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Crime et Châtiment
Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Exporté de Wikisource le 15/01/2020
TOME 1 ENTIER SUR UNE PAGE
TABLE DU TOME 1
Première partie
I
II
III
IV
V
VI
VII
Deuxième partie
I
II
III
IV
V
VI
VII
Troisième partie
I
II
III
IV
V
VI
TOME 2 ENTIER SUR UNE PAGE
TABLES DU TOME 2
Quatrième partie
I
II
III
IV
V
VI
Cinquième partie
I
II
III
IV
V
Sixième partie
I
II
III
IV
V
VI
VII
Épilogue
Épilogue - I
Épilogue - II
PREMIÈRE PARTIE
* * *
I
Au commencement de juillet, par une soirée excessivement chaude, un jeune homme sortit de la petite chambre meublée quil occupait sous le toit dune grande maison de cinq étages, dans le péréoulok S…, et, lentement, dun air irrésolu, il se dirigea vers le pont de K…
Dans lescalier, il eut la chance de ne pas rencontrer sa logeuse. Elle habitait à létage au-dessous, et sa cuisine, dont la porte était presque constamment ouverte, donnait sur lescalier. Quand il avait à sortir, le jeune homme était donc obligé de passer sous le feu de lennemi, et chaque fois il éprouvait une maladive sensation de crainte qui lhumiliait et lui faisait froncer le sourcil. Il devait pas mal dargent à sa logeuse et avait peur de la rencontrer.
Ce nétait pas que le malheur leût intimidé ou brisé, loin de là ; mais depuis quelque temps il se trouvait dans un état dagacement nerveux voisin de lhypocondrie. Sisolant, se renfermant en lui-même, il en était venu à fuir non pas seulement la rencontre de sa logeuse, mais tout rapport avec ses semblables. La pauvreté lécrasait ; toutefois il avait cessé, en dernier lieu, dy être sensible. Il avait complétement renoncé à ses occupations journalières. Au fond, il se moquait de sa logeuse et des mesures quelle pouvait prendre contre lui. Mais être arrêté dans lescalier, entendre toutes sortes de sottises dont il navait cure, subir des réclamations, des menaces, des plaintes, répondre par des défaites, des excuses, des mensonges, — non, mieux valait sesquiver sans être vu de personne, se glisser comme un chat le long de lescalier.
Cette fois, du reste, la crainte de rencontrer sa créancière létonna lui-même lorsquil fut dans la rue.
« Quand je projette un coup si hardi, faut-il que de pareilles niaiseries meffrayent ! » pensa-t-il avec un sourire étrange. « Hum… oui… lhomme a tout entre les mains, et il laisse tout lui passer sous le nez, uniquement par poltronnerie… cest un axiome… Je serais curieux de savoir de quoi les gens ont le plus peur ; je crois quils craignent surtout ce qui les sort de leurs habitudes… Mais je bavarde beaucoup trop. Cest parce que je bavarde que je ne fais rien. Il est vrai que je pourrais dire de même : Cest parce que je ne fais rien que je bavarde. Voilà tout un mois que jai pris lhabitude de bavarder, couché durant des journées entières dans un coin, lesprit occupé de fadaises. Allons, pourquoi fais-je maintenant cette course ? Est-ce que je suis capable de cela ? Est-ce que cela est sérieux ? Ce nest pas sérieux du tout. Ce sont des billevesées qui amusent mon imagination, de pures chimères ! »
Dans la rue régnait une chaleur étouffante. La foule, la vue de la chaux, des briques, des échafaudages, et cette puanteur spéciale si connue du Pétersbourgeois qui na pas le moyen de louer une campagne pendant lété, tout contribuait à irriter encore les nerfs déjà excités du jeune homme. Linsupportable odeur des cabarets, très-nombreux dans cette partie de la ville, et les ivrognes quon rencontrait à chaque pas, bien que ce fût un jour ouvrable, achevaient de donner au tableau un coloris repoussant. Les traits fins de notre héros trahirent, durant un instant, une impression damer dégoût. Disons, à ce propos, que les avantages physiques ne lui faisaient pas défaut : dune taille au-dessus de la moyenne, mince et bien fait de sa personne, il avait des cheveux châtains et de beaux yeux de couleur foncée. Mais, peu après, il tomba dans une profonde rêverie ou plutôt dans une sorte de torpeur intellectuelle. Il marchait sans remarquer ce qui lentourait et même sans vouloir le remarquer. De loin en loin seulement, il murmurait quelques mots à part soi ; car, comme lui-même le reconnaissait tout à lheure, il avait lhabitude des monologues. En ce moment, il sapercevait que ses idées sembrouillaient parfois et quil était très-faible : depuis deux jours, il navait, pour ainsi dire, rien mangé.
Il était si misérablement vêtu quun autre se fût fait scrupule de sortir en plein jour avec de pareils haillons. À la vérité, le quartier autorisait nimporte quel costume. Dans les environs du Marché-au-Foin, dans ces rues du centre de Pétersbourg où habite une population douvriers, la mise la plus hétéroclite na rien qui puisse éveiller létonnement. Mais tant de farouche dédain sétait amassé dans lâme du jeune homme que, nonobstant une pudibonderie parfois fort naïve, il néprouvait nulle honte à exhiber ses guenilles dans la rue.
Çeût été autre chose sil avait rencontré quelque connaissance, quelquun des anciens camarades dont, en général, il évitait lapproche… Néanmoins, il sarrêta net en sentendant désigner à lattention des passants par ces mots prononcés dune voix gouailleuse : « Hé, le chapelier allemand ! » Celui qui venait de proférer cette exclamation était un homme ivre quon emmenait dans une grande charrette, nous ne savons où ni pourquoi.
Par un geste convulsif, linterpellé ôta son chapeau et se mit à lexaminer. Cétait un chapeau à haute forme acheté chez Zimmermann, mais déjà fatigué par lusage, tout roussi, tout troué, couvert de bosses et de taches, privé de ses bords, affreux en un mot. Cependant, loin de se sentir atteint dans son amour-propre, le possesseur de cette coiffure éprouva une impression qui était bien plutôt de linquiétude que de lhumiliation.
« Je men doutais ! murmura-t-il dans son trouble, — je lavais pressenti ! Voilà le pire ! Une misère comme celle-là, une niaiserie insignifiante peut gâter toute laffaire ! Oui, ce chapeau fait trop deffet… Il fait de leffet précisément parce quil est ridicule… Il faut absolument une casquette pour aller avec mes loques ; une vieille galette quelconque vaudra toujours mieux que cette horreur. Personne ne porte de pareils chapeaux ; on remarquera celui-ci à une verste à la ronde, on se le rappellera… plus tard, on y repensera, et ce sera un indice. Il sagit maintenant dattirer le moins possible lattention… Les petites choses ont leur importance, cest toujours par elles quon se perd… »
Il navait pas loin à aller ; il savait même la distance exacte qui séparait sa demeure de lendroit où il se rendait : juste sept cent trente pas. Il les avait comptés quand son projet nétait encore quà létat de rêve vague dans son esprit. À cette époque, lui-même ne croyait pas quil dût passer de lidée à laction ; il se bornait à caresser en imagination une chimère à la fois épouvantable et séduisante. Mais depuis ce temps-là un mois sétait écoulé, et déjà il commençait à considérer les choses autrement. Bien que, dans tous ses soliloques, il se reprochât son manque dénergie, son irrésolution, néanmoins il sétait peu à peu, malgré lui en quelque sorte, habitué à regarder comme possible la réalisation de son rêve, tout en continuant à douter de lui-même. En ce moment, il venait faire la répétition de son entreprise, et, à chaque pas, son agitation allait croissant.
Le cœur défaillant, les membres secoués par un tremblement nerveux, il sapprocha dune immense maison qui donnait dun côté sur le canal, de lautre sur la rue… Cet immeuble, divisé en une foule de petits logements, avait pour locataires des industriels de toutes sortes : tailleurs, serruriers, cuisinières, Allemands de diverses catégories, filles publiques, petits fonctionnaires, etc. Une fourmilière de gens entraient et sortaient par les deux portes. Trois ou quatre dvorniks étaient attachés au service de cette maison. À sa grande satisfaction, le jeune homme nen rencontra aucun ; après avoir franchi le seuil sans être aperçu, il prit immédiatement lescalier de droite.
Il connaissait déjà cet escalier sombre et étroit dont lobscurité était loin de lui déplaire : il y faisait si noir quon navait pas à craindre les regards curieux. « Si jai déjà si peur maintenant, que sera-ce quand je viendrai ici pour de bon ? ne put-il sempêcher de penser en arrivant au quatrième étage. Là, le chemin lui fut barré : danciens soldats devenus hommes de peine déménageaient le mobilier dun logement occupé — le jeune homme le savait — par un fonctionnaire allemand et sa famille. « Grâce au départ de cet Allemand, il ny aura plus pendant quelque temps sur ce palier dautre locataire que la vieille. Cela est bon à savoir… à tout hasard… » pensa-t-il, et il sonna chez la vieille. La sonnette retentit faiblement, comme si elle avait été en fer-blanc et non en cuivre. Dans ces maisons, telles sont généralement les sonnettes des petits appartements.
Il avait oublié ce détail ; le tintement particulier de la sonnette dut lui rappeler soudain quelque chose, car il eut un frisson ; ses nerfs étaient très-affaiblis. Au bout dun moment, la porte sentre-bâilla, et, par létroite ouverture, la maîtresse du logis examina larrivant avec une évidente défiance ; ses petits yeux apparaissaient seuls comme des points lumineux dans lobscurité. Mais, apercevant du monde sur le carré, elle se rassura et ouvrit la porte toute grande. Le jeune homme entra dans une sombre antichambre coupée en deux par une cloison derrière laquelle se trouvait une petite cuisine. Debout devant lui, la vieille se taisait et linterrogeait du regard. Cétait une femme de soixante ans, petite et maigre, avec un petit nez pointu et des yeux pétillants de méchanceté.
Elle avait la tête nue, et ses cheveux qui commençaient à grisonner étaient reluisants dhuile. Un chiffon de flanelle senroulait autour de son cou long et mince comme une patte de poule ; malgré la chaleur, elle portait sur les épaules une fourrure dépilée et jaunâtre. la vieille toussait à chaque instant. Il est probable que le jeune homme la regarda dun air singulier, car ses yeux reprirent brusquement leur expression de défiance.
— Raskolnikoff, étudiant. Je suis venu chez vous il y a un mois, se hâta de dire le visiteur en sinclinant à demi : il avait réfléchi quil fallait être plus aimable.
— Je men souviens, batuchka, je men souviens très-bien, répondit la vieille, qui ne cessait pas de le considérer dun œil soupçonneux.
— Eh bien, voici… je viens encore pour une petite affaire du même genre, continua Raskolnikoff, quelque peu troublé et surpris de la méfiance quon lui témoignait.
« Après tout, peut-être quelle est toujours comme cela, mais lautre fois je ne men étais pas aperçu », pensait-il, désagréablement impressionné.
La vieille resta quelque temps silencieuse : elle paraissait réfléchir. Ensuite, elle montra la porte de la chambre à son visiteur et lui dit en seffaçant pour le laisser passer devant elle :
— Entrez, batuchka.
La petite pièce dans laquelle le jeune homme fut introduit était tapissée de papier jaune ; il y avait des géraniums et des rideaux de mousseline aux fenêtres ; le soleil couchant jetait sur tout cela une lumière crue. « Alors, sans doute, le soleil éclairera de la même manière !… » se dit tout à coup Raskolnikoff, et il promena rapidement ses yeux autour de lui pour se rendre compte des objets environnants et les graver dans sa mémoire. Mais la chambre ne renfermait rien de particulier. Les meubles, en bois jaune, étaient tous très-vieux. Un divan avec un grand dossier renversé, une table de forme ovale vis-à-vis du divan, une toilette et une glace adossées au trumeau, des chaises le long des murs, deux ou trois gravures sans valeur qui représentaient des demoiselles allemandes avec des oiseaux dans les mains, — voilà à quoi se réduisait lameublement.
Dans un coin, devant une petite image, brûlait une lampe. Mobilier et parquet reluisaient de propreté. « Cest Élisabeth qui fait le ménage », pensa le jeune homme. On naurait pu découvrir un grain de poussière dans tout lappartement. « Il faut aller chez ces méchantes vieilles veuves pour voir une propreté pareille », continua à part soi Raskolnikoff, et il regarda avec curiosité le rideau dindienne qui masquait la porte donnant accès à une seconde petite pièce : dans cette dernière, où il navait jamais mis le pied, se trouvaient le lit et la commode de la vieille. Tout le logement se composait de ces deux chambres.
— Que voulez-vous ? demanda sèchement la maîtresse du logis, qui, après avoir suivi son visiteur, vint se planter vis-à-vis de lui pour lexaminer face à face.
— Je suis venu engager quelque chose, voilà !
Sur quoi, il tira de sa poche une montre en argent, vieille et plate. Un globe était gravé sur la cuvette. La chaîne était en acier.
— Mais vous ne mavez pas remboursé la somme que je vous ai prêtée déjà ! Le terme est échu depuis avant-hier.
— Je vous payerai encore lintérêt pour un mois : patientez un peu.
— Je suis libre, batuchka, de patienter ou de vendre votre objet dès maintenant, si cela me fait plaisir.
— Quest-ce que vous me donnerez sur cette montre, Aléna Ivanovna?
— Mais cest une misère que vous mapportez là, batuchka, cela ne vaut, pour ainsi dire, rien. La fois passée, je vous ai prêté deux petits billets sur votre anneau, et pour un rouble et demi on peut en acheter un neuf chez un joaillier.
— Donnez-moi quatre roubles, je la dégagerai ; elle me vient de mon père. Je dois bientôt recevoir de largent.
— Un rouble et demi, et je prends lintérêt davance.
— Un rouble et demi ! se récria le jeune homme.
— Cest à prendre ou à laisser.
Sur ce, la vieille lui tendit la montre. Le visiteur la reprit, et, dans son irritation, il allait se retirer, quand il réfléchit que la prêteuse sur gages était sa dernière ressource : dailleurs, il était venu pour autre chose encore.
— Allons, donnez ! dit-il dun ton brutal.
La vieille chercha ses clefs dans sa poche et passa dans lautre pièce. Resté seul au milieu de la chambre, le jeune homme prêta une oreille attentive, tout en se livrant à diverses inductions. Il entendit lusurière ouvrir la commode. « Ce doit être le tiroir den haut », supposa-t-il. « Je sais maintenant quelle porte ses clefs dans la poche droite… Elles sont réunies toutes ensemble par un anneau dacier… Il y en a une qui est trois fois plus grosse que les autres et dont le panneton est dentelé ; celle-là, sans doute, nouvre pas la commode… Par conséquent, il y a encore quelque caisse ou quelque coffre-fort… Voilà qui est curieux. Les clefs des coffres-forts ont généralement cette forme… Mais, du reste, comme tout cela est ignoble… »
La vieille reparut.
— Voici, batuchka : si je prends une grivna [1] par mois et par rouble, sur un rouble et demi jai à prélever quinze kopecks, lintérêt étant payable davance. De plus, comme vous me demandez dattendre encore un mois pour le remboursement des deux roubles que je vous ai déjà prêtés, vous me devez, de ce chef, vingt kopecks, ce qui porte la somme totale à trente-cinq. Jai donc à vous remettre, sur votre montre, un rouble quinze kopecks. Voici, prenez.
— Comment ! Ainsi vous ne me donnez maintenant quun rouble quinze kopecks ?
— Vous navez rien de plus à recevoir.
Sans discuter, le jeune homme prit largent. Il regardait la vieille et ne se hâtait pas de sen aller. Il semblait avoir envie de dire ou de faire encore quelque chose, mais lui-même ne paraissait pas savoir au juste quoi…
— Peut-être, Aléna Ivanovna, vous apporterai-je prochainement un autre objet… un porte-cigarettes… en argent… très joli… quand un ami à qui je lai prêté me laura rendu…
Il prononça ces mots dun air fort embarrassé.
— Eh bien, alors, nous en recauserons, batuchka.
— Adieu… Et vous êtes toujours seule chez vous, votre sœur ne vous tient pas compagnie ? demanda-t-il du ton le plus indifférent quil put prendre, au moment où il entrait dans lantichambre.
— Mais que vous importe ma sœur, batuchka?
— Cest vrai. Je faisais cette question sans y attacher dimportance. Tout de suite vous… Adieu, Aléna Ivanovna ! Raskolnikoff sortit fort troublé. En descendant lescalier, il sarrêta plusieurs fois, comme vaincu par la violence de ses émotions. Enfin, arrivé dans la rue, il sécria : « Ô mon Dieu ! que tout cela soulève le cœur ! Se peut-il, se peut-il que je… Non, cest une sottise, une absurdité ! ajouta-t-il résolument. Et une idée si épouvantable a pu me venir à lesprit ? De quelle infamie faut-il que je sois capable ? Cela est odieux, ignoble, repoussant !… Et pendant tout un mois, je… »
Mais les paroles et les exclamations étaient impuissantes à exprimer lagitation quil éprouvait. La sensation dimmense dégoût qui avait commencé à loppresser tandis quil se rendait chez la vieille, atteignait maintenant une intensité telle, quil ne savait que faire pour échapper à ce supplice. Il cheminait sur le trottoir comme un homme ivre, ne remarquant pas les passants et se heurtant contre eux. Dans la rue suivante, il reprit ses esprits. En regardant autour de lui, il saperçut quil était près dun cabaret ; un escalier situé en contre-bas du trottoir donnait accès dans le sous-sol de cet établissement. Raskolnikoff en vit sortir au même instant deux ivrognes qui se soutenaient lun lautre, tout en se disant des injures.
Le jeune homme hésita à peine une minute, puis il descendit lescalier. Jamais encore il nétait entré dans un cabaret, mais en ce moment la tête lui tournait, et il était en outre tourmenté par une soif ardente. Il avait envie de boire de la bière fraîche, dautant plus quil attribuait sa faiblesse au vide de son estomac. Après sêtre assis dans un coin sombre et malpropre, devant une petite table poisseuse, il se fit servir de la bière et en but un premier verre avec avidité.
Aussitôt un grand soulagement se manifesta en lui, ses idées séclaircirent : « Tout cela est absurde », se dit-il, réconforté, « et il ny avait pas là de quoi se troubler ! Cest simplement un malaise physique ! Un verre de bière, un morceau de biscuit, et en un instant jaurai recouvré la force de mon intelligence, la netteté de ma pensée, la vigueur de mes résolutions ! Oh ! que tout cela est insignifiant ! » Nonobstant cette conclusion dédaigneuse, il avait lair gai comme sil eût été soudain déchargé dun poids terrible, et il promenait un regard amical sur les personnes présentes. Mais, en même temps, il soupçonnait confusément que ce retour dénergie était lui-même factice.
Il ne restait alors que peu de monde dans le cabaret. À la suite des deux hommes ivres dont nous avons parlé, était sortie une bande de cinq musiciens. Après leur départ, létablissement devint silencieux, car il ne sy trouva plus que trois personnes. Un individu légèrement pris de boisson, et dont lextérieur dénotait un petit bourgeois, était assis devant une bouteille de bière. Près de lui, sommeillait sur un banc, dans un état complet divresse, un grand et gros homme vêtu dune longue redingote et porteur dune barbe blanche.
De loin en loin, ce dernier avait lair de se réveiller brusquement ; il se mettait alors à faire claquer ses doigts en écartant ses bras et en imprimant des mouvements rapides à son buste, sans pour cela se lever du banc sur lequel il était couché. Cette gesticulation accompagnait quelque chanson inepte, dont il sévertuait à retrouver les vers dans sa mémoire :
Pendant un an jai caressé ma femme,
Pen-dant un an jai ca-res-sé ma femme…
Ou bien :
Dans la Podiatcheskaïa
Jai retrouvé mon ancienne…
Mais personne ne prenait part au bonheur du mélomane. Son camarade lui-même écoutait toutes ces roulades en silence et avec une mine mécontente. Le troisième consommateur paraissait être un ancien fonctionnaire. Assis à lécart, il portait de temps à autre son verre à ses lèvres et regardait autour de lui. Il semblait, lui aussi, en proie à une certaine agitation.
↑ Pièce de dix kopeks.
II
Raskolnikoff nétait pas habitué à la foule, et, comme nous lavons dit, depuis quelque temps surtout, il fuyait le commerce de ses semblables. Mais maintenant il se sentait attiré tout à coup vers les hommes. Une sorte de révolution semblait sopérer en lui, linstinct de sociabilité reprenait ses droits. Livré pendant tout un mois aux rêves malsains quengendre la solitude, notre héros était si fatigué de son isolement quil voulait se retrouver, ne fût-ce quune minute, dans un milieu humain. Aussi, quelque sale que fût ce cabaret, il sy attabla avec un vrai plaisir.
Le maître de létablissement se tenait dans une autre pièce, mais il faisait de fréquentes apparitions dans la salle. Dès le seuil, ses belles bottes à larges revers rouges attiraient tout dabord le regard. Il portait une paddiovka, un gilet de satin noir horriblement taché de graisse, et pas de cravate. Tout son visage était comme frotté dhuile. Un garçon de quatorze ans était assis au comptoir, un autre plus jeune servait les clients. Les victuailles exposées en montre étaient des tranches de concombre, des biscuits noirs et du poisson coupé en petits morceaux. Le tout exhalait une odeur infecte. La chaleur était insupportable et latmosphère si chargée de vapeurs alcooliques quil semblait quon dût devenir ivre après cinq minutes passées dans cette salle.
Il nous arrive parfois de rencontrer des inconnus auxquels nous nous intéressons de but en blanc, à première vue, avant davoir même échangé un mot avec eux. Ce fut exactement cet effet que produisit sur Raskolnikoff lindividu qui avait lair dun ancien fonctionnaire. Plus tard, en se rappelant cette première impression, le jeune homme lattribua à un pressentiment. Il ne quittait pas des yeux le fonctionnaire, sans doute aussi parce que ce dernier ne cessait pas non plus de le considérer et paraissait très-désireux de lier conversation avec lui. Les autres consommateurs et le patron lui-même, le fonctionnaire les regardait dun air ennuyé et quelque peu hautain : cétaient évidemment des gens trop au-dessous de lui par la condition sociale et léducation pour quil daignât leur adresser la parole.
Cet homme, qui avait déjà dépassé la cinquantaine, était de taille moyenne et de complexion robuste. Sa tête, en grande partie chauve, ne conservait plus que quelques cheveux gris. Le visage bouffi, jaune ou plutôt verdâtre, accusait des habitudes dintempérance ; sous les paupières gonflées brillaient de petits yeux rougeâtres, mais pleins de vivacité. Ce qui frappait le plus dans cette physionomie, cétait le regard où la flamme de lintelligence et de lenthousiasme alternait avec une expression de folie. Ce personnage portait un vieux frac noir tout déchiré : ennemi du débraillé, il avait correctement passé dans la boutonnière le seul bouton qui restât à son habit. Le gilet de nankin laissait voir un plastron fripé et couvert de taches. Labsence de barbe décelait le fonctionnaire, mais il devait sêtre rasé à une époque déjà ancienne, car un duvet assez épais commençait à bleuir ses joues. Quelque chose de la gravité bureaucratique se retrouvait aussi dans ses manières ; toutefois, en ce moment, il paraissait ému. Il ébouriffait ses cheveux, et, de temps à autre, saccoudant sur la table poisseuse sans craindre de salir ses manches trouées, il mettait sa tête dans ses deux mains. Enfin, il commença dune voix haute et ferme, en dirigeant son regard sur Raskolnikoff :
— Est-ce une indiscrétion de ma part, monsieur, que doser entrer en conversation avec vous ? Cest que, malgré la simplicité de votre mise, mon expérience distingue en vous un homme bien élevé et non un pilier de cabaret. Personnellement, jai toujours fait grand cas de léducation unie aux qualités du cœur. Jappartiens, du reste, au tchin ; permettez-moi de me présenter : Marméladoff, conseiller titulaire. Puis-je vous demander si vous servez ?
— Non, jétudie… répondit le jeune homme un peu surpris de ce langage poli, et néanmoins blessé de voir un inconnu lui adresser ainsi la parole à brûle-pourpoint. Quoiquil se trouvât pour le quart dheure en veine de sociabilité, sur le moment il sentit se réveiller la mauvaise humeur quil éprouvait dordinaire dès quun étranger tentait de se mettre en rapport avec lui.
— Alors, vous êtes étudiant ou vous lavez été ! reprit vivement le fonctionnaire ; cest bien ce que je pensais ! Jai du flair, monsieur, un flair dû à une longue expérience !
Et il porta son doigt à son front, montrant par ce geste lopinion quil avait de ses capacités cérébrales :
— Vous avez fait des études ! Mais permettez…
Il se leva, prit sa consommation et alla sasseoir près du jeune homme. Quoiquil fût ivre, il parlait distinctement et sans trop dincohérence. À le voir se jeter sur Raskolnikoff comme sur une proie, on aurait pu supposer que lui aussi, depuis un mois, navait pas ouvert la bouche.
— Monsieur, déclara-t-il avec une sorte de solennité, la pauvreté nest pas un vice, cela est vrai. Je sais que livrognerie nest pas non plus une vertu, et cest tant pis. Mais lindigence, monsieur, lindigence est un vice. Dans la pauvreté, vous conservez encore la fierté native de vos sentiments ; dans lindigence, vous ne conservez rien. Lindigent, ce nest pas même à coups de bâton quon le chasse de la société humaine, cest à coups de balai, ce qui est encore plus humiliant. Et lon a raison ; car lindigent est tout le premier disposé à savilir lui-même. Et voilà ce qui explique le cabaret ! Monsieur, il y a un mois, M. Lébéziatnikoff a battu ma femme. Or, toucher à ma femme, nest-ce pas matteindre à lendroit le plus sensible ? Comprenez-vous ? Permettez-moi de vous faire encore une question, oh ! par simple curiosité : Avez-vous quelquefois passé la nuit sur la Néva, dans les bateaux de foin ?
— Non, cela ne mest jamais arrivé, répondit Raskolnikoff. Pourquoi ?
— Eh bien, moi, voilà déjà la cinquième nuit que je couche là.
Il remplit son verre, le vida et devint songeur. En effet, des brins de foin se voyaient çà et là sur ses vêtements et même dans ses cheveux. Selon toute apparence, depuis cinq jours il ne sétait ni déshabillé ni lavé. Ses grosses mains rouges, aux ongles en deuil, étaient particulièrement sales.
La salle entière lécoutait, assez négligemment du reste. Les garçons riaient derrière le comptoir. Le patron était descendu dans le sous-sol, exprès, sans doute, pour entendre ce « drôle de corps » ; assis à quelque distance, il bâillait dun air important. Évidemment, Marméladoff était connu depuis longtemps dans la maison. Selon toute probabilité, il devait son bagout à lhabitude de causer au cabaret avec divers interlocuteurs de rencontre. Cette habitude devient un besoin chez certains ivrognes, ceux surtout qui au logis sont traités sévèrement par des épouses peu endurantes : la considération qui leur manque dans leur intérieur, ils cherchent à lacquérir à la taverne parmi leurs compagnons dorgie.
— Drôle de corps ! fit dune voix forte le cabaretier. — Mais pourquoi ne travailles-tu pas, pourquoi ne sers-tu pas, puisque tu es fonctionnaire ?
— Pourquoi je ne sers pas, monsieur ? reprit Marméladoff, sadressant exclusivement à Raskolnikoff, comme si la question lui avait été faite par ce dernier, — pourquoi je ne sers pas ? Mais est-ce que mon inutilité nest pas un chagrin pour moi ? Quand, il y a un mois, M. Lébéziatnikoff a, de ses propres mains, battu ma femme et que jassistais ivre-mort à cette scène, est-ce que je ne souffrais pas ? Permettez, jeune homme, vous est-il arrivé… hum… vous est-il arrivé de solliciter un prêt sans espoir ?
— Oui… cest-à-dire, quentendez-vous par ces mots : sans espoir ?
— Je veux dire : sachant parfaitement davance que vous nobtiendriez rien. Par exemple, vous avez la certitude que cet homme, ce citoyen utile et bien intentionné, ne vous prêtera pas dargent, car pourquoi, je vous prie, vous en prêterait-il ? Il sait que vous ne le lui rendrez pas. Par pitié ? Mais M. Lébéziatnikoff, partisan des idées nouvelles, a expliqué lautre jour que la pitié, à notre époque, est même défendue par la science, et que telle est la doctrine régnante en Angleterre où fleurit léconomie politique. Pourquoi donc, je le répète, cet homme vous prêterait-il de largent ? Vous êtes bien sûr quil ne le fera pas, néanmoins vous vous mettez en route, et…
— Pourquoi donc aller, en ce cas ? interrompit Raskolnikoff.
— Mais parce quil faut bien aller quelque part, parce quon est à bout de voie ! Un temps vient où lhomme se décide, bon gré, mal gré, à nimporte quelle démarche ! Quand ma fille unique est allée se faire inscrire à la police, jai dû alors aller aussi… (car ma fille a le billet jaune…) ajouta-t-il entre parenthèses, en regardant le jeune homme dun air un peu inquiet. — Cela mest égal, monsieur, cela mest égal, se hâta-t-il de déclarer aussitôt après, avec un flegme apparent, tandis que les deux garçons, derrière le comptoir, cachaient mal leur envie de rire et que le patron lui-même souriait. — Peu mimporte ! je ne minquiète pas de leurs hochements de tête, car tout cela est connu de tout le monde, et tous les secrets se découvrent ; ce nest pas avec dédain, mais avec résignation que jenvisage la chose. Soit ! soit ! Ecce homo ! Permettez, jeune homme : pouvez-vous ou plutôt osez-vous, en fixant maintenant les yeux sur moi, affirmer que je ne suis pas un cochon ?
Le jeune homme ne répondit pas un mot.
Lorateur attendit dun air plein de dignité la fin des rires provoqués par ses dernières paroles, puis il reprit :
— Allons, soit, je suis un cochon, mais elle, cest une dame ! Jai sur moi le sceau de la bête, mais Catherine Ivanovna, mon épouse, est une personne bien élevée, fille dun officier supérieur. Jadmets que je sois un drôle, mais ma femme possède un grand cœur, des sentiments élevés, de léducation. Et pourtant… oh ! si elle avait pitié de moi ! Monsieur, monsieur, tout homme a besoin de trouver quelque part de la pitié ! Mais Catherine Ivanovna, nonobstant sa grandeur dâme, est injuste… Et bien que je comprenne moi-même que quand elle me tire les cheveux, cest au fond par intérêt pour moi (car, je ne crains pas de le répéter, elle me tire les cheveux, jeune homme, insista-t-il avec un redoublement de dignité en entendant de nouveaux éclats de rire), pourtant, mon Dieu! si, ne fût-ce quune fois, elle… Mais non, non, laissons cela, il est inutile den parler !… pas une seule fois je nai obtenu ce que je désirais, pas une seule fois je nai été pris en pitié, mais… tel est mon caractère, je suis une vraie brute !
— Je crois bien ! observa en bâillant le cabaretier.
Marméladoff frappa du poing sur la table.
— Tel est mon caractère ! savez-vous, savez-vous, monsieur, que je lui ai bu même ses bas ? Je ne dis pas ses souliers, cela se comprendrait encore jusquà un certain point, mais ses bas, ses bas, je les lui ai bus ! Jai bu aussi son petit fichu de poil de chèvre, un cadeau quon lui avait fait, un objet quelle possédait avant de mépouser, qui était sa propriété et non la mienne ! Et nous habitons dans une pièce froide ; cet hiver elle a pris un catarrhe, elle tousse et crache le sang. Nous avons trois petits enfants, et Catherine Ivanovna travaille depuis le matin jusquau soir, elle fait la lessive, elle débarbouille les babies, car dès son jeune âge elle a été habituée à la propreté. Malheureusement elle a la poitrine faible, une prédisposition à la phtisie, et je sens cela. Est-ce que je ne le sens pas ? Et plus je bois, plus je le sens. Cest pour sentir et souffrir davantage que je me livre à la boisson… Je bois parce que je veux souffrir doublement ! — Et il pencha sa tête sur la table, avec une expression de désespoir.
— Jeune homme, reprit-il ensuite en se redressant, — je crois lire un certain chagrin sur votre visage. Dès que vous êtes entré, jai eu cette impression, et voilà pourquoi je vous ai tout de suite adressé la parole. Si je vous raconte lhistoire de ma vie, ce nest pas pour moffrir à la risée de ces oisifs qui, dailleurs, sont déjà instruits de tout : non, cest parce que je cherche la sympathie dun homme bien élevé. Sachez donc que ma femme a fait son éducation dans un pensionnat aristocratique de province, et quà sa sortie de cet établissement elle a dansé en châle devant le gouverneur et les autres personnages officiels, tant elle était contente davoir obtenu une médaille dor et un diplôme.
La médaille… nous lavons vendue… depuis longtemps déjà… hum… Quant au diplôme, mon épouse le conserve dans un coffre, et dernièrement encore elle le montrait à notre logeuse. Quoiquelle soit à couteaux tirés avec cette femme, elle était bien aise de pouvoir étaler aux yeux de quelquun ses succès passés. Je ne lui en fais pas un crime, car sa seule joie est maintenant de se rappeler les beaux jours dautrefois, tout le reste sest évanoui ! Oui, oui, elle a une âme ardente, fière, intraitable. Elle lave elle-même le parquet, mange du pain noir, mais ne souffre pas quon lui manque. Aussi na-t-elle pas toléré la grossièreté de M. Lébéziatnikoff, et quand, pour se venger davoir été remis à sa place, ce dernier la battue, elle a dû prendre le lit, ressentant plus vivement encore linsulte faite à sa dignité que les coups quelle avait reçus.
Quand je lai épousée, elle était veuve avec trois petits enfants sur les bras. Elle avait été mariée en premières noces à un officier dinfanterie, avec qui elle sétait enfuie de chez ses parents. Elle aimait extrêmement son mari, mais il sadonna au jeu, eut maille à partir avec la justice et mourut. Dans les derniers temps, il la battait. Je tiens de bonne source quelle nétait pas dhumeur facile avec lui, ce qui ne lempêche pas de pleurer maintenant encore au souvenir du défunt et détablir sans cesse entre lui et moi des comparaisons peu flatteuses pour mon amour-propre. Moi, jen suis bien aise, cela me fait plaisir quelle se figure en imagination avoir été heureuse jadis.
Après la mort de son mari, elle se trouva seule avec trois jeunes enfants, dans un district lointain et sauvage. Cest là que je la rencontrai. Son dénûment était tel, que moi, qui en ai pourtant vu de toutes les sortes, je ne me sens pas la force de le décrire. Tous ses proches lavaient abandonnée ; dailleurs, sa fierté ne lui eut pas permis de faire appel à leur pitié… Et alors, monsieur, alors, moi, qui étais veuf aussi et qui avais dun premier mariage une fille de quatorze ans, joffris ma main à cette pauvre femme, tant jétais peiné de la voir souffrir.
Instruite, bien élevée, issue dune famille honorable, elle consentit néanmoins à mépouser : vous pouvez vous représenter par là dans quelle misère elle vivait. Elle naccueillit ma demande quen pleurant, en sanglotant, en se tordant les mains, mais elle laccueillit, car elle navait plus où aller. Comprenez-vous, comprenez-vous, monsieur, ce que, signifient ces mots : navoir plus où aller ? Non ? Vous ne comprenez pas encore cela !…
Pendant une année entière, jaccomplis mon devoir honnêtement, saintement, sans toucher à cela (il montra du doigt la demi-bouteille placée devant lui), car jai des sentiments. Mais je ny gagnai rien ; sur ces entrefaites, je perdis ma place, sans quil y eût de ma faute : des changements administratifs entraînèrent la suppression de mon emploi, et cest alors que je me mis à boire !…
Il va y avoir dix-huit mois quaprès bien des déboires et des pérégrinations nous nous sommes fixés dans cette capitale magnifique et peuplée dinnombrables monuments. Ici, javais réussi à me recaser, mais jai de nouveau perdu mon emploi. Cette fois, ça été de ma faute, cest mon penchant pour la boisson qui ma valu ma disgrâce… Nous occupons à présent une chambre chez Amalia Fédorovna Lippevechzel. Mais de quoi nous vivons et avec quoi nous payons, je lignore. Il y a là beaucoup de locataires, sans nous compter. Cest une vraie pétaudière que cette maison… hum… oui… Et pendant ce temps-là grandissait la fille que jai eue de ma première femme. Ce que sa belle-mère lui a fait souffrir, jaime mieux le passer sous silence.
Quoique remplie de sentiments nobles, Catherine Ivanovna est une dame irascible et incapable de se contenir dans lemportement de sa colère… Oui ! allons, il est inutile de parler de cela ! Ainsi que vous pouvez le supposer, Sonia na pas reçu beaucoup dinstruction. Il y a quatre ans, jai essayé de lui apprendre la géographie et lhistoire universelle ; mais comme moi-même je nai jamais été très-fort sur ces matières, et que, de plus, je navais aucun bon manuel à ma disposition, ses études nont pas été poussées bien loin. Nous nous sommes arrêtés à Cyrus, roi de Perse. Plus tard, parvenue à lâge adulte, elle a lu quelques romans. M. Lébéziatnikoff lui a prêté, il ny a pas encore longtemps, la Physiologie de Ludwig, vous connaissez cet ouvrage ? elle la trouvé très-intéressant et même nous en a lu plusieurs passages à haute voix : à cela se borne toute sa culture intellectuelle.
Maintenant, monsieur, je madresse à votre sincérité : croyez-vous, en conscience, quune jeune fille pauvre, mais honnête, puisse vivre de son travail ?… Si elle ne possède aucun talent particulier, elle gagnera quinze kopecks dans sa journée, monsieur, et encore, pour atteindre ce chiffre, elle ne devra pas perdre une seule minute ! Que dis-je ? Sonia a fait une demi-douzaine de chemises en toile de Hollande pour le conseiller dÉtat Ivan Ivanovitch Klopstock, vous avez entendu parler de lui ? eh bien, non-seulement elle attend toujours son salaire, mais il la mise à la porte avec force injures sous prétexte quelle navait pas bien pris la mesure du col.
Cependant les enfants meurent de faim, Catherine Ivanovna se promène dans la chambre en se tordant les mains, et des taches rouges se montrent sur ses joues, comme il arrive toujours dans cette maladie-là : « Paresseuse, dit-elle, nas-tu pas honte de vivre chez nous à rien faire ? Tu bois, tu manges, tu es au chaud ! » Je vous demande un peu ce que la pauvre fille pouvait boire et manger, quand depuis trois jours les enfants eux-mêmes navaient pas vu une croûte de pain ! Jétais couché alors… allons, autant vaut le dire ! jétais ivre. Jentends ma Sonia répondre timidement de sa voix douce (elle est blonde avec une petite mine toujours pâle et souffreteuse) : « Mais, Catherine Ivanovna, est-ce que je peux me conduire ainsi ? »
Il faut vous dire que trois fois déjà Daria Frantzovna, une mauvaise femme bien connue de la police, lui avait fait des ouvertures par lentremise de la propriétaire, « Eh bien, quoi ! reprend ironiquement Catherine Ivanovna, voilà un bien beau trésor pour le garder avec tant de soin ! » Mais ne laccusez pas, monsieur, ne laccusez pas ! Elle navait pas conscience de la portée de ses paroles ; elle était agitée, malade, elle voyait pleurer ses enfants affamés, et ce quelle en disait, cétait plutôt pour vexer Sonia que pour lexciter à la débauche… Catherine Ivanovna est comme cela : dès quelle entend ses enfants crier, elle se met aussitôt à les battre, alors même que cest la faim qui leur arrache ces cris. Il était alors plus de cinq heures, je vois Sonetchka se lever, mettre son bournous et sortir de notre logement.
À huit heures passées, elle revient. En arrivant, elle va droit à Catherine Ivanovna et, silencieusement, sans proférer la moindre parole, dépose trente roubles dargent sur la table, devant ma femme. Cela fait, elle prend notre grand mouchoir vert en drap de dame (cest un mouchoir qui sert pour toute la famille), elle sen enveloppe la tête et se couche sur son lit, le visage tourné du côté du mur ; mais ses épaules et son corps étaient agités dun frisson continuel… Moi, jétais toujours dans le même état… Et à ce moment, jeune homme, jai vu Catherine Ivanovna, silencieusement, elle aussi, venir sagenouiller près du petit lit de Sonetchka : elle a passé toute la soirée à genoux, baisant les pieds de ma fille et refusant de se relever. Ensuite, toutes deux se sont endormies ensemble, dans les bras lune de lautre… toutes deux… toutes deux… oui… et moi, jétais toujours là, terrassé par livresse.
Marméladoff se tut, comme si la voix lui eût manqué. Puis il se versa brusquement à boire, vida son verre et reprit après un silence :
— Depuis ce temps-là, monsieur, par suite dune circonstance malheureuse et sur une dénonciation émanant de personnes malveillantes — Daria Frantzovna a eu la principale part à cette affaire ; elle voulait se venger dun prétendu manque de respect — depuis ce temps-là, ma fille Sophie Séménovna a été mise en carte, ce qui la obligée à nous quitter. Notre logeuse, Amalia Fédorovna, sest montrée inflexible sur ce chapitre, oubliant quelle-même avait naguère favorisé les intrigues de Daria Frantzovna.
M. Lébéziatnikoff sest joint à elle… Hum… cest à propos de Sonia que Catherine Ivanovna a eu avec lui cette histoire dont je vous parlais tout à lheure. Au commencement il était fort empressé auprès de Sonetchka, mais tout à coup son amour-propre sest rebiffé :
« Est-ce quun homme éclairé comme moi, a-t-il dit, peut habiter dans la même maison quune pareille créature ? » Catherine Ivanovna a pris vivement fait et cause pour Sonia, et cela a fini par des coups… A présent, ma fille vient le plus souvent nous voir à la chute du jour, et elle aide de son mieux Catherine Ivanovna. Elle loge chez Kapernaoumoff, un tailleur qui est boiteux et bègue.
Il a une nombreuse famille, et tous ses enfants bégayent comme lui. Sa femme a aussi un défaut de langue… Ils demeurent tous dans la même pièce, mais Sonia a sa chambre à part quune cloison sépare de leur logement… Hum, oui… Des gens très-pauvres et affectés de bégayement… oui… Alors, un matin, je me suis levé, jai revêtu mes haillons, jai tendu mes mains vers le ciel, et je suis allé voir Son Excellence Ivan Afanasiévitch. Connaissez-vous Son Excellence Ivan Afanasiévitch ? Non. Eh bien, vous ne connaissez pas un homme de Dieu ! Cest une cire… une cire devant la face du Seigneur.
Mon récit, quil a daigné écouter jusquau bout, lui a fait venir les larmes aux yeux. « Allons, Marméladoff, ma-t-il dit, une fois déjà tu as trompé mon attente… Je te prends encore une fois sous ma responsabilité personnelle », — cest ainsi quil sest exprimé, — « tâche de ten souvenir ; tu peux te retirer ! » Jai baisé la poussière de ses bottes, mentalement, bien entendu, car il naurait pas souffert que je le fisse en réalité : cest un homme trop pénétré des idées modernes pour accepter de pareils hommages. Mais, Seigneur, quel accueil jai reçu chez moi quand jai annoncé que je rentrais au service et que jallais toucher un traitement…
Lémotion obligea de nouveau Marméladoff à sarrêter. En ce moment, le cabaret fut envahi par une bande dindividus déjà pris de boisson. Un orgue de Barbarie se faisait entendre à la porte de létablissement, et la voix grêle dun enfant de sept ans chantait la Petite Ferme. La salle devenait bruyante. Le patron et ses garçons sempressaient autour des nouveaux venus. Sans faire attention à cet incident, Marméladoff poursuivit son récit. Les progrès de livresse rendaient le fonctionnaire de plus en plus expansif. En se rappelant sa récente rentrée au service, il avait comme un rayon de joie sur le visage. Raskolnikoff ne perdait aucune de ses paroles.
— Il y a de cela cinq semaines, monsieur. Oui… Dès que Catherine Ivanovna et Sonetchka eurent appris la nouvelle, Seigneur, je me trouvai comme transporté dans le paradis. Autrefois, je nentendais que des injures : « Couche-toi, brute ! » A présent, on marchait sur la pointe du pied, on faisait taire les enfants : « Chut ! Simon Zakharitch est revenu fatigué du service, il faut le laisser reposer ! » Avant que je sortisse pour aller à mon bureau, on me faisait boire du café à la crème ! On se procurait de la vraie crème, vous entendez ! Et où purent-elles trouver onze roubles cinquante kopecks pour remonter ma garde-robe ? Je ny comprends rien ! Toujours est-il quelles me requinquèrent des pieds à la tête : jeus des bottes, des plastrons en calicot superbe, un uniforme ; le tout, parfaitement conditionné, leur coûta onze roubles et demi.
Il y a six jours, quand jai rapporté intégralement à la maison mes premiers honoraires : vingt-trois roubles quarante kopecks, ma femme ma pincé la joue en mappelant : petit poisson. « Ah ! ma-t-elle dit, quel petit poisson tu es ! » Cela, en tête-à-tête, naturellement. Eh bien ! était-ce assez gentil ?
Marméladoff sinterrompit, il essaya de sourire, mais un tremblement subit agita son menton. Du reste, il se rendit maître de son émotion. Raskolnikoff ne savait que penser à la vue de cet ivrogne en bordée depuis cinq jours, couchant dans les bateaux de foin et, malgré tout, nourrissant une affection maladive pour sa famille. Le jeune homme écoutait de toutes ses oreilles, mais avec une sensation de malaise. Il sen voulait dêtre entré dans ce cabaret.
— Monsieur, monsieur ! sexcusa Marméladoff, — oh ! monsieur, peut-être trouvez-vous comme les autres cela risible, peut-être ne fais-je que vous ennuyer en vous racontant tous ces sots et misérables détails de mon existence domestique, mais pour moi ce nest pas drôle, car moi je puis sentir tout cela… Durant toute cette journée bénie, je fis des rêves enchanteurs : je songeais au moyen dorganiser notre vie, dhabiller les enfants, de procurer du repos à ma femme, de retirer du bourbier ma fille unique… Que de projets ne formais-je pas ! Eh bien, monsieur (Marméladoff tressaillit tout à coup, leva la tête et regarda en face son interlocuteur), le lendemain même — il y a juste cinq jours de cela — après avoir caressé tous ces rêves, jai dérobé, comme un voleur nocturne, la clef de Catherine Ivanovna et jai pris dans son coffre ce qui restait de largent rapporté par moi. Combien y avait-il encore ? je ne me le rappelle pas. Voilà, regardez-moi tous ! Depuis cinq jours jai quitté ma demeure, on ne sait chez moi ce que je suis devenu ; jai perdu mon emploi, jai laissé mon uniforme dans un cabaret près du pont Égipetsky, et lon ma donné cette défroque à la place… tout est fini ! Marméladoff se donna un coup de poing sur le front, serra les dents et, fermant les yeux, saccouda sur la table… Mais, au bout dune minute, son visage changea brusquement dexpression, il regarda Raskolnikoff avec un cynisme de commande et dit en riant :
— Aujourdhui, jai été chez Sonia ; je suis allé lui demander de largent pour boire ! Hé ! hé ! hé !
— Elle ten a donné ? cria avec un gros rire un des consommateurs qui faisait partie de la bande récemment entrée dans le cabaret.
— Cette demi-bouteille a été payée avec son argent, reprit Marméladoff en sadressant exclusivement à Raskolnikoff. — Elle est allée chercher trente kopecks et me les a remis de ses propres mains ; cétait tout ce quelle avait, je lai vu moi-même… Elle na rien dit, elle sest bornée a me regarder en silence… Un regard qui nappartient pas à la terre, un regard comme en ont les anges qui pleurent sur les fautes humaines, mais ne les condamnent pas ! Cela est bien plus triste, quand on ne reçoit pas de reproches !… Trente kopecks, oui. Et maintenant elle en a besoin, sans doute ! Quen pensez-vous, mon cher monsieur ? À présent, il faut quelle se tienne bien. Cette propreté qui est indispensable dans son métier coûte de largent. Vous comprenez ? On doit avoir de la pommade, des jupons empesés, de jolies bottines qui fassent valoir le pied, sil y a une flaque deau à enjamber. Comprenez-vous, comprenez-vous, monsieur, limportance de cette propreté ? Eh bien, voilà, moi son père selon la nature, je suis allé lui prendre ces trente kopecks pour les boire ! Et je les bois ! Et ils sont déjà bus !… Allons, qui donc aura pitié dun homme comme moi ? À présent, monsieur, pouvez-vous me plaindre ? Parlez, monsieur, avez-vous pitié de moi, oui ou non ? Hé, hé, hé, hé !
Il allait se verser à boire, quand il saperçut que la demi-bouteille était vidée.
— Mais pourquoi avoir pitié de toi ? cria le cabaretier.
Des rires éclatèrent, des injures même sy joignirent. Ceux qui navaient pas entendu les paroles de lex-fonctionnaire faisaient chorus avec les autres, rien quà voir sa figure.
Il semblait que Marméladoff neût attendu que linterpellation du cabaretier pour lâcher la bride à son éloquence ; il se leva soudain, et, le bras tendu en avant :
— Pourquoi avoir pitié de moi ! répliqua-t-il avec exaltation, — pourquoi avoir pitié de moi, dis-tu ? Cest vrai, il ny a pas lieu ! Il faut me crucifier, me mettre en croix et non me plaindre ! Crucifie-moi, juge, mais en me crucifiant aie pitié de moi ! Et alors jirai moi-même au-devant de mon supplice, car je nai pas soif de joie, mais de douleur et de larmes !… Penses-tu, marchand, que ta demi-bouteille mait procuré du plaisir ? Jai cherché la tristesse, la tristesse et les larmes au fond de ce flacon, je les y ai trouvées et savourées ; mais Celui qui a eu pitié de tous les hommes, Celui qui a tout compris, Celui-là aura pitié de nous ; Il est le seul juge. Il viendra au dernier jour et Il demandera : « Où est la fille qui sest sacrifiée pour une marâtre haineuse et phthisique, pour des enfants qui nétaient pas ses frères ? Où est la fille qui a eu pitié de son père terrestre et ne sest point détournée avec horreur de ce crapuleux ivrogne ? » Et Il dira : « Viens ! je tai déjà pardonné une fois… Je tai pardonné une fois… Maintenant encore tous tes péchés te sont remis parce que tu as beaucoup aimé… » Et Il pardonnera à ma Sonia, Il lui pardonnera, je le sais… Tantôt je lai senti dans mon cœur quand jétais chez elle !… Tous seront jugés par Lui, et Il pardonnera à tous : aux bons et aux méchants, aux sages et aux doux… Et quand Il aura fini avec les autres, alors notre tour viendra : « Approchez, vous aussi, nous dira-t-Il ; approchez, les ivrognes ; approchez, les lâches ; approchez, les impudiques ! » Et nous approcherons tous sans crainte. Et Il nous dira : « Vous êtes des cochons ! Vous avez sur vous le signe de la bête ; mais venez tout de même ! » Et les sages, les intelligents diront : « Seigneur, pourquoi reçois-Tu ceux-là ? » Et Il répondra : « Je les reçois, sages, je les reçois, intelligents, parce quaucun deux ne sest cru digne de cette faveur… » Et Il nous tendra ses bras, et nous nous y précipiterons… et nous fondrons en larmes… et nous comprendrons tout… Alors tout sera compris de tout le monde… Et Catherine Ivanovna comprendra, elle aussi… Seigneur, que ton règne arrive !
Épuisé, il se laissa tomber sur le banc sans regarder personne, comme sil avait oublié ce qui lentourait, et sabsorba dans une profonde rêverie. Ses paroles produisirent une certaine impression ; pendant un moment le bruit cessa, mais bientôt recommencèrent les rires mêlés aux invectives :
— Puissamment raisonné !
— Radoteur !
— Bureaucrate !
Etc., etc.
— Allons-nous-en, monsieur, dit brusquement Marméladoff en relevant la tête et en sadressant à Raskolnikoff. — Ramenez-moi… maison Kozel, dans la cour. Il est temps de retourner… chez Catherine Ivanovna…
Depuis longtemps le jeune homme avait envie de sen aller, lidée lui était déjà venue doffrir ses services à Marméladoff. Ce dernier avait les jambes beaucoup moins fermes que la voix ; aussi sappuyait-il lourdement sur son compagnon. La distance à parcourir était de deux à trois cents pas. À mesure que livrogne approchait de son domicile, il paraissait de plus en plus troublé et inquiet.
— Ce nest pas de Catherine Ivanovna que jai peur maintenant, balbutiait-il dans son émoi, — je sais bien quelle commencera par me tirer les cheveux, mais quest-ce que les cheveux ?… Cela ne signifie rien ! Et même il vaut mieux quelle me les tire, ce nest pas ce qui meffraye… Je crains… ses yeux… oui… ses yeux… Je crains aussi les taches rouges de ses joues… Jai peur encore de sa respiration… As-tu remarqué comme on respire dans cette maladie-là… quand on est en proie à une émotion violente ? Je crains aussi les pleurs des enfants… Parce que, si Sonia ne les a pas nourris, je ne sais pas ce quils auront mangé… je ne le sais pas ! Mais les coups, je nen ai pas peur... Sache, en effet, monsieur, que, loin de me faire souffrir, ces coups sont une jouissance pour moi… Je ne puis même pas men passer. Cela vaut mieux. Quelle me batte, quelle se soulage le cœur… cela vaudra mieux… Mais voici la maison. Maison Kozel. Le propriétaire est un serrurier allemand, un homme riche… Accompagne-moi !
Après avoir traversé la cour, ils se mirent en devoir datteindre le quatrième étage. Il était près de onze heures, et, quoiquil ny eût pas alors, à proprement parler, de nuit à Pétersbourg, plus ils montaient, plus lescalier devenait sombre, pour se perdre tout en haut dans une obscurité complète.
La petite porte enfumée qui donnait sur le palier était ouverte. Un bout de chandelle éclairait une chambre fort pauvre, longue de dix pas. Cette pièce que, du vestibule, lœil embrassait tout entière, était dans le plus grand désordre ; des linges denfants traînaient de différents cotés. Un drap troué était tendu de façon à masquer lun des coins les plus éloignés de la porte. Derrière ce paravent improvisé se trouvait probablement un lit. La chambre même ne contenait que deux chaises et un mauvais divan en toile cirée faisant face à une vieille table de cuisine en sapin, non vernie et privée de tapis. Sur la table était posé un chandelier de fer dans lequel un bout de chandelle achevait de brûler. Marméladoff avait son installation particulière, non dans un coin, mais dans un couloir. La porte donnant accès chez les autres locataires dAmalia Lippevechzel était entrouverte. Il y avait là des gens bruyants. Sans doute ils étaient en train de jouer aux cartes et de boire du thé. On entendait leurs cris, leurs éclats de rire et leurs paroles parfois très-décolletées.
Raskolnikoff reconnut immédiatement Catherine Ivanovna. Cétait une femme mince, assez grande et assez bien faite, mais à laspect extrêmement maladif. Elle avait encore de beaux cheveux châtains, et, comme lavait dit Marméladoff, ses pommettes étaient colorées de rouge. Les lèvres sèches, les mains pressées contre sa poitrine, elle se promenait de long en large dans sa petite chambre. Sa respiration était courte et inégale. Ses yeux brillaient dun éclat fiévreux, mais leur regard était dur et immobile. Éclairé par la lumière mourante du bout de chandelle, ce visage phtisique et agité produisait une impression pénible. Raskolnikoff jugea que Catherine Ivanovna ne devait pas avoir plus de trente ans ; elle était, de fait, beaucoup plus jeune que son mari… Elle ne remarqua pas larrivée des deux hommes : il semblait quelle eût perdu la faculté de voir ou dentendre.
Une chaleur étouffante régnait dans la chambre, et de lescalier montaient des exhalaisons infectes ; cependant elle ne songeait ni à ouvrir la fenêtre, ni à fermer la porte du carré ; la porte intérieure, simplement entre-bâillée, livrait passage à une épaisse fumée de tabac qui la faisait tousser, mais dont elle ne cherchait pas à se garantir.
La plus jeune fille, enfant de six ans, dormait assise sur le plancher, la tête appuyée contre le divan ; le petit garçon, dun an plus âgé quelle, tremblait dans un coin et pleurait : on venait, apparemment, de le battre. Laînée de la famille, une fillette de neuf ans, mince et grandelette, portait une chemise toute trouée ; sur ses épaules nues était jeté un vieux bournous en drap de dame qui avait dû être fait pour elle deux ans auparavant, car à présent il ne lui descendait même plus jusquaux genoux.
Debout dans le coin, à côté de son petit frère, elle avait passé son long bras, maigre comme une allumette, autour du cou de lenfant, et elle lui parlait tout bas, sans doute pour le faire taire. En même temps, elle suivait sa mère dun regard craintif. Ses grands yeux sombres, élargis par la frayeur, paraissaient plus grands encore sur ce petit visage décharné. Marméladoff, au lieu dentrer dans la chambre, sagenouilla près de la porte, mais il invita du geste Raskolnikoff à savancer. La femme, à la vue dun inconnu, sarrêta distraitement devant lui, et, durant une seconde, elle essaya de sexpliquer sa présence. « Que vient faire ici cet homme ? » se demandait-elle. Mais bientôt elle crut comprendre quil se rendait chez quelque autre locataire, la chambre des Marméladoff étant un lieu de passage. Aussi, sans plus faire attention à létranger, se préparait-elle à aller ouvrir la porte de communication, quand un cri soudain lui échappa : elle venait dapercevoir son mari à genoux sur le seuil.
— Ah ! tu es revenu ! fit-elle dune voix vibrante de colère. Scélérat! monstre! Mais où est largent ? Quas-tu dans ta poche ? montre un peu ! Et ce nest pas là ton vêtement ! Quas-tu fait de tes habits ? Quest devenu largent ? Parle !…
Elle se hâta de le fouiller. Loin dopposer aucune résistance, Marméladoff écarta aussitôt les bras des deux côtés pour faciliter la visite de ses poches. Il navait plus sur lui un seul kopeck.
— Où est donc largent ? criait-elle. Oh ! Seigneur, se peut-il donc quil ait tout bu ! Il y avait encore douze roubles dans le coffre !…
Prise dun soudain accès de rage, elle saisit son mari par les cheveux et le tira violemment dans la chambre. La patience de Marméladoff ne se démentit pas, il suivit docilement sa femme en se traînant à genoux derrière elle.
— Cela me fait plaisir ! Ce nest pas une douleur pour moi, mais une jouissance, monsieur ! criait-il, tandis que Catherine Ivanovna lui secouait la tête avec force ; une fois même il heurta du front contre le parquet. Lenfant qui dormait par terre séveilla et se mit à pleurer. Le petit garçon, debout dans le coin, ne put supporter ce spectacle. Il commença à frissonner, à pousser des cris, et sélança vers sa sœur. Il semblait pris de convulsions, tant il était effrayé. La fille aînée tremblait comme une feuille.
— Il a tout bu! Il a tout bu, tout ! vociférait Catherine Ivanovna au désespoir, — et ce ne sont pas là ses vêtements ! Ils ont faim ! ils ont faim (et en se tordant les mains elle montrait les enfants) ! Ô vie trois fois maudite ! Et vous, comment nêtes-vous pas honteux de venir ici au sortir du cabaret ? ajouta-t-elle en prenant soudain à partie Raskolnikoff. Tu as bu avec lui, nest-ce pas ? Tu as bu avec lui ? Va-ten !
Le jeune homme ne se fit pas répéter cet ordre et se retira sans dire un mot. La porte intérieure souvrit toute grande, et sur le seuil apparurent plusieurs curieux au regard effronté et moqueur. Ils étaient coiffés de calottes et fumaient, qui la pipe, qui la cigarette. Les uns étaient en robe de chambre, les autres avaient un costume léger jusquà lindécence ; quelques-uns tenaient des cartes à la main. Ce qui les amusait surtout, cétait dentendre Marméladoff, traîné par les cheveux, crier que cela lui faisait plaisir.
Déjà les locataires commençaient à envahir la chambre. Tout à coup retentit une voix irritée : cétait Amalia Lippevechzel elle-même qui, se frayant un passage à travers la foule, venait rétablir lordre à sa manière. Pour la centième fois, la logeuse signifia à la pauvre femme quelle eût à vider les lieux le lendemain. Comme on le devine, ce congé fut donné en termes fort insultants. Raskolnikoff avait sur lui la monnaie du rouble quil avait changé au cabaret. Avant de sortir, il prit dans sa poche une poignée de cuivre et, sans être vu, la déposa sur la croisée. Puis, quand il fut dans lescalier, il se repentit de sa générosité. Peu sen fallut quil ne remontât chez les Marméladoff.
« Allons, quelle sottise jai faite ! pensait-il : eux, ils ont Sonia, et moi, je nai personne. » Mais il se dit quil ne pouvait pas reprendre son argent, et que lors même quil le pourrait, il ne le ferait pas. Sur cette réflexion, il se décida à continuer son chemin. « Il faut de la pommade à Sonia, poursuivit-il avec un sourire amer en marchant dans la rue : cette propreté-là coûte de largent… Hum ! il paraît que Sonia na pas casqué aujourdhui. Au fait, la chasse à lhomme, cest comme la chasse à la bête fauve : on risque souvent den revenir bredouille… Donc ils seraient demain dans de vilains draps sils navaient pas mon argent… Ah ! oui, Sonia ! Tout de même, ils ont trouvé là une bonne vache à lait ! Et ils en profitent ! Cela ne leur fait plus rien, ils y sont faits. Ils ont un peu pleurniché dabord, et puis lhabitude est venue. Lhomme est lâche, il saccoutume à tout ! »
Raskolnikoff devint songeur.
— Eh bien, si jai menti, sécria-t-il ensuite, — si lhomme nest pas nécessairement lâche, il doit fouler aux pieds toutes les craintes, tous les préjugés qui larrêtent !…
III
Il séveilla tard le lendemain, après un sommeil agité qui ne lui rendit pas de forces. À son réveil, il se sentit de très-méchante humeur et regarda sa chambre dun air courroucé. Cette petite pièce, longue de six pas, offrait laspect le plus piteux, avec sa tapisserie jaunâtre, poudreuse et délabrée ; de plus, elle était si basse quun homme de haute taille sy trouvait mal à laise et craignait sans cesse de se cogner au plafond. Le mobilier répondait au local : trois vieilles chaises plus ou moins boiteuses, dans un coin une table en bois peint, sur laquelle traînaient des livres et des cahiers couverts de poussière, preuve évidente quon ny avait pas touché depuis longtemps ; enfin un grand vilain sofa dont létoffe sen allait en lambeaux.
Ce sofa, qui occupait près de la moitié de la chambre, servait de lit à Raskolnikoff. Le jeune homme sy couchait souvent tout habillé, sans draps ; il étendait sûr lui en guise de couverture son vieux paletot détudiant et se faisait un oreiller dun petit coussin sous lequel il mettait, pour lexhausser un peu, tout ce quil possédait de linge propre ou sale. Une petite table était placée devant le sofa.
La misanthropie de Raskolnikoff saccommodait très-bien de la malpropreté qui régnait dans ce taudis. Il avait pris en aversion tout visage humain, à ce point que la vue même de la bonne chargée de faire les chambres lui causait une sorte dexaspération. Cest ce qui arrive à certains monomanes préoccupés dune idée fixe.
Depuis quinze jours, la logeuse avait coupé les vivres à son pensionnaire, et celui-ci navait pas encore songé à aller sexpliquer avec elle.
Quant à Nastasia, la cuisinière et lunique servante de la maison, elle nétait pas trop fâchée de voir le locataire dans cet état desprit, car il en résultait pour elle une diminution douvrage : elle avait complétement cessé de ranger et dépousseter chez Raskolnikoff : tout au plus venait-elle, une fois par semaine, donner un coup de balai dans son logement. En ce moment elle le réveilla.
— Lève-toi ; quas-tu à dormir ainsi, lui cria-t-elle. Il est neuf heures. Je tapporte du thé, en veux-tu une tasse ? Quelle mine de déterré tu as !
Le locataire ouvrit les yeux, se secoua et reconnut Nastasia.
— Cest la logeuse qui menvoie ce thé ? demanda-t-il, tandis quil faisait un effort pénible pour se mettre sur son séant.
— Pas de danger que ce soit elle !
La servante plaça devant lui sa propre théière où il restait encore du thé, et déposa sur la table deux petits morceaux de sucre jaune.
— Nastasia, prends ceci, je te prie, dit Raskolnikolf en fouillant dans sa poche doù il tira une poignée de menue monnaie (cette fois encore il sétait couché tout habillé) — et va me chercher un petit pain blanc. Tu passeras aussi chez le charcutier, et tu machèteras un peu de saucisson, à bon marché.
— Dans une minute je tapporterai le petit pain blanc, mais au lieu du saucisson ne prendrais-tu pas bien du chtchi ? On en a fait hier, il est très-bon. Je ten avais déjà gardé une portion hier au soir, mais tu es rentré si tard ! Il est très-bon.
Elle alla chercher le chtchi ; puis, lorsque Raskolnikoff se fut mis à manger, elle sassit sur le sofa à côté de lui et commença à bavarder, en vraie fille de la campagne quelle était.
— Prascovie Pavlovna veut se plaindre de toi à la police, dit-elle.
Le visage du jeune homme sassombrit.
— À la police ? Pourquoi ?
— Tu ne la payes pas, et tu ne veux pas ten aller. Voilà pourquoi.
— Ah ! diable ! il ne manquait plus que cela ! grommela-t-il entre ses dents ; — voilà qui tombe fort mal à propos pour moi… Elle est sotte, ajouta-t-il à haute voix — Je passerai chez elle aujourdhui, je lui parlerai.
— Pour sotte, elle lest tout comme moi ; mais toi qui es intelligent, pourquoi restes-tu là couché comme un propre à rien ? Pourquoi ne voit-on jamais de ton argent ? Il paraît quautrefois tu allais donner des leçons, pourquoi maintenant ne fais-tu plus rien ?
— Je fais quelque chose… répondit sèchement, et comme malgré lui, Raskolnikoff.
— Quest-ce que tu fais ?
— Un travail…
— Quel travail ?
— Je pense, répondit-il sérieusement, après un silence.
Nastasia se tordit. Elle était dun caractère gai ; mais quand elle riait, cétait dun rire silencieux qui secouait toute sa personne et finissait par lui faire mal.
— Ça te rapporte beaucoup dargent, de penser ? demanda-t-elle lorsquelle put parler.
— On ne peut pas aller donner des leçons, quand on na pas de bottes. Dailleurs, je crache là-dessus.
— Prends garde que ton crachat ne te retombe sur la face.
— Pour ce quon gagne à donner des leçons ! Quest-ce quon peut faire avec quelques kopecks ? reprit-il dun ton aigre en sadressant plutôt à lui-même quà son interlocutrice.
— Tu voudrais acquérir tout dun coup une fortune ?
Il la regarda dun air étrange et resta un moment silencieux.
— Oui, une fortune, dit-il ensuite avec force.
— Doucement, tu me fais peur ; cest que tu es terrible ! Faut-il taller chercher un petit pain blanc ?
— Comme tu voudras.
— Tiens, joubliais ! Il est venu une lettre pour toi en ton absence.
— Une lettre ! pour moi ? de qui ?
— De qui, je nen sais rien. Jai donné de ma poche trois kopecks au facteur. Jai bien fait, nest-ce pas ?
— Apporte-la donc, pour lamour de Dieu ! Apporte-la ! sécria Raskolnikoff très-agité, — Seigneur !
Une minute après, la lettre était entre ses mains. Il ne sétait pas trompé : elle venait de sa mère et portait le timbre du gouvernement de R… Il ne put sempêcher de pâlir en la recevant. Depuis longtemps déjà, il était sans nouvelles des siens ; toutefois, en ce moment, autre chose encore lui serra brusquement le cœur.
— Nastasia, va-ten, de grâce ! voici tes trois kopecks, mais, pour lamour de Dieu, va-ten bien vite !
La lettre tremblait dans ses doigts ; il ne voulait pas la décacheter en présence de Nastasia, il attendait pour en commencer la lecture que la servante fût partie. Resté seul, il porta vivement le pli à ses lèvres et le baisa. Puis il se remit à considérer longuement ladresse ; il reconnut les caractères tracés par une main chérie : cétait lécriture fine et un peu penchée de sa mère, qui jadis lui avait appris à lire et à écrire. Il hésitait, semblait même éprouver une certaine crainte. À la fin, il rompit le cachet : la lettre était fort longue ; deux grandes feuilles de papier de poste avaient été remplies de chaque côté.
« Mon cher Rodia, écrivait la mère, voilà déjà plus de deux mois que je ne me suis entretenue par lettre avec toi, ce dont jai moi-même souffert au point den perdre souvent le sommeil. Mais sans doute tu me pardonnes mon silence involontaire. Tu sais comme je taime ; Dounia et moi nous navons que toi, tu es tout pour nous, tout notre espoir, tout notre bonheur dans lavenir. Que suis-je devenue quand jai appris que tu avais dû depuis plusieurs mois quitter lUniversité faute de moyens dexistence, et que tu navais plus ni leçons ni ressources daucune sorte !
« Comment pouvais-je te venir en aide avec mes cent vingt roubles de pension annuelle ? Les quinze roubles que je tai fait parvenir, il y a quatre mois, je les avais empruntés, comme tu le sais toi-même, à un marchand de notre ville, Afanase Ivanovitch Vakhrouchine. Cest un brave homme, et il était lami de ton père. Mais lui ayant donné procuration pour toucher ma pension à ma place, je ne pouvais rien tenvoyer avant quil fût remboursé, et il vient seulement de lêtre.
« À présent, grâce à Dieu, je crois être en mesure de texpédier encore de largent. Du reste, je mempresse de te dire que nous avons lieu maintenant de nous louer de la fortune. Dabord, une chose dont tu ne te doutes probablement pas, cher Rodia, cest que ta sœur habite avec moi depuis six semaines déjà, et quelle ne me quittera plus. Dieu soit loué ! ses tourments ont pris fin ; mais procédons par ordre, car je veux que tu saches comment tout sest passé et ce que nous tavions dissimulé jusquici.
« Il y a deux mois, tu mécrivais que tu avais entendu parler de la triste situation faite à Dounia dans la famille Svidrigaïloff, et tu me demandais des éclaircissements à ce sujet. Que pouvais-je te répondre alors ? Si je tavais mis au courant des faits, tu aurais tout quitté pour venir nous retrouver, lors même quil teût fallu faire la route à pied ; car, avec le caractère et les sentiments que je te connais, tu naurais pas laissé insulter ta sœur. Moi-même jétais au désespoir, mais quy avait-il à faire ? Moi non plus, je ne connaissais pas alors toute la vérité. Le pire était que Dounetchka, entrée lannée dernière comme institutrice dans cette maison, avait reçu davance cent roubles quelle devait rembourser à laide dune retenue mensuelle sur ses honoraires : force lui était donc de rester en place jusquà lextinction de sa dette.
« Cette somme (aujourdhui, je puis tout texpliquer, très-cher Rodia), elle se létait fait avancer surtout pour tenvoyer les soixante roubles dont tu avais alors un si grand besoin et que tu as reçus de nous lan passé. À cette époque, nous tavons trompé en técrivant que cet argent provenait danciennes économies amassées par Dounetchka. Cétait un mensonge ; à présent, je te découvre toute la vérité, parce que Dieu a permis que les choses prissent subitement une meilleure tournure, et aussi pour que tu saches combien Dounia taime et quel cœur dor elle possède.
« Le fait est que M. Svidrigaïloff commença par se montrer très-grossier avec elle ; à table, il ne cessait de lui prodiguer les impolitesses et les sarcasmes… Mais à quoi bon métendre sur ces pénibles détails qui ne feraient que tirriter inutilement, puisque tout cela est passé ? Bref, bien que traitée avec beaucoup dégards et de bonté par Marfa Pétrovna, la femme de Svidrigaïloff, et par les autres personnes de la maison, Dounetchka avait grandement à souffrir, surtout quand M. Svidrigaïloff, qui a pris au régiment lhabitude de boire, se trouvait sous linfluence de Bacchus. Encore si tout sétait borné à cela ! Mais figure-toi que sous les dehors de la grossièreté et du mépris, cet insensé cachait une passion pour Dounia !
« À la fin, il leva le masque, cest-à-dire quil fit à Dounetchka des propositions déshonorantes ; il essaya de la séduire par diverses promesses, se déclarant prêt à planter là son ménage et à aller vivre avec elle soit dans un autre village, soit à létranger. Tu peux te représenter toutes les souffrances de Dounia. Non-seulement la question pécuniaire, dont je tai parlé, ne lui permettait pas de résigner immédiatement ses fonctions ; mais, de plus, elle eut craint, en le faisant, déveiller les soupçons de Marfa Pétrovna et dintroduire la discorde dans la famille.
« Le dénoûment arriva à limproviste. Marfa Pétrovna surprit inopinément son mari dans le jardin au moment où il obsédait Dounia de ses instances, et, comprenant mal la situation, elle attribua tous les torts à la pauvre fille. Une scène terrible eut lieu entre elles. Madame Svidrigaïloff ne voulut rien entendre ; elle cria pendant une heure contre sa prétendue rivale, soublia même jusquà la frapper, et finalement la fit ramener chez moi dans une simple charrette de paysan, sans même lui laisser le temps de faire sa malle.
« Toutes les affaires de Dounia : linge, vêtements, etc., furent jetées pêle-mêle dans la télègue. La pluie tombait à torrents, et, après avoir subi de tels affronts, Dounia dut faire dix-sept verstes en compagnie dun moujik dans une charrette non couverte. Dis-moi, maintenant, que pouvais-je técrire en réponse à la lettre reçue de toi il y a deux mois ? Jétais au désespoir ; je nosais tapprendre la vérité, parce quelle taurait causé trop de chagrin et dirritation ; dailleurs, Dounia me lavait défendu. Quant à écrire pour ne remplir ma lettre que de riens, je men sentais incapable, ayant le cœur si gros. À la suite de cette histoire, nous fûmes durant un grand mois la fable de la ville, et les choses en vinrent au point que Dounia et moi ne pouvions plus aller à léglise sans entendre les gens chuchoter sur notre passage dun air méprisant.
