, le tapage habituel recommence... Les forçats shabillent, se hâtent daller au travail. On pourra, il est vrai, dormir encore une heure à midi !
Ce quon avait dit du réviseur nétait que la pure vérité. Les bruits se confirmaient de jour en jour, enfin on sut quun général, un haut fonctionnaire, arrivait de Pétersbourg pour inspecter toute la Sibérie, quil était déjà à Tobolsk. On apprenait chaque jour quelque chose de nouveau : ces rumeurs venaient de la ville : on racontait que tout le monde avait peur, chacun faisait ses préparatifs pour se montrer sous le meilleur jour possible. Les autorités organisaient des réceptions, des bals, des fêtes de toutes sortes. On envoya des bandes de forçats égaliser les rues de la forteresse, arracher les mottes de terre, peindre les haies et les poteaux, plâtrer, badigeonner, réparer tout ce qui se voyait et sautait aux yeux. Nos détenus comprenaient parfaitement le but de ce travail, et leurs discussions sanimaient toujours plus ardentes et plus fougueuses. Leur fantaisie ne connaissait plus de limites. Ils sapprêtaient même à manifester des exigences quand le général arriverait, ce qui ne les empêchait nullement de sinjurier et de se quereller. Notre major était sur des charbons ardents, Il venait continuellement visiter la maison de force, criait et se jetait encore plus souvent quà lordinaire sur les gens, les envoyait pour un rien au corps de garde attendre une punition et veillait sévèrement à la propreté et à la bonne tenue des casernes, A ce moment arriva une petite histoire, qui némut pas le moins du monde cet officier, comme on aurait pu sy attendre, qui lui causa, au contraire, une vive satisfaction. Un forçat en frappa un autre avec une allène en pleine poitrine, presque droit au cœur.
Le délinquant sappelait Lomof ; la victime portait dans notre maison de force le nom de Gavrilka : cétait un des vagabonds endurcis dont jai parlé plus haut ; je ne sais pas sil avait un autre nom, je ne lui en ai jamais connu dautre que celui de Gavrilka.
Lomof avait été un paysan aisé du gouvernement de T... district de K... Ils étaient cinq, qui vivaient ensemble les deux frères Lomof : et trois fils. Cétaient de riches paysans, on disait dans tout le gouvernement quils avaient plus de trois cent mille roubles assignats. Ils labouraient et corroyaient des peaux, mais soccupaient surtout dusure, de receler les vagabonds et les objets volés, enfin dun tas de jolies choses. La moitié des paysans du district leur devait de largent et se trouvait ainsi entre leurs griffes. Ils passaient pour être intelligents et rusés, ils prenaient de très grands airs. Un grand personnage de leur contrée sétant arrêté chez le père, ce fonctionnaire lavait pris en affection à cause de sa hardiesse et de sa rouerie. Ils simaginèrent alors quils pouvaient faire ce que bon leur semblait et sengagèrent de plus en plus dans des entreprises illégales. Tout le monde murmurait contre eux, on désirait les voir disparaître à cent pieds sous terre, mais leur audace allait croissant, Les maîtres de police du district, les assesseurs des tribunaux ne leur faisaient plus peur. Enfin la chance les trahit ; ils furent perdus non pas par leurs crimes secrets, mais par une accusation calomnieuse et mensongère. Ils possédaient à dix verstes de leur hameau une ferme, où vivaient pendant lautomne six ouvriers kirghizes, quils avaient réduit en servitude depuis longtemps. Un beau jour, ces Kirghizes furent trouvés assassinés. On commença une enquête qui dura longtemps, et grâce à laquelle on découvrit une foule de choses fort vilaines. Les Lomof furent accusés davoir assassiné leurs ouvriers. Ils avaient raconté eux-mêmes leur histoire, connue de tout le bagne : on les soupçonnait de devoir beaucoup dargent aux Kirghizes, et comme ils étaient très avares et avides, malgré leur grande fortune, on crut quils avaient assassinés les six Kirghizes afin de ne pas payer leur dette. Pendant lenquête et le jugement leur bien fondit et se dissipa. Le père mourut ; les fils furent déportés : un de ces derniers et leur oncle se virent condamner à quinze ans de travaux forcés ; ils étaient parfaitement innocents du crime quon leur imputait. Un beau jour, Gavrilka, un fripon fieffé, connu aussi comme vagabond, mais très gai et très vif, savoua lauteur de ce crime. Je ne sais pas au fond sil avait fait lui-même laveu, mais toujours est-il que les forçats le tenaient pour lassassin des Kirghizes : ce Gavrilka, alors quil vagabondait encore, avait eu une affaire avec les Lomof. (Il nétait incarcéré dans notre maison de force que pour un laps de temps très court, en qualité de soldat déserteur et de vagabond.) Il avait égorgé les Kirghizes avec trois autres rôdeurs, dans lespérance de se refaire quelque peu par le pillage de la ferme.
On naimait pas les Lomof chez nous, je ne sais trop pourquoi. Lun deux, le neveu, était un rude gaillard, intelligent et dhumeur sociable ; mais son oncle, celui qui avait frappé Gavrilka avec une allène, paysan stupide et emporté, se querellait continuellement avec les forçats, qui le battaient comme plâtre. Toute la maison de force aimait Gavrilka, à cause de son caractère gai et facile. Les Lomof nignoraient pas quil était lauteur du crime pour lequel ils avaient été condamnés, mais jamais ils ne sétaient disputés avec lui ; Gavrilka ne faisait aucune attention à eux. La rixe avait commencé à cause dune fille dégoûtante, quil disputait à loncle Lomof : il sétait vanté de la condescendance quelle lui avait montrée ; le paysan, affolé de jalousie, avait fini par lui planter une alène dans la poitrine. Bien que les Lomof eussent été ruinés par le jugement qui leur avait enlevé tous leurs biens, ils passaient dans le bagne pour très riches ; ils avaient de largent, un samovar, et buvaient du thé. Notre major ne lignorait pas et haïssait les deux Lomof, il ne leur épargnait aucune vexation. Les victimes de cette haine lexpliquaient par le désir quavait le major de se faire graisser la patte, mais ils ne voulaient pas sy résoudre.
Si loncle Lomof avait enfoncé dune ligne plus avant son allène dans la poitrine de Gavrilka, il laurait certainement tué, mais il ne réussit quà lui faire une égratignure. On rapporta laffaire au major. Je le vois encore arriver tout essoufflé, mais avec une satisfaction visible. Il sadressa à Gavrilka dun ton affable et paternel, comme sil eût parlé à son fils.
— Eh bien, mon ami, peux-tu aller toi-même à lhôpital ou faut-il quon ty mène ? Non, je crois quil vaut mieux faire atteler un cheval. Quon attelle immédiatement ! cria-t-il au sous-officier dune voix haletante.
— Mais je ne sens rien, Votre Haute Noblesse. Il ne ma que légèrement piqué là, Votre Haute Noblesse.
— Tu ne sais pas, mon cher ami, tu ne sais pas ; tu verras... Cest à une mauvaise place quil ta frappé. Tout dépend de la place... Il ta atteint juste au-dessous du cœur, le brigand ! Attends, attends ! hurla-t-il en sadressant à Lomof. — Je te la garde bonne !... Quon le conduise au corps de garde !
Il tint ce quil avait promis. On mit en jugement Lomof, et quoique la blessure fût très légère, la préméditation étant évidente, on augmenta sa condamnation aux travaux forcés de plusieurs années et on lui infligea un millier de baguettes. Le major fut enchanté... Le réviseur arriva enfin.
Le lendemain de son arrivée en ville, il vint faire son inspection à la maison de force. Cétait justement un jour de fête ; depuis quelques jours tout était propre, luisant, minutieusement lavé ; les forçats étaient rasés de frais, leur linge très blanc navait pas la moindre tache. (Comme lexigeait le règlement, ils portaient pendant lété des vestes et des pantalons de toile. Chacun deux avait dans le dos un rond noir cousu à la veste, de huit centimètres de diamètre.) Pendant une heure on avait fait la leçon aux détenus, ce quils devaient répondre et dans quels termes, si ce haut fonctionnaire savisait de les saluer. On avait même procédé à des répétitions ; le major semblait avoir perdu la tête. Une heure avant larrivée du réviseur, tous les forçats étaient à leur poste, immobiles comme des statues, le petit doigt à la couture du pantalon. Enfin, vers une heure de laprès-midi, le réviseur fit son entrée. Cétait un général à lair important, si important même que le cœur de tous les fonctionnaires de la Sibérie occidentale devait tressauter deffroi, rien quà le voir. Il entra dun air sévère et majestueux, suivi dun gros de généraux et de colonels, ceux qui remplissaient des fonctions dans notre ville. Il y avait encore un civil de haute taille, à figure régulière, en frac et en souliers ; ce personnage gardait une allure indépendante et dégagée, et le général sadressait à lui à chaque instant avec une politesse exquise. Ce civil venait aussi de Pétersbourg. Il intrigua fort tous les forçats, à cause de la déférence quavait pour lui un général si important ! On apprit son nom et ses fonctions par la suite, mais avant de les connaître, on parla beaucoup de lui. Notre major, tiré à quatre épingles, en collet orange, ne fit pas une impression trop favorable au général, à cause de ses yeux injectés de sang et de sa figure violacée et couperosée. Par respect pour son supérieur, il avait enlevé ses lunettes et restait à quelque distance, droit comme un piquet, attendant fiévreusement le moment où lon exigerait quelque chose de lui, pour courir exécuter le désir de Son Excellence ; mais le besoin de ses services ne se fit pas sentir. Le général parcourut silencieusement les casernes, jeta un coup dœil dans la cuisine, où il goûta la soupe aux choux aigres. On me montra à lui, en lui disant que jétais ex-gentilhomme, que javais fait ceci et cela.
— Ah ! répondit le général. — Et quelle est sa conduite ?
— Satisfaisante pour le moment, Votre Excellence, satisfaisante.
Le général fit un signe de tête et sortit de la maison de force au bout de deux minutes. Les forçats furent éblouis et désappointés, ils demeurèrent perplexes. Quant à se plaindre du major, il ne fallait pas même y penser. Celui-ci était rassuré davance à cet égard.
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VI
Les animaux de la maison de force
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Lachat de Gniédko (cheval bai), qui eut lieu peu de temps après, fut une distraction beaucoup plus agréable et plus intéressante pour les forçats que la visite du haut personnage dont je viens de parler. Nous avions besoin dun cheval dans le bagne pour transporter leau, pour emmener les ordures, etc. Un forçat devait sen occuper, et le conduisait, — sous escorte, bien entendu. — Notre cheval avait passablement à faire matin et soir ; cétait une bonne bête, mais déjà usée, car il servait depuis longtemps. Un beau matin, la veille de la Saint-Pierre, Gniédko (Bai), qui amenait un tonneau deau, sabattit et creva au bout de quelques instants. On le regretta fort ; aussi tous les forçats se rassemblèrent autour de lui pour discuter et commenter sa mort. Ceux qui avaient servi dans la cavalerie, les Tsiganes, les vétérinaires et autres prouvèrent une connaissance approfondie des chevaux en général, et se querellèrent à ce sujet ; tout cela ne ressuscita pas notre cheval bai, qui était étendu mort, le ventre boursouflé ; chacun croyait de son devoir de le tâter du doigt ; on informa enfin le major de laccident arrivé par la volonté de Dieu ; il décida den faire acheter immédiatement un autre.
Le jour de la Saint-Pierre, de bon matin, après la messe, quand tous les forçats furent réunis, on amena des chevaux pour les vendre. Le soin de choisir un cheval était confié aux détenus, car il y avait parmi eux de vrais connaisseurs, et il aurait été difficile de tromper deux cent cinquante hommes dont le maquignonnage avait été la spécialité. Il arriva des Tsiganes, des Kirghizes, des maquignons, des bourgeois. Les forçats attendaient avec impatience lapparition de chaque nouveau cheval, et se sentaient gais comme des enfants. Ce qui les flattait surtout, cest quils pouvaient acheter une bête comme des gens libres, comme pour eux, comme si largent sortait de leur poche. On amena et emmena trois chevaux avant quon eût fini de sentendre sur lachat du quatrième. Les maquignons regardaient avec étonnement et une certaine timidité les soldats descorte qui les accompagnaient. Deux cents hommes rasés, marqués au fer, avec des chaînes aux pieds, étaient bien faits pour inspirer une sorte de respect, dautant plus quils étaient chez eux, dans leur nid de forçats, où personne ne pénétrait jamais. Les nôtres étaient inépuisables en ruses qui devaient leur faire connaître la valeur du cheval quon venait de leur amener ; ils lexaminaient, le tâtaient avec un air affairé, sérieux, comme si la prospérité de la maison de force eût dépendu de lachat de cette bête, Les Circassiens sautèrent même sur sa croupe ; leurs yeux brillaient, ils babillaient rapidement dans leur dialecte incompréhensible, en montrant leurs dents blanches et en faisant mouvoir les narines dilatées du leurs nez basanés et crochus. Il y avait des Russes qui prêtaient une vive attention à leur discussion, et semblaient prêts à leur sauter aux yeux ; ils ne comprenaient pas les paroles que leurs camarades échangeaient, mais on voyait quils auraient voulu deviner par lexpression des yeux, savoir si le cheval était bon ou non. Quimportait à un forçat, et surtout à un forçat hébété et dompté, qui naurait pas même osé prononcer un mot devant ses autres camarades, que lon achetait un cheval ou un autre, comme sil leût acquis pour son compte, comme sil ne lui était pas indifférent quon choisit celui-là ou un autre ? Outre les Circassiens, ceux des condamnés auxquels on accordait de préférence les premières places et la parole étaient les Tsiganes et les ex-maquignons. Il y eut une espèce de duel entre deux forçats — le Tsigane Koulikof, ancien maquignon et voleur de chevaux, et un vétérinaire par vocation, rusé paysan sibérien qui avait été envoyé depuis peu de temps aux travaux forcés et qui avait réussi à enlever à Koulikof toutes ses pratiques en ville. — Il faut dire que lon prisait fort les vétérinaires sans diplôme de la prison, et que non seulement les bourgeois et les marchands, mais les hauts fonctionnaires de la ville sadressaient à eux quand leurs chevaux tombaient malades, de préférence à plusieurs vétérinaires patentés. Jusquà larrivée de Iolkine, le paysan sibérien, Koulikof avait eu force clients dont il recevait des preuves sonnantes de reconnaissance ; on ne lui connaissait pas de rival. Il agissait en vrai Tsigane, dupait et trompait, car il ne savait pas son métier aussi bien quil sen vantait. Ses revenus avaient fait de lui une espèce daristocrate parmi les forçats de notre prison : on lécoutait et on lui obéissait, mais il parlait peu, et ne se prononçait que dans les grandes occasions. Cétait un fanfaron, mais qui disposait dune énergie réelle : il était dâge mûr, très beau et surtout très intelligent. Il nous parlait, à nous autres gentilshommes, avec une politesse exquise, tout en conservant une dignité parfaite. Je suis sûr que si on lavait habillé convenablement et amené dans un club de capitale sous le titre de comte, il aurait tenu son rang, joué au whist, et parlé à ravir en homme de poids, qui sait se taire quand il faut : de toute la soirée personne neût deviné que ce comte était un simple vagabond. Il avait probablement beaucoup vu ; quant à son passé, il nous était parfaitement inconnu — il faisait partie de la section particulière. — Sitôt que Iolkine, — simple paysan vieux-croyant, mais rusé comme le plus rusé moujik, — fut arrivé, la gloire vétérinaire de Koulikof pâlit sensiblement. En moins de deux mois, le Sibérien lui enleva presque tous ses clients de la ville, car il guérissait en très peu de temps des chevaux que Koulikof avait déclarés incurables, et dont les vétérinaires patentés avaient abandonné la cure. Ce paysan avait été condamné aux travaux forcés pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. Quelle mouche lavait piqué de se mêler dune pareille industrie ? Il nous raconta lui-même en se moquant comment il leur fallait trois pièces dor authentiques pour en faire une fausse. Koulikof était quelque peu offusqué des succès du paysan, tandis que sa gloire déclinait rapidement. Lui qui avait eu jusqualors une maîtresse dans le faubourg, qui portait une camisole de peluche, des bottes à revers, il fut subitement obligé de se faire cabaretier ; aussi tout le monde sattendait à une bonne querelle lors de lachat du nouveau cheval. La curiosité était excitée, chacun deux avait ses partisans ; les plus ardents sagitaient et échangeaient déjà des injures. Le visage rusé de Iolkine était contracté par un sourire sarcastique ; mais il en fut autrement que lon ne pensait : Koulikof navait nulle envie de disputer, il agit très habilement sans en venir là. Il céda tout dabord, écouta avec déférence les avis critiques de son rival, mais lattrapa sur un mot, lui faisant remarquer dun air modeste et ferme quil se trompait. Avant que Iolkine eût eu le temps de se reprendre et de se raviser, son rival lui démontra quil avait commis une erreur. En un mot, Iolkine fut battu à plate couture, dune façon inattendue et très habile, si bien que le parti de Koulikof resta satisfait.
— Eh ! non, enfants, il ny a pas à dire, on ne le prend pas en défaut, il sait ce quil fait ; eh ! eh ! disaient les uns.
— Iolkine en sait plus long que lui ! faisaient remarquer les autres, mais dun ton conciliant. Les deux partis étaient prêts à faire des concessions.
— Et puis, outre quil en sait autant que lautre, il a la main plus légère... Oh ! pour tout ce qui concerne le bétail, Koulikof ne craint personne.
— Lui non plus.
— Il na pas son pareil.
On choisit enfin le nouveau cheval, qui fut acheté. Cétait un hongre excellent, jeune, vigoureux, dapparence agréable. Une bête irréprochable sous tous les points de vue. On commença à marchander le propriétaire demandait trente roubles, les forçats ne voulaient en donner que vingt-cinq. On marchanda longtemps et avec chaleur, en ajoutant et en cédant de part et dautre. Finalement, les forçats se mirent eux-mêmes à rire.
— Est-ce que tu prends largent de ta propre bourse ? disaient les uns, à quoi bon marchander ?
— As-tu envie de faire des économies pour le trésor ? criaient les autres.
— Mais tout de même, camarades, cest de largent commun.
— Commun ! On voit bien quon ne sème pas les imbéciles, mais quils naissent tout seuls !