« Tout cela par la faute de Marfa Pétrovna, laquelle navait rien eu de plus pressé que daller partout diffamer Dounia. Elle connaît tout le monde chez nous, et, durant ce mois, elle vint ici presque chaque jour. Or, comme elle est un peu bavarde et quelle aime surtout à se plaindre à tout venant de son mari, elle eut bientôt fait de répandre lhistoire non-seulement dans la ville, mais dans le district tout entier. Ma santé ny résista pas ; Dounetchka se montra plus forte que moi. Loin de faiblir devant la calomnie, cétait elle qui me consolait et sefforçait de me rendre du courage. Si tu lavais vue alors ! Cest un ange !
« Mais la miséricorde divine fit cesser nos infortunes. M. Svidrigaïloff rentra en lui-même, et, prenant sans doute en pitié le sort de la jeune fille quil avait compromise, il mit sous les yeux de Marfa Pétrovna les preuves les plus convaincantes de linnocence de Dounia.
« Justement, il avait conservé une lettre que, dès avant la scène du jardin, elle sétait vue forcée de lui écrire pour décliner une demande de rendez-vous. Dans cette lettre précisément, elle lui reprochait lindignité de sa conduite à légard de sa femme, lui rappelait ses devoirs de père et dépoux ; enfin, lui représentait ce quil y avait de vil à persécuter une jeune fille malheureuse et sans défense.
« Dès lors, il ne resta plus à Marfa Pétrovna aucun doute sur linnocence de Dounetchka. Le lendemain, qui était un dimanche, elle se rendit chez nous, et, après nous avoir tout raconté, elle se jeta dans les bras de Dounia, à qui elle demanda pardon en pleurant. Puis elle alla dans toutes les maisons de la ville, et partout rendit le plus éclatant hommage à lhonnêteté de Dounetchka, ainsi quà la noblesse de ses sentiments et de sa conduite. Non contente de cela, elle montrait à tout le monde et lisait à haute voix la lettre autographe de Dounia à M. Svidrigaïloff ; elle en fit même tirer plusieurs copies (ce que, pour mon compte, je trouve excessif). Du moins, elle a pleinement réhabilité Dounetchka ; par contre, son mari sort de cette aventure couvert dun déshonneur ineffaçable ; je ne puis même mempêcher de plaindre ce pauvre fou si sévèrement puni.
« Dounia a aussitôt reçu des offres de leçons dans différentes maisons ; mais elle les a refusées. Tout le monde, en général, sest mis soudain à lui témoigner une considération particulière, et le retour de lestime publique a été la principale cause de lévénement inattendu qui, je puis le dire, va changer notre destinée.
« Apprends, cher Rodia, quun parti sest présenté pour ta sœur, et quelle a donné déjà son consentement, ce dont jai hâte de tinformer. Tu nous pardonneras, à Dounia et à moi, davoir pris cette décision sans te consulter, quand tu sauras que laffaire ne souffrait pas de remise et quil nous était impossible dattendre, pour donner notre réponse, que nous eussions reçu la tienne. Dailleurs, nétant pas sur les lieux, tu naurais pu juger en connaissance de cause.
« Voici comment les choses se sont passées. Le futur, Pierre Pétrovitch Loujine, est un conseiller de cour, parent éloigné de Marfa Pétrovna, qui a agi puissamment dans cette circonstance. Cest elle qui la introduit chez nous. Il a été convenablement reçu, a pris du café et, le lendemain même, nous a adressé une lettre très-polie, dans laquelle il faisait sa demande, en sollicitant une réponse prompte et catégorique. Ce monsieur est un homme daffaires fort occupé ; il est à la veille de se rendre à Pétersbourg, de sorte quil na pas une minute à perdre.
« Naturellement, nous sommes restées tout dabord stupéfaites, tant nous nous attendions peu à une mise en demeure si brusque. Ta sœur et moi nous avons examiné la question ensemble durant toute la journée. Pierre Pétrovitch est dans une belle position ; il sert en deux endroits et possède déjà de la fortune. À la vérité, il a quarante-cinq ans, mais son extérieur est assez agréable, et il peut encore plaire aux femmes. Cest un homme très-posé et très-convenable, je le trouve seulement un peu froid et hautain ; toutefois, les apparences peuvent être trompeuses.
« Tu es prévenu, cher Rodia : lorsque tu le verras à Pétersbourg, ce qui ne tardera guère, ne le juge pas trop vite et ne le condamne pas sans appel, comme tu as lhabitude de le faire, si, à première vue, tu te sens peu de sympathie pour lui. Je te dis cela à tout hasard : au fond, je suis persuadée quil produira sur toi une impression favorable. Du reste, en général, pour connaître quelquun, il faut lavoir pratiqué longuement et observé avec soin ; sinon, on commet des erreurs dappréciation quil est ensuite très-difficile de rectifier.
« Mais en ce qui concerne Pierre Pétrovitch, tout donne à croire que cest un homme très-respectable. Dès sa première visite, il nous a déclaré quil était un homme positif : « Toutefois, a-t-il ajouté en propres termes, je partage sur bien des points les idées de nos générations modernes, et je suis lennemi de tous les préjugés. » Il en a dit beaucoup plus long, car il est, semble-t-il, un tantinet vaniteux et phraseur, ce qui, somme toute, ne constitue pas un cas pendable.
« Moi, naturellement, je nai pas compris grandchose à ses paroles, je me bornerai donc à te citer lopinion de Dounia : « Quoique médiocrement instruit, ma-t-elle dit, il est intelligent et paraît bon. » Tu connais le caractère de ta sœur, Rodia. Cest une jeune fille courageuse, sensée, patiente et magnanime, bien quelle possède un cœur ardent, ainsi que jai pu men convaincre. Assurément il ne sagit ici, ni pour lun, ni pour lautre, dun mariage damour ; mais Dounia nest pas seulement une jeune fille intelligente, elle est en même temps une créature dune noblesse angélique, et si son mari sapplique à la rendre heureuse, elle se fera un devoir de le payer de retour.
« En homme avisé quil est, Pierre Pétrovitch doit comprendre que le bonheur de sa femme sera la meilleure garantie du sien propre ; Par exemple, il ma dabord fait leffet dêtre un peu roide, mais cela tient probablement à ce quil est sans détours. Ainsi, dans sa seconde visite, lorsque sa demande était déjà agréée, il nous a dit en causant quavant même de connaître Dounia il était résolu à népouser quune jeune fille honnête, mais sans dot et ayant déjà éprouvé la pauvreté : selon lui, en effet, lhomme ne doit avoir aucune obligation à sa femme, et il vaut beaucoup mieux que celle-ci voie dans son époux un bienfaiteur.
« Ce ne sont pas tout à fait les termes dont il sest servi, je dois reconnaitre quil sest exprimé dune façon plus délicate, mais je ne me rappelle que lidée. Dailleurs, il a dit cela sans préméditation ; évidemment la phrase lui est échappée dans le feu de la conversation ; il a même essayé ensuite den atténuer la portée. Néanmoins, jai trouvé cela quelque peu roide, et jen ai fait plus tard lobservation à Dounia. Mais elle ma répondu avec humeur que les paroles ne sont que des paroles, ce qui, après tout, est juste. Durant la nuit qui a précédé sa détermination, Dounetchka na pas fermé lœil. Me croyant endormie, elle a quitté le lit pour se promener de long en large dans la chambre. Finalement, elle sest mise à genoux, et, après une longue et fervente prière devant limage, elle ma déclaré le lendemain matin que sa résolution était prise.
« Je tai déjà dit que Pierre Pétrovitch allait se rendre incessamment à Pétersbourg. De graves intérêts ly appellent, et il veut sétablir avocat dans cette ville. Depuis longtemps, il soccupe de procédure ; il vient de gagner une cause importante, et son voyage à Pétersbourg est motivé par une affaire considérable quil doit suivre au Sénat. Dans ces conditions, cher Rodia, il est en mesure de te rendre les plus grands services, et nous avons déjà pensé, Dounia et moi, que tu pourrais dès maintenant commencer sous ses auspices ta future carrière. Ah ! si cela se réalisait ! Lavantage serait tel pour toi quil faudrait lattribuer à une faveur marquée de la divine Providence.
« Dounia na pas autre chose en tête. Nous avons déjà touché un mot de la question à Pierre Pétrovitch. Il sest exprimé avec réserve : « Sans doute, a-t-il dit, comme jai besoin dun secrétaire, jaime mieux confier cet emploi à un parent quà un étranger, pourvu quil soit capable de le remplir (il ne manquerait plus que cela que tu en fusses incapable !) ; il paraît craindre seulement quavec ta besogne universitaire tu naies pas le temps de toccuper de son cabinet. Pour cette fois, la conversation en est restée là, mais Dounia na plus maintenant que cette idée dans lesprit. Son imagination échauffée te voit déjà travaillant sous la direction de Pierre Pétrovitch et même associé à ses affaires, dautant plus que tu es dans la faculté juridique. Quant à moi, Rodia, je pense tout à fait comme elle, et les projets quelle forme pour ton avenir me semblent très-réalisables.
« Malgré la réponse évasive de Pierre Pétrovitch, laquelle se comprend très-bien, puisquil ne te connait pas encore, Dounia compte fermement sur sa légitime influence dépouse pour arranger les choses au gré de nos communs désirs. Bien entendu, nous navons eu garde de laisser entendre à Pierre Pétrovitch que tu pourrais un jour devenir son associé. Cest un homme positif, et il aurait sans doute fait mauvais accueil à ce qui ne lui eût paru quun simple rêve.
« Sais-tu une chose, très-cher Rodia ? pour certaines raisons qui, du reste, nont nullement trait à Pierre Pétrovitch et ne sont peut-être que des lubies de vieille femme, je crois quaprès le mariage je ferai bien de continuer à habiter chez moi, au lieu daller demeurer avec eux. Il sera, jen suis persuadée, assez reconnaissant et assez délicat pour mengager à ne point me séparer de ma fille ; sil nen a encore rien dit jusquà présent, cest, naturellement, que cela est sous-entendu. Mais jai lintention de refuser.
« Si cest possible, je me fixerai dans votre voisinage, car, Rodia, jai gardé le plus agréable pour la fin. Apprends donc, mon cher ami, que dici à très-peu de temps, nous nous reverrons tous trois, et quil nous sera donné de nous embrasser de nouveau après avoir été séparés pendant près de trois ans ! Il est dores et déjà décidé que Dounia et moi allons nous rendre à Pétersbourg. Quand ? Je ne le sais pas au juste ; mais, en tout cas, ce sera bientôt, peut-être dans huit jours. Tout est subordonné aux arrangements de Pierre Pétrovitch, qui nous enverra ses instructions dès quil se sera un peu organisé là-bas. Il tient, pour certaines raisons, à hâter le plus possible la cérémonie nuptiale : sil y a moyen, il désire que le mariage soit célébré pendant ces jours gras ou, au plus tard, après le carême de lAssomption. Oh ! avec quelle joie je te presserai sur mon cœur !
« Dounia est tout émue à lidée de te revoir, et elle ma dit une fois en plaisantant que, ne fût-ce que pour cela, elle épouserait volontiers Pierre Pétrovitch. Cest un ange ! Elle najoute rien à ma lettre, parce quelle aurait, dit-elle, trop de choses à te communiquer, et quen pareil cas, ce nest pas la peine décrire quelques lignes ; elle me charge de mille embrassements pour toi. Bien que nous soyons à la veille dêtre tous réunis, je compte néanmoins tenvoyer incessamment le plus dargent que je pourrai. Dès quon a su ici que Dounetchka allait épouser Pierre Pétrovitch, mon crédit sest relevé tout dun coup, et je sais de science certaine quAfanase Ivanovitch est tout prêt à mavancer jusquà soixante-dix roubles, remboursables sur ma pension.
« Je vais donc texpédier dici à quelques jours vingt-cinq ou trente roubles. Je tenverrais même une plus grosse somme, si je ne craignais de me trouver à court dargent pour le voyage. Il est vrai que Pierre Pétrovitch a la bonté de prendre à sa charge une partie de nos dépenses de route ; il doit notamment nous procurer à ses frais une grande caisse pour emballer nos effets ; mais il faut que nous payions nos coupons jusquà Pétersbourg, et nous ne pouvons pas non plus arriver sans le sou dans la capitale.
« Dounia et moi nous avons déjà tout calculé : le voyage ne nous reviendra pas cher. De chez nous au chemin de fer il ny a que quatre-vingt-dix verstes, et nous avons traité avec un paysan de notre connaissance qui nous prendra dans sa carriole pour nous conduire à la gare ; ensuite, nous monterons avec une grande satisfaction dans un compartiment de troisième classe. Bref, tout compte fait, cest trente roubles et non vingt-cinq que je vais avoir le plaisir de tenvoyer.
« Maintenant, mon très-cher Rodia, je tembrasse en attendant notre prochaine réunion, et je tenvoie ma bénédiction maternelle. Aime Dounia, ta sœur, Rodia ; sache quelle taime infiniment plus quelle-même, et paye-la de retour. Cest un ange, et toi, Rodia, tu es tout pour nous, tout notre espoir, tout notre futur bonheur. Pourvu que tu sois heureux, nous le serons aussi. Adieu ! ou plutôt au revoir ! Je tembrasse mille fois.
« À toi jusquau tombeau.
« Pulchérie Raskolnikoff. »
Les larmes mouillèrent souvent les yeux du jeune homme pendant la lecture de cette lettre ; mais, lorsquil leut terminée, un sourire fielleux se montra sur son visage pâle et convulsé. Appuyant la tête sur son coussin nauséabond et malpropre, il resta longtemps pensif. Son cœur battait avec force, et le trouble régnait dans ses idées. À la fin, il se sentit à létroit, comme étouffé dans cette petite chambre jaune qui ressemblait à une armoire ou à une malle. Son être physique et moral avait besoin despace.
Il prit son chapeau et sortit, sans craindre cette fois de rencontrer qui que ce fût dans lescalier. Il ne songeait plus à la logeuse. Il se dirigea vers Vasili Ostroff par la perspective V. Sa marche était rapide comme celle de quelquun qui se rend à une besogne pressée ; mais, selon son habitude, il ne remarquait rien sur la route, marmottait à part soi et même monologuait tout haut, ce qui étonnait fort les passants. Beaucoup le prenaient pour un homme ivre.
IV
La lettre de sa mère lavait fort agité. Mais, quant au point principal, il navait pas eu une minute dhésitation. Dès le premier moment, avant même quil eût achevé la lecture de la lettre, sa résolution était prise : « Tant que je serai vivant, ce mariage naura pas lieu ; que M. Loujine aille au diable ! »
« Cest que laffaire est trop claire », murmurait-il à part soi en souriant dun air vainqueur comme si déjà le succès lui eût été acquis. « Non, maman, non, Dounia, vous ne réussirez pas à me tromper !… Et elles sexcusent encore de ne mavoir point consulté et davoir décidé la chose en dehors de moi ! Je crois bien ! Elles pensent quà présent il ny a plus moyen de rompre lunion projetée : nous verrons un peu sil ny a plus moyen ! Quelle raison elles allèguent : « Pierre Pétrovitch est un homme si occupé, quil ne peut se marier quà la vapeur ! »
« Non, Dounetchka, je comprends tout, je sais ce que tu voulais me communiquer, je sais à quoi tu as pensé toute la nuit en te promenant dans la chambre, et ce que tu as demandé à Notre-Dame de Kazan dont limage est dans la chambre à coucher de maman. Le Golgotha est dur à monter. Hum !… Ainsi, voilà qui est définitivement réglé : vous épousez, Avdotia Romanovna, un positif homme daffaires qui possède déjà de la fortune (la remarque a son prix), qui sert en deux endroits et qui partage, à ce que dit maman, les idées de nos générations modernes. Dounetchka elle-même observe quil « paraît » bon. Ce paraît est grand comme le monde ! Cest sur la foi de cette apparence que Dounetchka va lépouser !… Admirable !… Admirable !…
« …Mais je serais curieux de savoir pourquoi maman a parlé, dans sa lettre, des « générations modernes ». Est-ce simplement pour caractériser le personnage, ou a-t-elle eu une arrière-pensée, celle de concilier mes sympathies à M. Loujine ? Oh ! la belle rusée ! Il y a encore une circonstance que je serais bien aise déclaircir : jusquà quel point ont-elles été franches lune avec lautre durant ce jour et cette nuit qui ont précédé la résolution de Dounetchka ? Y a-t-il eu une explication formelle et verbale entre elles, ou se sont-elles mutuellement comprises sans presque avoir besoin déchanger leurs idées ? À en juger daprès la lettre, je pencherais plutôt vers cette dernière supposition : maman la trouvé quelque peu roide, et, dans sa naïveté, elle a fait part de cette observation à Dounia. Mais celle-ci, naturellement, sest fâchée et a répondu « avec humeur ».
« Je crois bien ! Du moment que la chose était décidée, quil ny avait plus à y revenir, la remarque de maman était au moins inutile. Et pourquoi mécrit-elle : « Aime Dounia, Rodia, elle taime plus quelle-même ! ». Sa conscience ne lui reprocherait-elle pas sourdement davoir sacrifié sa fille à son fils ? « Tu es notre bonheur dans lavenir, tu es tout pour nous ! ». Oh ! maman !… »
Lirritation de Raskolnikoff grandissait dinstant en instant, et si alors il avait rencontré M. Loujine, il laurait probablement tué.
« Hum ! cest vrai, continua-t-il en suivant au vol les pensées qui tourbillonnaient dans sa tête, cest vrai que « pour connaître quelquun il faut lavoir pratiqué longuement et observé avec soin » ; mais M. Loujine nest pas difficile à déchiffrer. Avant tout, « cest un homme daffaires, et il paraît bon » ; ce qui suit a lair dune plaisanterie : « il veut bien nous procurer à ses frais une grande caisse » ; allons, comment après cela douter de sa bonté ? Sa future et sa belle-mère vont se mettre en route dans une charrette de paysan où elles ne seront abritées contre la pluie que par une mauvaise bâche (je suis payé pour la connaître, cette charrette !).
« Quimporte ! Le trajet jusquà la gare nest que de quatre-vingt-dix verstes ; « ensuite, nous monterons avec une grande satisfaction dans un compartiment de troisième classe », pour faire mille verstes. Elles ont raison : il faut tailler le manteau selon le drap ; mais vous, monsieur Loujine, à quoi pensez-vous ? Voyons, cest de votre future quil sagit… Et comment pouvez-vous ignorer que, pour faire ce voyage, la mère doit emprunter sur sa pension ? Sans doute, avec votre esprit mercantile, vous avez considéré cela comme une affaire entreprise de compte à demi, où, par conséquent, chaque associé doit fournir sa quote-part ; mais vous avez un peu trop tiré la couverture de votre côté : il ny a aucune parité entre la dépense dune grande malle et celle du voyage.
« Est-ce quelles ne voient pas cela, ou feignent-elles de ne pas le voir ? Le fait est quelles paraissent contentes ! Cependant, quels fruits peut-on attendre après de pareilles fleurs ? Ce qui me révolte dans un tel procédé, cest moins encore la lésinerie que le mauvais ton : le soupirant donne la note de ce que sera le mari… Et maman, qui jette largent par les fenêtres, avec quoi arrivera-t-elle à Pétersbourg ? Avec trois roubles dargent ou deux « petits billets », comme dit cette… vieille femme… hum ! Sur quelles ressources compte-t-elle donc pour vivre ici ? Certains indices lui ont donné à comprendre quaprès le mariage elle ne pourrait pas rester avec Dounia ; quelque mot échappé à cet aimable homme aura sans doute été un trait de lumière pour maman, bien quelle sefforce de fermer ses yeux à lévidence.
« Jai lintention de refuser », dit-elle. Eh bien, alors, sur quels moyens dexistence compte-t-elle ? Sur ses cent vingt roubles de pension dont il faudra défalquer la somme prêtée par Afanase Ivanovitch ? Là-bas, dans notre petite ville, elle fatigue ses pauvres yeux à tricoter des fichus de laine et à broder des manchettes, mais je sais que ce travail ne rapporte pas plus de vingt roubles par an. Donc, malgré tout, cest dans les sentiments généreux de M. Loujine quelle met son espoir : « Il mengagera lui-même à ne pas me séparer de ma fille. » Crois ça et bois de leau !
« Passe encore pour maman, elle est ainsi, cest dans sa nature, mais Dounia ?
« Il est impossible quelle ne comprenne pas cet homme, et elle consent à lépouser ! Sa liberté morale, son âme lui sont autrement chères que le bien-être ; plutôt que dy renoncer, elle mangerait du pain noir et boirait de leau ; elle ne les donnerait pas pour tout le Sleswig-Holstein, à plus forte raison pour M. Loujine. Non, la Dounia que jai connue nétait point cela, et sans doute elle est restée la même… Que dire ? Il est pénible dhabiter chez des Svidrigaïloff ! Rouler de province en province, passer toute sa vie à donner des leçons moyennant deux cents roubles par an, certes cela est dur ; pourtant, je sais que ma sœur irait travailler chez un planteur dAmérique ou chez un Allemand de Lithuanie plutôt que de savilir en enchaînant, par pur intérêt personnel, son existence à celle dun homme quelle nestime pas et avec qui elle na rien de commun ! M. Loujine serait en or pur ou en diamant, quelle ne consentirait pas encore à devenir la concubine légitime de M. Loujine ! Pourquoi donc sy résoud-elle à présent ?
« Où est le mot de cette énigme ? Eh ! la chose est claire : pour elle-même, pour se procurer le bien-être ou même pour échapper à la mort, elle ne se vendrait pas ; mais pour un autre, pour un être aimé, adoré, elle se vend ! Voilà tout le mystère expliqué : cest pour son frère, pour sa mère quelle se vend ! Elle vend tout ! Oh ! en pareil cas, nous faisons violence même à notre sentiment moral ; nous portons au marché notre liberté, notre repos, notre conscience elle-même, tout, tout ! Périsse notre vie, pourvu que les chères créatures soient heureuses ! Bien plus, nous empruntons aux jésuites leur casuistique subtile, nous transigeons avec nos scrupules, nous en arrivons à nous persuader quil faut agir ainsi, que lexcellence du but justifie notre conduite ! Voilà comme nous sommes, et tout cela est limpide. Il est clair quici, au premier plan, se trouve Rodia Romanovitch Raskolnikoff. Ne faut-il pas assurer son bonheur, lui fournir le moyen dachever ses études universitaires, de devenir lassocié de M. Loujine, de parvenir à la fortune, à la renommée, à la gloire, si cest possible ? Et la mère ? Elle ne voit ici que son cher Rodia, son premier-né. Comment ne sacrifierait-elle pas même sa fille à ce fils, objet de ses prédilections ? Cœurs tendres et injustes !
« Mais quoi ! cest le sort de Sonetchka que vous acceptez ! Sonetchka, Sonetchka Marméladoff, léternelle Sonetchka qui durera aussi longtemps que le monde ! Avez-vous bien mesuré toutes deux létendue de votre sacrifice ? Savez-vous, Dounetchka, que vivre avec M. Loujine, cest vous ravaler au niveau de Sonetchka ? « Ici, il ne peut y avoir damour », écrit maman. Eh bien, sil ne peut y avoir ni amour, ni estime, si, au contraire, il ny a quéloignement, répulsion, dégoût, en quoi donc ce mariage diffère-t-il de la prostitution ? Encore Sonetchka est-elle plus excusable, elle qui sest vendue non pour se procurer un supplément de bien-être, mais parce quelle voyait la faim, la vraie faim à son logis !…
« Et si plus tard le fardeau se trouve au-dessus de vos forces, si vous regrettez ce que vous avez fait, que de douleur, que de malédictions, que de larmes secrètement versées, car vous nêtes pas une Marfa Pétrovna ! Et maman, que deviendra-t-elle alors ? Maintenant déjà elle est inquiète, tourmentée : que sera-ce quand elle verra les choses comme elles sont ? Et moi ?… Pourquoi donc, au fait, navez-vous pas pensé à moi ? Je ne veux pas de votre sacrifice, Dounetchka, je nen veux pas, maman ! Aussi longtemps que je vivrai, ce mariage naura pas lieu ! »
Il rentra tout à coup en lui-même et sarrêta.
« Il naura pas lieu ? Mais que feras-tu donc pour lempêcher ? Tu opposeras ton veto ? De quel droit ? Que peux-tu leur promettre de ton côté pour prendre ce droit-là ? Tu tengageras à leur consacrer toute ta vie, tout ton avenir, quand tu auras fini tes études et trouvé une place? Cest le futur, cela, mais le présent ? Il sagit de faire quelque chose dès maintenant, comprends-tu ? Or, pour le moment, quest-ce que tu fais ? Tu les gruges. Tu forces lune à emprunter sur sa pension, lautre à demander une avance dhonoraires aux Svidrigaïloff ! Sous prétexte que tu seras millionnaire plus tard, tu prétends aujourdhui disposer souverainement de leur sort, mais peux-tu actuellement subvenir à leurs besoins ? Dans dix ans tu le pourras ! En attendant, ta mère se sera perdu les yeux à tricoter des fichus et peut-être à pleurer ; les privations auront ruiné sa santé ; et ta sœur ? Allons, songe un peu aux risques qui menacent ta sœur durant ce laps de dix ans ! Saisis-tu ? »
Il éprouvait un âcre plaisir à se poser ces poignantes questions qui, du reste, nétaient pas nouvelles pour lui. Depuis longtemps elles le tourmentaient, le harcelaient sans relâche, exigeant impérieusement des réponses quil se sentait incapable de leur donner. À présent, la lettre de sa mère venait de le frapper comme dun coup de foudre. Il comprenait que le temps des lamentations stériles était passé, quen ce moment il ne sagissait plus, pour lui, de raisonner sur son impuissance, mais de faire quelque chose dans le plus bref délai. Coûte que coûte, il lui fallait prendre une résolution quelconque, ou…
« Ou renoncer à la vie ! sécria-t-il brusquement, accepter une fois pour toutes la destinée comme elle est, refouler en moi-même toutes mes aspirations, abdiquer définitivement le droit dagir, de vivre et daimer !… »
Raskolnikoff se rappela soudain les paroles dites la veille par Marméladoff : « Comprenez-vous, comprenez-vous, monsieur, ce que signifient ces mots : navoir plus où aller ?… »
Tout à coup il frissonna : une pensée quil avait eue aussi la veille venait de se présenter de nouveau à son esprit. Ce nétait pas le retour de cette pensée qui lui donnait le frisson. Il savait davance, il avait pressenti quelle reviendrait infailliblement, et il lattendait. Mais cette idée nétait plus tout à fait celle de la veille, et voici en quoi consistait la différence : ce qui, il y a un mois et hier encore, nétait quun rêve, surgissait maintenant sous une forme nouvelle, effrayante, méconnaissable. Le jeune homme avait conscience de ce changement… Des bourdonnements se produisaient dans son cerveau, et un nuage couvrait ses yeux.
Il se hâta de regarder autour de lui, cherchant quelque chose. Il avait envie de sasseoir, et ce quil cherchait, cétait un banc. Il se trouvait alors sur le boulevard de K… à cent pas de distance, un banc soffrit à sa vue. Il se mit à marcher aussi vite que possible, mais en chemin lui arriva une petite aventure qui pendant quelques minutes loccupa exclusivement.
Tandis quil regardait dans la direction du banc, il aperçut une femme marchant à vingt pas devant lui. Dabord il ne fit pas plus attention à elle quaux différents objets quil avait jusqualors rencontrés sur sa route. Bien des fois, par exemple, il lui était arrivé de rentrer chez lui sans se rappeler aucunement le chemin quil avait suivi ; il marchait habituellement sans rien voir. Mais la femme avait quelque chose de si bizarre à première vue que Raskolnikoff ne put sempêcher de la remarquer. Peu à peu succéda à la surprise une curiosité contre laquelle il essaya dabord de lutter, mais qui devint bientôt plus forte que sa volonté. Le désir lui vint tout à coup de savoir ce quil y avait de si particulièrement étrange dans cette femme. Selon toute apparence, la promeneuse devait être une toute jeune fille ; par cette chaleur, elle marchait tête nue, sans ombrelle et sans gants, en brandillant les bras dune façon ridicule. Elle avait au cou un petit fichu noué de travers et portait une légère robe de soie, dailleurs fort singulièrement mise, à peine agrafée et déchirée par derrière à la naissance de la jupe ; un lambeau détaché oscillait à droite et à gauche. Pour comble, la jeune fille, fort peu ferme sur ses jambes, festonnait de côté et dautre. Cette rencontre finit par éveiller toute lattention de Raskolnikoff. Il rejoignit la promeneuse au moment où celle-ci arrivait au banc ; elle sy coucha plutôt quelle ne sy assit, renversa sa tête sur le dossier et ferma les yeux comme une personne brisée de fatigue. En lexaminant, il devina aussitôt quelle était complétement ivre. La chose paraissait si étrange quil se demanda même sil ne se trompait pas. Il avait devant lui un petit visage presque enfantin, naccusant guère que seize ans, peut-être seulement quinze. Cette figure, encadrée de cheveux blonds, était jolie, mais échauffée et comme un peu enflée. La jeune fille semblait avoir lesprit absent ; elle avait croisé ses jambes lune sur lautre dans une attitude fort immodeste, et tous les indices donnaient à penser quelle se rendait à peine compte du lieu où elle se trouvait.
Raskolnikoff ne sasseyait pas, ne voulait pas sen aller et restait debout en face delle, sans savoir à quoi se résoudre. Il était alors plus dune heure, et il faisait très-chaud ; aussi ny avait-il presque personne sur ce boulevard où, en tout temps, il passe fort peu de monde. Toutefois, à quinze pas de distance, se tenait à lécart, sur la bordure de la chaussée un monsieur qui, évidemment, aurait bien voulu sapprocher de la jeune fille avec certaines intentions. Lui aussi, sans doute, lavait aperçue de loin et sétait mis à la suivre ; mais la présence de Raskolnikoff le gênait. Il jetait, à la dérobée, il est vrai, des regards irrités sur ce dernier et attendait avec impatience le moment où ce va-nu-pieds lui céderait la place. Rien nétait plus clair. Ce monsieur, fort élégamment vêtu, était un homme de trente ans, gros, solide, au teint vermeil, aux lèvres roses et surmontées de fines moustaches. Raskolnikoff entra dans une violente colère ; lidée lui vint tout à coup dinsulter ce gros cocodès. Il quitta pour un instant la jeune fille et sapprocha du monsieur.
— Hé, Svidrigaïloff ! quest-ce que vous faites là ? cria-t-il en serrant les poings, tandis quun rire sardonique entrouvrait ses lèvres qui commençaient à se couvrir décume.
Lélégant fronça les sourcils, et sa physionomie prit un air détonnement hautain.
— Quest-ce que cela signifie ? demanda-t-il dun ton rogue.
— Cela signifie quil faut décamper, voilà !
— Comment oses-tu, canaille !…
Et il leva sa cravache. Raskolnikoff, les poings fermés, sélança sur le gros monsieur sans même songer que ce dernier aurait eu facilement raison de deux adversaires comme lui. Mais en ce moment quelquun par derrière saisit avec force le jeune homme. Cétait un sergent de ville qui venait mettre le holà.
— Cessez, messieurs, ne vous battez pas sur la voie publique. Quest-ce quil vous faut ? qui êtes-vous ? demanda-t-il sévèrement à Raskolnikoff dont il venait de remarquer la mise sordide.
Raskolnikoff regarda avec attention celui qui lui parlait. Le sergent de ville, avec ses moustaches et ses favoris blancs, avait une figure de brave soldat ; de plus, il paraissait intelligent.
— Cest justement de vous que jai besoin, cria le jeune homme, et il le prit par le bras.
— Je suis un ancien étudiant, je mappelle Raskolnikoff… Vous pouvez aussi savoir cela, ajouta-t-il en sadressant au monsieur ; — vous, venez avec moi, je vais vous montrer quelque chose…
Et, tenant toujours le sergent de ville par le bras, il lentraîna vers le banc.
— Voilà, regardez, elle est en état complet divresse, tout à lheure elle se promenait sur le boulevard : il est difficile de deviner sa position sociale, mais elle na pas lair dune coureuse de profession. Le plus probable, cest quon la fait boire quelque part et quon a abusé delle… elle en est à ses débuts… vous comprenez ? ensuite, ivre comme elle était, on la jetée sur la rue. Voyez comme sa robe est déchirée, voyez comme elle est mise : la jeune fille ne sest pas habillée elle-même, on la habillée, et ce sont des mains inexpérimentées, des mains dhomme qui ont fait la besogne. À présent, regardez par ici : ce beau monsieur avec qui je voulais me colleter tout à lheure, je ne le connais pas, je le vois pour la première fois ; mais il la remarquée, lui aussi, sur son chemin ; il a vu quelle était ivre, quelle navait plus conscience de rien, et il voudrait profiter de son état pour lemmener dans quelque maison de passe… Cest certain, soyez sûr que je ne me trompe pas. Jai vu moi-même comme il la reluquait, comme il la suivait ; seulement je lai dérangé dans ses projets, et maintenant il attend que je men aille. Voyez, il sest retiré un peu à lécart, et il roule une cigarette pour se donner une contenance… Comment lui arracher cette jeune fille ? Comment la faire rentrer chez elle ? pensez-y un peu !
Le sergent de ville comprit immédiatement la situation et se mit à réfléchir. Il ne pouvait exister aucun doute sur les desseins du gros monsieur, restait la fillette. Le soldat se pencha sur elle pour lexaminer de plus près, et une sincère compassion se montra sur son visage.
— Ah ! quel malheur ! dit-il en hochant la tête, — elle est encore tout à fait comme une enfant. On la attirée dans un piège, cest sûr… Écoutez, mademoiselle, où demeurez-vous ?
La jeune fille souleva ses paupières appesanties, regarda les deux hommes dun air hébété et fit un geste comme pour les repousser.
Raskolnikoff fouilla dans sa poche et en retira vingt kopecks.
— Tenez, dit-il au sergent de ville, prenez un fiacre et reconduisez-la chez elle. Seulement il faudrait savoir son adresse.
— Mademoiselle, eh ! mademoiselle ! fit de nouveau le soldat après avoir pris largent, — je vais appeler un cocher et je vous ramènerai moi-même à votre domicile. Où faut-il vous conduire ? Hein ? Où habitez-vous ?
— Ah ! mon Dieu !… ils saccrochent à moi !… murmura la jeune fille avec le même mouvement que tout à lheure.
— Ah ! que cest ignoble ! Quelle infamie ! dit le soldat ému de pitié et dindignation. — Voilà la difficulté ! acheva-t-il en sadressant à Raskolnikoff quil considéra pour la seconde fois des pieds à la tête. Ce déguenillé si prompt à offrir de largent lui paraissait fort énigmatique.
— Vous lavez rencontrée loin dici ? demanda-t-il.
— Je vous répète quelle marchait devant moi, en chancelant, là, sur le boulevard. À peine arrivée à cet endroit, elle sest affaissée sur le banc.
— Ah ! quelles vilaines choses il se fait maintenant dans le monde, Seigneur ! Une jeunesse pareille qui est ivre ! On la trompée, pour sûr ! Sa petite robe est déchirée… Ah ! que de vice il y a aujourdhui !… Ses parents sont peut-être des nobles ruinés… À présent, il y en a beaucoup… À la voir, on la prendrait pour une demoiselle de bonne famille. — Et il se pencha de nouveau vers elle.
Peut-être lui-même était-il père de jeunes filles bien élevées quon aurait prises aussi pour des demoiselles de bonne famille.
— L'essentiel, reprit Raskolnikoff, — cest de ne pas la laisser tomber entre les mains de ce drôle ! Il a évidemment un projet très-arrêté, le coquin ! il est toujours là !
En prononçant ces mots, le jeune homme avait élevé la voix, et il indiquait du geste le monsieur. Celui-ci, entendant ce quon disait de lui, fit dabord mine de se fâcher, mais il se ravisa et se borna à jeter sur son ennemi un regard méprisant. Puis, sans se presser, il séloigna encore de dix pas, après quoi il sarrêta de nouveau.
— On ne la lui laissera pas prendre, répondit dun air pensif le sous-officier. — Voilà, si elle disait où elle demeure, sans cela… Mademoiselle, eh ! mademoiselle ! ajouta-t-il en se courbant encore une fois vers la jeune fille.
Soudain elle ouvrit tout à fait les yeux, regarda attentivement, et une sorte de lumière parut se faire dans son esprit ; elle se leva et reprit en sens inverse le chemin par où elle était venue. — Fi, les impudents, ils saccrochent à moi ! dit-elle en agitant de nouveau le bras comme pour écarter quelquun. Elle allait vite, mais dun pas toujours mal assuré. Lélégant se mit en marche derrière elle ; quoiquil eût pris une autre allée, il ne la perdait pas de vue.
— Soyez tranquille, il ne laura pas, dit résolûment le sergent de ville, et il partit à leur suite.
— Ah ! que de vice il y a maintenant ! répéta-t-il avec un soupir.
En ce moment, un revirement aussi complet que soudain sopéra dans les dispositions de Raskolnikoff.
— Écoutez, eh! cria-t-il au sous-officier.
Celui-ci se retourna.
— Laissez cela ! De quoi vous mêlez-vous ? Qu'il samuse (il montrait lélégant). Quest-ce que cela vous fait ?
Le soldat ne comprit rien à ce langage et regarda ébahi Raskolnikoff qui se mit à rire.
— Eh ! fit le sergent de ville en agitant le bras, puis il continua à suivre le beau monsieur et la jeune fille. Probablement il prenait Raskolnikoff pour un fou ou pour quelque chose de pire encore.
« Il a emporté mes vingt kopecks, se dit avec colère le jeune homme resté seul. — Eh bien, il se fera donner aussi de largent par lautre, il lui laissera prendre la jeune fille, et ce sera fini ainsi… Quelle idée avais-je de me poser ici en bienfaiteur ? Est-ce à moi de venir en aide à quelquun ? En ai-je le droit ? Que les gens se dévorent tout vifs les uns les autres, quest-ce que cela me fait? Et comment me suis-je permis de donner ces vingt kopecks ? Est-ce quils étaient à moi ? »
Nonobstant ces étranges paroles, il avait le cœur très-gros. Il sassit sur le banc délaissé. Ses pensées étaient incohérentes. Il lui était même pénible en ce moment de penser à quoi que ce fût. Il aurait voulu sendormir profondément, tout oublier, puis se réveiller et commencer une vie nouvelle…
« Pauvrette ! dit-il en considérant le coin du banc où la jeune fille était assise tout à lheure… Revenue à elle, elle pleurera, ensuite sa mère apprendra son aventure… dabord elle la battra, puis elle lui donnera le fouet pour ajouter lhumiliation à la douleur, peut-être la mettra-t-elle à la porte… Et lors même quelle ne la chasserait pas, une Daria Frantzovna quelconque flairera ce gibier, et voilà dès lors ma fillette se mettant à rouler çà et là jusquà ce quelle entre à lhôpital, ce qui ne tardera guère (il en est toujours ainsi pour les jeunes filles obligées de faire leurs farces en cachette parce quelles ont des mères très-honnêtes) ; guérie, elle recommencera à faire la noce, puis ce sera de nouveau lhôpital… la boisson… les cabarets… et encore toujours lhôpital… après deux ou trois années de cette vie-là, à dix-huit ou dix-neuf ans, elle sera impotente. Combien jen ai vu finir ainsi qui ont commencé comme celle-ci commence ! Mais bah ! cest nécessaire, dit-on ; cest un tant pour cent annuel, une prime dassurance qui doit être payée… au diable, sans doute… pour garantir le repos des autres. Un tant pour cent ! Ils ont vraiment de jolis petits mots, cela vous a une tournure scientifique qui fait bien. Quand on a dit : tant pour cent, cest fini, il ny a plus à sinquiéter. Si la chose était appelée dun autre nom, on sen préoccuperait peut-être davantage… Et, qui sait ? Dounetchka ne peut-elle pas être comprise dans le tant pour cent de lannée prochaine, sinon dans celui de cette année ?…
« Mais où vais-je donc ? pensa-t-il soudain. Cest étrange. Javais pourtant un but en sortant de chez moi. À peine la lettre lue, je suis parti… Ah ! oui, à présent, je me rappelle : cétait chez Razoumikhine, dans Vasili Ostroff, que je voulais me rendre. Mais pourquoi donc ? Comment ai-je pu avoir lidée de faire visite à Razoumikhine ? Voilà qui est curieux ! »
Il ne se comprenait pas lui-même. Razoumikhine était un de ses anciens camarades dUniversité. Chose à noter, lorsque Raskolnikoff suivait les cours de lécole de droit, il vivait fort isolé, nallait chez aucun de ses condisciples et naimait pas à recevoir leur visite. Ceux-ci, du reste, ne tardèrent pas à lui rendre la pareille. Jamais il ne prenait part ni aux réunions ni aux plaisirs des étudiants. On lestimait à cause de son ardeur au travail, mais personne ne laimait. Il était très-pauvre, très-fier et très-concentré en lui-même ; sa vie semblait cacher quelque secret. Ses camarades trouvaient quil avait lair de les regarder avec dédain, comme sils eussent été des enfants, ou, du moins, des êtres fort inférieurs à lui sous le rapport du savoir, des idées et du développement intellectuel.
Cependant il sétait lié avec Razoumikhine, ou, pour mieux dire, il souvrait plus volontiers à lui quà tout autre. Il est vrai que la nature franche et primesautière de Razoumikhine appelait irrésistiblement la confiance. Ce jeune homme était extrêmement gai, expansif et bon jusquà la naïveté. Cela, dailleurs, nexcluait pas chez lui des qualités sérieuses. Les plus intelligents de ses camarades reconnaissaient son mérite, et tous laimaient. Il était loin dêtre bête, quoiquil fût parfois un peu simple. Ses cheveux noirs, son visage toujours mal rasé, sa haute taille et sa maigreur attiraient à première vue lattention.
Mauvaise tête à ses heures, il passait pour un Hercule. Une nuit quil courait les rues de Pétersbourg en compagnie de quelques amis, il avait terrassé dun seul coup de poing un sergent de ville dont la taille mesurait deux archines et douze verchoks [1]. Il pouvait se livrer aux plus grands excès de boisson, comme il savait observer, à loccasion, la sobriété la plus stricte. Sil lui arrivait parfois de commettre dinexcusables fredaines, en dautres temps il se montrait dune sagesse exemplaire. Ce quil y avait encore de remarquable chez Razoumikhine, cest que le découragement navait point de prise sur lui, et que jamais il ne se laissait abattre par aucun revers. Il eût logé sur un toit, enduré les pires horreurs du froid et de la faim sans se départir un instant de sa bonne humeur accoutumée. Très-pauvre, réduit à se tirer daffaire tout seul, il trouvait moyen de gagner sa vie tant bien que mal, car cétait un garçon débrouillard, et il connaissait une foule dendroits où il lui était toujours possible de se procurer de largent, en travaillant, bien entendu.
On lavait vu passer tout un hiver sans feu ; il assurait que cela lui était plus agréable, parce quon dort mieux quand on a froid. En ce moment, il avait dû, lui aussi, quitter lUniversité faute de ressources, mais il comptait bien reprendre ses études le plus tôt possible ; aussi ne négligeait-il rien pour améliorer sa situation pécuniaire. Raskolnikoff navait pas été chez lui depuis quatre mois, et Razoumikhine ne connaissait même pas son adresse. Ils sétaient rencontrés dans la rue deux mois auparavant, mais Raskolnikoff était passé aussitôt sur lautre trottoir pour nêtre pas aperçu de Razoumikhine. Celui-ci remarqua fort bien son ami, mais, ne voulant pas le gêner, il feignit de ne pas le voir.
↑ Environ 1m 88.
V
« En effet, il ny a pas encore longtemps je me proposais daller chez Razoumikhine, je voulais le prier de me procurer soit des leçons, soit un travail quelconque… se disait Raskolnikoff, — mais maintenant en quoi peut-il mêtre utile ? Je suppose quil me procure des leçons, je suppose même que, se trouvant en possession de quelques kopecks, il se saigne à blanc pour me fournir de quoi acheter les bottes et les vêtements décents qui sont indispensables à un répétiteur… hum… Eh bien, après ? Que ferai-je avec quelques piataks[1] ? Est-ce de cela que jai besoin à présent ? Vraiment, je suis bien sot daller chez Razoumikhine… »
La question de savoir pourquoi il se rendait en ce moment chez Razoumikhine le tourmentait plus encore quil ne se lavouait à lui-même ; il cherchait anxieusement quelque sens sinistre pour lui dans cette démarche en apparence la plus simple du monde.
« Est-il possible que, dans mes embarras, jaie mis tout mon espoir en Razoumikhine ? Est-ce que, vraiment, je nattendrais mon salut que de lui ? » se demandait-il avec surprise.
Il réfléchissait, se frottait le front, et, tout à coup , après quil se fut mis longtemps lesprit à la torture, une idée très-étrange jaillit à l'improviste dans son cerveau.
« Hum… oui, jirai chez Razoumikhine, dit-il soudain du ton le plus calme, comme sil eut pris une résolution définitive, — jirai chez Razoumikhine à coup sûr… mais pas maintenant… Jirai le voir… le lendemain, quand cela sera fini et que mes affaires auront changé de face… »
À peine avait-il prononcé ces mots quil fit un brusque retour sur lui-même. « Quand cela sera fini ! sécria-t-il avec un sursaut qui larracha du banc sur lequel il était assis, — mais est-ce que cela aura lieu ? Est-ce que c'est possible ? »
Il quitta le banc et séloigna dun pas rapide. Son premier mouvement était de retourner chez lui, mais quoi ! rentrer dans cette affreuse petite chambre où il venait de passer plus dun mois à préméditer tout cela! À cette pensée, le dégoût sempara de lui, et il se mit à marcher à laventure.
Son tremblement nerveux avait pris un caractère fébrile ; il se sentait frissonner ; nonobstant lélévation de la température, il avait froid. Presque à son insu, cédant à une sorte de nécessité intérieure, il sefforçait de fixer son attention sur les divers objets quil rencontrait, pour échapper à lobsession dune idée troublante. Mais vainement il essayait de se distraire, à chaque instant il retombait dans sa rêverie. Quand il avait levé la tête pour promener ses regards autour de lui, il oubliait une minute après ce à quoi il venait de penser et le lieu même où il était. Ce fut ainsi que Raskolnikoff traversa tout Vasili Ostroff, déboucha sur la Petite-Néwa, passa le pont et arriva aux îles.
La verdure et la fraîcheur réjouirent dabord ses yeux accoutumés à la poussière, à la chaux, aux lourds entassements de moellons. Ici plus détouffement, plus dexhalaisons méphitiques, plus de cabarets. Mais bientôt ces sensations nouvelles perdirent elles-mêmes leur charme et firent place à un agacement maladif. Parfois le jeune homme sarrêtait devant quelque villa coquettement enchâssée au milieu dune végétation riante ; il regardait par la grille, voyait sur les terrasses et les balcons des femmes élégamment vêtues, ou des enfants qui couraient dans le jardin. Il remarquait surtout les fleurs : cétaient elles qui attiraient le plus ses regards. De temps à autre passaient à côté de lui des cavaliers, des amazones, de superbes équipages ; il les suivait dun œil curieux et les oubliait avant quil eût cessé de les apercevoir.
À un moment donné, il sarrêta et compta son argent ; il se trouva posséder environ trente kopecks. « Jen ai donné vingt au sergent de ville, trois à Nastasia pour la lettre, se dit-il ; par conséquent, cest quarante-sept ou cinquante kopecks que jai laissés hier chez les Marméladoff. » Il avait eu un motif pour vérifier létat de ses finances ; mais, un instant après, il ne se rappelait plus pourquoi il avait tiré son argent de sa poche. Ce souvenir lui revint un peu plus tard, comme il passait devant une gargote. Son estomac criait famine.
Il entra dans la gargote, avala un petit verre deau-de-vie et mangea quelques bouchées dun pâté quil emporta pour lachever tout en se promenant. Depuis fort longtemps il navait pas pris de spiritueux. Le peu deau-de-vie quil venait de boire agit immédiatement sur lui. Ses jambes sappesantirent, et il commença à éprouver une forte envie de dormir. Il voulut retourner chez lui, mais, arrivé à Pétrovsky Ostroff, il se sentit incapable daller plus loin.
Quittant donc la route, il pénétra dans les taillis, se coucha sur lherbe et sendormit à linstant même.
Dans létat maladif, les songes se distinguent souvent par un relief extraordinaire et une ressemblance frappante avec la réalité. Le tableau est quelquefois monstrueux, mais la mise en scène et toute la suite de la représentation sont néanmoins si vraisemblables, les détails sont si fins et offrent, dans leur imprévu, un agencement si ingénieux que le songeur, fût-il même un artiste comme Pouchkine ou Tourguéneff, serait, à létat de veille, incapable dinventer aussi bien. Ces songes maladifs laissent toujours un long souvenir et affectent profondément lorganisme, déjà détraqué, de lindividu.
Raskolnikoff fit un rêve affreux. Il se revit enfant dans la petite ville quil habitait alors avec sa famille. Il a sept ans, et, un jour de fête, vers le soir, il se promène extra muros, accompagné de son père. Le temps est gris, lair est lourd, les lieux sont exactement tels que sa mémoire les lui rappelait, il retrouve même en songe plus dun détail qui sétait effacé de son esprit. La petite ville apparaît absolument à découvert, aux environs pas même un saule blanc ; quelque part, bien loin, tout au bout de l'horizon, un petit bois forme une tache noire. À quelques pas du dernier jardin de la ville se trouve un cabaret, un grand cabaret près duquel lenfant ne pouvait jamais passer, en se promenant avec son père, sans éprouver une impression très-désagréable et même un sentiment de frayeur. Il y avait toujours là une telle foule, des gens qui braillaient, riaient, sinjuriaient, se battaient, ou chantaient dune voix enrouée de si vilaines choses ; aux environs erraient toujours des hommes ivres, et leurs figures étaient si affreuses… À leur approche, Rodion se serrait étroitement contre son père et tremblait de tout son corps. Le chemin de traverse qui longe le cabaret est toujours couvert dune poussière noire. À trois cents pas de là, il fait un coude à droite et contourne le cimetière de la ville. Au milieu du cimetière, s élève une église de pierre surmontée dune coupole verte, où lenfant allait deux fois par an entendre la messe avec son père et sa mère, lorsquon célébrait loffice pour le repos de lâme de sa grandmère, morte depuis longtemps déjà et quil navait jamais connue. Dans ces occasions, ils emportaient toujours un gâteau de riz sur lequel une croix était figurée avec des raisins secs. Il aimait cette église, ses vieilles images pour la plupart sans garnitures, et son vieux prêtre à la tête branlante. À côté de la pierre marquant la place où reposaient les restes de la vieille femme, il y avait une petite tombe, celle du frère cadet de Rodion, enfant mort à six mois. Il ne lavait pas connu non plus, mais on lui avait dit quil avait eu un petit frère ; aussi, chaque fois quil visitait le cimetière, il faisait pieusement le signe de la croix au-dessus de la petite tombe, sinclinait avec respect et la baisait. Voici maintenant son rêve : il suit avec son père le chemin qui conduit au cimetière ; tous deux passent devant le cabaret ; il tient son père par la main et jette des regards craintifs sur lodieuse maison où semble régner une animation plus grande encore que de coutume. Il y a là force bourgeoises et paysannes endimanchées, leurs maris, et toute sorte de gens appartenant à la lie du peuple. Tous sont ivres, tous chantent des chansons. Devant le perron du cabaret stationne un de ces énormes chariots dont on se sert habituellement pour le transport des marchandises et des fûts de vin ; dordinaire on y attelle de vigoureux chevaux aux grosses jambes, à la longue crinière, et Raskolnikoff avait toujours plaisir à contempler ces robustes bêtes traînant derrière elles les plus pesants fardeaux sans en éprouver la moindre fatigue. Mais maintenant à ce lourd chariot était attelé un petit cheval rouan dune maigreur lamentable, une de ces rosses auxquelles les moujiks font parfois tirer de grosses charrettes de bois ou de foin, et quils accablent de coups, allant jusquà les fouetter sur les yeux et sur le museau, quand les pauvres bêtes sépuisent en vains efforts pour dégager le véhicule embourbé. Ce spectacle dont Raskolnikoff avait été souvent témoin lui faisait toujours venir les larmes aux yeux, et sa maman ne manquait jamais, en pareil cas, de léloigner de la fenêtre. Soudain se produit un grand tapage : du cabaret sortent, en criant, en chantant, en jouant de la guitare, des moujiks complétement ivres ; ils ont des chemises rouges et bleues, leurs sarraus sont jetés négligemment sur leurs épaules. « Montez, montez tous ! crie un homme jeune encore, au gros cou, au visage charnu et dun rouge carotte, — je vous emmène tous, montez ! » Ces paroles provoquent aussitôt des rires et des exclamations :
— Une rosse pareille faire la route !
— Il faut que tu aies perdu lesprit, Mikolka, pour atteler cette petite jument à un pareil chariot !
— Pour sûr, mes amis, la jument rouanne marche sur ses vingt ans !
— Montez, jemmène tout le monde ! crie de nouveau Mikolka qui saute le premier dans le chariot, saisit les guides et se dresse de toute sa taille sur le devant du véhicule. — Le cheval bai est parti tantôt avec Matviéi, et cette jument, mes amis, est un vrai crève-cœur pour moi ; je crois que je devrais la tuer, elle ne gagne pas sa nourriture. Montez, vous dis-je ! je la ferai galoper ! oh ! elle galopera !
Ce disant, il prend son fouet, déjà heureux à lidée de fouetter la jument rouanne.
— Mais montez donc, voyons ! Puisquon vous dit quelle va galoper ! ricane-t-on dans la foule.
— Elle na sans doute pas galopé depuis dix ans.
— Elle ira bon train !
— Ne la ménagez pas, mes amis, prenez chacun un fouet, préparez-vous tous !
— Cest cela ! on la fouettera !
Tous grimpent dans le chariot de Mikolka en riant et en faisant des plaisanteries. Six hommes sont déjà montés, et il reste encore de la place. Ils prennent avec eux une grosse paysanne au visage rubicond. Cette commère, vêtue dune saraphane de coton rouge, a sur la tête une sorte de bavolet orné de verroteries ; elle croque des noisettes et rit de temps à autre. Dans la foule qui entoure léquipage on rit aussi, et, en vérité, comment ne pas rire à lidée quune pareille rosse emportera au galop tout ce monde-là ? Deux des gars qui sont dans le chariot prennent aussitôt des fouets pour aider Mikolka. « Allez ! » crie ce dernier. Le cheval tire de toutes ses forces, mais, bien loin de galoper, cest à peine sil peut avancer dun pas ; il piétine, gémit et plie le dos sous les coups que les trois fouets font pleuvoir sur lui, dru comme grêle. Les rires redoublent dans le chariot et dans la foule, mais Mikolka se fâche, et, dans sa colère, il tape de plus belle sur la jument, comme si vraiment il espérait la faire galoper.
— Laissez-moi aussi monter, mes amis, crie parmi les spectateurs un jeune homme qui brûle de se mêler à la bande joyeuse.
— Monte ! répond Mikolka, — montez tous, elle emmènera tout le monde, je vais la faire marcher !
Là-dessus, il fouette, fouette, et, dans sa fureur, ne sait déjà plus avec quoi frapper sa bête.
— Papa, papa, crie lenfant a son père, — papa, quest-ce quils font ? Papa, ils battent le pauvre petit cheval !
— Marchons, marchons ! dit le père, — ce sont des ivrognes qui samusent, des imbéciles ; viens, ne fais pas attention à eux ! — Et il veut lemmener, mais Rodion se dégage des mains paternelles et, ne se connaissant plus, accourt auprès du cheval. Déjà le malheureux animal nen peut plus. Il halète, après un instant darrêt recommence à tirer, et peu sen faut quil ne sabatte.
— Fouettez-la jusquà ce que mort sensuive ! hurle Mikolka, — il ny a plus que cela à faire. Je vais my mettre !
— Pour sûr tu nes pas chrétien, loup-garou ! crie un vieillard dans la foule.
— A-t-on jamais vu un petit cheval pareil traîner un lourd chariot comme cela ? ajoute un autre.
— Vaurien ! vocifère un troisième.
— Ce nest pas à toi ! Cest mon bien ! Je fais ce que je veux. Montez encore, montez tous ! Il faut absolument quelle galope !…
Soudain, la voix de Mikolka est couverte par de bruyants éclats de rire : la jument accablée de coups a fini par perdre patience et, nonobstant sa faiblesse, sest mise à ruer. Lhilarité générale gagne le vieillard lui-même. Il y a vraiment de quoi rire en effet : un cheval qui peut à peine se tenir sur ses jambes et qui rue !
Deux gars se détachent de la foule, sarment de fouets et courent cingler lanimal, lun à droite, lautre à gauche.
— Fouettez-la sur le museau, sur les yeux, sur les yeux ! vocifère Mikolka.
— Une chanson, mes amis ! crie quelquun du chariot. Aussitôt toute la bande entonne une chanson grossière, un tambour de basque fait laccompagnement. La paysanne croque des noisettes et rit.
…Rodion sest approché du cheval, il le voit fouetté sur les yeux, oui, sur les yeux ! Il pleure. Son cœur se soulève, ses larmes coulent. Un des bourreaux lui effleure le visage avec son fouet ; il ne le sent pas. Il se tord les mains, pousse des cris. Il sélance vers le vieillard à la barbe et aux cheveux blancs, qui hoche la tête et condamne tout cela. Une femme prend lenfant par la main et veut lemmener loin de cette scène, il se dégage et se hâte de revenir auprès de la jument. Celle-ci est à bout de forces, néanmoins elle essaye encore de ruer.
— Ah, loup-garou ! vocifère Mikolka exaspéré. Il abandonne son fouet, se baisse et ramasse dans le fond du chariot un long et lourd brancard ; le tenant par un bout dans ses deux mains, il le brandit avec effort au-dessus de la jument rouanne.
— Il va lassommer ! crie-t-on autour de lui.
— Il la tuera !
— Cest mon bien ! crie Mikolka, et le brancard, manié par deux bras vigoureux, tombe avec fracas sur le dos de lanimal.
— Fouettez-la, fouettez ! pourquoi vous arrêtez-vous ? font entendre des voix dans la foule.
De nouveau le brancard sélève dans lair, de nouveau il sabat sur léchine de la malheureuse haridelle. Sous la violence du coup, elle faiblit, néanmoins elle prend son élan, et avec tout ce qui lui reste de force, elle tire, elle tire en divers sens, pour échapper à ce supplice, mais de tous côtés elle rencontre les six fouets de ses persécuteurs. Une troisième, une quatrième fois, Mikolka frappe sa victime avec le brancard. Il est furieux de ne pouvoir la tuer dun seul coup.
— Elle a la vie dure ! crie-t-on dans son entourage.
— Elle nen a certes plus pour longtemps, mes amis, sa dernière heure est arrivée ! observe dans la foule un amateur.
— Quon prenne une hache ! Cest le moyen den finir tout de suite avec elle, suggère un troisième.
— Place ! fait Mikolka ; ses mains lâchent le brancard, il fouille de nouveau dans le chariot et y prend un levier de fer. Gare ! crie-t-il ensuite, et il assène un violent coup de cette arme au pauvre cheval. La jument chancelle, saffaisse, elle veut encore tirer, mais un second coup du levier létend sur le sol, comme si on lui avait tranché instantanément les quatre membres.
— Achevons-la ! hurle Mikolka, qui, hors de lui, saute en bas du chariot. Quelques gars rouges et avinés saisissent ce qui leur tombe sous la main — des fouets, des bâtons, le brancard, et courent au cheval expirant. Mikolka, debout à côté de la bête, la frappe sans relâche à coups de levier. La jument allonge la tête et rend le dernier soupir.
— Elle est morte ! crie-t-on dans la foule.
— Mais pourquoi ne voulait-elle pas galoper !
— Cest mon bien ! crie Mikolka, tenant toujours le levier dans ses mains. Ses yeux sont injectés de sang. Il semble regretter que la mort lui ait enlevé sa victime.
— Eh bien, vrai ! tu nes pas chrétien ! répliquent avec indignation plusieurs des assistants.
Mais le pauvre petit garçon ne se connaît plus. Tout en criant, il se fraye un chemin à travers la foule qui entoure la jument rouanne ; il prend la tête ensanglantée du cadavre ; et la baise, la baise sur les yeux, sur les lèvres… Puis, dans un soudain transport de colère, il serre ses petits poings et se jette sur Mikolka. En ce moment, son père, qui depuis longtemps déjà était à sa recherche, le découvre enfin et lemmène hors de la foule.
— Allons-nous-en, allons-nous-en! lui dit-il, — rentrons à la maison !
— Papa ! pourquoi ont-ils… tué… le pauvre cheval ?… sanglote lenfant ; mais la respiration lui manque, et de sa gorge serrée ne sortent que des sons rauques.
— Ce sont des polissonneries de gens ivres, cela ne nous regarde pas, partons ! dit le père. Rodion le presse dans ses bras, mais il a un tel fardeau sur la poitrine… Il veut respirer, crier, et séveille.
Raskolnikoff se réveilla haletant, le corps moite, les cheveux trempés de sueur. Il sassit sous un arbre et respira longuement.
« Grâce à Dieu, ce nest quun songe ! se dit-il. Mais quoi ?
Est-ce que je commencerais une fièvre ? Un si vilain rêve me le donnerait à penser ! »
Il avait les membres comme brisés ; son âme était pleine dobscurité et de confusion. Appuyant ses coudes sur ses genoux, il laissa tomber sa tête dans ses mains.
— Mon Dieu ! sécria-t-il, se peut-il, en effet, que je prenne une hache et que jaille fracasser le crâne de cette femme !… Se peut-il que je marche dans le sang tiède et gluant, que jaille forcer la serrure, voler, puis me cacher tremblant, ensanglanté… avec la hache… Seigneur, est-ce que cest possible ?
En prononçant ces mots, il tremblait comme une feuille.
— Mais à quoi vais-je penser ! continua-t-il dun ton de profonde surprise. Voyons, je savais bien que je nen serais pas capable ; pourquoi donc me suis-je ainsi tourmenté jusquà ce moment ? Hier déjà, hier, quand je suis allé faire cette… répétition, hier, jai parfaitement compris que cela était au-dessus de mes forces. Doù vient donc que jai lair de me tâter encore à présent ? Hier, en descendant l'escalier, je disais moi-même que cétait ignoble, odieux, repoussant… La seule pensée dune chose pareille me terrifiait…
— Non, je nen aurai pas le courage, cela dépasse mes forces ! Lors même que tous mes raisonnements ne laisseraient place à aucun doute, lors même que toutes les conclusions auxquelles je suis arrivé durant ce mois seraient claires comme le jour, exactes comme larithmétique, nimporte, je ne saurais me décider à cela ! Jen suis incapable !… Pourquoi donc, pourquoi maintenant encore…
Il se leva, regarda dun air étonné autour de lui, comme sil eut été surpris de se trouver là, et prit le pont T… Il était pâle, ses yeux brillaient, laffaiblissement se manifestait dans tout son être, mais il commençait à respirer plus à laise. Déjà il se sentait délivré de laffreux poids qui lavait si longtemps oppressé, et la paix rentrait dans son âme soulagée. « Seigneur ! pria-t-il, — montre-moi ma route, et je renoncerai à ce rêve maudit ! »
En traversant le pont, il regardait tranquillement la rivière et le flamboyant coucher du soleil. Malgré sa faiblesse, il ne sentait même pas la fatigue. On eût dit que labcès qui sétait formé dans son cœur depuis un mois venait de crever subitement. À présent, il était libre ! Le charme était rompu ! Lhorrible maléfice avait cessé dagir !
Plus tard, Raskolnikoff se rappela, minute par minute, lemploi de son temps durant ces jours de crise : une circonstance, entre autres, lui revenait souvent à la pensée, et, bien quelle n'eût par elle-même rien de particulièrement extraordinaire, il ny songeait jamais quavec une sorte deffroi superstitieux, vu laction décisive quelle avait exercée sur sa destinée.
Voici le fait qui restait toujours pour lui une énigme : comment, alors que fatigué, harassé, il aurait dû, ce semble, retourner chez lui par le chemin le plus court et le plus direct, comment lidée lui était-elle venue de prendre par le Marché-au-Foin, où rien, absolument rien ne lappelait ? Sans doute, ce détour nallongeait pas beaucoup sa route, mais il était parfaitement inutile. À la vérité, il lui était arrivé des dizaines de fois de regagner sa demeure sans faire attention à litinéraire quil suivait. « Mais pourquoi donc, se demandait-il toujours, pourquoi la rencontre si importante, si décisive pour moi, et en même temps si fortuite, que jai faite sur le Marché-au-Foin (où je navais aucun motif pour me rendre), pourquoi cette rencontre a-t-elle eu lieu à lheure même, au moment précis où, étant données les dispositions dans lesquelles je me trouvais, elle devait avoir les suites les plus graves et les plus irréparables ? » Il était tenté de voir dans cette fatale coïncidence leffet dune prédestination.
Il était près de neuf heures quand le jeune homme arriva sur le Marché-au-Foin. Les boutiquiers fermaient leurs boutiques, les étalagistes se préparaient à retourner chez eux, et les chalands faisaient de même. Des ouvriers et des loqueteux de toute sorte grouillaient aux abords des gargotes et des cabarets qui, sur le Marché-au-Foin, occupent le rez-de-chaussée de la plupart des maisons. Cette place et les péréouloks voisins étaient les lieux que Raskolnikoff fréquentait le plus volontiers, quand il sortait sans but de chez lui. Là, en effet, ses haillons noffusquaient les regards de personne, et lon pouvait se promener accoutré nimporte comment. Au coin du péréoulok de K…, un marchand et sa femme vendaient des articles de mercerie étalés sur deux tables.
Bien quils se disposassent aussi à regagner leur demeure, ils sétaient attardés à causer avec une de leurs connaissances qui venait de sapprocher deux. Cette personne était Élisabeth Ivanovna, sœur cadette dAléna Ivanovna, lusurière chez qui Raskolnikoff était allé la veille mettre sa montre en gage et faire sa répétition… Depuis longtemps déjà il était renseigné sur le compte de cette Élisabeth ; elle-même le connaissait un peu. Cétait une grande et gauche fille de trente-cinq ans, timide, douce et presque idiote. Elle tremblait devant sa sœur, qui la traitait littéralement en esclave, la faisait travailler jour et nuit pour elle et même la battait. En ce moment, sa physionomie exprimait lindécision, tandis que, debout, un paquet à la main, elle écoutait attentivement les propos du marchand et de sa femme. Ceux-ci lui expliquaient quelque chose et mettaient dans leurs paroles une chaleur particulière. Quand Raskolnikoff aperçut tout à coup Élisabeth, il éprouva une sensation étrange qui ressemblait à une profonde surprise, bien que cette rencontre neût rien détonnant.
— Il faut que vous soyez là pour traiter laffaire, Élisabeth Ivanovna, dit avec force le marchand. Venez donc demain entre six et sept heures. Ils viendront aussi de leur côté.
— Demain ? fit dune voix traînante Élisabeth, qui semblait avoir peine à se décider.
— Vous avez peur dAléna Ivanovna ? dit vivement la marchande, qui était une gaillarde. Jaurai lœil sur vous, car vous êtes vraiment comme un petit enfant. Est-il possible que vous vous laissiez dominer à ce point par une personne qui nest, après tout, que votre demi-sœur ?
— Pour cette fois, ne dites rien à Aléna Ivanovna, interrompit le mari, voilà ce que je vous conseille ; venez chez nous sans en demander la permission. Il sagit dune affaire avantageuse. Votre sœur pourra elle-même sen convaincre ensuite.
— Est-ce que je viendrai ?
— Demain, entre six et sept heures ; on viendra aussi de chez eux ; il faut que vous soyez présente pour décider la chose.
— Et nous aurons une tasse de thé à vous offrir, ajouta la marchande.
— Cest bien, je viendrai, répondit Élisabeth toujours pensive ; et lentement elle se mit en devoir de prendre congé.
Raskolnikoff avait déjà dépassé le groupe formé par ces trois personnes, et il nen entendit pas davantage. Il avait, sans en avoir lair, ralenti son pas, sefforçant de ne perdre aucun mot de cet entretien. À la surprise du premier moment avait insensiblement succédé chez lui une frayeur qui le faisait frissonner. Le hasard le plus imprévu venait de lui apprendre que demain, à sept heures précises du soir, Élisabeth, la sœur et lunique compagne de la vieille, serait absente, et que, par conséquent, demain soir à sept heures précises, la vieille se trouverait seule chez elle.
Le jeune homme nétait plus quà quelques pas de son logement. Il rentra chez lui, comme sil avait été condamné à mort. Il ne pensa à rien et, du reste, ne pouvait pas penser : il sentit subitement dans tout son être quil navait plus ni volonté, ni libre arbitre, et que tout était définitivement décidé.
Certes, il aurait pu attendre des années entières une occasion favorable, essayer même de la faire naître, sans en trouver une aussi propice que celle qui venait delle-même soffrir à lui. En tout cas, il lui aurait été difficile de savoir la veille, de science certaine, et cela sans courir le moindre risque, sans se compromettre par des questions dangereuses, — que demain, à telle heure, telle vieille femme, quil voulait tuer, serait toute seule chez elle.
↑ Le piatak est une pièce de cinq kopecks, ce qui représente vingt centimes de notre monnaie.
VI
Raslnolnikoff apprit plus tard pourquoi le marchand et la marchande avaient invité Élisabeth à venir chez eux. Laffaire était fort simple. Une famille étrangère se trouvant dans la gêne voulait se défaire deffets qui consistaient surtout en vêtements et linges à lusage des femmes. Ces gens cherchaient donc à se mettre en rapport avec une revendeuse à la toilette ; or, Élisabeth exerçait ce métier. Elle avait une nombreuse clientèle parce quelle était fort honnête et disait toujours le dernier prix : avec elle, il ny avait pas à marchander. En général, elle parlait peu ; comme nous lavons déjà dit, elle était fort douce et fort craintive…
Mais, depuis quelque temps, Raskolnikoff était devenu superstitieux, et, par la suite, quand il réfléchissait à toute cette affaire, il inclinait toujours à y voir laction de causes étranges et mystérieuses. Lhiver dernier, un étudiant de sa connaissance, Pokorieff, sur le point de se rendre à Kharkoff, lui avait donné, en causant, ladresse de la vieille Aléna Ivanovna, pour le cas où il aurait besoin de faire un emprunt. Il fut longtemps sans aller chez elle, parce que le produit de ses leçons lui permettait de vivoter. Six semaines avant les événements que nous racontons, il se ressouvint de ladresse ; il possédait deux objets sur lesquels on pouvait lui prêter quelque chose : une vieille montre en argent qui lui venait de son père, et un petit anneau dor, orné de trois petites pierres rouges, que sa sœur lui avait donné comme souvenir au moment où ils sétaient quittés.
Raskolnikoff se décida à porter la bague chez Aléna Ivanovna. À première vue, et avant quil sût rien de particulier sur son compte, cette vieille femme lui inspira une violente aversion. Après avoir reçu delle deux « petits billets », il entra dans un mauvais traktir quil rencontra sur son chemin. Là, il demanda du thé, sassit et se mit a réfléchir. Une idée étrange, encore à létat embryonnaire dans son esprit, loccupait exclusivement.
À une table voisine de la sienne, un étudiant quil ne se souvenait pas davoir jamais vu était assis avec un officier. Les deux jeunes gens venaient de jouer au billard, et ils étaient maintenant en train de boire du thé. Tout à coup Raskolnikoff entendit létudiant donner à lofficier ladresse dAléna Ivanovna, veuve dun secrétaire de collège et prêteuse sur gages. Cela seul parut déjà quelque peu étrange à notre héros : on parlait dune personne chez qui justement il sétait rendu peu dinstants auparavant. Sans doute ; cétait un pur hasard, mais en ce moment il luttait contre une impression dont il ne pouvait triompher, et voici que, comme à point nommé, quelquun venait fortifier en lui cette impression ; létudiant communiquait, en effet, à son ami divers détails sur Aléna Ivanovna.
— Cest une fameuse ressource, disait-il, il y a toujours moyen de se procurer de largent chez elle. Riche comme un Juif, elle peut prêter cinq mille roubles dun coup, et, néanmoins, elle accepte en nantissement des objets dun rouble. Elle est une providence pour beaucoup des nôtres. Mais quelle horrible mégère !
Et il se mit à raconter quelle était méchante, capricieuse, quelle naccordait même pas vingt-quatre heures de répit, et que tout gage non retiré au jour fixé était irrévocablement perdu pour le débiteur ; elle prêtait sur un objet le quart de sa valeur et prenait cinq et même six pour cent dintérêt par mois, etc. Létudiant, en veine de bavardage, ajouta que cette affreuse vieille était toute petite, ce qui ne lempêchait pas de battre à chaque instant et de tenir dans une dépendance complète sa sœur Élisabeth, qui, elle, avait au moins deux archines huit verchoks de taille.
— Voilà encore un phénomène ! s'écria-t-il, et il se mit à rire.
Lentretien roula ensuite sur Élisabeth. Létudiant parlait delle avec un plaisir marqué et toujours en riant. Lofficier écoutait son ami avec beaucoup dintérêt, et le pria de lui envoyer cette Élisabeth pour raccommoder son linge. Raskolnikoff ne perdit pas un mot de cette conversation ; il apprit ainsi une foule de choses. Plus jeune quAléna Ivanovna, dont elle nétait que la sœur consanguine, Élisabeth avait trente-cinq ans. Elle travaillait nuit et jour pour la vieille. Outre quelle cumulait dans la maison lemploi de cuisinière et celui de blanchisseuse, elle faisait des travaux de couture quelle vendait, allait laver des parquets au dehors, et tout ce quelle gagnait, elle le donnait à sa sœur. Elle nosait accepter aucune commande, aucun travail quaprès avoir obtenu lautorisation dAléna Ivanovna. Celle-ci, — Élisabeth le savait, — avait déjà fait son testament, aux termes duquel sa sœur nhéritait que de son mobilier. Désireuse davoir à perpétuité des prières pour le repos de son âme, la vieille avait légué toute sa fortune à un monastère du gouvernement de N… Élisabeth appartenait à la classe bourgeoise, et non au tchin. Cétait une fille démesurément grande et dégingandée, avec de longs pieds toujours chaussés de souliers avachis, dailleurs fort propre sur sa personne. Ce qui, surtout, étonnait et faisait rire létudiant, cest quÉlisabeth était continuellement enceinte…
— Mais tu prétends que cest un monstre ? observa l'officier.
— Elle est fort brune de peau, à la vérité ; on dirait un soldat habillé en femme, mais, tu sais, ce nest pas tout à fait un monstre. Il y a tant de bonté dans sa physionomie, et ses yeux ont une expression si sympathique… La preuve, cest quelle plaît à beaucoup de gens. Elle est si tranquille, si douce, si patiente, elle a un caractère tellement facile… Et puis, son sourire même est fort beau.
— Est-ce que par hasard elle te plairait ? demanda en riant lofficier.
— Elle me plaît par son étrangeté. Mais quant à cette maudite vieille, je tassure que je la tuerais et dépouillerais sans le moindre scrupule de conscience, ajouta avec vivacité létudiant.
Lofficier se remit à rire, mais Raskolnikoff frissonna. Les paroles quil entendait faisaient si étrangement écho à ses propres pensées !
— Permets, je vais te poser une question sérieuse, reprit létudiant de plus en plus échauffé. — Tout à lheure, sans doute, je plaisantais, mais regarde : dun côté, une vieille femme maladive, bête, stupide, méchante, un être qui nest utile à personne et qui, au contraire, nuit à tout le monde, qui ne sait pas lui-même pourquoi il vit, et qui mourra demain de sa mort naturelle. Comprends-tu ? comprends-tu ?
— Allons, je comprends, répondit lofficier, qui, en voyant son ami semballer de la sorte, le considérait attentivement.
— Je poursuis. De lautre côté, des forces jeunes, fraîches, qui sétiolent, se perdent faute de soutien, et cela par milliers, et cela partout ! Cent, mille œuvres utiles quon pourrait, les unes créer, les autres améliorer avec largent légué par cette vieille à un monastère ! Des centaines dexistences, des milliers peut-être mises dans le bon chemin, des dizaines de familles sauvées de la misère, de la dissolution, de la ruine, du vice, des hopitaux vénériens, — et tout cela avec largent de cette femme ! Quon la tue et quon fasse ensuite servir sa fortune au bien de lhumanité, crois-tu que le crime, si crime il y a, ne sera pas largement compensé par des milliers de bonnes actions ? Pour une seule vie — des milliers de vies arrachées à leur perte ; pour une personne supprimée, cent personnes rendues à lexistence, — mais, voyons, cest une question darithmétique ! Et que pèse dans les balances sociales la vie dune vieille femme cacochyme, bête et méchante ? Pas plus que la vie dun pou ou dune blatte ; je dirai même moins, car cette vieille est une créature malfaisante, un fléau pour ses semblables. Dernièrement, dans un transport de colère, elle a mordu le doigt dÉlisabeth, et il sen est fallu de peu quelle ne lait coupé net avec ses dents !
— Sans doute, elle est indigne de vivre, remarqua lofficier, — mais que veux-tu ? la nature…
— Eh ! mon ami, la nature, on la corrige ; on la redresse, sans cela on resterait enseveli dans les préjugés. Sans cela il ny aurait pas un seul grand homme. On parle du devoir, de la conscience, — je ne veux rien dire là contre, mais comment comprenons-nous ces mots-là ? Attends, je vais encore te faire une question. Écoute !
— Non, maintenant, cest à mon tour de tinterroger. Laisse-moi te demander une chose.
— Eh bien ?
— Voici : tu es là à pérorer, à faire de léloquence ; mais dis-moi seulement ceci : Tueras-tu toi-même cette vieille, oui ou non ?
— Non, naturellement ! Je me place ici au point de vue de la justice… Il ne sagit pas de moi…
— Eh bien, à mon avis, puisque toi-même tu ne te décides pas à la tuer, cest que la chose ne serait pas juste ! Allons faire encore une partie !
Raskolnikoff était en proie à une agitation extraordinaire. Certes, cette conversation navait, en soi, rien qui dût létonner. Plus dune fois lui-même avait entendu des jeunes gens échanger entre eux des idées analogues ; le thème seul différait. Mais comment létudiant se trouvait-il exprimer précisément les pensées qui, à cette minute même, venaient de séveiller dans le cerveau de Raskolnikoff ? Et par quel hasard celui-ci, juste au sortir de chez la vieille, entendait-il parler delle ? Une telle coïncidence lui parut toujours étrange. Il était écrit que cette insignifiante conversation de café aurait une influence prépondérante sur sa destinée…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Revenu du Marché-au-Foin, il se jeta sur son divan, où il resta assis sans bouger, durant une heure entière. Lobscurité régnait dans la chambre ; il navait pas de bougie, et dailleurs lidée ne lui serait même pas venue den allumer une. Jamais il ne put se rappeler si pendant ce temps il avait pensé à quelque chose. À la fin, le frisson fiévreux de tantôt le reprit, et il songea avec satisfaction quil pouvait tout aussi bien se coucher sur le divan… Un sommeil de plomb ne tarda pas à sabattre, pour ainsi dire, sur lui.
Il dormit beaucoup plus longtemps que de coutume et sans faire de rêves. Nastasia, qui entra chez lui le lendemain à dix heures, eut grandpeine à le réveiller. La servante lui apportait du pain et, comme la veille, le restant de son propre thé.
— Il nest pas encore levé ! sécria-t-elle avec indignation. Peut-on dormir ainsi !
Raskolnikoff se souleva avec effort. Il avait mal à la tête. Il se mit debout, fit un tour dans sa chambre, puis se laissa de nouveau tomber sur le divan.
— Encore ! cria Nastasia, mais tu es donc malade ?
Il ne répondit pas.
— Veux-tu du thé ?
— Plus tard, articula-t-il péniblement ; après quoi, il ferma les yeux et se tourna du côté du mur. Nastasia, debout au-dessus de lui, le contempla pendant quelque temps.
— Au fait, il est peut-être malade, dit-elle avant de se retirer.
À deux heures, elle revint avec de la soupe. Elle trouva Raskolnikoff toujours couché sur le divan. Il navait pas touché au thé. La servante se fâcha et se mit à secouer violemment le locataire.
— Quas-tu donc à dormir ainsi ? gronda-t-elle en le regardant dun air de mépris.
Il se mit sur son séant, mais ne répondit pas un mot et resta les yeux fixés à terre.
— Es-tu malade ou ne les-tu pas ? demanda Nastasia.
Cette seconde question nobtint pas plus de réponse que la première.
— Tu devrais sortir, dit-elle après un silence ; le grand air te ferait du bien. Tu vas manger, nest-ce pas ?
— Plus tard, répondit-il d'une voix faible ; — va-ten ! Et il la congédia du geste.
Elle resta encore un moment, le considéra avec une expression de pitié et finit par sortir.
Au bout de quelques minutes, il leva les yeux, examina longuement le thé et la soupe, et commença à manger.
Il avala trois ou quatre cuillerées sans appétit, presque machinalement. Son mal de tête sétait un peu calmé. Quand il eut terminé son léger repas, il sétendit de nouveau sur le divan, mais il ne put se rendormir et resta immobile, couché à plat ventre, le visage enfoncé dans loreiller. Sa rêverie évoquait sans cesse des tableaux bizarres ; le plus souvent, il se figurait être en Afrique ; il faisait partie dune caravane arrêtée dans une oasis ; des palmiers croissaient autour du campement, les chameaux se reposaient de leurs fatigues, les voyageurs étaient en train de dîner ; lui-même se désaltérait dans le courant dune claire fontaine : leau bleuâtre et délicieusement fraîche laissait apercevoir au fond du ruisseau des cailloux de diverses couleurs et des sables aux reflets dorés.
Tout à coup, une sonnerie dhorloge arriva distinctement à son oreille. Ce bruit le fit tressaillir. Rendu au sentiment de la réalité, il leva la tête, regarda vers la fenêtre, et, après avoir calculé lheure quil pouvait être, se leva précipitamment. Ensuite, marchant sur la pointe du pied, il sapprocha de la porte, louvrit tout doucement et se mit à écouter sur le carré. Son cœur battait avec violence. Mais lescalier était parfaitement silencieux. On aurait dit que tout le monde dormait dans la maison… « Comment ai-je pu ainsi me laisser acculer au dernier moment ? Depuis hier, comment n'ai-je encore rien fait, rien préparé ? » se demandait-il, ne comprenant rien à une pareille négligence… Et pourtant, cétaient peut-être six heures qui venaient de sonner.
À linertie et à la torpeur succéda brusquement chez lui une activité fébrile extraordinaire. Du reste, les préparatifs nexigeaient pas beaucoup de temps. Il sefforçait de penser à tout, de ne rien oublier ; mais son cœur continuait à battre avec une telle force que sa respiration devenait difficile. Dabord, il devait faire un nœud coulant et ladapter à son paletot ; cétait l'affaire dune minute. Il chercha dans le linge quil avait fourré sous loreiller une vieille chemise sale, dailleurs trop usée pour être encore mettable. Puis, au moyen de lambeaux arrachés à cette chemise, il confectionna une chevilière large dun verchok et longue de huit.
Après lavoir pliée en double, il ôta son paletot dété qui était fait dune épaisse et solide étoffe de coton (cétait le seul vêtement de dessus quil possédât), et il se mit à coudre intérieurement, sous laisselle gauche, les deux bouts de la chevilière. Ses mains tremblaient pendant quil exécutait ce travail ; il laccomplit néanmoins avec un tel succès que, quand il eut remis son paletot, aucune trace de couture napparut du côté extérieur. Laiguille et le fil, il se les était procurés depuis longtemps déjà, et il neut quà les prendre dans le tiroir de sa petite table.
Quant au nœud coulant, destiné à assujettir la hache, cétait un truc fort ingénieux, dont lidée lui était venue quinze jours auparavant. Se montrer dans la rue avec une hache à la main était impossible. Dautre part, cacher larme sous son paletot, cétait se condamner à avoir continuellement la main dessus, et cette attitude aurait attiré lattention, tandis que, étant donné le nœud coulant, il lui suffisait dy introduire le fer de la hache, et celle-ci restait suspendue sous son aisselle tout le temps de la route, sans danger de tomber. Il pouvait même lempêcher de ballotter : pour cela il navait quà tenir lextrémité du manche avec sa main fourrée dans la poche de côté de son paletot. Vu lampleur de ce vêtement, un vrai sac, la manœuvre de la main à lintérieur ne pouvait être remarquée du dehors.
Cette besogne achevée, Raskolnikoff étendit le bras sous son divan « turc » et, introduisant ses doigts dans une fente du parquet, retira de cette cachette le gage dont il avait eu soin de se munir à lavance. À vrai dire, ce gage nen était pas un : cétait tout bonnement une petite éclisse de bois poli, ayant à peu près la longueur et la grosseur quaurait pu avoir un porte-cigarette en argent. Pendant une de ses promenades, le jeune homme avait trouvé par hasard ce morceau de bois dans une cour dépendant dun atelier de menuiserie. Il y joignit une petite plaque de fer, mince et polie, mais de dimensions moindres, quil avait aussi ramassée dans la rue. Après avoir croisé lune contre lautre léclisse et la plaque de fer, il les attacha solidement ensemble à laide dun fil, puis il enveloppa le tout dans un morceau de papier blanc.
Ce petit paquet, auquel il avait tâché de donner un aspect aussi élégant que possible, fut ensuite lié de telle sorte que le nœud fut assez difficile à défaire. Cétait un moyen doccuper momentanément lattention de la vieille : pendant quelle sescrimerait sur le nœud, le visiteur pourrait saisir linstant propice. La plaque de fer avait été ajoutée pour donner plus de poids au prétendu gage, afin que, dans le premier moment du moins, lusurière ne se doutât pas quon lui apportait un simple morceau de bois. Raskolnikoff venait à peine de mettre lobjet dans sa poche quil entendit soudain quelquun crier du dehors :
— Six heures sont sonnées depuis longtemps !
— Depuis longtemps ! mon Dieu !
Il sélança vers la porte, prêta loreille et se mit à descendre ses trente marches, sans faire plus de bruit quun chat. Restait le plus important : aller prendre la hache qui se trouvait dans la cuisine. Depuis longtemps il avait décidé quil devait se servir dune hache. Il avait bien chez lui une sorte de sécateur, mais cet instrument ne lui inspirait aucune confiance, et surtout il se défiait de ses forces ; ce fut donc sur la hache que son choix se porta définitivement. Notons, à ce propos, une particularité singulière : à mesure que ses résolutions prenaient un caractère déterminé, il en sentait de plus en plus labsurdité et lhorreur. Malgré la lutte affreuse qui se livrait au dedans de lui, jamais il ne pouvait admettre un seul instant quil en viendrait à exécuter ses projets.
Bien plus, si toutes les questions avaient été tranchées, tous les doutes levés, toutes les difficultés aplanies, il aurait probablement renoncé sur lheure à son dessein comme à une chose absurde, monstrueuse et impossible. Mais il restait encore une foule de points à vider, de problèmes à résoudre. Pour ce qui était de se procurer la hache, cette niaiserie ninquiétait nullement Raskolnikoff, car rien nétait plus facile. Le fait est que Nastasia, le soir surtout, nétait presque jamais à la maison. Elle sortait sans cesse pour aller voisiner chez des amies ou chez des boutiquiers, et les querelles que lui faisait sa maîtresse navaient jamais dautre cause.
Le moment venu, il suffirait donc dentrer tout doucement dans la cuisine et de prendre la hache, quitte à aller la remettre au même endroit une heure après (quand tout serait fini). Mais cela nirait peut-être pas tout seul : « Supposons, se disait le jeune homme, que, dans une heure, quand je viendrai rapporter la hache, Nastasia soit rentrée. Naturellement, en ce cas, je devrai attendre pour pénétrer dans la cuisine une nouvelle sortie de la servante. Mais si, pendant ce temps-là, elle remarque labsence de la hache, elle se mettra à la chercher, elle bougonnera, qui sait ? elle jettera peut-être l'émoi dans la maison, et voilà une circonstance qui sera relevée contre moi ou, du moins, qui pourra lêtre ! »
Toutefois, ce nétaient encore là que des détails, auxquels il ne voulait pas penser ; dailleurs, il nen avait pas le temps. Il songeait au principal, décidé à ne soccuper de laccessoire que quand il aurait lui-même pris son parti sur le fond. Cette dernière condition, la plus essentielle de toutes, lui semblait décidément irréalisable. Ainsi, il ne pouvait simaginer quà un moment donné il cesserait de penser, se lèverait et irait là carrément… Même dans sa récente répétition (cest-à-dire dans la visite quil avait faite à la vieille pour tâter définitivement le terrain), il sen était fallu de beaucoup quil eût répété sérieusement. Acteur sans conviction, il navait pu soutenir son rôle et sétait enfui indigné contre lui-même.
Pourtant, au point de vue moral, Raskolnikoff avait lieu de considérer la question comme résolue. Sa casuistique, aiguisée comme un rasoir, avait tranché toutes les objections, mais, nen rencontrant plus dans son esprit, il sefforçait den trouver au dehors. On eût dit quentraîné par une puissance aveugle, irrésistible, surhumaine, il cherchait désespérément un point fixe auquel il pût se raccrocher. Les incidents si imprévus de la veille agissaient sur lui dune façon presque absolument automatique. Tel un homme qui a laissé prendre le pan de son habit dans une roue dengrenage est bientôt saisi lui-même par la machine.
La première question qui loccupait, et à laquelle, du reste, il avait songé bien des fois, était celle-ci : Pourquoi presque tous les crimes sont-ils si facilement découverts, et pourquoi retrouve-t-on si aisément les traces de presque tous les coupables ?
Il arriva peu à peu à diverses conclusions curieuses. Selon lui, la principale raison du fait était moins dans limpossibilité matérielle de cacher le crime que dans la personnalité même du criminel : presque toujours ce dernier se trouvait éprouver, au moment du crime, une diminution de la volonté et de lentendement ; cest pourquoi il se conduisait avec une étourderie enfantine, une légèreté phénoménale, alors même que la circonspection et la prudence lui étaient le plus nécessaires.
Raskolnikoff assimilait cette éclipse du jugement et cette défaillance de la volonté à une affection morbide qui se développait par degrés, atteignait son maximum dintensité peu avant la perpétration du crime, subsistait sous la même forme au moment du crime et encore quelque temps après (plus ou moins longtemps suivant les individus), pour cesser ensuite, comme cessent toutes les maladies. Un point à éclaircir était celui de savoir si la maladie détermine le crime ou si le crime lui-même, en vertu de sa nature propre, n'est pas toujours accompagné de quelque phénomène morbide ; mais le jeune homme ne se sentait pas encore capable de résoudre cette question.
En raisonnant de la sorte, il se persuada que lui, personnellement, il était à labri de semblables bouleversements moraux, quil conserverait la plénitude de son intelligence et de sa volonté pendant toute la durée de son entreprise, par cette seule raison que son entreprise « nétait pas un crime »… Nous ne rapporterons pas la série des arguments qui lavaient conduit à cette dernière conclusion. Bornons-nous à dire que, dans ses préoccupations, le côté pratique, les difficultés purement matérielles dexécution restaient tout à fait à larrière-plan. « Que je conserve seulement ma présence desprit, ma force de volonté, et, quand le moment dagir sera venu, je triompherai de tous les obstacles… » Mais il ne se mettait pas à l'œuvre. Moins que jamais il croyait à la persistance finale de ses résolutions, et, quand lheure sonna, il se réveilla comme dun rêve.
Il nétait pas encore au bas de lescalier quune circonstance fort insignifiante vint le dérouter. Arrivé sur le palier où habitait sa logeuse, il trouva grande ouverte, comme toujours, la porte de la cuisine et jeta discrètement un coup dœil dans cette pièce : en labsence de Nastasia, la logeuse elle-même nétait-elle pas là, et, si elle ny était pas, avait-elle bien fermé la porte de sa chambre ? Ne pouvait-elle pas le voir de chez elle, lorsquil entrerait pour prendre la hache ? Voilà ce dont il voulait sassurer. Mais quelle ne fut pas sa stupeur en constatant que cette fois Nastasia était dans sa cuisine ! Qui plus est, elle était occupée : elle tirait du linge dun panier et létendait sur des cordes. À lapparition du jeune homme, la servante, interrompant son travail, se tourna vers lui et le regarda jusquà ce quil se fût éloigné.
Il détourna les yeux et passa sans avoir lair de rien remarquer. Mais cétait une affaire finie ; il navait point de hache ! Cette déconvenue lui porta un coup terrible.
« Et où avais-je pris, pensait-il en descendant les dernières marches de lescalier, où avais-je pris que juste à ce moment-là Nastasia serait infailliblement sortie ? Comment, métais-je mis cela dans la tête? »
Il était écrasé, comme anéanti. Dans son dépit, il éprouvait un besoin de se moquer de lui-même. Une colère sauvage bouillonnait dans tout son être.
Il sarrêta indécis sous la porte cochère. Aller dans la rue, sortir sans but, pour la frime, il nen avait pas la moindre envie, mais il lui était encore plus désagréable de remonter chez lui. « Dire que jai perdu pour toujours une si belle occasion ! » grommelait-il, debout en face de lobscure loge du dvornik, laquelle était ouverte aussi.
Tout à coup, il tressaillit. Dans la loge, à deux pas de Raskolnikoff, quelque chose brillait sous un banc à gauche … Le jeune homme regarda autour de lui, personne. Il sapprocha tout doucement de la loge, descendit deux petites marches et appela dune voix faible le dvornik. « Allons, il nest pas chez lui ! Du reste, il ne doit pas être allé loin, puisquil a laissé sa porte ouverte. » Prompt comme léclair, il s'élança vers la hache (cen était une) et la tira de dessous le banc où elle reposait entre deux bûches. Ensuite, il passa larme dans le nœud coulant, fourra ses mains dans ses poches et sortit de la loge. Personne ne le remarqua ! « Ce nest pas lintelligence qui ma aidé ici, cest le diable ! » pensa-t-il avec un sourire étrange. Lheureuse chance qui venait de lui échoir contribua puissamment à lencourager.
Une fois dans la rue, il marcha tranquillement, gravement, sans se hâter, de peur déveiller des soupçons. Il ne regardait guère les passants, il sefforçait même de ne fixer les yeux sur personne et dattirer le moins possible lattention. Soudain il repensa à son chapeau. « Mon Dieu ! avant-hier javais de largent, jaurais si bien pu acheter une casquette ! » Une imprécation jaillit du fond de son âme.
Un coup dœil jeté par hasard dans une boutique où il y avait une horloge adossée au mur lui apprit quil était déjà sept heures dix. Le temps pressait, et pourtant il lui fallait faire un détour, car il ne voulait pas être vu arrivant de ce côté à la maison.
Naguère, lorsquil essayait de se représenter par avance la situation qui était maintenant la sienne, il se figurait parfois quil serait très-effrayé. À présent, contrairement à son attente, il navait pas peur du tout. Des pensées étrangères à son entreprise occupaient son esprit, mais ce nétait jamais pour longtemps. Tandis quil passait devant le jardin Ioussoupoff, il se disait quon ferait bien détablir sur toutes les places publiques des fontaines monumentales pour rafraîchir latmosphère. Puis, par une série de transitions insensibles, il en vint à songer que si le Jardin dÉté prenait toute létendue du Champ de Mars et allait même se rejoindre au jardin du palais Michel, Pétersbourg y trouverait force profit et agrément…
« Cest ainsi sans doute que les gens conduits au supplice arrêtent leur pensée sur tous les objets quils rencontrent en chemin. » Cette idée lui vint à lesprit, mais il se hâta de la chasser… Cependant, il approche : voici la maison, voici la grandporte. Soudain il entend une horloge sonner un seul coup. « Comment ! est-ce quil serait sept heures et demie ? Cest impossible ; elle avance certainement ! »
Cette fois encore, le hasard servit à souhait Raskolnikoff. Comme par un fait exprès, au moment même où il arrivait devant la maison, une énorme charrette de foin entrait par la porte cochère, dont elle occupait presque toute la largeur. Le jeune homme put donc franchir le seuil sans être vu, en se glissant dans létroit passage resté libre entre la charrette et le mur.
Quand il fut dans la cour, il prit vivement à droite. De lautre côté de la charrette, des gens se disputaient : il les entendait crier. Mais nul ne le remarqua, et il ne rencontra personne. Plusieurs des fenêtres qui donnaient sur cette immense cour carrée étaient alors ouvertes ; cependant il ne leva pas la tête, — il nen avait pas la force. Son premier mouvement fut de gagner lescalier de la vieille, lequel se trouvait à droite.
Reprenant haleine et tenant la main appuyée sur son cœur pour en comprimer les battements, il se mit en devoir de gravir les marches, non sans sêtre assuré que sa hache était bien assujettie par le nœud coulant. À chaque minute, il prêtait loreille. Mais lescalier était complétement désert, toutes les portes étaient fermées ; il ne rencontra pas une âme. Au second étage, il est vrai, un logement inhabité, était ouvert, et des peintres y travaillaient. Ceux-ci, du reste, ne virent pas Raskolnikoff. Il sarrêta un instant, réfléchit et continua son ascension. « Sans doute mieux vaudrait quils ne fussent pas là, mais… au-dessus deux il y a encore deux étages. »
Voici le quatrième étage, voici la porte dAléna Ivanovna ; le logement den face est inoccupé. Au troisième, lappartement situé juste au-dessous de celui de la vieille est vide aussi, selon toute apparence : la carte de visite qui était clouée sur la porte ny est plus, les locataires sont partis !… Raskolnikoff étouffait. Il eut une seconde dhésitation : « Ne ferais-je pas mieux de men aller ? » Mais, sans répondre à cette question, il se mit aux écoutes : aucun bruit ne venait de chez lusurière. Dans lescalier, même silence. Après avoir longuement prêté loreille, le jeune homme jeta un dernier regard autour de lui et tâta de nouveau sa hache. « Ne suis-je point trop pâle ? pensa-t-il, — nai-je pas lair trop agité ? Elle est défiante… Si jattendais encore un peu… pour laisser à mon émotion le temps de se calmer ?… »
Mais, loin de satténuer, les pulsations de son cœur devenaient de plus en plus violentes… Il ny put tenir davantage, et, avançant lentement la main vers le cordon de la sonnette, il le tira à lui. Au bout dune demi-minute, il sonna de nouveau, cette fois un peu plus fort.
Pas de réponse. Carillonner comme un sourd eut été inutile, maladroit même. À coup sûr, la vieille était chez elle ; mais, naturellement soupçonneuse, elle devait lêtre dautant plus en ce moment quelle se trouvait seule. Raskolnikoff connaissait en partie les habitudes dAléna Ivanovna. Et, derechef, il appliqua son oreille contre la porte. La circonstance avait-elle développé chez lui une acuité particulière de sensation (ce qui, en général, est difficile à admettre), ou bien, en effet, le bruit était-il aisément perceptible ?
Quoi quil en soit, son ouïe distingua soudain quune main se posait avec précaution sur le bouton de la serrure et quune robe frôlait la porte. Quelquun, à lintérieur, se livrait exactement au même manège que lui sur le palier. Quelquun, debout près de la serrure, écoutait en sefforçant de dissimuler sa présence, et probablement aussi avait loreille collée contre la porte.
Ne voulant pas avoir lair de se cacher, le jeune homme fit exprès de remuer quelque peu bruyamment et de grommeler assez haut ; puis il sonna pour la troisième fois, mais doucement, posément, sans que son coup de sonnette trahit la moindre impatience. Cette minute laissa à Raskolnikoff un souvenir ineffaçable. Quand, plus tard, il y songeait, jamais il ne parvenait à comprendre comment il avait pu déployer tant de ruse, alors surtout que lémotion le troublait au point de lui ôter par instants la possession de ses facultés intellectuelles et physiques… Au bout dun moment, il entendit quon tirait le verrou.
VII
Comme lors de sa précédente visite, Raskolnikoff vit la porte sentre-bâiller tout doucement et, par létroite ouverture, deux yeux brillants se fixer sur lui avec une expression de défiance. Alors le sang-froid labandonna, et il commit une faute qui aurait pu tout gâter.
Craignant quAléna Ivanovna neût peur de se trouver seule avec un visiteur dont laspect devait être peu rassurant, il saisit la porte et la tira à lui, pour que la vieille ne savisât point de la refermer. Lusurière ne lessaya pas, mais elle ne lâcha pas non plus le bouton de la serrure, si bien quelle faillit être projetée de lantichambre sur le carré, lorsque Raskolnikoff tira la porte à lui. Comme elle restait debout sur le seuil et sobstinait à ne point lui livrer passage, il marcha droit sur elle. Effrayée, elle fit un saut en arrière, voulut parler, mais ne put prononcer un mot, et regarda le jeune homme en ouvrant ses yeux tout grands.
— Bonjour, Aléna Ivanovna, commença-t-il du ton le plus dégagé quil put prendre, mais vainement il affectait linsouciance, sa voix était entrecoupée et tremblante ; je vous apporte… un objet… mais entrons… pour en juger, il faut le voir à la lumière… Et, sans attendre quon linvitât à entrer, il pénétra dans la chambre. La vieille le rejoignit vivement, sa langue sétait dénouée.
— Seigneur ! Mais que voulez-vous ?… Qui êtes-vous ? Quest-ce quil vous faut ?
— Voyons, Aléna Ivanovna, vous me connaissez bien… Raskolnikoff… Tenez, je vous apporte le gage dont je vous ai parlé lautre jour… Et il lui tendit lobjet.
Aléna Ivanovna allait lexaminer, quand soudain elle se ravisa et, relevant les yeux, attacha un regard perçant, irrité et soupçonneux sur le visiteur qui sétait introduit chez elle avec si peu de cérémonie. Elle le considéra ainsi durant une minute. Raskolnikoff crut même apercevoir une sorte de moquerie dans les yeux de la vieille, comme si déjà elle eût tout deviné. Il sentait quil perdait contenance, quil avait presque peur, et que si cette inquisition muette se prolongeait encore pendant une demi-minute, il allait sans doute prendre la fuite.
— Quavez-vous donc à me regarder ainsi, comme si vous ne me reconnaissiez pas? dit-il tout à coup, se fâchant à son tour. Si vous voulez de cet objet, prenez-le ; si vous nen voulez pas, cest bien, je madresserai ailleurs ; il est inutile de me faire perdre mon temps.
Ces paroles lui échappèrent sans quil les eût aucunement préméditées.
Le langage résolu du visiteur fit une excellente impression sur la vieille.
— Mais pourquoi donc êtes-vous si pressé, batuchka? Quest-ce que cest ? demanda-t-elle en regardant le gage.
— Un porte-cigarette en argent : je vous lai dit la fois passée.
Elle tendit la main.
— Que vous êtes pâle ! Vos mains tremblent ! Vous êtes malade, batuchka?
— Jai la fièvre, répondit-il dune voix saccadée. Comment pourrait-on ne pas être pâle… quand on na pas de quoi manger ? acheva-t-il non sans peine. Ses forces labandonnaient de nouveau. Mais la réponse paraissait vraisemblable ; la vieille prit le gage.
— Quest-ce que cest ? interrogea-t-elle pour la seconde fois ; et, tout en soupesant le gage, elle regarda encore fixement son interlocuteur.
— Un objet… un porte-cigarette… en argent… voyez.
— Tiens, mais on ne dirait pas que cest en argent !… Oh ! comme cela est ficelé !
Tandis quAléna Ivanovna sefforçait de défaire le petit paquet, elle sétait approchée de la lumière (toutes ses fenêtres étaient fermées, malgré létouffante chaleur) ; dans cette position, elle tournait le dos à Raskolnikoff, et durant quelques secondes elle ne soccupa plus du tout de lui. Le jeune homme déboutonna son paletot et dégagea la hache, du nœud coulant, mais sans la retirer encore tout à fait ; il se borna à la tenir de la main droite sous son vêtement. Une terrible faiblesse envahissait ses membres ; lui-même sentait, que dinstant en instant ils sengourdissaient davantage. Il craignait que ses doigts ne laissassent échapper la hache… tout à coup la tête commença à lui tourner.
— Mais quest-ce quil a donc fourré là dedans ? sécria avec colère Aléna Ivanovna, et elle fit un mouvement dans la direction de Raskolnikoff.
Il ny avait plus un instant à perdre. Il retira la hache de dessous son paletot, léleva en lair en la tenant des deux mains et, par un geste mou, presque machinalement, car il navait plus de forces, la laissa retomber sur la tête de la vieille. Toutefois, à peine eut-il frappé que lénergie physique lui revint.
Aléna Ivanovna, selon son habitude, avait la tête nue. Ses cheveux grisonnants, clair-semés, et, comme toujours, gras dhuile, étaient rassemblés en une mince tresse, dite queue de rat, fixée sur la nuque par un morceau de peigne de corne. Le coup atteignit juste le sinciput, ce à quoi contribua la petite taille de la victime. Elle poussa à peine un faible cri et soudain saffaissa sur le parquet ; toutefois elle eut encore la force de lever les deux bras vers sa tête. Dans lune de ses mains elle tenait toujours le « gage ». Alors Raskolnikoff, dont le bras avait retrouvé toute sa vigueur, asséna deux nouveaux coups de hache sur le sinciput de lusurière. Le sang jaillit à flots, et le corps sabattit lourdement par terre. Au moment de la chute, le jeune homme sétait reculé ; sitôt quil eut vu la vieille gisant sur le plancher, il se pencha vers son visage ; elle était morte. Les yeux grands ouverts semblaient vouloir sortir de leurs orbites, les convulsions de lagonie avaient donné à toute la figure une expression grimaçante.
Le meurtrier déposa la hache sur le parquet et, séance tenante, se mit en devoir de fouiller le cadavre, en prenant les précautions les plus méticuleuses pour éviter les taches de sang ; il se souvenait davoir vu, la dernière fois, Aléna Ivanovna chercher ses clefs dans la poche droite de sa robe. Il avait la pleine possession de son intelligence ; il néprouvait ni étourdissements, ni vertiges, mais ses mains continuaient à trembler. Plus tard, il se rappela quil avait été très-prudent, très-attentif, quil avait appliqué tous ses soins à ne pas se salir… Les clefs ne furent pas longues à trouver ; comme lautre jour, elles étaient toutes réunies ensemble par un anneau dacier.
Après sen être emparé, Raskolnikoff passa aussitôt dans la chambre à coucher. Cette pièce était fort petite ; on y voyait dun côté une grande vitrine remplie dimages pieuses, de lautre un grand lit très-propre avec une courte-pointe en soie doublée douate et faite de pièces rapportées. Au troisième panneau était adossée une commode. Chose étrange : à peine le jeune homme eut-il entrepris douvrir ce meuble, à peine eut-il commencé à se servir des clefs, quune sorte de frisson parcourut tout son corps. Lidée lui revint tout à coup de renoncer à sa besogne et de sen aller, mais cette velléité ne dura quun instant : il était trop tard pour sen aller.
Il souriait même davoir pu songer à cela quand, soudain, il fut pris dune inquiétude terrible : si, par hasard, la vieille nétait pas encore morte, si elle reprenait ses sens ? Laissant là les clefs et la commode, il courut vivement auprès du corps, saisit la hache et sapprêta à en porter un nouveau coup à sa victime, mais larme déjà levée ne sabattit point : il ny avait pas à douter quAléna Ivanovna fût morte. En se penchant de nouveau vers elle pour lexaminer de plus près ; Raskolnikoff constata que le crâne était fracassé. Une mare de sang sétait formée sur le parquet. Remarquant tout à coup un cordon au cou de la vieille, le jeune homme le tira violemment, mais le cordon ensanglanté était solide et ne se rompit point.
Lassassin essaya alors de lenlever en le faisant glisser le long du corps. Il ne fut pas plus heureux dans cette seconde tentative, le cordon rencontra un obstacle et se refusa à glisser. Impatienté, Raskolnikoff brandit la hache, prêt à en frapper le cadavre pour trancher du même coup ce maudit lacet ; toutefois, il ne put se résoudre à procéder avec cette brutalité. Enfin, après deux minutes defforts, qui lui rougirent les mains, il parvint à couper le cordon avec le tranchant de la hache, sans entamer le corps de la morte. Ainsi quil lavait supposé, cétait une bourse que la vieille portait au cou. Il y avait encore, suspendues au cordon, une petite médaille émaillée et deux croix, lune en bois de cyprès, lautre en cuivre. La bourse crasseuse, — un petit sac en peau de chamois, — était absolument bondée. Raskolnikoff la mit dans sa poche sans sassurer du contenu ; il jeta les croix sur la poitrine de la vieille, et, prenant cette fois la hache avec lui, il rentra en toute hâte dans la chambre à coucher.
Son impatience était extrême, il saisit les clefs et se remit à la besogne. Mais ses tentatives pour ouvrir la commode restaient infructueuses, ce quil fallait attribuer moins encore au tremblement de ses mains quà ses méprises continuelles ; il voyait, par exemple, que telle clef nallait pas à la serrure, et il sobstinait cependant à ly faire entrer. Tout à coup il se rappela une conjecture quil avait déjà faite lors de sa précédente visite : cette grosse clef à panneton dentelé, qui figurait avec les petites autour du cercle dacier, devait être celle non de la commode, mais de quelque caisse où la vieille avait peut-être serré toutes ses valeurs. Sans plus soccuper de la commode, il chercha aussitôt sous le lit, sachant que les vieilles femmes ont coutume de cacher leur trésor en cet endroit.
Effectivement, là se trouvait un coffre long dun peu plus dune archine et couvert en maroquin rouge. La clef dentelée allait parfaitement à la serrure. Quand Raskolnikoff eut ouvert cette caisse, il aperçut, posée sur un drap blanc, une pelisse en peau de lièvre à garniture rouge ; sous la fourrure il y avait une robe de soie, puis un châle ; le fond ne semblait guère contenir que des chiffons. Le jeune homme commença par essuyer sur la garniture rouge ses mains ensanglantées. « Sur du rouge le sang se verra moins. » Puis il se ravisa tout à coup : « Seigneur, est-ce que je deviens fou ? » pensa-t-il avec effroi.
Mais à peine avait-il touché à ces hardes que de dessous la fourrure glissa une montre en or. Il se mit à retourner de fond en comble le contenu du coffre. Parmi les chiffons se trouvaient des objets en or, qui tous, probablement, avaient été déposés comme gages entre les mains de lusurière, des bracelets, des chaînes, des pendants doreilles, des épingles de cravate, etc. Les uns étaient renfermés dans des écrins, les autres noués avec une faveur dans un fragment de journal plié en deux.
Raskolnikoff nhésita pas, il fit main basse sur ces bijoux dont il remplit les poches de son pantalon et de son paletot sans ouvrir les écrins ni défaire les paquets ; mais il fut bientôt interrompu dans sa besogne…
Des pas se faisaient entendre dans la chambre où gisait la vieille. Il sarrêta, glacé de terreur. Cependant, le bruit ayant cessé de se produire, il croyait déjà avoir été dupe dune hallucination de louïe, quand soudain il perçut distinctement un léger cri ou plutôt un sorte de gémissement faible et entrecoupé. Au bout dune ou deux minutes, tout retomba dans un silence de mort. Raskolnikoff sétait assis par terre près du coffre et attendait, respirant à peine. Tout à coup il bondit, saisit la hache et sélança hors de la chambre à coucher.
Au milieu de la chambre, Élisabeth, un grand paquet dans les mains, contemplait dun œil effaré le cadavre de sa sœur ; pâle comme un linge, elle semblait navoir pas la force de crier. À la brusque apparition du meurtrier, elle se mit à trembler de tous ses membres, et des frissons parcoururent son visage : elle essaya de lever le bras, douvrir la bouche, mais elle ne proféra aucun cri, et, reculant lentement, le regard toujours attaché sur Raskolnikoff, elle alla se blottir dans un coin. La pauvre femme opéra cette retraite toujours sans crier, comme si le souffle eût manqué à sa poitrine. Le jeune homme sélança sur elle, la hache haute : les lèvres de la malheureuse prirent lexpression plaintive quon remarque chez les tout petits enfants quand ils commencent à avoir peur de quelque chose, regardent fixement lobjet qui les effraye et sont sur le point de crier.
Lépouvante avait si complétement hébété cette infortunée Élisabeth que, menacée par la hache, elle ne songea même pas à garantir son visage en portant ses mains devant sa tête par ce geste machinal que suggère en pareil cas linstinct de conservation. Elle souleva à peine son bras gauche et létendit lentement dans la direction de lassassin comme pour écarter ce dernier. Le fer de la hache pénétra dans le crâne, fendit toute la partie supérieure du front et atteignit presque le sinciput. Élisabeth tomba roide morte. Ne sachant plus ce quil faisait, Raskolnikoff prit le paquet que la victime tenait à la main, puis il labandonna et courut à lantichambre.
Il était de plus en plus terrifié, surtout depuis ce second meurtre qui navait été nullement prémédité par lui. Il avait hâte de sesquiver ; si alors il avait été en état de se rendre mieux compte des choses, sil avait seulement pu calculer toutes les difficultés de sa position, la voir aussi désespérée, aussi laide, aussi absurde quelle létait, comprendre combien il lui restait encore dobstacles à surmonter, peut-être même de crimes à commettre pour sarracher de cette maison et rentrer chez lui, il aurait très-vraisemblablement renoncé à la lutte et fût allé sur-le-champ se dénoncer ; ce nest même pas la pusillanimité qui ly aurait poussé, mais lhorreur de ce quil avait fait. Cette impression allait se fortifiant de minute en minute. Pour rien au monde il naurait voulu à présent sapprocher de la caisse, ni même rentrer dans lappartement.
Cependant peu à peu son esprit se laissa distraire par dautres pensées, et il tomba dans une sorte de rêverie ; par moments lassassin semblait soublier ou plutôt oublier le principal pour sattacher à des niaiseries. Du reste, un regard jeté dans la cuisine lui ayant fait découvrir sur un banc un seau à demi rempli deau, il eut lidée de laver ses mains et sa hache. Le sang rendait ses mains gluantes. Après avoir plongé dans leau le tranchant de la hache, il prit un petit morceau de savon qui se trouvait sur lappui de la fenêtre et commença à faire ses ablutions. Quand il se fut lavé les mains, il se mit en devoir de nettoyer le fer de son arme ; ensuite, il passa trois minutes à savonner le bois qui avait aussi reçu des éclaboussures de sang.
Puis il essuya le tout avec un linge qui séchait sur une corde tendue à travers la cuisine. Cette besogne terminée, il sapprocha de la fenêtre pour se livrer à un examen attentif et prolongé de la hache. Les traces accusatrices avaient disparu, mais le bois était encore humide. Raskolnikoff cacha soigneusement larme sous son paletot en la remettant dans le nœud coulant ; après quoi, il fit une inspection minutieuse de ses vêtements, autant du moins que le lui permit la faible lumière qui éclairait la cuisine. À première vue, le pantalon et le pardessus noffraient rien de suspect, mais il y avait des taches sur les bottes. Il les enleva à l'aide dun chiffon trempé dans leau.
Cependant ces précautions ne le rassuraient quà demi, car il savait quil y voyait mal et quil pouvait fort bien navoir pas remarqué certaines souillures. Il restait irrésolu au milieu de la chambre, en proie à une pensée sombre, angoissante : la pensée quil devenait fou, quen ce moment il était hors détat de prendre une détermination et de veiller à sa sûreté, que sa manière dagir nétait peut-être pas celle quil eût fallu dans la circonstance présente… « Mon Dieu ! Je dois men aller, men aller au plus vite ! » murmura-t-il, et il sélança dans lantichambre où lattendait la pire terreur quil eût encore éprouvée.
Il demeura immobile, nosant en croire ses yeux : la porte du logement, la porte extérieure qui donnait accès sur le carré, celle-là même où il avait sonné tantôt et par laquelle il était entré, il la trouva ouverte : jusquà ce moment, elle était restée entre-bâillée ; par précaution, peut-être, la vieille ne lavait pas refermée ; on navait ni donné un tour de clef, ni tiré le verrou ! Mais, mon Dieu ! il avait bien vu ensuite Élisabeth ! Comment donc ne sétait-il pas douté quelle sétait introduite par la porte ? Elle ne pouvait pas avoir pénétré dans le logement en traversant la muraille.
Il ferma la porte et la verrouilla.
— Mais non, ce nest pas encore cela ! Il faut partir, partir… Il tira le verrou et, après avoir ouvert la porte, se mit aux écoutes sur lescalier.
Il prêta longtemps loreille. En bas, probablement sous la porte cochère, deux voix bruyantes échangeaient des injures. « Quest-ce que cest que ces gens-là ? » Il attendit patiemment. Enfin les vociférations cessèrent de se faire entendre : les deux braillards étaient partis chacun de son côté. Déjà le jeune homme allait sortir quand, à l'étage au dessous, une porte souvrit avec fracas sur lescalier et quelquun se mit à descendre en fredonnant un air. « Quest-ce quils ont donc tous à faire tant de bruit ? » pensa-t-il, et, refermant de nouveau la porte sur lui, il attendit encore. Finalement le silence se rétablit ; mais au moment où Raskolnikoff sapprêtait à descendre, son oreille perçut tout à coup un nouveau bruit.
Cétaient des pas encore fort éloignés qui résonnaient sur les premières marches de lescalier ; toutefois, il neut pas plus tôt commencé à les entendre quil devina immédiatement la vérité : on se rendait sans aucun doute ici, au quatrième étage, chez la vieille. Doù lui venait ce pressentiment ? Quy avait-il de particulièrement significatif dans le bruit de ces pas ? Ils étaient lourds, réguliers et plutôt lents que pressés.
Voici quil est déjà arrivé au premier étage, il monte encore… On lentend de mieux en mieux… Il souffle comme un asthmatique en gravissant les marches… Eh ! il est en train de gagner le troisième étage… Ici !
Et Raskolnikoff eut soudain la sensation dune paralysie générale comme il arrive dans un cauchemar où vous vous croyez poursuivi par des ennemis : ils sont sur le point de vous atteindre, ils vont vous tuer, et vous restez cloué sur place, incapable de mouvoir un membre.
Létranger commençait à monter lescalier du quatrième étage. Raskolnikoff, que lépouvante avait jusqualors tenu immobile sur le carré, put enfin secouer sa torpeur et rentra en toute hâte dans lappartement, dont il ferma la porte sur lui. Ensuite il tira le verrou, en ayant soin de faire le moins de bruit possible. Linstinct plus que le raisonnement le guida en cette circonstance. Quand il eut tout fini, il se blottit contre la porte, où il resta aux écoutes, osant à peine respirer. Déjà le visiteur était sur le palier. Il ny avait entre les deux hommes que lépaisseur de la porte. Linconnu se trouvait vis-à-vis de Raskolnikoff dans la situation où ce dernier sétait trouvé tantôt vis-à-vis de la vieille.
Le visiteur respira à plusieurs reprises avec effort. « Il doit être gros et grand », pensa le jeune homme en serrant dans sa main le manche de sa hache. Tout cela ressemblait à un songe. Le visiteur donna un fort coup de sonnette.
Aussitôt il crut sapercevoir quun certain mouvement se produisait dans la chambre. Pendant quelques secondes il écouta attentivement, puis il sonna de nouveau, attendit encore un peu, et soudain, pris dimpatience, se mit à tirer de toutes ses forces le bouton de la porte. Raskolnikoff contemplait avec effroi le verrou qui tremblait dans le crampon, et il sattendait à len voir sortir dun instant à lautre, tant étaient violentes les secousses imprimées à la porte. Il eut lidée de retenir le verrou avec la main, mais lhomme aurait pu se douter de la chose. La tête commençait derechef à lui tourner. « Je vais me perdre ! » se dit-il ; toutefois il recouvra subitement sa présence desprit lorsque linconnu rompit le silence.
— Est-ce quelles dorment, ou quelquun les a-t-il étranglées ? Trois fois maudites créatures ! grondait dune voix de basse le visiteur. — Eh ! Aléna Ivanovna, vieille sorcière ! Élisabeth Ivanovna, beauté indescriptible ! ouvrez ! Oh ! les maudites ! est-ce quelles dorment ?
Exaspéré, il sonna dix fois de suite et le plus fort quil put. Sans doute cet homme avait ses habitudes dans la maison et y faisait la loi.
Au même moment, des pas légers et rapides retentirent sur lescalier. Cétait encore quelquun qui montait au quatrième étage. Raskolnikoff ne saperçut pas d'abord de larrivée du nouveau venu.
— Est-il possible quil ny ait personne ? Et celui-ci dune voix sonore et gaie en sadressant au premier visiteur qui continuait à tirer la sonnette. — Bonjour, Koch !
« À en juger par la voix, ce doit être un tout jeune homme », pensa subitement Raskolnikoff.
— Le diable le sait, peu sen est fallu que je naie brisé la serrure, répondit Koch. — Mais vous, comment me connaissez-vous ?
— Cette question ! Avant-hier, à Gambrinus, je vous ai gagné trois parties de suite au billard.
— A-a-ah !…
— Ainsi, elles ny sont pas ? Cest étrange. Je dirai même que cest bête. Où la vieille serait-elle allée ? jai à lui parler.
— Et moi aussi, batuchka, jai à lui parler.
— Eh bien, que faire ? Alors, il ny a plus quà sen retourner. E-eh ! moi qui étais venu pour lui emprunter de largent ! sécria le jeune homme.
— Sans doute, il ne reste plus quà sen aller ; mais, en ce cas, pourquoi donner un rendez-vous ? Elle-même, la sorcière, mavait indiqué cette heure-ci. Cest, quil y a une jolie trotte dici chez moi. Et où diable a-t-elle pu courir ainsi ? Je ny comprends rien. Elle ne bouge pas de toute lannée, la sorcière ; elle moisit sur place, ses jambes sont malades, et voilà que tout dun coup elle prend la clef des champs !
— Si nous questionnions le dvornik ?
— Pourquoi ?
— Pour savoir où elle est allée et quand elle reviendra.
— Hum… diable… questionner… Mais elle ne va jamais nulle part… Et il tira encore une fois à lui le bouton de la serrure. — Diable, il ny a rien à faire, il faut sen aller!
— Attendez ! cria tout à coup le jeune homme, — regardez : voyez-vous comme la porte résiste quand on tire ?
— Eh bien ?
— Cela prouve quelle est fermée non à la clef, mais au verrou ! Entendez-vous comme il résonne ?
— Eh bien ?
— Mais comment donc ne comprenez-vous pas ? Cest la preuve que lune delles est à la maison. Si toutes deux étaient sorties, elles auraient fermé la porte en dehors, à la clef, et nauraient pas tiré le verrou intérieurement. Tenez, entendez-vous le bruit quil fait ? Or, pour senfermer au verrou, il faut être chez soi, comprenez-vous ? Donc elles sont chez elles, seulement elles nouvrent pas !
— Bah ! mais oui, au fait ! sécria Koch étonné. — Ainsi elles sont là !
Et il se mit à ébranler furieusement la porte.
— Attendez ! reprit le jeune homme, — ne tirez pas comme cela. Il y a ici quelque chose de louche… Vous avez sonné, vous avez tiré de toutes vos forces sur la porte, — elles nouvrent pas ; donc, ou toutes deux sont évanouies, ou…
— Quoi ?
— Voici ce quil y a à faire : faisons monter le dvornik pour quil les réveille lui-même.
— Cest une idée !
Tous deux se mirent en devoir de descendre.
— Attendez ! Restez ici ; moi, jirai chercher le dvornik.
— Pourquoi rester ?
— Mais qui sait ce qui peut arriver ?
— Soit…
— Voyez-vous, je me prépare à être juge dinstruction ! Il y a ici quelque chose qui nest pas clair, cela est évident, é-vi-dent ! fit avec chaleur le jeune homme, et il descendit quatre à quatre les marches de lescalier.
Resté seul, Koch sonna encore une fois, mais doucement ; puis il se mit, dun air songeur, à tourmenter le bouton de la serrure, faisant aller et venir le pêne, pour bien se convaincre que la porte nétait fermée quau verrou. Ensuite, soufflant comme un homme poussif, il se baissa pour regarder par le trou de la serrure, mais en dedans la clef y avait été mise, de sorte quon ne pouvait rien voir.
Debout, de lautre côté de la porte, Raskolnikoff tenait la hache dans ses mains.
Il était comme en délire et sapprêtait à livrer bataille aux deux hommes quand ils pénétreraient dans lappartement. Plus dune fois, en les entendant cogner et se concerter entre eux, il eut lidée den finir tout de suite et de les interpeller à travers la porte. Par moments, il éprouvait une envie de les injurier, de les narguer, en attendant quils fissent invasion dans le local. « Plus tôt ce sera fini, mieux cela vaudra ! » pensait-il de temps en temps.
— Quel diable pourtant !…
Le temps se passait, personne ne venait. Koch commença à perdre patience.
— Quel diable !… vociféra-t-il de nouveau, et, ennuyé dattendre, il abandonna sa faction pour aller en bas retrouver le jeune homme. Peu à peu, le bruit de ses bottes qui résonnaient lourdement sur lescalier cessa de se faire entendre.
— Seigneur ! Que faire ?
Raskolnikoff tira le verrou et entre-bâilla la porte. Rassuré par le silence qui régnait dans la maison, et, dailleurs, presque hors détat de réfléchir en ce moment, il sortit, ferma derrière lui la porte du mieux quil put et enfila lescalier.
Il avait déjà descendu plusieurs marches quand soudain un grand bruit se produisit au-dessous de lui ; où se fourrer ? Il ny avait moyen de se cacher nulle part. Il remonta en toute hâte.
— Eh ! liéchi, diable ! arrête !
Celui qui poussait ces cris venait de faire irruption dun logement situé à lun des étages inférieurs, et il descendait lescalier de toute la vitesse de ses jambes en vociférant à tue-tête :
— Mitka ! Mitka ! Mitka ! Mitka ! Mitka ! Que le diable enlève le fou !
Léloignement ne permit pas den entendre davantage ; lhomme qui proférait ces exclamations était déjà loin de la maison. Le silence se rétablit ; mais à peine cette alarme avait-elle pris fin quune autre lui succéda : plusieurs individus qui sentretenaient ensemble à haute voix montaient tumultueusement lescalier. Ils étaient trois ou quatre. Raskolnikoff distingua la voix sonore du jeune homme. « Ce sont eux ! »
Nespérant plus leur échapper, il alla carrément à leur rencontre : « Advienne que pourra ! se dit-il ; sils marrêtent, cest fini ; sils me laissent passer, cest fini encore : ils se souviendront de mavoir croisé dans lescalier. » Ils allaient le joindre, un étage seulement le séparait deux et tout dun coup voilà le salut ! À quelques marches de lui, à droite, un appartement était vide et grand ouvert, ce même logement du second étage où travaillaient des peintres, mais, comme par un fait exprès, ils venaient de le quitter.
Cétaient sans doute eux qui tout à lheure étaient partis en poussant ces cris. On voyait que la peinture des parquets était toute fraîche, au milieu de la chambre les ouvriers avaient laissé leurs ustensiles : un cuveau, un tesson avec de la couleur et une grosse brosse. En un clin dœil, Raskolnikoff se glissa dans le logement inoccupé et se dissimula de son mieux contre le mur. Il était temps : déjà ses persécuteurs arrivaient sur le palier, mais ils ne sy arrêtèrent pas et montèrent au quatrième étage en causant bruyamment. Après avoir attendu quils se fussent un peu éloignés, il sortit sur la pointe du pied et descendit précipitamment.
Personne dans lescalier ! Personne non plus sous la porte cochère ! Il franchit lestement le seuil et, une fois dans la rue, prit à gauche.
Il savait très-bien, il savait parfaitement que ceux qui le cherchaient étaient en ce moment dans le logis de la vieille et sétonnaient de trouver ouverte la porte qui tantôt était fermée. « Ils sont en train de considérer le cadavre, pensait-il ; sans doute il ne leur faudra pas plus dune minute pour deviner que le meurtrier a réussi à se dissimuler à leur regards pendant quils montaient lescalier ; peut-être même soupçonneront-ils quil se tenait caché dans le logement vide du second étage, alors queux se rendaient au quatrième. » Mais, tout en se faisant ces réflexions, il nosait hâter sa marche, quoiquil eût encore cent pas à faire avant darriver au premier coin de rue. « Si je me glissais sous une porte cochère, dans quelque rue écartée, et que jattendisse là pendant un moment ? Non, mauvais ! Si jallais jeter ma hache quelque part ? Si je prenais une voiture ? Mauvais ! mauvais ! »
Enfin, un péréoulok soffrit à lui ; il sy engagea plus mort que vif. Là, il était à moitié sauvé, et il le comprenait : en cet endroit, les soupçons ne pouvaient guère se porter sur lui ; dautre part, il lui était plus facile de se dérober à lattention au milieu des passants. Mais toutes ces angoisses lavaient tellement affaibli quil se tenait difficilement sur ses jambes. De grosses gouttes de sueur ruisselaient sur son visage ; il avait le cou tout moite : « Je crois que tu as ton compte ! » lui cria, comme il débouchait sur le canal, quelquun qui le prenait pour un homme ivre.
Il navait plus sa tête à lui ; plus il allait, plus ses idées sobscurcissaient. Toutefois, quand il arriva sur le quai, il seffraya dy voir si peu de monde, et, craignant quon ne le remarquât dans un lieu si solitaire, il regagna le péréoulok. Bien quil eût à peine la force de marcher, il ne laissa pas de faire un long détour pour retourner chez lui.
Lorsquil franchit le seuil de sa demeure, il navait pas encore pleinement recouvré sa présence desprit ; du moins la pensée de la hache ne lui revint que quand il était déjà sur lescalier. Cependant la question quil avait à résoudre était des plus sérieuses : il sagissait de reporter la hache où il lavait prise, et de faire cela sans attirer aucunement lattention. Plus capable de raisonner sa situation, il aurait assurément compris quau lieu de remettre larme à son ancienne place il eût peut-être beaucoup mieux valu sen débarrasser en la jetant dans la cour de quelque maison étrangère.
Néanmoins, tout réussit à souhait. La porte de la loge était fermée, mais non à la clef ; donc, selon toute apparence, le dvornik était chez lui. Mais Raskolnikoff avait si bien perdu toute faculté de combiner un plan quelconque, quil alla droit à la loge et louvrit. Si le dvornik lui avait demandé : « Que voulez-vous ? » peut-être lui eut-il tout bonnement tendu la hache. Mais, comme la première fois, le dvornik était absent, ce qui donna toute facilité au jeune homme pour replacer la hache sous le banc, à lendroit où il lavait trouvée.
Ensuite il monta lescalier et arriva jusquà sa chambre sans rencontrer personne ; la porte du logement de la propriétaire était fermée. Rentré chez lui, il se jeta tout habillé sur son divan. Il ne dormit pas, mais il resta dans une sorte dinconscience. Si quelquun était alors entré dans son logis, il se fut brusquement levé en criant. Sa tête fourmillait didées à peine distinctes : il avait beau faire, il ne pouvait en suivre aucune…
DEUXIÈME PARTIE
I
Raskolnikoff resta ainsi couché pendant fort longtemps. Parfois il semblait sortir de ce demi-sommeil, et alors il remarquait que la nuit était déjà avancée ; mais lidée de se lever ne lui venait pas à lesprit. Enfin, il saperçut que le jour commençait à poindre. Étendu à la renverse sur le divan, il navait pas encore secoué lespèce de léthargie qui sétait abattue sur lui. Des cris terribles, désespérés, montant de la rue, arrivèrent à ses oreilles ; cétaient, du reste, ceux que chaque nuit, vers deux heures, il entendait sous sa fenêtre. Cette fois, le bruit le réveilla. — « Ah ! voilà déjà les ivrognes qui sortent des cabarets », pensa-t-il, — « il est deux heures », et il eut un brusque sursaut comme si quelquun lavait arraché de dessus le divan. — « Comment ! il est déjà deux heures ! » Il sassit sur le divan et soudain se rappela tout !
Dans le premier moment, il crut quil allait devenir fou. Il éprouvait une terrible sensation de froid, mais ce froid provenait aussi de la fièvre qui lavait saisi pendant son sommeil. Maintenant il grelottait à un tel point que ses dents claquaient presque les unes contre les autres. Il ouvrit la porte et se mit à écouter : dans la maison tout dormait. Il promena un regard étonné sur sa personne et autour de sa chambre : comment, la veille, en rentrant chez lui, avait-il oublié de fermer sa porte au crochet ? Comment avait-il pu se jeter sur son divan, non-seulement sans se déshabiller, mais même sans ôter son chapeau ? Ce dernier avait roulé par terre et se trouvait sur le parquet à côté de loreiller. — « Si quelquun entrait ici, que penserait-il ? Que je suis ivre, mais… »
Il courut à la fenêtre. Il faisait assez clair, le jeune homme sexamina des pieds à la tête pour voir sil ny avait pas de taches sur ses vêtements. Mais il ny avait pas lieu de se fier à une inspection ainsi faite : toujours frissonnant, il se déshabilla et visita de nouveau ses habits, en regardant partout avec le plus grand soin. Pour surcroît de précaution, il recommença cet examen trois fois de suite. Il ne découvrit rien, sauf quelques gouttes de sang coagulé sur le bas du pantalon, dont les bords étaient frangés de déchirures. Il prit un grand couteau pliant et coupa les franges. Tout à coup, il se rappela que la bourse et les objets quil avait pris dans le coffre de la vieille étaient toujours dans ses poches ! Il navait pas encore pensé à les en retirer et à les cacher quelque part ! Il ny avait même pas songé tout à lheure, tandis quil examinait ses vêtements ! Cela était-il possible ?
En un clin dœil, il vida ses poches et en déposa le contenu sur la table. Puis, après avoir retourné ses poches pour bien sassurer quil ny restait plus rien, il porta le tout dans un coin de la chambre. En cet endroit, la tapisserie délabrée se détachait du mur ; ce fut là, sous le papier, quil fourra les bijoux et la bourse. « Ça y est ! ni vu, ni connu ! » pensa-t-il avec joie en se relevant à demi et en regardant dun air hébété dans langle où la tapisserie déchirée bâillait plus fort que jamais. Soudain, la frayeur agita tous ses membres : — « Mon Dieu ! murmura-t-il avec désespoir, — quest-ce que jai ? Est-ce que cela est caché ? Est-ce ainsi quon cache quelque chose ? »
À la vérité, ce butin nétait pas celui quil avait espéré, il ne comptait sapproprier que largent de la vieille ; aussi la nécessité de cacher ces bijoux le prenait-elle au dépourvu.
« Mais maintenant, maintenant ai-je lieu de me réjouir ? pensait-il. Est-ce ainsi quon cache quelque chose ? Vraiment, la raison mabandonne ! »
Épuisé, il sassit sur le divan, et aussitôt un violent frisson secoua de nouveau tous ses membres. Machinalement il tira à lui un vieux paletot dhiver, tout en loques, qui se trouvait sur une chaise, et il sen couvrit. Un sommeil mêlé de délire le saisit incontinent. Il perdit conscience de lui-même.
Cinq minutes après, il séveillait encore en sursaut, et son premier mouvement était de se pencher avec angoisse sur ses vêtements. « Comment ai-je pu me rendormir alors que rien nest fait ! Car je nai rien fait, le nœud coulant est toujours à la place où je lai cousu ! Je navais pas pensé à cela ! Une pareille pièce de conviction ! » Il arracha la chevilière et la réduisit aussitôt en petits morceaux quil fourra sous loreiller avec son linge. — « Ces chiffons de toile ne peuvent en aucun cas éveiller des soupçons, à ce quil me semble, du moins, à ce quil me semble », répétait-il debout au milieu de la chambre, et, avec une attention que leffort rendait douloureuse, il regardait tout autour de lui, cherchant à sassurer quil navait plus rien oublié.
Il souffrait cruellement de cette conviction que tout, même la mémoire, même la plus élémentaire prudence labandonnait.
« Quoi ! est-ce que déjà le châtiment commencerait ? Voilà ! voilà ! en effet ! »
Effectivement, les franges quil avait coupées au bas de son pantalon traînaient encore sur le plancher, au milieu de la chambre, exposées à la vue du premier venu. — « Mais où ai-je donc la tête ? » sécria-t-il comme anéanti.
Alors une idée étrange lui vint à lesprit : il pensa que ses vêtements étaient peut-être tout ensanglantés, et que laffaiblissement de ses facultés lavait seul empêché dapercevoir les taches… Tout à coup il se rappela quil y avait aussi du sang sur la bourse. « Bah ! alors il doit y avoir également du sang dans ma poche, car la bourse était encore humide quand je ly ai mise ! » Aussitôt il retourna sa poche, et, en effet, il trouva des taches sur la doublure. « La raison ne ma donc pas encore quitté tout à fait ; je nai donc pas perdu la mémoire et la réflexion, puisque jai fait de moi-même cette remarque ! » pensa-t-il triomphant, tandis quun soupir de satisfaction sortait du fond de sa poitrine ; « jai simplement eu une minute de fièvre qui ma enlevé lusage de mon intelligence. »
Sur ce, il arracha toute la doublure de la poche gauche du pantalon. En ce moment, un rayon de soleil éclaira sa botte gauche : sur la pointe il lui sembla apercevoir des indices révélateurs. Il ôta sa botte : « En effet, ce sont des indices ! Tout le bout de ma botte est teint de sang. » Sans doute il avait alors posé imprudemment son pied dans cette mare… « Mais que faire maintenant de cela ? Comment me débarrasser de cette botte, de ces franges, de cette doublure ? »
Il restait debout au milieu de la chambre, tenant à la main toutes ces pièces de conviction si accablantes pour lui.
« Si je les jetais dans le poêle ? Mais cest dans le poêle quon cherchera tout dabord. Si je les brûlais ? Et avec quoi les brûler ? Je nai même pas dallumettes. Non, il vaut mieux aller jeter tout cela quelque part. Le mieux est daller jeter tout cela ! » répétait-il en se rasseyant sur le divan, — « et tout de suite, à linstant, sans une minute de retard !… » Mais, au lieu dexécuter cette résolution, il laissa retomber sa tête sur loreiller ; le frisson le reprit, et, transi de froid, il senveloppa de nouveau dans son manteau. Pendant longtemps, pendant plusieurs heures, cette idée se présenta presque sans cesse à son esprit : « Il faut au plus tôt jeter cela quelque part ! » À diverses reprises il sagita sur le divan, voulut se lever et ny put réussir. À la fin, des coups violents frappés à sa porte le tirèrent de sa torpeur.
Cétait Nastasia qui cognait ainsi.
— Ouvre donc, si tu nes pas mort ! criait la servante ; — il dort tout le temps ! Il roupille comme un chien, durant des journées entières ! Cest, dailleurs, un vrai chien ! Ouvre, te dit-on. Il est dix heures passées.
— Mais il nest peut-être pas chez lui ! fit une voix dhomme. « Bah ! cest la voix du dvornik… Quest-ce quil veut ? » Il tressaillit et sassit sur le divan. Son cœur battait à lui faire mal.
— Et qui donc aurait fermé la porte au crochet ? répliqua Nastasia. — Monsieur sest enfermé ! Il se prend sans doute pour une pièce rare, et il a peur quon ne lemporte ! Ouvre donc, éveille-toi !
« Quest-ce quils veulent ? Pourquoi le dvornik est-il monté ? Tout est découvert. Faut-il résister ou bien ouvrir ? Peste soit deux… »
Il se leva à demi, se pencha en avant et défit le crochet. Sa chambre était si petite quil pouvait ouvrir la porte sans quitter le divan.
Il aperçut devant lui Nastasia et le dvornik.
La servante considéra Raskolnikoff dun air étrange. Le jeune homme regarda avec une audace désespérée le dvornik qui, silencieusement, lui tendit un papier gris, plié en deux et cacheté de cire grossière.
— Cest une assignation, cela vient du commissariat, dit-il ensuite.
— De quel commissariat ?
— Du commissariat de police, naturellement. On sait bien duquel il sagit.
— Je suis appelé devant la police !… Pourquoi ?…
— Comment puis-je le savoir ? On vous y appelle, allez-y.
Il examina attentivement le locataire, puis regarda autour de lui et se prépara à se retirer.
— Tu as lair daller encore plus mal ? observa Nastasia, qui ne quittait pas des yeux Raskolnikoff. À ces mots, le dvornik retourna la tête. — Depuis hier, il a la fièvre, ajouta-t-elle.
Il ne répondait pas et tenait toujours le pli dans ses mains sans le décacheter.
— Mais reste couché, poursuivit la servante prise de pitié en voyant quil sapprêtait à se lever. Tu es malade ; eh bien, ny va pas. Il ny a rien qui presse. Quest-ce que tu as dans les mains ?
Le jeune homme regarda : il tenait dans sa main droite les franges de son pantalon, sa bottine et la doublure de la poche quil avait arrachée. Il avait dormi avec cela. Plus tard, cherchant à sexpliquer le fait, il se rappela quil sétait à demi réveillé dans un transport fiévreux, et quaprès avoir étreint fortement tous ces objets dans sa main, il sétait rendormi sans desserrer les doigts.
— Il a ramassé des loques, et il dort avec comme si cétait un trésor… En achevant ces mots, Nastasia se tordit, prise du rire nerveux et maladif qui lui était habituel. Raskolnikoff cacha précipitamment sous son manteau tout ce quil avait dans les mains et attacha un regard pénétrant sur la servante. Quoiquil fût alors fort peu en état de réfléchir, il sentait quon ne sadresse pas ainsi à un homme quand on vient pour larrêter ; « mais… la police ? »
— Tu boiras bien du thé ? Veux-tu que je ten apporte ? Il en reste…
— Non… je vais y aller, jy vais tout de suite, balbutia-t-il.
— Mais sauras-tu seulement descendre lescalier ?
— Je vais y aller…
— Comme tu voudras.
Elle sortit sur les pas du dvornik. Aussitôt il alla examiner au jour la pointe de la bottine et les franges : — « Il y a des taches, mais elles ne sont pas très-visibles : la boue et le frottement ont fait disparaître la couleur. Quelquun qui ne saurait pas déjà la chose ny verrait rien. Par conséquent, Nastasia, de lendroit où elle était, na rien pu remarquer, grâce à Dieu ! » Alors, dune main tremblante, il décacheta le pli et en commença la lecture ; il lut longtemps et à la fin comprit. Cétait une assignation rédigée dans la forme ordinaire : le commissaire de police du quartier invitait Raskolnikoff à se présenter à son bureau aujourdhui à neuf heures et demie.
« Mais quand donc cela est-il arrivé ? Personnellement, je nai rien à démêler avec la police ! Et pourquoi justement aujourdhui ? » se demandait-il, en proie à une douloureuse anxiété. « Seigneur, que cela finisse le plus tôt possible ! » Au moment où il allait sagenouiller pour prier, il se mit à rire, — non de la prière, mais de lui-même. Il commença à shabiller vivement. — « Je me perds, eh bien, tant pis, cela mest égal ! Je vais mettre cette botte !… Après tout, grâce à la poussière de la route, les traces se verront de moins en moins. » Mais à peine leut-il à son pied que, pris de crainte et de dégoût, il la retira soudain.
Ensuite, réfléchissant quil navait pas dautre botte, il la remit avec un nouveau rire. — « Tout cela est conditionnel, tout cela est relatif, il y a là, tout au plus, des présomptions et rien dautre » ; cette idée, à laquelle il se raccrochait sans conviction, ne lempêchait pas de trembler de tout son corps. — « Allons, voilà que je suis chaussé ; jai fini par y arriver ! » À linstant même son hilarité fit place à labattement. — « Non, cest au-dessus de mes forces… » pensa-t-il. Ses jambes fléchissaient. — « Cest de peur », songeait-il intérieurement.
La chaleur lui donnait la migraine. — « Cest un piège ! Ils ont eu recours à la ruse pour mattirer là, et, quand jy serai, ils démasqueront subitement leurs batteries », continuait-il à part soi, en approchant de lescalier. — « Le pire, cest que je suis comme en démence… je puis lâcher quelque sottise… »
Sur lescalier, il songea que les objets dérobés chez la vieille se trouvaient bien mal cachés sous la tapisserie. — « Peut-être me mandent-ils exprès pour pouvoir faire une perquisition ici en mon absence », pensa-t-il. Mais il était si désespéré, il acceptait sa perte avec un tel cynisme, si lon peut ainsi parler, que cette appréhension larrêta à peine une minute.
« Pourvu seulement que cela soit vite fini !… »
Arrivé au coin de la rue quil avait prise la veille, il jeta furtivement un regard inquiet dans la direction de la maison… Mais à linstant même il détourna les yeux.
« Sils minterrogent, javouerai peut-être », se dit-il comme il approchait du bureau de police.
Le commissariat avait été transféré depuis peu au quatrième étage dune maison située à un quart de verste de sa demeure. Avant que la police se fût installée dans ce nouveau local, le jeune homme avait eu une fois affaire à elle ; mais cétait pour une chose sans importance, et il y avait fort longtemps de cela. En pénétrant sous la porte cochère, il aperçut à droite un escalier que descendait un moujik, tenant un livre à la main : « Ce doit être un dvornik ; par conséquent, cest là que se trouve le bureau. » Et il monta à tout hasard. Il ne voulait demander aucun renseignement à personne.
« Jentrerai, je me mettrai à genoux et je raconterai tout… », pensait-il, tandis quil montait au quatrième étage.
Lescalier était étroit, roide et tout ruisselant deaux sales. Aux quatre étages, les cuisines de tous les appartements donnaient sur cet escalier, et elles étaient ouvertes presque toute la journée. Aussi était-on suffoqué par la chaleur ; on voyait monter et descendre des dvorniks avec leurs livrets sous le bras, des agents de police et divers individus des deux sexes ayant affaire au commissariat. La porte du bureau était aussi toute grande ouverte.
Raskolnikoff entra et sarrêta dans lantichambre, où attendaient des mouijks. Là, comme dans lescalier, il faisait une chaleur étouffante ; de plus, le local, fraîchement peint, exhalait une odeur dhuile qui donnait la nausée. Après avoir attendu un moment, le visiteur se décida à passer dans la pièce suivante. Cétait une enfilade de chambres petites et basses. Le jeune homme était de plus en plus impatient de savoir à quoi sen tenir. Personne ne faisait attention à lui. Dans la seconde chambre travaillaient des scribes à peine un peu mieux vêtus quil ne létait. Tous ces gens avaient un air assez étrange. Il sadressa à lun deux.
— Quest-ce quil te faut ?
Il montra la citation envoyée par le commissariat.
— Vous êtes étudiant ? demanda le scribe, après avoir jeté les yeux sur le papier.
— Oui, ancien étudiant.
Lemployé examina son interlocuteur, du reste sans aucune curiosité. Cétait un homme aux cheveux ébouriffés qui paraissait dominé par une idée fixe.
« De celui-là il ny a rien à apprendre, parce que tout lui est égal » , se dit Raskolnikoff.
— Adressez-vous là, au chef de la chancellerie, reprit le scribe en indiquant du doigt la dernière pièce.
Raskolnikoff y entra. Cette chambre (la quatrième) était étroite et regorgeait de monde. Ici se trouvaient des gens vêtus un peu plus proprement que ceux quil venait de voir. Parmi les visiteurs, il y avait deux dames. Lune delles était en deuil. Sa mise dénotait la pauvreté. Assise en face du chef de la chancellerie, elle écrivait quelque chose sous la dictée de ce fonctionnaire.
Lautre dame avait des formes très-opulentes, un visage très-rouge et une toilette des plus luxueuses ; elle portait, notamment, sur la poitrine une broche de dimensions extraordinaires ; cette personne se tenait debout, un peu à lécart, dans une attitude expectante. Raskolnikoff remit son papier au chef de la chancellerie. Celui-ci y jeta un rapide coup dœil, dit : « Attendez un peu », et reprit le cours de sa dictée à la dame en deuil.