Enfin laffaire se conclut pour vingt-huit roubles ; on fit le rapport au major, qui autorisa lachat. On apporta immédiatement du pain et du sel, et lon conduisit triomphalement le nouveau pensionnaire à la maison de force. Il ny eut pas de forçat, je crois, qui ne lui flattât le cou ou ne lui caressa le museau. Le jour même de son acquisition, on lui fit amener de leau : tous les détenus le regardaient avec curiosité traîner son tonneau. Notre porteur deau, le forçat Romane, regardait sa bête avec une satisfaction béate. Cet ex-paysan, âgé de cinquante ans environ, était sérieux et taciturne comme presque tous les cochers russes, comme si vraiment le commerce constant des chevaux donnait de la gravité et du sérieux au caractère. Romane était calme, affable avec tout le monde, peu parleur ; il prisait du tabac quil tenait dans une tabatière ; depuis des temps immémoriaux, il avait eu affaire aux chevaux de la maison de force ; celui quon venait dacheter était le troisième quil soignait depuis quil était au bagne.
La place de cocher revenait de droit à Romane, et personne naurait eu lidée de lui contester ce droit. Quand Bai creva, personne ne songea à accuser Romane dimprudence, pas même le major : cétait la volonté de Dieu, tout simplement ; quant à Romane, cétait un bon cocher. Le cheval bai devint bientôt le favori de la maison de force ; tout insensibles que fussent nos forçats, ils venaient souvent le caresser. Quelquefois, quand Romane, de retour de la rivière, fermait la grande porte que venait de lui ouvrir le sous-officier, Gniédko restait immobile à attendra son conducteur, quil regardait de côté. — « Va tout seul ! » lui criait Romane, — et Gniédko sen allait tranquillement jusquà la cuisine où il sarrêtait, attendant que les cuisiniers et les garçons de chambre vinssent puiser leau avec des seaux. « Quel gaillard que notre Gniédko ! lui criait-on, il a amené tout seul son tonneau ! Il obéit, que cest un vrai plaisir !... »
— Cest vrai ! ce nest quun animal, et il comprend ce quon lui dit.
— Un crâne cheval que Gniédko !
Le cheval secouait alors la tête et sébrouait comme sil eût entendu et apprécié les louanges ; quelquun lui apportait du pain et du sel ; quand il avait fini, il secouait de nouveau sa tête comme pour dire — Je te connais, je te connais ! je suis un bon cheval, et tu es un brave homme !
Jaimais aussi à régaler Gniédko de pain. Je trouvais du plaisir à regarder son joli museau et à sentir dans la paume de ma main ses lèvres chaudes et molles, qui happaient avidement mon offrande.
Nos forçats aimaient les animaux, et si on le leur avait permis, ils auraient peuplé les casernes doiseaux et danimaux domestiques.
Quelle occupation pourrait mieux ennoblir et adoucir le caractère sauvage des détenus ? Mais on ne lautorisait pas. Ni le règlement, ni lespace ne le permettaient.
Pourtant, de mon temps, quelques animaux sétaient établis à la maison de force. Outre Gniédko, nous avions des chiens, des oies, un bouc, Vaska, et un aigle, qui ne resta que quelque temps.
Notre chien était, comme je lai dit auparavant, Boulot ; une bonne bête intelligente, avec laquelle jétais en amitié ; mais comme le peuple tient le chien pour un animal impur, auquel il ne faut pas faire attention, personne ne le regardait. Il demeurait dans la maison de force, dormait dans la cour, mangeait les débris de la cuisine et nexcitait en aucune façon la sympathie des forçats quil connaissait tous pourtant et quil regardait comme ses maîtres. Quand les hommes de corvée revenaient du travail, au cri de « Caporal ! » il accourait vers la grande porte, et accueillait gaiement la bande en frétillant de la queue, en regardant chacun des arrivants dans les yeux, comme sil en attendait quelque caresse ; mais pendant plusieurs années ses façons engageantes furent inutiles ; personne, excepté moi, ne le caressait ; aussi me préférait-il à tout le monde. Je ne sais plus de quelle façon nous acquîmes un autre chien, Blanchet. Quant au troisième, Koultiapka, je lapportai moi-même à la maison de force encore tout petit.
Notre Blanchet était une étrange créature. Un télègue lavait écrasé et lui avait courbé lépine dorsale en dedans. A qui le voyait courir de loin, il semblait que ce fussent deux chiens jumeaux qui seraient nés joints ensemble. Il était en outre galeux, avec des yeux chassieux, une queue dépoilue pendante entre les jambes.
Maltraité par le sort, il avait résolu du rester impassible en toute occasion aussi naboyait-il contre personne, comme sil avait eu peur de se voir abîmer de nouveau. Il restait presque toujours derrière les casernes, et si quelquun sapprochait de lui, il se roulait aussitôt sur le dos comme pour dire « Fais de moi ce que tu voudras, je ne pense nullement à te résister. » Et chaque forçat, quand il faisait la culbute, lui donnait un coup de botte en passant, comme par devoir. « Ouf ! la sale bête ! » Mais Blanchet nosait même pas gémir, et sil souffrait par trop, il poussait un glapissement sourd et étouffé. Il faisait aussi la culbute devant Boulot ou tout autre chien, quand il venait chercher fortune aux cuisines. Il sallongeait à terre quand un mâtin se jetait sur lui en aboyant. Les chiens aiment lhumilité et la soumission chez leurs semblables ; aussi la bête furieuse sapaisait tout de suite et restait en arrêt réfléchie, devant lhumble suppliant étendu devant elle, puis lui flairait curieusement toutes les parties du corps. Que pouvait bien penser en ce moment Blanchet, tout frissonnant de peur ? « Ce brigand-là me mordra-t-il ? » devait-il se demander. Une fois quil lavait flairé, le mâtin labandonnait aussitôt, nayant probablement rien découvert en lui de curieux, Blanchet sautait immédiatement sur ses pattes et se mettait à suivre une longue bande de ses congénères qui donnaient la chasse à une Ioutchka quelconque.
Blanchet savait fort bien que jamais cette Ioutchka ne sabaisserait jusquà lui, quelle était bien trop fière pour cela, mais boiter de loin à sa suite le consolait quelque peu de ses malheurs. Quant à lhonnêteté, il nen avait plus quune notion très vague ; ayant perdu toute espérance pour lavenir, il navait dautre ambition que celle davoir le ventre plein, et il en faisait montre avec cynisme. Jessayai une fois de le caresser. Ce fut là pour lui une nouveauté si inattendue quil saffaissa à terre, allongé sur ses quatre pattes, et frissonna de plaisir en poussant un jappement. Comme jen avais pitié, je le caressais souvent ; aussi, dès quil me voyait, il se mettait à japper dun ton plaintif et larmoyant du plus loin quil mapercevait. Il creva derrière la maison de force, dans le fossé, déchiré par dautres chiens.
Koultiapka était dun tout autre caractère. Je ne sais pas pourquoi je lavais apporté dun des chantiers, où il venait de naître ; je trouvais du plaisir à le nourrir et à le voir grandir. Boulot prit aussitôt Koultiapka sous sa protection et dormit avec lui. Quand le jeune chien grandit, il eut pour lui des faiblesses, il lui permettait de lui mordre les oreilles, de le tirer par le poil ; il jouait avec lui comme les chiens adultes jouent avec les jeunes chiens. Ce quil y a de remarquable, cest que Koultiapka ne grandissait nullement en hauteur, mais seulement en largeur et en longueur : il avait un poil touffu, de la couleur de celui dune souris ; Une de ses oreilles pendait, tandis que lautre restait droite. De caractère ardent et enthousiaste, comme tous les jeunes chiens, qui jappent de plaisir en voyant leur maître et lui sautent au visage pour le lécher, il ne dissimulait pas ses autres sentiments. « Pourvu que la joie soit remarquée, les convenances peuvent aller au diable ! » se disait-il. Où que je fusse, au seul appel de : « Koultiapka ! » il sortait brusquement dun coin quelconque, de dessous terre, et accourait vers moi, dans son enthousiasme tapageur, en roulant comme une boule et faisant la culbute. Jaimais beaucoup ce petit monstre : il semblait que la destinée ne lui eut réservé que contentement et joie dans ce bas monde, mais un beau jour le forçat Neoustroïef, qui fabriquait des chaussures de femmes et préparait des peaux, le remarqua : quelque chose lavait évidemment frappé, car il appela Koultiapka, tâta son poil et le renversa amicalement à terre. Le chien, qui ne se doutait de rien, aboyait de plaisir, mais le lendemain il avait disparu. Je le cherchai longtemps, mais en vain ; enfin, au bout de deux semaines, tout sexpliqua. Le manteau de Koultiapka avait séduit Neoustroïef, qui lavait écorché pour coudre avec sa peau des bottines de velours fourrées, commandées par la jeune femme dun auditeur. Il me les montra quand elles furent achevées : le poil de lintérieur était magnifique. Pauvre Koultiapka !
Beaucoup de forçats soccupaient de corroyage, et amenaient souvent avec eux à la maison de force des chiens à joli poil qui disparaissaient immédiatement. On les volait ou on les achetait. Je me rappelle quun jour, je vis deux forçats derrière les cuisines, en train de se consulter et de discuter. Lun deux tenait en laisse un très beau chien noir de race excellente. Un chenapan de laquais lavait enlevé à son maître et vendu à nos cordonniers pour trente kopeks. Ils sapprêtaient à le pendre : cette opération était fort aisée, on enlevait la peau et lon jetait le cadavre dans une fosse daisances, qui se trouvait dans le coin le plus éloigné de la cour, et qui répandait une puanteur horrible pendant les grosses chaleurs de lété, car on ne la curait que rarement. Je crois que la pauvre bête comprenait le sort qui lui était réservé. Elle nous regardait dun air inquiet et scrutateur les uns après les autres ; de temps à autre seulement, elle osait remuer sa queue touffue qui lui pendait entre les jambes, comme pour nous attendrir par la confiance quelle nous montrait. Je me hâtai de quitter les forçats, qui terminèrent leur opération sans encombre.
Quant aux oies de notre maison de force, elles sy étaient établies par hasard. Qui les soignait ? A qui appartenaient-elles ? je lignore ; toujours est-il quelles divertissaient nos forçats, et quelles acquirent une certaine renommée en ville. Elles étaient nées à la maison de force et avaient pour quartier général la cuisine, doù elles sortaient en bandes au moment où les forçats allaient aux travaux. Dès que le tambour roulait et que les détenus se massaient vers la grande porte, les oies couraient après eux en jacassant et battant des ailes, puis sautaient lune après lautre par-dessus le seuil élevé de la poterne ; pendant que les forçats travaillaient, elles picoraient à une petite distance deux. Aussitôt que ceux-ci sen revenaient à la maison de force, elles se joignaient de nouveau au convoi. « Tiens, voilà les détenus qui passent avec leurs oies ! » disaient les passants. « Comment leur avez-vous enseigné à vous suivre ? » nous demandait quelquun. « Voici de largent pour vos oies ! » faisait un autre en mettant la main à la poche. Malgré tout leur dévouement, on les égorgea en lhonneur de je ne sais plus quelle fin de carême.
Personne ne se serait décidé à tuer notre bouc Vaska sans une circonstance particulière. Je ne sais pas comment il se trouvait dans notre prison, ni qui lavait apporté : cétait un cabri blanc et très joli. Au bout de quelques jours, tout le monde lavait pris en affection, il était devenu un sujet de divertissement et de consolation. Comme il fallait un prétexte pour le garder à la maison de force, on assura quil était indispensable davoir un bouc à lécurie ; ce nétait pourtant point là quil demeurait, mais bien à la cuisine ; et finalement il se trouva chez lui partout dans la prison. Ce gracieux animal était dhumeur folâtre, il sautait sur les tables, luttait avec les forçats, accourait quand on lappelait, toujours gai et amusant. Un soir, le Lesghine Babaï, qui était assis sur le perron de la caserne au milieu dune foule dautres détenus, savisa de lutter avec Vaska, dont les cornes étaient passablement longues. Ils heurtèrent longtemps leurs fronts lun contre lautre, — ce qui était lamusement favori des forçats ; — tout à coup Vaska sauta sur la marche la plus élevée du perron, et dès que Babaï se fut garé, il se leva brusquement sur ses pattes de derrière, ramena ses sabots contre son corps et frappa le Lesghine à la nuque de toutes ses forces, tant et si bien que celui-ci culbuta du perron, à la grande joie de tous les assistants et de Babaï lui-même. En un mot, nous adorions notre Vaska. Quand il atteignit lâge de puberté, on lui fit subir, après une conférence générale et fort sérieuse, une opération que nos vétérinaires de la maison de force exécutaient à la perfection, « Au moins il ne sentira pas le bouc », dirent les détenus. Vaska se mit alors à engraisser dune façon surprenante ; il faut dire quon le nourrissait à bouche que veux-tu. Il devint un très beau bouc, avec de magnifiques cornes, et dune grosseur remarquable ; il arrivait même quelquefois quil roulait lourdement à terre en marchant. Il nous accompagnait aussi aux travaux, ce qui égayait les forçats comme les passants, car tout le monde connaissait le Vaska de la maison de force. Si lon travaillait au bord de leau, les détenus coupaient des branches de saule et du feuillage, cueillaient dans le fossé des fleurs pour en orner Vaska ; ils entrelaçaient des branches et des fleurs dans ses cornes, et décoraient son torse de guirlandes. Vaska revenait alors en tête du convoi pimpant et paré ; les nôtres le suivaient et senorgueillissaient de le voir si beau. Cet amour pour notre bouc alla si loin que quelques détenus agitèrent la question enfantine de dorer les cornes de Vaska. Mais ce ne fut quun projet en lair, on ne lexécuta pas. Je demandai à Akim Akimytch, le meilleur doreur de la maison de force après Isaï Fomitch, si lon pouvait vraiment dorer les cornes dun bouc. Il examina attentivement celles de Vaska, réfléchit un instant et me répondit quon pouvait le faire, mais que ce ne serait pas durable et parfaitement inutile. La chose en resta là. Vaska aurait vécu encore de longues années dans notre maison de force, et serait certainement mort asthmatique, si un jour, en revenant de la corvée en tête des forçats, il navait pas rencontré le major assis dans sa voiture. Le bouc était paré et bichonné. « Halte ! hurla le major, à qui appartient ce bouc ? » On le lui dit. « Comment, un bouc dans la maison de force, et cela sans ma permission ! Sous-officier ! » Le sous-officier reçut lordre de tuer immédiatement le bouc, de lécorcher et de vendre la peau au marché ; la somme reçue devait être remise à la caisse de la maison de force ; quant à la viande, il ordonna de la faire cuire avec la soupe aux choux aigres des forçats. On parla beaucoup de lévénement dans la prison, on regrettait le bouc, mais personne naurait osé désobéir au major. Vaska fut égorgé près de la fosse daisances. Un forçat acheta la chair en bloc, il la paya un rouble cinquante kopeks. Avec cet argent on fit venir du pain blanc pour tout le monde ; celui qui avait acheté le bouc le revendit au détail sous forme de rôti. La chair en était délicieuse.
Nous eûmes aussi pendant quelque temps dans notre prison un aigle des steppes, dune espèce assez petite. Un forçat lavait apporté blessé et à demi mort. Tout le monde lentoura, il était incapable de voler, son aile droite pendait impuissante ; une de ses jambes était démise. Il regardait dun air courroucé la foule curieuse, et ouvrait son bec crochu, prêt à vendre chèrement sa vie. Quand on se sépara après lavoir assez regardé, loiseau boiteux alla, en sautillant sur sa patte valide et battant de laile, se cacher dans la partie la plus reculée de la maison de force, il sy pelotonna dans un coin et se serra contre les pieux. Pendant les trois mois quil resta dans notre cour, il ne sortit pas de son coin. Au commencement, on venait souvent le regarder et lancer contre lui Boulot, qui se jetait en avant avec furie, mais craignait de sapprocher trop, ce qui égayait les forçats. — « Une bête sauvage ! ça ne se laisse pas taquiner, hein ? » Mais Boulot cessa davoir peur de lui, et se mit à le harceler ; quand on lexcitait, il attrapait laile malade de laigle qui se défendait du bec et des serres, et se serrait dans son coin, dun air hautain et sauvage, comme un roi blessé, en fixant les curieux. On finit par sen lasser ; on loublia tout à fait ; pourtant quelquun déposait chaque jour près de lui un lambeau de viande fraîche et un tesson avec de leau. Au début et durant plusieurs jours, laigle ne voulut rien manger ; il se décida enfin à prendre ce quon lui présentait, mais jamais il ne consentit à recevoir quelque chose de la main ou en public. Je réussis plusieurs fois à lobserver de loin. Quand il ne voyait personne et quil croyait être seul, il se hasardait à quitter son coin et à boiter le long de la palissade une douzaine de pas environ, puis revenait, retournait et revenait encore, absolument comme si on lui avait ordonné une promenade hygiénique. Aussitôt quil mapercevait, il regagnait le plus vite possible son coin en boitant et sautillant ; la tête renversée en arrière, le bec ouvert, tout hérissé, il semblait se préparer au combat. Jeus beau le caresser, je ne parvins pas à lapprivoiser : il mordait et se débattait, sitôt quon le touchait ; il ne prit pas une seule fois la viande que je lui offrais, il me fixait de son regard mauvais et perçant tout le temps que je restais auprès de lui. Solitaire et rancunier, il attendait la mort en continuant à défier tout le monde et à rester irréconciliable. Enfin les forçats se souvinrent de lui, après deux grands mois doubli, et lon manifesta une sympathie inattendue à son égard. On sentendit pour lemporter « Quil crève, mais quau moins il crève libre », disaient les détenus.
— Cest sûr ; un oiseau libre et indépendant comme lui ne shabituera jamais à la prison, ajoutaient dautres.
— Il ne nous ressemble pas, fit quelquun.
— Tiens ! cest un oiseau, tandis que nous, nous sommes des gens.
— Laigle, camarades, est le roi des forêts... commença Skouratof, mais ce jour-là personne ne lécouta. Une après-midi, quand le tambour annonça la reprise des travaux, on prit laigle, on lui lia le bec, car il faisait mine de se défendre, et on lemporta hors de la prison, sur le rempart. Les douze forçats qui composaient la bande étaient fort intrigués de savoir où irait laigle. Chose étrange, ils étaient tous contents comme sils avaient reçu eux-mêmes la liberté.
— Eh ! la vilaine bête, on lui veut du bien, et il vous déchire la main pour vous remercier ! disait celui qui le tenait, en regardant presque avec amour le méchant oiseau.
— Laisse-le senvoler, Mikitka !
— Ça ne lui va pas dêtre captif. Donne-lui la liberté, la jolie petite liberté.
On le jeta du rempart dans la steppe. Cétait tout à la fin de lautomne, par un jour gris et froid. Le vent sifflait de la steppe nue et gémissait dans lherbe jaunie, desséchée. Laigle senfuit tout droit, en battant de son aile malade, comme pressé de nous quitter et de se mettre à labri de nos regards. Les forçats attentifs suivaient de lœil sa tête qui dépassait lherbe.
— Le voyez-vous, hein ? dit un deux, tout pensif.
— Il ne regarde pas en arrière ! ajouta un autre. Il na pas même regardé une fois derrière lui.
— As-tu cru par hasard quil reviendrait nous remercier ? fit un troisième,
— Cest sûr, il est libre. Il a senti la liberté.
— Oui, la liberté.
— On ne le reverra plus, camarades.
— Quavez-vous à rester là ? en route, marche ! crièrent les soldats descorte, et tous sen allèrent lentement au travail.
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VII
Le « grief »
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Au commencement de ce chapitre, léditeur des Souvenirs de feu Alexandre Pétrovitch Goriantchikof croit de son devoir de faire aux lecteurs la communication suivante :
« Dans le premier chapitre des Souvenirs de la Maison des morts il est dit quelques mots dun parricide, noble de naissance, pris comme exemple de linsensibilité avec laquelle les condamnés parlent des crimes quils ont commis. Il a été dit aussi quil navait rien voulu avouer devant le tribunal, mais que, grâce aux récits de personnes connaissant tous les détails de son histoire, lévidence de sa culpabilité était hors de doute. Ces personnes avaient raconté à lauteur de ces Souvenirs que le criminel était un débauché criblé de dettes, et qui avait assassiné son père pour recevoir plus vite son héritage. Du reste, toute la ville dans laquelle servait ce parricide racontait son histoire de la même manière, ce dont léditeur des présents Souvenirs est amplement informé. Enfin il a été dit que cet assassin, même à la maison de force, était de lhumeur la plus joyeuse et la plus gaie, que cétait un homme inconsidéré et étourdi, quoique intelligent, et que lauteur des Souvenirs ne remarqua jamais quil fût particulièrement cruel, à quoi il ajoute : « Aussi ne lai-je jamais cru coupable. »
« Il y a quelque temps, léditeur des Souvenirs de la Maison des morts a reçu de Sibérie la nouvelle que ce parricide était innocent, et quil avait subi pendant dix ans les travaux forcés sans les mériter, son innocence ayant été officiellement reconnue. Les vrais criminels avaient été découverts et avaient avoué, tandis que le malheureux recevait sa liberté. Léditeur ne saurait douter de lauthenticité de ces nouvelles...
« Il est inutile de rien ajouter. À quoi bon sétendre sur ce quil y a de tragique dans ce fait ? à quoi bon parler de cette vie brisée par une telle accusation ? Le fait parle trop haut de lui-même.
« Nous pensons aussi que si de pareilles erreurs sont possibles, leur seule possibilité ajoute à notre récit un trait saillant et nouveau, elle aide à compléter et à caractériser les scènes que présentent les Souvenirs de la Maison des morts. »
Et maintenant continuons...
Jai déjà dit que je métais accoutumé enfin à ma condition, mais cet « enfin » avait été pénible et long à venir. Il me fallut en réalité près dune année pour mhabituer à la prison, et je regarderai toujours cette année comme la plus affreuse de ma vie ; cest pourquoi elle sest gravée tout entière dans ma mémoire, jusquen ses moindres détails. Je crois même que je me souviens de chaque heure lune après lautre. Jai dit aussi que les autres détenus ne pouvaient pas davantage shabituer à leur vie. Pendant toute cette première année, je me demandais sils étaient vraiment calmes, comme ils paraissaient lêtre. Ces questions me préoccupaient fort. Comme je lai mentionné plus haut, tous les forçats se sentaient étrangers dans le bagne ; ils ny étaient pas chez eux, mais bien plutôt comme à lauberge, de passage, à une étape quelconque. Ces hommes, exilés pour toute leur vie, paraissaient, les uns agités, les autres abattus, mais chacun deux rêvait à quelque chose dimpossible. Cette inquiétude perpétuelle, qui se trahissait à peine, mais que lon remarquait, lardeur et limpatience de leurs espérances involontairement exprimées, mais tellement irréalisables quelles ressemblaient à du délire, tout donnait un air et un caractère extraordinaires à cet endroit, si bien que toute son originalité consistait peut-être en ces traits. On sentait en y entrant que hors du bagne, il ny avait rien de pareil. Ici tout le monde rêvassait ; cela sautait aux yeux ; cette sensation était hyperesthésique, nerveuse, justement parce que cette rêverie constante donnait à la majorité des forçats un aspect sombre et morose, un air maladif. Presque tous, ils étaient taciturnes et irascibles ; ils naimaient pas à manifester leurs espérances secrètes. Aussi méprisait-on lingénuité et la franchise. Plus les espérances étaient impossibles, plus le forçat rêvasseur savouait à lui-même leur impossibilité, plus il les enfouissait jalousement au fond de son être, sans pouvoir y renoncer. En avaient-ils honte ? Le caractère russe est si positif et si sobre dans sa manière de voir, si railleur pour ses propres défauts !...
Peut-être était-ce ce mécontentement de soi-même qui causait cette intolérance dans leurs rapports quotidiens et cette cruauté railleuse pour les autres forçats. Si lun deux, plus naïf ou plus impatient que les autres, formulait tout haut ce que chacun pensait tout bas, et se lançait dans le monde des châteaux en Espagne et des rêves, on larrêtait grossièrement, on le poursuivait, on lassaillait de moqueries. Jestime que les plus acharnés persécuteurs étaient justement ceux qui lavaient peut-être dépassé dans leurs rêves insensés et dans leurs folles espérances. Jai déjà dit que les gens simples et naïfs étaient regardés chez nous comme de stupides imbéciles, pour lesquels on navait que du mépris. Les forçats étaient si aigris et si susceptibles quils haïssaient les gens de bonne humeur, dépourvus damour-propre. Outre ces bavards ingénus, les autres détenus se divisaient en bons et en méchants, en gais et en moroses. Les derniers étaient en majorité ; si par hasard il sen trouvait parmi eux qui fussent bavards, cétaient toujours de fieffés calomniateurs et des envieux, qui se mêlaient de toutes les affaires dautrui, bien quils se gardassent de mettre à jour leur propre âme et leurs idées secrètes ; ceci nétait pas admis, pas à la mode. Quant aux bons — en très petit nombre — ils étaient paisibles et cachaient silencieusement leurs espérances ; ils avaient plus de foi dans leurs illusions que les forçats sombres. Il me semble quil y avait pourtant encore dans notre bagne une autre catégorie de déportés les désespérés, comme le vieillard de Starodoub, mais ils étaient très peu nombreux.
En apparence, ce vieillard était tranquille, mais à certains signes, javais tout lieu de supposer que sa situation morale était intolérable, horrible ; il avait un recours, une consolation : la prière et lidée quil était un martyr. Le forçat toujours plongé dans la lecture de la Bible, dont jai parlé plus haut, qui devint fou et qui se jeta sur le major une brique à la main, était probablement aussi un de ceux que tout espoir a abandonnés ; comme il est parfaitement impossible de vivre sans espérances, il avait cherché la mort dans un martyre volontaire. Il déclara quil sétait jeté sur le major sans le moindre grief, simplement pour souffrir. Qui sait quelle opération psychologique sétait accomplie dans son âme ? Aucun homme ne vit sans un but quelconque et sans un effort pour atteindre ce but. Une fois que le but et lespérance ont disparu, langoisse fait souvent de lhomme un monstre... Notre but à tous était la liberté et la sortie de la maison de force.
Jessaye de faire rentrer nos forçats dans différentes catégories : est-ce possible ? La réalité est si infiniment diverse quelle échappe aux déductions les plus ingénieuses de la pensée abstraite ; elle ne souffre pas de classifications nettes et précises.
La réalité tend toujours au morcellement, à la variété infinie. Chacun de nous avait sa vie propre, intérieure et personnelle, en dehors de la vie officielle, réglementaire.
Mais comme je lai déjà dit, je ne sus pas pénétrer la profondeur de cette vie intérieure au commencement de ma réclusion, car toutes les manifestations extérieures me blessaient et me remplissaient dune tristesse indicible. Il marrivait quelquefois de haïr ses martyrs qui souffraient autant que moi. Je les enviais, parce quils étaient au milieu des leurs, parce quils se comprenaient mutuellement ; en réalité cette camaraderie sans le fouet et le bâton, cette communauté forcée leur inspirait autant daversion quà moi-même, et chacun sefforçait de vivre à lécart. Cette envie, qui me hantait dans les instants dirritation, avait ses motifs légitimes, car ceux qui assurent quun gentilhomme, un homme cultivé ne souffre pas plus aux travaux forcés quun simple paysan, ont parfaitement tort. Jai lu et entendu soutenir cette allégation. En principe, lidée paraît juste et généreuse : tous les forçats sont des hommes ; mais elle est par trop abstraite : il ne faut pas perdre de vue une quantité de complications pratiques que lon ne saurait comprendre si on ne les éprouve pas dans la vie réelle. Je ne veux pas dire par là que le gentilhomme, lhomme cultivé ressentent plus délicatement, plus vivement parce quils sont plus développés. Faire passer lâme de tout le monde sous un niveau commun est impossible ; linstruction elle-même ne saurait fournir le patron sur lequel on pourrait tailler les punitions.
Tout le premier je suis prêt à certifier que parmi ces martyrs, dans le milieu le moins instruit, le plus abject, jai trouvé des traces dun développement moral. Ainsi, dans notre maison de force, il y avait des hommes que je connaissais depuis plusieurs années, que je croyais être des bêtes sauvages et que je méprisais comme tels ; tout à coup, au moment le plus inattendu, leur âme sépanchait involontairement à lextérieur avec une telle richesse de sentiment et de cordialité, avec une compréhension si vive des souffrances dautrui et des leurs, quil semblait que les écailles vous tombassent des yeux ; au premier instant, la stupéfaction était telle quon hésitait à croire ce quon avait vu et entendu. Le contraire arrivait aussi : lhomme cultivé se signalait quelquefois par une barbarie, par un cynisme à donner des nausées ; avec la meilleure volonté du monde, on ne trouvait ni excuse ni justification en sa faveur.
Je ne dirai rien du changement dhabitudes, de genre de vie, de nourriture, etc., qui est plus pénible pour un homme de la haute société que pour un paysan, lequel souvent a crevé de faim quand il était libre, tandis quil est toujours rassasié à la maison de force. Je ne discuterai pas cela. Admettons que pour un homme qui possède quelque force de caractère, cest une bagatelle en comparaison dautres privations et pourtant, changer ses habitudes matérielles nest pas chose facile ni de peu dimportance. Mais la condition de forçat a des horreurs devant lesquelles tout pâlit, même la fange qui vous entoure, même lexiguïté et la saleté de la nourriture, les étaux qui vous étouffent et vous broient. Le point capital, cest quau bout de deux heures, tout nouvel arrivé à la maison de force est au même rang que les autres ; il est chez lui, il jouit dautant de droit dans la communauté des forçats que tous les autres camarades ; on le comprend et il les comprend, et tous le tiennent pour un des leurs, ce qui na pas lieu avec le gentilhomme. Si juste, si bon, si intelligent que soit ce dernier, tous le haïront et le mépriseront pendant des années entières, ils ne le comprendront pas et surtout — ne le croiront pas. — Il ne sera ni leur ami ni leur camarade, et sil obtient enfin quon ne loffense pas, il nen demeurera pas moins un étranger, il savouera douloureusement, perpétuellement, sa solitude et son éloignement de tous. Ce vide autour de lui se fait souvent sans mauvaise intention de la part des détenus, inconsciemment. Il nest pas de leur bande — et voilà tout. — Rien de plus horrible que de ne pas vivre dans son milieu. Le paysan que lon déporte de Taganrog au port de Pétropavlovsk retrouvera là-bas des paysans russes comme lui, avec lesquels il sentendra et saccordera ; en moins de deux heures ils se lieront et vivront paisiblement dans la même izba ou dans la même baraque. Rien de pareil pour les nobles ; un abîme sans fond les sépare du petit peuple ; cela ne se remarque bien que quand un noble perd ses droits primitifs et devient lui-même peuple. Et quand même vous seriez toute votre vie en relations journalières avec le paysan, quand même pendant quarante ans vous auriez affaire à lui chaque jour, par votre service, par exemple, dans des fonctions administratives, alors que vous seriez un bienfaiteur et un père pour ce peuple — vous ne le connaîtrez jamais à fond. — Tout ce que vous croirez savoir ne sera quillusion doptique, et rien de plus. Ceux qui me liront diront certainement que jexagère, mais je suis convaincu que ma remarque est exacte. Jen suis convaincu non pas théoriquement, pour avoir lu cette opinion quelque part, mais parce que la vie réelle ma laissé tout le temps désirable pour contrôler mes convictions. Peut-être tout le monde apprendra-t-il jusquà quel point ce que je dis est fondé.
Dès les premiers jours les événements confirmèrent mes observations et agirent maladivement sur mon organisme. Pendant le premier été, jerrai solitaire dans la maison de force. Jai déjà dit que jétais dans une situation morale qui ne me permettait ni de juger ni de distinguer les forçats qui pouvaient maimer par la suite, sans toutefois être jamais avec moi sur un pied dégalité. Javais des camarades, des ex-gentilshommes, mais leur compagnie ne me convenait pas. Jaurais voulu ne voir personne, mais où me retirer ? Voici un des incidents qui du premier coup me firent comprendre toute ma solitude et létrangeté de ma position au bagne. Un jour du mois daoût, un beau jour très chaud, vers une heure de laprès-midi, moment où dordinaire tout le monde faisait la sieste avant la reprise des travaux, les forçats se levèrent comme un seul homme et se massèrent dans la cour de la maison de force. Je ne savais rien encore à ce moment-là. Jétais si profondément plongé dans mes propres pensées que je ne remarquai presque pas ce qui se faisait autour de moi. Depuis trois jours pourtant les forçats sagitaient sourdement. Cette agitation avait peut-être commencé beaucoup plus tôt, comme je le supposai plus tard, en me rappelant des bribes de conversations et surtout la mauvaise humeur plus marquée des détenus, la continuelle irritation dans laquelle ils se trouvaient depuis quelque temps. Jattribuais cela aux pénibles travaux de la saison dété, aux journées accablantes par leur longueur, aux rêveries involontaires de forêts et de liberté, aux nuits trop courtes, pendant lesquelles on ne pouvait prendre quun repos insuffisant. Peut-être tout cela sétait-il fondu en un gros mécontentement qui cherchait à faire explosion et dont le prétexte était la nourriture. Depuis quelques jours, les forçats sen plaignaient tout haut et grondaient dans les casernes, surtout quand ils se trouvaient réunis à la cuisine pour dîner et pour souper ; on avait bien essayé de changer un des cuisiniers, mais au bout de deux jours on chassa le nouveau pour rappeler lancien. En un mot, tout le monde était dune humeur inquiète.
— On séreinte à travailler, et on ne nous donne à manger que des horreurs, grommelait quelquun dans la cuisine.
— Si ça ne te plaît pas, commande du blanc-manger, riposta un autre.
— De la soupe aux choux aigres, mais cest très bon, jadore cela exclama un troisième — cest succulent.
— Et si lon ne te nourrissait rien quavec de la panse de bœuf, la trouverais-tu longtemps fameuse ?
— Cest vrai, on devrait nous donner de la viande — dit un quatrième ; — on sesquinte à la fabrique ; et, ma foi, quand on a fini sa tâche, on a faim : de la panse, ça ne vous rassasie guère.
— Quand on ne nous donne pas des boyaux, on nous bourre de saletés !
— Cest vrai, la nourriture ne vaut pas le diable.
— Il remplit ses poches, naie pas peur.
— Ce nest pas ton affaire.
— Et de qui donc ? mon ventre est à moi. Si nous nous plaignions tous, vous verriez bien.
— Nous plaindre ?
— Oui.
— Avec ça quon ne nous a pas assez battu pour ces plaintes ! Buse que tu es !
— Cest vrai, ajoute un autre dun air de mauvaise humeur ; — ce qui se fait vite nest jamais bien fait. Eh bien ? de quoi te plaindras-tu, dis-le-nous dabord.
— Je le dirai, parbleu. Si tout le monde y allait, jirais aussi, car je crève de faim. Cest bon pour ceux qui mangent à part de rester assis, mais ceux qui mangent lordinaire...
— A-t-il des yeux perçants, cet envieux-la ! ses yeux brillent rien que de voir ce qui ne lui appartient pas.
— Eh bien, camarades, pourquoi ne nous décidons-nous pas ? Assez souffert : ils nous écorchent, les brigands ! Allons-y.
— À quoi bon ? il faudrait te mâcher les morceaux et te les fourrer dans la bouche, hein ! voyez-vous ce gaillard, il ne mangerait que ce quon voudrait bien lui mâcher. Nous sommes aux travaux forcés.
— Voilà la cause de tout.
— Et comme toujours, le peuple crève de faim, et les chefs se remplissent la bedaine.
— Cest vrai. Notre Huit-yeux a joliment engraissé. Il sest acheté une paire de chevaux gris.
— Il naime pas boire, dit un forçat dun ton ironique.
— Il sest battu il y a quelque temps aux cartes avec le vétérinaire. Pendant deux heures il a joué sans avoir un sou dans sa poche. Cest Fedka qui la dit.
— Voilà pourquoi on nous donne de la soupe aux choux avec de la panse.
— Vous êtes tous des imbéciles ! Est-ce que cela nous regarde ?
— Oui, si nous nous plaignons tous, nous verrons comment il se justifiera. Décidons-nous.
— Se justifier ? Il tassénera son poing sur la caboche, et rien de plus.
— On le mettra en jugement.