Le jeune homme respira plus librement. « Sans doute, ce nest pas pour cela quon ma appelé ! » Peu à peu, il reprenait courage, du moins il tâchait autant que possible de se remonter le moral.
« La moindre sottise, la plus petite imprudence suffit pour me trahir ! Hum… cest dommage quil ny ait pas dair ici, ajouta-t-il, on étouffe… La tête me tourne plus que jamais… et lesprit fait de même… »
Il sentait un malaise terrible dans tout son être et craignait de ne pouvoir rester maître de lui-même. Il cherchait à fixer sa pensée sur quelque objet tout à fait indifférent, mais il ny réussissait guère. Son attention était captivée exclusivement par le chef de la chancellerie ; il singéniait à déchiffrer le visage de cet employé. Cétait un jeune homme de vingt-deux ans, dont la figure basanée et mobile paraissait plus vieille que cet âge. Vêtu avec lélégance dun petit maître, il avait les cheveux partagés sur locciput par une raie artistement faite ; quantité de bagues brillaient à ses doigts très-soignés, et des chaînes dor serpentaient sur son gilet. À un étranger qui se trouvait là, il dit même deux mots en français, et il sen tira dune façon très-satisfaisante.
— Louise Ivanovna, asseyez-vous donc, dit-il à la dame en grande toilette qui restait toujours debout comme si elle neût pas osé sasseoir, quoiquelle eût une chaise à côté delle.
— Ich danke, répondit-elle, et elle sassit en faisant ballonner avec un léger froufrou ses jupes imprégnées de parfums. Déployée autour de sa chaise, sa robe de soie bleu clair garnie de dentelles blanches occupait près de la moitié de la chambre. Mais la dame paraissait honteuse de sentir si bon et de tenir tant de place. Elle souriait dun air à la fois craintif et effronté ; pourtant son inquiétude était visible.
La dame en deuil à la fin se leva, ayant terminé son affaire. Soudain entra avec bruit un officier aux allures très-crânes, qui marchait en remuant les épaules à chaque pas ; il jeta sur la table sa casquette ornée dune cocarde et prit place sur un fauteuil.
En lapercevant, la dame luxueusement vêtue se leva vivement et sinclina avec un respect particulier, mais lofficier ne fit pas la moindre attention à elle, et elle nosa plus se rasseoir en sa présence. Ce personnage était ladjoint du commissaire de police ; il avait de longues moustaches roussâtres, disposées horizontalement, et des traits extrêmement fins, mais dailleurs peu expressifs et ne dénotant guère quune certaine impudence. Il regarda Raskolnikoff de travers et non sans quelque indignation : si modeste que fût la contenance de notre héros, son attitude contrastait avec la pauvreté de sa mise. Oubliant la prudence, le jeune homme soutint si hardiment le regard de lofficier que celui-ci en fut blessé.
— Quest-ce que tu veux ? cria-t-il, étonné sans doute quun tel va-nu-pieds ne baissât point les yeux devant son regard chargé déclairs.
— On ma fait venir… jai été cité… balbutia Raskolnikoff.
— Cest létudiant à qui lon réclame de largent, se hâta de dire le chef de la chancellerie en sarrachant à ses paperasses. — Voici ! Et il tendit un cahier à Raskolnikoff en lui désignant un certain endroit : — Lisez !
« De largent ? quel argent ? » pensait le jeune homme, — « mais… ainsi ce nest pas pour cela ! » Et il tressaillit de joie. Il éprouvait un soulagement immense, inexprimable.
— Mais à quelle heure vous avait-on écrit de venir, monsieur ? cria le lieutenant, dont la mauvaise humeur ne faisait que saccroître. — On vous convoque pour neuf heures, et maintenant il est déjà plus de onze heures !
— On ma apporté ce papier il y a un quart dheure, répliqua vivement Raskolnikoff, pris, lui aussi, dune colère subite à laquelle il sabandonnait même avec un certain plaisir. — Malade, ayant la fièvre, cest déjà bien gentil de ma part dêtre venu !
— Ne criez pas !
— Je ne crie pas, je parle très-posément, cest vous qui criez ; je suis étudiant, et je ne permets pas quon le prenne sur ce ton avec moi.
Cette réponse irrita à un tel point lofficier, que, dans le premier moment, il ne put proférer un mot ; des sons inarticulés séchappèrent seuls de ses lèvres. Il bondit sur son siège.
— Taisez-vous ! Vous êtes à laudience. Ne faites pas linsolent, monsieur.
— Vous aussi, vous êtes à laudience, reprit violemment Raskolnikoff, — et, non content de crier, vous fumez un cigarette ; par conséquent, vous nous manquez à tous.
Il prononça ces paroles avec une satisfaction indicible.
Le chef de la chancellerie regardait en souriant les deux interlocuteurs. Le fougueux lieutenant resta un instant bouche béante.
— Ce nest pas votre affaire ! répondit-il enfin, en affectant de parler très-haut pour cacher son embarras. — Faites la déclaration quon vous demande, voilà ! Montrez-lui, Alexandre Grigorievitch. Il y a des plaintes contre vous ! Vous ne payez pas vos dettes ! Voilà un hardi faucon !
Mais Raskolnikoff ne lécoutait plus ; il avait vivement saisi le papier, impatient de découvrir le mot de cette énigme. Il lut une fois, deux fois, et ne comprit pas.
— Quest-ce que cest ? demanda-t-il au chef de la chancellerie.
— Cest un billet dont on vous réclame le payement. Vous devez ou le solder avec tous les frais damende, etc., ou déclarer par écrit à quelle date vous pourrez payer. Il faut en même temps prendre lengagement de ne point quitter la capitale, de ne point vendre ni dissimuler votre avoir jusquà ce que vous ayez payé. Quant au créancier, il est libre de vendre vos biens et de vous traiter selon la rigueur des lois.
— Mais je… je ne dois rien à personne !
— Ce nest pas notre affaire. Il a été remis entre nos mains une lettre de change protestée : cest un effet de cent quinze roubles que vous avez souscrit, il y a neuf mois, à la dame Zarnitzine, veuve dun assesseur de collège, et que la veuve Zarnitzine a passé en payement au conseiller de cour Tchébaroff : nous vous avons donc appelé pour recevoir votre déclaration.
— Mais puisque cest ma logeuse !
— Et quimporte que ce soit votre logeuse ?
Le chef de la chancellerie considérait avec un sourire de pitié indulgente et en même temps de triomphe ce novice qui allait apprendre à ses dépens la procédure usitée à légard des débiteurs. Mais quimportait maintenant à Raskolnikoff la lettre de change ? Que lui importait la réclamation de sa logeuse ? Cela valait-il la peine quil sen inquiétât ou même quil y fît quelque attention ? Il était là lisant, écoutant, répondant, questionnant parfois, mais il faisait tout cela dune façon machinale. Le bonheur de se sentir sauf, la satisfaction davoir échappé à un danger imminent, — voilà ce qui, en ce moment, remplissait tout son être.
Pour linstant, toute préoccupation de lavenir, tout souci était loin de lui. Ce fut une minute de joie pleine, immédiate, purement instinctive. Mais alors même une tempête éclata dans le bureau de police. Le lieutenant navait pas encore digéré laffront fait à son prestige, et son amour-propre blessé cherchait évidemment une revanche. Aussi se mit-il tout à coup à malmener rudement la « belle dame » qui, depuis quil était entré, ne cessait de le regarder avec un sourire fort bête.
— Et toi, drôlesse, vociféra-t-il à tue-tête (la dame en deuil était déjà partie), que sest-il passé chez toi la nuit dernière ? Hein ? Te voilà encore à causer du scandale dans toute la rue ! Toujours des rixes et des scènes divresse ! Tu veux donc être envoyée dans un pénitencier ? Voyons, je tai dit, je tai prévenue dix fois quà la onzième je perdrait patience ! Mais tu es incorrigible !
Raskolnikoff lui-même laissa tomber le papier quil tenait à la main et regarda dun air étonné la belle dame quon traitait avec si peu de cérémonie. Toutefois, il ne tarda pas à comprendre de quoi il sagissait, et cette histoire commença à lamuser. Il écoutait avec plaisir et éprouvait une violente envie de rire… Tous ses nerfs étaient fort agités.
— Ilia Pétrovitch ! fit le chef de la chancellerie, mais il reconnut aussitôt que son intervention en ce moment serait inopportune : il savait par expérience que, quand le fougueux officier était ainsi lancé, il ny avait pas moyen de larrêter.
Quant à la belle dame, lorage déchaîné sur sa tête lavait dabord fait trembler ; mais, chose étrange, à mesure quelle sentendait invectiver davantage, son visage prenait une expression plus aimable, et elle mettait plus de séduction dans les sourires quelle ne cessait dadresser au terrible lieutenant. À chaque instant elle faisait des révérences et attendait impatiemment quon lui permit de placer un mot.
— Il ny a eu chez moi ni tapage, ni rixe, monsieur le capitaine, se hâta-t-elle de dire dès quelle eut enfin trouvé loccasion de parler (elle sexprimait en russe sans hésitation, bien quavec un accent allemand très-prononcé), il ne sest produit aucun scandale. Cet homme est arrivé ivre, et il a demandé trois bouteilles ; ensuite il sest mis à jouer du piano avec son pied, ce qui est assez déplacé dans une maison convenable, et il a cassé les cordes du piano. Je lui ai fait observer quon ne se conduisait pas ainsi ; là-dessus, il a saisi une bouteille et a commencé à en frapper tout le monde. Aussitôt jappelle Karl, le dvornik : il frappe Karl sur les yeux ; il en fait autant à Henriette, et il mapplique cinq coups sur la joue. Cest ignoble de se comporter de la sorte dans une maison convenable, monsieur le capitaine.
Jappelle au secours ; il ouvre la fenêtre, qui donne sur le canal, et pousse des cris comme un petit cochon. Nest-ce pas honteux ? Comment peut-on aller se mettre à la croisée pour crier comme un petit cochon ? Foui-foui-foui ! Karl, en le tirant par derrière pour lui faire quitter la fenêtre, lui a, il est vrai, arraché une des basques de son habit. Alors il a réclamé quinze roubles en réparation du dommage causé à son vêtement. Et je lui ai payé de ma poche cinq roubles pour cette basque, monsieur le capitaine. Cest ce visiteur mal élevé, monsieur le capitaine, qui a fait tout le scandale !
— Allons, allons, assez ! Je tai déjà dit, je tai répété…
— Ilia Pétrovitch ! dit de nouveau dun ton significatif le chef de la chancellerie. Le lieutenant jeta sur lui un rapide regard et le vit hocher légèrement la tête.
— … Eh bien, en ce qui te concerne, voici mon dernier mot, respectable Louise Ivanovna, continua le lieutenant : — Si à lavenir il se produit encore un seul scandale dans ton honorable maison, je te fais coffrer, comme on dit dans le grand style. Entends-tu ? Maintenant tu peux ten aller, mais jaurai lœil sur toi, fais-y attention !
Avec une amabilité empressée, Louise Ivanovna se mit à saluer de tous côtés ; mais, tandis quelle se dirigeait à reculons vers la porte tout en continuant à faire des révérences, elle heurta du dos un bel officier, au visage frais et ouvert, porteur de superbes favoris blonds et bien fournis. Cétait le commissaire de police, Nikodim Fomitch en personne. Louise Ivanovna se hâta de sincliner jusquà terre, et quitta le bureau dun petit pas sautillant.
— Encore la foudre, encore le tonnerre, les éclairs, la trombe, louragan ! dit dun ton amical Nikodim Fomitch à son adjoint; — on ta encore échauffé la bile, et tu tes emporté ! Je lai entendu de lescalier.
— Mais comment donc ! fit négligemment Ilia Pétrovitch en se transportant avec ses papiers à une autre table ; — voici un monsieur, un étudiant, ou plutôt un ancien étudiant ; il ne paye pas ses dettes, fait des lettres de change, refuse dévacuer son logement ; on se plaint continuellement de lui, et cest ce monsieur qui se formalise parce que jallume une cigarette en sa présence ! Avant de trouver quon lui manque de respect, ne devrait-il pas se respecter davantage lui-même ? Tenez, regardez-le ; ne voilà-t-il pas des dehors bien faits pour attirer la considération ?
— Pauvreté nest pas vice, mon ami, mais quoi ! On sait bien, poudre, que tu prends facilement la mouche. Sans doute, quelque chose dans sa manière dêtre vous aura froissé, et vous-même vous naurez pas su vous contenir, poursuivit Nikodim Fomitch en sadressant dun ton aimable à Raskolnikoff, mais vous avez eu tort : cest un ex-cel-lent homme, je vous assure, seulement il est vif, emporté ! Il séchauffe, senflamme, et quand il a jeté son feu, cest fini, il ne reste plus quun cœur dor ! Au régiment, on lavait surnommé : « le lieutenant poudre »…
— Et encore quel régiment cétait ! sécria Ilia Pétrovitch, très-sensible aux délicates flatteries de son supérieur, mais boudant toujours néanmoins.
Raskolnikoff voulut soudain leur dire à tous quelque chose dextraordinairement agréable.
— Pardonnez-moi, capitaine, commença-t-il du ton le plus dégagé, en sadressant à Nikodim Fomitch, — mettez-vous à ma place… Je suis prêt à lui faire mes excuses, si de mon côté je me suis donné des torts envers lui. Je suis un étudiant malade, pauvre, accablé par la misère. Jai quitté lUniversité parce que je suis à présent sans moyen dexistence ; mais je dois recevoir de largent… Ma mère et ma sœur habitent le gouvernement de… Elles vont menvoyer des fonds, et je… je payerai. Ma logeuse est une brave femme ; mais comme je ne donne plus de leçons et que depuis quatre mois je ne la paye pas, elle sest fâchée et refuse même de menvoyer à dîner… Je ne comprends rien à cet effet ! Ainsi, elle exige que je solde maintenant cette lettre de change : est-ce que je le puis ? Jugez-en vous-même…
— Mais ce nest pas notre affaire… observa de nouveau le chef de la chancellerie.
— Permettez, permettez, je suis tout à fait de votre avis ; mais souffrez que je vous explique…, reprit Raskolnikoff en sadressant toujours à Nikodim Fomitch et non au chef de la chancellerie ; il cherchait aussi à attirer lattention dIlia Pétrovitch, bien que ce dernier affectât dédaigneusement de ne pas lécouter et parût exclusivement occupé de ses paperasses ; — laissez-moi vous dire que je vis chez elle depuis près de trois ans, depuis que je suis arrivé de province, et que dans le temps… après tout, pourquoi ne lavouerais-je pas ?… tout au début je métais engagé à épouser sa fille, javais fait cette promesse verbalement… Cétait une jeune fille… du reste, elle me plaisait… quoique je nen fusse pas amoureux… en un mot, jétais jeune, je veux dire que ma logeuse ma ouvert alors un large crédit, et que jai mené une vie… jai été fort léger…
— On ne vous demande pas dentrer dans ces détails intimes, monsieur, et nous navons pas le temps de les entendre, interrompit grossièrement Ilia Pétrovitch ; mais Raskolnikoff poursuivit avec chaleur, quoiquil lui fut soudain devenu extrêmement pénible de parler :
— Permettez-moi cependant de vous raconter à mon tour comment laffaire sest passée, quoique — je le reconnais avec vous — cela soit inutile. Il y a un an, cette demoiselle est morte du typhus ; je suis resté locataire de madame Zarnitzine, et quand ma logeuse est allée demeurer dans la maison où elle habite aujourdhui, elle ma dit… amicalement… quelle avait toute confiance en moi… mais que néanmoins elle serait bien aise que je lui fisse un billet de cent quinze roubles, chiffre auquel elle évaluait le montant de ma dette. Permettez : elle ma positivement assuré quune fois en possession de ce papier, elle continuerait à me faire crédit autant que je le voudrais, et que jamais, jamais — telles ont été ses propres paroles — elle ne mettrait cet effet en circulation… Et maintenant que jai perdu mes leçons, maintenant que je nai pas de quoi manger, voilà quelle exige le payement de cette lettre de change… Que dire de cela ?
— Tous ces détails pathétiques, monsieur, ne nous concernent pas, répliqua insolemment Ilia Pétrovitch, — vous devez nous donner la déclaration et lengagement quon vous a demandés ; quant à lhistoire de vos amours et à tous ces lieux communs tragiques, nous nen avons que faire.
— Oh ! tu es dur… murmura Nikodim Fomitch qui avait pris place devant son bureau et sétait mis aussi à parapher des papiers. Il semblait éprouver une certaine honte.
— Écrivez donc, dit le chef de la chancellerie à Raskolnikoff.
— Quoi écrire ? demanda celui-ci dun ton brutal.
— Je vais vous dicter.
Raskolnikoff crut sapercevoir que, depuis sa confession, le chef de la chancellerie le prenait avec lui sur un ton plus dédaigneux ; mais, chose étrange, il était soudain devenu tout à fait indifférent à lopinion quon pouvait avoir de lui, et ce changement sétait opéré en un clin dœil, instantanément. Sil avait voulu réfléchir un peu, il se serait sans doute étonné davoir pu, une minute auparavant, causer de la sorte avec les fonctionnaires de la police et même les forcer à entendre ses confidences. Maintenant, au contraire, si, au lieu dêtre pleine de policiers, la chambre se fût brusquement remplie de ses amis les plus chers, il naurait probablement pas trouvé une seule parole humaine à leur dire, tant son cœur sétait tout à coup vidé.
Il néprouvait plus que limpression douloureuse dun immense isolement. Ce nétait pas la confusion davoir rendu Ilia Pétrovitch témoin de ses épanchements, ce nétait pas la morgue insolente de lofficier qui avait subitement produit cette révolution dans son âme. Oh ! que lui importait maintenant sa propre bassesse ? Que lui importaient les airs hautains, les lieutenants, les lettres de change, les bureaux de police, etc., etc. ? Si en ce moment on lavait condamné à être brûlé vif, il naurait pas bronché ; à peine eût-il écouté jusquau bout le prononcé du jugement.
Un phénomène tout nouveau, sans précédent jusqualors, saccomplissait en lui. Il comprenait ou plutôt — chose cent fois pire — il sentait dans tout son être quil était désormais retranché de la communion humaine, que toute expansion sentimentale comme celle de tout à lheure, bien plus, que toute conversation quelconque lui était interdite, non-seulement avec ces gens du commissariat, mais avec ses parents les plus proches. Jamais encore il navait éprouvé une sensation aussi cruelle.
Le chef de la chancellerie commença à lui dicter la formule de la déclaration usitée en pareil cas : « Je ne puis pas payer, je promets de macquitter à telle date, je ne sortirai pas de la ville, je ne ferai aucune vente ni cession de mon avoir, etc. »
— Mais vous ne pouvez pas écrire, la plume tremble dans votre main, — observa le chef de la chancellerie qui considérait avec curiosité Raskolnikoff. — Vous êtes malade ?
— 0ui… la tête me tourne… continuez !
— Mais cest tout ; signez.
Le chef de la chancellerie prit le papier et soccupa des autres visiteurs.
Raskolnikoff rendit la plume, mais, au lieu de sen aller, il saccouda sur la table et serra sa tête dans ses mains. Il éprouvait le même supplice que si on lui eût enfoncé un clou dans le sinciput. Une idée étrange lui vint tout à coup : se lever à linstant, sapprocher de Nikodim Fomitch et lui raconter toute laffaire de la veille, tout jusquau dernier détail, ensuite se rendre avec lui à son logement et lui montrer les objets cachés dans le trou de la tapisserie. Ce projet sempara si bien de son esprit que déjà il sétait levé pour le mettre à exécution. — « Ne ferais-je pas bien dy réfléchir une minute ? » pensa-t-il un instant. — « Non, mieux vaut agir dinspiration, secouer au plus tôt ce fardeau ! » Mais soudain il resta cloué à sa place : entre Nikodim Fomitch et Ilia Pétrovitch avait lieu une conversation animée qui arrivait aux oreilles de Raskolnilnoff.
— Ce nest pas possible, on les relâchera tous deux. Dabord tout cela fourmille dinvraisemblances ; jugez : sils avaient fait le coup, pourquoi auraient-ils appelé le dvornik ? Pour se dénoncer eux-mêmes ? Ou bien par ruse ? Non, ce serait trop rusé ! Enfin létudiant Pestriakoff a été vu par les deux dvorniks et par une bourgeoise près de la porte cochère au moment même où il entrait dans la maison : il est arrivé avec trois amis qui lont quitté à la porte, et, avant de séloigner, ses amis lont entendu demander aux dvorniks où demeurait la vieille. Aurait-il fait cette question, sil était venu avec un semblable dessein ? Pour ce qui est de Koch, celui-ci a passé une demi-heure chez lorfèvre du rez-de-chaussée avant de se rendre chez la vieille ; il était juste huit heures moins un quart quand il la quitté pour monter au quatrième étage. Maintenant, examinez…
— Mais, permettez, il y a dans leurs dires quelque chose qui ne sexplique pas : ils affirment eux-mêmes quils ont cogné et que la porte était fermée ; or, trois minutes après, quand ils sont revenus avec le dvornik, la porte était ouverte !
— Cest ici que gît le lièvre : il est hors de doute que lassassin se trouvait dans le logement de la vieille et sétait enfermé au verrou : ils lauraient infailliblement découvert, si Koch navait fait la sottise daller lui-même chercher le dvornik. Cest pendant ce temps-là que le meurtrier a réussi à se faufiler dans lescalier et à leur glisser sous le nez. Koch fait de grands signes de croix : « Ah ! si jétais resté là, dit-il, il serait sorti tout à coup et maurait tué avec sa hache. » Il veut faire chanter un Te Deum, — hé ! hé !…
— Et personne na même vu lassassin ?
— Mais comment laurait-on vu ? Cette maison-là, cest larche de Noé, observa le chef de la chancellerie, qui, de sa place, écoutait la conversation.
— Laffaire est claire, laffaire est claire ! répéta avec vivacité Nikodim Fomitch.
— Non, laffaire est très-obscure, soutint Ilia Pétrovitch.
Raskolnikoff prit son chapeau et se dirigea vers la sortie, mais il narriva pas jusquà la porte…
Quand il reprit ses sens, il se vit assis sur une chaise : quelquun, à droite, le soutenait ; à gauche, un autre tenait un verre jaune, rempli dune eau jaune ; Nikodim Fomitch, debout en face de lui, le regardait fixement ; le jeune homme se leva.
— Eh bien ! vous êtes malade ? demanda dun ton assez roide le commissaire de police.
— Tout à lheure, quand il a écrit sa déclaration, il pouvait à peine tenir la plume, dit le chef de la chancellerie en se rasseyant devant son bureau, où il se remit à examiner ses paperasses.
— Et y a-t-il longtemps que vous êtes malade ? cria de sa place Ilia Pétrovitch, qui feuilletait aussi des papiers. Naturellement, il sétait, comme les autres, approché de Raskolnikoff au moment où ce dernier sétait évanoui ; mais en le voyant revenir à lui, il avait aussitôt regagné sa place.
— Depuis hier, balbutia le jeune homme.
— Mais hier vous êtes sorti de chez vous ?
— Oui.
— Malade ?
— Oui.
— À quelle heure ?
— Entre sept heures et huit heures du soir.
— Et où êtes-vous allé ? Permettez-moi de vous le demander.
— Dans la rue.
— Court et clair.
Pâle comme un linge, Raskolnikoff avait fait ces réponses dun ton bref et saccadé ; ses yeux noirs et enflammés ne sétaient pas baissés devant le regard du lieutenant.
— Il peut à peine se tenir sur ses jambes, et tu…, voulut faire observer Nikodim Fomitch.
— Nimporte ! répondit énigmatiquement Ilia Pétrovitch.
Le commissaire de police voulait encore ajouter quelque chose ; mais en jetant les yeux sur le chef de la chancellerie, il rencontra le regard de ce fonctionnaire fixement attaché sur lui, et garda le silence. Tous se turent brusquement, ce qui ne laissa pas dêtre étrange.
— Allons, cest bien, finit par dire Ilia Pétrovitch ; — nous ne vous retenons pas.
Raskolnikoff se retira ; il nétait pas encore sorti de la salle que déjà la conversation avait repris, vive et animée, entre les policiers. Au-dessus de toutes les autres sélevait la voix de Nikodim Fomitch en train de poser des questions… Dans la rue, le jeune homme recouvra tout à fait ses esprits.
« Ils vont faire une perquisition, une perquisition immédiate ! » répétait-il en se dirigeant à grands pas vers sa demeure ; — « les brigands ! ils ont des soupçons ! » Sa frayeur de tantôt le ressaisit des pieds à la tête.
II
« Et si la perquisition était déjà commencée ? Si, en arrivant, je les trouvais chez moi ? »
Voici sa chambre. Tout est en ordre ; personne nest venu. Nastasia elle-même na touché à rien. Mais, Seigneur ! comment a-t-il pu tantôt laisser toutes ces affaires dans une pareille cachette ?
Il courut au coin, et, introduisant sa main sous la tapisserie, il retira les bijoux, qui se trouvèrent former un total de huit pièces. Il y avait deux petites boîtes contenant des boucles doreilles ou quelque chose de ce genre, — il ne remarqua pas bien quoi, — puis quatre petits écrins en maroquin. Une chaîne de montre était simplement enveloppée dans un lambeau de journal. Il en était de même dun autre objet qui devait être une décoration…
Raskolnikoff mit le tout dans ses poches, en faisant son possible pour quelles ne parussent pas trop gonflées. Il prit aussi la bourse, puis il sortit de sa chambre, dont il laissa cette fois la porte grande ouverte.
Il marchait dun pas rapide et ferme ; quoiquil se sentit tout brisé, la présence desprit ne lui faisait pas défaut. Il avait peur dune poursuite, il craignait que dans une demi-heure, dans un quart dheure peut-être, on ne commençât une instruction contre lui ; par conséquent, il fallait faire disparaître au plus tôt les pièces de conviction. Il devait sacquitter de cette tâche pendant quil lui restait encore un peu de force et de sang-froid… Mais où aller ?
Cette question était déjà résolue depuis longtemps : « Je jetterai tout dans le canal, et du même coup laffaire tombera à leau » ; voilà ce quil avait décidé déjà la nuit précédente, dans ces moments de délire où plusieurs fois il avait eu envie de se lever et daller « tout jeter bien vite ». Mais lexécution de ce projet nétait pas chose si facile.
Pendant une demi-heure, peut-être davantage, il erra sur le quai du canal Catherine ; il examinait, au fur et à mesure quil les rencontrait, les divers escaliers conduisant au bord de leau. Malheureusement, toujours quelque obstacle sopposait à la réalisation de son dessein. Ici cétait un bateau de blanchisseuses, là des canots amarrés à la rive. Dailleurs, le quai était couvert de promeneurs qui nauraient pas manqué de remarquer un fait aussi insolite ; un homme ne pouvait, sans éveiller des soupçons, descendre exprès au bord de leau, sy arrêter et jeter quelque chose dans le canal. Et si, comme cela était à prévoir, les écrins surnageaient au lieu de disparaître sous leau ? Chacun sen apercevrait. Déjà même Raskolnikoff se croyait lobjet de lattention générale ; il se figurait que tout le monde soccupait de lui.
Finalement, le jeune homme se dit quil ferait peut-être mieux daller jeter ces objets dans la Néwa : là, en effet, il y avait moins de foule sur le quai, il risquerait moins dêtre remarqué, et, considération importante, il serait plus loin de son quartier. « Comment se fait-il, se demanda tout à coup avec étonnement Raskolnikoff, comment se fait-il que depuis une demi-heure je sois là à errer anxieusement dans des lieux qui ne sont pas sûrs pour moi ? Les objections qui se présentent maintenant à mon esprit, est-ce que je naurais pas pu me les faire plus tôt ? Si je viens de perdre une demi-heure à chercher laccomplissement dun projet insensé, cest uniquement parce que ma résolution a été prise dans un moment de délire ! » Il devenait singulièrement distrait et oublieux, et il le savait. Décidément il fallait se hâter !
Il se dirigea vers la Néwa par la perspective de V… ; mais, chemin faisant, une autre idée lui vint tout à coup : « Pourquoi aller à la Néwa ? Pourquoi jeter ces objets à leau ? Ne vaudrait-il pas mieux aller quelque part, bien loin, dans une île, par exemple ? Là, je chercherais un endroit solitaire, un bois, et jenterrerais tout cela au pied dun arbre que jaurais soin de remarquer attentivement pour pouvoir le reconnaître plus tard. » Quoiquil se sentit alors peu capable de prendre une détermination judicieuse, cette idée lui parut pratique, et il résolut de la mettre à exécution.
Mais le hasard en décida autrement. Comme Raskolnikoff débouchait de la perspective de V… sur la place, il remarqua soudain à gauche lentrée dune cour qui était de tous côtés entourée de grands murs, et dont le sol était couvert dune poussière noire. Au fond se trouvait un hangar qui dépendait évidemment dun atelier quelconque ; il devait y avoir là un établissement de menuiserie, de sellerie ou quelque chose de semblable.
Ne voyant personne dans la cour, Raskolnikoff franchit le seuil de la porte, et, après avoir promené ses regards autour de lui, se dit quaucun lieu ne lui offrirait plus de facilités pour laccomplissement de son projet. Justement, contre le mur ou plutôt la clôture en bois qui bordait la rue à gauche de la porte était adossée une énorme pierre non équarrie, du poids de soixante livres environ.
De lautre côté de la clôture cétait le trottoir, et le jeune homme entendait le bruit des passants toujours assez nombreux en cet endroit ; mais du dehors personne ne pouvait lapercevoir ; il aurait fallu pour cela que quelquun pénétrât dans la cour, ce qui, du reste, navait rien dimpossible ; aussi devait-il se hâter.
Il se courba vers la pierre, la saisit des deux mains par le haut, et, en réunissant toutes ses forces, parvint à la renverser. Le sol, à lendroit quelle occupait, sétait légèrement déprimé : il jeta aussitôt dans le creux tout ce quil avait en poche. La bourse fut mise par-dessus les bijoux, néanmoins le creux ne se trouva pas entièrement comblé. Ensuite il releva la pierre et réussit à la replacer juste où elle était auparavant ; tout au plus paraissait-elle un peu exhaussée. Mais il tassa avec son pied de la terre contre les bords. On ne pouvait rien remarquer.
Alors il sortit et se dirigea vers la place. Comme tantôt au bureau de police, une joie intense, presque impossible à supporter, sempara encore de lui pour un instant. « Enterrées les pièces de conviction ! À qui lidée viendra-t-elle daller chercher sous cette pierre ? Elle est peut-être là depuis quon a bâti la maison voisine, et Dieu sait combien de temps elle y restera encore ! Et quand même on découvrirait ce qui est caché là-dessous, qui peut soupçonner que cest moi qui lai caché ? Tout est fini ! Il ny a pas de preuves ! » Et il se mit à rire. Oui, il se rappela plus tard quil avait traversé la place en riant tout le temps, dun petit rire nerveux, muet, prolongé. Mais quand il arriva au boulevard de K…, cette hilarité cessa subitement.
Toutes ses pensées tournaient maintenant autour dun point principal dont lui-même savouait toute limportance ; il sentait quà présent, pour la première fois depuis deux mois, il restait en tête-à-tête avec cette question.
« Mais que le diable emporte tout cela ! se dit-il dans un brusque accès de colère. Allons, le vin est tiré, il faut le boire ; peste soit de la nouvelle vie ! Que cela est bête, Seigneur !… Et que de mensonges jai débités, que de bassesses jai commises aujourdhui ! Quelles honteuses platitude tantôt pour me concilier la bienveillance de lexécrable Ilia Pétrovitch! Mais, du reste, peu mimporte ! Je me moque deux tous et des lâchetés que jai pu commettre ! Ce nest pas de cela quil sagit ! Pas du tout !… »
Il sarrêta soudain, dérouté, abasourdi par une question nouvelle, tout à fait inattendue et excessivement simple :
« Si réellement tu as agi dans toute cette affaire en homme intelligent et non en imbécile, si tu avais un but nettement tracé et fermement poursuivi, comment se fait-il donc que jusquici tu naies pas même regardé ce quil y a dans la bourse ? Comment en es-tu encore à ignorer ce que te rapporte lacte dont tu nas pas craint dassumer le danger et linfamie ? Ne voulais-tu pas tout à lheure jeter à leau cette bourse et ces bijoux auxquels tu as à peine donné un coup dœil ?… À quoi cela ressemble-t-il ? »
Arrivé sur le quai de la petite Néwa, dans Vasili Ostroff, il sarrêta brusquement près du pont. « Cest ici, cest dans cette maison quil demeure, pensa-t-il. Quest-ce que cela veut dire ? Il paraît que mes jambes mont conduit delles-mêmes au logis de Razoumikhine ! Encore la même histoire que lautre jour… Mais cest très curieux : je marchais sans but, et le hasard ma amené ici ! Nimporte ; je disais… avant-hier… que jirais le voir après cela, le lendemain ; eh bien, je vais le voir ! Est-ce que maintenant je ne pourrais plus faire une visite ?… »
Il monta au cinquième étage, où habitait son ami.
Ce dernier était dans sa chambrette, en train décrire, et il alla ouvrir lui-même. Les deux jeunes gens ne sétaient pas vus depuis quatre mois. Vêtu dune robe de chambre toute déchirée, les pieds nus dans des pantoufles, les cheveux ébouriffés, Razoumikhine nétait ni rasé, ni lavé. Létonnement se peignit sur son visage.
— Tiens ! cest toi ? sécria-t-il en examinant des pieds à la tête le nouveau venu ; puis il se tut et commença à siffler.
— Est-il possible que les affaires aillent si mal ? Le fait est que tu surpasses encore en élégance ton serviteur, continua-t-il après avoir jeté les yeux sur les haillons de son camarade. Mais assieds-toi donc, je vois que tu es fatigué ! Et quand Raskolnikoff se fut laissé tomber sur un divan turc recouvert de toile cirée et encore plus piteux que le sien, Razoumikhine saperçut tout à coup que son visiteur était souffrant.
— Tu es sérieusement malade, sais-tu cela ? Il voulut lui tâter le pouls ; Raskolnikoff retira vivement sa main.
— Cest inutile, dit-il, je suis venu… voici pourquoi : je nai pas de leçons… je voulais… du reste, je nai pas du tout besoin de leçons…
— Sais-tu une chose ? Tu radotes ! observa Razoumikhine, qui considérait attentivement son ami.
— Non, je ne radote pas, répondit en se levant Raskolnikoff. Lorsquil était monté chez Razoumikhine, il navait pas pensé quil allait se trouver face à face avec son ami. Or, un tête-à-tête avec qui que ce fût était en ce moment la chose du monde qui lui répugnait le plus. Gonflé de fiel, il faillit étouffer de colère contre lui-même dès quil eut franchi le seuil de Razoumikhine.
— Adieu ! dit-il brusquement, et il se dirigea vers la porte.
— Mais reste donc, que tu es drôle !
— Cest inutile !… répéta-t-il en dégageant sa main que son ami avait saisie.
— Alors, pourquoi diable est-tu venu ? Est-ce que tu as perdu lesprit ? Voyons, cest presque une offense que tu me fais. Je ne te laisserai pas partir comme cela.
— Eh bien, écoute : je suis venu chez toi parce que je ne connais que toi qui puisses maider… à commencer… parce que tu es meilleur queux tous, cest-à-dire plus intelligent, et que tu peux apprécier… Mais maintenant, je vois quil ne me faut rien, tu entends, rien du tout… Je nai besoin ni des services ni des sympathies de personne… Je me suffis à moi-même ! Quon me laisse en repos !
— Mais attends une minute, ramoneur ! Tu es tout à fait fou ! Tu auras beau dire, cest mon opinion. Vois-tu, je nai pas de leçons, non plus, mais je men moque, jai un libraire, Khérouvimoff, qui, dans son genre, est une leçon. Je ne le troquerais pas contre cinq leçons chez des marchands. Il publie de petits livres sur les sciences naturelles, et cela senlève comme du pain ! Le tout est de trouver des titres ! Tu prétendais toujours que jétais bête : eh bien, mon ami, il y a plus bête que moi! Mon éditeur, qui, personnellement, ne sait ni a ni b, sest mis au ton du jour ; moi, bien entendu, je lencourage.
Voilà, par exemple, ces deux feuilles et demie de texte allemand : cest, selon moi, du charlatanisme le plus sot ; lauteur examine la question de savoir si la femme est un homme ; naturellement il tient pour laffirmative et la démontre dune façon triomphante. Je traduis cette brochure pour Khérouvimoff, qui la juge dactualité dans un moment où lon soccupe de la question des femmes. Nous ferons six feuilles avec les deux feuilles et demie de loriginal allemand, nous ajouterons un titre ronflant qui prendra une demi-page, et nous vendrons cela cinquante kopecks. Ce sera un succès ! Ma traduction mest payée à raison de six roubles par feuille, ce qui fait pour le tout quinze roubles, et jen ai touché six davance.
Allons, veux-tu traduire la seconde feuille ? Si oui, emporte le texte, prends des plumes, du papier, — tout cela est aux frais de lÉtat, — et permets-moi de toffrir trois roubles : comme jai moi-même reçu six roubles darrhes pour la première et la seconde feuille, cest trois roubles qui te reviennent, et tu en auras encore autant à toucher quand ta traduction sera finie. Surtout ne va pas te figurer que tu mas quelque obligation pour cela. Au contraire, dès que tu es entré, jai pensé tout de suite à tutiliser. Dabord je ne suis pas fort sur lorthographe, et, en second lieu, jai une connaissance pitoyable de lallemand, en sorte que le plus souvent jinvente au lieu de traduire. Je me console par la pensée que jajoute ainsi des beautés au texte, mais, qui sait ? je me fais peut-être illusion. Eh bien, cest dit, tu acceptes ?
Raskolnikoff prit en silence les feuillets de la brochure allemande ainsi que les trois roubles ; puis il sortit sans proférer une parole. Razoumikhine le suivit dun regard étonné. Mais, arrivé au premier coin de rue, Raskolnikoff revint brusquement sur ses pas et remonta chez son ami. Il déposa sur la table les pages de la brochure et les trois roubles ; après quoi, il sortit de nouveau sans dire un mot.
— Mais cest de laliénation mentale ! vociféra Razoumikhine à la fin pris de colère. — Quelle comédie joues-tu là ? Même moi, tu me fais sortir de mon calme… Pourquoi donc es-tu venu alors, diable ?
— Je nai pas besoin… de traductions… murmura Raskolnikoff, déjà en train de descendre lescalier.
— Alors de quoi, diable ! as-tu besoin ? lui cria sur le palier Razoumikhine.
Le visiteur continuait à descendre en silence.
— Eh ! dis donc ! Où demeures-tu ?
Cette question nobtint pas de réponse.
— Eh bien ! va-ten au diable !
Mais Raskolnikoff était déjà dans la rue.
Le jeune homme arriva chez lui vers le soir, sans quil eût pu dire par où il était revenu. Tremblant de tout son corps comme un cheval harassé, il se déshabilla, sétendit sur le divan et, après avoir placé son manteau sur lui, sendormit tout de suite…
Lobscurité était déjà complète, lorsquil fut réveillé par un bruit terrible. Quelle scène affreuse se passait, mon Dieu ! Cétaient des cris, des gémissements, des grincements de dents, des larmes, des coups, des injures, comme il nen avait jamais entendu ni vu. Épouvanté, il sassit sur son lit ; sa frayeur croissait de minute en minute, car à chaque instant le retentissement des coups frappés, les plaintes, les invectives arrivaient plus nettement à ses oreilles. Et voilà que, à son extrême surprise, il reconnaissait tout à coup la voix de sa logeuse.
La pauvre femme geignait, suppliait dun ton dolent. Impossible de comprendre ce quelle disait, mais sans doute elle demandait quon cessât de la battre, car on la battait impitoyablement dans lescalier. Le brutal qui la maltraitait ainsi vociférait dune voix sifflante, étranglée par la colère, de sorte que ses paroles étaient, elles aussi, inintelligibles. Soudain Raskolnikoff se mit à trembler comme une feuille : il venait de reconnaître cette voix ; cétait celle dIlia Pétrovitch. « Ilia Pétrovitch est ici, et il bat la logeuse ! Il lui donne des coups de pied, il lui cogne la tête contre les marches, — cest clair, je ne me trompe pas, le bruit des coups, les cris de la victime indiquent bien de quelles voies de fait il sagit ! Quest-ce que cest que cela ? Le monde est-il sens dessus dessous ? »
De tous les étages on accourait sur lescalier ; des voix, des exclamations se faisaient entendre ; des gens montaient, des portes étaient violemment heurtées ou fermées avec fracas. « Mais pourquoi donc ? Pourquoi donc ? Comment cela est-il possible ? » répétait-il, croyant sérieusement que la folie prenait possession de son cerveau. Mais non, il percevait trop distinctement ces bruits !… « Eh bien, alors, sil en est ainsi, on va venir chez moi, car… tout cela, assurément, cest pour la chose… dhier… Seigneur ! » Il voulut senfermer au crochet, mais il neut pas la force de lever le bras… Dailleurs, il sentait que cela ne servirait à rien ! La frayeur glaçait son âme…
Après avoir duré dix bonnes minutes, tout ce vacarme cessa peu à peu. La patronne gémissait. Ilia Pétrovitch continuait à vomir des injures et des menaces… À la fin, lui-même se tut, du moins on ne lentendit plus. « Est-ce quil serait parti ? Seigneur ! » Oui, voilà que la patronne sen va aussi, elle pleure et elle gémit encore… La porte de sa chambre se referme bruyamment… Les locataires quittent lescalier pour regagner leurs appartements respectifs ; — ils poussent des « ah ! » ils discutent, ils sappellent les uns les autres, tantôt criant, tantôt parlant à voix basse. Ils devaient être fort nombreux ; la maison tout entière, ou peu sen faut, était accourue. « Mais, mon Dieu, est-ce que tout cela est possible ? Et pourquoi, pourquoi est-il venu ici ? »
Raskolnikoff tomba sans force sur le divan, mais il ne put plus fermer lœil ; pendant une demi-heure, il resta en proie à une épouvante telle quil nen avait jamais éprouvé de semblable. Tout à coup, une vive lumière éclaira sa chambre : cétait Nastasia qui entrait avec une bougie et une assiette de soupe. La servante le regarda attentivement, et, sétant convaincue quil ne dormait pas, elle posa sa bougie sur la table, puis elle commença à se débarrasser de ce quelle avait apporté : du pain, du sel, une assiette, une cuiller.
— Je crois que tu nas pas mangé depuis hier. Tu traînes sur le pavé toute la journée avec la fièvre dans le corps.
— Nastasia… pourquoi a-t-on battu la patronne ?
Elle le regarda fixement.
— Qui a battu la patronne ?
— Tout à lheure… il y a une demi-heure, Ilia Pétrovitch, ladjoint du commissaire de police, la battue sur lescalier… Pourquoi la-t-il ainsi maltraitée ? Et pourquoi est-il venu ?…
Nastasia fronça le sourcil sans rien dire et examina longuement le locataire. Ce regard inquisiteur le troubla.
— Nastasia, pourquoi gardes-tu le silence ? demanda-t-il enfin dune voix timide et faible.
— Cest le sang, murmura-t-elle comme se parlant à elle-même.
— Le sang !… Quel sang ?… balbutia-t-il, devenu pâle, et il se recula contre le mur.
Nastasia continuait à lobserver silencieusement.
— Personne na battu la patronne, reprit-elle ensuite dun ton péremptoire.
Il la regarda, respirant à peine.
— Je lai entendu moi-même… je ne dormais pas… jétais assis sur le divan, dit-il dune voix plus craintive que jamais. — Jai écouté longtemps… Ladjoint du commissaire de police est venu… De tous les logements, tout le monde est accouru sur lescalier…
— Personne nest venu. Mais cest le sang qui crie en toi. Quand il na pas dissue et quil commence à former des caillots, alors on a la berlue… Tu vas manger ?
Il ne répondait pas ; Nastasia ne quittait point la chambre, et le regardait toujours dun œil curieux.
— Donne-moi à boire… Nastasiouchka.
Elle descendit et revint deux minutes après, rapportant de leau dans un petit pot dargile ; mais à partir de ce moment sarrêtaient les souvenirs de Raskolnikoff. Il se rappelait seulement quil avait lampé une gorgée deau froide. Ensuite il sétait évanoui.
III
Toutefois, tant que dura sa maladie, jamais il ne fut tout à fait privé de sentiment : cétait un état fiévreux avec délire et demi-inconscience. Plus tard, il se rappela beaucoup de choses. Tantôt il lui semblait que plusieurs individus étaient réunis autour de lui, voulaient le prendre et lemporter quelque part, discutaient vivement et se querellaient à son sujet. Tantôt il se voyait tout à coup seul dans sa chambre, tout le monde était parti, on avait peur de lui, de temps à autre seulement on ouvrait la porte pour lexaminer à la dérobée ; les gens le menaçaient, tenaient conseil entre eux, riaient, le mettaient en colère. Il constatait souvent la présence de Nastasia à son chevet ; il remarquait aussi un homme qui devait lui être bien connu, mais qui était-ce ? Jamais il ne parvenait à mettre un nom sur cette figure, et cela le désolait au point de lui arracher des larmes.
Parfois il se figurait être alité depuis un mois déjà ; à dautres moments, tous les incidents de sa maladie lui paraissaient se produire dans une seule et même journée. Mais cela, — cela, il lavait absolument oublié ; à chaque instant, il est vrai, il se disait quil avait oublié une chose dont il aurait dû se souvenir, — il se tourmentait, faisait de pénibles efforts de mémoire, gémissait, devenait furieux, ou était pris dune terreur indicible. Alors il se dressait sur son lit, voulait senfuir, mais toujours quelquun le retenait de force. Ces crises laffaiblissaient et se terminaient par lévanouissement. À la fin, il recouvra tout à fait l'usage de ses sens.
Il était alors dix heures du matin. Quand le temps était beau, le soleil entrait toujours dans la chambre à cette heure-là, plaquant une longue bande de lumière sur le mur de droite et éclairant le coin près de la porte. Nastasia se trouvait devant le lit du malade avec un individu quil ne connaissait pas du tout, et qui lobservait très-curieusement. Cétait un jeune garçon à la barbe naissante, vêtu d'un cafetan et paraissant être un artelchtchik[1]. Par la porte entrebâillée, la logeuse regardait. Raskolnikoff se souleva un peu.
— Qui est-ce, Nastasia ? demanda-t-il en montrant le jeune homme.
— Tiens, il est revenu à lui ! dit la servante.
— Il est revenu à lui ! fit à son tour lartelchtchik.
À ces mots, la logeuse ferma la porte et disparut. Sa timidité lui rendait toujours pénibles les entretiens et les explications. Cette femme, âgée de quarante ans, avait des yeux et des sourcils noirs, un embonpoint prononcé et, somme toute, un extérieur fort agréable. Bonne, comme le sont les personnes grasses et paresseuses, elle était avec cela excessivement pudibonde.
— Qui… êtes-vous ? continua à demander Raskolnikoff, en sadressant cette fois à lartelchtchik. Mais en ce moment la porte se rouvrit et livra passage à Razoumikhine, qui pénétra dans la chambre en se courbant un peu, à cause de sa haute taille.
— Quelle cabine de vaisseau ! sécria-t-il en entrant, je me cogne toujours la tête contre le plafond ; et lon appelle cela un logement ! Eh bien, mon ami, tu as recouvré tes esprits, à ce que ma appris tout à lheure Pachenka ?
— Il vient de reprendre ses sens, dit Nastasia.
— Il vient de reprendre ses sens, répéta comme un écho lartelchtchik avec un petit sourire.
— Mais vous-même, qui êtes-vous ? lui demanda brusquement Razoumikhine. — Moi, voyez-vous, je mappelle Razoumikhine, je suis étudiant, fils de gentilhomme, et monsieur est mon ami. Allons, vous, dites-moi qui vous êtes.
— Je suis employé chez le marchand Chélopaieff, et je viens ici pour affaire.
— Asseyez-vous sur cette chaise ; ce disant, Razoumikhine prit lui-même un siège et sassit de lautre côté de la table.
— Mon ami, tu as bien fait de revenir à toi, poursuivit-il en sadressant à Raskolnikoff.
— Depuis quatre jours, tu nas, pour ainsi dire, rien bu ni rien mangé. À peine prenais-tu un peu de thé quon te donnait à la cuiller. Je tai amené deux fois Zosimoff. Te souviens-tu de Zosimoff ? Il ta examiné attentivement, et il a déclaré que tout cela nétait rien. Ta maladie, a-t-il dit, est un simple affaiblissement nerveux, résultat dune mauvaise alimentation, mais elle na aucune gravité. Un fameux gaillard, Zosimoff ! Il traite déjà supérieurement. Mais je ne veux pas abuser de votre temps, ajouta Razoumikhine, en sadressant de nouveau à lartelchtchik. — Veuillez faire connaître le motif de votre visite. Remarque, Rodia, quon vient déjà pour la seconde fois de chez eux. Seulement, la première fois ce nétait pas celui-ci. Qui est-ce qui est venu ici avant vous ?
— Vous voulez sans doute parler de celui qui est venu avant-hier : cest Alexis Séménovitch ; il est aussi employé chez nous.
— Il a la langue mieux pendue que vous. Nest-ce pas votre avis ?
— Oui ; cest un homme plus capable.
— Modestie digne déloges ! Allons, continuez.
— Voici : à la demande de votre maman, Afanase Ivanovitch Vakhrouchine, dont vous avez sans doute entendu parler plus dune fois, vous a envoyé de largent, que notre maison est chargée de vous remettre, commença lartelchtchik, en sadressant directement à Raskolnikoff. — Si vous avez votre connaissance, veuillez prendre livraison de ces trente-cinq roubles, que Sémen Séménovitch a reçus pour vous dAfanase Ivanovitch, agissant à la demande de votre maman. On a dû vous donner avis de cet envoi ?
— Oui… je me rappelle… Vakhrouchine… dit Raskolnikoff d'un air pensif.
— Voulez-vous me donner un reçu ?
— Il va signer. Vous avez là votre livre ? dit Razoumikhine.
— Oui. Voici,
— Donnez ici. Allons, Rodia, un petit effort ; tâche de te mettre sur ton séant. Je te soutiendrai ; prends la plume et dépêche-toi d'écrire ton nom, car, mon ami, à notre époque, l'argent, cest le miel de l'humanité.
— Je nen ai pas besoin, dit Raskolnikoff en repoussant la plume.
— Comment, tu nen a pas besoin ?
— Je ne signerai pas.
— Mais il faut bien que tu donnes un reçu ?
— Je nai pas besoin… dargent…
— Tu n'as pas besoin dargent ! Pour cela, mon ami, tu mens, jen suis témoin ! Ne vous inquiétez pas, je vous prie, il ne sait ce quil dit… il est encore reparti pour le pays des rêves. Du reste, cela lui arrive même à létat de veille… Vous êtes un homme de sens, nous allons guider sa main, et il signera. Allons, venez à mon aide…
— Mais, du reste, je puis repasser.
— Non, non ; pourquoi vous déranger ? Vous êtes un homme raisonnable… Allons, Rodia, ne retiens pas plus longtemps ce visiteur… tu vois quil attend, — et, sérieusement, Razoumikhine sapprêtait à conduire la main de Raskolnikoff.
— Laisse, je ferai cela moi-même… dit ce dernier ; il prit la plume et écrivit son reçu sur le livre. Lartelchtchik remit largent et se retira.
— Bravo ! Et maintenant, mon ami, veux-tu manger ?
— Oui, répondit Raskolnikoff.
— Il y a de la soupe ?
— Il en reste dhier, répondit Nastasia, qui navait pas quitté la chambre durant toute cette scène.
— De la soupe au riz et aux pommes de terre ?
— Oui.
— Jen étais sûr. Va chercher la soupe, et donne-nous du thé.
— Bien.
Raskolnikoff regardait tout avec une profonde surprise et une frayeur hébétée. Il résolut de se taire et dattendre ce qui arriverait. « Il me semble que je nai plus le délire », pensait-il, — « tout cela ma lair dêtre bien réel… »
Au bout de dix minutes, Nastasia revint avec le potage et annonça quon allait avoir le thé. Avec la soupe se montrèrent deux cuillers, deux assiettes et tout un service de table : sel, poivre, moutarde pour manger avec le bœuf, etc. ; le couvert navait pas été aussi bien mis depuis longtemps. La nappe même était propre.
— Nastasiouchka, dit Razoumikhine, Prascovie Pavlovna ne ferait pas mal de nous envoyer deux petites bouteilles de bière. Nous en viendrons bien à bout.
— Tu ne te laisses manquer de rien, toi ! marmotta la servante. Et elle alla faire la commission.
Le malade continuait à tout observer avec une attention inquiète. Pendant ce temps, Razoumikhine était venu sasseoir à côté de lui sur le divan. Avec une grâce dours, il tenait appuyée contre son bras gauche la tête de Raskolnikoff, qui navait aucun besoin de ce secours, tandis que de la main droite il lui portait à la bouche une cuillerée de soupe, après avoir soufflé dessus plusieurs fois pour que son ami ne se brulât pas en lavalant. Pourtant, le potage était presque froid. Raskolnikoff en absorba avidement trois cuillerées, mais ensuite Razoumikhine suspendit brusquement son office, déclarant que pour le surplus il fallait consulter Zosimoff.
Sur ces entrefaites, Nastasia apporta les deux bouteilles de bière.
— Veux-tu du thé ?
— Oui.
— Va vite chercher le thé, Nastasia, car, en ce qui concerne ce breuvage, mest avis que la permission de la Faculté nest pas nécessaire. Mais voilà la bière !
Il alla se rasseoir sur sa chaise, approcha de lui la soupière ainsi que le bœuf, et se mit à dévorer avec autant dappétit que sil navait pas mangé depuis trois jours.
— Maintenant, ami Rodia, je dîne ainsi chez vous tous les jours, murmurait-il la bouche pleine, cest Pachenka, ton aimable logeuse, qui me régale de la sorte : elle a beaucoup de considération pour moi. Naturellement, je me laisse faire. À quoi bon protester ? Mais voilà Nastasia qui arrive avec le thé. Elle est expéditive. Nastenka, veux-tu de la bière ?
— Est-ce que tu te moques de moi ?
— Mais du thé, tu en prendras bien ?
— Du thé, oui.
— Sers-toi. Ou plutôt, non, attends, je vais te servir moi-même, Mets-toi à table.
Entrant aussitôt dans son rôle damphitryon, il remplit successivement deux tasses ; puis il laissa là son déjeuner et alla se rasseoir sur le divan. Comme tout à lheure quand il sétait agi de la soupe, ce fut encore avec les attentions les plus délicates que Razoumikhine fit boire le thé à Raskolnikoff. Ce dernier se laissait dorloter sans mot dire, bien quil se sentit parfaitement en état de rester assis sur le divan sans le secours de personne, de tenir en main la tasse ou la cuiller et peut-être même de marcher. Mais, avec un machiavélisme étrange et presque instinctif, il sétait soudain avisé de feindre momentanément la faiblesse, de simuler même au besoin une certaine inintelligence, tout en ayant lœil et loreille au guet. Du reste, le dégoût fut plus fort que sa résolution : après avoir avalé dix cuillerées de thé, le malade dégagea sa tête par un mouvement brusque, repoussa capricieusement la cuiller et se laissa retomber sur son oreiller. Ce mot nétait plus une métaphore. Raskolnikoff avait maintenant à son chevet un bon oreiller de duvet, avec une taie propre ; ce détail, quil avait aussi remarqué, nétait pas sans lintriguer,
— Il faut que Pachenka nous envoie aujourdhui même de la gelée de framboise pour faire de la boisson à Rodia, dit Razoumikhine en se remettant à sa place et en reprenant son repas interrompu.
— Et où prendra-t-elle de la framboise ? demanda Nastasia, qui, tenant sa soucoupe sur ses cinq doigts écartés, faisait glisser le thé dans sa bouche "à travers le sucre".
— Ma chère, elle prendra de la framboise dans une boutique. Vois-tu, Rodia, il sest passé ici toute une histoire dont tu nas pas connaissance. Lorsque tu tes sauvé de chez moi comme un voleur sans me dire où tu demeurais, jen ai été si fâché que jai résolu de te retrouver pour tirer de toi une vengeance exemplaire. Dès le jour même, je me suis mis en campagne. Ce que jai couru, ce que jai questionné ! Javais oublié ton adresse actuelle, et cela pour une bonne raison : je ne lavais jamais sue. Quant à ton ancien logement, je me rappelais seulement que tu habitais aux Cinq Coins, maison Kharlamoff. Je me lance sur cette piste, je découvre la maison Kharlamoff, qui, en fin de compte, nest pas la maison Kharlamoff, mais la maison Boukh. Voilà comme on sembrouille parfois dans les noms propres ! Jétais furieux ; je vais le lendemain au bureau des adresses, ne comptant guère sur le résultat de cette démarche. Eh bien ! figure-toi quen deux minutes on ma donné lindication de ton domicile. Tu es inscrit là.
— Je suis inscrit ?
— Je crois bien ; et ils nont pas pu donner ladresse du général Kobéleff à quelquun qui la demandait. Jabrège. À peine suis-je arrivé ici que jai été initié à toutes tes affaires : oui, mon ami, à toutes. Je sais tout ; Nastasia te le dira. Jai fait la connaissance de Nikodim Fomitch, on ma montré Ilia Pétrovitch, je suis entré en rapport avec le dvornik, avec Alexandre Grigoriévitch Zamétoff, le chef de la chancellerie, et enfin avec Pachenka elle-même, ça été le bouquet ; tu peux demander à Nastasia…
— Tu las enjolée, murmura la servante avec un sourire finaud.
— Le malheur, mon cher, cest que dès le début tu ty es mal pris. Il ne fallait pas procéder ainsi avec elle. Son caractère est des plus bizarres ! Du reste, nous parlerons plus tard du caractère… Mais comment, par exemple, as-tu pu lamener à te couper les vivres ? Et cette lettre de change ! Il fallait vraiment que tu fusses fou pour la souscrire ! Et ce projet de mariage, du vivant de sa fille Nathalie Egorovna !… Je suis au courant de tout ! Je vois dailleurs que je touche là une corde délicate et que je suis un âne ; pardonne-moi. Mais, à propos de sottise, ne trouves-tu pas que Prascovie Pavlovna est moins bête quon ne pourrait le supposer à première vue, hein ?
— Oui… balbutia, en regardant de côté, Raskolnikoff : il ne comprenait pas quil aurait mieux valu soutenir la conversation.
— Nest-ce pas ? sécria Razoumikhine, mais elle nest pas non plus une femme intelligente, hein ? Cest un type tout à fait particulier ! Je tassure, mon ami, que je my perds… Elle va avoir quarante ans, elle nen avoue que trente-six, et elle y est pleinement autorisée. Du reste, je te le jure, je ne puis guère la juger quau point de vue intellectuel, car nos relations sont ce quil y a de plus singulier au monde ! Je ny comprends rien ! Pour revenir à nos moutons, elle a vu que tu avais quitté lUniversité, que tu étais sans leçons et sans vêtements ; dautre part, depuis la mort de sa fille, elle navait plus lieu de te considérer comme un des siens : dans ces conditions, linquiétude la prise ; toi, de ton côté, au lieu de conserver avec elle les rapports dautrefois, tu vivais retiré dans ton coin, voilà pourquoi elle a voulu te faire partir. Elle y songeait depuis longtemps, mais tu lui avais donné une lettre de change, et, de plus, tu lui assurais que ta maman payerait…
— Jai fait une bassesse en disant cela… Ma mère est elle-même presque réduite à la mendicité… Je mentais pour que lon continuât à me loger et… à me nourrir, déclara Raskolnikoff dune voix nette et vibrante.
— Oui, tu avais parfaitement raison de parler ainsi. Ce qui a tout gâté, cest lintervention de M. Tchébaroff, conseiller de cour et homme daffaires. Sans lui, Pachenka naurait rien entrepris contre toi : elle est bien trop timide pour cela. Mais lhomme daffaires, lui, nest pas timide, et tout dabord, naturellement, il a posé la question : Le signataire de la lettre de change est-il solvable ? Réponse : Oui, car sa maman, bien quelle ne possède quune pension de cent vingt-cinq roubles, se priverait de manger pour tirer Rodion dembarras, et il a une sœur qui se vendrait comme esclave pour son frère. M. Tchébaroff sest réglé là-dessus… Pourquoi tagites-tu ? À présent, mon ami, jai compris ton arrière-pensée. Tu navais pas tort de tépancher dans le sein de Pachenka, au temps où elle pouvait voir en toi un futur gendre ; mais voilà ! tandis que lhomme honnête et sensible se laisse aller aux confidences, lhomme daffaires les recueille et en fait son profit. Bref, elle a passé son billet en payement à ce Tchébaroff, qui ne sest pas gêné pour te mener rondement. Lorsque jai su tout cela, je voulais, pour lacquit de ma conscience, traiter aussi lhomme daffaires par lélectricité ; mais sur ces entrefaites lharmonie s'est établie entre Pachenka et moi, et jai fait arrêter la procédure en répondant de ta dette. Tu entends, mon ami ? je me suis porté garant pour toi. On a fait venir Tchébaroff, on lui a mis dix roubles dans la bouche, et il a rendu le papier, que jai lhonneur de te présenter. — Maintenant tu nes plus quun débiteur sur parole. Tiens, prends-le.
— Cest toi que je ne reconnaissais pas, pendant que javais le délire ? demanda Raskolnikoff après un moment de silence.
— Oui, et même ma présence ta occasionné des crises, surtout la fois où jai amené Zamétoff.
— Zamétoff ?… Le chef de la chancellerie ?… Pourquoi las-tu amené ?…
En prononçant ces mots, Raskolnikoff avait vivement changé de position, et maintenant il tenait ses yeux fixés sur Razoumikhine.
— Mais quas-tu donc ?… Pourquoi te troubles-tu ? Il désirait faire ta connaissance ; cest lui-même qui a voulu venir, parce que nous avions beaucoup causé de toi ensemble… Autrement, de qui donc aurais-je appris tant de choses sur ton compte ? Cest un excellent garçon, mon ami ; il est merveilleux… dans son genre, naturellement. À présent, nous sommes amis ; nous nous voyons presque chaque jour. Je viens, en effet, de transporter mes pénates dans ce quartier-ci. Tu ne le savais pas encore ? Jai déménagé tout récemment. Je suis allé deux fois chez Louise avec lui. Tu te rappelles Louise… Louise Ivanovna ?
— Jai battu la campagne pendant que javais la fièvre ?
— Je crois bien ! tu ne tappartenais plus.
— Quest-ce que je disais ?
— Ce que tu disais ? On sait bien ce que peut dire un homme qui na plus sa tête… Allons, à présent, il ne sagit plus de perdre son temps ; occupons-nous de nos affaires.
Il se leva et prit sa casquette.
— Quest-ce que je disais ?
— Tu tiens décidément à le savoir ? Tu as peur davoir laissé échapper quelque secret ? Rassure-toi : tu nas pas soufflé mot de la comtesse. Mais tu as beaucoup parlé dun bouledogue, de pendants doreilles, de chaînes de montre, de lîle Krestovsky, dun dvornik ; Nikodim Fomitch et Ilia Pétrovitch, ladjoint du commissaire de police, revenaient souvent aussi dans tes propos. De plus, tu étais très préoccupé dune de tes bottes. « Donnez-la-moi ! » ne cessais-tu de dire en larmoyant. Zamétoff la cherchée lui-même dans tous les coins, et il ta apporté cette ordure quil navait pas craint de prendre dans ses blanches mains parfumées et couvertes de bagues. Alors seulement tu tes calmé, et pendant vingt-quatre heures tu as gardé cette saleté dans tes mains : on ne pouvait pas te larracher, elle doit être encore quelque part sous ta couverture.
Tu demandais aussi les franges dun pantalon, et avec quelles larmes ! Nous aurions bien voulu savoir quel intérêt ces franges avaient pour toi, mais impossible de rien comprendre à tes paroles… Allons ! maintenant, à notre affaire ! Voici trente-cinq roubles, jen prends dix, et dans deux heures je viendrai te rendre compte de lemploi que jen aurai fait. Entre temps, je passerai chez Zosimoff ; il devrait être ici depuis longtemps, car il est onze heures passées. En mon absence, Nastenka, veillez à ce que votre locataire ne manque de rien, et occupez-vous notamment de lui préparer à boire… Du reste, je vais donner moi-même mes instructions à Pachenka. Au revoir !
— Il lappelle Pachenka ! Ah ! laffreux scélérat ! fit la servante, au moment où il tournait les talons ; ensuite elle sortit et se mit à écouter derrière la porte ; mais au bout dun instant elle ny put tenir et descendit elle-même à la hâte, très curieuse de savoir de quoi Razoumikhine sentretenait avec la logeuse : Nastasia, cela était hors de doute, éprouvait une véritable admiration pour létudiant.
À peine eut-elle refermé la porte en sen allant, que le malade rejeta vivement sa couverture et sauta, comme affolé, à bas du lit. Il avait attendu avec une impatience fiévreuse le moment où il serait seul, pour se mettre incontinent à la besogne. Mais à quelle besogne ? Voilà ce dont maintenant il ne se souvenait plus. « Seigneur ! dis-moi seulement une chose : savent-ils tout ou lignorent-ils encore ? Peut-être quils savent déjà, mais ils font semblant de rien parce que je suis malade en ce moment ; ils se réservent de jeter le masque des quils me verront rétabli : alors ils me diront quils étaient instruits de tout depuis longtemps… Que faire donc à présent ? Cest comme un fait exprès : je lai oublié et jy pensais encore il y a une minute !… »
Il était debout au milieu de la chambre et regardait autour de lui, en proie à une douloureuse perplexité. Il sapprocha de la porte, louvrit et prêta loreille ; mais ce nétait pas cela. Tout à coup la mémoire parut lui revenir : il courut au coin où la tapisserie était déchirée, introduisit sa main dans le trou et se mit à tâter ; mais ce nétait pas cela non plus. Il alla ouvrir le poêle et fouilla parmi les cendres : les franges du pantalon et la doublure de la poche se trouvaient toujours là comme quand il les y avait jetées : donc personne navait regardé dans le poêle !
Alors il se rappela la botte dont Razoumikhine venait de lui parler. À la vérité, elle était sur le divan, sous la couverture ; mais depuis le crime elle avait subi tant de frottements et ramassé tant de boue que, sans doute, Zamétoff navait rien pu remarquer.
« Bah ! Zamétoff !… le bureau de police ! Mais pourquoi mappelle-t-on à ce bureau ? Où est la citation ? Bah ! je confondais : cest lautre jour quon ma fait venir ! ce jour-là aussi jai examiné la botte, mais maintenant… maintenant jai été malade. Mais pourquoi Zamétoff est-il venu ici ? Pourquoi Razoumikhine la-t-il amené ?… » murmurait Raskolnikoff en se rasseyant, épuisé, sur le divan. — « Quest-ce donc qui se passe ? Ai-je toujours le délire, ou bien les choses sont-elles comme je les vois ? Il me semble que je ne rêve pas… Ah ! à présent, je me rappelle : il faut partir, partir au plus vite, il le faut absolument ! Oui…, mais où aller ? Et où sont mes vêtements ? Pas de bottes ! Ils les ont prises ! Ils les ont cachées ! Je comprends ! Ah ! voilà mon paletot — il a échappé à leur attention ! Voilà de largent sur la table, grâce à Dieu ! La lettre de change est là aussi… Je vais prendre largent et je men irai, je louerai un autre logement, ils ne me trouveront pas !… Oui, mais le bureau des adresses ? Ils me découvriront ! Razoumikhine saura bien me dénicher. Il vaut mieux quitter le pays, men aller au loin… en Amérique : là je me moquerai deux ! Il faut aussi emporter la lettre de change… elle me servira la-bas. Que prendrai-je encore ? Ils me croient malade ! Ils pensent que je ne suis pas en état de marcher, hé, hé, hé !… Jai lu dans leurs yeux quils savent tout ! Je nai que lescalier à descendre ! Mais si la maison était gardée, si, en bas, jallais trouver des agents de police ? Quest-ce que cela ? du thé ? Ah ! il est resté aussi de la bière, cela va me rafraîchir ! »
Il prit la bouteille. qui contenait encore la valeur dun grand verre et la vida dun trait avec une véritable jouissance, car sa poitrine était en feu. Mais, moins dune minute après, la bière lui occasionna des bourdonnements dans la tête et un frisson léger, agréable même, parcourut son dos. Il se coucha et tira la couverture sur lui. Ses idées, déjà auparavant maladives et incohérentes, commencèrent à sembrouiller de plus en plus. Bientôt ses paupières devinrent lourdes. Il posa voluptueusement sa tête sur loreiller, senveloppa plus étroitement dans la molle couverture ouatée qui avait remplacé son méchant manteau et sendormit dun profond sommeil.
En entendant un bruit de pas, il se réveilla et aperçut Razoumikhine qui venait douvrir la porte, mais hésitait à pénétrer dans la chambre et restait debout sur le seuil. Raskolnikoff se souleva vivement et regarda son ami de lair dun homme qui cherche à se rappeler quelque chose.
— Puisque tu ne dors plus, me voilà ! Nastasia, monte ici le paquet, cria Razoumikhine à la servante qui se trouvait en bas. Je vais te rendre mes comptes…
— Quelle heure est-il ? demanda le malade en promenant autour de lui un regard effaré.
— Tu ten es donné, mon ami ; le jour baisse, il va être six heures. Ton sommeil a duré plus de six heures.
— Seigneur ! Comment ai-je pu dormir si longtemps !
— De quoi te plains-tu ? Cela te fait du bien ! Quelle affaire pressante avais-tu donc ? Un rendez-vous peut-être ? À présent tout notre temps est à nous. Jattendais ton réveil depuis trois heures ; jai déjà passé deux fois chez toi, tu dormais. Jai été aussi deux fois chez Zosimoff ; il était absent, mais nimporte, il viendra. En outre, jai eu à moccuper pour mon propre compte, jai changé de domicile aujourdhui, il ma fallu tout déménager, y compris mon oncle. Cest que, vois-tu, jai à présent mon oncle chez moi… Allons, assez causé, maintenant à notre affaire !… Donne ici le paquet, Nastasia. Nous allons tout de suite… Mais comment te sens-tu, mon ami ?
— Je me porte bien ; je ne suis pas malade… Razoumikhine, il y a longtemps que tu es ici ?
— Je viens de te dire que jattendais ton réveil depuis trois heures.
— Non, mais avant ?
— Comment, avant ?
— Depuis quand viens-tu ici ?
— Mais, voyons, je te lai dit tantôt : est-ce que tu ne ten souviens plus ?
Raskolnikoff fit appel à ses souvenirs. Les incidents de la journée lui apparaissaient comme dans un songe. Ses efforts de mémoire restant infructueux, il interrogea du regard Razoumikhine.
— Hum ! fit celui-ci : tu las oublié. Javais déjà remarqué tantôt que tu nétais pas encore dans ton assiette… À présent, le sommeil ta fait du bien… Vraiment, tu as beaucoup meilleure mine. Allons, quimporte ? Cela va te revenir tout à lheure. Regarde donc par ici, cher homme.
Il se mit à défaire le paquet qui, évidemment, était lobjet de toutes ses préoccupations.
— Cela, mon ami, me tenait particulièrement au cœur. Cest quil faut faire de toi un homme. Nous allons nous y mettre. Commençons par le haut. Vois-tu cette casquette ? dit-il en prenant dans le paquet une casquette assez jolie, quoique fort ordinaire et de peu de valeur. Veux-tu me permettre de te lessayer ?
— Pas maintenant, plus tard, fit Raskolnikoff en repoussant son ami avec un geste dimpatience.
— Non, tout de suite, ami Rodia, laisse-toi faire, plus tard il serait trop tard ; dailleurs linquiétude me tiendrait éveillé toute la nuit, car jai acheté au jugé, nayant pas la mesure de ta tête. Elle va parfaitement ! sécria-t-il triomphant, après avoir essayé la casquette à Raskolnikoff : cest tout à fait cela, on jurerait quelle a été faite sur commande ! Devine un peu ce que je lai payée, Nastasiouchka, dit-il à la servante en voyant que son ami gardait le silence.
— Deux grivnas, sans doute, répondit Nastasia.
— Deux grivnas, tu es folle! cria Razoumikhine vexé : — à présent pour deux grivnas on ne pourrait même pas tacheter, — huit grivnas ! Et encore cest parce quelle a déjà été portée. Passons maintenant à la culotte, je te préviens que jen suis fier !
Sur ce, il étala devant Raskolnikoff un pantalon gris, dune légère étoffe dété.
— Pas un trou, pas une tache, et très-mettable, quoiquil ait aussi été porté ; le gilet est de la même couleur que le pantalon, comme lexige la mode. Du reste, si ces effets ne sont pas neufs, à dire vrai, ils nen sont que meilleurs : ils ont acquis par lusage plus de douceur, plus de moelleux… Vois-tu, Rodia, selon moi, pour faire son chemin dans le monde, il faut toujours se régler sur la saison. Les gens raisonnables ne mangent pas dasperges au mois de janvier : jai suivi ce principe dans mes emplettes. Nous sommes en été, jai donc acheté des vêtements dété. Vienne lautomne, il te faudra des vêtements plus chauds, et tu abandonneras ceux—ci… dautant plus que, dici là, ils auront eu le temps de suser. Eh bien, devine ce que cela a coûté ! Combien, selon toi ? — Deux roubles vingt-cinq kopecks ! À présent, parlons des bottes ; comment les trouves-tu ? On voit quelles ont déjà été portées, mais elles feront encore très-bien leur office pendant deux mois, parce quelles ont été confectionnées à létranger : un secrétaire de lambassade britannique sen est défait la semaine dernière ; il ne les avait que depuis six jours, mais il était très à court dargent. Prix : un rouble cinquante kopecks. Cest pour rien.
— Mais elles niront peut-être pas à son pied ! observa Nastasia.