Tous les détenus étaient fort agités, car en effet notre nourriture était exécrable. Ce qui mettait le comble au mécontentement général, cétait langoisse, la souffrance perpétuelle, lattente. Le forçat est querelleur et rebelle de tempérament, mais il est bien rare quil se révolte en masse, car ils ne sont jamais daccord ; chacun de nous le sentait très bien, aussi disait-on plus dinjures quon nagissait réellement. Cependant, cette fois-là, lagitation ne fut pas sans suites. Des groupes se formaient dans les casernes, discutaient, injuriaient, rappelaient haineusement la mauvaise administration de notre major et en sondaient tous les mystères. Dans toute affaire pareille, apparaissent des meneurs, des instigateurs. Les meneurs dans ces occasions, sont des gens très remarquables, non seulement dans les bagnes, mais dans toutes les communautés de travailleurs, dans les détachements, etc. Ce type particulier est toujours et partout le même : ce sont des gens ardents, avides de justice, très naïfs et honnêtement convaincus de la possibilité absolue de réaliser leurs désirs ; ils ne sont pas plus bêtes que les autres, il y en a même dune intelligence supérieure, mais ils sont trop ardents pour être rusés et prudents. Si lon rencontre des gens qui savent diriger les masses et gagner ce quils veulent, ils appartiennent déjà à un autre type de meneurs populaires excessivement rare chez nous. Ceux dont je parle, chefs et instigateurs de révoltes, arrivent presque toujours à leur but, quitte à peupler par la suite les travaux forcés et les prisons. Grâce à leur impétuosité, ils ont toujours le dessous, mais cest cette impétuosité qui leur donne de linfluence sur la masse : on les suit volontiers, car leur ardeur, leur honnête indignation agissent sur tout le monde : les plus irrésolus sont entraînés. Leur confiance aveugle dons le succès séduit même les sceptiques les plus endurcis, bien que souvent cette assurance qui en impose ait des fondements si incertains, si enfantins, que lon sétonne même quon ait pu y croire. Le secret de leur influence, cest quils marchent les premiers sans avoir peur de rien. Ils se jettent en avant la tête baissée, souvent sans même connaître ce quils entreprennent, sans ce jésuitisme pratique grâce auquel souvent un homme abject et vil a gain de cause, atteint son but, et sort blanc dun tonneau dencre. Il faut quils se brisent le crâne. Dans la vie ordinaire, ce sont des gens bilieux, irascibles, intolérants et dédaigneux, souvent même excessivement bornés, ce qui du reste fait aussi leur force. Le plus fâcheux, cest quils ne sattaquent jamais à lessentiel, à ce qui est important, ils sarrêtent toujours à des détails, au lieu daller droit au but, ce qui les perd. Mais la masse les comprend, ils sont redoutables à cause de cela.
Je dois dire en quelques mots ce que signifie le mot : « grief. »
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Quelques forçats avaient précisément été déportés pour un grief ; cétaient les plus agités, entre autres un certain Martinof qui avait servi auparavant dans les hussards et qui, tout ardent, inquiet et colère quil fût, nen était pas moins honnête et véridique. Un autre, Vassili Antonof, sirritait et se montait à froid ; il avait un regard effronté avec un sourire sarcastique, mais il était aussi honnête et véridique — un homme fort développé du reste. — Jen passe, car ils étaient nombreux ; Pétrof faisait la navette dun groupe à lautre ; il parlait peu, mais bien certainement il était aussi excité, car il bondit le premier hors de la caserne quand les autres se massèrent dans la cour.
Notre sergent, qui remplissait les fonctions de sergent major, arriva aussitôt tout effrayé. Une fois en rang, nos gens le prièrent poliment de dire au major que les forçats désiraient lui parler et linterroger sur certains points. Derrière le sergent arrivèrent tous les invalides qui se mirent en rang de lautre côté et firent face aux forçats. La commission que lon venait de confier au sergent était si extraordinaire quelle le remplit deffroi, mais il nosait pas ne pas faire son rapport au major, parce que si les forçats se révoltaient, Dieu sait ce qui pourrait arriver. — Tous nos chefs étaient excessivement poltrons dans leurs rapports avec les détenus, — et puis, même si rien de pire narrivait, si les forçats se ravisaient et se dispersaient, le sous-officier devait néanmoins avertir ladministration de tout ce qui sétait passé. Pâle et tremblant de peur, il se rendit précipitamment chez le major, sans même essayer de raisonner les forçats. Il voyait bien que ceux-ci ne samuseraient pas à discuter avec lui.
Parfaitement ignorant de ce qui se passait, je me mis aussi en rang (je nappris que plus tard les détails de cette histoire). Je croyais quon allait procéder à un contrôle, mais ne voyant pas les soldats descorte qui vérifiaient le compte, je métonnai et regardai autour de moi. Les visages étaient émus et exaspérés ; il y en avait qui étaient blêmes. Préoccupés et silencieux, nos gens réfléchissaient à ce quil leur faudrait dire au major. Je remarquai que beaucoup de forçats étaient stupéfaits de me voir à leurs côtés, mais bientôt après ils se détournèrent de moi. Ils trouvaient étrange que je me fusse mis en rang et quà mon tour je voulusse prendre part à leur plainte, ils ny croyaient pas. Ils se tournèrent de nouveau de mon côté dun air interrogateur.
— Que viens-tu faire ici ? me dit grossièrement et à haute voix Vassili Antonof, qui se trouvait à côté de moi, à quelque distance des autres, et qui mavait toujours dit vous avec la plus grande politesse.
Je le regardais tout perplexe, en mefforçant de comprendre ce que cela signifiait ; je devinais déjà quil se passait quelque chose dextraordinaire dans notre maison de force.
— Eh ! oui, quas-tu à rester ici ? va-ten à la caserne, me dit un jeune gars, forçat militaire, que je ne connaissais pas jusqualors et qui était un bon garçon paisible. Cela ne te regarde pas.
— On se met en rang, lui répondis-je ; est-ce quon ne va pas nous contrôler ?
— Il est venu sy mettre aussi, cria un déporté.
— Nez-de-fer ! fit un autre.
— Écraseur de mouches ! ajouta un troisième avec un mépris inexprimable pour ma personne. Ce nouveau surnom fit pouffer de rire tout le monde.
— Ils sont partout comme des coqs en pâte, ces gaillards-là. Nous sommes au bagne, nest-ce pas ? eh bien ! ils se payent du pain blanc et des cochons de lait comme des grands seigneurs ! Nas-tu pas ta nourriture à part ? que viens-tu faire ici ?
— Votre place nest pas ici, me dit Koulikof sans gêne, en me prenant par la main et me faisant sortir des rangs.
Il était lui-même très pâle ; ses yeux noirs étincelaient ; il sétait mordu la lèvre inférieure jusquau sang, il nétait pas de ceux qui attendaient de sang-froid larrivée du major.
Jaimais fort à regarder Koulikof en pareille occurrence, cest-à-dire quand il devait se montrer tout entier avec ses qualités et ses défauts. Il posait, mais il agissait aussi. Je crois même quil serait allé à la mort avec une certaine élégance, en petit-maître. Alors que tout le monde me tutoyait et minjuriait, il avait redoublé de politesse envers moi, mais il parlait dun ton ferme et résolu, qui ne permettait pas de réplique.
— Nous sommes ici pour nos propres affaires, Alexandre Pétrovitch, et vous navez pas à vous en mêler. Allez où vous voudrez, attendez... Tenez, les vôtres sont à la cuisine, allez-y.
— Ils sont au chaud là-bas.
Jentrevis en effet par la fenêtre ouverte nos Polonais qui se trouvaient dans la cuisine, ainsi que beaucoup dautres forçats. Tout embarrassé, jy entrai, accompagné de rires, dinjures et dune sorte de gloussement qui remplaçait les sifflets et les huées à la maison de force.
— Ça ne lui plaît pas !... tiou-tiou-tiou !... attrapez-le.
Je navais encore jamais été offensé aussi gravement depuis que jétais à la maison de force. Ce moment fut très douloureux à passer, mais je pouvais my attendre ; les esprits étaient par trop surexcités. Je rencontrai dans lantichambre T—vski, jeune gentilhomme sans grande instruction, mais au caractère ferme et généreux ; les forçats faisaient exception pour lui dans leur haine pour les forçats nobles ; ils laimaient presque ; chacun de ses gestes dénotait un homme brave et vigoureux.
— Que faites-vous, Goriantchikof ? me cria-t-il ; venez donc ici !
— Mais que se passe-t-il ?
— Ils veulent se plaindre, ne le savez-vous pas ? Cela ne leur réussira pas, qui croira des forçats ? On va rechercher les meneurs, et si nous sommes avec eux, cest sur nous quon mettra la faute. Rappelez-vous pourquoi nous avons été déportés ! Eux, on les fouettera tout simplement, tandis quon nous mettra en jugement. Le major nous déteste tous et sera trop heureux de nous perdre ; nous lui servirons de justification.
— Les forçats nous vendront pieds et poings liés, ajouta M—tski, quand nous entrâmes dans la cuisine.
Ils nauront jamais pitié de nous, ajouta T—vski.
Outre les nobles, il y avait encore dans la cuisine une trentaine de détenus, qui ne désiraient pas participer à la plainte générale, les uns par lâcheté, les autres, par conviction absolue de linutilité de cette démarche. Akim Akymitch — ennemi naturel de toutes plaintes et de tout ce qui pouvait entraver la discipline et le service — attendait avec un grand calme la fin de cette affaire, dont lissue ne linquiétait nullement ; il était parfaitement convaincu du triomphe immédiat de lordre et de lautorité administrative. Isaï Fomitch, le nez baissé, dans une grande perplexité, écoutait ce que nous disions avec une curiosité épouvantée ; il était excessivement inquiet. Aux nobles polonais sétaient joints des roturiers de même nationalité, ainsi que quelques Russes, natures timides, gens toujours hébétés et silencieux, qui navaient pas osé se liguer avec les autres et attendaient tristement lissue de laffaire. Il y avait enfin quelques forçats moroses et mécontents qui étaient restés dans la cuisine, non par timidité, mais parce quils estimaient absurde cette quasi-révolte, parce quils ne croyaient pas à son succès ; je crus remarquer quils étaient mal à leur aise en ce moment, et que leur regard nétait pas assuré. Ils sentaient parfaitement quils avaient raison, que lissue de la plainte serait celle quils avaient prédite, mais ils se tenaient pour des renégats, qui auraient trahi la communauté et vendu leurs camarades au major. Iolkine, — ce rusé paysan sibérien envoyé aux travaux forcés pour faux monnayage, qui avait enlevé à Koulikof ses pratiques en ville, — était aussi là, comme le vieillard de Starodoub. Aucun cuisinier navait quitté son poste, probablement parce quils sestimaient partie intégrante de ladministration, et quà leur avis, il neût pas été décent de prendre parti contre celle-ci.
— Cependant, dis-je à M—tski dun ton mal assuré, — à part ceux-ci, tous les forçats y sont.
— Quest-ce que cela peut bien nous faire ? grommela D...
— Nous aurions risqué beaucoup plus queux, en les suivant ; et pourquoi ? Je hais tes brigands. Croyez-vous même quils sauront se plaindre ? Je ne vois pas le plaisir quils trouvent à se mettre eux-mêmes dans le pétrin.
— Cela naboutira à rien, affirma un vieillard opiniâtre et aigri. Almazof, qui était aussi avec nous, se hâta de conclure dans le même sens.
— On en fouettera une cinquantaine, et cest à quoi tout cela aura servi.
— Le major est arrivé ! cria quelquun. Tout le monde se précipita aux fenêtres.
Le major était arrivé avec ses lunettes, lair mauvais, furieux, tout rouge. Il vint sans dire un mot, mais résolument sur la ligne des forçats. En pareille circonstance, il était vraiment hardi et ne perdait pas sa présence desprit : il faut dire quil était presque toujours gris. En ce moment, sa casquette graisseuse à parement orange et ses épaulettes dargent terni avaient quelque chose de sinistre. Derrière lui venait le fourrier Diatlof, personnage très important dans le bagne, car au fond cétait lui qui ladministrait ; ce garçon, capable et très rusé, avait une grande influence sur le major ; ce nétait pas un méchant homme, aussi les forçats en étaient-ils généralement contents. Notre sergent le suivait avec trois ou quatre soldats, pas plus ; — il avait déjà reçu une verte semonce et pouvait en attendre encore dix fois plus. — Les forçats qui étaient restés tête nue depuis quils avaient envoyé chercher le major, sétaient redressés, chacun deux se raffermissant sur lautre jambe ; ils demeurèrent immobiles, à attendre le premier mot ou plutôt le premier cri de leur chef suprême.
Leur attente ne fut pas longue. Au second mot, le major se mit à vociférer à gorge déployée ; il était hors de lui. Nous le voyons de nos fenêtres courir le long de la ligne des forçats, et se jeter sur eux en les questionnant. Comme nous étions assez éloignés, nous ne pouvions entendre ni ses demandes ni les réponses des forçats. Nous lentendîmes seulement crier, avec une sorte de gémissement ou de grognement :
— Rebelles !... sous les verges !... Meneurs !... Tu es un des meneurs tu es un des meneurs ! dit-il en se jetant sur quelquun.
Nous nentendîmes pas la réponse, mais une minute après nous vîmes ce forçat quitter les rangs et se diriger vers le corps de garde... Un autre le suivit, puis un troisième.
— En jugement !... tout le monde ! je vous... Qui y a-t-il encore à la cuisine ? bêla-t-il en nous apercevant aux fenêtres ouvertes. Tous ici ! Quon les chasse tous !
Le fourrier Diatlof se dirigea vers la cuisine. Quand nous lui eûmes dit que nous navions aucun grief, il revint immédiatement faire son rapport au major.
— Ah ! ils ne se plaignent pas, ceux-là ! fit-il en baissant la voix de deux tons, tout joyeux. — Ça ne fait rien, quon les amène tous !
Nous sortîmes : je ressentais une sorte de honte ; tous, du reste, marchaient tête baissée.
— Ah ! Prokofief ! Iolkine aussi, et toi aussi, Almazof ! Ici ! venez ici, en tas, nous dit le major dune voix haletante, mais radoucie ; son regard était même devenu affable. — M—tski, tu en es aussi... Prenez les noms ! Diatlof ! Prenez les noms de tout le monde, ceux des satisfaits et ceux des mécontents à part, tous sans exception ; vous men donnerez la liste... Je vous ferai tous passer en conseil... Je vous... brigands !
La liste fit son effet.
— Nous sommes satisfaits ! cria un des mécontents, dune voix sourde, irrésolue.
— Ah ! satisfaits ! Qui est satisfait ? Que ceux qui sont satisfaits sortent du rang !
— Nous ! nous ! firent quelques autres voix.
— Vous êtes satisfaits de la nourriture ? on vous a donc excités ? il y a eu des meneurs, des mutins ? Tant pis pour eux...
— Seigneur ! quest-ce que ça signifie ? fit une voix dans la foule.
— Qui a crié cela ? qui a crié ? rugit le major en se jetant du côté doù venait la voix. — Cest toi qui as crié, Rastorgouïef ? Au corps de garde !
Rastorgouïef, un jeune gars joufflu et de haute taille, sortit des rangs et se rendit lentement au corps de garde. Ce nétait pas lui qui avait crié ; mais comme on lavait désigné, il nessayait pas de contredire.
— Cest votre graisse qui vous rend enragés ! hurla le major.
— Attends, gros museau, dans trois jours, tu ne... ! Attendez, je vous rattraperai tous. Que ceux qui ne se plaignent pas, sortent !
— Nous ne nous plaignons pas, Votre Haute Noblesse ! dirent quelques forçats dun air sombre ; les autres se taisaient obstinément. Mais le major nen désirait pas plus : il trouvait son profit à finir cette affaire au plus vite et dun commun accord.
— Ah ! maintenant, personne ne se plaint plus ! fit-il en bredouillant. Je lai vu... je le savais. Ce sont les meneurs... Il y a, parbleu, des meneurs ! continua-t-il en sadressant à Diatlof ; — il faut les trouver tous. Et maintenant.., maintenant il est temps daller aux travaux. Tambour, un roulement !
Il assista en personne à la formation des détachements. Les forçats se séparèrent tristement, sans parler, heureux de pouvoir disparaître. Tout de suite après la formation des bandes, le major se rendit au corps de garde, où il prit ses dispositions à légard des « meneurs », mais il ne fut pas trop cruel. On voyait quil avait envie den finir au plus vite avec cette affaire. Un deux raconta ensuite quil avait demandé pardon, et que lofficier lavait fait relâcher aussitôt. Certainement notre major nétait pas dans son assiette ; il avait peut-être eu peur, car une révolte est toujours une chose épineuse, et bien que la plainte des forçats ne fût pas en réalité une révolte (ou ne lavait communiquée quau major, et non au commandant), laffaire nen était pas moins désagréable. Ce qui le troublait le plus, cest que les détenus avaient été unanimes à se soulever ; il fallait par conséquent étouffer à tout prix leur réclamation. On relâcha bientôt les « meneurs ». Le lendemain, la nourriture fut passable, mais cette amélioration ne dura pas longtemps ; les jours suivants, le major visita plus souvent la maison de force, et il avait toujours des désordres à punir. Notre sergent allait et venait, tout désorienté et préoccupé, comme sil ne pouvait revenir de sa stupéfaction. Quant aux forçats, ils furent longtemps avant de se calmer, mais leur agitation ne ressemblait plus à celle des premiers jours : ils étaient inquiets, embarrassés. Les uns baissaient la tête et se taisaient, tandis que dautres parlaient de cette échauffourée en grommelant et comme malgré eux. Beaucoup se moquaient deux-mêmes avec amertume comme pour se punir de leur mutinerie.
— Tiens, camarade, prends et mange ! disait lun deux.
— Où est la souris qui a voulu attacher la sonnette à la queue du chat ?
— On ne nous persuade quavec un gourdin, cest sûr. Félicitons-nous quil ne nous ait pas tous fait fouetter.
— Réfléchis plus et bavarde moins, ça vaudra mieux !
— Quas-tu à venir me faire la leçon ? es-tu maître décole, par hasard ?
— Bien sûr quil faut te reprendre.
— Qui es-tu donc ?
— Moi, je suis un homme ; toi, qui es-tu ?
— Un rogaton pour les chiens ! voilà ce que tu es !