— Elles niront pas à son pied ! Et cela, quest-ce que cest ? « répliqua Razoumikhine en tirant de sa poche une vieille botte de Raskolnikoff, laquelle était toute trouée et toute sale : javais pris mes précautions ; ils ont relevé la mesure sur cette horreur. Tout cela a été fait très consciencieusement. Mais, pour le linge, il y a eu du tirage avec la marchande. Enfin, tu as là trois chemises de toile avec des devants à la mode… Maintenant, récapitulons : casquette, huit grivnas ; pantalon et gilet, deux roubles vingt-cinq kopecks ; bottes, un rouble cinquante kopecks ; linge, cinq roubles ; total : neuf roubles cinquante-cinq kopecks. Jai donc à te remettre quarante-cinq kopecks ; tiens, prends-les ; et, de la sorte, te voilà tout requinqué ; car, à mon avis, ton paletot non-seulement peut encore servir, mais possède beaucoup de distinction : on voit quil a été fait chez Charmer ! Pour ce qui est des chaussettes, etc., je tai laissé le soin de les acheter toi-même. Il nous reste vingt-cinq roubles, et tu nas pas à tinquiéter de Pachenka, ni du payement de ton loyer. Je te lai dit : on te fait un crédit illimité. À présent, mon ami, permets quon te change de linge ; cest nécessaire, car la maladie est dans ta chemise…
— Laisse-moi donc ! Je ne veux pas ! répondit en le repoussant Raskolnikoff dont le visage était resté morne tant quavait duré le récit enjoué de Razoumikhine.
— Il le faut, mon ami ; pourquoi donc ai-je éculé mes bottes ? insista ce dernier. — Nastasiouchka, ne faites pas la prude et venez à mon aide, là ! et, malgré la résistance de Raskolnikoff, il réussit à le changer de linge.
Le malade retomba sur son oreiller et ne dit pas un mot pendant deux minutes.
« Est-ce quils ne vont pas à la fin me laisser en repos ? pensait-il. — Avec quel argent tout cela a-t-il été acheté ? demanda-t-il ensuite, en regardant le mur.
— Voilà une question ! Mais avec ton propre argent. Ta maman ta fait envoyer par Vakhrouchine trente-cinq roubles qui tont été apportés tantôt, est-ce que tu las oublié ?
— À présent, je men souviens… dit Raskolnikoff après être resté pensif et sombre pendant assez longtemps. Razoumikhine, les sourcils froncés, le considérait avec inquiétude.
La porte souvrit, et un homme de haute taille entra dans la chambre. Sa façon de se présenter indiquait un visiteur accoutumé de Raskolnikoff.
— Zosimoff ! Enfin ! sécria joyeusement Razoumikhine.
↑ Membre d'une association d'ouvriers ou d'employés.
IV
Le nouveau venu était un grand et gros homme de vingt-sept ans, au visage bouffi, blême et soigneusement rasé. Ses cheveux dun blond presque blanc se tenaient droits sur sa tête. Il avait des lunettes, et à lindex de son épaisse main brillait un gros anneau dor. On voyait quil aimait à être à laise dans ses vêtements, dailleurs dune élégance cossue. Il portait un ample paletot en drap léger et un large pantalon dété dune couleur claire. Son linge était irréprochable, et une lourde chaîne de montre en or se jouait sur son gilet. Il y avait dans ses allures quelque chose de lent et de flegmatique, quelques efforts quil fit pour se donner un air dégagé. Du reste, en dépit de sa surveillance sur lui-même, la prétention perçait continuellement dans ses manières. Toutes ses connaissances le trouvaient insupportable, mais faisaient grand cas de lui en tant que médecin.
— Jai passé deux fois chez toi, mon ami… Tu vois, il a repris ses sens ! cria Razoumikhine.
— Je le vois, je le vois ; eh bien, comment nous sentons-nous aujourdhui, hein ? demanda Zosimoff à Raskolnikoff quil regarda avec attention.
En même temps, il sinstallait au bout du divan, près des pieds du malade, sefforçant de trouver là une place suffisante pour son énorme personne.
— Mais il est toujours hypocondriaque, poursuivit Razoumikhine ; tout à lheure, quand nous lavons changé de linge, il sest presque mis à pleurer.
— La chose se comprend ; on pouvait faire cela plus tard, il nétait pas nécessaire de le contrarier… Le pouls est excellent. Nous avons toujours un peu mal à la tête, hein ?
— Je me porte bien, je me porte parfaitement ! dit Raskolnikoff avec irritation. En prononçant ces mots, il sétait tout à coup soulevé sur le divan, et ses yeux étincelaient ; mais, moins dune seconde après, il retomba sur son oreiller et se tourna du côté du mur. Zosimoff le considérait attentivement.
— Très-bien… rien de particulier à noter… déclara-t-il négligemment. — A-t-il mangé quelque chose ?
On raconta le repas fait par le malade, et lon demanda ce qu'on pouvait lui donner.
— Mais on peut lui donner nimporte quoi… de la soupe, du thé… Naturellement, les champignons et les concombres lui sont interdits ; il ne faut pas non plus quil mange de bœuf, ni… Mais cest là du bavardage superflu… — Il échangea un regard avec Razoumikhine. — Plus de potions, plus de médicaments, et demain je viendrai voir… On aurait pu aujourdhui… Allons, cest bien…
— Demain soir, je lui ferai faire une promenade ! décida Razoumikhine. — Nous irons ensemble au jardin Ioussoupoff et ensuite au Palais de Cristal.
— Demain ce serait peut-être un peu tôt, mais une petite sortie… D'ailleurs, dici là, nous verrons.
— Ce qui me vexe, cest quaujourdhui justement je pends la crémaillère à deux pas dici ; je voudrais quil fût des nôtres, quand il devrait rester couché sur un divan ! Tu viendras, toi ? demanda brusquement Razoumikhine à Zosimoff ; — tu as promis, ne va pas me manquer de parole.
— Soit, mais je ne pourrai venir quassez tard. Tu donnes une fête ?
— Oh ! rien du tout ; il y aura simplement du thé, de leau-de-vie, des harengs et un pâté. Cest une petite réunion damis.
— Quels seront tes hôtes ?
— Des camarades, des jeunes gens, plus un vieil oncle à moi qui est venu pour affaires a Pétersbourg : il nest ici que depuis hier ; nous nous voyons une fois tous les cinq ans.
— Quest-ce quil fait ?
— Il a végété toute sa vie dans un district où il était maitre de poste… il touche une petite pension, il a soixante-cinq ans, ce nest même pas la peine den parler… Je laime, du reste. Il y aura chez moi Porphyre Pétrovitch, le juge dinstruction du quartier… un juriste. Mais tu le connais, au fait…
— Il est aussi ton parent ?
— Très-éloigné. Mais pourquoi fronces-tu le sourcil ? Parce quun jour vous vous êtes chamaillés ensemble, tu es dans le cas de ne pas venir ?
— Oh ! je me moque pas mal de lui…
— Cest ce que tu peux faire de mieux. Bref, jaurai des étudiants, un professeur, un employé, un musicien, un officier ; Zamétoff…
— Dis-moi, je te prie, ce que toi ou lui — Zosimoff montra dun signe de tête Raskolnikoff — vous pouvez avoir de commun avec un Zamétoff.
— Eh bien ! oui, si tu veux que je te le dise, il y a quelque chose de commun entre Zamétoff et moi : nous avons entrepris une affaire ensemble.
— Je serais curieux de savoir quoi.
— Mais cest toujours à propos du peintre en bâtiments… Nous travaillons à sa mise en liberté. À présent, du reste, cela ira tout seul. Laffaire est maintenant parfaitement claire ! Notre intervention aura seulement pour effet de presser le dénoûment.
— De quel peintre en bâtiments sagit-il ?
— Comment, est-ce que je ne ten ai pas déjà parlé ? Ah ! cest vrai, je ne tai raconté que le commencement… voilà, cest au sujet du meurtre de la vieille prêteuse sur gages… eh bien, on a arrêté le peintre comme auteur du crime…
— Oui, avant ton récit, javais déjà entendu parler de cet assassinat, et même laffaire mintéresse… jusquà un certain point… jen ai lu quelque chose dans les journaux. Ah ! voilà…
— On a aussi tué Élisabeth ! fit tout à coup Nastasia en sadressant à Raskolnikoff.
Elle navait pas quitté la chambre et, debout près de la porte, prêtait loreille à la conversation.
— Élisabeth ? balbutia le malade dune voix presque inintelligible.
— Oui, Élisabeth, la revendeuse à la toilette, est-ce que tu ne la connaissais pas ? Elle venait ici en bas. Elle ta même fait une chemise.
Raskolnikoff se tourna du côté du mur et se mit à fixer avec toute lattention possible une des petites fleurs blanches semées sur le papier qui tapissait sa chambre. Il sentait ses membres sengourdir, mais il nessayait pas de se remuer, et son regard restait obstinément attaché sur la petite fleur.
— Eh bien, ce peintre qui est impliqué dans laffaire, on a relevé des charges contre lui, sans doute ? dit Zosimoff, interrompant avec une impatience marquée le bavardage de Nastasia qui soupira et se tut.
— Oui, mais des charges qui nen sont pas, et voilà précisément ce quil sagit de démontrer ! La police fait fausse route ici, comme elle sest déjà trompée au début quand elle a soupçonné Koch et Pestrïakoff ! Pour si désintéressé quon soit dans la question, on se sent révolté en voyant une enquête si bêtement, conduite ! Pestriakoff viendra peut-être chez moi ce soir… À propos, Rodia, tu connais cette histoire, elle est arrivée avant ta maladie, justement la veille du jour où tu as eu un évanouissement au bureau de police pendant quon en parlait…
Zosimoff regarda curieusement Raskolnikoff qui ne bougea pas.
— Il faudra que jaie lœil sur toi, Razoumikhine : tu temballes joliment pour une affaire qui ne te regarde pas, observa le docteur.
— Cest possible, mais nimporte ! Nous tirerons ce malheureux des griffes de la justice ! sécria Razoumikhine, en frappant du poing sur la table. — Ce ne sont pas les bévues de ces gens-là qui mirritent le plus : il est permis de se tromper, lerreur est chose excusable car par elle on arrive à la vérité. Non, ce qui me fâche, cest que, tout en se trompant, ils continuent à se croire infaillibles. Jestime Porpyre, mais… Tiens, sais-tu, par exemple, ce qui les a déroutés tout dabord ? La porte était fermée : or, quand Koch et Pestriakoff sont arrivés avec le dvornik, elle était ouverte : donc Koch et Pestriakoff sont les assassins ! Voilà leur logique !
— Ne téchauffe pas : on les a arrêtés, on ne pouvait pas faire autrement… À propos : j'ai eu loccasion de rencontrer ce Koch, il paraît quil était en relation daffaires avec la vieille, il lui rachetait les objets non dégagés à léchéance ?
— Oui, cest un aigrefin, un personnage véreux ! Il rachète aussi les lettres de change. Sa mésaventure ne mémeut en aucune façon. Je memporte contre les agissements idiots dune procédure démodée… Cest le cas ici douvrir une nouvelle voie et de renoncer à une routine qui a fait son temps Les seules données psychologiques peuvent mettre sur la vraie piste. « Nous avons des faits ! » disent-ils. Mais les faits ne sont pas tout ; la manière de les interpréter est pour moitié au moins dans le succès dune instruction !
— Et toi, tu sais interpréter les faits ?
— Vois-tu, il est impossible de se taire quand on sent, quand on a lintime conviction quon pourrait aider à la découverte de la vérité, si… Eh !… Tu connais les détails de laffaire ?
— Tu mavais parlé dun peintre en bâtiments : jattends toujours son histoire.
— Eh bien, écoute. Le surlendemain du meurtre, dans la matinée, tandis que la police instruisait encore contre Koch et Pestriakoff, malgré les explications parfaitement catégoriques fournies par eux, surgit tout à coup un incident des plus inattendus. Un certain Douchkine, paysan qui tient un cabaret en face de la maison du crime, apporta au commissariat un écrin renfermant des boucles doreilles en or, et il raconta toute une histoire : « Avant-hier soir, un peu après huit heures », — remarque cette coïncidence ! — « Nikolai, un ouvrier peintre qui fréquente mon établissement, est venu me prier de lui prêter deux roubles sur les boucles doreilles, contenues dans cette petite boîte. À ma question : Où as-tu pris cela ? il a répondu quil lavait ramassé sur le trottoir. Je ne lui en ai pas demandé davantage », — cest Douchkine qui parle, — « et je lui ai donné un petit billet », — cest-à-dire un rouble, — car, me suis-je dit, si je ne prends pas cet objet, un autre le prendra, et il vaut mieux qu'il soit entre mes mains : si lon vient à le réclamer, si japprends quil a été volé, j'irai le porter à la police. »
Bien entendu, en parlant ainsi, il mentait effrontément : je connais ce Douchkine, cest un recéleur, et quand il a subtilisé à Nikolaï un objet de trente roubles, il navait nullement lintention de le remettre à le police ; il ne sest décidé à cette démarche que sous linfluence de la peur. Mais laissons Douchkine poursuivre son récit : — « Ce paysan qui sappelle Nikolaï Démentieff, je le connais depuis lenfance : il est, comme moi, du gouvernement de Riazan et du district de Zaraïsk. Sans être un ivrogne, il boit quelquefois un peu trop.
« Nous savions quil faisait des travaux de peinture dans cette maison avec Mitréi, qui est de son pays. Après avoir reçu le petit billet, Nikolaï a bu coup sur coup deux verres, échangé son rouble pour payer et est parti en emportant la monnaie. Je nai pas vu Mitréi avec lui à cette heure-là. Le lendemain, nous avons entendu dire quon avait tué à coups de hache Aléna Ivanovna et sa sœur Élisabeth Ivanovna. Nous les connaissions, et alors un doute mest venu au sujet des boucles doreilles, parce que nous savions que la vieille prêtait de largent sur des objets de ce genre. Pour éclaircir mes soupçons, je me suis rendu dans cette maison sans faire semblant de rien, et tout dabord jai demandé si Nikolaï était là. Mitréi ma répondu que son camarade faisait la noce : Nikolaï était rentré chez lui, ivre, à la première heure du jour, et au bout de dix minutes environ il était sorti de nouveau ; depuis ce temps, Mitréi ne lavait plus vu, et il achevait seul le travail.
« Lescalier qui conduit chez les victimes dessert aussi le logement où travaillent les deux ouvriers, ce logement est situé au second étage. Ayant appris tout cela, je nai rien dit à personne » , — cest Douchkine qui parle, — « mais jai recueilli le plus de renseignements possible sur les circonstances de lassassinat, et je suis revenu chez moi, toujours préoccupé du même doute. Or, ce matin, à huit heures », — cest-à-dire le surlendemain du crime, tu comprends ? — « je vois Nikolaï entrer dans mon établissement ; il avait bu, mais il nétait pas trop ivre et pouvait comprendre ce quon lui disait. Il sassied en silence sur un banc.
« Quand il est arrivé, il ny avait dans mon cabaret quun seul client, un habitué qui dormait sur un autre banc ; je ne parle pas de mes deux jeunes garçons. — As-tu vu Mitréi ? demandé-je à Nikolaï. — Non, dit-il, je ne lai pas vu. — Et tu nes pas venu travailler ici ? — Je ne suis pas venu depuis avant-hier, répond-il. — Mais, cette nuit, où as-tu couché ? — Aux Sables, chez les Kolomensky. — Et où as-tu pris les boucles doreilles que tu mas apportées lautre jour ? — Je les ai trouvées sur un trottoir, fait-il dun air tout drôle en évitant de me regarder. — As-tu entendu dire que ce même soir, vers la même heure, il sest passé telle et telle chose dans le corps de bâtiment où tu travaillais ? — Non, dit-il, je nen savais rien.
« Je lui raconte les faits quil écoute en écarquillant les yeux. Tout à coup je le vois devenir blanc comme un morceau de craie ; il prend son bonnet et se lève. Je veux le retenir : — Attends un peu, Mikolaï, lui dis-je, est-ce que tu ne boiras pas un verre ? En même temps, je fais signe à mon garçon daller se placer devant la porte, et je quitte mon comptoir. Mais, devinant sans doute mes intentions, il sélance hors de la maison, prend sa course et, un instant après, disparaît au tournant dune rue. Dès lors, je nai plus douté quil ne fût coupable. »
— Je crois bien !… dit Zosimoff.
— Attends ! Écoute la fin ! Naturellement, la police sest mise à chercher Nikolaï de tous côtés : on sest assuré de Douchkine et de Mitréi ; on a fait des perquisitions chez eux : on a aussi tout retourné chez les Kolomensky ; mais cest avant-hier seulement que Nikolaï lui-même a été arrêté dans une auberge de la barrière de ***, à la suite de circonstances curieuses. Arrivé dans cette auberge, il avait ôté sa croix, qui était en argent, lavait remise au patron et sétait fait servir un chkalik[1] deau-de-vie. Quelques minutes après, une paysanne vient traire les vaches, et, en regardant par une fente dans une remise voisine de létable, elle aperçoit le pauvre diable en train de se pendre : il avait fait un nœud coulant à sa ceinture, avait attaché celle-ci à une solive du plafond et, monté sur un bloc de bois, essayait de passer son cou dans le nœud coulant…
« Aux cris poussés par la femme, les gens accourent : « Ainsi, voilà à quoi tu passes ton temps ? » — « Conduisez-moi, dit-il, à tel bureau de police, javouerai tout. »
« On fait droit à sa demande et, avec tous les honneurs dus à son rang, on lemmène au bureau de police indiqué, cest-à-dire à celui de notre quartier. Là, commence linterrogatoire dusage :
« Qui es-tu ? Quel âge as-tu ? » — « Vingt-deux ans », etc. Demande : « — Pendant que tu travaillais avec Mitréi, vous navez vu personne dans lescalier entre telle et telle heure ? » Réponse : « — Il est peut-être passé des gens, mais nous ne les avons pas remarqués. » — « Et vous navez entendu aucun bruit ? » — « Nous navons rien entendu de particulier. » — « Mais toi, Nikolaï, as-tu su ce jour-là quà telle heure on avait tué et dévalisé telle veuve et sa sœur ? » — « Je nen savais absolument rien ; j'en ai eu la première nouvelle avant-hier, au cabaret, par Afanase Pavlitch. » — « Et où as-tu pris les boucles d'oreilles ? » — « Je les ai trouvées sur le trottoir. » — « Pourquoi le lendemain nes-tu pas allé travailler avec Mitréi ? » — « Parce que jai fait la noce. » — « Où as-tu fait la noce ? » — « En différents endroits. » — « Pourquoi tes-tu sauvé de chez Douchkine ? » — « Parce que javais peur. » — « De quoi avais-tu peur ? » — « Je craignais de passer en jugement. » — « Comment donc pouvais-tu craindre cela si tu ne te sens coupable de rien ?… »
Eh bien, tu le croiras ou tu ne le croiras pas, Zosimoff, cette question a été posée et littéralement en ces termes-là, je le sais positivement, on ma fait le compte rendu textuel de linterrogatoire ! Hein ! comment la trouves-tu ?
— Mais, enfin, les preuves sont là.
— Il ne sagit pas des preuves en ce moment, il sagit de la question faite à Nicolas, de la manière dont les gens de police comprennent la nature humaine ! Allons, cest bien, laissons cela ! En résumé, ils ont tellement tourmenté ce malheureux quil a fini par avouer : — « Ce nest pas sur le trottoir que jai trouvé ces boucles doreilles, mais dans lappartement où je travaillais avec Mitréi. » — « Comment as-tu fait cette trouvaille ? » — « Mitréi et moi nous avions peint toute la journée ; il était huit heures, et nous allions partir, quand Mitréi prend un pinceau, me le passe sur la figure et se sauve après mavoir ainsi barbouillé.
« Je mélance à sa poursuite, je descends les escaliers quatre à quatre en criant comme un perdu ; mais au moment où jarrivais en bas de toute la vitesse de mes jambes, je bouscule le dvornik et des messieurs qui se trouvaient là aussi, je ne me rappelle plus combien il y en avait. Là-dessus, le dvornik me dit des injures, un autre dvornik minjurie également, la femme du premier sort de sa loge et fait chorus avec eux. Enfin un monsieur qui entrait dans la maison avec une dame nous invective à son tour, Mitka et moi, parce que nous étions étendus en travers de la porte et barrions le passage. Javais saisi Mitka par les cheveux, je lavais jeté à terre et je lui donnais des coups de poing. Il mavait pris aussi par les cheveux et me cognait de son mieux tout en étant sous moi. Nous faisions cela sans méchanceté, histoire de rire. Ensuite Mitka se dégagea et fila dans la rue, je courus après lui, mais je ne pus le rattraper et je retournai seul à lappartement, parce que javais mes affaires à mettre en ordre. Tandis que je les rangeais, jattendais Mitka, je croyais quil allait revenir. Et voilà que dans le vestibule, au coin, près de la porte, je marche sur quelque chose, je regarde : cétait un objet enveloppé dans du papier. Jenlève le papier et je trouve une boîte renfermant des boucles doreilles… »
— Derrière la porte ? Elle était derrière la porte ? Derrière la porte ? sécria tout à coup Raskolnikoff en regardant avec effroi Razoumikhine, tandis quil faisait effort pour se soulever sur le divan.
— Oui… eh bien, quoi ? Quest-ce que tu as ? Pourquoi es-tu ainsi ? dit Razoumikhine, en se levant, lui aussi, de son siège.
— Ce nest rien !… eut à peine la force de répondre Raskolnikoff, qui se laissa retomber sur loreiller et se tourna de nouveau du côté du mur.
Tous restèrent quelque temps silencieux.
— Il était à moitié endormi, sans doute, dit enfin Razoumikhine en interrogeant du regard Zosimoff ; celui-ci fit de la tête un petit signe négatif.
— Eh bien ! continue donc, dit le docteur, — après ?
— Tu sais le reste. Dès quil sest vu en possession de ces boucles doreilles, il na plus pensé ni à sa besogne ni à Mitka : il a pris son bonnet et est allé immédiatement chez Douchkine. Comme je te lai dit, il sest fait donner un rouble par ce cabaretier et lui a faussement raconté quil avait trouvé la boîte sur le trottoir. Ensuite, il est parti faire la noce. Mais, en ce qui concerne le meurtre, son langage ne varie pas : « Je ne sais rien, répète-t-il toujours, je nai appris la chose que le surlendemain seulement. » — « Mais pourquoi donc as-tu disparu tous ces temps-ci ? » — « Parce que je nosais pas me montrer. » — « Et pourquoi voulais-tu te pendre ? » — « Parce que javais peur. » — « De quoi avais-tu peur ? » — « Dêtre mis en jugement. » Voilà toute lhistoire. Maintenant, quelle conclusion en ont-ils tirée, penses-tu ?
— Que veux-tu que je pense ? Il y a une présomption, discutable peut-être, mais qui nen existe pas moins. Il y a un fait. Fallait-il quils rendissent la liberté à ton peintre en bâtiments ?
— Mais cest quils lont carrément inculpé dassassinat ! Il ne leur reste plus le moindre doute…
— Voyons, ne téchauffe pas. Tu oublies les boucles d'oreilles. Le même jour, peu dinstants après le meurtre, des boucles doreilles qui se trouvaient dans le coffre de la victime ont été vues entre les mains de Nicolas : conviens-en toi-même, on doit nécessairement se demander comment il se les est procurées. Cest une question que le magistrat instructeur ne peut négliger déclaircir.
— Comment il se les est procurées ! sécria Razoumikhine, — comment il se les est procurées ! Voyons, docteur, tu es tenu, avant tout, détudier lhomme ; tu as, plus que tout autre, loccasion dapprofondir la nature humaine, — eh bien, se peut-il que tu ne voies point, daprès toutes ces données, quelle est la nature de ce Nicolas ? Comment ne sens-tu pas, à priori, que toutes les déclarations faites par lui au cours de ses interrogatoires sont la vérité la plus pure ? Il sest procuré les boucles d'oreilles exactement comme il le dit. Il a marché sur la boîte, et il la ramassée.
— La vérité la plus pure ! Pourtant lui-même a reconnu quil avait menti la première fois.
— Écoute-moi, écoute attentivement : le dvornik, Koch, Pestriakoff, lautre dvornik, la femme du premier, la marchande qui se trouvait alors avec elle dans la loge, le conseiller de cour Krukoff qui en ce moment même venait de descendre de voiture et entrait dans la maison avec une dame à son bras, tous, cest-à-dire huit ou dix témoins, déposent dune commune voix que Nicolas a jeté Dmitri par terre, et, le tenant sous lui, la bourré de coups de poing, tandis que Dmitri avait pris son camarade par les cheveux et lui rendait la pareille. Ils sont couchés en travers de la porte et interceptent le passage ; on les injurie de tous côtés, et eux, « comme de petits enfants » (cest lexpression textuelle des témoins), crient, se gourment, poussent des éclats de rire et se poursuivent lun lautre dans la rue, ainsi que leussent fait des gamins. Tu entends ? À présent, remarque ceci : en haut, gisent deux cadavres non encore refroidis, note quils étaient encore chauds quand on les a découverts.
Si le crime a été commis par les deux ouvriers ou par Nicolas tout seul, permets-moi de te poser une question : Comprend-on une telle insouciance, une telle liberté desprit chez des gens qui viennent de commettre un assassinat suivi de vol ? Ny a-t-il pas incompatibilité entre ces cris, ces rires, cette lutte enfantine et la disposition morale dans laquelle auraient dû se trouver les meurtriers ? Quoi ! cinq ou dix minutes après avoir tué — car, je le répète, on a trouvé les cadavres encore chauds — ils sen vont sans même fermer la porte de lappartement où gisent leurs victimes, et, sachant que des gens montent chez la vieille, ils folâtrent sous la porte cochère au lieu de fuir au plus vite, ils barrent le passage, ils rient, ils attirent sur eux lattention générale, ainsi que dix témoins sont unanimes à le déclarer !
— Sans doute, cest étrange, cela paraît impossible, mais…
— Il ny a pas de « mais », mon ami. Je reconnais que les boucles doreilles, trouvées entre les mains de Nicolas peu dinstants après le crime, constituent à sa charge un fait matériel sérieux — fait dailleurs expliqué dune façon plausible par les déclarations de laccusé et, comme tel, sujet à discussion », — encore faut-il aussi prendre en considération les faits justificatifs, dautant plus que ceux-ci sont « hors de discussion ». Malheureusement, étant donné lesprit de notre jurisprudence, nos magistrats sont incapables dadmettre quun fait justificatif, fondé sur une pure impossibilité psychologique, puisse détruire des charges matérielles, quelles quelles soient. Non, ils nadmettront jamais cela, par la raison quils ont trouvé la boîte et que lhomme a voulu se pendre, « ce à quoi il naurait pu songer sil ne sétait pas senti coupable ! — Voilà la question capitale, voilà pourquoi je méchauffe ! Comprends-tu ?
— Oui, je vois bien que tu téchauffes. Attends un peu, il y a une chose que javais oublié de te demander : quest-ce qui prouve que lécrin renfermant les boucles doreilles a été pris en effet chez la vieille ?
— Cela est prouvé, reprit en rechignant Razoumikhine ; — Koch a reconnu lobjet et a indiqué celui qui lavait mis en gage. De son côté, ce dernier a prouvé péremptoirement que lécrin lui appartenait.
— Tant pis. Encore une question : quelquun na-t-il pas vu Nicolas pendant que Koch et Pestriakoff montaient au quatrième étage, et son alibi ne peut-il pas être établi ?
— Le fait est que personne ne la vu, répondit dun ton fâché Razoumikhine, — voilà ce quil y a de désolant ! Koch et Pestriakoff eux-mêmes nont pas aperçu les ouvriers en montant lescalier ; dailleurs, à présent, leur témoignage ne signifierait pas grandchose. « Nous avons vu, disent-ils que lappartement était ouvert et quon y travaillait probablement, mais nous avons passé sans faire attention, et nous ne nous rappelons pas sil sy trouvait ou non des ouvriers en ce moment. »
— Hum ! Ainsi toute la justification de Nicolas repose sur les rires et les coups de poing quil échangeait avec son camarade. Soit, cest une forte preuve à l'appui de son innocence, mais… Permets-moi maintenant de te demander comment tu te rends compte du fait : en tenant pour vraie la version de laccusé, comment expliques-tu la trouvaille des boucles doreilles ?
— Comment je lexplique ? Mais quy a-t-il à expliquer ici ? Laffaire est claire. Du moins, la route est clairement indiquée à linstruction, et indiquée précisément par lécrin. Le vrai coupable a laissé tomber ces boucles doreilles. Il était en haut quand Koch et Pestriakoff ont cogné à la porte ; il sétait enfermé au verrou. Koch a fait la bêtise de descendre ; alors lassassin sest esquivé de l'appartement et est descendu, lui aussi, attendu quil navait pas dautre moyen de séchapper. Sur lescalier, il sest dérobé à la vue de Koch, de Pestriakoff et du dvornik, en se réfugiant dans le logement du second étage juste au moment où les ouvriers venaient den sortir.
Il sest caché derrière la porte pendant que le dvornik et les autres montaient chez la vieille, il a attendu que le bruit de leurs pas cessât de se faire entendre, et il est arrivé fort tranquillement au bas de lescalier, à linstant même où Dmitri et Nicolas à sa suite sélançaient dans la rue. Comme tout le monde sétait dispersé, il na rencontré personne sous la porte cochère. Il se peut même quon lait vu, mais on ne la pas remarqué : est-ce quon fait attention à toutes les personnes qui entrent dans une maison ou qui en sortent ? Quant à lécrin, il la laissé tomber de sa poche pendant quil se tenait derrière la porte, et il ne sen est pas aperçu, parce quil avait alors dautres chats à fouetter. Lécrin démontre donc clairement que le meurtrier sest caché dans le logement vide du second étage. Voilà tout le mystère expliqué !
— Cest ingénieux, mon ami ! Cela fait honneur à ton imagination. Cest surtout ingénieux.
— Mais pourquoi donc ? Pourquoi ?
— Parce que tous les détails sont trop bien agencés, toutes les circonstances se présentent avec trop dà-propos… Cest exactement comme au théâtre.
Razoumikhine allait de nouveau protester, mais soudain la porte souvrit, et les trois jeunes gens virent apparaître un visiteur quaucun deux ne connaissait.
↑ Mesure de capacité qui représente environ trente centilitres.
V
Cétait un monsieur déjà dun certain âge, au maintien gourmé, à la physionomie réservée et sévère. Il sarrêta dabord sur le seuil, promenant ses yeux autour de lui avec une surprise quil ne cherchait pas à dissimuler et qui nen était que plus désobligeante. « Où donc me suis-je fourré ? » avait-il lair de se demander. Cétait avec défiance et même avec une affectation de frayeur quil contemplait la pièce étroite et basse où il se trouvait. Son regard conserva la même expression détonnement lorsquil se porta ensuite sur Raskolnikoff. Le jeune homme, dans une tenue très-négligée, était couché sur son misérable divan. Il ne fit pas un mouvement et se mit à considérer à son tour le visiteur. Puis ce dernier, gardant toujours sa mine hautaine, examina la barbe inculte et les cheveux ébouriffés de Razoumikhine, qui, de son côté, sans bouger de sa place, le dévisagea avec une curiosité impertinente. Durant une minute régna un silence gênant pour tout le monde. À la fin, comprenant sans doute que ses grands airs nen imposaient à personne, le monsieur shumanisa un peu et, poliment quoique avec une certaine raideur, sadressa à Zosimoff.
— Rodion Romanovitch Raskolnikoff, un monsieur qui est étudiant ou ancien étudiant ? demanda-t-il en pesant sur chaque syllabe.
Zosimoff se souleva lentement, et peut-être aurait-il répondu si Razoumikhine, à qui la question nétait point faite, ne se fut empressé de le prévenir :
— Le voilà, il est sur le divan ! Mais vous, quest-ce quil vous faut ?
Le sans gêne de ces derniers mots froissa le monsieur aux airs importants ; il ébaucha un mouvement dans la direction de Razoumikhine, mais il se retint à propos et se retourna vivement vers Zosimoff.
— Voilà Raskolnikoff ! dit négligemment le docteur en montrant le malade dun signe de tête ; puis il bâilla à se décrocher la mâchoire, tira de son gousset une énorme montre en or, la regarda et la remit dans sa poche.
Quant à Raskolnikoff, toujours couché sur le dos, il ne disait mot et ne cessait de tenir ses yeux fixés sur le nouveau venu, mais toute pensée était absente de son regard. Depuis quil sétait arraché à la contemplation de la petite fleur, son visage, excessivement pâle, trahissait une souffrance extraordinaire. On eût dit que le jeune homme venait de subir une opération douloureuse ou dêtre soumis au supplice de la question. Peu à peu, toutefois, la présence du visiteur éveilla en lui un intérêt croissant : ce fut dabord de la surprise, puis de la curiosité, et, finalement, une sorte de crainte. Lorsque le docteur leut montré en disant : « Voilà Raskolnikoff », notre héros se souleva tout à coup, sassit sur le divan, et, dune voix faible et entrecoupée, mais où perçait comme un accent de défi :
— Oui ! déclara-t-il, je suis Raskolnikoff ! Que voulez-vous ?
Le monsieur le considéra avec attention et répondit dun ton digne :
— Pierre Pétrovitch Loujine. Jai lieu despérer que mon nom ne vous est plus tout à fait inconnu.
Mais Raskolnikoff, qui sétait attendu à toute autre chose, se contenta de regarder son interlocuteur silencieusement et dun air hébété, comme si le nom de Pierre Pétrovitch eut pour la première fois frappé ses oreilles.
— Comment ? Se peut-il que vous nayez pas encore entendu parler de moi ? demanda Loujine un peu déconcerté.
Pour toute réponse, Raskolnikoff saffaissa lentement sur loreiller, mit ses mains derrière sa tête et fixa les yeux au plafond. Lembarras était visible sur la figure de Pierre Pétrovitch. Zosimoff et Razoumikhine lobservaient avec une curiosité de plus en plus grande, ce qui acheva de le décontenancer.
— Je présumais, je comptais, balbutia-t-il, quune lettre mise à la poste il y a dix jours, peut-être même quinze…
— Écoutez, pourquoi toujours rester près de la porte ? interrompit brusquement Razoumikhine : si vous avez quelque chose à expliquer, eh bien, asseyez-vous ; mais Nastasia et vous, vous ne pouvez pas tenir tous les deux sur le seuil : il est trop étroit. Nastasiouchka, range-toi, laisse passer ! Avancez, voici une chaise ici ! Faufilez-vous !
Il écarta sa chaise de la table, laissa un petit espace libre entre celle-ci et ses genoux, puis attendit, dans une position assez gênante, que le visiteur « se faufilât » dans ce passage. Il ny avait pas moyen de refuser. Pierre Pétrovitch se glissa, non sans peine, jusquà la chaise et, après sêtre assis, regarda dun air défiant Razoumikhine.
— Du reste, ne vous gênez pas, dit celui-ci dune voix forte ; — Rodia est malade depuis cinq jours déjà, et il a eu le délire pendant trois jours, mais maintenant la connaissance lui est revenue, il a même mangé avec appétit. Voilà son médecin. Moi, je suis un camarade de Rodia, ancien étudiant comme lui, et en ce moment je lui sers de garde-malade : ainsi ne faites pas attention à nous et continuez votre entretien comme si nous nétions pas là.
— Je vous remercie. Mais ma présence et ma conversation nauront-elles pas pour effet de fatiguer le malade ? demanda Pierre Pétrovitch en sadressant à Zosimoff.
— Non, au contraire, ce sera une distraction pour lui, répondit dun ton indifférent le docteur, et il bâilla de nouveau.
— Oh ! il a recouvré lusage de ses facultés depuis longtemps déjà, depuis ce matin ! ajouta Razoumikhine dont la familiarité respirait une bonhomie si franche que Pierre Pétrovitch commença à se sentir plus à laise. Et puis, après tout, cet homme incivile et mal vêtu se recommandait de la qualité détudiant.
— Votre maman…
— Hum ! fit bruyamment Razoumikhine.
Loujine le regarda dun air surpris.
— Rien, cest un tic ; continuez…
Loujine haussa les épaules.
— … Votre maman avait commencé une lettre pour vous déjà avant mon départ. Arrivé ici, jai exprès différé ma visite de quelques jours pour être bien sûr que vous seriez instruit de tout. Mais, maintenant, je vois avec étonnement…
— Je sais, je sais ! répliqua brusquement Raskolnikoff, dont le visage exprima une violente irritation. — Cest vous qui êtes le futur ? Eh bien, je le sais, en voilà assez !
Ce langage blessa décidément Pierre Pétrovitch, mais il garda le silence, se demandant ce que tout cela signifiait. La conversation fut momentanément interrompue. Cependant Raskolnikoff, qui, pour lui répondre, sétait légèrement tourné de son côté, se remit soudain à lexaminer avec une attention marquée, comme sil n'avait pas eu le temps de le bien voir tantôt, ou que quelque chose de nouveau leût frappé dans la personne du visiteur. Il se souleva donc sur le divan pour le considérer plus à son aise. Le fait est que tout lextérieur de Pierre Pétrovitch offrait un je ne sais quoi de particulier qui semblait justifier lappellation de « futur » si cavalièrement appliquée tout à lheure à ce personnage.
Dabord on voyait, et même on voyait trop, que Pierre Pétrovitch sétait empressé dutiliser son séjour dans la capitale pour « se faire beau », en prévision de larrivée prochaine de sa fiancée. Cela, du reste, navait rien que de fort excusable. Peut-être laissait-il trop deviner la satisfaction quil éprouvait davoir réussi dans son dessein ; mais on pouvait encore pardonner à un prétendu cette petite faiblesse. Loujine était entièrement habillé de neuf, et son élégance ne donnait prise à la critique quen un point : elle était de trop fraîche date et accusait trop un certain but. De quels respectueux égards le visiteur nentourait-il pas lélégant chapeau rond quil venait dacheter ? Quels soins navait-il pas de ses jolis gants Jouvin quil navait pas osé mettre et se contentait de tenir à la main pour la montre ? Dans son costume dominaient les tons clairs ; il portait un coquet veston havane léger, un pantalon dété de nuance tendre et un gilet de la même couleur que le pantalon. Son linge, tout neuf, était d'une exquise finesse, et une mince cravate de batiste à raies roses ornait son cou ; Pierre Pétrovitch avait, ajoutons-le, fort bonne mine sous ces vêtements et paraissait beaucoup plus jeune que son âge.
Son visage, très-frais et non dépourvu de distinction, était agréablement encadré de favoris foncés taillés en côtelettes, qui faisaient ressortir léclatante blancheur dun menton soigneusement rasé. Ses cheveux grisonnaient à peine, et son coiffeur avait réussi à le friser sans lui faire, comme il arrive presque toujours, la tête ridicule dun marié allemand. Si dans cette physionomie sérieuse et assez belle il y avait quelque chose de déplaisant et dantipathique, cela tenait à dautres causes. Après avoir impoliment dévisagé M. Loujine, Raskolnikoff sourit dun air moqueur, se renversa sur son oreiller et se remit à contempler le plafond.
Mais M. Loujine semblait résolu à ne se formaliser de rien, et il feignit de ne point remarquer ces façons étranges. Il fit même un effort pour renouer la conversation :
— Je regrette infiniment de vous trouver dans cet état. Si javais su que vous étiez souffrant, je serais venu plus tôt. Mais, vous savez, je suis si affairé !… Jai de plus un procès très-important à suivre au Sénat. Je ne parle pas des démarches et des préoccupations que vous devinez vous-même. Jattends votre famille, cest-à-dire votre maman et votre sœur, dun moment a lautre…
Raskolnikoff parut vouloir dire quelque chose ; son visage exprima une certaine agitation. Pierre Pétrovitch sarrêta un instant, attendit ; mais, voyant que le jeune homme restait silencieux, il continua :
— … Dun moment à lautre. En prévision de leur prochaine arrivée, je leur ai cherché un logement…
— Où ? demanda dune voix faible Raskolnikoff.
— À très-peu de distance dici, maison Bakaléieff…
— Cest dans le péréoulok Voznésensky, interrompit Razoumikhine ; — il y a deux étages loués en garni par le marchand Iouchine ; jy suis allé.
— Oui, on y loue des appartements meublés.
-— Cest un taudis ignoblement sale et, de plus, mal famé ; il sy est passé de vilaines histoires ; le diable sait qui habite là dedans !… Moi-même, jai été amené là par une aventure scandaleuse. Du reste, les logements ny sont pas chers.
— Naturellement, je ne pouvais savoir tout cela, vu que jarrive de province, répliqua dun ton piqué Pierre Pétrovitch ; — quoi quil en soit, les deux chambres que jai retenues sont très-propres, et, comme cest pour un temps très-court… Jai déjà arrêté notre futur logement, poursuivit-il en s'adressant à Raskolnikoff, — on est en train de larranger ; pour le moment, je loge moi-même en garni. Jhabite à deux pas dici, chez madame Lippevechzel, dans lappartement dun jeune ami à moi, André Séménitch Lébéziatnikoff ; cest lui qui ma indiqué la maison Bakaléieff.
— Lébéziatnikoff ? fit lentement Raskolnikoff, comme si ce nom lui eût rappelé quelque chose.
— Oui, André Séménitch Lébéziatnikoff qui est employé dans un ministère. Vous le connaissez ?
— Oui… non…, répondit Raskolnikoff.
— Excusez-moi, votre question mavait fait supposer quil ne vous était pas inconnu. Jai été autrefois son tuteur… Cest un jeune homme très-gentil… et qui professe des idées très-avancées. Je fréquente volontiers les jeunes gens : par eux on apprend ce quil y a de nouveau.
En achevant ces mots, Pierre Pétrovitch regarda ses auditeurs avec lespoir de saisir sur leur physionomie quelque signe dapprobation.
— À quel point de vue ? demanda Razoumikhine.
— Au point de vue le plus sérieux, je veux dire au point de vue de lactivité sociale, — répondit Loujine, enchanté quon lui eût fait cette question. — Voyez-vous, je navais pas visité Pétersbourg depuis dix ans. Toutes ces nouveautés, toutes ces réformes, toutes ces idées ont bien pénétré jusque chez nous autres provinciaux ; mais pour voir plus clairement et pour tout voir, il faut étre à Pétersbourg. Or, selon moi, cest en observant nos jeunes générations quon se renseigne le mieux. Et, je lavoue, jai été charmé…
— De quoi donc ?
— Votre question est vaste. Je puis me tromper, mais je crois avoir remarqué des vues plus nettes, un esprit plus critique, une activité plus raisonnée…
— Cest la vérité, laissa tomber négligemment Zosimoff.
— Nest-ce pas ? reprit Pierre Pétrovitch, qui récompensa le docteur dun regard aimable. Vous conviendrez vous-même, poursuivit-il en sadressant à Razoumikhine ; quil y a progrès au moins dans lordre scientifique et économique…
— Lieu commun !
— Non, ce nest pas un lieu commun ! Par exemple, si lon me dit : « Aime tes semblables, » et que je mette ce conseil en pratique, quen résultera-t-il ? se hâta de répondre Loujine avec un empressement peut-être trop visible ; — je déchirerai mon manteau en deux, jen donnerai la moitié à mon prochain, et nous resterons tous deux à demi nus. Comme dit le proverbe russe : « Chassez plusieurs lièvres à la fois, vous nen attraperez pas un » La science, elle, mordonne de naimer que moi, attendu que tout dans le monde est fondé sur lintérêt personnel. Si vous naimez que vous, vous ferez convenablement vos affaires, et votre manteau restera entier. Léconomie politique ajoute que plus il sélève de fortunes privées dans une société, en dautres termes, plus il sy trouve de manteaux entiers, plus aussi cette société est solidement assise et heureusement organisée. Donc, en travaillant uniquement pour moi, je travaille aussi, par le fait, pour tout le monde, et il en résulte que mon prochain reçoit un peu plus quune moitié de manteau, et cela, non grâce à des libéralités privées et individuelles, mais par suite du progrès général. Lidée est simple ; malheureusement elle a mis beaucoup de temps à faire son chemin, à triompher de la chimère et du rêve ; pourtant, il ne faut pas, semble-t-il, beaucoup desprit pour comprendre…
— Pardon, jappartiens à la catégorie des imbéciles, interrompit Razoumikhine. Ainsi, brisons là. Javais un but en commençant cet entretien ; mais, depuis trois ans, jai les oreilles tellement rebattues de tout ce bavardage, de toutes ces banalités, que je rougis den parler et même den entendre parler devant moi. Naturellement, vous vous êtes empressé de nous exhiber vos théories, cest très-excusable, et je ne vous en blâme pas. Je voulais seulement savoir qui vous êtes, parce que, voyez-vous, dans ces derniers temps, une foule de faiseurs se sont rués sur les affaires publiques, et, ne cherchant jamais que leur intérêt propre, ils ont gâté tout ce à quoi ils ont touché. Allons, assez !
— Monsieur, reprit Loujine piqué au vif, est-ce une manière de me dire que, moi aussi, je…
— Oh ! jamais de la vie… Comment donc !… Allons, assez ! répondit Razoumikhine, et, sans plus faire attention à lui, il reprit avec Zosimoff la conversation quavait interrompue larrivée de Pierre Pétrovitch.
Ce dernier eut le bon esprit daccepter telle quelle lexplication de létudiant. Dailleurs, il était décidé à s'en aller au bout de deux minutes.
— Maintenant que nous avons fait connaissance, dit-il à Raskolnikoff, jespère que nos relations continueront après votre retour à la santé et deviendront plus intimes, grâce aux circonstances que vous connaissez… Je vous souhaite un prompt rétablissement.
Raskolnikoff neut même pas lair de lavoir entendu. Pierre Pétrovitch se leva.
— Cest assurément un de ses débiteurs qui la tuée ! affirma Zosimoff.
— Assurément ! répéta Razoumikhine. Porphyre ne dit pas ce quil pense, mais il interroge ceux qui avaient déposé des objets en gage chez la vieille.
— Il les interroge ? demanda d'une voix forte Raskolnikoff.
— Oui, eh bien ?
— Rien.
— Comment peut-il les connaître? voulut savoir Zosimoff.
— Koch en a désigné quelques-uns ; on a trouvé les noms de plusieurs autres sur le papier qui enveloppait les objets ; enfin il y en a qui se sont présentés deux-mêmes quand ils ont appris…
— Le coquin qui a fait le coup doit être un gaillard adroit et expérimenté ! Quelle décision ! Quelle audace !
— Eh bien, non, cest ce qui te trompe et cest ce qui vous trompe tous ! répliqua Razoumikhine. Je soutiens, moi, quil nest ni adroit, ni expérimenté, et que ce crime est très-probablement son début. Dans lhypothèse où le meurtrier serait un scélérat consommé, rien ne sexplique plus, tout fourmille dinvraisemblances. Si, au contraire, on le suppose novice, il faut admettre que le hasard seul lui a permis de séchapper, mais que ne fait pas le hasard ? Qui sait ? lassassin na peut-être même pas prévu les obstacles ! Et comment mène-t-il son affaire ? Il prend des objets de dix ou vingt roubles et en bourre ses poches, il fouille dans le coffre où la vieille mettait ses chiffons ; or, dans le tiroir supérieur de la commode, on a trouvé une cassette renfermant quinze cents roubles en espèces métalliques, sans parler des billets ! Il na même pas su voler, il na su que tuer ! Je le répète, cest un début ; il a perdu la tête ! Et sil na pas été pris, il doit en remercier le hasard plus que son adresse !
Pierre Pétrovitch sapprêtait à prendre congé ; mais, avant de sortir, il voulut encore prononcer quelques paroles profondes ; il tenait à laisser de lui une impression avantageuse, et la vanité lemporta sur le jugement.
— Il sagit sans doute de lassassinat récemment commis sur la personne dune vieille femme, veuve dun secrétaire de collège ? demanda-t-il en sadressant à Zosimoff.
— Oui. Vous en avez entendu parler ?
— Comment donc ! dans la société…
— Vous connaissez les détails ?
— Pas précisément ; mais cette affaire mintéresse surtout par la question générale quelle soulève. Je ne parle même pas de laugmentation croissante des crimes dans la basse classe durant ces cinq dernières années ; je laisse de côté la succession ininterrompue des pillages et des incendies. Je suis surtout frappé de ce fait que, dans les hautes classes, la criminalité suit une progression en quelque sorte parallèle.
— Mais de quoi vous inquiétez-vous? observa brusquement Raskolnikoff. Tout cela, cest la mise en pratique de votre théorie.
— Comment, de ma théorie ?
— La conclusion logique du principe que vous posiez tout à lheure, cest quon peut égorger les gens…
— Allons donc ! se récria Loujine.
— Non, ce nest pas cela, remarqua Zosimoff.
Raskolnikoff était pâle et respirait avec effort ; un frisson agitait sa lèvre supérieure.
— En tout, il y une mesure, poursuivit dun ton hautain Pierre Pétrovitch : lidée économique nest pas encore, que je sache, une provocation à lassassinat, et de ce quon pose en principe…
— Est-il vrai, interrompit soudain Raskolnikoff dune voix tremblante de colère, est-il vrai que vous ayez dit à votre future femme… à lheure même où elle venait dagréer votre demande, que ce qui vous plaisait le plus en elle… cétait sa pauvreté… parce quil est préférable d'épouser une femme pauvre, pour la dominer ensuite et lui reprocher les bienfaits dont on la comblée ?…
— Monsieur ! sécria Loujine, bégayant de fureur, — monsieur… dénaturer ainsi ma pensée ! Pardonnez-moi ; mais je dois vous déclarer que les bruits arrivés jusquà vous ou, pour mieux dire, portés à votre connaissance, nont pas lombre de fondement, et je… soupçonne qui… en un mot… cette flèche… en un mot, votre maman… Déjà elle mavait paru, nonobstant toutes ses excellentes qualités, avoir lesprit légèrement exalté et romanesque ; cependant, jétais à mille lieues de supposer quelle pût se méprendre à ce point sur le sens de mes paroles et les citer en les altérant de la sorte… Et enfin… enfin…
— Savez-vous une chose ? vociféra le jeune homme en se soulevant sur son oreiller, tandis que ses yeux lançaient des flammes, — savez-vous une chose ?
— Quoi ?
Sur ce mot, Loujine sarrêta et attendit dun air de défi. Il y eut quelques secondes de silence.
— Eh bien, si vous vous permettez encore… de dire un seul mot… au sujet de ma mère… je vous jette en bas de lescalier !
-— Quest-ce que tu as ? cria Razoumikhine.
— Ah ! cest ainsi !
Loujine pâlit et se mordit la lèvre. Il étouffait de rage, bien quil fît tous ses efforts pour se contenir.
— Écoutez, monsieur, commença-t-il après une pause, — laccueil que vous mavez fait tantôt quand je suis entré ici ne mavait guère laissé de doute sur votre inimitié ; cependant jai prolongé ma visite exprès pour être plus complètement édifié à cet égard. Jaurais pu pardonner beaucoup à un malade et à un parent, mais à présent… jamais… je ne…
— Je ne suis pas malade ! cria Raskolnikoff.
— Tant pis…
— Allez-vous-en au diable !
Mais Loujine navait pas attendu cette invitation pour sen aller. Il sétait hàté de sortir sans regarder personne et sans même saluer Zosimoff, qui depuis longtemps lui faisait signe de laisser le malade en repos.
— Est-ce quon peut se conduire ainsi ? dit en hochant la tête Razoumikhine intrigué.
— Laissez-moi, laissez-moi tous ! sécria Raskolnikoff dans un transport de colère. Mais allez-vous me laisser enfin, bourreaux ! Je nai pas peur de vous ! Je ne crains personne, personne, maintenant ! Retirez-vous ! Je veux être seul, seul, seul !
— Allons-nous-en ! dit Zosimoff en faisant un signe de tête à Razoumikhine.
— Mais, est-ce quon peut labandonner dans cet état ?
— Allons-nous-en ! répéta avec insistance le docteur, et il sortit.
Razoumikhine réfléchit un instant, puis se décida à le suivre.
— Notre résistance à ses désirs ne pourrait que lui nuire, dit Zosimoff déjà sur lescalier. Il ne faut pas lirriter.
— Quest-ce quil a ?
— Une secousse qui larracherait à ses préoccupations lui ferait le plus grand bien. Il a quelque souci, quelque idée fixe qui lobsède… Cest ce qui minquiète beaucoup.
— Ce monsieur Pierre Pétrovitch est peut-être pour quelque chose là dedans. Daprès la conversation quils viennent davoir ensemble, il paraît que ce personnage va épouser la sœur de Rodia, et que notre ami a reçu une lettre à ce sujet très-peu de temps avant sa maladie.
— Oui, cest le diable qui a amené ce monsieur dont la visite a peut-être gâté toute laffaire. Mais as-tu remarqué quun seul sujet de conversation fait sortir le malade de son apathie et de son mutisme ? Dès quon parle de ce meurtre, cela le surexcite…
— Oui, oui, je men suis bien aperçu, répondit Razoumikhine ; il devient alors attentif, inquiet. Cest que, le jour même où sa maladie a commencé, on lui a fait peur au bureau de police, il a eu un évanouissement.
— Tu me raconteras cela plus en détail ce soir, et, à mon tour, je te dirai quelque chose. Il mintéresse, beaucoup même ! Dans une demi-heure je reviendrai minformer de son état… Du reste, linflammation nest pas à craindre…
— Merci à toi ! Maintenant, je vais passer un moment chez Pachenka, et je le ferai surveiller par Nastasia… Raskolnikoff, laissé seul, regardait la servante avec impatience et ennui ; mais elle hésitait encore à sen aller.
— Boiras-tu ton thé maintenant ? demanda-t-elle.
— Plus tard ! Je veux dormir ! Laisse-moi…
Il se tourna par un mouvement convulsif du côté du mur ; Nastasia se retira.
VI
Mais, dès quelle fut sortie, il se leva, ferma la porte au crochet et se mit à revêtir les effets que Razoumikhine lui avait apportés peu auparavant. Chose bizarre, un apaisement complet semblait avoir tout à coup succédé chez Raskolnikoff à la frénésie de tantôt et à la terreur panique de ces derniers jours. Cétait la première minute dune tranquillité étrange, soudaine. Nets et précis, les mouvements du jeune homme dénotaient une résolution énergique. « Aujourdhui même, aujourdhui même !… » murmurait-il à part soi. Il comprenait pourtant quil était encore faible, mais lextrême tension morale à laquelle il devait son calme lui donnait des forces et de lassurance ; dailleurs, il espérait ne pas tomber dans la rue. Après sêtre complétement habillé de neuf, il regarda largent placé sur la table, réfléchit un instant et le mit dans sa poche.
La somme se montait à vingt-cinq roubles. Il prit aussi toute la monnaie de cuivre qui restait sur les dix roubles dépensés par Razoumikhine pour lachat des vêtements. Ensuite, il ouvrit tout doucement la porte, sortit de sa chambre et descendit lescalier. En passant devant la cuisine grande ouverte, il y jeta un coup dœil : Nastasia lui tournait le dos, elle était en train de souffler sur le samovar de la logeuse, et elle nentendit rien. Dailleurs, qui aurait pu prévoir cette fugue ? Un instant après, il se trouvait dans la rue.
Il était huit heures, le soleil sétait couché. Quoique latmosphère fût étouffante comme la veille, Raskolnikoff respirait avec avidité lair poussiéreux empoisonné par les exhalaisons méphitiques de la grande ville. La tête commençait à lui tourner légèrement ; ses yeux enflammés, son visage maigre et livide exprimaient une énergie sauvage. Il ne savait où aller et ne se le demandait même pas ; il savait seulement quil fallait en finir avec tout « cela » aujourdhui même, tout dun coup, tout de suite ; quautrement il ne rentrerait pas chez lui, « parce quil ne voulait pas vivre ainsi ». Comment en finir ? Il navait pas didée là-dessus, et il sefforçait décarter cette question qui le tourmentait. Il sentait et savait seulement quil fallait que tout changeât dune façon ou dune autre, « coûte que coûte », répétait-il avec une résolution désespérée.
Par une vieille habitude, il se dirigea vers le Marché-au-Foin. Avant dy arriver, il rencontra, stationnant sur la chaussée en face dune petite boutique, un joueur dorgue, jeune homme aux cheveux noirs, en train de moudre une mélodie très-sentimentale. Le musicien accompagnait sur son instrument une jeune fille de quinze ans debout en face de lui sur le trottoir ; celle-ci, vêtue comme une demoiselle, avait une crinoline, une mantille, des gants et un chapeau de paille orné dune plume couleur de feu ; tout cela était vieux et fripé. Dune voix fêlée, mais assez forte et assez agréable, elle chantait une romance en attendant que, de la boutique, on lui jetât une pièce de deux kopecks. Deux ou trois personnes sétaient arrêtées ; Raskolnikoff fit comme elles, et, après avoir écouté un moment, il tira de sa poche un piatak quil mit dans la main de la jeune fille. Elle sinterrompit net sur la note la plus haute et la plus émue. « Assez ! » cria la chanteuse à son compagnon, et tous deux sacheminèrent vers la boutique suivante.
— Aimez-vous les chansons des rues ? demanda brusquement Raskolnikoff à un passant, déjà dun certain âge, qui avait écouté à côté de lui les musiciens ambulants, et qui avait lair dun flâneur. Linterpellé regarda avec surprise celui qui lui faisait cette question. — Moi, poursuivit Raskolnikoff, mais à le voir on eût cru quil parlait de toute autre chose que de la musique des rues, — jaime à entendre chanter au son de lorgue par une froide, sombre, et humide soirée dautomne, surtout quand il fait humide, lorsque tous les passants ont des figures verdâtres et maladives ; ou, mieux encore, quand la neige tombe en ligne droite, sans être chassée par le vent, vous savez ? et que les réverbères brillent à travers la neige…
— Je ne sais pas… Excusez-moi… balbutia le monsieur, effrayé, et de la question, et de lair étrange de Raskolnikoff ; puis il passa de lautre côté de la rue.
Le jeune homme continua sa marche et arriva au coin du Marché-au-Foin, à lendroit où lautre jour un bourgeois et sa femme causaient avec Élisabeth ; mais ils nétaient plus là. Reconnaissant le lieu, il sarrêta, regarda autour de lui et sadressa à un jeune gars en chemise rouge, qui bâillait à lentrée dun magasin de farine.
— Il y a un bourgeois qui vend dans ce coin-là avec sa femme, nest-ce- pas ?
— Tout le monde vend, répondit le gars en toisant avec dédain Raskolnikoff.
— Comment lappelle-t-on ?
— On lappelle par son nom.
— Mais toi, n'es-tu pas de Zaraïsk ? De quelle province es-tu ?
Le gars jeta de nouveau les yeux sur son interlocuteur.
— Altesse, nous ne sommes pas dune province, mais d'un district ; mon frère est parti, et moi, je suis resté à la maison, en sorte que je ne sais rien… Que Votre Altesse me pardonne généreusement.
— Cest une gargote quil y a là-haut ?
— Cest un traktir, avec un billard ; on y trouve même des princesses… cest très-bien fréquenté !
Raskolnikoff gagna un autre angle de la place ou stationnait une foule compacte, exclusivement composée de moujiks. Il se glissa au plus épais du rassemblement, jetant un coup dœil sur chacun et désireux dadresser la parole à tout le monde. Mais les paysans ne faisaient pas attention à lui, et, répartis en petits groupes, causaient bruyamment de leurs affaires. Après un moment de réflexion, il quitta le Marché-au-Foin et sengagea dans le péréoulok…
Souvent déjà il avait suivi cette petite rue qui fait un coude et conduit de la place à la Sadovaïa. Depuis quelque temps il aimait à aller flâner dans tous ces endroits-là, quand il commençait à sennuyer, « afin de sennuyer encore plus ». Maintenant il sy rendait sans aucun dessein. Là se trouve une grande maison dont tout le rez-de-chaussée est occupé par des débits de boisson et des gargotes ; de ces établissements sortaient à chaque minute des femmes en cheveux et très-négligemment vêtues. Elles se groupaient sur deux ou trois points du trottoir, surtout près des escaliers qui donnent accès à divers sous-sols mal famés. Dans lun de ceux-ci régnait en ce moment un joyeux vacarme : on chantait, on jouait de la guitare, le bruit sentendait dun bout de la rue à lautre. Le plus grand nombre des femmes était réuni à lentrée de ce bouge ; les unes étaient assises sur les marches, les autres sur le trottoir, dautres enfin étaient debout et causaient. Un soldat ivre, la cigarette à la bouche, battait le pavé en proférant des imprécations : on aurait dit quil avait envie dentrer quelque part, mais quil ne se rappelait plus où. Deux individus déguenillés échangeaient des injures. Un homme ivre-mort était couché tout de son long en travers de la rue. Raskolnikoff sarrêta près du principal groupe de femmes. Elles causaient avec des voix fortes ; toutes avaient des robes dindienne, des chaussures en peau de bouc, et étaient nu-tête. Plusieurs avaient dépassé la quarantaine, mais dautres naccusaient pas plus de dix-sept ans ; presque toutes avaient les yeux pochés.
Le chant et tout le bruit qui montait du sous-sol captivèrent lattention de Raskolnikoff. Au milieu des éclats de rire et des clameurs joyeuses, une aigre voix de fausset se mariait aux sons dune guitare, tandis que quelquun dansait furieusement en battant la mesure avec ses talons. Le jeune homme penché à lentrée de lescalier écoutait sombre et rêveur.
Mon beau et robuste petit homme,
Ne me bats pas sans raison !
faisait entendre laigre fausset du chanteur. Raskolnikoff aurait bien voulu ne pas perdre un mot de cette chanson, comme si la chose eût été pour lui de la plus haute importance.
« Si jentrais ? » pensait-il. « Ils rient, ils sont ivres. Eh bien, si je menivrais ? »
— Vous nentrez pas, cher barine ? demanda une des femmes dune voix assez bien timbrée et conservant encore quelque fraîcheur. La personne était jeune, et, seule de tout le groupe, elle nétait pas repoussante.
— Oh ! la jolie fille ! répondit-il en relevant la tête et en la regardant.
Elle sourit ; le compliment lui avait fait plaisir.
— Vous êtes très-joli aussi, dit-elle.
— Joli, un décati pareil ! observa dune voix de basse une autre femme : — pour sûr, il sort de lhôpital !
Brusquement sapprocha un moujik en goguettes, au sarrau déboutonné, au visage rayonnant dune gaieté narquoise.
— Paraît que ce sont des filles de généraux, et cela ne les empêche pas davoir le nez camus ! fit-il. — Oh ! quel charme !
— Entre, puisque tu es venu !
— Je vais entrer, ma beauté !
Et il descendit dans le bouge.
Raskolnikoff fit mine de séloigner.
— Écoutez, barine ! lui cria la jeune fille, comme il tournait les talons.
— Quoi ?
— Cher barine, je serai toujours heureuse de passer une heure avec vous, mais maintenant je me sens comme gênée en votre présence. Donnez-moi six kopecks pour boire un coup, aimable cavalier !
Raskolnikoff fouilla au hasard dans sa poche et en retira trois piataks.
— Ah ! quel bon barine !
— Comment tappelles-tu ?
— Vous demanderez Douklida.
— Eh bien, cest du propre ! remarqua brusquement une des femmes qui se trouvaient dans le groupe, en montrant Douklida dun signe de tête. — Je ne sais pas comment on peut demander ainsi ! Moi, je noserais jamais, je crois que je mourrais plutôt de honte…
Raskolnikoff eut la curiosité de regarder celle qui parlait de la sorte. Cétait une fille de trente ans, grêlée, toute couverte decchymoses, et dont la lèvre supérieure était un peu enflée. Elle avait formulé son blâme dun ton calme et sérieux.
« Où ai-je donc lu, pensait Raskolnikoff en séloignant, ce propos quon prête à un condamné à mort une heure avant lexécution ? Sil lui fallait vivre sur une cime escarpée, sur un rocher perdu au milieu de locéan et où il naurait que juste la place pour poser ses pieds ; sil devait passer ainsi toute son existence, mille ans, léternité, debout sur un espace dun pied carré, dans la solitude, dans les ténèbres, exposé à toutes les intempéries de lair, — il préférerait encore cette vie-là à la mort ! Vivre nimporte comment, mais vivre !… Que cest vrai ! mon Dieu, que cest vrai ! Lhomme est lâche ! Et lâche aussi celui qui à cause de cela lappelle lâche », ajouta-t-il au bout dun instant.
Depuis longtemps déjà il marchait au hasard, quand son attention fut attirée par lenseigne dun café : « Tiens ! le Palais de Cristal ! Tantôt Razoumikhine en a parlé. Mais quest-ce que je voulais faire ? Ah ! oui, lire !… Zosimoff disait avoir lu dans les journaux… »
— Avez-vous des journaux ? demanda-t-il en entrant dans un établissement très-spacieux et même proprement tenu, où, dailleurs, il y avait peu de monde. Deux ou trois consommateurs prenaient du thé. Dans une salle éloignée, quatre individus attablés ensemble buvaient du champagne. Raskolnikoff crut reconnaître parmi eux Zamétoff, mais la distance ne lui permettait pas de bien voir.
— Après tout, quimporte ? se dit-il.
— Voulez-vous de leau-de-vie ? demanda le garçon.
— Donne-moi du thé. Et apporte-moi les journaux, les anciens, ceux des cinq derniers jours ; tu auras un bon pourboire.
— Bien. Voici ceux daujourdhui. Voulez-vous aussi de leau-de-vie ?
Quand on eut placé sur sa table le thé et les vieux journaux, Raskolnikoff se mit à chercher : « Izler — Izler — les Aztèques — les Aztèques — Izler — Bartola — Massimo — les Aztèques — Izler… Oh ! quelle scie ! Ah ! voilà les faits divers : une femme a fait une chute dans un escalier — un marchand échauffé par le vin — lincendie des Sables — lincendie de la Péterbourgskaïa — encore lincendie de la Péterbourgskaïa — Izler — Izler — Izler — Izler — Massimo… Ah ! voilà… »
Ayant enfin découvert ce quil cherchait, il commença sa lecture ; les lignes dansaient devant ses yeux ; Il put néanmoins lire le « fait divers » jusquau bout et se mit à chercher avidement les « nouveaux détails » dans les numéros suivants. Une impatience fiévreuse faisait trembler ses mains, tandis quil feuilletait les journaux. Tout à coup quelquun sassit à côté de lui, à sa table. Raskolnikoff regarda. — Cétait Zamétoff, Zamétoff en personne et dans la même toilette quau bureau de police : il avait toujours ses bagues, ses chaînes, ses cheveux noirs frisés, pommadés et artistement séparés sur le milieu de la tête, son élégant gilet, sa redingote un peu usée et son linge défraîchi.
Le chef de la chancellerie était gai, du moins il souriait avec beaucoup de gaieté et de bonhomie. Une certaine rougeur, effet du champagne quil avait bu, se montrait sur son visage basané.
— Comment ! vous ici ? commença-t-il dun air étonné et du ton quil aurait pris pour aborder un vieux camarade ; mais, hier encore, Razoumikhine ma dit que vous étiez toujours sans connaissance. Voilà qui est étrange ! Dites donc, jai été chez vous…
Raskolnikoff se doutait bien que le chef de la chancellerie viendrait causer avec lui. il mit les journaux de côté et se tourna vers Zamétoff avec un sourire dans lequel perçait un vif agacement.
— On ma appris votre visite, répondit-il. — Vous avez cherché ma botte… Mais, vous savez, Razoumikhine est fou de vous. Vous êtes allé, paraît-il, avec lui chez Louise Ivanovna, celle dont vous essayiez de prendre la défense lautre jour, vous vous rappelez ? Vous faisiez des signes au lieutenant Poudre, et il ne comprenait pas vos clignements dyeux. Pourtant il ne fallait pas être bien malin pour les comprendre ; laffaire était claire… hein ?
— Il est joliment tapageur !
— Poudre ?
— Non, votre ami, Razoumikhine…
— Mais vous vous la coulez douce, monsieur Zamétoff : vous avez vos entrées gratuites dans des lieux enchanteurs ! Qui est-ce qui tout à lheure vous a régalé de champagne ?
— Pourquoi voulez-vous quon mait régalé ?
— À titre dhonoraires ! Vous tirez profit de tout ! ricana Raskolnikoff. — Ne vous fâchez pas, excellent garçon ! ajouta-t-il en frappant sur lépaule de Zamétoff. — Ce que je vous en dis, cest sans méchanceté, histoire de rire, comme disait, à propos des coups de poing donnés par lui à Mitka, louvrier arrêté pour laffaire de la vieille.
— Mais vous, comment savez-vous cela ?
— Eh ! jen sais peut-être plus que vous.
— Que vous êtes étrange !… Vraiment, vous êtes encore fort malade. Vous avez eu tort de sortir…
— Vous me trouvez étrange ?
— Oui. Quest-ce que vous lisez là ?
— Des journaux.
— Il est beaucoup question dincendies.
— Non, je ne moccupe pas des incendies. Il regarda Zamétoff dun air singulier, et un sourire moqueur fit de nouveau grimacer ses lèvres. Non, ce ne sont pas les incendies qui mintéressent, continua-t-il avec un clignement dyeux. Mais avouez, cher jeune homme, que vous avez une envie terrible de savoir ce que je lisais.
— Je ny tiens pas du tout ; je vous demandais cela pour dire quelque chose. Est-ce que je ne pouvais pas vous le demander ? Pourquoi toujours…
— Écoutez, vous êtes un homme instruit, lettré, nest-ce pas ?
— Jai fait mes études au gymnase jusquà la sixième classe inclusivement, répondit avec un certain orgueil Zamétoff.
— Jusquà la sixième classe ! Ah ! le gaillard ! Et il a une belle raie, des bagues, — cest un homme riche ! Oh ! Est-il assez joli ! Là-dessus, Raskolnikoff éclata de rire au nez de son interlocuteur. Celui-ci se recula, pas précisément blessé, mais très-surpris.
— Que vous êtes étrange ! répéta dun ton très-sérieux Zaméfoff. — Mest avis que vous avez toujours le délire.
— Jai le délire ? Tu plaisantes, mon gaillard !… Ainsi je suis étrange ? Cest-à-dire que je vous parais curieux, hein ? Curieux ?
— Oui.
— Alors, vous désirez savoir ce que je lisais, ce que je cherchais dans les journaux ? Voyez combien de numéros je me suis fait apporter ! Cela donne grandement à penser, nest-ce pas ?
— Allons, dites.
— Vous croyez avoir trouvé la pie au nid ?
— Quelle pie au nid ?
— Plus tard je vous le dirai ; maintenant, mon très-cher, je vous déclare… ou plutôt, « javoue »… Non, ce nest pas encore cela ; « je fais une déposition et vous la notez » — voilà ! Eh bien, je dépose que jai lu, que jétais curieux de lire, que jai cherché et que jai trouvé… — Raskolnikoff cligna les yeux et attendit : — cest même pour cela que je suis venu ici — les détails relatifs au meurtre de la vieille prêteuse sur gages.
En prononçant ces derniers mots, il avait baissé la voix et rapproché extrêmement son visage de celui de Zamétoff. Ce dernier le regarda fixement sans bouger et sans écarter la tête. Ce qui ensuite parut le plus étrange au chef de la chancellerie, cest que durant toute une minute ils sétaient ainsi regardés lun lautre, sans proférer une parole.
— Eh bien ! que mimporte ce que vous avez lu ? sécria soudain le policier impatienté par ces façons énigmatiques. Quest-ce que cela peut me faire ?
— Vous savez, continua, toujours à voix basse, Raskolnikoff, sans prendre garde à lexclamation de Zamétoff, il sagit de cette même vieille dont on parlait, lautre jour, au bureau de police, quand je me suis évanoui. Comprenez-vous maintenant ?
— Quoi donc ? Que voulez-vous dire par ce « Comprenez-vous? » fit Zamétoff presque effrayé.
Le visage immobile et sérieux de Raskolnikoff changea instantanément dexpression, et, tout à coup, il éclata de nouveau dun rire nerveux, comme sil eût été absolument hors détat de se retenir. Cétait une sensation identique avec celle quil avait éprouvée le jour du meurtre quand, assiégé dans lappartement de la vieille par Koch et Pestriakoff, il sétait senti soudain lenvie de les interpeller, de leur dire des gros mots, de les narguer, de leur rire au nez.
— Ou bien vous êtes fou, ou… commença Zamétoff, et il sarrêta comme frappé dune idée subite.
— Ou, quoi ? Quallez-vous dire ? Achevez donc !
— Non, répliqua Zamétoff : tout cela est absurde !
Ils se turent. Après son soudain accès dhilarité, Raskolnikoff était devenu tout à coup sombre et soucieux. Accoudé sur la table, la tête dans sa main, il semblait avoir complétement oublié la présence de Zamétoff. Le silence dura assez longtemps.
— Pourquoi ne prenez-vous pas votre thé ? Il va se refroidir, observa le policier.
— Hein ! Quoi ? Le thé ?… soit… Raskolnikoff porta son verre à ses lèvres, mangea une bouchée de pain et, en jetant les yeux sur Zamétoff, secoua brusquement ses préoccupations : sa physionomie reprit lexpression moqueuse quelle avait eue dabord. Il continua à boire son thé.
— Ces gredineries sont fort nombreuses à présent, remarqua Zamétoff. Tenez, dernièrement encore, je lisais dans les Moskovskia viédomosti quon avait arrêté à Moscou une bande de faux-monnayeurs. Toute une société. Ils se livraient à la contrefaçon des billets de banque.
— Oh ! cest du vieux ! Il y a déjà un mois que jai lu cela, répondit flegmatiquement Raskolnikoff. — Ainsi, selon vous, ce sont des escrocs ? ajouta-t-il en souriant.
— Comment nen seraient-ils pas ?
— Eux ? Ce sont des enfants, des blancs-becs, et non des escrocs ! Ils se réunissent à cinquante pour cet objet ! Cela a-t-il le sens commun ? En pareil cas, trois, cest déjà beaucoup, et encore faut-il que chaque membre de lassociation soit plus sûr de ses coassociés que de lui-même. Autrement, que lun dentre eux, pris de boisson, vienne à dire un mot de trop, et tout est flambé. Des blancs-becs ! Ils envoient des gens dont ils ne peuvent répondre changer leurs billets dans les maisons de banque : est-ce quon charge le premier venu dune commission semblable ? Dailleurs, supposons que, malgré tout, les blancs-becs aient réussi, supposons que lopération ait rapporté un million à chacun deux ; après ? Les voilà tous, leur vie durant, dans la dépendance les uns des autres ! Mieux vaut se pendre que de vivre ainsi ! Mais ils nont même pas su écouler leur papier : un de leurs agents se présente à cet effet dans un bureau, on lui donne la monnaie de cinq mille roubles, et ses mains tremblent. Il recompte les quatre premiers mille : quant au cinquième, il le prend de confiance, le fourre dans sa poche sans vérifier, tant il est pressé de senfuir. Cest ainsi quil a éveillé des soupçons, et toute laffaire a raté par la faute dun seul imbécile. Vraiment, est-ce concevable ?
— Que ses mains aient tremblé ? reprit Zamétoff, certainement cela se conçoit, et je trouve même la chose très-naturelle. Dans certains cas, on nest pas maître de soi. Tenez, sans aller plus loin, en voici une preuve toute récente : lassassin de cette vieille femme doit être un coquin très-résolu, pour navoir pas hésité à commettre son crime en plein jour et dans les conditions les plus hasardeuses ; cest miracle quil nait pas été pris. Eh bien ! malgré cela, ses mains tremblaient : il na pas su voler, la présence desprit la abandonné ; les faits le démontrent clairement…
Ce langage froissa Raskolnikoff.
— Vous croyez ? Eh bien, mettez donc la main sur lui ! Découvrez-le donc maintenant ! vociféra-t-il en prenant un malin plaisir à taquiner le chef de la chancellerie.
— Nayez pas peur, on le découvrira.
— Qui ? vous ? Cest vous qui le découvrirez ? Allons donc, vous y perdrez vos peines. Pour vous, toute la question est de savoir si un homme fait ou non de la dépense. Un tel qui ne possédait rien sest mis tout à coup à jeter largent — par les fenêtres : donc il est coupable. En se réglant là-dessus, un enfant, sil le voulait, se déroberait à vos recherches.
— Le fait est que tous se conduisent de la sorte, répondit Zamétoff : après avoir déployé souvent beaucoup dadresse et de ruse dans la perpétration dun assassinat, ils se font pincer au cabaret. Ce sont leurs dépenses qui les trahissent. Ils ne sont pas tous aussi malins que vous. Vous, naturellement, vous niriez pas au cabaret ?
Raskolnikoff fronça le sourcil et regarda fixement Zamétoff.
— Vous voulez aussi, paraît-il, savoir comment jagirais en pareil cas ? demanda-t-il dun ton de mauvaise humeur.
— Je le voudrais, reprit avec force le chef de la chancellerie.
— Vous y tenez beaucoup ?
— Oui.
— Bien. Voici ce que je ferais, commença Raskolnikoff en baissant soudain la voix et en rapprochant de nouveau son visage de celui de son interlocuteur, quil regarda dans les yeux. Cette fois, Zamétoff ne put sempêcher de frissonner. Voici ce que je ferais : je prendrais largent et les bijoux, puis,au sortir de la maison, je me rendrais, sans une minute de retard, dans un endroit clos et solitaire, une cour ou un jardin potager, par exemple. Je me serais assuré, au préalable, que, dans un coin de cette cour, contre une clôture, se trouvait une pierre du poids de quarante ou soixante livres. Je soulèverais cette pierre sous laquelle le sol doit être déprimé, et dans ce creux je déposerais largent et les bijoux. Après quoi je remettrais la pierre à sa place, je tasserais de la terre contre les bords et je men irais. Pendant un an, pendant deux ans, pendant trois ans, je laisserais là les objets volés — eh bien, cherchez maintenant !
— Vous êtes fou, répondit Zamétoff. Sans que nous puissions dire pourquoi, il avait aussi prononcé ces mots à voix basse, et il sécarta brusquement de Raskolnikoff. Les yeux de celui-ci étincelaient, son visage était affreusement pâle, un tremblement convulsif agitait sa lèvre supérieure. Il se pencha le plus possible vers le policier et se mit à remuer les lèvres sans proférer aucune parole. Ainsi se passa une demi-minute. Notre héros savait ce quil faisait, mais il ne pouvait se contenir. Lépouvantable aveu était sur le point de lui échapper !
— Et si jétais lassassin de la vieille et dÉlisabeth ? dit-il tout à coup, puis le sentiment du danger lui revint.
Zamétoff le regarda dun air étrange et devint pâle comme la nappe. Son visage grimaça un sourire.
— Mais est-ce que cest possible ? fit-il dune voix qui put à peine être entendue.
Raskolnikoff fixa sur lui un regard méchant.
— Avouez que vous lavez cru. — Oui ? nest-ce pas que vous lavez cru ?
— Pas du tout ! Je le crois maintenant moins que jamais ! se hâta de protester Zamétoff.
— Enfin, ça y est ! vous êtes pris, mon gaillard ! Ainsi vous lavez cru auparavant, puisque maintenant « vous le croyez moins que jamais » ?
— Mais pas du tout ! sécria le chef de la chancellerie visiblement confus. Cest vous qui mavez effrayé pour mamener à cette idée !
— Alors, vous ne le croyez pas ? Et de quoi vous êtes-vous mis à causer lautre jour au moment où je suis sorti du bureau ? Et pourquoi le lieutenant Poudre ma-t-il interrogé après mon évanouissement ? Eh ! combien dois-je ? cria-t-il au garçon en se levant et en prenant sa casquette.
— Trente kopecks, répondit celui-ci en accourant à l'appel du consommateur.
— Tiens, voilà, en outre, vingt kopecks de pourboire. Voyez un peu combien jai d'argent ! poursuivit-il en montrant à Zamétoff une poignée de papier-monnaie : des billets rouges, des billets bleus, vingt-cinq roubles. D'où cela me vient-il ? Et comment suis-je maintenant habillé de neuf ? Vous savez, en effet, que je navais pas un kopeck ! Je gage que vous avez déjà questionné ma logeuse… Allons, assez causé !… Au plaisir de vous revoir !…
Il sortit tout secoué par une sensation étrange à laquelle se mêlait un âcre plaisir ; dailleurs, il était sombre et terriblement las. Son visage convulsé semblait celui dun homme qui vient davoir une attaque dapoplexie. Bientôt la fatigue laccabla de plus en plus. À présent, sous le coup dune excitation vive, il retrouvait soudain des forces ; mais lorsque ce stimulant factice avait cessé dagir, elles faisaient place à la faiblesse.
Resté seul, Zamétoff demeura longtemps encore assis à lendroit où la conversation précédente avait eu lieu. Le chef de la chancellerie était pensif. Raskolnikoff avait inopinément bouleversé toutes ses idées sur un certain point, et il se sentait dérouté.
« Ilia Pétrovitch est une bête ! » décida-t-il enfin.
À peine Raskolnikoff avait-il ouvert la porte de la rue quil se rencontra nez à nez sur le perron avec Razoumikhine qui entrait. À un pas de distance, les deux jeunes gens ne sétaient pas encore aperçus, et peu sen fallut quils ne se heurtassent lun contre lautre. Pendant quelque temps ils se mesurèrent du regard. Razoumikhine était plongé dans la plus complète stupéfaction, mais tout à coup la colère, une véritable colère, étincela dans ses yeux.
— Ainsi, voilà où tu es ! fit-il dune voix tonnante. — Il sest échappé de son lit ! Et moi qui lai cherché jusque sous le divan. On est même allé voir après lui au grenier. Il est cause que jai failli battre Nastasia… Et voilà où il était ! Rodka ! quest-ce que cela signifie ? Dis toute la vérité ! avoue ! Tu entends ?
— Cela signifie que vous mennuyez tous mortellement et que je veux être seul, répondit froidement Raskolnikoff.
— Seul ? Quand tu ne peux pas encore marcher, quand tu es pâle comme un linge, quand tu nas pas le souffle ! Imbécile !… Quest-ce que tu as fait au Palais de Cristal ? Avoue tout de suite !
— Laisse-moi passer ! reprit Raskolnikoff, et il voulut séloigner.
Cela acheva de mettre Razoumikhine hors de lui ; il empoigna violemment son ami par lépaule :
— Laisse-moi passer ! Tu oses dire : Laisse-moi passer ! Mais sais-tu ce que je vais faire à linstant même ? Je vais te prendre sous mon bras et te rapporter comme un paquet dans ta chambre, où je tenfermerai à clef !
— Écoute, Razoumikhine, commença Raskolnikoff sans élever la voix et du ton le plus calme en apparence ; comment ne vois-tu pas que je nai que faire de tes bienfaits ? Et quelle est cette manie dobliger les gens malgré eux, au mépris de leur plus expresse volonté ? Pourquoi, dès le début de ma maladie, es-tu venu tinstaller à mon chevet ? Sais-tu si je naurais pas été fort heureux de mourir ? Est-ce que je ne tai pas suffisamment déclaré aujourdhui que tu me martyrisais, que tu métais insupportable ? Il y a donc un grand plaisir à tourmenter les gens ! Je tassure même que tout cela nuit sérieusement à ma guérison, en mentretenant dans une irritation continuelle. Tu as vu que tantôt Zosimoff est parti pour ne pas mirriter, laisse-moi donc aussi, pour lamour de Dieu !
Razoumikhine resta un moment pensif, puis il lâcha le bras de son ami.
— Eh bien, va-ten au diable ! dit-il d'une voix qui avait perdu toute véhémence.
Mais, au premier pas que fit Raskolnikoff, il reprit avec un emportement soudain :
— Arrête ! Écoute-moi ! Tu sais que je pends ma crémaillère aujourdhui ; mes invités sont peut-être déjà arrivés, mais j'ai laissé là mon oncle pour les recevoir en mon absence. Ainsi, voilà, si tu nétais pas un imbécile, un plat imbécile, un fieffé imbécile… vois-tu, Rodia, je reconnais que tu ne manques pas dintelligence, mais tu es un imbécile ! — Ainsi voilà, si tu nétais pas imbécile, tu viendrais passer la soirée chez moi au lieu duser tes bottes à vaguer sans but dans les rues. Puisque tu as tant fait que de sortir, autant vaut te rendre à mon invitation ! Je te ferai monter un fauteuil moelleux, mes logeurs en ont… Tu prendras une tasse de thé, tu te trouveras en compagnie… Si tu ne veux pas dun fauteuil, tu pourras tétendre sur une couchette, au moins tu seras avec nous… Et jaurai Zosimoff. Tu viendras ?
— Non.
— Cest absurde de dire cela ! répliqua avec vivacité Razoumikhine : — quen sais-tu ? Tu ne peux pas répondre de toi… Moi aussi jai mille fois craché sur la société, et après lavoir quittée, je nai rien eu de plus pressé que de revenir à elle… On a honte de sa misanthropie et lon retourne parmi les hommes. Ainsi, noublie pas : maison Potchinkoff, troisième étage…
— Je nirai pas, Razoumikhine ! — Sur ces mots, Raskolnikoff séloigna.
— Je parie que tu viendras ! lui cria son ami. Sinon, tu… sinon, je ne veux plus te connaître ! Attends un peu, eh ! Zamétoff est là ?
— Oui.
— Il ta vu ?
— Oui.
— Et il ta parlé ?
— Oui.
— De quoi ? Allons, cest bien, ne le dis pas, si tu ne veux pas le dire ! Maison Potchinkoff, n° 47, logement Babouchkine, rappelle-toi !
Raskolnikoff arriva à la Sadovaïa et tourna au coin. Après lavoir suivi d'un regard soucieux, Razoumikhine se décida enfin à entrer dans la maison, mais, au milieu de lescalier, il sarrêta.
« Peste soit de lui ! » continua-t-il presque à voix haute ; « il parle avec lucidité et comme… Imbécile que je suis ! Est-ce que les fous déraisonnent toujours ? Zosimoff, à ce quil ma semblé, craint aussi cela ! » Il appliqua le doigt sur son front. « Eh quoi, si… comment labandonner maintenant à lui-même ? Il est dans le cas daller se noyer… Allons, j'ai fait une sottise ! Il ny pas à hésiter ! » Et il courut à la recherche de Raskolnikoff. Mais il ne put le retrouver, et force lui fut de revenir à grands pas au Palais de Cristal pour interroger au plus tôt Zamétoff.
Raskolnikoff alla droit au pont ***, sarrêta au milieu et, sétant accoudé sur le parapet, se mit à regarder au loin. Depuis quil avait quitté Razoumikhine, sa faiblesse sétait accrue à un tel point quil avait pu à grandpeine se traîner jusque-là. Il aurait voulu sasseoir ou se coucher quelque part, dans la rue. Penché au-dessus de leau, il contemplait dun œil distrait le dernier reflet du soleil couchant et la rangée des maisons quobscurcissait lapproche de la nuit.
« Allons, soit ! » décida-t-il, et, quittant le pont, il prit la direction du bureau de police. Son cœur était comme vide. Il ne voulait pas penser, il néprouvait même plus dangoisse ; une apathie complète avait remplacé lénergie qui sétait manifestée chez lui tantôt quand il était sorti de sa demeure « pour en finir avec tout cela ! »
« Après tout, cest une issue ! » songeait-il tandis quil suivait lentement le quai du canal. — « Au moins, le dénoûment est-il le fait de ma volonté… Quelle fin, cependant ! Est-il possible que ce soit la fin ? Avouerai-je ou navouerai-je pas ? Eh… diable ! Mais je nen puis plus : je voudrais bien me coucher ou masseoir quelque part ! Ce qui me rend le plus honteux, cest la bêtise de la chose. Allons, il faut cracher là-dessus ! Oh ! quelles idées bêtes on a quelquefois !… »
Pour se rendre au commissariat, il devait aller tout droit et prendre la seconde rue à gauche : une fois là, il était à deux pas du bureau de police. Mais arrivé au premier tournant, il sarrêta, se consulta un instant et entra dans le péréoulok. Puis il erra successivement dans deux autres rues, — peut-être sans aucun but, peut-être pour gagner une minute et se donner le loisir de la réflexion. Il marchait les yeux fixés à terre. Tout à coup il lui sembla que quelquun lui murmurait quelque chose à loreille. Il leva la tête et saperçut quil était devant la porte de cette maison. Il nétait pas venu en cet endroit depuis le soir du crime.
Cédant à une envie aussi irrésistible quinexplicable, Raskolnikoff entra dans la maison, prit lescalier à droite et se mit en devoir de monter au quatrième étage. Il faisait très-sombre dans lescalier roide et étroit. Le jeune homme sarrêtait sur chaque palier et regardait curieusement autour de lui. Sur le carré du premier étage on avait remis une vitre à la fenêtre : « Ce carreau nétait pas là alors », pensa-t-il. Voilà le logement du second étage, celui où travaillaient Nikolachka et Mitka : « Il est fermé ; la porte est repeinte, sans doute lappartement est loué. » Voici le troisième étage… et le quatrième… « Cest ici ! » Il eut un moment dhésitation ; la porte du logement de la vieille était grande ouverte, il y avait là des gens, on les entendait parler ; Raskolnikoff navait pas prévu cela. Néanmoins, sa résolution fut bientôt prise : il monta les dernières marches et pénétra dans lappartement.
On était aussi en train de remettre ce local à neuf ; des ouvriers sy trouvaient, ce qui parut causer un étonnement extrême à Raskolnikoff. Il sétait attendu à retrouver le logement tel exactement quil lavait quitté ; peut-être même se figurait-il que les cadavres gisaient encore sur le parquet. Maintenant, à sa grande surprise, les murs étaient nus, les chambres démeublées ! Il sapprocha de la croisée et sassit sur lappui de la fenêtre.
Il ny avait que deux ouvriers, deux jeunes gens dont lun était un peu plus âgé que lautre. Ils remplaçaient lancienne tapisserie jaune tout usée par du papier blanc semé de petites fleurs violettes. Cette circonstance — nous ignorons pourquoi — déplut fort à Raskolnikoff. Il regardait avec colère le papier neuf, comme si tous ces changements leussent contrarié.
Les tapissiers se préparaient à retourner chez eux. Ils firent à peine attention à la présence du visiteur et continuèrent leur conversation.
Raskolnikoff se leva et passa dans lautre chambre qui contenait auparavant le coffre, le lit et la commode ; cette pièce, vide de meubles, lui parut extrêmement petite. La tapisserie navait pas été changée ; on pouvait encore reconnaître dans le coin la place occupée naguère par larmoire aux images pieuses. Après avoir satisfait sa curiosité, Raskolnikoff revint sasseoir sur lappui de la fenêtre. Le plus âgé des deux ouvriers le regarda de travers, et tout à coup sadressant à lui :
— Quest-ce que vous faites là ? demanda-t-il.
Au lieu de répondre, Raskolnikoff se leva, passa dans le vestibule et se mit à tirer le cordon. Cétait la même sonnette, le même son de fer-blanc ! Il sonna une seconde, une troisième fois, prêtant loreille et rappelant ses souvenirs. limpression terrible quil avait ressentie lautre jour à la porte de la vieille lui revenait avec une netteté, une vivacité croissantes ; il frissonnait à chaque coup et y prenait un plaisir de plus en plus grand.
— Mais quest-ce quil vous faut ? Qui êtes-vous ? cria louvrier en se dirigeant vers lui.
Raskolnikoff rentra alors dans lappartement.
— Je veux louer un logement, je suis venu visiter celui-ci, répondit-il.
— Ce nest pas la nuit quon visite des logements, et, dailleurs, vous auriez du être accompagné du dvornik.
— On a lavé le parquet ; on va le mettre en couleur ? poursuivit Raskolnikoff. Il ny a pas de sang ?
— Comment, du sang ?
— Mais la vieille et sa sœur ont été assassinées. Il y avait là une grande mare de sang.
— Quelle espèce dhomme es-tu donc ? cria louvrier pris dinquiétude.
— Moi ?
— Oui.
— Tu veux le savoir ?... Allons ensemble au bureau de police, là je le dirai.
Les deux tapissiers le considérèrent avec stupéfaction.
— Il est temps de nous en aller. Partons, Alechka. Il faut fermer, dit le plus âgé à son camarade.
— Eh bien, partons ! reprit dun ton indifférent Raskolnikoff. Il sortit le premier et, précédant les deux hommes, descendit lentement lescalier. — Holà ! dvornik ! cria-t-il quand il fut arrivé à la grandporte.
Plusieurs personnes se tenaient à lentrée de la maison et regardaient les passants. Il y avait là les deux dvorniks, une paysanne, un bourgeois en robe de chambre et quelques autres individus. Raskolnikoff alla droit à eux.
— Quest-ce quil vous faut ? demanda un des dvorniks.
— Tu as été au bureau de police ?
— Je viens dy aller. Quest-ce quil vous faut ?
— Ils sont encore là ?
— Oui.
— Ladjoint du commissaire est là aussi ?
— Il y était tout à lheure. Quest-ce quil vous faut ?
Raskolnikoff ne répondit pas et resta pensif.
— Il est venu visiter le logement, dit en sapprochant le plus âgé des deux ouvriers.
— Quel logement ?
— Celui où nous travaillons. « Pourquoi a-t-on lavé le sang ? a-t-il dit. Il sest commis un meurtre ici, et je viens pour louer lappartement. » Il sest mis à sonner, et pour un peu il aurait cassé le cordon de la sonnette. « Allons au bureau de police, a-t-il ajouté, là je dirai tout. »
Le dvornik, intrigué, examina Raskolnikoff en fronçant le sourcil.
— Qui êtes-vous ? interrogea-t-il en élevant la voix avec un accent de menace.
— Je suis Rodion Romanovitch Raskolnikoff, ancien étudiant, et jhabite près dici, dans le péréoulok voisin, maison Chill, logement n° 11. Questionne le dvornik… il me connaît.
Raskolnikoff donna tous ces renseignements de lair le plus indifférent et le plus tranquille ; il regardait obstinément la rue et ne tourna pas une seule fois la tête vers son interlocuteur.
— Quêtes-vous venu faire dans ce logement ?
— Je suis venu le visiter.
— Quavez-vous à voir là ?
— Ne faudrait-il pas le prendre et lemmener au bureau de police ? proposa soudain le bourgeois.
Raskolnikoff le regarda attentivement par-dessus son épaule.
— Partons ! dit-il avec insouciance.
— Oui, il faut lemmener chez le commissaire ! reprit avec plus dassurance le bourgeois. Pour quil soit allé là, il faut quil ait quelque chose sur la conscience…
— Dieu sait sil est ivre ou non, murmura louvrier.
— Mais quest-ce que tu veux ? cria de nouveau le dvornik, qui commençait à se fâcher sérieusement : pourquoi viens-tu là nous ennuyer ?
— Tu as peur daller chez le commissaire ? ricana Raskolnikoff.
— Pourquoi aurais-je peur ? Voyons, tu nous ennuies…
— Cest un filou ! cria la paysanne.
— À quoi bon discuter avec lui ? cria à son tour lautre dvornik ; cétait un énorme moujik vêtu dun sarrau déboutonné et qui portait un trousseau de clefs pendu à sa ceinture. Pour sûr, cest un filou ! Allons, décampe, et plus vite que ça !
Et saisissant Raskolnikoff par lépaule, il le lança dans la rue. Le jeune homme faillit être jeté par terre, cependant il ne tomba point. Quand il eut repris son équilibre, il regarda silencieusement tous les spectateurs, puis séloigna.
— Cest un drôle dhomme, observa louvrier.
— Les gens sont devenus drôles à présent, dit la paysanne.
— Nimporte, il aurait fallu le conduire au bureau de police, ajouta le bourgeois.
« Irai-je ou nirai-je pas ? » pensait Raskolnikoff en sarrêtant au milieu dun carrefour et en promenant ses regards autour de lui, comme sil eût attendu un conseil de quelquun. Mais sa question ne reçut aucune réponse ; tout était sourd et sans vie, comme les pierres quil foulait… Soudain, à deux cents pas de lui, au bout dune rue, il distingua, à travers lobscurité, un rassemblement doù partaient des cris, des paroles animées… La foule entourait une voiture… Une faible lumière brillait au milieu du pavé. « Quest-ce quil y a là ? » Raskolnikoff tourna à droite et alla se mêler à la foule. Il semblait vouloir se raccrocher au moindre incident, et cette puérile disposition le faisait sourire, car son parti était pris, et il se disait que, dans un instant, « il en finirait avec tout cela ».
VII
Au milieu de la rue était arrêtée une élégante voiture de maître, attelée de deux fringants chevaux gris : il ny avait personne dans lintérieur, et le cocher lui-même était descendu de son siège ; on tenait les chevaux par le mors. Autour de léquipage se pressaient une foule de gens contenus par des policiers. Lun de ceux-ci avait une petite lanterne à la main, et, baissé vers le sol, éclairait quelque chose qui se trouvait sur le pavé, tout près des roues. Tout le monde parlait, criait, paraissait consterné ; le cocher, embarrassé, ne savait que répéter de temps à autre :
— Quel malheur ! Seigneur, quel malheur !
Raskolnikoff se fraya tant bien que mal un passage à travers les curieux, et vit enfin ce qui avait occasionné ce rassemblement. Sur la chaussée gisait, ensanglanté et privé de sentiment, un homme qui venait dêtre foulé aux pieds par les chevaux. Quoiquil fut fort mal vêtu, sa mise nétait pas celle dun homme du peuple. Le crâne et le visage étaient couverts daffreuses blessures par lesquelles séchappaient des flots de sang. On voyait quil ne sagissait pas ici dun accident pour rire.
— Mon Dieu ! ne cessait de dire le cocher, comment aurais-je pu empêcher cela ? Si javais mis mes chevaux au galop ou si je ne lavais pas averti, ce serait ma faute ; mais non, la voiture nallait pas vite, tout le monde la bien vu. Malheureusement un homme ivre ne fait attention à rien, cest connu !… Je le vois traverser la rue en festonnant, — une fois, deux fois, trois fois, je lui crie : Gare ! Je retiens même les chevaux ; mais il va droit à leur rencontre ! On aurait dit quil le faisait exprès. Les bêtes sont jeunes, ombrageuses ; elles se sont élancées, et il a crié, ce qui les a encore effarées davantage… Voilà comment le malheur est arrivé.
— Oui, cest bien ainsi que les choses se sont passées, confirma quelquun qui avait été témoin de cette scène.
— En effet, à trois reprises, il lui a crié de se garer, dit un autre.
— Parfaitement, il a crié trois fois, tout le monde la entendu, ajouta un troisième.
Du reste, le cocher ne semblait pas trop inquiet des conséquences que cette aventure pouvait avoir pour lui. Évidemment, le propriétaire de léquipage était un homme riche et important qui attendait quelque part larrivée de sa voiture ; cette dernière circonstance éveillait surtout la sollicitude empressée des agents de police. Pourtant il fallait transporter le blessé à lhôpital. Personne ne savait son nom.
Sur ces entrefaites, Raskolnikoff, à force de jouer des coudes, avait réussi à sapprocher davantage. Soudain, un jet de lumière, éclairant le visage du malheureux, le lui fit reconnaître.
— Je le connais, je le connais ! sécria-t-il, tandis que, bousculant ceux qui lentouraient, il arrivait au premier rang de la foule ; cest un ancien fonctionnaire, le conseiller titulaire Marméladoff ! Il demeure ici près, maison Kozel… Vite, un médecin ! Je payerai, voilà !
Il tira de largent de sa poche et le montra à un agent de police. Il était en proie à une agitation extraordinaire.
Les policiers furent bien aises de savoir qui avait été écrasé. Raskolnikoff se nomma à son tour, donna son adresse et insista de toutes ses forces pour quon transportât au plus vite le blessé à son domicile. Le jeune homme naurait pas montré plus de zèle sil se fût agi de son propre père.
— Cest ici, à trois maisons de distance, quil habite, disait-il, chez Kozel, un Allemand riche… Sans doute il regagnait sa demeure, étant en état divresse… Je le connais… Cest un ivrogne… Il vit là, en famille, il a une femme et des enfants. Avant de le mener à lhopital, il faut le faire examiner par un médecin, il doit y en avoir un près dici. Je payerai, je payerai !… Son état exige des soins immédiats ; si on ne le secourt pas tout de suite, il mourra avant darriver à lhôpital.
Il glissa même à la dérobée quelque argent dans la main dun agent de police. Dailleurs, ce quil demandait était parfaitement légitime et sexpliquait très-bien. On releva Marméladoff, et des hommes de bonne volonté soffrirent pour le transporter chez lui. La maison Kozel était située à trente pas de lendroit où laccident avait eu lieu. Raskolnikoff marcha derrière, soutenant avec précaution la tête du blessé et montrant le chemin.
— Ici, ici ! Dans lescalier, faites attention à ce quil nait pas la tête en bas : tournez… cest cela ! Je payerai, je vous remercie, murmurait-il.
En ce moment même, Catherine Ivanovna, comme cela lui arrivait toujours dès quelle avait une minute de liberté, se promenait de long en large dans sa petite chambre ; elle allait de la fenêtre au poêle et vice versa, les bras croisés sur sa poitrine, se parlant à elle-même et toussant. Depuis quelque temps elle causait de plus en plus volontiers avec sa fille aînée, Polenka. Bien que cette enfant, âgée de dix ans, ne comprit pas encore grandchose, cependant elle se rendait très-bien compte du besoin que sa mère avait delle ; aussi ses grands yeux intelligents étaient-ils sans cesse fixés sur Catherine Ivanovna, et dès que celle-ci lui adressait la parole, elle faisait tous ses efforts pour comprendre ou du moins pour en avoir lair.
Maintenant Polenka déshabillait son jeune frère qui avait été souffrant toute la journée et quon allait coucher. En attendant quon lui ôtât sa chemise pour la laver pendant la nuit, le petit garçon, la mine sérieuse, était assis sur une chaise, silencieux et immobile. Il écoutait en faisant de grands yeux ce que sa maman disait à sa sœur. La petite Lidotchka, vêtue de véritables guenilles, attendait son tour, debout près du paravent. La porte donnant sur le carré était ouverte pour laisser sortir la fumée de tabac qui arrivait de lappartement voisin et, à chaque instant, faisait cruellement tousser la pauvre poitrinaire. Catherine Ivanovna semblait aller plus mal encore depuis huit jours, et les sinistres taches de ses joues avaient pris un éclat plus vif que jamais.
— Tu ne peux timaginer, Polenka, disait-elle en se promenant dans la chambre, quelle existence gaie et brillante on menait chez papa, et combien nous sommes malheureux tous par le fait de cet ivrogne : Papa avait dans le service civil un emploi correspondant au grade de colonel ; il était presque gouverneur, il navait plus qu'un pas à faire pour arriver à ce poste ; aussi tout le monde lui disait : « Nous Vous considérons déjà, Ivan Mikhaïlitch, comme notre gouverneur… » Kkhe-kkhe-kkhe… Ô vie trois fois maudite !
Elle cracha et pressa ses mains contre sa poitrine.
— Est-ce que leau est prête ? Allons, donne la chemise ; et les bas ?… Lida, ajouta-t-elle en sadressant à la petite fille, pour cette nuit tu coucheras sans chemise… Mets les bas à côté… On lavera le tout ensemble… Et cet ivrogne, est-ce quil ne va pas rentrer ?… Je voudrais pourtant laver sa chemise avec le reste, pour ne pas avoir à me fatiguer deux nuits de suite ! Seigneur ! kkhe-kkhe-kkhe ! Encore ! Quest-ce que cest ? sécria-t-elle en voyant le vestibule se remplir de monde et des gens pénétrer dans la chambre avec une sorte de fardeau. — Quest-ce quil y a ? Quest-ce quon apporte ? Seigneur !
— Où faut-il le mettre ? demanda un agent de police, en regardant autour de lui, tandis quon introduisait dans la chambre Marméladoff sanglant et inanimé.
— Sur le divan ! Étendez-le tout de son long sur le divan… la tête ici, indiqua Raskolnikoff.
— Cest un homme ivre qui a été écrasé dans la rue ! cria quelquun du vestibule.
Catherine Ivanovna, toute pâle, respirait péniblement. Les enfants étaient terrifiés. La petite Lidotchka courut en criant vers sa sœur aînée et, tremblante, la serra dans ses bras.
Après avoir aidé à coucher Marméladoff sur le divan, Raskolnikoff sapprocha de Catherine Ivanovna :
— Pour lamour de Dieu, calmez-vous, ne vous effrayez pas ! dit-il vivement ; — il traversait la rue, une voiture la écrasé ; ne vous inquiétez pas, il va reprendre ses sens, je lai fait porter ici… Je suis déjà venu chez vous, peut-être ne vous en souvenez-vous pas… Il reviendra à lui, je payerai !
— Il nen reviendra pas ! dit avec désespoir Catherine Ivanovna, et elle sélança vers son mari.
Raskolnikoff saperçut bientôt que cette femme nétait pas de celles qui sont promptes à lévanouissement. En un instant, un oreiller se trouva sous la tête du malheureux, — ce à quoi personne navait encore pensé. Catherine Ivanovna se mit à déshabiller Marméladoff, à visiter ses blessures, à lui prodiguer des soins intelligents. Lémotion ne lui enlevait pas la présence desprit ; soubliant elle-même, elle mordait ses lèvres tremblantes et refoulait dans sa poitrine les cris prêts à sen échapper.
Pendant ce temps, Raskolnikoff décida quelquun à aller chercher un médecin. Il y en avait un qui habitait dans une maison voisine.
— Jai envoyé chercher un médecin, dit-il à Catherine Ivanovna ; ne vous inquiétez pas, je payerai. Navez-vous pas deau ?… Donnez-moi aussi une serviette, un essuie-mains, quelque chose bien vite ; on ne peut pas encore juger de la gravité des blessures… Il est blessé, mais il nest pas tué, soyez-en convaincue… Attendons ce que dira le docteur…
Catherine Ivanovna courut à la fenêtre ; là, dans le coin, était placée sur une mauvaise chaise une grande cuvette pleine deau, quelle avait préparée pour laver pendant la nuit le linge de son mari et de ses enfants. Cette lessive nocturne, Catherine Ivanovna la faisait de ses propres mains au moins deux fois par semaine, quand ce nétait pas plus souvent, car les Marméladoff en étaient arrivés à un tel état de misère que le linge de rechange leur manquait presque absolument : chaque membre de la famille navait guère dautre chemise que celle quil portait sur le corps ; or, Catherine Ivanovna ne pouvait souffrir la malpropreté, et, plutôt que de la voir régner chez elle, la pauvre phtisique préférait encore se fatiguer à blanchir nuitamment le linge des siens, pour quils le trouvassent lavé et repassé le lendemain à leur réveil.
Sur la demande de Raskolnikoff, elle prit la cuvette et la lui apporta, mais peu sen fallut quelle ne tombât avec son fardeau. Le jeune homme, ayant réussi à trouver un essuie-mains, le trempa dans leau et lava le visage ensanglanté de Marméladoff. Catherine Ivanovna, debout à côté de lui, respirait avec effort et tenait ses mains pressées contre sa poitrine. Des soins médicaux lui eussent été nécessaires à elle-même. « Jai peut-être eu tort de faire transporter le blessé à son domicile », commençait à se dire Raskolnikoff.
Le sergent de ville ne savait non plus que décider.
— Polia ! cria Catherine Ivanovna, cours chez Sonia, vite. Dis-lui que son père a été écrasé par une voiture, quelle vienne ici immédiatement. Si tu ne la trouves pas chez elle, nimporte, tu diras aux Kapernaoumoff de lui faire la commission dès quelle sera rentrée. Dépêche-toi, Polia ! Tiens, mets ce mouchoir sur ta tête !
Sur ces entrefaites, la chambre sétait tellement remplie de monde quune pomme ny serait pas tombée par terre. « Les agents de police se retirèrent ; un seul resta momentanément et tâcha de refouler le public sur le carré. Mais, tandis quil semployait à cette besogne, par la porte de communication intérieure pénétrèrent dans lappartement presque tous les locataires de madame Lippevechzel : dabord massés sur le seuil, ils envahirent bientôt la chambre elle-même. Catherine Ivanovna entra dans une violente colère :
— Vous devriez au moins le laisser mourir en repos ! cria-t-elle à cette foule. Vous venez ici comme à un spectacle ! Vous fumez des cigarettes ! Kkhe-kkhe-kkhe !… Vous vous permettez dentrer le chapeau sur la tête !… Allez-vous-en !… Ayez au moins le respect de la mort !
La toux qui létranglait lempêcha den dire davantage, mais cette sévère admonestation produisit son effet. Évidemment on avait une certaine peur de Catherine Ivanovna : les locataires filèrent lun après lautre vers la porte, emportant dans leurs cœurs cet étrange sentiment de satisfaction que lhomme même le plus compatissant ne peut sempêcher déprouver à la vue du malheur dautrui.
Du reste, quand ils furent sortis, leurs voix se firent entendre de lautre coté de la porte : ils disaient hautement quil fallait envoyer le blessé à lhôpital, quil était inconvenant de troubler la tranquillité de la maison.
— Il est inconvenant de mourir ! vociféra Catherine Ivanovna, et déjà elle se préparait à les foudroyer de son indignation, mais, comme elle allait ouvrir la porte, elle se croisa avec madame Lippevechzel en personne. La logeuse venait dapprendre le malheur, et elle accourait rétablir lordre. Cétait une Allemande excessivement tracassière et mal élevée.
— Ah ! mon Dieu ! dit-elle en frappant ses mains lune contre lautre ; votre mari étant ivre sest fait écraser par une voiture. Quil aille à lhôpital ! Je suis la propriétaire !
— Amalia Ludvigovna ! Je vous prie de songer à ce que vous dites, commença dun ton rogue Catherine Ivanovna. (Cétait toujours de ce ton quelle parlait à la logeuse, pour la rappeler au « sentiment des convenances », et, même dans un semblable moment, elle ne put se refuser ce plaisir.) Amalia Ludvigovna…
— Je vous ai dit une fois pour toutes de ne jamais mappeler Amalia Ludvigovna ; je suis Amalia Ivanovna !
— Vous nêtes pas Amalia Ivanovna, mais Amalia Ludvigovna, et comme je nappartiens pas au groupe de vos vils flatteurs tels que M. Lébéziatnikoff qui rit maintenant derrière la porte (« Les voilà qui sempoignent ! kss ! kss ! » ricanait-on en effet dans la pièce voisine), je vous appellerai toujours Amalia Ludvigovna, bien que je ne puisse, décidément, comprendre pourquoi cette appellation vous déplaît. Vous voyez vous-même ce qui est arrivé à Sémen Zakharovitch : il va mourir. Je vous prie de fermer tout de suite cette porte et de ne laisser entrer personne ici.
Permettez-lui au moins de mourir en paix ! Sinon, je vous assure que dès demain le gouverneur général lui-même sera instruit de votre conduite. Le prince me connaît depuis ma jeunesse, et il se souvient fort bien de Sémen Zakharovitch, à qui il a plus dune fois rendu service. Tout le monde sait que mon mari avait beaucoup damis et de protecteurs ; lui-même, ayant conscience de son malheureux défaut, a cessé de les voir, par un sentiment de noble délicatesse ; mais maintenant, ajouta-t-elle en montrant Raskolnikoff, nous avons trouvé un appui dans ce magnanime jeune homme qui possède de la fortune, des relations, et qui est lié depuis son enfance avec Sémen Zakharovitch. Soyez persuadée, Amalia Ludvigovna…
Tout ce discours fut débité avec une rapidité croissante, mais la toux interrompit brusquement léloquence de Catherine Ivanovna. En ce moment, Marméladoff, revenant à lui, poussa un gémissement. Elle courut auprès de son mari. Celui-ci avait ouvert les yeux, et, sans se rendre encore compte de rien, regardait Raskolnikoff debout à son chevet. Sa respiration était rare et pénible ; on apercevait du sang au bord de ses lèvres ; la sueur perlait sur son front. Ne reconnaissant pas Raskolnikoff, il le considérait dun air inquiet. Catherine Ivanovna fixa sur le blessé un regard affligé, mais sévère, puis les larmes jaillirent des yeux de la pauvre femme.
— Mon Dieu ! il a la poitrine tout écrasée ! Que de sang, que de sang ! dit-elle, désolée. Il faut lui ôter tous ses vêtements de dessus ! Tourne-toi un peu, Sémen Zakharovitch, si cela test possible, lui cria-t-elle.
Marméladoff la reconnut.
— Un prêtre ! proféra-t-il dune voix rauque.
Catherine Ivanovna sapprocha de la fenêtre, appuya son front contre le châssis et sécria avec désespoir :
— Ô vie trois fois maudite !
— Un prêtre ! répéta le moribond après une minute de silence.
— Chut ! lui cria Catherine Ivanovna ; il obéit et se tut. Ses yeux cherchaient sa femme avec une expression timide et anxieuse. Elle revint se placer à son chevet. Il se calma un peu, mais ce ne fut pas pour longtemps. Bientôt il aperçut dans le coin la petite Lidotchka (sa favorite), qui tremblait comme si elle eût été prise de convulsions et le regardait avec ses grands yeux fixes denfant étonné.
— Ah !… ah !… fit-il avec agitation en montrant la fillette. On voyait quil voulait dire quelque chose.
— Quoi encore ? cria Catherine Ivanovna.
— Elle na pas de chaussures, pas de chaussures ! murmura-t-il, et son regard affolé ne quittait pas les petits pieds nus de lenfant.
— Tais-toi ! répliqua dun ton irrité Catherine Ivanovna : tu sais toi-même pourquoi elle na pas de chaussures.
— Dieu soit loué, voilà le docteur ! sécria joyeusement Raskolnikoff.
Entra un petit vieillard allemand, aux allures méthodiques, qui regardait autour de lui dun air défiant. Il sapprocha du blessé, lui tâta le pouls, examina attentivement la tête ; puis, avec le secours de Catherine Ivanovna, il défit la chemise toute trempée de sang et mit à nu la poitrine. Elle était affreusement broyé ; à droite, plusieurs côtes étaient brisées ; à gauche, à lendroit du cœur, on voyait une grande tache d'un noir jaunâtre, due à un violent coup de pied de cheval. Le docteur fronça le sourcil. Lagent de police lui avait raconté que lindividu écrasé avait été pris dans une roue et traîné sur la chaussée lespace de trente pas.
— Il est étonnant quil soit encore en vie, murmura le docteur à voix basse en sadressant à Raskolnikoff.
— Que pensez-vous de lui ? demanda ce dernier.
— Il est perdu.
— Ny a-t-il plus aucun espoir ?
— Pas le moindre ! Il va rendre le dernier soupir… Dailleurs, il a une blessure très-dangereuse à la tête… Hum ! soit, on peut faire une saignée… mais… ce sera inutile. Dans cinq ou six minutes, il mourra infailliblement.
— Essayez toujours la saignée.
— Soit… Du reste, je vous en avertis, cela ne servira absolument à rien.
Sur ces entrefaites, un nouveau bruit de pas se fit entendre, la foule qui encombrait le vestibule souvrit, et un ecclésiastique à cheveux blancs apparut sur le seuil. Il apportait lextrême-onction au mourant. Le docteur céda aussitôt la place au prêtre, avec qui il échangea un coup dœil significatif. Raskolnikoff pria le médecin de rester encore un moment. Il y consentit en haussant les épaules.
Tous se retirèrent à lécart. La confession dura fort peu de temps. Marméladoff nétait guère en état de comprendre quelque chose ; il ne pouvait proférer que des sons entrecoupés et inintelligibles. Catherine Ivanovna alla se mettre à genoux dans le coin près du poêle et fit agenouiller devant elle les deux enfants. Lidotchka ne faisait que trembler. Le petit garçon, à genoux en pans volants, imitait les grands signes de croix de sa mère et se prosternait contre le parquet quil frappait du front ; cela semblait lui procurer un plaisir particulier. Catherine Ivanovna se mordait les lèvres et retenait ses larmes. Elle priait tout en rajustant de temps à autre la chemise du baby ; sans interrompre sa prière et sans même se lever, elle réussit à prendre dans la commode un mouchoir de cou quelle jeta sur les épaules trop nues de la petite fille. Cependant la porte de communication avait été ouverte de nouveau par des curieux. Le flot des spectateurs grossissait aussi dans le vestibule ; tous les locataires des divers étages se trouvaient là ; mais ils ne franchissaient pas le seuil de la chambre. Toute cette scène nétait éclairée que par un bout de bougie.
En ce moment, Polenka, qui était allée chercher sa sœur, traversa vivement la foule massée dans le couloir. Elle entra, pouvant à peine respirer, tant elle avait couru. Après sêtre débarrassée de son mouchoir, elle chercha des yeux sa mère, sapprocha delle et lui dit: « Elle vient ! je lai rencontrée dans la rue ! » Catherine Ivanovna la fit agenouiller à côté delle. Sonia se fraya timidement et sans bruit un passage au milieu de la foule. Dans ce logement qui offrait limage de la misère, du désespoir et de la mort, son apparition soudaine produisit un effet étrange. Quoique fort pauvrement vêtue, elle était mise avec le chic tapageur qui distingue les raccrocheuses de trottoir. Arrivée à lentrée de la chambre, la jeune fille ne dépassa pas le seuil et jeta dans lappartement un regard effaré.
Elle navait plus conscience de rien, semblait-il ; elle avait oublié sa robe de soie, achetée doccasion, dont la couleur criarde et la queue démesurément longue étaient fort déplacées ici, son immense crinoline qui occupait toute la largeur de la porte, ses bottines voyantes, lombrelle quelle tenait à la main, quoiquelle nen eût pas besoin ; enfin, son ridicule chapeau de paille, orné dune plume dun rouge éclatant. Sous ce chapeau, crânement posé sur le côté, on apercevait un petit visage maladif, pâle et effrayé, avec une bouche ouverte et des yeux immobiles de terreur. Sonia avait dix-huit ans ; elle était blonde, de petite taille et un peu maigre, mais assez jolie ; ses yeux clairs étaient remarquables. Elle tenait ses regards fixés sur le lit, sur lecclésiastique ; comme Polenka, elle était essoufflée par une marche rapide. À la fin, quelques mots chuchotés dans la foule arrivèrent probablement à ses oreilles. Baissant la tête, elle franchit le seuil et pénétra dans la chambre, mais resta à proximité de la porte.
Quand le moribond eut reçu les sacrements, sa femme revint auprès de lui. Avant de se retirer, le prêtre crut devoir adresser quelques paroles de consolation à Catherine Ivanovna.
— Et quest-ce quils vont devenir ? interrompit-elle avec aigreur en montrant ses enfants.
— Dieu est miséricordieux ; espérez dans le secours du Très-Haut, reprit lecclésiastique.
— E-eh ! Il est miséricordieux, mais pas pour nous !
— Cest un péché, madame, un péché, observa le pope en hochant la tête.
— Et cela, nest-ce pas un péché ? répliqua vivement Catherine Ivanovna en montrant le moribond.
— Ceux qui vous ont involontairement privée de votre soutien vous offriront peut-être une indemnité, pour réparer au moins le préjudice matériel…
— Vous ne me comprenez pas ! cria dun ton irrité Catherine Ivanovna. Pourquoi mindemniserait-on ? Cest lui-même qui, étant ivre, est allé se jeter sous les pieds des chevaux ! Lui un soutien ! Il na jamais été pour moi quune cause de chagrin. Il buvait tout ! Il nous dépouillait pour aller dissiper au cabaret largent du ménage ! Dieu fait bien de nous débarrasser de lui ! Cest une vraie délivrance pour nous !
— Il faudrait pardonner à un mourant ; de tels sentiments sont un péché, madame, un grand péché !
Tout en causant avec lecclésiastique, Catherine Ivanovna ne cessait de soccuper du blessé : elle lui donnait à boire, essuyait la sueur et le sang qui inondaient sa tête, arrangeait ses oreillers. Les dernières paroles du prêtre la mirent dans une sorte de fureur.
— Eh ! batuchka ! Ce sont la des mots, rien que des mots ! Pardonner ! Aujourdhui, sil navait pas été écrasé, il serait rentré ivre. Comme il na pas dautre chemise que la sale loque quil porte sur le corps, il maurait fallu la laver pendant son sommeil, ainsi que le linge des enfants. Ensuite jaurais fait sécher tout cela pour le raccommoder à laurore, voilà lemploi de mes nuits !… Que venez-vous donc me parler de pardon ? Dailleurs, je lui ai pardonné !
Un violent accès de toux lempêcha den dire plus long. Elle cracha dans un mouchoir, quelle étala ensuite sous les yeux de lecclésiastique, tandis que, de sa main gauche, elle pressait douloureusement sa poitrine. Le mouchoir était tout ensanglanté.
Le pope baissa la tête et ne dit plus mot.
Marméladoff était à lagonie ; ses yeux ne quittaient pas le visage de sa femme, qui sétait de nouveau penchée vers lui. Il avait toujours envie de lui dire quelque chose, essayait de parler, remuait la langue avec effort, mais ne parvenait à proférer que des sons inarticulés. Catherine Ivanovna, comprenant quil voulait lui demander pardon, lui cria d'un ton impérieux :
— Tais-toi ! cest inutile !… Je sais ce que tu veux dire !…
Le blessé se tut, mais au même instant ses yeux ségarèrent dans la direction de la porte, et il aperçut Sonia…
Jusqualors il ne lavait pas remarquée dans le coin sombre où elle se trouvait.
— Qui est là ? qui est la ? fit-il tout à coup dune voix rauque et étranglée ; en même temps il montrait des yeux, avec une expression deffroi, la porte près de laquelle sa fille était debout, et il essayait de se mettre sur son séant.
— Reste couché ! Ne bouge pas ! cria Catherine Ivanovna.
Mais, par un effort surhumain, il réussit à sarc-bouter sur le divan. Pendant quelque temps, il considéra sa fille dun air étrange. Il semblait ne pas la reconnaître ; dailleurs, cétait la première fois quil la voyait dans ce costume.
Timide, humiliée et rougissante sous ses oripeaux de prostituée, la malheureuse attendait humblement quil lui fut permis de dire le dernier adieu à son père. Soudain il la reconnut, et une souffrance immense se peignit sur son visage.
— Sonia ! ma fille ! pardonne ! cria-t-il. Il voulut lui tendre la main et, perdant son point dappui, roula lourdement sur le plancher. On sempressa de le relever, on le remit sur le divan ; mais cen était fait. Sonia, presque défaillante, poussa un faible cri, courut à son père et lembrassa. Il expira entre les bras de la jeune fille.
— Il est mort ! cria Catherine Ivanovna à la vue du cadavre de son mari. Eh bien ! que faire, maintenant ? Avec quoi lenterrerai-je ? avec quoi, demain, nourrirai-je mes enfants ?
Raskolnikoff sapprocha de la veuve.
— Catherine Ivanovna, lui dit-il, la semaine dernière votre défunt mari ma raconté toute sa vie et toutes les circonstances… Soyez sûre quil parlait de vous avec une estime enthousiaste. Dès ce soir-là, en voyant combien il vous était dévoué à tous, combien surtout il vous honorait et vous aimait, Catherine Ivanovna, malgré sa malheureuse faiblesse, dès ce soir-là, je suis devenu son ami… Permettez-moi donc maintenant… de vous aider… à rendre les derniers devoirs à mon ami défunt. Voici… vingt roubles, et si ma présence peut vous être de quelque utilité… je… en un mot, je viendrai, je viendrai vous voir certainement… peut-être viendrai-je encore demain… Adieu !
Et il sortit vivement de la chambre ; mais, en traversant le vestibule, il rencontra tout à coup dans la foule Nikodim Fomitch qui avait appris laccident et venait prendre les dispositions dusage en pareil cas. Depuis la scène qui sétait passée au bureau de police, le commissaire navait pas revu Raskolnikoff ; néanmoins, il le reconnut tout de suite.
— Ah ! cest vous ? lui demanda-t-il.
— Il est mort, répondit Raskolnikoff. Il a eu les secours dun médecin, dun prêtre ; rien ne lui a manqué. Ne troublez pas trop la pauvre femme ; elle était déjà phtisique : ce nouveau malheur lachève. Réconfortez-la, si vous le pouvez… Vous êtes un bon homme, je le sais… ajouta-t-il avec un sourire, tandis quil regardait en face le commissaire.
— Mais vous avez du sang sur vous, observa Nikodim Fomitch, qui venait de remarquer quelques taches fraîches sur le gilet de Raskolnikoff.
— Oui, il en a coulé sur moi… je suis tout en sang ! dit le jeune homme dun air un peu étrange ; puis il sourit, salua son interlocuteur dun signe de tête et séloigna.
Il descendait lescalier lentement, sans se presser. Une sorte de fièvre agitait tout son être. Il sentait affluer brusquement en lui une vie nouvelle et puissante. Cette sensation pouvait être comparée à celle dun condamné à mort qui reçoit inopinément sa grâce. Au milieu de lescalier, il se rangea pour laisser passer devant lui lecclésiastique qui regagnait sa demeure. Les deux hommes échangèrent un silencieux salut. Mais, comme Raskolnikoff descendait les dernières marches, il entendit soudain des pas rapides derrière lui. Quelquun cherchait à le rejoindre. Cétait Polenka qui courait après lui en criant : « Écoutez ! écoutez ! »
Il se retourna vers elle. La petite fille descendit à la hâte le dernier escalier et sarrêta en face du jeune homme, à une marche au-dessus de lui. Une faible lumière venait de la cour. Raslnolnikoff examina le visage maigre, mais pourtant joli, de Polenka ; celle-ci lui souriait et le regardait avec une gaieté enfantine. Elle était chargée d'une commission qui, évidemment, lui plaisait beaucoup à elle-même.
— Écoutez, comment vous appelle-t-on ?… Ah ! encore : où demeurez-vous ? demanda-t-elle précipitamment.
Il lui mit ses deux mains sur les épaules et la considéra avec une sorte de bonheur. Pourquoi éprouvait-il un tel plaisir à la contempler ? Lui-même nen savait rien.
— Qui est-ce qui vous a envoyée ?
— Cest ma sœur Sonia qui m'a envoyée, répondit la petite fille en souriant plus gaiement encore.
— Je me doutais bien que vous veniez de la part de votre sœur Sonia.
— Je viens aussi de la part de maman. Cest ma sœur Sonia qui ma envoyée la première, mais ensuite maman ma dit : « Cours vite, Polenka ! »
— Vous aimez votre sœur Sonia ?
— Je laime plus que nimporte qui ! déclara avec une énergie particulière Polenka, et son sourire prit soudain une expression plus sérieuse.
— Et moi, m'aimerez-vous ?
Au lieu de répondre, la petite fille approcha de lui son visage et tendit naïvement ses lèvres pour lembrasser. Tout à coup ses petits bras, minces comme des allumettes, serrèrent Raskolnikoff avec force, et, inclinant sa tête sur lépaule du jeune homme, elle se mit à pleurer sans bruit.
— Pauvre papa ! dit-elle au bout dune minute, en relevant son visage humide de larmes quelle essuya avec sa main. — On ne voit plus que des malheurs comme cela à présent, ajouta-t-elle inopinément, avec cette gravité particulière que les enfants affectent quand lenvie leur vient de parler « comme les grandes personnes ».
— Votre papa vous aimait ?
— Il aimait surtout Lidotchka, répondit-elle du même ton sérieux (son sourire avait disparu), — il avait une prédilection pour elle, parce que cest la plus jeune et aussi parce quelle est maladive ; il lui apportait toujours des cadeaux. Nous autres, nous prenions avec lui des leçons de lecture, et à moi il enseignait la grammaire et la loi divine, ajouta-t-elle avec dignité. Maman ne disait rien, mais nous savions que cela lui faisait plaisir, et papa le savait aussi. Maman veut mapprendre le français, parce quil est déjà temps de commencer mon éducation.
— Mais vous savez prier ?
— Comment donc, si nous savons ! Depuis longtemps ! Moi, comme je suis la plus grande, je prie en mon particulier, Kolia et Lidotchka disent leurs prières tout haut avec maman. Ils récitent dabord les litanies de la Sainte Vierge, ensuite une autre prière : « Dieu, accorde ton pardon et ta bénédiction à notre sœur Sonia », et puis ; « Dieu, accorde ton pardon et ta bénédiction à notre autre papa », car il faut vous dire que notre ancien papa est mort depuis longtemps ; celui-ci cétait un autre, mais nous prions aussi pour le premier.
— Poletchka, on mappelle Rodion ; nommez-moi quelquefois dans vos prières : « Pardonne aussi à ton serviteur Rodion », — rien de plus.
— Toute ma vie, je prierai pour vous, répondit chaleureusement la petite fille, qui tout à coup se remit à rire, et de nouveau lembrassa avec tendresse.
Raskolnikoff lui dit son nom, donna son adresse et promit de revenir le lendemain sans faute. lenfant le quitta, enchantée de lui. Il était dix heures sonnées quand il sortit de la maison.
« Assez ! » se dit-il en séloignant, « arrière les spectres, les vaines frayeurs, les fantômes ! La vie ne ma pas abandonné ! Est-ce que je ne vivais pas tout à lheure ? Ma vie nest pas morte avec la vieille femme ! Dieu fasse paix à votre âme, matouchka, mais il est temps aussi que vous laissiez la mienne en repos ! À présent que jai recouvré lintelligence, la volonté, la force, nous allons bien voir ! À nous deux, maintenant ! » ajouta-t-il comme sil eût adressé un défi à quelque puissance invisible.
« …Je suis très-faible en ce moment, mais… je crois que je ne suis plus du tout malade. Quand je suis sorti de chez moi tantôt, je savais bien que ma maladie se passerait. À propos : la maison Potchinkoff est à deux pas dici. Je vais aller chez Razoumikhine… Quil gagne son pari !… Quil samuse même à mes dépens ; nimporte !… La force est nécessaire, sans elle on ne fait rien ; mais cest la force qui procure la force, voilà ce quils ne savent pas », acheva-t-il avec assurance. Son audace, sa confiance en lui-même grandissaient de minute en minute. Cétait une sorte de changement à vue qui sopérait en lui.
Il trouva sans peine la demeure de Razoumikhine ; dans la maison Potchinkoff on connaissait déjà le nouveau locataire, et le dvornik indiqua tout de suite à Raskolnikoff le logement de son ami. Le bruit dune réunion nombreuse et animée arrivait jusquau milieu de lescalier. La porte donnant sur le carré était grande ouverte, on entendait des éclats de voix et des vociférations.
La chambre de Razoumikhine était assez vaste, la société se composait dune quinzaine de personnes. Le visiteur sarrêta dans lantichambre. Là, derrière la cloison, il y avait deux grands samovars, des bouteilles, des assiettes, des plats chargés de pâtés et de hors-dœuvre ; deux servantes de la logeuse se trémoussaient au milieu de tout cela. Raskolnikoff fit demander Razoumikhine. Celui-ci arriva tout joyeux. Au premier coup dœil on voyait quil avait extraordinairement bu, et quoique, en général, il fût presque impossible à Razoumikhine de senivrer, cette fois son extérieur prouvait quil ne sétait pas ménagé.
— Écoute, commença aussitôt Raskolnikoff, je suis venu à seule fin de te dire que tu as gagné ton pari et que personne en effet ne sait ce qui peut lui arriver. Quant à entrer chez toi, non, je suis trop faible ; cest à peine si je me tiens sur mes jambes. Ainsi, bonjour et adieu ! Mais, demain, passe chez moi…
— Sais-tu ce que je vais faire ? Je vais te reconduire ! Puisque, de ton propre aveu, tu es faible, eh bien…
— Et tes invités ? Quel est cet homme à tête frisée qui vient dentrouvrir la porte ?
— Celui-là ? le diable le sait ! Ce doit être un ami de mon oncle ou peut-être un monsieur quelconque venu sans invitation… Je leur laisserai mon oncle ; cest un homme inappréciable ; je regrette que tu ne puisses faire sa connaissance aujourdhui. Du reste, que le diable les emporte tous ! Je nai que faire deux à présent ; j'ai besoin de prendre lair, aussi es-tu arrivé fort à propos, mon ami : deux minutes plus tard, jallais tomber sur eux à bras raccourcis ! Ils disent de telles stupidités… Tu ne saurais timaginer de quelles divagations un homme est capable ! Après tout, si, tu peux te limaginer ! Est-ce que nous-mêmes nous ne divaguons pas ? Allons, quils débitent leurs sornettes, ils ne les débiteront pas toujours… Attends une petite minute, je vais tamener Zosimoff.
Ce fut avec un empressement extrême que le docteur se rendit auprès de Raskolnikoff. À la vue de son client, une curiosité particulière se manifesta sur son visage, qui, du reste, séclaircit bientôt.
— Il faut aller vous coucher tout de suite, dit-il au malade, et vous devriez prendre quelque chose pour vous procurer un sommeil paisible. Tenez, voici une poudre que jai préparée tantôt. Vous la prendrez ?
— Certainement, répondit Raskolnikoff.
— Tu fais très-bien de laccompagner, observa Zosimoff en sadressant à Razoumikhine ; nous verrons demain comment il sera, mais aujourdhui il ne va pas mal : le changement est notable depuis tantôt. À mesure quon vit, on apprend…
— Sais-tu ce que me disait tout bas Zosimoff il y a un instant ? commença dune voix pâteuse Razoumikhine, dès que les deux amis furent dans la rue. Il me recommandait de causer avec toi en chemin, de te faire causer et de lui rapporter ensuite tes paroles, parce quil a lidée… que tu… es fou ou sur le point de le devenir. Timagines-tu cela ? Dabord, tu es trois fois plus intelligent que lui ; secondement, puisque tu nes pas fou, tu peux te moquer de sa sotte opinion, et en troisième lieu ce gros morceau de viande dont la spécialité est la chirurgie na plus en tête, depuis quelque temps, que les maladies mentales ; mais la conversation que tu as eue aujourdhui avec Zamétoff a complétement modifié sa manière de voir sur ton compte.
— Zamétoff ta tout raconté ?
— Tout, et il a très-bien fait. Jai maintenant compris toute lhistoire, et Zamétoff la comprise aussi… Allons, oui, en un mot, Rodia… le fait est… À présent je suis un peu gris… Mais cela ne fait rien… le fait est que cette pensée… comprends-tu? cette pensée avait, en effet, pris naissance dans leur esprit… comprends-tu ? Cest-à-dire quaucun deux nosait la formuler tout haut, parce que cétait une absurdité trop criante, et, surtout depuis quils ont arrêté ce peintre en bâtiment, tout cela sest évanoui pour toujours. Mais pourquoi donc sont-ils des imbéciles ? Jai alors quelque peu cogné Zamétoff, — ceci entre nous, mon ami ; je ten prie, ne laisse pas entendre que tu le sais ; jai remarqué quil est susceptible ; cest chez Louise que cela a eu lieu, — mais aujourdhui tout est éclairci. Cétait surtout cet Ilia Pétrovitch ! Il avait pris texte de ton évanouissement au bureau de police, mais lui-même a eu honte ensuite dune pareille supposition ; je sais…
Raskolnikoff écoutait avec avidité. Sous linfluence de la boisson, Razoumikhine bavardait inconsidérément.
— Je me suis évanoui alors parce quil faisait très-chaud dans la salle et que cette odeur de peinture mavait suffoqué, dit Raskolnikoff.
— Il cherche une explication ! Mais il ny avait pas que la peinture : linflammation couvait depuis un grand mois ; Zosimoff est là pour le dire. Seulement, ce que ce blanc-bec de Zamétoff est confus à présent, tu ne peux pas te limaginer. « Je ne vaux pas, dit-il, le petit doigt de cet homme-là. » Cest de toi quil parle ainsi. Il a quelquefois de bons sentiments. Mais la leçon que tu lui as donnée aujourdhui au Palais de Cristal, cest le comble de la perfection. Tu as commencé par lui faire peur, par lui donner le frisson. Tu lavais presque amené à admettre de nouveau cette monstrueuse sottise, quand, tout dun coup, tu lui as montré que tu te moquais de lui : « Attrape ce pied de nez ! » Parfait ! À présent il est écrasé, anéanti. Tu es un maître, vraiment, et il en faut comme cela. Quel dommage que je naie pas été là ! Zamétoff est maintenant chez moi, où il aurait bien voulu te voir. Porphyre désire aussi faire ta connaissance…
— Ah !… celui-là aussi… Mais pourquoi me considérait-on comme un fou ?
— Cest-à-dire, pas comme un fou. Mon ami, je crois que jai un peu trop jasé avec toi. Vois-tu, ce qui la frappé tantôt, cest que ce seul point tintéresse ; maintenant il comprend pourquoi cela tintéresse : instruit de toutes les circonstances… sachant quel énervement cela ta causé alors et comment cette affaire est liée à ta maladie… Je suis un peu ivre, mon ami ; tout ce que je puis te dire, cest quil a son idée… Je te le répète : il ne rêve plus que maladies mentales. Tu nas pas à tinquiéter de cela…
Pendant une demi-minute tous deux restèrent silencieux.
— Écoute, Razoumikhine, fit ensuite Raskolnikoff, — je veux te parler franchement : je viens de chez un mort, le défunt était un fonctionnaire… jai donné là tout mon argent… et, en dehors de cela, tout à lheure jai été embrassé par une créature qui, lors même que jaurais tué quelquun… bref, jai encore vu là une autre créature… avec une plume couleur de feu… mais je divague ; je suis très-faible, soutiens-moi… voilà lescalier…
— Quest-ce que tu as ? Quest-ce que tu as ? demanda Razoumikhine inquiet.
— Jai la tête qui tourne un peu, mais cela, ce nest rien ; le malheur, cest que je suis si triste, si triste ! comme une femme… vraiment ! Regarde : quest-ce que cela ? Regarde ! regarde !
— Quoi donc ?
— Est-ce que tu ne vois pas ? Il y a de la lumière dans ma chambre, vois-tu ? Dans la fente…
Ils étaient sur lavant-dernier palier, près de la porte de la logeuse, et de là on pouvait remarquer quen effet la chambre de Raskolnikoff était éclairée.
— Cest étrange ! Nastasia y est peut-être, observa Razoumikhine.
— Jamais elle ne vient chez moi à cette heure-ci, dailleurs elle est couchée depuis longtemps, mais… cela mest égal ! Adieu !
— Que dis-tu ? Je taccompagne, nous allons monter ensemble !
— Je sais que nous monterons ensemble, mais je veux te serrer la main ici et te dire adieu ici. Allons, donne-moi la main, adieu !
— Quest-ce que tu as, Rodia ?
— Rien ; montons, tu seras témoin…
Pendant quils montaient lescalier, lidée vint à Razoumikhine que Zosimoff avait peut-être raison.
« Eh ! je lui aurai troublé lesprit avec mon bavardage ! » se dit-il à part soi.
Soudain, comme ils approchaient de la porte, ils entendirent des voix dans la chambre.
— Mais quest-ce quil y a ici ? sécria Razoumikhine.
Raskolnikoff, le premier, saisit la porte et louvrit toute grande ; puis il demeura sur le seuil, comme pétrifié.
Sa mère et sa sœur, assises sur son divan, lattendaient depuis une demi-heure.
Comment leur visite le prenait-elle à limproviste ? Comment ny avait-il pas songé du tout, quand, dans la journée même, on lui avait cependant annoncé leur arrivée prochaine, imminente, à Pétersbourg ? Depuis une demi-heure, les deux femmes ne cessaient de questionner Nastasia qui se trouvait encore là devant elles. Déjà, la servante leur avait raconté tous les détails possibles sur Raskolnikoff. En apprenant quil était sorti aujourdhui de la maison, malade et assurément dans un transport de fièvre, à en croire Nastasia, Pulchérie Alexandrovna et Avdotia Romanovna épouvantées lavaient cru perdu : que de larmes navaient-elles point versées ! par quelles angoisses navaient-elles point passé durant cette demi-heure dattente !
Des cris de joie saluèrent lapparition de Raskolnikoff. Sa mère et sa sœur sélancèrent vers lui. Mais il restait immobile et comme privé de vie ; une pensée subite et insupportable avait glacé tout son être. Il ne put même leur tendre les bras. Les deux femmes le pressèrent contre leurs poitrines, le couvrirent de baisers, riant et pleurant à la fois… Il fit un pas, chancela et tomba évanoui sur le parquet.
Alarme, cris de frayeur, gémissements. Razoumikhine, resté jusqualors sur le seuil, sélança dans la chambre, saisit le malade dans ses bras vigoureux et, en un clin dœil, le coucha sur le divan.
— Ce nest rien, ce nest rien ! dit-il vivement à la mère et à la sœur : — cest un évanouissement, cela na pas dimportance ! Le médecin disait tout à lheure encore quil allait beaucoup mieux, quil était tout à fait rétabli ! De leau ! Allons, voilà déjà quil reprend ses sens, tenez, voyez-vous comme il revient à lui ?…
Ce disant, il étreignit avec une rudesse inconsciente le bras de Dounetchka et la força à se baisser vers le divan pour constater quen effet son frère « revenait à lui ». Aux yeux de la mère et de la sœur, qui le regardaient avec une reconnaissance attendrie, Razoumikhine apparaissait comme une véritable providence. Nastasia leur avait déjà appris de quel dévouement avait fait preuve, pendant la maladie de leur Rodia, « ce jeune homme déluré », ainsi que lappelait ce même soir, dans une conversation intime avec Dounia, Pulchérie Alexandrovna elle-même.
TROISIÈME PARTIE
I
Raskolnikoff se leva à demi et sassit sur le divan.
Il invita par un léger signe Razoumikhine à suspendre le cours de son éloquence consolatrice, puis, prenant par la main sa mère et sa sœur, il les contempla alternativement durant deux minutes, sans proférer un mot. Son regard, empreint dune sensibilité douloureuse, avait en même temps quelque chose de fixe et dinsensé. Pulchérie Alexandrovna sen effraya et se mit à pleurer.
Avdotia Romanovna était pâle ; sa main tremblait dans celle de son frère.
— Retournez chez vous… avec lui, dit-il dune voix entrecoupée, en montrant Razoumikhine, — à demain ; demain tout… Depuis quand êtes-vous arrivées ?
— Nous sommes arrivées ce soir, Rodia, répondit Pulchérie Alexandrovna. Le train était fort en retard ; mais, Rodia, pour rien au monde je ne consentirais à me séparer de toi maintenant ! Je passerai la nuit ici, auprès de…
— Ne me tourmentez pas ! répliqua-t-il avec un geste dirritation.
— Je resterai avec lui ! dit vivement Razoumikhine ; je ne le quitterai pas une minute, et que mes invités aillent au diable ! Quils se fâchent si bon leur semble ! Dailleurs, mon oncle est là pour faire fonction damphitryon.
— Comment, comment vous remercier ! commença Pulchérie Alexandrovna en pressant de nouveau les mains de Razoumikhine ; mais son fils lui coupa la parole.
— Je ne puis pas, je ne puis pas… répétait-il dun ton agacé, — ne me tourmentez pas ! Assez, allez-vous-en… Je ne puis pas !…
— Retirons-nous, maman, fit à voix basse Dounia inquiète, — sortons de la chambre au moins pour un instant, il est évident que notre présence le tue.
— Et il ne me sera pas donné de passer un moment avec lui après une séparation de trois ans ! gémit Pulchérie Alexandrovna.
— Attendez un peu ! leur dit Raskolnikoff, — vous minterrompez toujours, et je perds le fil de mes idées… Avez-vous vu Loujine ?
— Non, Rodia, mais il est déjà instruit de notre arrivée. Nous avons appris, Rodia, que Pierre Pétrovitch avait eu la bonté de venir te voir aujourdhui, ajouta avec une certaine timidité Pulchérie Alexandrovna.
— Oui… il a eu cette bonté… Dounia, jai dit tantôt à Loujine que jallais le jeter en bas de lescalier, et je lai envoyé au diable…
— Rodia, que dis-tu ? Vraiment, tu… ce nest pas possible ! commença la mère saisie deffroi, mais un regard jeté sur Dounia la décida à nen pas dire davantage.
Avdotia Romanovna, les yeux fixés sur son frère, attendait quil sexpliquât plus longuement. Déjà informées de la querelle par Nastasia qui la leur avait racontée à sa façon et comme elle avait pu la comprendre, les deux dames étaient en proie à une cruelle perplexité.
— Dounia, poursuivit avec effort Raskolnikoff, — je ne veux pas de ce mariage : par conséquent, donne congé dès demain à Loujine, et quil ne soit plus question de lui.
— Mon Dieu ! sécria Pulchérie Alexandrovna.
— Mon frère, pense un peu à ce que tu dis ! observa avec véhémence Avdotia Romanovna, mais elle se contint aussitôt. Tu nes peut-être pas, en ce moment, dans ton état normal : tu es fatigué, acheva-t-elle doucement.
— Jai le délire ? Non… Tu épouses Loujine à cause de moi. Mais je naccepte pas ce sacrifice. Donc, demain, écris-lui une lettre… pour te dégager vis-à-vis de lui… Tu me la feras lire dans la matinée, et ce sera fini !
— Je ne puis faire cela ! sécria la jeune fille blessée. De quel droit…
— Dounetchka, toi aussi tu temportes ! Cesse, demain… Est-ce que tu ne vois pas… balbutia la mère avec effroi, en sélançant vers sa fille. Ah ! allons-nous-en, cela vaudra mieux !
— Il bat la campagne ! se mit à crier Razoumikhine dune voix qui trahissait livresse : autrement, est-ce quil se serait permis… Demain il sera raisonnable… Mais aujourd'hui, en effet, il la mis à la porte ; le monsieur sest fâché… Il pérorait ici, il étalait ses théories, tout de même il est parti la queue basse…
— Ainsi, cest vrai ? sécria Pulchérie Alexandrovna.
— À demain, frère, dit dun ton de compassion Dounia, — partons, maman… Adieu, Rodia !
Il fit un dernier effort pour lui adresser encore quelques paroles.
— Tu entends, ma sœur, je nai pas le délire ; ce mariage serait une infamie. Que je sois infâme, toi, du moins, tu ne dois pas lêtre… cest assez dun… Mais, quelque misérable que je sois, je te renierais pour ma sœur, si tu contractais une pareille union. Ou moi, ou Loujine ! Allez-vous-en…
— Mais tu as perdu lesprit ! Tu es un despote ! vociféra Razoumikhine.
Raskolnikoff ne répondit pas ; peut-être nétait-il plus en état de répondre. À bout de forces, il sétendit sur le divan et se tourna du côté du mur. Avdotia Romanovna regarda curieusement Razoumikhine, ses yeux noirs étincelèrent ; létudiant tressaillit même sous ce regard. Pulchérie Alexandrovna paraissait consternée.
— Jamais je ne pourrai me résoudre à men aller ! murmura-t-elle, avec une sorte de désespoir, à loreille de Razoumikhine, je resterai ici quelque part… Reconduisez Dounia.
— Et vous gâterez toute laffaire ! répondit sur le même ton bas le jeune homme hors de lui : — sortons du moins de la chambre. Nastasia, éclaire-nous ! Je vous jure, continua-t-il à demi-voix, lorsquils furent dans lescalier, que tantôt il a été sur le point de nous battre, le docteur et moi ! Comprenez-vous cela ? le docteur lui-même ! Dailleurs, il est impossible que vous laissiez Avdotia Romanovna loger seule dans ce garni ! Songez un peu dans quelle maison vous êtes descendues ! Ce coquin de Pierre Pétrovitch naurait-il pas pu vous trouver un logement plus convenable ?… Du reste, vous savez, jai un peu bu, et voilà pourquoi… mes expressions sont un peu vives ; ne faites pas attention…
— Eh bien ! reprit Pulchérie Alexandrovna, — je vais aller trouver la logeuse de Rodia, et je la prierai de nous donner à Dounia et à moi un coin pour cette nuit. Je ne puis labandonner en cet état, je ne le puis pas !
Cette conversation avait lieu sur le palier, devant la porte même de la logeuse. Nastasia se tenait sur la dernière marche, avec la lumière. Razoumikhine était extraordinairement animé. Une demi-heure auparavant, quand il avait reconduit Raskolnikoff chez lui, il bavardait outre mesure, comme lui-même le reconnaissait ; mais il avait la tête fort libre, nonobstant lénorme consommation de vin quil avait faite dans la soirée. Maintenant il était plongé dans une sorte dextase, et linfluence capiteuse de la boisson agissait doublement sur lui. Il avait pris les deux dames chacune par une main, les haranguait dans un langage dune désinvolture étonnante, et, sans doute pour les mieux convaincre, appuyait presque chaque mot dune formidable pression sur les phalanges de ses interlocutrices. En même temps, avec le plus grand sans gêne, il dévorait des yeux Avdotia Romanovna.