— Toi-même...
— Allons, assez ! quavez-vous à « brailler » ? leur criait-on de tous côtés.
Le soir même de la rébellion, je rencontrai Pétrof derrière les casernes, après le travail de la journée. Il me cherchait. Il marmottait deux ou trois exclamations incompréhensibles en sapprochant, il se tut bientôt et se promena machinalement avec moi. Javais encore le cœur gros de toute cette histoire, et je crus que Pétrof pourrait me lexpliquer.
— Dites donc, Pétrof, lui demandai-je, les vôtres ne sont pas fâchés contre nous ?
— Qui se fâche ? me dit-il comme revenant à lui.
— Les forçats... contre nous, contre les nobles ?
— Et pourquoi donc se fâcheraient-ils ?
— Parbleu, parce que nous ne les avons pas soutenus.
— Et pourquoi vous seriez vous mutinés ? me répondit-il en sefforçant de comprendre ce que je lui disais, — vous mangez à part, vous !
— Mon Dieu ! mais il y en a des vôtres qui ne mangent pas lordinaire et qui se sont mutinés avec vous. Nous devions vous soutenir... par camaraderie.
— Allons donc ! êtes-vous nos camarades ? me demanda-t-il avec étonnement.
Je le regardai ; il ne me comprenait pas et ne saisissait nullement ce que je voulais de lui : moi, en revanche, je le compris parfaitement. Pour la première fois, une idée qui remuait confusément dans mon cerveau et qui me hantait depuis longtemps sétait définitivement formulée ; je conçus alors ce que je devinais mal jusque-là. Je venais de comprendre que jamais je ne serais le camarade des forçats, quand même je serais forçat à perpétuité, forçat de la « section particulière », La physionomie de Pétrof à ce moment-là mest restée gravée dans la mémoire. Dans sa question : « Allons donc ! êtes-vous nos camarades ? » il y avait tant de naïveté franche, tant détonnement ingénu, que je me demandai si elle ne cachait pas quelque ironie, quelque méchanceté moqueuse. Non ! je nétais pas leur camarade, et voilà tout. Va-ten à droite, nous irons à gauche : tu as tes affaires à toi, nous les nôtres.
Je croyais vraiment quaprès la rébellion ils nous déchireraient sans pitié, et que notre vie deviendrait un enfer ; rien de pareil ne se produisit : nous nentendîmes pas le plus petit reproche, pas la moindre allusion méchante. On continua à nous taquiner comme auparavant, quand loccasion sen présentait, et ce fut tout. Personne ne garda rancune à ceux qui navaient pas voulu se mutiner et qui étaient restés dans la cuisine, pas plus quà ceux qui avaient crié les premiers quils ne se plaignaient pas. Personne ne souffla mot sur ce sujet. Jen demeurai stupéfait.
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VIII
Mes camarades
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Comme on peut le penser, ceux qui mattiraient le plus, cétaient les miens, cest-à-dire les « nobles », surtout dans les premiers temps ; mais des trois ex-nobles russes qui se trouvaient dans notre maison de force : Akim Akimytch, lespion A—v et celui que lon croyait parricide, je ne connaissais quAkim Akimytch et je ne parlais quà lui seul. A vrai dire, je ne madressais à lui quen désespoir de cause, dans les moments de tristesse les plus intolérables, quand je croyais que je napprocherais jamais de personne autre. Dans le chapitre précédent, jai essayé de diviser nos forçats en diverses catégories ; mais en me souvenant dAkim Akimytch, je crois que je dois ajouter une catégorie à ma classification. Il est vrai quil était seul à la former. Cette série est celle des forçats parfaitement indifférents, cest-à-dire ceux auxquels il est absolument égal de vivre en liberté ou aux travaux forcés, ce qui était et ne pouvait être chez nous quune exception. Il sétait établi à la maison de force comme sil devait y passer sa vie entière : tout ce qui lui appartenait, son matelas, ses coussins, ses ustensiles, était solidement et définitivement arrangé à demeure. Rien qui eût pu faire croire à une vie temporaire, à un bivouac. Il devait rester de nombreuses années aux travaux forcés, mais je doute quil pensât à sa mise en liberté : sil sétait réconcilié avec la réalité, cétait moins de bon cœur que par esprit de subordination, ce qui revenait au même pour lui. Cétait un brave homme, il me vint en aide les premiers temps par ses conseils et ses services, mais quelquefois, jen fais laveu, il minspirait une tristesse profonde, sans pareille, qui augmentait et aggravait encore mon penchant à langoisse. Quand jétais par trop désespéré, je mentretenais avec lui ; jaimais entendre ses paroles vivantes : eussent-elles été haineuses, enfiellées, nous nous serions du moins irrités ensemble contre notre destinée ; mais il se taisait, collait tranquillement ses lanternes, en racontant quils avaient eu une revue en 18.., que leur commandant divisionnaire sappelait ainsi et ainsi, quil avait été content des manœuvres, que les signaux pour les tirailleurs avaient été changés, etc. Tout cela dune voix posée et égale, comme de leau qui serait tombée goutte à goutte. Il ne sanimait même pas quand il me contait que dans je ne sais plus quelle affaire au Caucase, on lavait décoré du ruban de Sainte-Anne à lépée. Seulement sa voix devenait plus grave et plus posée ; il la baissait dun ton, quand il prononçait le nom de « Sainte-Anne » avec un certain mystère ; pendant trois minutes au moins, il restait silencieux et sérieux... Pendant toute cette première année, javais des passes absurdes où je haïssais cordialement Akim Akimytch, sans savoir pourquoi, des bouffées de désespoir durant lesquelles je maudissais la destinée qui mavait donné un lit de camp où sa tête touchait la mienne. Une heure après, je me reprochais ces sorties. Du reste, je ne fus en proie à ces actes que pendant la première année de ma réclusion. Par la suite je me fis au caractère dAkim Akimytch et jeus honte de mes bourrasques antérieures. Je ne crois pas me souvenir que nous nous fussions jamais ouvertement querellés.
De mon temps, outre les trois nobles russes dont jai parlé, il y en avait encore huit autres : jétais sur un pied damitié étroite avec quelques-uns dentre eux, mais pas avec tous. Les meilleurs étaient maladifs, exclusifs et intolérants au plus haut degré. Je cessai même de parler à deux dentre eux. Il ny en avait que trois qui fussent instruits, B—ski, M—tski et le vieillard J—ki, qui avait été autrefois professeur de mathématiques, — brave homme, grand original et très borné intellectuellement, malgré son érudition. — M—tski et B—ski étaient tout autres. Du premier coup, nous nous entendîmes avec M—tski : je ne me querellai pas une seule fois avec lui, je lestimai fort, mais sans laimer ni mattacher à lui ; je ne pus jamais y arriver. Il était profondément aigri et défiant, avec beaucoup dempire sur lui-même : justement cela me déplaisait, on sentait que cet homme nouvrirait jamais son âme à personne : il se peut pourtant que je me trompasse. Cétait une forte et noble nature... Son scepticisme invétéré se trahissait dans une habileté extraordinaire, dans la prudence de son commerce avec son entourage. Il souffrait de cette dualité de son âme, car il était en même temps sceptique et profondément croyant, dune foi inébranlable en certaines espérances et convictions. Malgré toute son habileté pratique, il était en guerre ouverte avec B—ski et son ami T—ski.
Le premier, B—ski, était un homme malade, avec une prédisposition à la phtisie, irascible et nerveux, mais bon et généreux. Son irritabilité nerveuse le rendait capricieux comme un enfant : je ne pouvais supporter un caractère semblable, et je cessai de voir B—ski, sans toutefois cesser de laimer. Cétait tout juste le contraire pour M—tski, avec lequel je ne me brouillai jamais, mais que je naimais pas. En rompant toutes relations avec B—ski, je dus rompre aussi avec T—ski, dont jai parlé dans le chapitre précédent, ce que je regrettai fort, car, sil était peu instruit, il avait bon cœur ; cétait un excellent homme, très courageux. Il aimait et respectait tant B—ski, il le vénérait si fort, que ceux qui rompaient avec son ami devenaient ses ennemis ; ainsi il se brouilla avec M—tski à cause de B—ski, pourtant il résista longtemps. Tous ces gens-là étaient bilieux, quinteux, méfiants, et souffraient dhyperesthésie morale. Cela se comprend ; leur position était très pénible, beaucoup plus dure que la nôtre, car ils étaient exilés de leur patrie et déportés pour dix, douze ans ; ce qui rendait surtout douloureux leur séjour à la maison de force, cétaient les préjugés enracinés, la manière de voir toute faite avec lesquels ils regardaient les forçats ; ils ne voyaient en eux que des bêtes fauves et se refusaient à admettre rien dhumain en eux. La force des circonstances et leur destinée les engageaient dans cette vue. Leur vie à la maison de force était un tourment. Ils étaient aimables et affables avec les Circassiens, avec les Tartares, avec Isaï Fomitch, mais ils navaient que du mépris pour les autres détenus. Seul, le vieillard vieux-croyant avait conquis tout leur respect. Et pourtant, pendant tout le temps que je passai aux travaux forcés, pas un seul détenu ne leur reprocha ni leur extraction, ni leur croyance religieuse, ni leurs convictions, toutes choses habituelles au bas peuple, dans ses rapports avec les étrangers, surtout les Allemands. Au fond, on ne fait que se moquer de lAllemand, qui est pour le peuple russe un être bouffon et grotesque. Nos forçats avaient beaucoup plus de respect pour les nobles polonais que pour nous autres Russes ; ils ne touchaient pas à ceux-là ; mais je crois que les Polonais ne voulaient pas remarquer ce trait et le prendre en considération. — Je parlais de T—ski : je reviens à lui. Quand il quitta avec son camarade leur première station dexil pour passer dans notre forteresse, il avait porté presque tout le temps son ami B..., faible de constitution et de santé, épuisé au bout dune demi-étape. Ils avaient été exilés tout dabord à Y—gorsk, où ils se trouvaient fort bien ; la vie y était moins dure que dans notre forteresse. Mais à la suite dune correspondance innocente avec les déportés dune autre ville, on avait jugé nécessaire de les transporter dans notre maison de force pour quils y fussent directement surveillés par la haute administration. Jusquà leur arrivée, M—tski avait été seul. Combien il avait dû languir, pendant cette première année de son exil !
J—ki était ce vieillard qui se livrait toujours à la prière, et dont jai parlé plus haut. Tous les condamnés politiques étaient des hommes jeunes, très jeunes même, tandis que J—ki était âgé de cinquante ans au moins.
Il était certainement honnête, mais étrange. Ses camarades T—ski et B — ski le détestaient et ne lui parlaient pas ; ils le déclaraient entêté et tracassier, je puis témoigner quils avaient raison. Je crois que dans un bagne, — comme dans tout lieu où les gens sont rassemblés de force et non de bon gré, — on se querelle et lon se hait plus vite quen liberté. Beaucoup de causes contribuent à ces continuelles brouilleries. J—ki était vraiment désagréable et borné ; aucun de ses camarades nétait bien avec lui ; nous ne nous brouillâmes pas, mais jamais nous ne fûmes sur un pied amical. Je crois quil était bon mathématicien. Il mexpliqua un jour dans son baragouin demi-russe, demi-polonais, un système dastronomie quil avait inventé ; on me dit quil avait écrit un ouvrage sur ce sujet, dont tout le monde savant sétait moqué ; son jugement était un peu faussé, je crois. Il priait à genoux des journées entières, ce qui lui attira le respect des forçats ; il le conserva jusquà sa mort, car il mourut sous mes yeux, à la maison de force, à la suite dune pénible maladie. Dès son arrivée il avait gagné la considération des détenus, à la suite dune histoire avec le major. En les amenant dY—gorsk par étapes à notre forteresse, on ne les avait pas rasés, aussi leurs cheveux et leurs barbes avaient-ils démesurément cru ; quand on les présenta au major, celui-ci semporta comme un beau diable ; il était indigné dune semblable infraction à la discipline, où il ny avait pourtant pas de leur faute.
— Ils ont lair de Dieu sait quoi ! rugit-il, ce sont des vagabonds, des brigands.
J—ski, qui comprenait fort mal le russe, crut quon leur demandait sils étaient des brigands ou des vagabonds, et répondit :
— Nous sommes des condamnés politiques, et non des vagabonds.
— Co—oomment ? Tu veux faire linsolent ? le rustre ? hurla le major. Au corps de garde ! et cent verges tout de suite ! à linstant même !
On punit le vieillard : il se coucha à terre sous les verges, sans opposer de résistance, maintint sa main entre ses dents et endura son châtiment sans une plainte, sans un gémissement, immobile sous les coups. B—ski et T—ski arrivaient à ce moment à la maison de force, où M—ski les attendait à la porte dentrée ; il se jeta à leur cou, bien quil ne les eût jamais vus. Révoltés de laccueil du major, ils lui racontèrent la scène cruelle qui venait davoir lieu. M—ski me dit plus tard quil était hors de lui en apprenant cela : — Je ne me sentais plus de rage, je tremblais de fièvre. Jattendis J—ski à la grande porte, car il devait venir tout droit du corps de garde après sa punition. La poterne souvrit, et je vis passer devant moi J—ski les lèvres tremblantes et toutes blanches, le visage pâle ; il ne regardait personne et traversa les groupes de forçats rassemblés au milieu de la cour — ils savaient quon venait de punir un noble — entra dans la caserne, alla droit à sa place et, sans mot dire, sagenouilla et pria. Les détenus furent surpris et même émus. Quand je vis ce vieillard à cheveux blancs, qui avait laissé dans sa patrie une femme et des enfants, quand je le vis, après cette honteuse punition, agenouillé et priant, je menfuis de la caserne, et pendant deux heures je fus comme fou jétais comme ivre... Depuis lors, les forçats furent pleins de déférence et dégards pour J—ski ; ce qui leur avait particulièrement plu, cest quil navait pas crié sous les verges.
Il faut pourtant être juste et dire la vérité : on ne saurait juger par cet exemple des relations de ladministration avec les déportés nobles, quels quils soient, Russes ou Polonais. Mon anecdote montre quon peut tomber sur un méchant homme : si ce méchant homme est commandant absolu dune maison de force, sil déteste par hasard un exilé, le sort de celui-ci est loin dêtre enviable. Mais ladministration supérieure des travaux forcés en Sibérie, qui donne le ton et les directions aux commandants subordonnés, est pleine de discernement à légard des déportés nobles et même, en certains cas, leur montre plus dindulgence quaux autres forçats de basse condition. Les causes en sont claires : dabord ces chefs sont eux-mêmes gentilshommes, et puis on citait des cas où des nobles avaient refusé de se coucher sous les verges et sétaient jetés sur leurs exécuteurs ; les suites de ces rébellions étaient toujours fâcheuses ; enfin — et je crois que cest la cause principale — il y avait déjà longtemps de cela, trente-cinq ans au moins, on avait envoyé dun coup en Sibérie une masse de déportés nobles ; ils avaient su si bien se poser et se recommander que les chefs des travaux forcés regardaient, par une vieille habitude, les criminels nobles dun tout autre œil que les forçats ordinaires. Les commandants subalternes sétaient réglés sur lexemple de leurs chefs, et obéissaient aveuglément à cette manière de voir. Beaucoup dentre eux critiquaient et déploraient ces dispositions de leurs supérieurs ; ils étaient très heureux quand on leur permettait dagir comme bon leur semblait, mais on ne leur donnait pas trop de latitude ; jai tout lieu de le croire, et voici pourquoi. La seconde catégorie des travaux forcés, dans laquelle je me trouvais et qui se composait de forçats serfs, soumis à lautorité militaire était beaucoup plus dure que la première (les mines) et la troisième (travail de fabrique). Elle était plus dure non seulement pour les nobles, mais aussi pour les autres forçats, parce que ladministration et lorganisation en étaient toutes militaires, et ressemblaient fort à celles des bagnes de Russie. Les chefs étaient plus sévères, les habitudes plus rigoureuses que dans les deux autres catégories : on était toujours dans les fers, toujours sous escorte, toujours enfermé, ce qui nexistait pas ailleurs, à ce que disaient du moins nos forçats, et certes il y avait des connaisseurs parmi eux. Ils seraient tous partis avec bonheur pour les travaux des mines, que la loi déclarait être la punition suprême ; ils en rêvaient. Tous ceux qui avaient été dans les bagnes russes en parlaient avec horreur et assuraient quil ny avait pas denfer semblable à celui-là, que la Sibérie était un vrai paradis, comparée à la réclusion dans les forteresses en Russie. Si donc on avait un peu plus dégards pour nous autres nobles dans notre maison de force qui était directement surveillée par le général gouverneur, et dont ladministration était toute militaire, on devait avoir encore plus de bienveillance pour les forçats de la première et de la troisième catégorie. Je puis parler sciemment de ce qui se faisait dans toute la Sibérie : les récits que jai entendu faire par des déportés de la première et de la troisième catégorie confirment ma conclusion. On nous surveillait beaucoup plus étroitement que nulle part ailleurs : nous navions aucune immunité en ce qui concernait les travaux et la réclusion : mêmes travaux, mêmes fers, même séquestration que les autres détenus ; il était parfaitement impossible de nous protéger, car je savais que dans un bon vieux temps très rapproché les dénonciations, les intrigues, minant le crédit des personnes en place, sétaient tellement multipliées, que ladministration craignait les délations, et dans ce temps-là, montrer de lindulgence à une certaine classe de forçats était un crime !... Aussi chacun avait-il peur pour lui-même : nous étions donc ravalés au niveau des autres forçats, on ne faisait exception que pour les punitions corporelles, — et encore nous aurait-on fouettés si nous avions commis un délit quelconque, car le service exigeait que nous fussions égaux devant le châtiment, — mais on ne nous aurait pas fouettés à la légère et sans motif, comme les autres détenus. Quand notre commandant eut connaissance du châtiment infligé à J—ski, il se fâcha sérieusement contre le major et lui ordonna de faire plus dattention désormais. Tout le monde en fut instruit. On sut aussi que le général gouverneur, qui avait grande confiance en notre major et qui laimait à cause de son exactitude à observer la loi et de ses qualités demployé, lui fit une verte semonce, quand il fut informé de cette histoire. Et notre major en prit bonne note. Il aurait bien voulu, par exemple, se donner la satisfaction de fouetter M—ski, quil détestait sur la foi des calomnies de A—f, mais il ne put y arriver ; il avait beau chercher un prétexte, le persécuter et lespionner, ce plaisir lui fut refusé. Laffaire de J—ski se répandit en ville, et lopinion publique fut défavorable au major ; les uns lui firent des réprimandes, dautres lui infligèrent des affronts.