Parfois, vaincues par la douleur, les pauvres femmes essayaient de dégager leurs doigts emprisonnés dans cette grosse main osseuse, mais il nen avait cure et continuait de plus belle à leur serrer les mains sans songer quil leur faisait mal. Si elles lui avaient demandé, comme un service à leur rendre, de se jeter la tête la première en bas de lescalier, il neût pas balancé une seconde à satisfaire leur désir. Pulchérie Alexandrovna sentait bien que Razoumikhine était fort excentrique et surtout quil avait une poigne terrible ; mais, toute à la pensée de son Rodia, elle fermait les yeux sur les façons bizarres du jeune homme qui était maintenant une providence pour elle.
Quant à Avdotia Romanovna, bien quelle partageât les préoccupations de sa mère et quelle ne fût pas naturellement craintive, cependant cétait avec surprise et même avec une sorte dinquiétude quelle voyait se fixer sur elle les regards enflammés de lami de son frère. Nétait la confiance sans bornes que les récits de Nastasia lui avaient inspirée à légard de cet homme singulier, elle naurait pas résisté à la tentation de senfuir en entraînant sa mère avec elle. Dailleurs, elle comprenait aussi quen ce moment elles ne pouvaient se passer de lui. La jeune fille fut, du reste, grandement rassurée au bout de dix minutes : dans quelque disposition desprit que se trouvât Razoumikhine, un des propres de son caractère était de se révéler tout entier à première vue, de sorte quon savait bien vite à qui lon avait affaire.
— Vous ne pouvez pas demander cela à la logeuse, cest le comble de labsurdité répliqua-t-il vivement à Pulchérie Alexandrovna ; vous avez beau être la mère de Rodia, si vous restez, vous allez lexaspérer, et alors Dieu sait ce qui arrivera. Écoutez, voici ce que je propose : Nastasia va le veiller pour le moment, et moi, je vous ramènerai toutes deux chez vous, car ici, à Pétersbourg, il est imprudent à deux femmes seules de saventurer la nuit dans les rues. Après vous avoir reconduites, je reviendrai en deux temps ici, et, dans un quart dheure, je vous donne ma parole dhonneur la plus sacrée que je viendrai vous faire mon rapport, vous dire comment il va, sil dort, etc. Ensuite, écoutez ! Ensuite, je courrai jusquà mon logement ; — il y a du monde chez moi, mes invités sont tous ivres, — je prendrai Zosimoff, — cest le médecin qui soigne Rodia, il est chez moi en ce moment, mais il nest pas ivre, lui, il ne boit jamais. Je lamènerai auprès du malade et de là chez vous. Dans lespace dune heure, vous recevrez donc deux fois des nouvelles de votre fils : par moi dabord, et puis par le docteur lui-même, ce qui est autrement sérieux ! Sil va mal, je vous jure que je vous ramènerai ici ; sil va bien, vous vous coucherez. Moi, je passerai toute la nuit ici, dans le vestibule, il ne le saura pas, et je ferai coucher Zosimoff chez la logeuse pour lavoir sous la main en cas de besoin. En ce moment, je crois, la présence du docteur peut être plus utile à Rodia que la vôtre. Ainsi, retournez chez vous ! Quant à loger chez la propriétaire, cest impossible ; moi, je le puis, mais pas vous : elle ne consentirait pas à vous donner asile, parce que… parce quelle est sotte. Si vous voulez le savoir, elle maime ; elle serait jalouse dAvdotia Romanovna, et de vous aussi… mais à coup sûr dAvdotia Romanovna. Cest un caractère tout à fait étrange, tout à fait ! Du reste, je suis moi-même un imbécile… Allons, tenez ! Vous avez confiance en moi, nest-ce pas ? Avez-vous confiance en moi, oui ou non ?
— Partons, maman, dit Avdotia Romanovna, — ce quil promet, il le fera certainement. Cest à ses soins que mon frère doit la vie, et si le docteur consent, en effet, à passer la nuit ici, que pouvons-nous désirer de mieux ?
— Voilà, vous… vous me comprenez, parce que vous êtes un ange : sécria Razoumikhine avec exaltation. — Partons ! Nastasia, monte tout de suite en haut et reste là auprès de lui avec de la lumière ; je reviens dans un quart dheure…
Bien quelle ne fût pas encore pleinement convaincue, Pulchérie Alexandrovna ne fit plus dobjection. Razoumikhine prit les deux dames chacune par un bras, et, moitié de gré, moitié de force, leur fit descendre lescalier. La mère nétait pas sans inquiétude : « Assurément il sait se remuer, et il est bien disposé pour nous ; mais peut-on compter sur ses promesses dans létat où il se trouve ?… »
Le jeune homme devina cette pensée.
— Ah ! je comprends, vous me croyez sous linfluence de la boisson ! dit-il, tandis quil arpentait le trottoir à grands pas sans remarquer que les deux dames pouvaient à peine le suivre. — Cela ne signifie rien ! cest-à-dire… jai bu comme une brute, mais il ne sagit pas de cela ; ce nest pas le vin qui menivre. Dès que je vous ai aperçues, jai reçu comme un coup sur la tête… Ne faites pas attention : je dis des sottises ; je suis indigne de vous… je suis au plus haut degré indigne de vous !… Dès que je vous aurai remises à domicile, jirai au canal, ici près, je me verserai deux seaux deau sur la tête, et il ny paraîtra plus… Si vous saviez seulement comme je vous aime toutes deux !… Ne riez pas et ne vous mettez pas en colère !… Fâchez-vous contre tout le monde, mais pas contre moi ! Je suis son ami et, par conséquent, le vôtre. Je le veux… Je pressentais cela… lan dernier, il y a eu un moment… Mais non, je ne pressentais rien du tout, attendu que vous êtes, pour ainsi dire, tombées du ciel. Mais je ne dormirai pas de toute la nuit… Ce Zosimoff craignait tantôt quil ne devînt fou… Voilà pourquoi il ne faut pas lirriter !…
— Que dites-vous ? sécria la mère.
— Est-il possible que le docteur lui-même ait dit cela ? demanda Avdotia Romanovna effrayée.
— Il la dit, mais il se trompe ; il se trompe complètement. Il avait aussi donné un médicament à Rodia, une poudre, je lai vue ; mais, sur ces entrefaites, vous êtes arrivées… Eh !… vous auriez mieux fait de narriver que demain ! Nous avons eu raison de nous retirer. Dans une heure, Zosimoff lui-même viendra vous donner des nouvelles de sa santé. Il nest pas ivre, lui, et moi jaurai cessé de lêtre. Mais pourquoi me suis-je ainsi échauffé ? Parce quils mont fait discuter, les maudits ! Je métais juré de ne plus prendre part à ces discussions !… Ils disent de telles balivernes ! Un peu plus, jallais me colleter avec eux ! Jai laissé mon oncle chez moi pour présider la réunion… Eh bien, le croiriez-vous ? ils sont partisans de limpersonnalité complète ; pour eux, le suprême progrès, cest de ressembler le moins possible à soi-même. Il nous a plu, à nous autres Russes, de vivre des idées dautrui, et nous en sommes saturés ! Est-ce vrai ? Est-ce vrai, ce que je dis ? cria Razoumikhine, en serrant les mains des deux dames.
— Oh ! mon Dieu, je ne sais pas, dit la pauvre Pulchérie Alexandrovna.
— Oui, oui… quoique je ne sois pas daccord avec vous sur tous les points, ajouta dun ton sérieux Avdotia Romanovna.
À peine venait-elle de prononcer ces mots quil lui échappa un cri de douleur provoqué par un énergique shake hand de Razoumikhine.
— Oui ? Vous dites : Oui ? Eh bien, après cela, vous… vous êtes… vociféra le jeune homme transporté de joie, — vous êtes une source de bonté, de pureté, de raison et… de perfection ! Donnez-moi votre main, donnez… vous aussi donnez-moi la vôtre, je veux vous baiser les mains ici, tout de suite, à genoux !
Et il sagenouilla au milieu du trottoir, qui, par bonheur, était désert en ce moment.
— Assez, je vous prie, que faites-vous ? sécria Pulchérie Alexandrovna, alarmée au dernier point.
— Levez-vous, levez-vous ! dit Dounia, qui riait, mais ne laissait pas dêtre inquiète, elle aussi.
— Jamais de la vie, pas avant que vous mayez donné vos mains ! Là, maintenant cest assez, me voilà relevé, marchons ! Je suis un malheureux imbécile, indigne de vous, et, en ce moment, pris de boisson, je rougis… Je suis indigne de vous aimer, mais sincliner, se prosterner devant vous est le devoir de quiconque nest pas une brute complète ! Aussi me suis-je prosterné… Voici votre demeure, et déjà, rien que pour cela, Rodion a bien fait tantôt de mettre à la porte votre Pierre Pétrovitch ! Comment a-t-il osé vous loger dans ce garni ? Cest scandaleux ! Savez-vous quelle espèce de gens habite là ? Et vous êtes sa fiancée ! Oui ? Eh bien ! je vous déclare quaprès cela votre futur époux est un drôle !
— Écoutez, monsieur Razoumikhine, vous oubliez… commença Pulchérie Alexandrovna.
— Oui, oui, vous avez raison, je me suis oublié, jen ai honte, sexcusa létudiant, — mais… mais… vous ne pouvez pas men vouloir de mes paroles. Jai parlé ainsi parce que je suis franc et non parce que… Hum ! ce serait ignoble ; en un mot, ce nest pas parce que je vous… Hum ! je nose achever !… Mais, tantôt, lors de sa visite, nous avons tous compris que cet homme nétait pas de notre monde. Allons, assez, tout est pardonné. Nest-ce pas, vous mavez pardonné ? Eh bien, marchons ! Je connais ce corridor, jy suis déjà venu ; tenez, ici, au numéro trois, il sest passé un scandale… Où logez-vous ici ? Quel numéro ? Huit ? Alors vous ferez bien de vous enfermer pour la nuit, ne laissez entrer personne. Dans un quart dheure je vous apporterai des nouvelles, et, une demi-heure plus tard, vous me verrez revenir avez Zosimoff. Adieu, je me sauve !
— Mon Dieu, Dounetchka, que va-t-il advenir ? dit anxieusement Pulchérie Alexandrovna à sa fille.
— Tranquillisez-vous, maman, répondit Dounia en se débarrassant de son chapeau et de sa mantille, Dieu lui-même nous a envoyé ce monsieur : quoiquil vienne de prendre part à une orgie, on peut compter sur lui, je vous lassure. Et tout ce quil a déjà fait pour mon frère…
— Ah ! Dounetchka, Dieu sait sil reviendra ! Et comment ai-je pu me résoudre à quitter Rodia !… Combien peu je mattendais à le trouver ainsi ! Quel accueil il nous a fait ! On dirait que notre arrivée le contrarie…
Des larmes brillaient dans ses yeux.
— Non, ce nest pas cela, maman. Vous ne lavez pas bien vu, vous pleuriez toujours. Il a été très-éprouvé par une grave maladie, voilà la cause de tout.
— Ah ! cette maladie ! Quarrivera-t-il de tout cela ? Et comme il ta parlé, Dounia ! reprit la mère ; elle cherchait timidement à lire dans les yeux de sa fille. Mais déjà elle était à demi consolée parce que Dounia prenait la défense de son frère, et, par conséquent, lui avait pardonné. — Je sais bien que demain il sera dun autre avis, ajouta-t-elle, voulant pousser son enquête jusquau bout.
— Et moi, je sais bien que demain il dira encore la même chose… à ce sujet, répliqua Avdotia Romanovna.
La question était si délicate à traiter que Pulchérie Alexandrovna nosa pas poursuivre lentretien. Dounia alla embrasser sa mère. Celle-ci, sans rien dire, la serra avec force dans ses bras. Ensuite elle sassit et attendit, dans des transes cruelles, larrivée de Razoumikhine. Elle suivait dun œil timide sa fille qui, pensive et les bras croisés, se promenait de long en large dans la chambre. Cétait chez Avdotia Romanovna une habitude daller ainsi dun coin à lautre, quand quelque chose la préoccupait, et, en pareil cas, sa mère se gardait bien de la troubler dans ses réflexions. Razoumikhine, pris de boisson et samourachant à brûle-pourpoint dAvdotia Romanovna, prêtait assurément au ridicule. Toutefois, en contemplant la jeune fille, maintenant surtout que, rêveuse et attristée, elle se promenait, les bras croisés, dans la chambre, beaucoup, peut-être, auraient excusé létudiant, sans même quil fût besoin dinvoquer à son profit la circonstance atténuante de livresse. Lextérieur dAvdotia Romanovna méritait dattirer lattention : grande, forte, remarquablement bien faite, elle trahissait dans chacun de ses gestes une confiance en elle-même qui, dailleurs, nôtait rien ni à la grâce ni à la délicatesse de ses mouvements. Son visage ressemblait à celui de son frère, mais on pouvait dire delle que cétait une beauté. Ses cheveux châtains étaient un peu plus clairs que ceux de Rodion. La fierté se lisait dans le regard brillant de ses yeux presque noirs qui témoignaient aussi, par moments, dune bonté extraordinaire. Elle était pâle, mais sa pâleur navait rien de maladif ; son visage rayonnait de fraîcheur et de santé. Elle avait la bouche assez petite ; sa lèvre inférieure, dun rouge vif, se projetait un peu en avant, de même que le menton ; cette irrégularité, la seule quon remarquât dans ce beau visage, lui donnait une expression particulière de fermeté et presque de hauteur. Sa physionomie était, dordinaire, plutôt grave et pensive quenjouée ; en revanche, quel charme navait pas cette figure habituellement sérieuse quand un rire gai et juvénile venait lanimer ! Razoumikhine navait jamais rien vu de pareil ; il était ardent, sincère, honnête, quelque peu naïf, avec cela fort comme un ancien preux et très-échauffé par le vin : dans ces conditions, le coup de foudre sexplique parfaitement. De plus, le hasard voulut quil aperçut pour la première fois Dounia dans un moment où la tendresse, la joie de revoir Rodia avait en quelque sorte transfiguré les traits de la jeune fille. Ensuite il la vit superbe dindignation devant les ordres insolents de son frère, — et il ne put y tenir.
Du reste, il avait dit vrai quand, dans ses propos dhomme ivre, il avait tantôt laissé entendre que lexcentrique logeuse de Raskolnikoff, Prascovie Pavlovna, serait jalouse non seulement dAvdotia Romanovna, mais peut-être de Pulchérie Alexandrovna elle-même. Bien que cette dernière eût quarante-trois ans, elle conservait encore des traces dancienne beauté ; en outre, elle paraissait beaucoup plus jeune que son âge, particularité souvent observée chez les femmes qui ont gardé jusquaux approches de la vieillesse la lucidité de lesprit, la fraîcheur des impressions, la pure et honnête chaleur du cœur. Ses cheveux commençaient déjà à blanchir et à devenir rares ; de petites rides se montraient depuis longtemps autour de ses yeux ; les soucis et les chagrins avaient creusé ses joues ; malgré tout, son visage était beau. Cétait le portrait de Dounetchka, avec vingt ans de plus et sans la saillie de la lèvre inférieure qui caractérisait la physionomie de la jeune fille. Pulchérie Alexandrovna avait lâme tendre, mais elle ne poussait pas la sensibilité jusquà la sensiblerie ; naturellement timide et disposée à céder, elle savait pourtant sarrêter dans la voie des concessions, dès que son honnêteté, ses principes et ses plus chères convictions lui en faisaient un devoir.
Juste vingt minutes après le départ de Razoumikhine, deux coups légers furent frappés à la porte : le jeune homme était de retour.
— Je nentrerai pas, je nai pas le temps ! se hâta-t-il de dire quand on lui eut ouvert. — Il dort comme un bienheureux, son sommeil est le plus tranquille du monde, et Dieu veuille quil dorme ainsi dix heures ! Nastasia est auprès de lui ; elle a ordre de rester là jusquà ce que je revienne. Maintenant, je vais chercher Zosimoff ; il viendra vous faire son rapport, et ensuite vous vous coucherez, car je vois que vous tombez de fatigue.
À peine avait-il prononcé ces mots, quil prenait sa course à travers le corridor.
— Quel jeune homme déluré et… dévoué ! sécria Pulchérie Alexandrovna toute joyeuse.
— Il paraît avoir une excellente nature ! répondit avec une certaine chaleur Avdotia Romanovna, et elle recommença à se promener de long en large dans la chambre.
Environ une heure plus tard, des pas retentirent dans le corridor, et lon frappa de nouveau à la porte. Cette fois les deux femmes attendaient avec une entière confiance lexécution de la promesse faite par Razoumilnhine : il revint, en effet, accompagné de Zosimoff. Ce dernier navait pas hésité à quitter immédiatement le banquet pour aller visiter Raskolnikoff ; mais ce ne fut pas sans peine quil se décida à se rendre chez les dames, car il najoutait guère foi aux paroles de son ami, qui lui paraissait avoir laissé une partie de sa raison au fond des verres. Du reste, lamour-propre du docteur ne tarda pas à être rassuré et même flatté : Zosimoff comprit quil était effectivement attendu comme un oracle.
Pendant les dix minutes que dura sa visite, il réussit à tranquilliser pleinement Pulchérie Alexandrovna. Il témoigna le plus grand intérêt pour le malade, tout en sexprimant avec un sérieux et une réserve extrêmes, comme il sied à un médecin de vingt-sept ans appelé dans une circonstance grave. Il ne se permit pas la plus petite digression hors de son sujet et ne manifesta pas le moindre désir dentrer en relations suivies avec ses interlocutrices. Ayant remarqué dès son entrée la beauté dAvdotia Romanovna, il sefforçait de ne faire aucune attention à la jeune fille et sadressait toujours exclusivement à Pulchérie Alexandrovna.
Tout cela lui procurait un indicible contentement intérieur. En ce qui concernait Raskolnikoff, il déclara lavoir trouvé dans un état très-satisfaisant. Selon lui, la maladie de son client était due en partie aux mauvaises conditions matérielles dans lesquelles celui-ci avait vécu depuis plusieurs mois, mais elle avait aussi dautres causes dun caractère moral : « c'était, pour ainsi dire, le produit complexe dinfluences multiples, soit physiques, soit psychologiques, telles que : préoccupations, soucis, craintes, inquiétudes, rêveries, etc. » Sétant aperçu, sans en avoir lair, quAvdotia Romanovna lécoutait avec une attention marquée, Zosimoff sétendit complaisamment sur ce thème.
Comme Pulchérie Alexandrovna lui demandait dune voix timide et inquiète sil navait pas remarqué quelques symptômes de folie chez son fils, il répondit avec un calme et franc sourire quon avait fort exagéré la portée de ses paroles, que sans doute on pouvait constater chez le malade une idée fixe, quelque chose comme une monomanie, — dautant plus que lui, Zosimoff, étudiait maintenant dune façon spéciale cette branche si intéressante de la médecine. — « Mais, ajouta-t-il, il faut considérer que jusquà ce jour le malade a eu presque continuellement le délire, et assurément larrivée de sa famille sera une distraction pour lui, contribuera à lui rendre des forces et exercera une action salutaire… si toutefois on peut lui éviter de nouvelles secousse », acheva-t-il dun ton significatif. Puis il se leva, et, après avoir salué dune façon à la fois cérémonieuse et cordiale, il sortit au milieu des actions de grâces, des bénédictions, des effusions de reconnaissance. Avdotia Romanovna lui tendit même sa petite main quil navait nullement cherché à serrer. Bref, le docteur se retira enchanté de sa visite et encore plus de lui-même.
— Demain nous causerons, maintenant couchez-vous tout de suite, il est temps que vous preniez du repos ! ordonna Razoumikhine qui sortit avec Zosimoff. Demain, à la première heure, je viendrai vous donner des nouvelles.
— Quelle ravissante jeune fille, tout de même, que cette Avdotia Romanovna ! observa avec laccent le plus sincère Zosimoff, quand tous deux furent dans la rue.
— Ravissante ? Tu as dit ravissante ! hurla Razoumikhine, et, sélançant sur le docteur, il le prit à la gorge. — Si tu oses jamais… Comprends-tu ? comprends-tu ? cria-t-il, tandis quil le tenait par le collet et le poussait contre le mur. — Tu as entendu ?
— Mais laisse-moi donc, diable divrogne ! fit Zosimoff en essayant de se dégager ; puis, quand Razoumikhine leut lâché, il le regarda fixement et partit soudain dun éclat de rire. Létudiant restait debout devant lui, les bras ballants, sa figure sétait rembrunie.
— Naturellement, je suis un âne, dit-il dun air sombre, — mais… toi aussi, tu en es un.
— Non, mon ami, je nen suis pas un. Je ne rêve pas à des bêtises.
Ils continuèrent leur route sans se rien dire, et ce fut seulement quand ils arrivèrent près de la demeure de Kaskolnikoff que Razoumikhine, très-préoccupé, rompit le silence.
— Écoute, dit-il à Zosimoff, tu es un excellent garçon, mais tu possèdes une jolie collection de vices : tu es, notamment, un voluptueux, un ignoble sybarite. Tu aimes tes aises, tu engraisses, tu ne sais rien te refuser. — Or je dis que cela est ignoble parce que cela mène droit à des saletés. Efféminé comme tu les, je ne comprends même pas comment tu peux être néanmoins un bon médecin et même un médecin dévoué. Il couche sur la plume (un docteur !) et il se relève la nuit pour aller voir un malade ! Dans trois ans, on aura beau sonner à ta porte, tu ne quitteras plus ton lit… Mais il ne sagit pas de cela, voici ce que je voulais te dire : je vais coucher dans la cuisine, et toi, tu passeras la nuit dans lappartement de la logeuse (jai réussi non sans peine à obtenir son consentement !) : ce sera une occasion pour toi de faire plus intimement connaissance avec elle ! Ce nest pas ce que tu penses ! Ici, mon ami, il ny a pas ombre de cela…
— Mais je ne pense rien du tout.
— Cest, mon ami, une créature pudique, silencieuse, timide, dune chasteté à toute épreuve, et avec cela si sensible, si tendre ! Débarrasse-moi delle, je ten supplie par tous les diables ! Elle est très-avenante !… Mais à présent, jen ai assez. Je demande un remplaçant !
Zosimoff se mit à rire de plus belle.
— On voit bien que tu ne tes pas ménagé : tu ne sais plus ce que tu dis ! Mais pourquoi lui ferais-je la cour ?
— Je tassure que tu nauras pas de peine à gagner ses bonnes grâces ; tu nas quà bavarder nimporte sur quoi ; il suffit que tu tasseyes près delle et que tu lui parles. De plus, tu es médecin, commence par la guérir de quelque chose. Je te jure que tu nauras pas à ten repentir. Elle a un clavecin ; moi, tu sais, je chante un peu ; je lui ai chanté une petite chanson russe : « Je pleurs à chaudes larmes ! »… Elle aime les mélodies sentimentales ! eh bien ! cela a été le point de départ ; mais toi, tu es un maître sur le piano, un virtuose de la force de Rubinstein… Je tassure que tu ne le regretteras pas !
— Mais à quoi cela me mènera-t-il ?
— Il paraît que je ne sais pas me faire comprendre ! Vois-tu, vous vous convenez à merveille lun à lautre ! Ce nest pas daujourdhui seulement que jai pensé à toi… Puisque tu finiras par là, quimporte pour toi que ce soit plus tôt ou plus tard ? Ici, mon ami, tu auras le lit de plume et mieux encore ! Tu trouveras le port, le refuge, la fin des agitations, de bons blines[1], de savoureux pâtés de poisson, le samovar du soir, la bassinoire pour la nuit ; tu seras comme un mort, et cependant tu vivras : double avantage ! Mais trêve de bavardage, il est temps de se coucher ! Écoute : il marrive parfois de méveiller la nuit ; en ce cas, jirai voir comment va Rodion ; si tu mentends monter, ne tinquiète pas. Si le cœur t'en dit, tu peux aussi laller voir une petite fois ; dans le cas où tu remarquerais chez lui quelque chose dinsolite, il faudrait aussitôt méveiller. Du reste, je crois bien que ce ne sera pas nécessaire…
↑ Sorte de galette.
II
Le lendemain, à sept heures passées, Razoumikhine se réveilla en proie à des soucis qui, jusqualors, navaient jamais troublé son existence. Il se rappela tous les incidents de la soirée et comprit quil avait subi une impression bien différente de toutes celles quil avait pu éprouver précédemment. Il sentait en même temps que le rêve qui avait traversé sa tête était irréalisable au plus haut point. Cette chimère lui parut même tellement absurde quil eut honte dy songer. Aussi se hâta-t-il de passer aux autres questions, plus pratiques celles-ci, que lui avait en quelque sorte léguées la maudite journée de la veille.
Ce qui le désolait le plus, cétait de sêtre montré hier sous les dehors dun « goujat ». Non-seulement on lavait vu ivre, mais de plus, abusant de lavantage que sa position de bienfaiteur lui donnait sur une jeune fille obligée davoir recours à lui, il avait vilipendé par un sentiment de sotte et subite jalousie le prétendu de cette jeune fille, sans savoir quelles relations existaient entre elle et lui, ni même ce quétait au juste ce monsieur. Quel droit avait-il de juger si témérairement Pierre Pétrovitch ? Et qui lui demandait son avis ? Dailleurs, est-ce quune créature telle quAvdotia Romanovna pouvait épouser par intérêt un homme indigne delle ? Donc Pierre Pétrovitch devait avoir du mérite. Il y avait bien la question du logement, mais comment pouvait-il savoir ce quétait cette maison ? Du reste, ces dames ne se trouvaient là que provisoirement, on leur préparait une autre demeure… Oh ! que tout cela était misérable ! Et pouvait-il se justifier en alléguant son ivresse ? Cette sotte excuse ne faisait que lavilir davantage ! La vérité est dans le vin, et voilà que, sous linfluence du vin, il avait révélé toute la vérité, cest-à-dire la bassesse dun cœur grossièrement jaloux ! Est-ce quun tel rêve lui était le moins du monde permis, à lui, Razoumikhine ? Quétait-il, comparé à cette jeune fille, lui livrogne hâbleur et brutal dhier ? Quoi de plus odieux et de plus ridicule à la fois que lidée dun rapprochement entre deux êtres si dissemblables ?
Le jeune homme, déjà tout honteux dune pensée si folle, se rappela soudain avoir dit la veille sur lescalier que la logeuse laimait et quelle serait jalouse dAvdotia Romanovna… Ce souvenir arriva juste à point pour mettre le comble à sa confusion. Cen était trop : il déchargea un grand coup de poing sur le poêle de la cuisine, se fit mal à la main et cassa une brique.
« Sans doute, murmura-t-il au bout dune minute, avec un sentiment de profonde humiliation, — sans doute, à présent cen est fait, il ny a pas moyen deffacer toutes ces turpitudes… Inutile donc de penser à cela ; je me présenterai sans rien dire, je m'acquitterai silencieusement de ma tâche et… je ne ferai pas dexcuses, je ne dirai rien… Maintenant il est trop tard, le mal est fait ! »
Toutefois il apporta un soin particulier à sa mise. Il navait quun seul costume, et, lors même quil en eût possédé plusieurs, peut-être eût-il néanmoins conservé celui de la veille « pour navoir pas lair de faire toilette exprès… » Cependant une malpropreté cynique aurait été du plus mauvais goût ; il navait pas le droit de blesser les sentiments dautrui, alors surtout que, dans lespèce, il sagissait de gens qui avaient besoin de lui et lavaient eux-mêmes prié de venir les voir. En conséquence, il brossa soigneusement ses habits. Quant au linge, Razoumikhine nen pouvait souffrir que du propre sur sa personne.
Ayant trouvé du savon chez Nastasia, il procéda consciencieusement à ses ablutions, se lava les cheveux, le cou et particulièrement les mains. Quand le moment fut venu de décider sil se ferait la barbe (Prascovie Pavlovna possédait dexcellents rasoirs, héritage de son défunt mari, M. Zarnitzine), il résolut la question négativement et même avec une sorte de brusquerie irritée : « Non, se dit-il, je resterai comme je suis là ! Elles se figureraient peut-être que je me suis rasé pour… Jamais de la vie ! » Ces monologues furent interrompus par larrivée de Zosimoff. Après avoir passé la nuit dans lappartement de Prascovie Pavlovna, le docteur était rentré pour un instant chez lui, et maintenant il revenait visiter le malade. Razoumikhine lui apprit que Raskolnikoff dormait comme une marmotte. Zosimoff défendit quon léveillât et promit de revenir entre dix et onze heures.
— Pourvu toutefois quil soit chez lui, ajouta-t-il. — Avec un client si sujet aux fugues, on ne peut compter sur rien ! Sais-tu sil doit aller chez elles, ou si elles viendront ici ?
— Je présume quelles viendront, répondit Razoumikhine, comprenant pourquoi cette question lui était adressée : — ils auront, sans doute, à sentretenir de leurs affaires de famille. Je men irai. Toi, en ta qualité de médecin, tu as, naturellement, plus de droits que moi.
— Je ne suis pas un confesseur ; dailleurs jai autre chose à faire que découter leurs secrets ; je men irai aussi.
— Une chose minquiète, reprit Razoumikhine en fronçant le sourcil : — hier, jétais ivre, et, tandis que je reconduisais Rodion ici, je nai pas su retenir ma langue : entre autres sottises, je lui ai dit que tu craignais chez lui une prédisposition à la folie…
— Tu as dit la même chose hier aux dames.
— Je sais que jai fait une bêtise ! Bats-moi, si tu veux ! Mais, entre nous, sincèrement, quelle est ton opinion sur son compte ?
— Que veux-tu que je te dise ? Toi-même, tu me las représenté comme un monomane quand tu mas amené auprès de lui… Et hier, nous lui avons encore plus troublé lesprit ; je dis nous, mais cest toi qui as fait cela avec tes récits à propos du peintre en bâtiments ; voilà une belle conversation à tenir devant un homme dont le dérangement intellectuel vient peut-être de cette affaire ! Si javais connu alors dans tous ses détails la scène qui sest passée au bureau de police, si javais su quil sétait vu là en butte aux soupçons dune canaille, je taurais arrêté hier au premier mot. Ces monomanes font un océan dune goutte deau, les billevesées de leur imagination leur apparaissent comme des réalités… La moitié de la chose mest expliquée maintenant par ce que Zamétoff nous a raconté à ta soirée. À propos, ce Zamétoff est un charmant garçon, seulement, hum… il a eu tort hier de dire tout cela. Cest un terrible bavard !
— Mais à qui donc a-t-il fait ce récit ? À toi et à moi.
— Et à Porphyre.
— Eh bien ! quimporte quil ait raconté cela à Porphyre !
— Pendant que jy pense : tu as quelque influence sur la mère et la sœur ? Elles feront bien dêtre circonspectes avec lui aujourdhui…
— Je le leur dirai ! répondit dun air contrarié Razoumikhine.
— Au revoir ; remercie de ma part Prascovie Pavlovna pour son hospitalité. Elle sest enfermée dans sa chambre, je lui ai crié : Bonjour ! à travers la porte, et elle na pas répondu. Cependant elle est levée depuis sept heures ; jai vu dans le corridor quon lui portait son samovar de la cuisine… Elle na pas daigné madmettre en sa présence…
À neuf heures précises, Razoumikhine arrivait à la maison Bakaléieff. Les deux dames lattendaient depuis longtemps avec une impatience fiévreuse. Elles sétaient levées avant sept heures. Il entra sombre comme la nuit, salua sans grâce et aussitôt après sen voulut amèrement de sêtre présenté de la sorte. Il avait compté sans son hôte : Pulchérie Alexandrovna courut immédiatement à sa rencontre, lui prit les deux mains, et pour un peu les aurait baisées. Le jeune homme regarda timidement Avdotia Romanovna, mais au lieu des airs moqueurs, du dédain involontaire et mal dissimulé quil sattendait à rencontrer sur ce fier visage, il y vit une telle expression de reconnaissance et daffectueuse sympathie que sa confusion ne connut plus de bornes. Il aurait été moins gêné à coup sûr, si on lavait accueilli avec des reproches. Par bonheur, il avait un sujet de conversation tout indiqué, et il laborda au plus vite.
En apprenant que son fils nétait pas encore éveillé, mais que son état ne laissait rien à désirer, Pulchérie Alexandrovna déclara que cétait pour le mieux, parce quelle avait grand besoin de conférer au préalable avec Razoumikhine. La mère et la fille demandèrent ensuite au visiteur sil avait déjà pris son thé, et, sur sa réponse négative, linvitèrent à le prendre avec elles, car elles avaient attendu son arrivée pour se mettre a table.
Avdotia Romanovna agita la sonnette ; à cet appel se montra un domestique déguenillé ; on lui ordonna dapporter le thé qui fut enfin servi, mais dune façon si peu convenable et si malpropre que les deux dames se sentirent toutes honteuses. Razoumikhine pesta énergiquement contre une pareille « boîte », puis, pensant à Loujine, il se tut, perdit contenance et fut fort heureux déchapper à sa situation embarrassante, grâce aux questions que Pulchérie Alexandrovna fit pleuvoir sur lui dru comme grêle.
Interrogé à chaque instant, il parla pendant trois quarts dheure et raconta tout ce quil savait concernant les principaux faits qui avaient rempli la vie de Rodion Romanovitch depuis une année. Il termina par le récit circonstancié de la maladie de son ami. Comme de juste, dailleurs, il passa sous silence ce quil fallait taire ; par exemple, la scène du commissariat et ses conséquences. Les deux femmes lécoutaient avidement, et lorsquil crut leur avoir donné tous les détails susceptibles de les intéresser, leur curiosité ne se tint pas encore pour satisfaite.
— Dites-moi, dites-moi, comment pensez-vous… ah ! pardon ! je ne sais pas encore votre nom ? fit vivement Pulchérie Alexandrovna.
— Dmitri Prokofitch.
— Eh bien ! Dmitri Prokotitch, jaurais grande envie de savoir… comment, en général… il envisage maintenant les choses, ou, pour mieux mexprimer, ce quil aime et ce quil naime pas. Est-il toujours si irritable ? Quels sont ses désirs, ses rêves, si vous voulez ? Sous quelle influence particulière se trouve-t-il en ce moment ?
— Que vous dirai-je ? Je connais Rodion depuis dix-huit mois : il est morose, sombre, fier et hautain. Dans ces derniers temps (mais peut-être cette disposition existait-elle chez lui dancienne date), il est devenu soupçonneux et hypocondriaque. Il est bon et généreux. Il naime pas à révéler ses sentiments, et il lui en coûte moins de blesser les gens que de se montrer expansif. Parfois, du reste, il nest pas du tout hypocondriaque, mais seulement froid et insensible jusquà linhumanité. On dirait vraiment quil y a en lui deux caractères opposés qui se manifestent tour à tour. À de certains moments, il est dune taciturnité extrême. Tout lui est à charge, tout le monde le dérange, et il reste couché sans rien faire ! Il nest pas moqueur, non que son esprit manque de causticité, mais plutôt parce quil dédaigne le persiflage comme un passe-temps trop frivole. Il nécoute pas jusquau bout tout ce quon lui dit. Jamais il ne sintéresse aux choses qui, à un moment donné, intéressent tout le monde. Il a une très-haute opinion de lui-même, et je crois quen cela il na pas tout à fait tort. Quajouterai-je ? Il me semble que votre arrivée exercera une action des plus salutaires sur lui.
— Ah ! Dieu le veuille ! sécria Pulchérie Alexandrovna, fort inquiétée par ces révélations sur le caractère de son Rodia.
À la fin, Razoumikhine osa regarder un peu plus hardiment Avdotia Komanovna. Pendant quil parlait, il lavait souvent examinée, mais à la dérobée, en détournant aussitôt les yeux. Tantôt la jeune fille sasseyait près de la table et écoutait attentivement, tantôt elle se levait, et, selon sa coutume, se promenait de long en large dans la chambre, les bras croisés, les lèvres serrées, faisant de temps à autre une question sans interrompre sa marche. Elle avait aussi lhabitude de ne pas écouter jusquau bout ce quon disait. Elle portait une robe légère dune étoffe foncée et avait un petit fichu blanc autour du cou. À divers indices, Razoumikhine reconnut vite que les deux femmes étaient très-pauvres. Si Avdotia Romanovna avait été mise comme une reine, il est probable quelle ne laurait nullement intimidé ; maintenant, peut-être par cela même quelle était fort pauvrement vêtue, il éprouvait une grande crainte vis-à-vis delle et surveillait avec un soin extrême chacune de ses expressions, chacun de ses gestes, ce qui, naturellement, ajoutait encore à la gêne dun homme déjà peu sûr de lui.
— Vous avez donné beaucoup de détails curieux sur le caractère de mon frère, et… vous les avez donnés impartialement. Cest bien ; je pensais que vous étiez en admiration devant lui, observa Avdotia Romanovna avec un sourire. — Je crois quil doit y avoir une femme dans son existence, ajouta-t-elle, rêveuse.
— Je nai pas dit cela, mais il se peut que vous ayez raison, seulement…
— Quoi ?
— Il naime personne ; peut-être même naimera-t-il jamais, reprit Razoumikhine.
— Cest-à-dire quil est incapable daimer ?
— Mais savez-vous, Avdotia Romanovna, que vous-même vous ressemblez terriblement à votre frère, je dirai même sous tous les rapports ! lâcha étourdiment le jeune homme. Puis il se rappela soudain le jugement quil venait de porter sur Raskolnikoff, se troubla et devint rouge comme une écrevisse. Avdotia Romanovna ne put sempêcher de sourire en le regardant.
— Vous pourriez bien vous tromper tous deux sur le compte de Rodia, remarqua Pulchérie Alexandrovna un peu piquée. — Je ne parle pas du présent, Dounetchka. Ce que Pierre Pétrovitch écrit dans cette lettre… et ce que nous avons supposé, toi et moi, peut nêtre pas vrai, mais vous ne sauriez vous imaginer, Dmitri Prokofitch, combien il est fantasque et capricieux. Même quand il navait que quinze ans, son caractère était pour moi une surprise continuelle. Maintenant encore, je le crois capable de faire tel coup de tête qui ne viendrait à lesprit daucun autre homme… Sans aller plus loin, savez-vous quil y a dix-huit mois il a failli causer ma mort, quand il sest avisé de vouloir épouser cette… la fille de cette dame Zarnitzine, sa logeuse ?
— Connaissez-vous les détails de cette histoire ? demanda Avdotia Romanovna.
— Vous croyez, poursuivit la mère avec animation, — quil aurait eu égard à mes supplications, à mes larmes, que ma maladie, la crainte de me voir mourir, notre misère lauraient touché ? Non, il eut le plus tranquillement du monde donné suite à son projet, sans se laisser arrêter par aucune considération. Et pourtant, se peut-il quil ne nous aime pas ?
— Lui-même ne ma jamais rien dit à ce propos, répondit avec réserve Razoumikhine, — mais jai eu quelque connaissance de cela par madame Zarnitzine, qui nest pas non plus très-causeuse, et ce que jai appris ne laisse pas dêtre assez étrange.
— Eh bien, quavez-vous appris ? demandèrent dune commune voix les deux femmes.
— Oh ! rien de particulièrement intéressant, à vrai dire ! Tout ce que je sais, cest que ce mariage, qui était déjà une affaire convenue et qui allait avoir lieu quand la future est morte, déplaisait extrêmement à madame Zarnitzine elle-même… Dautre part, on prétend que la jeune fille nétait pas belle, ou, pour mieux dire, quelle était laide ; de plus, elle était, dit-on, fort maladive et… bizarre. Cependant il paraît quelle avait certaines qualités. Elle devait, à coup sûr, en avoir : autrement ce serait à ny rien comprendre…
— Je suis convaincue que cette jeune fille avait du mérite, observa laconiquement Avdotia Romanovna.
— Que Dieu me le pardonne, mais je me suis réjouie de sa mort, et pourtant je ne sais auquel des deux ce mariage aurait été le plus funeste, conclut la mère ; puis, timidement, après force hésitations et en jetant sans cesse les yeux sur Dounia, à ce qui ce manège paraissait déplaire beaucoup, elle se mit à interroger de nouveau Razoumikhine sur la scène de la veille entre Rodia et Loujine. Cet incident semblait linquiéter par-dessus tout et lui causer une véritable épouvante. Le jeune homme refit le récit détaillé de laltercation dont il avait été témoin, mais en y ajoutant cette fois sa conclusion : il accusa ouvertement Raskolnikoff davoir insulté de propos délibéré Pierre Pétrovitch, et ninvoqua plus guère la maladie pour excuser la conduite de son ami.
— Avant quil fût malade, il avait déjà prémédité cela, acheva-t-il.
— Je le pense aussi, dit Pulchérie Alexandrovna, la consternation peinte sur le visage. Mais elle fut très-surprise de voir que cette fois Razoumikhine avait parlé de Pierre Pétrovitch dans les termes les plus convenables et même avec une sorte destime. Cela frappa également Avdotia Romanovna.
— Ainsi, telle est votre opinion sur Pierre Pétrovitch ? ne put sempêcher de demander Pulchérie Alexandrovna.
— Je ne puis en avoir une autre sur le futur mari de votre fille, répondit dun ton ferme et chaleureux Razoumikhine, et ce nest point une politesse banale qui me fait parler ainsi ; je dis cela parce que… parce que… eh bien ! il suffit que cet homme soit celui quAvdotia Romanovna elle-même a librement honoré de son choix. Si, hier, je me suis exprimé en termes injurieux sur son compte, cest que, hier, jétais abominablement ivre, et, de plus… insensé ; oui, insensé, javais perdu la tête, jétais complètement fou… et aujourdhui jen suis honteux !…
Il rougit et se tut. Les joues dAvdotia Romanovna se colorèrent, mais elle resta silencieuse. Depuis quil était question de Loujine, elle navait pas dit un mot.
Cependant, privée du secours de sa fille, Pulchérie Alexandrovna se trouvait dans un embarras visible. À la fin, elle prit la parole dune voix hésitante, et, levant à chaque instant les yeux vers Dounia, elle dit quune circonstance, en ce moment, la préoccupait au plus haut point.
— Voyez-vous, Dmitri Prokofitch, commença-t-elle. Je serai tout à fait franche avec Dmitri Prokotitch, Dounetchka ?
— Sans doute, maman, répondit dun ton dautorité Avdotia Romanovna.
— Voici de quoi il sagit, se hâta de dire la mère, comme si lon eût ôté une montagne de dessus sa poitrine, en lui permettant de communiquer son chagrin. — Ce matin, à la première heure, nous avons reçu une lettre de Pierre Pétrovitch en réponse à celle que nous lui avions écrite hier pour lui faire part de notre arrivée. Voyez-vous, il devait venir hier nous chercher a la gare, comme il lavait promis. À sa place, nous avons trouvé, au chemin de fer, un domestique qui nous a conduites ici et nous a annoncé pour ce matin la visite de son maître. Or, voici quau lieu de venir, Pierre Pétrovitch nous a adressé ce billet… Le mieux est que vous le lisiez vous-même ; il y a la un point qui minquiète fort… Vous verrez tout de suite vous-même quel est ce point… et vous me direz franchement votre avis, Dmitri Prokotitch ! Vous connaissez mieux que personne le caractère de Rodia, et mieux que personne vous pourrez nous conseiller. Je vous préviens que Dounetchka a, du premier coup, décidé la question ; mais moi, je ne sais encore quel parti prendre, et… je vous attendais toujours.
Razoumikhine déplia la lettre, datée de la veille, et lut ce qui suit :
« Madame Pulchérie Alexandrovna, jai lhonneur de vous informer que des empêchements imprévus ne mont pas permis daller à votre rencontre au chemin de fer ; cest pourquoi je me suis fait remplacer par un homme sûr. Les affaires que je suis au Sénat me priveront également de lhonneur de vous voir demain matin : dailleurs, je ne veux pas gêner votre entrevue maternelle avec votre fils, ni celle dAvdotia Romanovna avec son frère. Cest donc seulement à huit heures précises du soir que jaurai lhonneur daller vous saluer demain dans votre logement. Je vous prie instamment de vouloir bien mépargner durant cette entrevue la présence de Rodion Romanovitch, car il ma insulté de la façon la plus grossière lors de la visite que je lui ai faite hier pendant quil était malade. Indépendamment de cela, je tiens à avoir avec vous une explication personnelle au sujet dun point que nous ninterprétons peut-être pas de la même manière lun et lautre. Jai lhonneur de vous prévenir d'avance que si, malgré mon désir formellement exprimé, je rencontre chez vous Rodion Romanovitch, je serai forcé de me retirer sur-le-champ, et alors vous naurez à vous en prendre quà vous-même.
« Je vous écris ceci, ayant lieu de croire que Rodion Romanovitch, qui paraissait si malade lors de ma visite, a soudain recouvré la santé deux heures après et peut, par conséquent, aller chez vous. Hier, en effet, je l'ai vu de mes propres yeux dans le logement dun ivrogne qui venait dêtre écrasé par une voiture ; sous prétexte de payer les funérailles, il a donné vingt-cinq roubles à la fille du défunt, jeune personne dune inconduite notoire. Cela ma fort étonné, car je sais au prix de quelles peines vous vous étiez procuré cette somme. Sur ce, je vous prie de transmettre mes hommages empressés à lhonorée Avdotia Komanovna, et de souffrir que je me dise, avec un respectueux dévouement,
« Votre obéissant serviteur,
P. Loujine. »
— Que faire maintenant, Dmitri Prokofitch ? demanda Pulchérie Alexandrovna, qui avait presque les larmes aux yeux. Comment dire à Rodia de ne pas venir ? Hier, il insistait si vivement pour quon donnât congé à Pierre Pétrovitch, et voilà quà présent cest lui-même quil mest défendu de recevoir ! Mais il est dans le cas de venir exprès dès quil saura cela, et… quarrivera-t-il alors ?
— Suivez lavis dAvdotia Romanovna, répondit tranquillement et sans la moindre hésitation Razoumikhine.
— Ah ! mon Dieu, elle dit… Dieu sait ce quelle dit, elle ne mexplique pas son but ! Selon elle, il vaut mieux ou plutôt il est absolument indispensable que Rodia vienne ce soir à huit heures et quil se rencontre ici avec Pierre Pétrovitch… Moi, je préférerais ne pas lui montrer la lettre et user dadresse pour lempêcher de venir, je comptais y réussir avec votre concours… Je ne vois pas non plus de quel ivrogne mort et de quelle fille il peut être question dans ce billet ; je ne puis comprendre quil ait donné à cette personne les dernières pièces dargent… qui…
— Qui représentent pour vous tant de sacrifices, maman, acheva la jeune fille.
— Hier, il nétait pas dans son état normal, dit dun air pensif Razoumikhine. Si vous saviez à quel passe-temps il sest livré hier dans un traktir ; du reste, il a fort bien fait, hum ! Il ma, en effet, parlé hier dun mort et dune jeune fille, pendant que je le reconduisais chez lui ; mais je nai pas compris un mot… Il est vrai que hier jétais moi-même…
— Le mieux, maman, cest daller chez lui, et là, je vous assure, nous verrons tout de suite ce quil y a à faire. Dailleurs, il est temps. Seigneur ! dix heures passées ! sécria Avdotia Romanovna en regardant une superbe montre en or émaillé, qui était suspendue à son cou par une mince chaîne de Venise et qui jurait singulièrement avec lensemble de sa toilette.
« Cest un cadeau de son prétendu », pensa Razoumikhine.
— Ah ! il est temps de partir !… Il est grand temps, Dounetchka ! fit Pulchérie Alexandrovna tout effarée. — il va penser que nous lui gardons rancune de son accueil dhier ; cest ainsi quil sexpliquera notre retard. Ah ! mon Dieu !
Tout en parlant, elle se hâtait de mettre son chapeau et sa mantille. Dounetchka se préparait aussi à sortir. Ses gants étaient non-seulement défraîchis, mais troués, ce que remarqua Razoumikhine ; toutefois, ce costume dont la pauvreté sautait aux yeux donnait aux deux dames un cachet particulier de dignité, comme il arrive toujours aux femmes qui savent porter dhumbles vêtements.
— Mon Dieu ! sécria Pulchérie Alexandrovna, — aurais-je jamais cru que je redouterais tant une entrevue avec mon fils, avec mon cher Rodia !… Jai peur, Dmitri Prokofitch ! ajouta-t-elle en regardant timidement le jeune homme.
— Ne craignez pas, maman, dit Dounia en embrassant sa mère, — croyez plutôt en lui. Moi, jai confiance.
— Ah ! mon Dieu, moi aussi, et pourtant je n'ai pas dormi de la nuit, reprit la pauvre femme.
Tous trois sortirent de la maison.
— Sais-tu, Dounetchka, que, ce matin, au point du jour, je venais seulement de massoupir quand jai vu en songe la défunte Marfa Pétrovna ?… Elle était toute vêtue de blanc… Ah ! mon Dieu ! Dmitri Prokofitch, vous ne savez pas encore que Marfa Pétrovna est morte ?
— Non, je ne le savais pas ; quelle Marfa Pétrovna ?
— Elle est morte subitement ! et figurez-vous…
— Plus tard, maman, intervint Dounia ; il ne sait pas encore de quelle Marfa Pétrovna il sagit.
— Ah ! vous ne la connaissez pas ? Je pensais vous avoir déjà tout dit. Excusez-moi, Dmitri Prokofitch, jai lesprit si bouleversé depuis deux jours ! Je vous considère comme notre providence, voilà pourquoi jétais persuadée que vous étiez déjà au courant de toutes nos affaires. Je vous regarde comme un parent… Ne vous fâchez pas de ce que je vous dis. Ah ! mon Dieu ! quavez-vous donc à la main ? Vous vous êtes blessé ?
— Oui, je me suis blessé, murmura Razoumikhine tout heureux.
— Je suis quelquefois trop expansive, et Dounia men fait des reproches… Mais, mon Dieu, dans quel trou il habite !… Pourvu seulement quil soit éveillé !… Et cette femme, sa logeuse, appelle cela une chambre ! Écoutez, vous dites quil naime pas à ouvrir son cœur ; il se peut donc que je lennuie avec mes… faiblesses ?… Ne me donnerez-vous pas quelques indications, Dmitri Prokofitch ? Comment dois-je me comporter avec lui ? Vous savez, je suis toute désorientée.
— Ne linterrogez pas trop, si vous voyez quil fronce le sourcil ; évitez surtout de multiplier les questions relatives à sa santé : il naime pas cela.
— Ah ! Dmitri Prokofitch, que la position dune mère est parfois pénible ! Mais voilà encore cet escalier… Quel affreux escalier !
— Maman, vous êtes pâle, calmez-vous, ma chérie, dit Dounia en caressant sa mère, — pourquoi vous tourmenter ainsi quand ce doit être pour lui un bonheur de vous voir ? ajouta-t-elle avec un éclair dans les yeux.
— Attendez, je vous précède pour massurer sil est éveillé.
Razoumikhine ayant pris les devants, les dames montèrent tout doucement lescalier après lui. Arrivées au quatrième étage, elles remarquèrent que la porte de la logeuse était entre-bâillée, et que par létroite ouverture deux yeux noirs et perçants les observaient. Quand les regards se rencontrèrent, la porte se referma soudain avec un tel bruit que Pulchérie Alexandrovna faillit pousser un cri deffroi.
III
— Il va bien, il va bien ! cria gaiement Zosimoff en voyant entrer les deux femmes. Le docteur se trouvait là depuis dix minutes et occupait sur le divan la même place que la veille. Raskolnikoff, assis à lautre coin, était tout habillé ; il avait même pris la peine de se débarbouiller et de se coiffer, chose quil ne faisait plus depuis quelque temps déjà. Bien que larrivée de Razoumikhine et des deux dames y eût eu pour effet de remplir la chambre, Nastasia réussit néanmoins à se faufiler à leur suite, et elle resta pour écouter la conversation.
Effectivement Raskolnikoff allait bien, surtout en comparaison de la veille, mais il était fort pâle et plongé dans une morne rêverie.
Quand Pulchérie Alexandrovna entra avec sa fille, Zosimoff remarqua avec surprise le sentiment qui se révéla dans la physionomie du malade. Ce nétait pas de la joie, mais une sorte de stoïcisme résigné ; le jeune homme semblait faire appel à son énergie pour supporter pendant une heure ou deux une torture à laquelle il ny avait pas moyen déchapper. Après que la conversation se fut engagée, le docteur observa que presque chaque mot paraissait rouvrir une blessure dans lâme de son client ; mais, en même temps, il sétonna de voir ce dernier relativement maître de lui-même : le monomane furieux de la veille savait maintenant se posséder jusquà un certain point et dissimuler ses impressions.
— Oui, je vois moi-même à présent que je suis presque guéri, dit Raskolnikoff en embrassant sa mère et sa sœur avec une cordialité qui mit un rayonnement de joie sur le visage de Pulchérie Alexandrovna, et je ne dis plus cela comme hier, ajouta-t-il en sadressant à Razoumikhine, dont il serra affectueusement la main.
— Jai même été étonné de le trouver si bien portant aujourd'hui, commença Zosimoff. Dici à trois ou quatre jours, si cela continue, il sera tout à fait comme auparavant, cest-à-dire comme il était il y a un mois ou deux… ou peut-être trois. Car cette maladie couvait depuis longtemps, hein ? Avouez maintenant que peut-être vous y étiez pour quelque chose ? acheva avec un sourire contenu le docteur, qui semblait craindre encore dirriter son client.
— Cest bien possible, répondit froidement Raskolnikoff.
— Maintenant quon peut causer avec vous, poursuivit Zosimoff, je voudrais vous convaincre quil est nécessaire décarter les causes premières auxquelles est dû le développement de votre état maladif : si vous faites cela, vous guérirez ; sinon, le mal ne fera que saggraver. Ces causes premières, je les ignore, mais vous devez les connaître. Vous êtes un homme intelligent, et, sans doute, vous vous êtes observé vous-même. Il me semble que votre santé a commencé à saltérer depuis que vous êtes sorti de lUniversité. Vous ne pouvez pas rester sans occupation ; il vous serait donc fort utile, selon moi, de vous mettre au travail, de vous fixer un but et de le poursuivre avec ténacité.
— Oui, oui, vous avez parfaitement raison… je vais rentrer le plus tôt possible à lUniversité, et alors tout ira… comme sur des roulettes…
Le docteur avait donné ses sages conseils en partie pour produire de leffet devant les dames. Quand il eut fini, il jeta les yeux sur son client et fut sans doute quelque peu désappointé en sapercevant que le visage de celui-ci nexprimait quune franche moquerie. Du reste, Zosimoff fut bientôt consolé de sa déception. Pulchérie Alexantlrovna sempressa de le remercier et lui témoigna en particulier sa reconnaissance pour la visite quil avait faite la nuit dernière aux deux dames.
— Comment, il est allé chez vous cette nuit ? demanda Raskolnikoff dune voix inquiète. — Ainsi, vous ne vous êtes même pas reposées après un voyage si fatigant ?
— Oh ! Rodia, il nétait pas encore deux heures. Chez nous, Dounia et moi, nous ne nous couchons jamais plus tôt.
— Je ne sais non plus comment le remercier, continua Raskolnikoff, qui, brusquement, fronça les sourcils et baissa la tête. En laissant de côté la question dargent, — pardonnez-moi dy faire allusion, dit-il à Zosimoff, — je ne sais même pas ce qui a pu me mériter de votre part un tel intérêt. Je ny comprends rien… et… je dirai même que cette bienveillance me pèse, parce quelle est inintelligible pour moi : vous voyez que je suis franc.
— Ne vous tourmentez donc pas, répondit Zosimoff, en affectant de rire ; supposez que vous êtes mon premier client ! or, nous autres, docteurs, quand nous débutons, nous aimons nos premiers malades comme sils étaient nos propres enfants ; certains dentre nous en deviennent presque amoureux. Et moi, voyez-vous, je n'ai pas encore une nombreuse clientèle.
— Je ne parle pas de lui, reprit Raskolnikoff en montrant Razoumikhine, — je nai fait que linjurier et lui causer de lembarras.
— Quelles bêtises tu dit ! Tu es, paraît-il, en disposition sentimentale aujourdhui ! cria Razoumikhine.
Plus perspicace, il aurait vu que, loin dêtre sentimental, son ami se trouvait dans une disposition toute différente. Mais Avdotia Romanovna ne sy trompa point, et, inquiète, se mit à observer attentivement son frère.
— De vous, maman, jose à peine parler, fit encore Raskolnikoff, qui avait lair de réciter une leçon apprise depuis le matin ; — aujourdhui seulement jai pu comprendre combien vous avez dû souffrir hier soir en attendant mon retour.
À ces mots, il sourit et tendit brusquement la main à sa sœur. Ce geste ne fut accompagné daucune parole, mais le sourire du jeune homme exprimait cette fois un sentiment vrai ; la feinte ny avait point de part. Joyeuse et reconnaissante, Dounia saisit aussitôt la main qui lui était tendue et la serra avec force. Cétait la première marque dattention quil lui donnait depuis leur altercation de la veille. Témoin de cette réconciliation muette et définitive du frère avec la sœur, Pulchérie Alexandrovna devint radieuse.
Razoumikhine sagita vivement sur sa chaise.
— Rien que pour cela, je laimerais ! murmura-t-il, avec sa tendance à tout exagérer. — Voilà des mouvements comme il en a !…
« Et quil a bien fait cela ! pensait à part soi la mère, quels nobles élans il a ! Ce simple fait de tendre ainsi la main à sa sœur en la regardant avec affection, nétait-ce pas la manière la plus franche et la plus délicate de mettre fin au malentendu de la veille ?… »
— Ah ! Rodia, dit-elle, sempressant de répondre à lobservation de son fils, — tu ne saurais croire à quel point hier Dounetchka et moi avons été… malheureuses ! Maintenant que tout est fini et que nous sommes tous redevenus heureux, on peut le dire. Figure-toi : presque au sortir du wagon nous accourons ici pour tembrasser, et cette femme, — tiens, mais la voilà ! Bonjour, Nastasia !… Elle nous apprend tout dun coup que tu étais au lit avec la fièvre, que tu viens de tenfuir dans la rue, ayant le délire, et quon est à ta recherche. Tu ne peux timaginer dans quel état cela nous a mises !
— Oui, oui… tout cela est assurément fâcheux… murmura Raskolnikoff, mais il fit cette réponse dun air si distrait, pour ne pas dire si indifférent, que Dounetchka le regarda avec surprise.
— Quest-ce que je voulais encore vous dire ? continua-t-il en sefforçant de rappeler ses souvenirs : — oui, je vous en prie, maman, et toi, Dounia, ne croyez pas que je me sois refusé à aller vous voir le premier aujourdhui, et que jaie attendu votre visite préalable.
— Mais pourquoi dis-tu cela, Rodia ? sécria Pulchérie Alexandrovna, cette fois non moins étonnée que sa fille.
« On dirait quil nous répond par simple politesse, pensait Dounetchka ; il fait la paix, il demande pardon comme sil sacquittait dune pure formalité ou récitait une leçon. »
— À peine éveillé, je voulais me rendre chez vous ; mais je navais pas de vêtements à mettre ; jaurais dû dire hier à Nastasia de laver ce sang… jai pu seulement mhabiller tout à lheure.
— Du sang ! Quel sang ? demanda Pulchérie Alexandrovna alarmée.
— Ce nest rien… ne vous inquiétez pas. Hier, pendant que javais le délire, en flânant dans la rue, je me suis heurté contre un homme qui venait dêtre écrasé… un employé ; cest comme cela que mes habits ont été ensanglantés…
— Pendant que tu avais le délire ? Mais tu te rappelles tout ! interrompit Razoumikhine.
— Cest vrai, répondit Raskolnikoff soucieux ; je me rappelle tout, jusquau plus petit détail, mais voici ce qui est étrange : je ne parviens pas à mexpliquer pourquoi jai fait ceci, pourquoi jai dit cela, pourquoi je suis allé à tel endroit.
— Cest un phénomène bien connu, observa Zosimoff ; lacte est parfois accompli avec une adresse, une habileté extraordinaires ; mais le principe doù il émane est altéré chez laliéné et dépend de diverses impressions morbides.
Le mot « aliéné » jeta un froid ; Zosimoff lavait laissé échapper sans y prendre garde, tout entier quil était au plaisir de pérorer sur son thème favori. Raskolnikoff, absorbé dans une sorte de rêverie, parut ne faire aucune attention aux paroles du docteur. Un étrange sourire flottait sur ses lèvres pâles.
— Eh bien ! mais cet homme écrasé ? Je tai interrompu tout à lheure se hâta de dire Razoumikhine.
— Quoi ? fit Raskolnikoff comme quelquun qui se réveille ; oui… eh bien, je me suis couvert de sang en aidant à le transporter chez lui… À propos, maman, jai fait hier une chose impardonnable ; il fallait vraiment que jeusse perdu la tête. Tout largent que vous maviez envoyé, je lai donné hier… à sa veuve… pour lenterrement. La pauvre femme est fort à plaindre… elle est phtisique… elle reste avec trois petits enfants sur les bras, et elle na pas de quoi les nourrir… il y a encore une fille… Peut-être que vous-même vous auriez fait comme moi, si vous aviez vu cette misère. Du reste, je le reconnais, je navais nullement le droit dagir ainsi, surtout sachant combien vous aviez eu de peine à me procurer cet argent.
— Laisse donc, Rodia, je suis convaincue que tout ce que tu fais est très-bien ! répondit la mère.
— Nen soyez pas si convaincue que ça, répliqua-t-il en grimaçant un sourire.
La conversation resta suspendue pendant quelque temps. Paroles, silence, réconciliation, pardon, tout avait quelque chose de forcé, et chacun le sentait.
— Sais-tu, Rodia, que Marfa Pétrovna est morte ? fit tout à coup Pulchérie Alexandrovna.
— Quelle Marfa Pétrovna ?
— Ah ! mon Dieu, mais Marfa Pétrovna Svidrigaïloff ! Je tai si longuement parlé delle dans ma dernière lettre !
— A-a-ah ! oui, je me rappelle. Ainsi elle est morte ? Ah ! en effet, dit-il avec le tressaillement subit dun homme qui séveille. Est-il possible quelle soit morte ? De quoi donc ?
— Figure-toi quelle a été enlevée tout dun coup ! se hâta de répondre Pulchérie Alexandrovna, encouragée à poursuivre par la curiosité que manifestait son fils.
— Elle est morte le jour même où je tai envoyé cette lettre. À ce quil paraît, cet affreux homme a été la cause de sa mort. On dit quil la rouée de coups !
— Est-ce quil se passait des scènes pareilles dans leur ménage ? demanda Raskolnikoff en sadressant à sa sœur.
— Non, au contraire, il se montrait toujours très-patient, très-poli même avec elle. Dans beaucoup de cas, il faisait preuve dune trop grande indulgence, et cela a duré sept ans… La patience lui a échappé tout dun coup.
— Ainsi, ce nétait pas un homme si terrible, puisquil a patienté pendant sept ans ! Tu as lair de lexcuser, Dounetchka ?
La jeune fille fronça les sourcils.
— Si, si, cest un homme terrible ! Je ne puis rien me représenter de plus affreux, répondit-elle, presque frissonnante, et elle devint pensive.
— Ils avaient eu cette scène ensemble dans la matinée, continua Pulchérie Alexandrovna. Après cela, elle a immédiatement donné ordre datteler, parce quelle voulait se rendre à la ville aussitôt après le dîner, comme elle avait coutume de le faire dans ces occasions-là ; à table, elle a mangé, dit-on, avec beaucoup dappétit…
— Toute rouée de coups ?
— … Cétait chez elle une habitude. En sortant de table, elle est allée prendre son bain, afin dêtre plus tôt prête à partir… Vois-tu, elle se traitait par lhydrothérapie ; il y a une source, chez eux, et elle sy baignait régulièrement chaque jour. À peine entrée dans leau, elle a eu une attaque dapoplexie.
— Ce nest pas étonnant ! observa Zosimoff.
— Et elle avait été sérieusement battue par son mari ?
— Mais quimporte cela ? fit Avdotia Romanovna.
— Hum ! Du reste, maman, je ne vois pas pourquoi vous racontez de pareilles sottises, dit Raskolnikoff avec une irritation soudaine.
— Mais, mon ami, je ne savais de quoi parler, avoua naïvement Pulchérie Alexandrovna.
— Il semble que vous ayez toutes deux peur de moi ? reprit-il avec un sourire amer.
— Cest la vérité, répondit Dounia, qui fixa sur lui un regard sévère. En montant lescalier, maman a même fait le signe de la croix, tant elle était effrayée…
Les traits du jeune homme saltérèrent, comme sil eût été pris de convulsions.
— Ah ! que dis-tu là, Dounia ? Ne te fâche pas, je ten prie, Rodia… Comment peux-tu parler ainsi, Dounia ? sexcusa toute confuse Pulchérie Alexandrovna ; — ce qui est vrai, cest quen wagon je nai cesser de penser, durant toute la route, au bonheur de te revoir et de mentretenir avec toi… Je men faisais une telle fête que je ne me suis même pas aperçue de la longueur du voyage ! Et maintenant je suis heureuse, heureuse de me retrouver avec toi, Rodia…
— Assez, maman, murmura-t-il avec agitation, et, sans regarder sa mère, il lui serra la main, — nous avons le temps de causer !
À peine avait-il prononcé ces mots quil se troubla et pâlit : de nouveau il sentait un froid mortel au fond de son âme, de nouveau il savouait quil venait de faire un affreux mensonge, car désormais il ne lui était plus permis de causer à cœur ouvert ni avec sa mère, ni avec personne. Sur le moment, limpression de cette cruelle pensée fut si vive, quoubliant la présence de ses hôtes, le jeune homme se leva et se dirigea vers la porte.
— Quest-ce que tu fais ? cria Razoumikhine en le saisissant par le bras.
Raskolnikoff se rassit et promena silencieusement les yeux autour de lui. Tous le regardaient avec stupeur.
— Mais que vous êtes tous ennuyeux ! sécria-t-il tout à coup : dites donc quelque chose ! Pourquoi rester comme des muets ? Parlez donc ! Ce nest pas pour se taire quon se réunit ; eh bien, causons !
— Dieu soit loué ! Je pensais quil allait avoir encore un accès comme hier, dit Pulchérie Alexandrovna, qui avait fait le signe de la croix.
— Quest-ce que tu as, Rodia ? demanda avec inquiétude Avdotia Romanovna.
— Rien, cest une bêtise qui métait revenue à lesprit, répondit-il, et il se mit à rire.
— Allons, si cest une bêtise, tant mieux ! Mais, moi-même, je craignais… murmura Zosimoff en se levant. Il faut que je vous quitte ; je tâcherai de repasser dans la journée…
Il salua et sortit.
— Quel brave homme ! observa Pulchérie Alexandrovna.
— Oui, cest un brave homme, un homme de mérite, instruit, intelligent… dit Raskolnikoff, qui prononça ces mots avec une animation inaccoutumée, — je ne me rappelle plus où je lai rencontré avant ma maladie… Je crois bien lavoir rencontré quelque part… Voici encore un excellent homme ! ajouta-t-il en montrant dun signe de tête Razoumikhine ; mais ou vas-tu donc ?
Razoumikhine venait, en effet, de se lever.
— Il faut que je men aille aussi… jai affaire…, dit-il.
— Tu nas rien à faire du tout, reste ! Cest parce que Zosimoff est parti que tu veux nous quitter à ton tour. Ne ten va pas… Mais quelle heure est-il ? Il est midi ? Quelle jolie montre tu as, Dounia ! Pourquoi donc vous taisez-vous encore ? Il ny a que moi qui parle !…
— Cest un cadeau de Marfa Pétrovna, répondit Dounia.
— Et elle a coûté très-cher, ajouta Pulchérie Alexandrovna.
— Je croyais que cela venait de Loujine.
— Non, il na encore rien donné à Dounetchka.
— A-a-ah ! vous rappelez-vous, maman, que jai été amoureux et que jai voulu me marier ? fit-il brusquement en regardant sa mère frappée de la tournure imprévue quil venait de donner à la conversation et du ton dont il parlait.
— Ah ! oui, mon ami ! répondit Pulchérie Alexandrovna en échangeant un regard avec Dounetchka et Razoumikhine.
— Hum ! oui ! mais que vous dirai-je ? je ne me souviens plus guère de cela. Cétait une jeune fille maladive, toute souffreteuse, continua-t-il dun air rêveur en tenant les yeux baissés. — Elle aimait à faire laumône aux pauvres et pensait toujours à entrer dans un monastère ; un jour je lai vue fondre en larmes pendant quelle me parlait de cela, oui, oui… je men souviens… je men souviens très-bien. Elle était plutôt laide que jolie. Vraiment, je ne sais pourquoi je métais alors attaché à elle, peut-être laffectionnais-je parce quelle était toujours malade… Si elle avait été, par surcroît, boiteuse ou bossue, il me semble que je laurais encore plus aimée… (Il eut un sourire pensif.) Cela navait pas dimportance… cétait une folie de printemps…
— Non, ce nétait pas seulement une folie de printemps, observa avec conviction Dounetchka. Raskolnikoff regarda très-attentivement sa sœur, mais il nentendit pas bien ou même ne comprit pas les paroles de la jeune fille. Puis, dun air mélancolique, il se leva, alla embrasser sa mère et revint sasseoir à sa place.
— Tu laimes, encore ? dit dune voix émue Pulchérie Alexandrovna.
— Elle ? encore ? Ah ! oui… vous parlez delle ! Non. Tout cela est maintenant loin de moi… et depuis longtemps. Jai, dailleurs, la même impression pour tout ce qui mentoure…
Il considéra avec attention les deux femmes.
— Tenez, vous êtes ici… eh bien, il me semble que je vous vois à une distance de mille verstes… Mais le diable sait pourquoi nous parlons de cela ! Et à quoi bon minterroger ? ajouta-t-il avec colère ; puis silencieusement il commença à se ronger les ongles et retomba dans sa rêverie.
— Quel vilain logement tu as, Rodia ! on dirait un tombeau, fit brusquement Pulchérie Alexandrovna pour rompre un silence pénible ; je suis sûre que cette chambre est pour moitié dans ton hypocondrie.
— Cette chambre ? reprit-il dun air distrait. — Oui, elle a beaucoup contribué… cest aussi ce que jai pensé… Si vous saviez pourtant, maman, quelle idée étrange vous venez dexprimer ! ajouta-t-il soudain avec un sourire énigmatique.
Raskolnikoff était à peine en état de supporter la présence de cette mère et de cette sœur dont il avait été séparé pendant trois ans, mais avec lesquelles il sentait que tout entretien lui était impossible. Toutefois, il y avait une affaire qui ne souffrait pas de remise ; tantôt en se levant il sétait dit quelle devait être décidée aujourdhui même dune façon ou dune autre. En ce moment, il fut heureux de trouver dans cette affaire un moyen de sortir dembarras.
— Voici ce que jai à te dire, Dounia, commença-t-il dun ton plein de sécheresse, — naturellement je te fais mes excuses pour lincident dhier, mais je crois de mon devoir de te rappeler que je maintiens les termes de mon dilemme : ou moi ou Loujine. Je puis être infâme, mais toi, tu ne dois pas lêtre. Cest assez dun. Si donc tu épouses Loujine, je cesse à linstant de te considérer comme une sœur.
— Rodia ! Rodia ! te voilà encore à parler comme hier ! sécria Pulchérie Alexandrovna désolée, — pourquoi te traites-tu toujours dinfâme ? Je ne puis supporter cela ! Hier aussi tu tenais ce langage…
— Mon frère, répondit Dounia dun ton qui ne le cédait ni en sécheresse ni en roideur à celui de Raskolnikoff, — le malentendu qui nous divise provient dune erreur dans laquelle tu te trouves. Jy ai réfléchi cette nuit, et jai découvert en quoi elle consiste. Tu supposes que je me sacrifie pour quelquun. Or, cest là ce qui te trompe. Je me marie tout bonnement pour moi-même, parce que ma situation personnelle est difficile. Sans doute, par la suite, je serai bien aise sil mest donné dêtre utile à mes proches, mais tel nest pas le motif principal de ma résolution…
« Elle ment ! pensait à part soi Raskolnikoff, qui, de colère, se rongeait les ongles. — Lorgueilleuse ! Elle ne consent pas à avouer quelle veut être ma bienfaitrice ! quelle arrogance ! Oh ! les caractères bas ! Leur amour ressemble à de la haine… Oh ! que je… les déteste tous ! »
— En un mot, continua Dounetchka, — jépouse Pierre Pétrovitch, parce que de deux maux je choisis le moindre. Jai lintention de remplir loyalement tout ce quil attend de moi ; par conséquent, je ne le trompe pas… Pourquoi as-tu souri tout à lheure ?
Elle rougit, et un éclair de colère brilla dans ses yeux.
— Tu rempliras tout ? demanda-t-il en souriant avec amertume.
— Jusquà une certaine limite. Par la manière dont Pierre Pétrovitch a demandé ma main, jai vu tout de suite ce quil lui faut. Il a peut-être une trop haute opinion de lui-même ; mais jespère quil saura aussi mapprécier… Pourquoi ris-tu encore ?
— Et toi, pourquoi rougis-tu de nouveau ? Tu mens, ma sœur ; tu ne peux pas estimer Loujine : je lai vu et jai causé avec lui. Donc, tu te maries par intérêt ; tu fais, dans tous les cas, une bassesse, et je suis bien aise de voir quau moins tu sais encore rougir !