Je me rappelle maintenant ma première rencontre avec le major. On nous avait épouvantés — moi et un autre déporté noble — encore à Tobolsk, par les récits sur le caractère abominable de cet homme. Les anciens exilés (condamnés jadis à vingt-cinq ans de travaux forcés), nobles comme nous, qui nous avaient visités avec tant de bonté pendant notre séjour à la prison de passage, nous avaient prévenus contre notre futur commandant ; ils nous avaient aussi promis de faire tout ce quils pourraient en notre faveur auprès de leurs connaissances et de nous épargner ses persécutions. En effet, ils écrivirent aux trois filles du général gouverneur, qui intercédèrent, je crois, en notre faveur. Mais que pouvait-il faire ? Il se borna à dire au major dêtre équitable dans lapplication de la loi. — Vers trois heures de laprès-dînée nous arrivâmes, mon camarade et moi, dans cette ville ; lescorte nous conduisit directement chez notre tyran. Nous restâmes dans lantichambre à lattendre, pendant quon allait chercher le sous-officier de la prison. Dès que celui-ci fut arrivé, le major entra. Son visage cramoisi, couperosé et mauvais fit sur nous une impression douloureuse il semblait quune araignée allait se jeter sur une pauvre mouche se débattant dans sa toile.
— Comment tappelle-t-on ? demanda-t-il à mon camarade. Il parlait dune voix dure, saccadée, et voulait produire sur nous de limpression.
Mon camarade se nomma.
— Et toi ? dit-il en sadressant à moi, en me fixant par derrière ses lunettes.
Je me nommai.
— Sergent ! quon les mène à la maison de force, quon les rase au corps de garde, en civils.., la moitié du crâne, et quon les ferre demain ! Quelles capotes avez-vous là ? doù les avez-vous ? nous demanda-t-il brusquement en apercevant les capotes grises à ronds jaunes cousus dans le dos, quon nous avait délivrées à Tobolsk, — Cest un nouvel uniforme, pour sûr cest un nouvel uniforme... On projette encore... Ça vient de Pétersbourg... dit-il en nous examinant tour à tour. — Ils nont rien avec eux ? fit-il soudain au gendarme qui nous escortait.
— Ils ont leurs propres habits, Votre Haute Noblesse, répondit celui-ci en se mettant au port darmes, non sans tressauter légèrement. Tout le monde le connaissait et le craignait.
— Enlevez-leur tout ça ! Ils ne doivent garder que leur linge, le linge blanc ; enlevez le linge de couleur sil y en a, et vendez-le aux enchères. On inscrira le montant aux recettes. Le forçat ne possède rien, continua-t-il en nous regardant dun œil sévère. — Faites attention ! conduisez-vous bien ! que je nentende pas de plaintes ! sans quoi... punition corporelle ! — Pour le moindre délit — les v-v-verges
Je fus presque malade ce soir-là de cet accueil auquel je nétais pas habitué : limpression était dautant plus douloureuse que jentrais dans cet enfer ! Mais jai déjà raconté tout cela.
Jai déjà dit que nous navions aucune immunité, aucun allégement dans notre travail quand les autres forçats étaient présents ; on essaya pourtant de nous venir en aide en nous envoyant pendant trois mois, B—ski et moi, à la chancellerie des ingénieurs en qualité de copistes, mais en secret ; tous ceux qui devaient le savoir le savaient, mais faisaient semblant de ne rien voir. Cétaient les chefs ingénieurs qui nous avaient valu cette bonne aubaine, pendant le peu de temps que le lieutenant-colonel G—kof fut notre commandant. Ce chef (qui ne resta pas plus de six mois, car il repartit bientôt pour la Russie) nous sembla un bienfaiteur envoyé par le ciel et fit une profonde impression sur tous les forçats. Ils ne laimaient pas, ils ladoraient, si lon peut employer ce mot. Je ne sais trop ce quil avait fait, mais il avait conquis leur affection du premier coup. « Cest un vrai père ! » disaient à chaque instant les déportés pendant tout le temps quil dirigea les travaux du génie. Cétait un joyeux viveur. De petite taille, avec un regard hardi et sûr de lui-même, il était aimable et gracieux avec tous les forçats, quil aimait paternellement. Pourquoi les aimait-il ? Je ne saurais trop le dire, mais il ne pouvait voir un détenu sans lui adresser un mot affable, sans rire et plaisanter avec lui. Il ny avait rien dautoritaire dans ses plaisanteries, rien qui sentit le maître, le chef. Cétait leur camarade, leur égal. Malgré cette condescendance, je ne me souviens pas que les forçats se soient jamais permis dêtre irrespectueux ou familiers. Au contraire. Seulement la figure du détenu séclairait subitement quand il rencontrait le commandant ; il souriait largement, le bonnet à la main, rien que de le voir approcher. Si le commandant lui adressait la parole, cétait un grand honneur. — Il y a de ces gens populaires ! — G—kof avait lair crâne, marchait à grands pas, très droit : « un aigle », disaient de lui les forçats. Il ne pouvait pas leur venir en aide, car il dirigeait les travaux du génie, qui sous tous les commandants étaient exécutés dans les formes légales établies une fois pour toutes. Quand par hasard il rencontrait une bande de forçats dont le travail était terminé, il les laissait revenir avant le roulement du tambour. Les détenus laimaient pour la confiance quil leur témoignait, pour son horreur des taquineries et des mesquineries, toujours si irritantes quand on a des rapports avec les chefs. Je suis sûr que sil avait perdu mille roubles en billets, le voleur le plus fieffé de notre prison les lui aurait rendus. Oui, jen suis convaincu. Comme tous les détenus lui furent sympathiques, quand ils apprirent quil était brouillé à mort avec notre major détesté ! Cela arriva un mois après son arrivée : leur joie fut au comble. Le major avait été autrefois son frère darmes ; quand ils se rencontrèrent après une longue séparation, ils menèrent dabord joyeuse vie ensemble, mais bientôt ils cessèrent dêtre intimes. Ils sétaient querellés, et G—kof devint lennemi juré du major. On raconta même quils sétaient battus à coups de poing, et il ny avait pas là de quoi étonner ceux qui connaissaient notre major : il aimait à se battre. Quand les forçats apprirent cette querelle, ils ne se tinrent plus de joie « Cest notre Huit-yeux qui peut sentendre avec le commandant ! celui-là est un aigle, tandis que notre honi... » Ils étaient fort curieux de savoir qui avait eu le dessus dans cette lutte, et lequel des deux avait rossé lautre. Si ce bruit eût été démenti, nos forçats en auraient éprouvé un cruel désappointement. — « Pour sur, cest le commandant qui la éreinté, disaient-ils ; tout petit quil soit, il est audacieux ; lautre se sera fourré sous un lit, tant il aura eu peur. » Mais G—kof repartit bientôt, laissant de vifs regrets dans le bagne. Nos ingénieurs étaient tous de braves gens, on les changea trois ou quatre fois de mon temps. — « Nos aigles ne restent jamais bien longtemps, disaient les détenus, surtout quand ils nous protègent. »
Cest ce G—kof qui nous envoya, B—ski et moi, travailler à sa chancellerie, car il aimait les déportés nobles. Quand il partit, notre condition demeura plus tolérable, car il y avait un ingénieur qui nous témoignait beaucoup de sympathie. Nous copiions des rapports depuis quelque temps, ce qui perfectionnait notre écriture, quand arriva un ordre supérieur qui enjoignait de nous renvoyer à nos travaux antérieurs. On avait déjà eu le temps de nous dénoncer. Au fond, nous nen fûmes pas trop mécontents, car nous étions las de ce travail de copistes. Pendant deux ans entiers, je travaillai sans interruption avec B—ski, presque toujours dans les ateliers. Nous bavardions et parlions de nos espérances, de nos convictions, Celles de lexcellent B—ski étaient étranges, exclusives : il y a des gens très intelligents dont les idées sont parfois trop paradoxales, mais ils ont tant souffert, tant enduré pour elles, ils les ont gardées au prix de tant de sacrifices, que les leur enlever serait impossible et cruel. B—ski souffrait de toute objection et y répondait par des violences. Il avait peut-être raison, plus raison que moi sur certains points, mais nous fûmes obligés de nous séparer, ce dont jéprouvai un grand regret, car nous avions déjà beaucoup didées communes.
Avec les années M—tski devenait de plus en plus triste et sombre. Le désespoir laccablait. Durant les premiers temps de ma réclusion, il était plus communicatif, il laissait mieux voir ce quil pensait. Il achevait sa deuxième année de travaux forcés quand jy arrivai. Tout dabord, il sintéressa fort aux nouvelles que je lui apportai, car il ne savait rien de ce qui se faisait au dehors : il me questionna, mécouta, sémut, mais peu à peu il se concentra de plus en plus, ne laissant rien voir de ce quil pensait. Les charbons ardents se couvrirent de cendre. Et pourtant il saigrissait toujours plus. « Je hais ces brigands », me répétait-il en parlant des forçats que javais déjà appris à connaître ; mes arguments en leur faveur navaient aucune prise sur lui. Il ne comprenait pas ce que je lui disais, il tombait quelquefois daccord avec moi, mais distraitement : le lendemain il me répétait de nouveau « Je hais ces brigands. » (Nous parlions souvent français avec lui ; aussi un surveillant des travaux, le soldat du génie Dranichnikof, nous appelait toujours aides-chirurgiens », Dieu sait pourquoi !) M—tski ne sanimait que quand il parlait de sa mère. « Elle est vieille et infirme — me disait-il — elle maime plus que tout au monde, et je ne sais même pas si elle est vivante. Si elle apprend quon ma fouetté... » — M—tski nétait pas noble, et avait été fouetté avant sa déportation. Quand ce souvenir lui revenait, il grinçait des dents et détournait les yeux. Vers la fin de sa réclusion, il se promenait presque toujours seul. Un jour, à midi, on lappela chez le commandant, qui le reçut le sourire aux lèvres.
— Eh bien ! M—tski, quas-tu rêvé cette nuit ? lui demanda-t-il.
« Quand il me dit cela, je frissonnai, nous raconta plus tard M—tski ; il me sembla quon me perçait le cœur. »
— Jai rêvé que je recevais une lettre de ma mère, répondit-il.
— Mieux que ça, mieux que ça ! répliqua le commandant. Tu es libre. Ta mère a supplié lEmpereur... et sa prière a été exaucée. Tiens, voilà sa lettre, voilà lordre de te mettre en liberté. Tu quitteras la maison de force à linstant même.
Il revint vers nous, pâle et croyant à peine à son bonheur.
Nous le félicitâmes. Il nous serra la main de ses mains froides et tremblantes. Beaucoup de forçats le complimentèrent aussi ; ils étaient heureux de son bonheur.
Il devint colon et sétablit dans notre ville, où peu de temps après on lui donna une place. Il venait souvent à la maison de force et nous communiquait différentes nouvelles, quand il le pouvait. Cétait les nouvelles politiques qui lintéressaient surtout.
Outre les quatre Polonais, condamnés politiques dont jai parlé, il y en avait encore deux tout jeunes, déportés pour un laps de temps très court ; ils étaient peu instruits, mais honnêtes, simples et francs. Un autre, A—tchoukovski, était par trop simple et navait rien de remarquable, tandis que B—m, un homme déjà âgé, nous fit la plus mauvaise impression. Je ne sais pas pourquoi il avait été exilé, bien quil le racontât volontiers : cétait un caractère mesquin, bourgeois, avec les idées et les habitudes grossières dun boutiquier enrichi. Sans la moindre instruction, il ne sintéressait nullement à ce qui ne concernait pas son métier de peintre au gros pinceau ; il faut reconnaître que cétait un peintre remarquable ; nos chefs entendirent bientôt parler de ses talents, et toute la ville employa B—m à décorer les murailles et les plafonds. En deux ans, il décora presque tous les appartements des employés, qui lui payaient grassement son travail ; aussi ne vivait-il pas trop misérablement. On lenvoya travailler avec trois camarades, dont deux apprirent parfaitement son métier ; lun deux, T—jevski, peignait presque aussi bien que lui. Notre major, qui habitait un logement de lÉtat, fit venir B—m et lui ordonna de peindre les murailles et les plafonds. B—m se donna tant de peine que lappartement du général gouverneur semblait peu de chose en comparaison de celui du major. La maison était vieille et décrépite, à un étage, très sale, tandis que lintérieur était décoré comme un palais ; notre major jubilait... Il se frottait les mains et disait à tout le monde quil allait se marier. — « Comment ne pas se marier, quand on a un pareil appartement ? » faisait-il très sérieusement. Il était toujours plus content de B—m et de ceux qui laidaient. Ce travail dura un mois. Pendant tout ce temps, le major changea dopinion à notre sujet et commença même à nous protéger, nous autres condamnés politiques. Un jour, il fit appeler J—ki.
— J—ki, lui dit-il, je tai offensé, je tai fait fouetter sans raison. Je men repens. Comprends-tu ? moi, moi, je me repens
J—ki répondit quil comprenait parfaitement.
— Comprends-tu que moi, moi, ton chef, je taie fait appeler pour te demander pardon ? Imagines-tu cela ? qui es-tu pour moi ? Un ver ! moins quun ver de terre : tu es un forçat, et moi, par la grâce de Dieu, major... Major, comprends-tu cela ?
J—ki répondit quil comprenait aussi cela.
— Eh bien ! je veux me réconcilier avec toi. Mais conçois-tu bien ce que je fais ? conçois-tu toute la grandeur de mon action ? Es-tu capable de la sentir et de lapprécier ?
Imagine-toi : moi, moi, major !... etc.
J—ki me raconta cette scène. Un sentiment humain existait donc dans cette brute toujours ivre, désordonnée et tracassière ! Si lon prend en considération ses idées et son développement intellectuel, on doit convenir que cette action était vraiment généreuse. Livresse perpétuelle dans laquelle il se trouvait y avait peut-être contribué !
Le rêve du major ne se réalisa pas ; il ne se maria pas, quoiquil fut décidé à prendre femme sitôt quon aurait fini de décorer son appartement. Au lieu de se marier, il fut mis en jugement ; on lui enjoignit de donner sa démission. De vieux péchés étaient revenus sur leau : il avait été, je crois, maître de police de notre ville... Ce coup lassomma inopinément. Tous les forçats se réjouirent, quand ils apprirent la grande nouvelle ; ce fut une fête, une solennité. On dit que le major pleurnichait comme une vieille femme et hurlait. Mais que faire ? Il dut donner sa démission, vendre ses deux chevaux gris et tout ce quil possédait ; il tomba dans la misère. Nous le rencontrions quelquefois — plus tard — en habit civil tout râpé avec une casquette à cocarde. Il regardait les forçats dun air mauvais. Mais son auréole et son prestige avaient disparu avec son uniforme de major. Tant quil avait été notre chef, cétait un dieu habillé en civil ; il avait tout perdu, il ressemblait à un laquais.
Pour combien entre luniforme dans limportance de ces gens-là !
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IX
Lévasion
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Peu de temps après que le major eut donné sa démission, on réorganisa notre maison de force de fond en comble. Les travaux forcés y furent abolis et remplacés par un bagne militaire sur le modèle des bagnes de Russie. Par suite, on cessa dy envoyer les déportés de la seconde catégorie, qui devait se composer désormais des seuls détenus militaires, cest-à-dire de gens qui conservaient leurs droits civiques. Cétaient des soldats comme tous les autres, mais qui avaient été fouettés ; ils nétaient détenus que pour des périodes très courtes (six ans au plus) ; une fois leur condamnation purgée, ils rentraient dans leurs bataillons en qualité de simples soldats, comme auparavant. Les récidivistes étaient condamnés à vingt ans de réclusion. Jusqualors nous avions eu dans notre prison une division militaire, mais simplement parce quon ne savait où mettre les soldats. Ce qui était lexception devint la règle. Quant aux forçats civils, privés de tous leurs droits, marqués au fer et rasés, ils devaient rester dans la forteresse pour y finir leur temps ; comme il nen venait plus de nouveaux et que les anciens étaient mis en liberté les uns après les autres, elle ne devait plus contenir un seul forçat au bout de dix ans. La division particulière fut aussi maintenue ; de temps à autre arrivaient encore des criminels militaires dimportance, qui étaient écroués dans notre prison, en attendant quon commençât les travaux pénibles en Sibérie orientale. Notre genre de vie ne fut pas changé. Les travaux, la discipline étaient les mêmes quauparavant ; seule, ladministration avait été renouvelée et compliquée. Un officier supérieur, commandant de compagnie, avait été désigné comme chef de la prison ; il avait sous ses ordres quatre officiers subalternes qui étaient de garde à leur tour. Les invalides furent renvoyés et remplacés par douze sous-officiers et un surveillant darsenal. On divisa les sections de détenus en dizaines, et lon choisit des caporaux parmi eux ; ils navaient, bien entendu, quun pouvoir nominal sur leurs camarades. Comme de juste, Akim Akimytch fut du nombre. Ce nouvel établissement fut confié au commandant, qui resta chef de la prison. Les changements nallèrent pas plus loin. Tout dabord les forçats sagitèrent beaucoup ; ils discutaient, cherchaient à pénétrer leurs nouveaux chefs ; mais quand ils virent quau fond tout était comme auparavant, ils se tranquillisèrent, et notre vie reprit son cours ordinaire. Nous étions au moins délivrés du major ; tout le monde respira et reprit courage. Lépouvante avait disparu ; chacun de nous savait quen cas de besoin, il avait droit de se plaindre à son chef, et quon ne pouvait plus le punir sil avait raison, sauf les cas derreur. On continua à apporter de leau-de-vie comme auparavant, bien quau lieu dinvalides nous eussions maintenant des sous-officiers. Cétaient tous des gens honnêtes et avisés, qui comprenaient leur situation. Il y en eut bien qui voulurent faire les fanfarons et nous traiter comme des soldats, mais ils entrèrent bientôt dans le courant général. Ceux qui mirent par trop de temps à comprendre les habitudes de notre prison furent instruits par nos forçats eux-mêmes. Il y eut quelques histoires assez vives. On tentait un sous-officier avec de leau-de-vie, on lenivrait, puis, quand il était dégrisé, on lui expliquait, de façon quil comprit bien, que comme il avait bu avec les détenus, par conséquent... Les sous-officiers finirent par fermer les yeux sur le commerce de leau-de-vie. Ils allaient au marché comme les invalides et apportaient aux détenus du pain blanc, de la viande, enfin tout ce qui pouvait être introduit sans risque ; aussi ne puis-je pas comprendre pourquoi tout avait été changé et pourquoi la maison de force était devenue une prison militaire. Cela arriva deux ans avant ma sortie. Je devais vivre encore deux ans sous ce régime...
Dois-je décrire dans ces mémoires tout le temps que jai passé au bagne ? Non. Si je racontais par ordre tout ce que jai vu, je pourrais doubler et tripler le nombre des chapitres, mais une semblable description serait par trop monotone. Tout ce que je raconterais rentrerait forcément dans les chapitres précédents, et le lecteur sest déjà fait en les parcourant une idée de la vie des forçats de la seconde catégorie. Jai voulu représenter notre maison de force et ma vie dune façon exacte et saisissante, je ne sais trop si jai atteint mon but. Je ne puis juger moi-même mon travail. Je crois pourtant que je puis le terminer ici. A remuer ces vieux souvenirs, la vieille souffrance remonte et métouffe. Je ne puis dailleurs me souvenir de tout ce que jai vu, car les dernières années se sont effacées de ma mémoire ; je suis sûr que jai oublié beaucoup de choses. Ce dont je me rappelle, par exemple, cest que ces années se sont écoulées lentement, tristement, que les journées étaient longues, ennuyeuses, et tombaient goutte à goutte. Je me rappelle aussi un ardent désir de ressusciter, de renaître dans une vie nouvelle qui me donnât la force de résister, dattendre et despérer. Je mendurcis enfin : jattendis : je comptais chaque jour ; quand même il men restait mille à passer à la maison de force, jétais heureux le lendemain de pouvoir me dire que je nen avais plus que neuf cent quatre-vingt-dix-neuf, et non plus mille. Je me souviens encore quentouré de centaines de camarades, jétais dans une effroyable solitude, et que jen vins à aimer cette solitude. Isolé au milieu de la foule des forçats, je repassais ma vie antérieure, je lanalysais dans les moindres détails, jy réfléchissais et je me jugeais impitoyablement ; quelquefois même je remerciais la destinée qui mavait octroyé cette solitude, sans laquelle je naurai pu ni me juger ni me replonger dans ma vie passée. Quelles espérances germaient alors dans mon cœur ! Je pensais, je décidais, je me jurais de ne plus commettre les fautes que javais commises, et déviter les chutes qui mavaient brisé. Je me fis le programme de mon avenir, en me promettant dy rester fidèle. Je croyais aveuglément que jaccomplirais, que je pouvais accomplir tout ce que je voulais... Jattendais, jappelais avec transport ma liberté... Je voulais essayer de nouveau mes forces dans une nouvelle lutte. Parfois une impatience fiévreuse métreignait... Je souffre rien quà réveiller ces souvenirs. Bien entendu, cela nintéresse que moi... Jécris ceci parce que je pense que chacun me comprendra, parce que chacun sentira de même, qui aura le malheur dêtre condamné et emprisonné, dans la fleur de lâge, en pleine possession de ses forces.
Mais à quoi bon !... je préfère terminer mes mémoires par un récit quelconque, afin de ne pas les finir trop brusquement.
Jy pense ; quelquun demandera peut-être sil est impossible de senfuir de la maison de force, et si, pendant tout le temps que jy ai passé, il ny eut pas de tentative dévasion. Jai déjà dit quun détenu qui a subi deux ou trois ans commence à tenir compte de ce chiffre, et calcule quil vaut mieux finir son temps sans encombre, sans danger, et devenir colon après sa mise en liberté. Mais ceux qui calculent ainsi sont les forçats condamnés pour un temps relativement court : ceux dont la condamnation est longue sont toujours prêts à risquer... Pourtant les tentatives dévasion étaient rares. Fallait-il attribuer cela à la lâcheté des forçats, à la sévérité de la discipline militaire, ou bien à la situation de notre ville qui ne favorisait guère les évasions (car elle était en pleine steppe découverte) ? Je nen sais rien. Je crois que tous ces motifs avaient leur influence... Il était difficile de sévader de notre prison : de mon temps, deux forçats lessayèrent : cétaient des criminels dimportance.
Quand notre major eut donné sa démission, A—v (lespion du bagne) resta seul et sans protection. Jeune encore, son caractère prenait de la fermeté avec lâge : il était effronté, résolu et très intelligent. Si on lavait mis en liberté, il eût certainement continué à espionner et à battre monnaie par tous les moyens possibles, si honteux quils fussent, mais il ne se serait plus laissé reprendre ; il avait gagné de lexpérience au bagne. Il sexerçait à fabriquer de faux passeports. Je ne laffirme pourtant pas, car je tiens ce fait dautres forçats. Je crois quil était prêt à tout risquer dans lunique espérance de changer son sort. Jeus loccasion de pénétrer dans son âme et den voir toute la laideur : son froid cynisme était révoltant et excitait en moi un dégoût invincible. Je crois que sil avait eu envie de boire de leau-de-vie, et que le seul moyen den obtenir eût été dassassiner quelquun, il naurait pas hésité un instant, à condition toutefois que son crime restât secret. Il avait appris à tout calculer dans notre maison de force. Cest sur lui que le Koulikof de la « section particulière » arrêta son choix.
Jai déjà parlé de Koulikof. Il nétait plus jeune, mais plein dardeur, de vie et de vigueur, et possédait des facultés extraordinaires. Il se sentait fort, et voulait vivre encore : ces gens-là veulent vivre quand même la vieillesse a déjà fait deux sa proie. Jeusse été bien surpris si Koulikof navait pas tenté de sévader. Mais il était déjà décidé. Lequel des deux avait le plus dinfluence sur lautre, Koulikof ou A—f, je nen sais rien ; ils se valaient, et se convenaient de tout point ; aussi se lièrent-ils bientôt. Je crois que Koulikof comptait sur A—f pour lui fabriquer un passeport ; dailleurs ce dernier était un noble, il appartenait à la bonne société — cela promettait dheureuses chances, sils parvenaient à regagner la Russie. Dieu sait comme ils sentendirent et quelles étaient leurs espérances ; en tout cas, elles devaient sortir de la routine des vagabonds sibériens. Koulikof était un comédien qui pouvait remplir divers rôles dans la vie, il avait droit despérer beaucoup de ses talents. La maison de force étrangle et étouffe de pareils hommes. Ils complotèrent donc leur évasion.
Mais il était impossible de fuir sans un soldat descorte, il fallait gagner ce soldat. Dans lun des bataillons casernes à la forteresse se trouvait un Polonais dun certain âge, homme énergique et digne dun meilleur sort, sérieux, courageux. Quand il était arrivé en Sibérie, tout jeune, il avait déserté, car le mal du pays le minait. Il fut repris et fouetté ; pendant deux ans, il fit partie des compagnies de discipline. Rentré dans son bataillon, il sétait mis avec zèle au service ; on len avait récompensé en lui donnant le grade de caporal. Il avait de lamour-propre, et parlait du ton dun homme qui se tient en haute estime.
Je le remarquai quelquefois parmi les soldats qui nous surveillaient, car les Polonais mavaient parlé de lui. Je crus voir que le mal du pays sétait changé en une haine sourde, irréconciliable. Il naurait reculé devant rien, et Koulikof eut du flair en le choisissant comme complice de son évasion. Ce caporal sappelait Kohler. Il se concerta avec Koulikof, et ils fixèrent le jour. On était au mois de juin, pendant les grandes chaleurs. Le climat de notre ville était assez égal, surtout lété, ce qui est très favorable aux vagabonds. Il ne fallait pas penser à senfuir directement de la forteresse, car la ville est située sur une colline, dans un lieu découvert, les forêts qui lentourent sont à une assez grande distance. Un déguisement était indispensable, et pour se le procurer il fallait gagner le faubourg, où Koulikof sétait ménagé un repaire depuis longtemps. Je ne sais si ses bonnes connaissances du faubourg étaient dans le secret. Il faut croire que oui, quoique ce point soit resté incertain. Cette année-là, une jeune demoiselle de conduite légère, dextérieur très agréable, nommée Vanika-Tanika, venait de sétablir dans un coin du faubourg ; elle donnait déjà de grandes espérances, quelle devait entièrement justifier par la suite. On lappelait aussi « feu et flamme » ; je crois quelle était dintelligence avec les fugitifs, car Koulikof avait fait des folies pour elle pendant toute une année. Quand on forma les détachements, le matin, nos gaillards sarrangèrent pour se faire envoyer avec le forçat Chilkine — poêlier-plâtrier de son métier — recrépir des casernes vides que les soldats du camp avaient abandonnées. A—f et Koulikof devaient laider à transporter les matériaux nécessaires. Kohler se fit admettre dans lescorte ; comme pour trois détenus le règlement exigeait deux soldats descorte, on lui confia une jeune recrue, auquel il devait apprendre le service en sa qualité de caporal. Il fallait que nos fuyards eussent une bien grande influence sur Kohler pour quil se décidât à les suivre, lui, un homme sérieux, intelligent et calculateur, qui navait plus que quelques années à passer sous les drapeaux.
Ils arrivèrent aux casernes vers six heures du matin. Ils étaient complètement seuls. Après avoir travaillé une heure environ, Koulikof et A—f dirent à Chilkine quils allaient à latelier voir quelquun et prendre un outil dont ils avaient besoin. Ils durent user de ruse avec Chilkine et lui conter cela du ton le plus naturel. Cétait un Moscovite, poêlier de son métier, rusé, pénétrant, peu causeur, daspect débile et décharné. Cet homme qui aurait du passer sa vie en gilet et en cafetan, dans quelque boutique de Moscou, se trouvait dans la « section particulière », au nombre des plus redoutables criminels militaires, après de longues pérégrinations ; ainsi lavait voulu sa destinée. Quavait-il fait pour mériter un châtiment si dur ? je nen sais rien ; il ne manifestait jamais la moindre aigreur et vivait paisiblement ; de temps à autre, il senivrait comme un savetier ; à part cela, sa conduite était excellente. On ne lavait pas mis dans le secret comme de juste, et il fallait le dérouter. Koulikof lui dit en clignant de lœil quils allaient chercher de leau-de-vie, cachée dans latelier depuis la veille, ce qui intéressa fort Chilkine ; il ne se douta de rien et resta seul avec la jeune recrue, pendant que Koulikof, A—f et Kohler se rendaient au faubourg.
Une demi-heure se passa ; les absents ne revenaient pas. Chilkine se mit à réfléchir : un éclair lui traversa lesprit. Il se rappela que Koulikof paraissait avoir quelque chose dextraordinaire, quil chuchotait avec A—f en clignant de lœil ; il lavait vu ; maintenant il se souvenait de tout. Kohler avait également frappé son attention ; en partant avec les deux forçats, le caporal avait expliqué à la recrue ce quelle devait faire pendant son absence, ce qui nétait pas dans ses habitudes. Plus Chilkine scrutait ses souvenirs, plus ses soupçons augmentaient. Le temps sécoulait, les forçats ne revenaient pas ; son inquiétude était extrême, car il comprenait que ladministration le soupçonnerait de connivence avec les fugitifs il risquait sa peau par conséquent. On pouvait croire quil était leur complice, et quil les avait laissés partir, connaissant leur intention ; sil tardait à dénoncer leur disparition, ces soupçons prendraient encore plus de consistance. Il navait pas de temps à perdre. Il se rappela alors que Koulikof et A—f étaient devenus intimes depuis quelque temps, quils complotaient souvent derrière les casernes, à lécart. Il se souvint encore que cette idée lui était déjà venue, quils se concertaient... Il regarda son soldat descorte ; celui-ci bâillait, accoudé sur son fusil, et se grattait le nez le plus innocemment du monde ; aussi Chilkine ne jugea-t-il pas nécessaire de lui communiquer ses pensées : il lui dit tout simplement de venir avec lui à latelier du génie. Il voulait demander là si on navait pas aperçu ses camarades ; mais personne ne les avait vus. Les soupçons de Chilkine se confirmaient. — Sils avaient été simplement senivrer ou bambocher au faubourg, comme Koulikof le faisait souvent.., mais cela était impossible, pensait Chilkine. Ils le lui auraient dit, car à quoi bon lui cacher cela ? Chilkine quitta son travail, et sans même retourner à la caserne où il travaillait, il sen fut tout droit à la maison de force.
Il était près de neuf heures quand il arriva chez le sergent-major, auquel il communiqua ses soupçons. Celui-ci eut peur, et tout dabord ne voulut pas le croire, Chilkine ne lui avait communiqué son idée que sous forme de soupçon. Le sergent-major courut chez le major, qui courut à son tour chez le commandant. Au bout dun quart dheure, toutes les mesures nécessaires étaient prises. On fit un rapport au général gouverneur. Comme les forçats étaient dimportance, on pouvait recevoir une réprimande sévère de Pétersbourg. A—f était classé parmi les condamnés politiques, à tort ou à raison ; Koulikof était forçat de la « section particulière », cest-à-dire archicriminel, et de plus, ancien militaire. On se rappela alors quaux termes du règlement, chaque forçat de la division particulière devait avoir deux soldats descorte quand il allait au travail ; or cette règle navait pas été observée, ce qui pouvait faire du tort à tout le monde. On envoya aussitôt des exprès dans tous les chefs-lieux de bailliage, dans toutes les petites villes environnantes, pour avertir les autorités de lévasion de deux forçats et donner leur signalement. On expédia des Cosaques à leur recherche ; on écrivit dans tous les arrondissements, dans les gouvernements voisins... Enfin, on eut une peur horrible.
Lagitation nétait pas moindre dans notre maison de force ; à mesure que les détenus revenaient du travail, ils apprenaient la grande nouvelle, qui courait de bouche en bouche ; chacun laccueillait avec une joie cachée et profonde. Le cœur des forçats bondissait démotion... Outre que cela rompait la monotonie de la maison de force et les divertissait, cétait une évasion, une évasion qui trouvait un écho sympathique dans toutes les âmes et faisait vibrer des cordes depuis longtemps assoupies ; une sorte despérance, daudace, remuait tous ces cœurs, en leur faisant croire à la possibilité de changer leur sort, « Eh bien ! ils se sont enfuis tout de même ! Pourquoi donc nous, ne... » Et chacun, à cette pensée, se redressait et regardait ses camarades dun air provocateur. Tous les forçats prirent un air hautain et dévisagèrent les sous-officiers du haut de leur grandeur. Comme on peut penser, nos chefs accoururent. Le commandant lui-même arriva. Les nôtres regardaient tout le monde avec hardiesse, avec une nuance de mépris et de gravité sévère : « Hein ? nous savons nous tirer daffaire, quand nous le voulons ? » Tout le monde sattendait à une visite générale des chefs ; on savait davance quon procéderait à une enquête et quon ferait des perquisitions ; aussi avait-on tout caché, car on nignorait pas que notre administration avait de lesprit après coup. Ces prévisions furent justifiées : il y eut un grand remue-ménage ; on mit tout sens dessus dessous, on fouilla partout — et comme de juste, on ne trouva rien.
Quand vint lheure des travaux de laprès-dînée, on nous y conduisit sous double escorte. Le soir, les officiers et sous-officiers de garde venaient à chaque instant nous surprendre on nous compta une fois de plus quà lordinaire ; on se trompa aussi deux fois de plus quà lordinaire, ce qui causa un nouveau désordre ; on nous chassa dans la cour, pour nous recompter de nouveau. Puis, une fois encore, on nous vérifia dans les casernes.
Les forçats ne sinquiétaient guère de ce remue-ménage. Ils se donnaient des airs indépendants, et comme toujours en pareil cas, ils se conduisirent très convenablement toute la soirée. « On ne pourra pas nous chercher chicane du moins. » Ladministration se demandait sil ny avait pas parmi nous des complices des évadés, elle ordonna de nous surveiller et despionner nos conversations, mais sans résultat. — « Pas si bête que de laisser derrière soi des complices ! » — « On cache son jeu quand on tente un pareil coup ! » « Koulikof et A—f sont des gaillards assez rusés pour avoir su cacher leur piste. Ils ont fait ça en vrais maîtres, sans que personne sen doute. Ils se sont évaporés, les coquins ; ils passeraient à travers des portes fermées ! » En un mot, la gloire de Koulikof et de A—f avait grandi de cent coudées. Tous étaient fiers deux. On sentait que leur exploit serait transmis à la plus lointaine postérité, quil survivrait à la maison de force.
— De crânes gaillards ! disaient les uns.
— Eh bien ! on croyait quon ne pouvait pas senfuir... ils se sont pourtant évadés ! ajoutaient les autres.
— Oui ! faisait un troisième en regardant ses camarades avec condescendance. — Mais qui sest évadé ?... Êtes-vous seulement dignes de dénouer les cordons de leurs souliers ?
En toute autre occasion, le forçat interpellé de cette façon aurait répondu au défi et défendu son honneur, mais il garda un silence modeste. « Cest vrai ! tout le monde nest pas Koulikof et A—f ; il faut faire ses preuves dabord... »
— Au fond, camarades, pourquoi restons-nous ici ? interrompit brusquement un détenu, assis auprès de la fenêtre de la cuisine ; sa voix était traînante, mais secrètement satisfaite, il se frottait la joue de la paume de la main. — Que faisons-nous ici ? Nous vivons sans vivre, nous sommes morts sans mourir. Eeeh !
— Parbleu, on ne quitte pas la maison de force comme une vieille botte... Elle vous tient aux jambes. Quas-tu à soupirer ?
— Mais, tiens, Koulikof, par exemple... commença un des plus ardents, un jeune blanc-bec.
— Koulikof ? riposta un autre, en regardant de travers le blanc-bec ; — Koulikof !... Les Koulikof, on ne les fait pas à la douzaine !
— Et A—f ! camarades, quel gaillard !
— Eh ! eh ! il roulera Koulikof quand et tant quil voudra. Cest un fin matois.
— Sont-ils loin ? voilà ce que jaimerais savoir...
Et les conversations sengageaient : — Sont-ils déjà à une grande distance de la ville ? de quel côté se sont-ils enfuis ? de quel côté ont-ils plus de chance ? quel est le canton le plus proche ? Comme il y avait des forçats qui connaissaient les environs, on les écouta avec curiosité.
Quand on vint à parler des habitants des villages voisins, on décida quils ne valaient pas le diable. Près de la ville, cétaient tous des gens qui savaient ce quils avaient à faire ; pour rien au monde, ils naideraient les fugitifs ; au contraire, ils les traqueraient pour les livrer.
— Si vous saviez quels méchants paysans ! Oh ! quelles vilaines bêtes !
— Des paysans de rien.
— Le Sibérien est mauvais comme tout. Il vous tue un homme pour rien.
— Oh ! les nôtres...
— Bien entendu, cest à savoir qui sera le plus fort. Les nôtres ne craignent rien.
— En tout cas, si nous ne crevons pas, nous entendrons parler deux.
— Crois-tu par hasard quon les pincera ?
— Je suis sûr quon ne les attrapera jamais ! riposte un des plus excités, en donnant un grand coup de poing sur la table.
— Hum ! cest suivant comme ça tournera.
— Eh bien ! camarades, dit Skouratof— si je mévadais, de ma vie on ne me pincerait !
— Toi ?
Et tout le monde part dun éclat de rire ; dautres font semblant de ne pas même vouloir lécouter. Mais Skouratof est en train.
— De ma vie on ne me pincerait — fait-il avec énergie. Camarades, je me le dis souvent, et ça métonne même. Je passerais par un trou de serrure plutôt que de me laisser pincer.
— Naie pas peur, quand la faim te talonnerait, tu irais bel et bien demander du pain à un paysan !
Nouveaux éclats de rire.
— Du pain ? menteur !
— Quas-tu donc à blaguer ? Vous avez tué, ton oncle Vacia et toi, la mort bovine , cest pour ça quon vous a déportés.
Les rires redoublèrent. Les forçats sérieux avaient lair indignés.
— Menteur ! cria Skouratof — cest Mikitka qui vous a raconté cela ; il ne sagissait pas de moi, mais de loncle Vacia, et vous mavez confondu avec lui. Je suis Moscovite, et vagabond dès ma plus tendre enfance. Tenez, quand le chantre mapprenait à lire la liturgie, il me pinçait loreille en me disant : Répète « Aie pitié de moi, Seigneur, par ta grande bonté », etc. Et je répétais avec lui : « On ma emmené à la police par ta grande bonté », etc. Voilà ce que jai fait depuis ma plus tendre enfance.
Tous éclatèrent de rire. Cest tout ce que Kouratof désirait, il fallait quil fît le bouffon. On en revint bientôt aux conversations sérieuses, surtout les vieillards et les connaisseurs en évasions. Les autres forçats plus jeunes, ou plus calmes de caractère, écoutaient tout réjouis, la tête tendue ; une grande foule sétait rassemblée à la cuisine. Il ny avait naturellement pas de sous-officiers, sans quoi lon naurait point parlé devant eux à cœur ouvert. Parmi les plus joyeux je remarquai un Tartare de petite taille, aux pommettes saillantes, et dont la figure était très comique. Il sappelait Mametka, ne parlait presque pas le russe et ne comprenait guère ce que les autres disaient, mais il allongeait tout de même la tête dans la foule, et écoutait, écoutait avec béatitude.
— Eh bien ! Mametka, iakchi.
— Iakchi, oukh iakchi ! marmottait Mametka, en secouant sa tête grotesque. — Iakchi.
— On ne les attrapera pas ? Iok.
— Iok ! iok ! Et Mametka branlait et hochait la tête, en brandissant les bras.
— Tu as donc menti, et moi je nai pas compris, hein ?
— Cest ça, cest ça, iakchi ! répondait Mametka.
— Allons, bon, iakch, aussi.
Skouratof lui donna une chiquenaude qui lui enfonça son bonnet jusque sur les yeux, et sortit de très bonne humeur, laissant Mametka abasourdi.
Pendant une semaine entière, la discipline fut extrêmement sévère dans la maison de force ; on se livrait à des battues minutieuses dans les environs. Je ne sais comment cela se faisait, mais les détenus étaient toujours au courant des dispositions que prenait ladministration pour retrouver les fugitifs. Les premiers jours, les nouvelles leur étaient très favorables : ils avaient disparu sans laisser de traces. Nos forçats ne faisaient que se moquer des chefs, et navaient plus aucune inquiétude sur le sort de leurs camarades. « On ne trouvera rien, vous verrez quon ne les pincera pas », disaient-ils avec satisfaction.
On savait que tous les paysans des environs étaient sur pied et quils surveillaient les endroits suspects, comme les forêts et les ravins.
— Des bêtises ! ricanaient les nôtres, pour sûr ils sont cachés chez un homme à eux.
— Pour sûr ! — ce sont des gaillards qui ne se hasardent pas sans avoir tout préparé à lavance.
Les suppositions allèrent plus loin ; on disait quils étaient peut-être encore cachés dans le faubourg, dans une cave, en attendant que la panique eût cessé et que leurs cheveux eussent repoussé. Ils y resteraient peut-être six mois, et alors ils sen iraient tout tranquillement plus loin...
Bref, tous les détenus étaient dhumeur romanesque et fantastique. Tout à coup, huit jours après lévasion, le bruit se répandit quon avait trouvé la piste. Ce bruit fut naturellement démenti avec mépris, mais vers le soir il prit de la consistance. Les forçats sémurent. Le lendemain matin, on disait déjà en ville quon avait arrêté les fugitifs et quon les ramenait. Après le dîner, on eut de nouveaux détails : ils avaient été arrêtés à soixante-dix verstes de la ville, dans un hameau. Enfin on reçut une nouvelle authentique. Le sergent-major, qui revenait de chez le major, assura quils seraient amenés au corps de garde le soir même. Ils étaient pris, il ny avait plus à en douter. Il est difficile de rendre limpression que fit cette annonce sur les forçats ; ils sexaspérèrent tout dabord, puis se découragèrent. Bientôt je remarquai chez eux une tendance à la moquerie. Ils bafouèrent, non plus ladministration, mais les fugitifs maladroits. Ce fut dabord le petit nombre, puis tous firent chorus, sauf quelques forçats graves et indépendants, que des moqueries ne pouvaient émouvoir. Ceux-là regardèrent avec mépris les masses étourdies et gardèrent le silence.
Autant on avait glorifié auparavant Koulikof et A—f, autant on les dénigra ensuite. On les dénigrait même avec plaisir, comme sils avaient offensé leurs camarades en se laissant prendre. On disait avec dédain quils avaient eu probablement très faim, et que ne pouvant supporter leurs souffrances, ils étaient venus dans un hameau demander du pain aux paysans, ce qui est le dernier abaissement pour un vagabond. Ces récits étaient faux, car on avait suivi les fugitifs à la piste ; quand ils étaient entrés sous bois, on avait fait cerner la forêt dans laquelle ils se trouvaient. Voyant quil ny avait plus moyen de se sauver, ils se rendirent. Ils navaient rien dautre à faire.
On les amena le soir, pieds et poings liés, escortés de gendarmes ; tous les forçats se jetèrent sur la palissade pour voir ce quon leur ferait. Ils ne virent que les équipages du major et du commandant qui attendaient devant le corps de garde. On mit les évadés au secret, après les avoir referrés ; le lendemain ils passèrent en jugement. Les moqueries et le mépris des détenus pour leurs camarades cessèrent deux-mêmes, quand on sut les détails on apprit alors quils avaient été obligés de se rendre, parce quils étaient cernés de tous côtés ; tout le monde sintéressa cordialement au cours de laffaire.
— On leur en donnera au moins un millier.
— Oh ! oh ! ils les fouetteront à mort. A—f peut-être ne recevra que mille baguettes, mais lautre, on le tuera pour sûr, parce que, vois-tu, il est de la section particulière.
Les forçats se trompaient. A—f fut condamné à cinq cents coups de baguettes ; sa conduite antérieure lui valut les circonstances atténuantes, et puis, cétait son premier délit. Koulikof reçut, je crois, mille cinq cents coups. Comme on voit, la punition fut assez bénigne. En gens de bon sens, ils nimpliquèrent personne dans leur affaire et déclarèrent nettement quils sétaient enfuis de la forteresse sans entrer nulle part. Javais surtout pitié de Koulikof : il avait perdu sa dernière espérance, sans compter les deux mille verges quil reçut. On lenvoya plus tard dans une autre maison de force. A—f fut à peine châtié ; on lépargna, grâce aux médecins. Mais une fois à lhôpital, il fit le fanfaron et déclara que maintenant il ne reculerait devant rien et ferait encore parler de lui. Koulikof resta le même homme, convenable et posé ; une fois de retour à la maison de force, après son châtiment, il eut lair de ne lavoir jamais quittée. Mais les forçats ne le regardaient plus du même œil bien quil neût pas changé, ils avaient cessé de lestimer dans leur for intérieur, ils le traitèrent désormais de pair à compagnon.
Depuis cette tentative dévasion, létoile de Koulikof pâlit sensiblement. Le succès signifie tout dans ce monde...
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X
La délivrance
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Cette tentative eut lieu pendant ma dernière année de travaux forcés. Je me souviens aussi bien de cette dernière période que de la première, mais à quoi bon accumuler les détails ? Malgré mon impatience de finir mon temps, cette année fut la moins pénible de ma déportation. Javais beaucoup damis et de connaissances parmi les forçats, qui avaient décidé que jétais un brave homme. Beaucoup dentre eux métaient dévoués et maimaient sincèrement. Le pionnier avait envie de pleurer lorsquil nous accompagna, mon compagnon et moi, hors de la maison de force ; et quand nous fûmes définitivement en liberté, il vint presque tous les jours nous voir dans un logement de lÉtat qui nous avait été assigné, pendant le mois que nous passâmes en ville. Il y avait pourtant des physionomies dures et rébarbatives, que je navais pu gagner. Dieu sait pourquoi ! Nous étions pour ainsi dire séparés par une barrière.
Jeus plus dimmunités pendant cette dernière année. Je retrouvai parmi les fonctionnaires militaires de notre ville des connaissances et même danciens camarades décole avec lesquels je renouai des relations. Grâce à eux, je pouvais recevoir de largent, écrire à ma famille et même posséder des livres. Depuis plusieurs années, je navais pas eu un seul livre ; aussi est-il difficile de se rendre compte de limpression étrange et de lémotion quexcita en moi le premier volume que je pus lire à la maison de force. Je commençai à le dévorer le soir, quand on ferma les portes, et je lus toute la nuit, jusquà laube. Ce numéro de Revue me parut être un messager de lautre monde : ma vie antérieure se dessinait avec relief et netteté devant mes yeux : je tâchai de deviner si jétais resté bien en arrière, sils avaient beaucoup vécu là-bas sans moi ; je me demandais ce qui les agitait, quelles questions les occupaient. Je mattachais anxieusement aux mots, je lisais entre les lignes, je mefforçais de trouver le sens mystérieux, les allusions au passé qui métait connu ; je recherchais les traces de ce qui causait de lémotion dans mon temps ; comme je fus triste quand je dus mavouer que jétais étranger à la vie nouvelle, que jétais maintenant un membre rejeté de la société ! Jétais en retard ; il me fallait faire connaissance avec la nouvelle génération. Je me jetai sur un article, au bas duquel je trouvai le nom dun homme qui métait cher... Mais les autres noms métaient inconnus pour la plupart ; de nouveaux travailleurs étaient entrés en scène ; je me hâtais de faire connaissance avec eux, je me désespérais davoir si peu de livres sous la main et tant de difficulté à me les procurer. Auparavant, du temps de notre ancien major, on risquait beaucoup à apporter des livres à la maison de force. Si lon en trouvait un lors des perquisitions, cétait toute une histoire ; on vous demandait doù vous le teniez. — « Tu as sans doute des complices ? » Et quaurais-je répondu ? Aussi avais-je vécu sans livres, renfermé en moi-même, me posant des questions, que jessayais de résoudre, et dont la solution me tourmentait souvent... Mais je ne pourrai jamais exprimer tout cela...
Comme jétais arrivé en hiver, je devais être libéré en hiver, le jour anniversaire de celui où jétais entré. Avec quelle impatience jattendais ce bienheureux hiver ! avec quelle satisfaction je voyais lété finir, les feuilles jaunir sur les arbres, et lherbe se dessécher dans la steppe ! Lété est passé... le vent dautomne hurle et gémit, la première neige tombe en tournoyant... Cet hiver, si longtemps attendu, est enfin arrivé ! Mon cœur bat sourdement et précipitamment dans le pressentiment de la liberté. Chose étrange ! plus le temps passait, plus le terme sapprochait, plus je devenais calme et patient. Je métonnais moi-même et je maccusais de froideur, dindifférence. Beaucoup de forçats, que je rencontrais dans la cour quand les travaux étaient finis, sentretenaient avec moi et me félicitaient.
— Allons, petit père Alexandre Pétrovitch ! Vous allez bientôt être mis en liberté ! Vous nous laisserez seuls, comme de pauvres diables.
— Eh bien ! Martynof, avez-vous encore longtemps à attendre ? lui demandai-je.
— Moi ? eh ! eh ! Sept ans à trimer !...
Il soupire, sarrête et regarde au loin dun air distrait, comme sil regardait dans lavenir... Oui, beaucoup de mes camarades me félicitaient sincèrement et cordialement. Il me sembla même quon avait plus daffabilité pour moi, je ne leur appartenais déjà plus, je nétais plus leur pareil ; aussi me disaient-ils adieu. K—tchinski, jeune noble polonais, de caractère doux et paisible, aimait à se promener comme moi dans la cour de la prison. Il espérait conserver sa santé en prenant de lexercice et en respirant lair frais, pour compenser le mal que lui faisaient les nuits étouffantes des casernes. « Jattends avec impatience votre mise en liberté, me dit-il un jour en souriant, comme nous nous promenions. Quand vous quitterez le bagne, je saurai alors quil me reste juste une année de travaux forcés. »
Je dirai ici en passant que, grâce à la perpétuelle idéalisation, la liberté nous semblait plus libre que la liberté telle quelle est en réalité. Les forçats exagéraient lidée de la liberté ; cela est commun à tous les prisonniers. Lordonnance déguenillée dun officier nous semblait être une espèce de roi, lidéal de lhomme libre, relativement aux forçats ; il navait pas de fers, il navait pas la tête rasée, et allait où il voulait, sans escorte.
La veille de ma libération, au crépuscule, je fis pour la dernière fois le tour de notre maison de force. Que de milliers de fois javais tourné autour de cette palissade pendant ces dix ans ! Javais erré là derrière les casernes pendant toute la première année, solitaire et désespéré. Je me souviens comme je comptais les jours que jy devais passer. Il y en avait plusieurs milliers. Dieu ! comme il y a longtemps de cela ! Dans ce coin avait végété notre aigle prisonnier ; je rencontrais souvent Pétrof à cet endroit. Maintenant il ne me quittait plus ; il accourait auprès de moi, et comme sil devinait mes pensées, il se promenait silencieusement à mes côtés et sétonnait à part lui, Dieu sait de quoi. Je disais adieu mentalement aux noires poutres équarries de nos casernes. Combien de jeunesse, de forces inutiles étaient enterrées et perdues dans ces murailles, sans profit pour personne ! Il faut bien le dire : tous ces gens-là étaient peut-être les mieux doués, les plus forts de notre peuple. Mais ces forces puissantes étaient perdues sans retour. À qui la faute ?
Oui, à qui la faute ?
Le lendemain de cette soirée, de bon matin, avant quon se mit en rang pour aller au travail, je parcourus toutes les casernes, pour dire adieu aux forçats. Bien des mains calleuses et solides se tendirent vers moi avec bienveillance. Quelques-uns me donnaient des poignées de main en camarades, mais cétait le petit nombre. Les autres comprenaient parfaitement que jétais devenu un tout autre homme, que je nétais plus un des leurs. Ils savaient que javais des connaissances en ville, que je men irais tout de suite chez des messieurs, que je massiérais à leur table, que je serais leur égal. Ils comprenaient cela, et bien que leur poignée de main fût affable et cordiale, ce nétait plus celle dun égal ; jétais devenu pour eux un monsieur. Dautres me tournaient durement le dos et ne répondaient pas à mes adieux. Quelques-uns même me regardaient avec haine.
Le tambour battit, et tous les forçats se rendirent aux travaux. Je restai seul. Souchilof sétait levé avant tout le monde, et se trémoussait afin de me préparer une dernière fois mon thé. Pauvre Souchilof ! il pleura quand je lui donnai mes vêtements, mes chemises, mes courroies pour les fers et quelque peu dargent. — « Ce nest pas cela... ce nest pas cela... disait-il, en mordant ses lèvres tremblantes. — Cest vous que je perds, Alexandre Pétrovitch ! que ferai-je maintenant sans vous ?... » Je dis adieu aussi à Akim Akimytch.
— Votre tour de partir arrivera bientôt ! lui dis-je.
— Je dois rester ici longtemps, très longtemps encore, murmura-t-il en me serrant la main. Je me jetai à son cou, et nous nous embrassâmes.
Dix minutes après la sortie des forçats, nous quittâmes le bagne, mon camarade et moi — pour ny jamais revenir. Nous allâmes à la forge où lon devait briser nos fers. Nous navions point descorte armée ; nous nous y rendîmes en compagnie dun sous-officier. Ce furent des forçats qui brisèrent nos fers, dans latelier du génie. Jattendis quon déferrât mon camarade, puis je mapprochai de lenclume. Les forgerons me firent tourner le dos, mempoignèrent la jambe et lallongèrent sur lenclume... Ils se démenaient, sagitaient ; ils voulaient faire cela lestement, habilement. — Le rivet ! tourne dabord le rivet, commanda le maître forgeron. — Mets-le comme ça, bien !... Donne maintenant un coup de marteau...
Les fers tombèrent. Je les soulevai... Je voulais les tenir dans ma main, les regarder encore une fois. Jétais tout surpris quun moment avant ils fussent à mes jambes.
— Allons, adieu ! adieu ! me dirent les forçats de leurs voix grossières et saccadées, mais qui semblaient joyeuses.
Oui, adieu ! La liberté, la vie nouvelle, la résurrection dentre les morts... Ineffable minute !
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