— Ce nest pas vrai, je ne mens pas !… sécria la jeune fille perdant tout sang-froid ; je ne lépouserai pas sans être sûre quil mapprécie et fait cas de moi ; je ne lépouserai pas sans être pleinement convaincue que je puis moi-même lestimer. Heureusement, jai le moyen de men assurer dune façon péremptoire, et, qui plus est, aujourdhui même. Ce mariage nest pas une bassesse, comme tu le dis ! Mais, lors même que tu aurais raison, lors même quen effet je me serais décidée à une bassesse, ne serait-ce pas une cruauté de ta part que de me parler ainsi ? Pourquoi exiger de moi un héroïsme que tu nas peut-être pas ? Cest de la tyrannie, cest de la violence ! Si je fais du tort à quelquun, ce ne sera quà moi… Je nai encore tué personne !… Quas-tu à me regarder ainsi ? Pourquoi pâlis-tu ? Rodia, quest-ce que tu as ? Rodia, cher !…
— Seigneur ! il sévanouit, et cest toi qui en es cause ! sécria Pulchérie Alexandrovna.
— Non, non, ce nest rien, une bêtise !… La tête ma un peu tourné. Je ne me suis pas évanoui du tout… Cest bon pour vous, les évanouissements… Hum ! oui… Quest-ce que je voulais dire ? Ah ! comment te convaincras-tu aujourdhui même que tu peux estimer Loujine et quil… tapprécie, car cest cela, nest-ce pas ? que tu disais tout à lheure, ou bien ai-je mal entendu ?
— Maman, montrez à mon frère la lettre de Pierre Pétrovitch, dit Dounetchka.
Pulchérie Alexandrovna tendit la lettre dune main tremblante. Raskolnikoff la lut attentivement par deux fois. Tous sattendaient à quelque éclat. La mère, surtout, était fort inquiète.
Après être resté pensif un instant, le jeune homme lui rendit la lettre.
— Je ny comprends rien, commença-t-il sans sadresser à personne en particulier : il plaide, il est avocat, il vise même au beau langage dans sa conversation, et il écrit comme un illettré.
Ces paroles causèrent une stupéfaction générale ; ce nétait pas du tout ce quon attendait.
— Du moins il nécrit pas très-littérairement, si son style nest pas tout à fait celui dun illettré ; il manie la plume comme un homme daffaires, ajouta Raskolnikoff.
— Pierre Pétrovitch, dailleurs, ne cache pas quil a reçu peu dinstruction, et il senorgueillit dêtre le fils de ses œuvres, dit Avdotia Romanovna, un peu froissée du ton que venait de prendre son frère.
— Eh bien, il a de quoi senorgueillir, je ne dis pas le contraire. Tu parais fâchée, ma sœur, parce que je nai trouvé à faire quune observation frivole au sujet de cette lettre, et tu crois que jinsiste exprès sur de pareilles niaiseries pour te taquiner ? Loin de là ; en ce qui concerne le style, jai fait une remarque qui, dans le cas présent, est loin dêtre sans importance. Cette phrase : « Vous naurez à vous en prendre quà vous-même », ne laisse rien à désirer sous le rapport de la clarté. En outre, il annonce lintention de se retirer sur-le-champ, si je vais chez vous. Cette menace de sen aller revient à dire que, si vous ne lui obéissez pas, il vous plantera là toutes deux, après vous avoir fait venir à Pétersbourg. Eh bien, quen penses-tu ? Venant de Loujine, ces mots peuvent-ils offenser autant quils offenseraient sils avaient été écrits par lui (il montra Razoumikhine), par Zosimoff ou par lun de nous ?
— Non, répondit Dounetchka, — jai bien compris quil avait rendu trop naïvement sa pensée, et que peut-être il nest pas très-habile à se servir de la plume... Ta remarque est très-judicieuse, mon frère. Je ne mattendais même pas...
— Étant donné quil écrit comme un homme daffaires, il ne pouvait pas sexprimer autrement, et ce nest peut-être pas sa faute sil sest montré aussi grossier. Du reste, je dois te désenchanter un peu : dans cette lettre il y a une autre phrase qui contient une calomnie à mon adresse, et une calomnie assez vile. Jai donné hier de largent à une veuve phtisique et accablée par le malheur, non pas, comme il lécrit, « sous prétexte de payer les funérailles », mais bien pour les funérailles ; et cette somme, cest à la veuve elle-même que je lai remise, et non à la fille du défunt, — cette jeune fille « dune inconduite notoire », dit-il, que dailleurs jai vue hier pour la première fois de ma vie. Dans tout cela, je ne découvre que lenvie de me noircir à vos yeux et de me brouiller avec vous. Ici encore, il écrit dans le style juridique, cest-à-dire quil révèle très-clairement son but et le poursuit sans y mettre aucunes formes. Il est intelligent ; mais pour se conduire avec sagesse, lintelligence seule ne suffit pas. Tout cela peint lhomme, et… je ne crois pas quil tapprécie beaucoup. Ceci soit dit pour ton édification, car je souhaite sincèrement ton bien.
Dounetchka ne répondit pas ; son parti était pris depuis tantôt, elle nattendait plus que le soir.
— Eh bien, Rodia, que décides-tu ? demanda Pulchérie Alexandrovna ; son inquiétude navait fait que saccroître depuis quelle entendait son fils discuter posément, comme un homme daffaires.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Tu vois ce quécrit Pierre Pétrovith : il désire que tu ne viennes pas chez nous ce soir, et il déclare quil sen ira… si tu viens. Cest pour cela que je te demande ce que tu comptes faire.
— Je nai rien à décider. Cest à vous et à Dounia de voir si cette exigence de Pierre Pétrovitch na rien de blessant pour vous. Moi, je ferai comme il vous plaira, ajouta-t-il froidement.
— Dounetchka a déjà résolu la question, et je suis pleinement de son avis, se hâta de répondre Pulchérie Alexandrovna.
— Selon moi, il est indispensable que tu viennes à cette entrevue, Rodia, et je te prie instamment dy assister, dit Dounia ; viendras-tu ?
— Oui.
— Je vous prie aussi de venir chez nous à huit heures, continua-t-elle en sadressant à Razoumikhine. Maman, je fais la même invitation à Dmitri Prokofitch.
— Et tu as raison, Dounetchka. Allons, quil soit fait selon votre désir, ajouta Pulchérie Alexandrovna. Pour moi-même, dailleurs, cest un soulagement ; je naime pas à feindre et à mentir ; mieux vaut une franche explication… Libre à Pierre Pétrovitch de se fâcher maintenant, si bon lui semble !
IV
En ce moment, la porte souvrit sans bruit ; une jeune fille entra dans la chambre en promenant des regards timides autour delle. Son apparition causa une surprise générale, et tous les yeux se fixèrent sur elle avec curiosité. Raskolnikoff ne la reconnut pas tout dabord. Cétait Sophie Séménovna Marméladoff. Il lavait vue la veille pour la première fois, mais au milieu de circonstances et dans un costume qui avaient laissé delle une tout autre image dans son souvenir. Maintenant, cétait une jeune fille à la mise modeste et même pauvre, aux manières convenables et réservées, à la physionomie craintive. Elle portait une petite robe fort simple et un vieux chapeau passé de mode. De ses ajustements de la veille, il ne lui restait rien, sauf quelle avait encore son ombrelle à la main. En apercevant tout ce monde, quelle ne sétait pas attendue à trouver là, sa confusion fut extrême, et elle fit même un pas pour se retirer.
— Ah !… cest vous ?… dit Raskolnikoff au comble de létonnement, et tout à coup lui-même se troubla.
Il songea que la lettre de Loujine, lue par sa mère et sa sœur, renfermait une allusion à certaine jeune personne « dune inconduite notoire ». Il venait de protester contre la calomnie de Loujine, et de déclarer quil avait vu cette jeune fille la veille pour la première fois ; or, voilà quelle-même arrivait chez lui ! Il se rappela aussi quil avait laissé passer sans protestations les mots « dune inconduite notoire ». En un clin dœil, toutes ces pensées traversèrent pêle-mêle son esprit. Mais, en observant plus attentivement la pauvre créature, il la vit si écrasée de honte, que soudain il en eut pitié. Au moment où, effrayée, elle allait quitter la chambre, une sorte de révolution sopéra en lui.
— Je ne vous attendais pas du tout, se hâta-t-il de dire, en linvitant du regard à rester. Faites-moi le plaisir de vous asseoir. Vous venez sans doute de la part de Catherine Ivanovna. Permettez, pas là ; tenez, asseyez-vous ici…
À larrivée de Sonia, Razoumikhine, assis tout près de la porte sur une des trois chaises qui se trouvaient dans la chambre, sétait levé à demi pour laisser passer la jeune fille. Le premier mouvement de Raskolnikoff avait été dindiquer à celle-ci le coin du divan ou Zosimoff était assis tout à lheure ; mais songeant au caractère intime de ce meuble, qui lui servait de lit à lui-même, il se ravisa et montra à Sonia la chaise de Razoumikhine.
— Toi, mets-toi ici, dit-il à son ami en lui faisant prendre la place précédemment occupée par le docteur.
Sonia sassit presque tremblante de frayeur, et regarda timidement les deux dames. Il était visible quelle-même ne comprenait pas comment elle avait laudace de sasseoir à leurs côtés. Cette pensée lui causa un tel émoi quelle se leva brusquement, et, toute troublée, sadressa à Raskolnikoff :
— Je… je suis venue pour une minute. Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, fit-elle dune voix hésitante. Cest Catherine Ivanovna qui ma envoyée, elle navait personne sous la main… Catherine Ivanovna vous prie instamment de vouloir bien assister demain matin… au service funèbre… à Saint-Mitrophane, et ensuite de venir chez nous… chez elle… manger un morceau… Elle espère que vous lui ferez cet honneur.
Après ces quelques mots péniblement articulés, Sonia se tut.
— Je tâcherai certainement… je ferai mon possible, balbutia à son tour Raskolnikoff, qui sétait aussi levé à demi. — Ayez la bonté de vous asseoir, ajouta-t-il brusquement, — je vous en prie… Vous êtes peut-être pressée ?… Je voudrais causer un instant avec vous ; faites-moi la grâce de maccorder deux minutes…
En même temps il linvitait du geste à se rasseoir. Sonia obéit ; elle porta de nouveau un regard timide sur les deux dames et baissa soudain les yeux. Les traits de Raskolnikoff se contractèrent, son visage pâle devint cramoisi, ses yeux lancèrent des flammes.
— Maman, dit-il dune voix vibrante, cest Sophie Séménovna Marméladoff, la fille de ce malheureux M. Marméladoff qui, hier, a été écrasé devant moi par une voiture, et dont je vous ai déjà parlé…
Pulchérie Alexandrovna regarda Sonia et cligna légèrement les yeux. Malgré la crainte quelle éprouvait vis-à-vis de son fils, elle ne put se refuser cette satisfaction. Dounetchka se tourna vers la pauvre jeune fille et se mit à lexaminer dun air sérieux. En sentendant nommer par Raskolnikoff, Sonia leva de nouveau les yeux, mais son embarras ne fit que saccroître.
— Je voulais vous demander, se hâta de lui dire le jeune homme, comment les choses se sont passées chez vous aujourdhui… On ne vous a pas tracassées ? Vous navez pas eu dennuis avec la police ?
— Non, il ny a rien eu… la cause de la mort nétait dailleurs que trop évidente, on nous a laissées tranquilles ; seulement les locataires sont fâchés.
— Pourquoi ?
— Ils trouvent que le corps reste trop longtemps dans la maison… À présent, il fait chaud, lodeur… de sorte quaujourdhui, à lheure des vêpres, on le transportera à la chapelle du cimetière, où il restera jusquà demain. Dabord Catherine Ivanovna ne voulait pas, mais elle a fini par comprendre quon ne pouvait pas faire autrement…
— Ainsi la levée du corps a lieu aujourdhui ?
— Catherine Ivanovna espère que vous nous ferez lhonneur dassister demain aux obsèques, et que vous viendrez ensuite chez elle prendre part au repas funèbre.
— Elle donne un repas ?
— Oui, une collation : elle ma chargée de vous transmettre tous ses remerciements pour le secours que vous nous avez donné hier… Sans vous, nous naurions pas pu faire les frais des funérailles.
Un tremblement subit agita les lèvres et le menton de la jeune fille, mais elle se rendit maîtresse de son émotion et fixa de nouveau ses yeux à terre.
Durant ce dialogue, Raskolnikoff lavait considérée attentivement. Sonia avait une figure maigre et pâle ; son petit nez et son menton offraient quelque chose danguleux et de pointu ; lensemble était assez irrégulier, on ne pouvait pas dire quelle fût jolie. En revanche, ses yeux bleus étaient si limpides et, quand ils sanimaient, donnaient à sa physionomie une telle expression de bonté, quinvolontairement on se sentait attiré vers elle. En outre, une autre particularité caractéristique se faisait remarquer sur son visage comme dans toute sa personne : elle paraissait beaucoup plus jeune que son âge, et, bien quelle eût dix-huit ans, on laurait presque prise pour une fillette. Cela prêtait même parfois à rire dans certains de ses mouvements.
— Mais est-il possible que Catherine Ivanovna se tire daffaire avec de si faibles ressources ? Et elle pense encore à donner une collation ?… demanda Raskolnikoff.
— Le cercueil sera fort simple… tout sera fait modestement, de sorte que cela ne coûtera pas cher… Tantôt Catherine Ivanovna et moi avons calculé la dépense ; tous frais payés, il restera de quoi donner un repas… et Catherine Ivanovna tient beaucoup à ce quil y en ait un. Il ny a rien à dire là contre… Cest une consolation pour elle… Vous savez comme elle est…
— Je comprends, je comprends… sans doute… Vous regardez ma chambre ? Maman dit aussi quelle ressemble à un tombeau.
— Hier, vous vous êtes dépouillé de tout pour nous ! répondit Sonetchka dune voix sourde et rapide, en baissant de nouveau les yeux. Ses lèvres et son menton recommencèrent à sagiter. Dès son arrivée, elle avait été frappée de la pauvreté qui régnait dans le logement de Raskolnikoff, et ces mots lui échappèrent spontanément. Il y eut un silence. Les yeux de Dounetchka séclaircirent, et Pulchérie Alexandrovna elle-même regarda Sonia dun air affable.
— Rodia, dit-elle en se levant, — il est entendu que nous dînons ensemble. Dounetchka, partons… Mais, Rodia, tu devrais sortir, faire une petite promenade ; ensuite tu te reposeras un peu et tu viendras chez nous le plus tôt possible… Je crains que nous ne tayons fatigué…
— Oui, oui, je viendrai, sempressa-t-il de répondre en se levant aussi… — Du reste, jai quelque chose à faire…
— Voyons, vous nallez pas dîner séparément, se mit à crier Razoumikhine, en regardant avec étonnement Raskolnikoff ; — tu ne peux pas faire cela !
— Non, non, je viendrai, certainement, certainement… Mais toi, reste une minute. Vous navez pas besoin de lui tout de suite, maman ? Je ne vous en prive pas ?
— Oh ! non, non ! Vous aussi, Dmitri Prokofitch, veuillez être assez bon pour venir dîner chez nous !
— Je vous en prie, venez, ajouta Dounia.
Razoumikhine sinclina rayonnant. Durant un instant, tous éprouvèrent une gêne étrange.
— Adieu, Rodia, cest-à-dire au revoir ; je naime pas à dire « adieu ». Adieu, Nastasia… Allons, voilà que je le dis encore !…
Pulchérie Alexandrovna avait lintention de saluer Sonia, mais, malgré toute sa bonne volonté, elle ne put sy résoudre et sortit précipitamment de la chambre.
Il nen fut pas de même dAvdotia Romanovna, qui semblait avoir attendu ce moment avec impatience. Quand, après sa mère, elle passa à côté de Sonia, elle fit à celle-ci un salut dans toutes les règles. La pauvre fille se troubla, sinclina avec un empressement craintif, et son visage trahit même une impression douloureuse, comme si la politesse dAvdotia Romanovna lavait péniblement affectée.
— Dounia, adieu ! cria Raskolnikoff dans le vestibule. Donne-moi donc la main !
— Mais je te lai déjà donnée, est-ce que tu las oublié ? répondit Dounia en se tournant vers lui dun air affable, bien quelle se sentît gênée.
— Eh bien, donne-la-moi encore une fois !
Et il serra avec force les petits doigts de sa sœur. Dounetchka lui sourit en rougissant, puis elle se hâta de dégager sa main et suivit sa mère. Elle aussi était tout heureuse, sans que nous puissions dire pourquoi.
— Allons, voilà qui est très-bien ! dit le jeune homme en revenant auprès de Sonia restée dans la chambre. En même temps, il la regardait dun air serein. Que le Seigneur fasse paix aux morts, mais quil laisse vivre les vivants ! Nest-ce pas ?
Sonia remarqua avec surprise que le visage de Raskolnikoff sétait tout à coup éclairci ; pendant quelques instants, il la considéra en silence : tout ce que Marméladoff lui avait raconté au sujet de sa fille lui revenait soudain à lesprit…
— Voici laffaire dont jai à te parler… fit Raskolnikoff en attirant Razoumikhine dans lembrasure de la fenêtre…
— Ainsi, je dirai à Catherine Ivanovna que vous viendrez ?…
En prononçant ces mots, Sonia se préparait à prendre congé.
— Je suis à vous tout de suite, Sophie Séménovna, nous navons pas de secrets, vous ne nous gênez pas… Je voudrais vous dire encore deux mots…
Et, sinterrompant soudain, il sadressa à Razoumikhine :
— Tu connais ce… Comment lappelle-t-on donc ?… Porphyre Pétrovitch ?
— Si je le connais ! cest mon parent ! Eh bien ? répondit Razoumikhine, fort intrigué par cette entrée en matière.
— Hier, ne disiez-vous pas quil instruisait… cette affaire… laffaire à propos de ce meurtre ?
— Oui… eh bien ? demanda Razoumikhine en ouvrant de grands yeux.
— Il interrogeait, disiez-vous, les gens qui ont mis des objets en gage chez la vieille : or, jai moi-même engagé là quelque chose ; cela mérite à peine quon en parle : une petite bague que ma sœur ma donnée quand je suis parti pour Pétersbourg, et une montre en argent qui a appartenu à mon père. Le tout vaut de cinq à six roubles, mais jy tiens en tant que souvenir. Que dois-je faire à présent ? Je ne veux pas que ces objets soient perdus, surtout la montre. Je tremblais tantôt que ma mère ne demandât à la voir, lorsquon a parlé de celle de Dounetchka. Cest la seule chose que nous ayons conservée de mon père. Si elle est perdue, maman en fera une maladie ! Les femmes ! Ainsi apprends-moi comment je dois my prendre ! Je sais quil faudrait faire une déclaration à la police. Mais ne vaut-il pas mieux que je madresse à Porphyre lui-même ? Quen penses-tu ? Jai hâte darranger cette affaire. Tu verras quavant le dîner, maman maura déjà demandé des nouvelles de la montre.
— Ce nest pas à la police quil faut aller, cest chez Porphyre ! cria Razoumikhine, en proie à une agitation extraordinaire. — Oh ! que je suis content ! Mais nous pouvons y aller tout de suite, cest à deux pas dici ; nous sommes sûrs de le trouver !
— Soit… partons…
— Il sera positivement enchanté de faire ta connaissance ! Je lui ai beaucoup parlé de toi à différentes reprises… hier encore. Partons !… Ainsi, tu connaissais la vieille ? Tout cela se rencontre admirablement ! Ah ! oui… Sophie Ivanovna…
— Sophie Séménovna, rectifia Raskolnikoff. — Sophie Séménovna, cest mon ami, Razoumikhine, un brave homme.
— Si vous avez à sortir… commença Sonia, que cette présentation avait rendue plus confuse encore et qui nosait lever les yeux sur Razoumikhine.
— Eh bien, partons ! décida Raskolnikoff : je passerai chez vous dans la journée, Sophie Séménovna, dites-moi seulement où vous demeurez.
Il prononça ces mots, non pas précisément dun air embarrassé, mais avec une certaine précipitation et en évitant les regards de la jeune fille. Celle-ci donna son adresse non sans rougir. Tous trois sortirent ensemble.
— Tu ne fermes pas ta porte ? demanda Razoumikhine tandis quils descendaient lescalier.
— Jamais !… Du reste, voilà déjà deux ans que je veux toujours acheter une serrure, dit négligemment Raskolnikoff. — Heureux, nest-ce pas ? les gens qui nont rien à mettre sous clef ? ajouta-t-il gaiement en sadressant à Sonia.
Sur le seuil de la grandporte, ils sarrêtèrent.
— Vous allez à droite, Sophie Séménovna ? À propos : comment avez-vous découvert mon logement ?
On voyait que ce quil disait nétait pas ce quil aurait voulu dire ; il ne cessait de considérer les yeux clairs et doux de la jeune fille.
— Mais vous avez donné hier votre adresse à Poletchka.
— Quelle Poletchka ? Ah ! oui… cest la petite… cest votre sœur ? Ainsi je lui ai donné mon adresse ?
— Est-ce que vous laviez oublié ?
— Non… je men souviens…
— Javais déjà entendu parler de vous par le défunt… Seulement je ne savais pas alors votre nom, et il ne le savait pas lui-même… Maintenant je suis venue… et quand jai appris hier votre nom… jai demandé aujourdhui : Cest ici quhabite M. Raskolnikoff ?… Je ne savais pas que vous viviez aussi en garni… Adieu… Je dirai à Catherine Ivanovna…
Fort contente de pouvoir enfin sen aller, Sonia séloigna dun pas rapide et en tenant les yeux baissés. Il lui tardait datteindre le premier coin de rue à droite, pour échapper à la vue des deux jeunes gens et réfléchir sans témoins à tous les incidents de cette visite. Jamais elle navait rien éprouvé de semblable. Tout un monde ignoré surgissait confusément dans son âme. Elle se rappela soudain que Raskolnikoff avait spontanément manifesté lintention de laller voir aujourdhui : peut-être viendrait-il dans la matinée, peut-être tout à lheure !
— Puisse-t-il ne pas venir aujourdhui ! murmura-t-elle angoissée. — Seigneur ! Chez moi… dans cette chambre… il verra… Ô Seigneur !
Elle était trop préoccupée pour remarquer que, depuis sa sortie de la maison, elle était suivie par un inconnu. Au moment où Raskolnikoff, Razoumikhine et Sonia sétaient arrêtés sur le trottoir pour causer durant une minute, le hasard avait voulu que ce monsieur passât à côté deux. Les mots de Sonia : « Jai demandé : cest ici quhabite M. Raskolnikoff ? » arrivèrent fortuitement à ses oreilles et le firent presque tressaillir. Il regarda à la dérobée les trois interlocuteurs, et en particulier Raskolnikoff, à qui la jeune fille sétait adressée ; puis il examina la maison pour pouvoir la reconnaître au besoin. Tout cela fut fait en un clin dœil et aussi peu ostensiblement que possible ; après quoi, le monsieur séloigna en ralentissant le pas, comme sil eût attendu quelquun. Cétait Sonia quil attendait ; bientôt il la vit prendre congé des deux jeunes gens et sacheminer vers son logis.
« Où demeure-t-elle ? Jai vu ce visage-là quelque part, pensa-t-il ; il faut que je le sache. »
Quand il eut atteint le coin de la rue, il passa sur lautre trottoir, se retourna et saperçut que la jeune fille marchait dans la même direction que lui : elle ne remarquait rien. Quand elle fut arrivée au tournant de la rue, elle prit de ce côté. Il se mit à la suivre, tout en cheminant sur le trottoir opposé, et ne la quitta point des yeux. Au bout de cinquante pas, il traversa la chaussée, rattrapa la jeune fille et marcha derrière elle à une distance de cinq pas.
Cétait un homme de cinquante ans, mais fort bien conservé et paraissant beaucoup plus jeune que son âge. Dune taille au-dessus de la moyenne, dune corpulence respectable, il avait les épaules larges et un peu voûtées. Vêtu dune façon aussi élégante que confortable, ganté de frais, il tenait à la main une belle canne quil faisait résonner à chaque pas sur le trottoir. Tout dans sa personne décelait un gentilhomme. Son visage large était assez agréable ; en même temps léclat de son teint et ses lèvres vermeilles ne permettaient pas de le prendre pour un Pétersbourgeois. Ses cheveux encore très-épais étaient restés très-blonds et commençaient à peine à grisonner ; sa barbe, longue, large, bien fournie, était dune couleur plus claire encore que ses cheveux. Ses yeux bleus avaient un regard froid, sérieux et fixe.
Linconnu avait eu assez longtemps la faculté dobserver Sonia pour remarquer que la jeune fille était distraite et rêveuse. Arrivée devant sa maison, elle en franchit le seuil : le barine qui se trouvait derrière elle continua à la suivre, tout en paraissant un peu étonné. Après être entrée dans la cour, Sonia prit lescalier à droite, — celui qui conduisait à son logement. « Bah ! » fit à part soi le monsieur, et il monta lescalier à sa suite. Alors seulement Sonia remarqua la présence de linconnu. Parvenue au troisième étage, elle sengagea dans un couloir et sonna au numéro 9 où on lisait sur la porte ces deux mots écrits à la craie : Kapernaoumoff, tailleur. « Bah ! » répéta linconnu surpris de cette coïncidence, et il sonna à coté, au numéro 8. Les deux portes étaient à six pas lune de lautre.
— Vous demeurez chez Kapernaoumoff ? dit-il en riant à Sonia. — Il ma raccommodé hier un gilet. Moi, je loge ici, près de chez vous, dans lappartement de madame Resslich, Gertrude Karlovna. Comme cela se trouve !
Sonia le regarda avec attention.
— Nous sommes voisins, continua-t-il dun ton enjoué. — Je ne suis à Pétersbourg que depuis avant-hier. Allons, jusquau plaisir de vous revoir !
Sonia ne répondit pas. La porte souvrit, et la jeune fille entra vivement chez elle. Elle se sentait intimidée, honteuse…
Razoumikhine était fort animé, pendant quil se rendait chez Porphyre avec son ami.
— Cest parfait, mon cher, répéta-t-il plusieurs fois, — et je suis enchanté, enchanté ! Je ne savais pas que toi aussi tu avais mis quelque chose en gage chez la vieille. Et… et… il y a longtemps de cela ? Je veux dire, il y a longtemps que tu as été chez elle ?
— Quand donc ?… fit Raskolnikoff en ayant lair dinterroger ses souvenirs : — cest, je crois, lavant-veille de sa mort que je suis allé chez elle. Du reste, il ne sagit pas pour moi de dégager maintenant ces objets, sempressa-t-il dajouter, comme si cette question leût vivement préoccupé ; — je me trouve navoir plus quun rouble… grâce aux folies que jai faites hier sous linfluence de ce maudit délire !
Il appuya dune façon particulière sur le mot « délire ».
— Allons, oui, oui, oui, se hâta de dire Razoumikhine répondant à une pensée qui lui était venue, — ainsi cest pour cela qualors tu… la chose mavait frappé… vois-tu ? pendant que tu battais la campagne, tu ne parlais que de bagues et de chaînes de montre !… Allons, oui, oui… Cest clair, maintenant tout sexplique.
« Voilà ! cette idée sest glissée dans leur esprit ! Jen ai maintenant la preuve : cet homme se ferait crucifier pour moi, et il est très-heureux de pouvoir sexpliquer pourquoi je parlais de bagues durant mon délire ! Mon langage a dû les confirmer tous dans leurs soupçons !… »
— Mais le trouverons-nous ? demanda-t-il à haute voix.
— Certainement, nous le trouverons, répondit sans hésiter Razoumikhine. Cest un fameux gaillard, mon ami, tu verras ! Un peu gauche, il est vrai ; je nentends point dire par la quil manque dusage ; non, cest à un autre point de vue que je le trouve gauche. Il est loin dêtre bête, il est même fort intelligent ; seulement, il a un tour desprit particulier… Il est incrédule, sceptique, cynique… il aime à mystifier son monde… Avec cela, fidèle au vieux jeu, cest-à-dire nadmettant que les preuves matérielles… Mais il sait son métier. Lan dernier, il a débrouillé une affaire de meurtre dans laquelle presque tous les indices faisaient défaut ! Il a le plus grand désir de faire ta connaissance !
— Pourquoi y tient-il tant que cela ?
— Oh ! ce nest pas que… vois-tu, dans ces derniers temps, pendant que tu étais malade, nous avons eu souvent loccasion de parler de toi… Il assistait à nos conversations… Quand il a appris que tu étais étudiant en droit et que tu avais été forcé de quitter lUniversité, il a dit : « Quel dommage ! » Jen ai conclu… cest-à-dire que je ne me suis pas fondé là-dessus seulement, mais sur bien dautres choses. Hier, Zamétoff… Écoute, Rodia : quand je tai ramené hier chez toi, jétais ivre, et je bavardais à tort et à travers ; je crains que tu naies pris mes paroles trop au sérieux…
— Quest-ce que tu mas dit ? Quils me considèrent comme un fou ? Eh bien, mais ils ont peut-être raison, répondit Raskolnikoff avec un sourire forcé.
Ils se turent. Razoumikhine était aux anges, et Raskolnikoff le remarquait avec colère. Ce que son ami venait de lui dire au sujet du juge dinstruction ne laissait pas non plus de linquiéter.
— Dans cette maison grise, dit Razoumikhine.
« Lessentiel est de savoir, pensa, Raskolnikoff, si Porphyre est instruit de ma visite dhier au logement de cette sorcière et de la question que jai faite à propos du sang. Il faut que je sois tout dabord fixé là-dessus ; il faut que dès le premier moment, dès mon entrée dans la chambre, je lise cela sur son visage ; autrement… dussé-je me perdre, jen aurai le cœur net. »
— Sais-tu une chose ? dit-il brusquement en sadressant à Razoumikhine avec un sourire finaud : — il me semble, mon ami, que tu es depuis ce matin dans une agitation extraordinaire. Est-ce vrai ?
— Comment ? Pas du tout ! répondit Razoumikhine vexé.
— Je ne me trompe pas, mon ami. Tantôt, tu étais assis sur le bord de ta chaise, ce qui ne tarrive jamais, et lon aurait dit que tu avais des crampes. Tu sursautais à chaque instant. Ton humeur variait sans cesse ; tu te mettais en colère pour devenir, un moment après, tout miel et tout sucre. Tu rougissais même ; cest surtout quand on ta invité à dîner que tu es devenu rouge.
— Mais non, cest absurde, pourquoi dis-tu cela ?
— Vraiment, tu as des timidités décolier ! Diable, voilà quil rougit encore !
— Tu es insupportable.
— Mais pourquoi cette confusion, Roméo ? Laisse faire, aujourdhui, je raconterai cela quelque part, ha, ha, ha ! je vais bien amuser maman… et une autre personne encore…
— Écoute un peu, écoute, écoute, cest sérieux ; vois-tu, cest… Après cela, diable… bredouilla Razoumikhine glacé de crainte. Que leur raconteras-tu ? Mon ami, je… Oh ! quel cochon tu es !
— Une vraie rose de printemps ! Et si tu savais comme cela te va ! Un Roméo de deux archines douze verchoks ! Mais jespère que tu tes lavé aujourdhui ! Tu as même nettoyé tes ongles, pas vrai ? Quand cela a-t-il eu lieu ? Dieu me pardonne, je crois que tu tes pommadé ! Baisse donc ta tête, que je la flaire !
— Cochon !!!
Raskolnikoff sesclaffa de rire, et cette hilarité, quil semblait impuissant à maîtriser, durait encore lorsque les deux jeunes gens arrivèrent chez Porphyre Pétrovitch. De lappartement, on pouvait entendre les rires du visiteur dans lanti-chambre, et Raskolnikoff comptait bien quils seraient entendus.
— Si tu dis un mot, je tassomme ! murmura Razoumikhine furieux, en saisissant son ami par lépaule.
V
Raskolnikoff entra chez le juge dinstruction avec la physionomie dun homme qui fait tout son possible pour garder son sérieux, mais qui ny réussit quà grandpeine. Derrière lui marchait dun air gauche Razoumikhine, rouge comme une pivoine, les traits bouleversés par la colère et par la honte. La personne dégingandée et la mine déconfite de ce grand garçon étaient alors assez drôles pour justifier lhilarité de son camarade. Porphyre Pétrovitch, debout au milieu de la chambre, interrogeait du regard les deux visiteurs. Raskolnikoff sinclina devant le maître de la maison, échangea une poignée de main avec lui et parut faire un violent effort pour étouffer son envie de rire pendant quil déclinerait ses noms et qualités. Mais à peine venait-il de recouvrer son sang-froid et de balbutier quelques mots, quau beau milieu de la présentation ses yeux rencontrèrent comme par hasard Razoumikhine. Dès lors, il ny put tenir, et son sérieux fit place à une hilarité dautant plus bruyante quelle avait été plus comprimée. Razoumikhine servit à son insu les vues de son ami, car ce « fou rire » le mit dans une colère qui acheva de donner à toute cette scène une apparence de gaieté franche et naturelle.
— Oh ! le gredin ! hurla-t-il avec un violent mouvement du bras.
Ce geste brusque eut pour effet de renverser un petit guéridon sur lequel se trouvait un verre qui avait contenu du thé.
— Mais pourquoi détériorer le mobilier, messieurs ? Cest un préjudice que vous causez à lÉtat ! sécria gaiement Porphyre Pétrovitch.
Raskolnikoff riait à un tel point que, pendant quelques instants, il oublia sa main dans celle du juge dinstruction ; mais il aurait été peu naturel de ly laisser trop longtemps, aussi la retira-t-il au moment voulu pour rester dans la vraisemblance de son rôle. Quant à Razoumikhine, il était plus confus que jamais depuis quil avait fait choir une table et cassé un verre : après avoir considéré dun air sombre les conséquences de son emportement, il se dirigea vers la croisée et là, tournant le dos au public, se mit à regarder par la fenêtre sans, du reste, rien voir. Porphyre Pétrovitch riait par convenance, mais évidemment il attendait des explications. Dans un coin, sur une chaise, était assis Zamétoff : à lapparition des visiteurs, il sétait levé à demi en ébauchant un sourire ; toutefois il ne semblait pas dupe de cette scène et observait Raskolnikoff avec une curiosité particulière. Ce dernier ne sétait pas attendu à trouver là le policier, dont la présence lui causa une désagréable surprise.
« Voilà encore une chose à considérer », pensa-t-il.
— Excusez-moi, je vous prie, commença-t-il avec un embarras simulé. Raskolnikoff…
— Allons donc, vous mavez fait grand plaisir, vous êtes entré dune façon si agréable… Eh bien, il ne veut pas même dire bonjour ? ajouta Porphyre Pétrovitch en montrant dun signe de tête Razoumikhine.
— Je ne sais pas, vraiment, pourquoi il est fâché contre moi. Je lui ai seulement dit en chemin quil ressemblait à Roméo, et… et je le lui ai prouvé, il ny a rien eu de plus.
— Cochon ! cria Razoumikhine sans retourner la tête.
— Il a dû avoir des motifs très-sérieux pour prendre en si mauvaise part cette petite plaisanterie, observa en riant Porphyre Pétrovitch.
— Voilà bien le juge dinstruction… toujours sondeur !… Allons, que le diable vous emporte tous ! répliqua Razoumikhine, qui se mit lui-même à rire ; il avait soudain recouvré toute sa bonne humeur, et il sapprocha gaiement de Porphyre Pétrovitch.
— Trêve de sottises ! À notre affaire : je te présente mon ami Rodion Romanovitch Raskolnikoff, qui a beaucoup entendu parler de toi et désire faire ta connaissance ; ensuite il a une petite affaire à traiter avec toi. Bah ! Zamétoff ! Par quel hasard es-tu ici ? Vous vous connaissez donc ? Depuis quand ?
« Que veut dire encore cela ? » se demanda avec inquiétude Raskolnikoff.
La question de Razoumikhine parut gêner un peu Zamétoff ; toutefois, il se remit vite.
— Cest hier chez toi que nous avons fait connaissance, dit-il dun air dégagé.
— Alors la main de Dieu a tout fait. Figure-toi, Porphyre, que la semaine passée il mavait témoigné un très-vif désir de têtre présenté, mais il paraît que vous navez pas eu besoin de moi pour entrer en relation lun avec lautre… Tu as du tabac ?
Porphyre Pétrovitch était en négligé du matin : robe de chambre, pantoufles éculées, linge très-propre. Cétait un homme de trente-cinq ans, dune taille au-dessous de la moyenne, gros et même légèrement ventru. Il ne portait ni barbe ni moustaches, et avait les cheveux coupés ras. Sa grosse tête ronde présentait une rotondité particulière dans la région de la nuque. Son visage bouffi, rond et un peu camard ne manquait ni de vivacité, ni même denjouement, bien que le teint, dun jaune foncé, fut loin dannoncer la santé. On aurait pu trouver de la bonhomie dans cette figure sans lexpression des yeux qui, abrités sous des cils presque blancs, semblaient toujours clignoter comme pour adresser des signes dintelligence à quelquun. Le regard de ces yeux donnait un démenti étrange au reste de la physionomie. À première vue, le physique du juge dinstruction offrait quelque analogie avec celui dune paysanne, mais ce masque ne trompait pas longtemps un observateur attentif.
Dès quil eut appris que Raskolnikoff avait une « petite affaire » à traiter avec lui, Porphyre Pétrovitch linvita à prendre place sur le divan, sassit lui-même à lautre bout et se mit à sa disposition avec le plus grand empressement. Dordinaire, nous nous sentons un peu gênés quand un homme que nous connaissons à peine manifeste une telle curiosité de nous entendre ; notre embarras est plus vif encore si lobjet dont nous avons à parler se trouve être, à nos propres yeux, peu digne de lextrême attention quon nous témoigne. Néanmoins, Raskolnikoff, en quelques mots courts et précis, exposa nettement son affaire ; il put même, chemin faisant, observer assez bien Porphyre Pétrovitch, Celui-ci, de son côté, ne le quittait pas des yeux. Razoumikhine, assis en face deux, écoutait avec impatience, et ses regards allaient sans cesse de son ami au juge dinstruction et vice versa, ce qui passait un peu la mesure.
« Limbécile ! » pestait intérieurement Raskolnikoff.
— Il faut faire une déclaration à la police, répondit de lair le plus indifférent Porphyre Pétrovitch : — vous exposerez comme quoi, informé de tel événement, cest-à-dire de ce meurtre, vous désirez faire savoir au juge dinstruction chargé de cette affaire que tels objets vous appartiennent et que vous voulez les dégager… ou… mais, du reste, on vous écrira.
— Par malheur, reprit Raskolnikoff avec une confusion jouée, je suis loin dêtre en fonds pour le moment… et mes moyens ne me permettent même pas de dégager ces niaiseries… Voyez-vous, je voudrais me borner actuellement à déclarer que ces objets sont à moi et que, quand jaurai de largent…
— Cela ne fait rien, répondit Porphyre Pétrovitch, qui accueillit froidement cette explication financière ; du reste, vous pouvez, si vous voulez, mécrire directement, vous déclarerez quinstruit de telle chose, vous désirez me faire savoir que tels objets vous appartiennent et que…
— Je puis écrire cette lettre sur papier libre ? interrompit Raskolnikoff, affectant toujours de ne voir que le côté pécuniaire de la question.
— Oh ! sur nimporte quel papier !
Porphyre Pétrovitch prononça ces mots dun air franchement moqueur, en faisant un petit signe des yeux à Raskolnikoff. Du moins, le jeune homme aurait juré que ce clignement dyeux sadressait à lui et trahissait le diable savait quelle arrière-pensée. Peut-être, après tout, se trompait-il, car cela dura à peine lespace dune seconde.
« Il sait ! » se dit-il instantanément.
— Pardonnez-moi de vous avoir dérangé pour si peu de chose, reprit-il assez déconcerté, — ces objets valent en tout cinq roubles, mais leur provenance me les rend particulièrement chers, et javoue que jai été fort inquiet quand jai appris…
— Cest pour cela que tu as été si secoué hier en mentendant dire à Zosimoff que Porphyre interrogeait les propriétaires des objets mis en gage ! remarqua avec une intention évidente Razoumikhine.
Cen était trop. Raskolnikoff ny put tenir et lança au malencontreux bavard un regard flamboyant de colère. Aussitôt après il comprit quil venait de faire une imprudence, et il sefforça de la réparer.
— Tu as lair de te moquer de moi, mon ami, dit-il à Razoumikhine en affectant une vive contrariété. Je reconnais que je me préoccupe peut-être trop de choses absolument insignifiantes à tes yeux ; mais ce nest pas une raison pour me regarder comme un homme égoïste et avide : ces misères peuvent nêtre pas sans valeur pour moi. Comme je te le disais tout à lheure, cette montre en argent, qui vaut un groch, est tout ce qui me reste de mon père. Libre à toi de te moquer de moi, mais ma mère est venue me voir — ce disant, il sétait tourné vers Porphyre — et si elle savait, continua-t-il en sadressant de nouveau à Razoumikhine dune voix aussi tremblante que possible, si elle savait que je ne suis plus en possession de cette montre, je te jure quelle serait au désespoir. Les femmes !
— Mais pas du tout ! Ce nest pas ainsi que je lentendais ! Tu tes tout à fait mépris sur ma pensée ! protestait Razoumikhine désolé.
« Est-ce bien ? Est-ce naturel ? Nai-je pas forcé la note ? » se demandait anxieusement Raskolnikoff. « Pourquoi ai-je dit : les femmes ? »
— Ah ! votre mère est venue vous voir ? questionna Porphyre Pétrovitch.
— Oui.
— Quand donc est-elle arrivée ?
— Hier soir.
Le juge dinstruction resta un moment silencieux ; il paraissait réfléchir.
— Vos affaires ne pouvaient en aucun cas être perdues, reprit-il dun ton calme et froid. Depuis longtemps déjà jattendais votre visite.
En achevant ces mots, il approcha vivement le cendrier de Razoumikhine, qui secouait impitoyablement sur le tapis la cendre de sa cigarette. Raskolnikoff frissonna, mais le juge dinstruction neut pas lair de sen apercevoir, tout occupé quil était à préserver son tapis.
— Comment, tu attendais sa visite ? Mais est-ce que tu savais quil avait engagé quelque chose là ? cria Razoumikbine.
Sans lui répondre, Porphyre Pétrovitch sadressa à Raskolnikoff :
— Vos affaires : une bague et une montre, se trouvaient chez elle, roulées dans un morceau de papier, et sur ce papier votre nom était lisiblement écrit au crayon avec lindication du jour où elle avait reçu de vous ces objets…
— Quelle mémoire vous avez pour tout cela ! fit Raskolnikoff avec un sourire contraint ; il sefforçait surtout de regarder avec assurance le juge dinstruction ; toutefois il ne put sempêcher dajouter brusquement :
— Jai fait cette observation parce que, les propriétaires des objets mis en gage étant sans doute fort nombreux, vous deviez, me semblait-il, avoir peine à vous les rappeler tous… Or, je vois au contraire que vous nen oubliez pas un, et… et…
« Faible ! Idiot ! Quel besoin avais-je dajouter cela ? »
— Mais presque tous se sont déjà fait connaître ; vous seul nétiez pas encore venu, répondit Porphyre avec une nuance presque imperceptible de raillerie.
— Je ne me portais pas très-bien.
— Je lai entendu dire. On ma même appris que vous aviez été très-souffrant. Maintenant encore vous êtes pâle…
— Pas du tout, je ne suis pas pâle… au contraire, je vais très-bien ! répliqua Raskolnikoff dun ton devenu tout à coup brutal et violent. Il sentait bouillonner en lui une colère quil ne pouvait maîtriser. « Lemportement va me faire lâcher quelque sottise ! » pensa-t-il. « Mais pourquoi mexaspèrent-ils ? »
— « Il ne se portait pas très-bien ! » voilà un euphémisme, par exemple ! sécria Razoumikhine. — La vérité, cest que jusquà hier il a été presque tout le temps sans connaissance… Le croiras-tu, Porphyre ? Hier, pouvant à peine se tenir sur ses jambes, il a profité du moment où Zosimoff et moi venions de le quitter pour shabiller, sesquiver en catimini et aller flâner, Dieu sait où, jusquà minuit… cela en état complet de délire. Peux-tu timaginer une chose pareille ? Cest un cas des plus remarquables !
— Bah ! vraiment ! En état complet de délire ? fit Porphyre Pétrovitch avec le hochement de tête propre aux paysannes russes.
— Cest absurde ! Ne le croyez pas ! Du reste, je nai pas besoin de vous dire cela, votre conviction est faite ! laissa échapper Raskolnikoff, emporté par la colère. Mais Porphyre Pétrovitch ne parut pas entendre ces étranges paroles.
— Comment donc serais-tu sorti, si tu navais pas eu le délire ? reprit en séchauffant Razoumikhine. Pourquoi cette sortie ? Dans quel but ? Et surtout quelle idée de filer ainsi en cachette ! Voyons, conviens-en, tu navais pas ta raison ! Maintenant que tout danger est passé, je te le dis carrément !
— Ils mavaient extrêmement ennuyé hier, dit Raskolnikoff, en sadressant au juge dinstruction avec un sourire qui ressemblait à un défi, et, voulant me débarrasser deux, je suis sorti pour louer un logement ou ils ne pussent me découvrir ; javais pris, à cet effet, une certaine somme. Monsieur Zamétoff a vu largent entre mes mains. Eh bien ! monsieur Zamétoff, étais-je dans mon bon sens hier ou avais-je le délire ? Soyez juge de notre querelle.
Il aurait volontiers étranglé en ce moment le policier, qui lirritait par son mutisme et lexpression équivoque de son regard.
— Selon moi, vous parliez fort sensément et même avec beaucoup de finesse ; seulement vous étiez trop irascible, déclara sèchement Zamétoff.
— Et aujourdhui, ajouta Porphyre Pétrovitch, — Nikodim Fomitch ma dit vous avoir rencontré hier à une heure fort avancée de la soirée dans le logement dun fonctionnaire qui venait dêtre écrasé par une voiture…
— Eh bien, cela même vient encore à lappui de ce que javance ! reprit Razoumikhine : ne tes-tu pas conduit comme un fou chez ce fonctionnaire ? Tu tes dépouillé de toutes tes ressources pour payer lenterrement ! Jadmets que tu aies voulu venir en aide à la veuve, mais tu pouvais lui donner quinze roubles, vingt même, à la rigueur, et garder quelque chose pour toi : au lieu de cela, tu lâches tout, tu y vas de tes vingt-cinq roubles !
— Mais jai peut-être trouvé un trésor, quen sais-tu ! Hier, jétais en humeur de faire des largesses… M. Zamétoff ici présent sait que jai trouvé un trésor !… Pardon de vous avoir ennuyé pendant une demi-heure par un bavardage aussi oiseux, poursuivit-il, les lèvres frémissantes, en sadressant à Porphyre. — Vous êtes excédé, nest-ce pas ?
— Que dites-vous donc ? Au contraire, au contraire ! Si, vous saviez comme vous mintéressez ! Je vous trouve si curieux à voir et à entendre… javoue que je suis enchanté davoir enfin reçu votre visite…
— Donne-nous donc du thé ! Nous avons le gosier sec ! cria Razoumikhine.
— Excellente idée !… Mais, avant le thé, tu prendrais peut-être bien quelque chose de plus solide ?
— Sauve-toi !
Porphyre Pétrovitch sortit pour aller commander le thé. Toutes sortes de pensées tourbillonnaient dans le cerveau de Raskolnikoff. Il était fort excité.
« Ils ne se donnent même pas la peine de feindre ; ils ny vont pas par quatre chemins avec moi : voilà le point principal ! Puisque Porphyre ne me connaissait pas du tout, à quel propos sest-il entretenu de moi avec Nikodim Fomitch ? Ils dédaignent donc de cacher quils sont à mes trousses comme une meute de chiens ! Ils me crachent ouvertement à la face ! se disait-il tremblant de rage. Eh bien ! allez-y carrément, mais ne jouez pas avec moi comme le chat avec la souris. Cest de limpolitesse, Porphyre Pétrovitch, je ne permets peut-être pas encore cela !… Je me lèverai, je vous jetterai à tous la vérité au visage, et vous verrez comme je vous méprise !… »
Il respira avec effort. « Mais quoi ! si tout cela nexistait que dans mon imagination ? si cétait un mirage ? si javais mal interprété les choses ? Tâchons de soutenir notre vilain rôle et nallons pas nous perdre, comme un étourneau, par une aveugle colère ! Est-ce que je leur prêterais des intentions quils nont pas ? Leurs paroles nont en soi rien dextraordinaire, cest ce quon peut toujours dire ; mais là-dessous doivent se cacher des sous-entendus. Pourquoi Porphyre a-t-il dit simplement « chez elle », en parlant de la vieille ? Pourquoi Zamétoff a-t-il observé que javais parlé avec beaucoup de finesse ? Pourquoi ont-ils un pareil ton ? Oui, cest ce ton… Comment tout cela na-t-il pas frappé Razoumikhine ? Ce nigaud ne saperçoit jamais de rien ! Voilà que jai encore la fièvre ! Est-ce que Porphyre ma fait un clignement dœil tantôt, ou ai-je été dupe dune apparence ? Cest absurde, assurément ; pourquoi aurait-il cligné les yeux ? Peut-être veulent-ils magacer les nerfs, me pousser à bout ? Ou tout cela est de la fantasmagorie, ou ils savent !…
« Zamétoff même est insolent. Il aura fait ses réflexions depuis hier. Je me doutais bien quil changerait davis ! Il est ici comme chez lui, et il y vient pour la première fois ! Porphyre ne le considère pas comme un étranger, il sassied en lui tournant le dos. Ces deux hommes-là sont devenus une paire damis, et cest certainement à mon sujet que leurs relations ont pris naissance ! Je suis sûr quils causaient de moi quand nous sommes arrivés !… Connaissent-ils ma visite à lappartement de la vieille ? Il me tarde bien de le savoir !… Quand jai dit que jétais sorti pour aller louer un logement, Porphyre na pas relevé la chose… Mais jai bien fait de dire cela : plus tard, cela pourra servir !… Quant au délire, le juge dinstruction na pas lair de couper là dedans… Il est parfaitement renseigné sur lemploi de ma soirée ! Il ignorait larrivée de ma mère !… Et cette sorcière, qui avait noté au crayon la date de lengagement !… Non, non, lassurance que vous affectez ne me trompe pas : jusquici, vous navez pas de faits, vous vous fondez sur de vagues conjectures ! Citez-moi donc un fait, si vous pouvez en alléguer un seul contre moi ! Cette visite que jai faite chez la vieille ne prouve rien, on peut lexpliquer par le délire ; je me rappelle ce que jai dit aux ouvriers et au dvornik… Savent-ils que je suis allé là ? Je ne men irai pas avant dêtre fixé la-dessus ! Pourquoi suis-je venu ? Mais voilà que je me fâche à présent, cest cela qui est à craindre ! Ah ! que je suis irritable ! Après tout, peut-être vaut-il mieux quil en soit ainsi : je reste dans mon rôle de malade… Il va me harceler et me faire perdre la tête. Pourquoi suis-je venu ? »
Toutes ces idées traversèrent son esprit avec la rapidité de léclair.
Au bout dun instant revint Porphyre Pétrovitch. Il paraissait de très-bonne humeur.
— Hier, au sortir de chez toi, mon ami, javais vraiment mal aux cheveux, commença-t-il en sadressant à Razoumikhine avec un enjouement quil navait pas montré jusqualors, — mais à présent cest passé…
— Eh bien, est-ce que la soirée a été intéressante ? Je vous ai quittés au plus beau moment ; à qui est restée la victoire ?
— Mais à personne, naturellement. Ils ont ergoté à qui mieux mieux sur leurs vieilles thèses.
— Figure-toi, Rodia, que la discussion roulait hier sur cette question : Y a-t-il des crimes ou ny en a-t-il pas ? et ce quils ont débité de sottises à ce propos !…
— Quest-ce quil y a là dextraordinaire ? Cest une question sociale qui na pas le mérite de la nouveauté, répondit distraitement Raskolnikoff.
— La question nétait pas formulée comme cela, observa Porphyre.
— Pas tout à fait comme cela, cest vrai, reconnut aussitôt Razoumikhine, qui sétait emballé selon son habitude.
— Écoute, Rodia, et dis-nous ton opinion, je le veux. Hier, ils mavaient mis hors de moi, et je tattendais toujours, je leur avais promis ta visite… Les socialistes ont commencé par exposer leur théorie. On sait en quoi elle consiste : le crime est une protestation contre un ordre social mal organisé — rien de plus. Quand ils ont dit cela, ils ont tout dit ; ils nadmettent pas dautre cause des actes criminels ; pour eux, lhomme est poussé au crime par linfluence irrésistible du milieu et par elle seule. Cest leur phrase favorite.
— À propos de crime et de milieu, dit Porphyre Pétrovitch en sadressant à Raskolnikoff, je me rappelle un travail de vous qui ma vivement intéressé ; je parle de votre article : Sur le crime… je ne me souviens plus bien du titre. Jai eu le plaisir de le lire, il y a deux mois, dans la Parole périodique.
— Mon article ? dans la Parole périodique ? demanda avec étonnement Raskolnikoff ; en effet, il y a six mois, à lépoque où je suis sorti de lUniversité, jai écrit un article à propos dun livre, mais je lai porté à la Parole hebdomadaire, et non à la Parole périodique.
— Et cest dans celle-ci quil a vu le jour.
— Sur ces entrefaites, la Parole hebdomadaire a cessé de paraître, voilà comment mon article na pas été publié alors…
— Cest vrai, mais en cessant de paraître, la Parole hebdomadaire sest fondue avec la Parole périodique, et cest ainsi quil y a deux mois ce dernier journal a publié votre article. Vous ne le saviez pas ?
Raskolnikoff lignorait.
— Eh bien, vous pouvez aller toucher le prix de votre copie ! Quel caractère est le vôtre pourtant ! Vous vivez si retiré que les choses mêmes qui vous intéressent directement narrivent pas à votre connaissance ! Cest un fait.
— Bravo, Rodia ! Moi non plus, je ne le savais pas ! sexclama Razoumikhine. — Aujourdhui même, je vais aller demander le numéro au cabinet de lecture ! Il y a deux mois que larticle a été inséré ? À quelle date ? Nimporte, je chercherai ! En voilà une farce ! Et il ne le disait pas !
— Mais comment avez-vous su que larticle était de moi ? Je lavais signé dune initiale.
— Je lai appris par hasard, dernièrement. Le rédacteur en chef est de mes amis, cest lui qui a trahi le secret de votre anonymat… Cet article mavait beaucoup intéressé.
— Jexaminais, je men souviens, létat psychologique du coupable durant laccomplissement de son crime.
— Oui, et vous vous appliquiez à démontrer que le criminel, au moment où il accomplit son crime, est toujours un malade. Cest un point de vue très-original, mais… ce nest pas cette partie de votre travail qui ma le plus intéressé ; jai remarqué surtout une pensée qui se trouvait à la fin de larticle et que, par malheur, vous vous êtes contenté dindiquer dune façon un peu trop sommaire… En un mot, si vous vous le rappelez, vous donniez à entendre quil existe sur la terre des hommes qui peuvent, ou, pour mieux dire, qui ont le droit absolu de commettre toutes sortes dactions coupables et criminelles ; des hommes pour qui, en quelque sorte, la loi nest point faite.
À cette perfide interprétation de sa pensée, Raslkolnikoff sourit.
— Comment ? Quoi ? Le droit au crime ? Na-t-il pas plutôt voulu dire que le criminel est poussé au crime par « linfluence irrésistible du milieu » ? demanda Razoumikhine avec une sorte dinquiétude.
— Non, non, il ne sagit pas de cela, répondit Porphyre. Dans larticle en question les hommes sont divisés en « ordinaires » et « extraordinaires ». Les premiers doivent vivre dans lobéissance et nont pas le droit de violer la loi, attendu quils sont des hommes ordinaires ; les seconds ont le droit de commettre tous les crimes et de transgresser toutes les lois, par cette raison que ce sont des hommes extraordinaires. Cest bien cela que vous dites, si je ne me trompe ?
— Mais comment ? Il est impossible que ce soit cela ! balbutia Razoumikhine, stupéfait.
Raskolnikoff sourit de nouveau. Il avait compris tout de suite quon voulait lui arracher une déclaration de principes, et, se rappelant son article, il nhésita pas à lexpliquer.
— Ce nest pas tout à fait cela, commença-t-il dun ton simple et modeste. Javoue, du reste, que vous avez reproduit à peu près exactement ma pensée ; si vous voulez, je dirai même, très-exactement… (il prononça ces derniers mots avec un certain plaisir). Seulement, je nai pas dit, comme vous me le faites dire, que les gens extraordinaires sont absolument tenus de commettre toujours toutes sortes dactions criminelles. Je crois même que la censure naurait pas laissé paraître un article conçu dans ce sens. Voici tout bonnement ce que jai avancé : lhomme extraordinaire a le droit, non pas officiellement, mais par lui-même, dautoriser sa conscience à franchir certains obstacles, dans le cas seulement où lexige la réalisation de son idée (laquelle peut être parfois utile à tout le genre humain). Vous prétendez que mon article nest pas clair, je vais essayer de vous lexpliquer : peut-être ne me trompé-je pas en supposant que tel est votre désir.
Selon moi, si les inventions de Kepler et de Newton, par suite de certaines circonstances, navaient pu se faire connaître que moyennant le sacrifice dune, de dix, de cent et dun nombre plus grand de vies qui eussent été des obstacles à ces découvertes, Newton aurait eu le droit, bien plus, il aurait été obligé de supprimer ces dix, ces cent hommes, afin que ses découvertes fussent connues du monde entier. Cela, dailleurs, ne veut pas dire que Newton avait le droit dassassiner à son gré nimporte qui ou de commettre chaque jour des vols au marché.
Dans la suite de mon article, jinsiste, je men souviens, sur cette idée que tous les législateurs et les guides de lhumanité, en commençant par les plus anciens, pour continuer par Lycurgue, Solon, Mahomet, Napoléon, etc., que tous, sans exception, ont été des criminels, car en donnant de nouvelles lois, ils ont par cela même violé les anciennes, observées fidèlement par la société et transmises par les ancêtres ; certainement ils ne reculaient pas non plus devant leffusion du sang, dès quelle pouvait leur être utile.
Il est même à remarquer que presque tous ces bienfaiteurs et ces guides de lespèce humaine ont été terriblement sanguinaires. En conséquence, non-seulement tous les grands hommes, mais tous ceux qui sélèvent tant soit peu au-dessus du niveau commun, qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, doivent, en vertu de leur nature propre, être nécessairement des criminels, — plus ou moins, bien entendu. Autrement, il leur serait difficile de sortir de lornière ; quant à y rester, ils ne peuvent certainement pas y consentir et, à mon avis, leur devoir même le leur défend.
En un mot, vous voyez que jusquici il ny a rien de particulièrement neuf dans mon article. Cela a été dit et imprimé mille fois. Quant à ma division des gens en ordinaires et extraordinaires, je reconnais quelle est un peu arbitraire, mais je laisse de côté la question de chiffres dont je fais bon marché. Je crois seulement quau fond ma pensée est juste. Elle revient à dire que la nature partage les hommes en deux catégories : lune inférieure, celle des hommes ordinaires, sortes de matériaux ayant pour seule mission de reproduire des êtres semblables à eux ; lautre supérieure, comprenant les hommes qui possèdent le don ou le talent de faire entendre dans leur milieu un mot nouveau. Les subdivisions, naturellement, sont innombrables, mais les deux catégories présentent des traits distinctifs assez tranchés. À la première appartiennent dune façon générale les conservateurs, les hommes dordre, qui vivent dans lobéissance et qui laiment. À mon avis, ils sont même tenus dobéir, parce que cest leur destination et que cela na rien dhumiliant pour eux. Le second groupe se compose exclusivement dhommes qui violent la loi ou tendent, suivant leurs moyens, à la violer. Leurs crimes sont, naturellement, relatifs et dune gravité variable. La plupart réclament la destruction de ce qui est au nom de ce qui doit être. Mais si, pour leur idée, ils doivent verser le sang, passer par-dessus des cadavres, ils peuvent en conscience faire lun et lautre, — dans lintérêt de leur idée, du reste, — notez cela. Cest en ce sens que mon article leur reconnaît le droit au crime. (Vous vous rappelez que notre point de départ a été une question juridique.) Dailleurs, il ny a pas lieu de sinquiéter beaucoup : presque jamais la masse ne leur concède ce droit, elle les décapite et les pend (plus ou moins), et par là elle remplit très-justement sa mission conservatrice jusquau jour, il est vrai, ou cette même masse érige des statues aux suppliciés et les vénère (plus ou moins). Le premier groupe est toujours le maître du présent, le second groupe est le maître de lavenir. Lun conserve le monde et en multiplie les habitants, lautre meut le monde et le conduit au but. Ceux-ci et ceux-là ont absolument le même droit à lexistence, et — vive la guerre éternelle, — jusquà la Jérusalem Nouvelle, bien entendu !
— Ainsi vous croyez à la Jérusalem Nouvelle ?
— Jy crois, répondit avec force Raskolnikoff, qui, pendant toute sa longue tirade, avait tenu les yeux baissés, regardant obstinément un point du tapis.
— Et… croyez-vous en Dieu ? Pardonnez-moi cette curiosité.
— Jy crois, répéta le jeune homme en levant les yeux sur Porphyre.
— Et… et à la résurrection de Lazare ?
— Oui. Pourquoi me demandez-vous tout cela ?
— Vous y croyez littéralement ?
— Littéralement.
— Excusez-moi de vous avoir fait ces questions, cela mintéressait. Mais, permettez ; — je reviens au sujet dont nous parlions tout à lheure, — on ne les exécute pas toujours ; il y en a au contraire qui…
— Qui triomphent de leur vivant ? Oh ! oui, cela arrive à quelques-uns, et alors…
— Ce sont eux qui livrent les autres au supplice ?
— Sil le faut, et, à vrai dire, cest le cas le plus fréquent. Dune façon générale, votre observation est pleine de justesse.
— Je vous remercie. Mais dites-moi : comment peut-on distinguer ces hommes extraordinaires des hommes ordinaires ? Apportent-ils en naissant certains signes ? Je suis davis quil faudrait ici un peu plus de précision, une délimitation plus apparente, en quelque sorte : excusez cette inquiétude naturelle chez un homme pratique et bien intentionné, mais ne pourraient-ils, par exemple, porter un vêtement particulier, un emblème quelconque ?… Car, convenez-en, sil se produit une confusion, si un individu dune catégorie se figure quil appartient à lautre et se met, selon votre heureuse expression, à « supprimer tous les obstacles », alors…
— Oh ! cela a lieu très-souvent ! cette seconde remarque est même plus fine encore que la première…
— Je vous remercie.
— Il ny a pas de quoi : mais songez que lerreur est possible seulement dans la première catégorie, cest-à-dire chez ceux que jai appelés, peut-être fort mal à propos, les hommes « ordinaires ». Nonobstant leur tendance innée à lobéissance, beaucoup dentre eux, par suite dun jeu de la nature, aiment à se prendre pour des hommes davant-garde, pour des « destructeurs », ils se croient appelés à faire entendre un « mot nouveau », et cette illusion est très-sincère chez eux. En même temps, ils ne remarquent pas dordinaire les véritables novateurs, ils les méprisent même comme des gens arriérés et sans élévation desprit. Mais, selon-moi, il ne peut pas y avoir là un sérieux danger, et vous navez pas à vous inquiéter, car ils ne vont jamais bien loin. Sans doute, on pourrait parfois les fouetter pour les punir de leur égarement et les remettre à leur place, mais cest tout, encore nest-il pas besoin ici de déranger lexécuteur : eux-mêmes se donnent la discipline parce que ce sont des gens très-moraux, tantôt ils se rendent ce service les uns aux autres, tantôt ils se fouettent de leurs propres mains… On les voit sinfliger diverses pénitences publiques, ce qui ne laisse pas dêtre édifiant ; en un mot, vous navez pas à vous préoccuper deux.
— Allons, de ce côté, au moins, vous mavez un peu rassuré ; mais voici encore une chose qui me tracasse : dites-moi, sil vous plaît, y a-t-il beaucoup de ces gens « extraordinaires » qui ont le droit dégorger les autres ? Sans doute, je suis tout prêt à mincliner devant eux ; mais sils sont fort nombreux, avouez que ce sera désagréable, hein ?
— Oh ! que cela ne vous inquiète pas non plus, poursuivit sur le même ton Raskolnikoff. En général, il naît un nombre singulièrement restreint dhommes ayant une idée nouvelle, ou même capables de dire quoi que ce soit de nouveau. Il est évident que la répartition des naissances dans les diverses catégories et subdivisions de lespèce humaine doit être strictement déterminée par quelque loi de la nature. Cette loi, bien entendu, nous est cachée aujourdhui, mais je crois quelle existe et quelle pourra même être connue plus tard. Une énorme masse de gens nest sur la terre que pour mettre finalement au monde, à la suite de longs et mystérieux croisements de races, un homme qui, entre mille, possédera quelque indépendance. À mesure que le degré dindépendance augmente, on ne rencontre plus quun homme sur dix mille, sur cent mille (ce sont là des chiffres approximatifs). On compte un génie sur plusieurs millions dindividus, et des milliers de millions dhommes peut-être passent sur la terre avant que surgisse une de ces hautes intelligences qui renouvellent la face du monde. Bref, je ne suis pas allé regarder dans la cornue où tout cela sopère. Mais il y a certainement et il doit y avoir une loi fixe ; le hasard ne peut exister ici.
— Mais, voyons, vous plaisantez tous les deux ? — sécria enfin Razoumikhine, — vous vous mystifiez réciproquement, nest-ce pas ? Ils sont là à samuser aux dépens lun de lautre ! Est-ce que tu parles sérieusement, Rodia ?
Sans lui répondre, Raskolnikoff leva vers lui son visage pâle et comme souffrant. En considérant la physionomie calme et attristée de son ami, Razoumikhine trouva étrange le ton caustique, provocant et impoli quavait pris Porphyre.
— Eh bien, mon cher, si, en effet, cest sérieux… Sans doute, tu as raison de dire que ce nest pas neuf et que cela ressemble à tout ce que nous avons lu et entendu mille fois ; mais ce quil y a de réellement original là dedans, ce qui nappartient réellement quà toi, je suis désolé de le dire, cest ce droit moral de verser le sang que tu accordes et que tu défends, pardonne-moi, avec tant de fanatisme… Voilà, par conséquent, la pensée principale de ton article. Cette autorisation morale de tuer est, à mon avis, quelque chose de plus épouvantable que ne le serait lautorisation officielle, légale…
— Cest très-juste, — cest quelque chose de plus épouvantable en effet, observa Porphyre.
— Non, lexpression a dépassé ta pensée, ce nest pas cela que tu as voulu dire ! Je lirai ton article… En causant, quelquefois on se laisse entraîner ! Tu ne peux pas penser cela… Je lirai.
— Il ny a rien de tout cela dans mon article, jai à peine touché à la question, dit Raskolnikoff.
— Oui, oui, reprit Porphyre, maintenant je comprends à peu près votre façon denvisager le crime, mais… excusez mon insistance : si un jeune homme simagine être un Lycurgue ou un Mahomet… futur, cela va sans dire, il commencera par supprimer tous les obstacles qui lempêcheraient daccomplir sa mission… « Jentreprends une longue campagne, se dira-t-il, et pour une campagne il faut de largent… » Là-dessus, il se procurera des ressources… vous devinez de quelle manière ?
Zamétoff, à ces mots, renifla brusquement dans son coin. Raskolnikoff ne leva même pas les yeux sur lui.
— Je suis obligé de reconnaître, répondit-il avec calme, que de tels cas doivent, en effet, se rencontrer. Cest un piège que lamour-propre tend aux vaniteux et aux sots ; les jeunes gens surtout sy laissent prendre.
— Vous voyez, eh bien ?
— Eh bien, quoi ? reprit en riant Raskolnikoff, ce nest pas ma faute. Cela se voit et se verra toujours. Tout à lheure il me reprochait dautoriser le meurtre, ajouta-t-il en montrant Razoumikhine. — Quimporte ? Est-ce que la société nest pas suffisamment protégée par les transportations, les geôles, les juges dinstruction, les galères ? Pourquoi donc sinquiéter ? Cherchez le voleur !…
— Et si nous le trouvons ?
— Tant pis pour lui.
— Au moins vous êtes logique. Mais sa conscience, que lui dira-t-elle ?
— Quest-ce que cela vous fait ?
— Cest une question qui intéresse le sentiment humain.
— Celui qui a une conscience souffre en reconnaissant son erreur. Cest sa punition, — indépendamment des galères.
— Ainsi, demanda en fronçant le sourcil Razoumikhine, les hommes de génie, ceux à qui est donné le droit de tuer, ne doivent ressentir aucune souffrance, même lorsquils versent le sang ?
— Que vient faire ici le mot « doivent » ? La souffrance ne leur est ni permise ni défendue. Libre à eux de souffrir, sils ont pitié de leur victime… La souffrance accompagne toujours une intelligence large et un cœur profond. Les hommes vraiment grands doivent, me semble-t-il, éprouver une grande tristesse sur la terre, ajouta Raskolnikoff, pris dune soudaine mélancolie qui contrastait avec lallure de la conversation précédente.
Il leva les yeux, regarda tous les assistants dun air rêveur, sourit et prit sa casquette. Il était trop calme, comparativement à lattitude quil avait tantôt en entrant, et il se rendait compte de cela. Tous se levèrent.
Porphyre Pétrovitch revint encore à la charge.
— Allons, vous minjurierez ou non, vous vous fâcherez ou vous ne vous fâcherez pas, mais cest plus fort que moi, il faut que je vous adresse encore une petite question… Vraiment, je suis confus dabuser ainsi… Pendant que jy pense, et pour ne pas loublier, je voudrais vous faire part dune petite idée qui mest venue…
— Bien, dites votre petite idée, répondit Raskolnikoff debout, pâle et sérieux, en face du juge dinstruction.
— Voici… vraiment, je ne sais comment mexprimer… cest une idée fort bizarre… psychologique… En composant votre article, il est infiniment probable, hé ! hé ! que vous vous considériez vous-même comme un de ces hommes « extraordinaires » dont vous parliez… Voyons, nest-ce pas vrai ?
— Cest fort possible, répondit dédaigneusement Raskolnikoff. Razoumikhine fit un mouvement.
— Sil en est ainsi, ne seriez-vous pas décidé vous-même, — soit pour triompher dembarras matériels, soit pour faire progresser lhumanité, ne seriez-vous pas décidé à franchir lobstacle ?… Par exemple, à tuer et à voler ?…
En même temps, il clignait de lœil gauche et riait silencieusement, tout à fait comme tantôt.
— Si jétais décidé à cela, sans doute je ne vous le dirais pas, répliqua Raskolnikoff avec un accent de défi hautain.
— Ma question navait quun but de curiosité littéraire ; je vous lai faite à seule fin de mieux pénétrer le sens de votre article…
« Oh ! que le piège est grossier ! Quelle malice cousue de fil blanc ! » pensa Raskolnikoff écœuré.
— Permettez-moi de vous faire observer, répondit-il sèchement, que je ne me crois ni un Mahomet, ni un Napoléon… ni aucun personnage de ce genre : par conséquent, je ne puis vous renseigner sur ce que je ferais si jétais à leur place.
— Allons donc ! qui est-ce qui chez nous, en Russie, ne se prend pas maintenant pour un Napoléon ? fit avec une brusque familiarité le juge dinstruction. Cette fois, lintonation même de sa voix trahissait une arrière-pensée.
— Ne serait-ce pas un futur Napoléon qui aurait escoffié notre Aléna Ivanovna la semaine dernière ? lâcha tout à coup, de son coin, Zamétoff.
Sans prononcer un mot, Raskolnikoff fixa sur Porphyre un regard ferme et pénétrant. Les traits de Razoumikhine se refrognèrent. Depuis un certain temps déjà, il semblait se douter de quelque chose. Il promena autour de lui un regard irrité. Pendant une minute régna un sombre silence. Raskolnikoff se prépara à sortir.
— Vous partez déjà ! dit gracieusement Porphyre en tendant la main au jeune homme avec une extrême amabilité. — Je suis enchanté davoir fait votre connaissance. Et quant à votre requête, soyez tranquille. Écrivez dans le sens que je vous ai indiqué. Ou plutôt, faites mieux : venez vous-même me trouver… un de ces jours… demain, par exemple. Je serai là, sans faute, à onze heures. Nous arrangerons tout… Nous causerons un peu… Comme vous êtes un des derniers qui soient allés là, vous pourriez peut-être nous dire quelque chose, ajouta-t-il dun air bonhomme.
— Vous voulez minterroger dans les règles ? demanda dun ton roide Raskolnikoff.
— Pourquoi donc ? Il ne sagit pas de cela pour le moment. Vous ne mavez pas compris. Voyez-vous, je profite de toutes les occasions, et… et jai déjà causé avec tous ceux qui avaient mis des objets en gage chez la victime… plusieurs mont fourni dutiles renseignements… et comme vous êtes le dernier… À propos ! sécria-t-il avec une joie subite, cest bien heureux que jy pense, jallais encore loublier !… (Ce disant, il se tournait vers Razoumikhine.) Tu me rebattais les oreilles lautre jour au sujet de ce Nikolachka… Eh bien, je suis moi-même certain, je suis convaincu de son innocence, poursuivit-il en sadressant de nouveau à Raskolnikoff. Mais que faire ? Il a fallu aussi inquiéter Mitka… Or, voici ce que je voulais vous demander : en montant alors lescalier… permettez, cest entre sept et huit heures que vous êtes venu dans la maison ?
— Oui, répondit Raskolnikoff, et aussitôt après il regretta cette réponse quil aurait pu ne pas faire.
— Eh bien ! en montant lescalier entre sept et huit heures, navez-vous pas vu, au second étage, dans un logement dont la porte était ouverte, vous vous souvenez ? navez-vous pas vu deux ouvriers, ou tout au moins lun deux ? Ils mettaient lappartement en couleur ; est-ce que vous ne les avez pas remarqués ? Cest très-important pour eux !…
— Des peintres ? Non, je nen ai pas vu… répondit lentement Raskolnikoff en ayant lair de chercher dans ses souvenirs ; durant une seconde, il tendit violemment tous les ressorts de son esprit pour découvrir au plus vite quel piège cachait la question faite par le juge dinstruction. — Non, je nen ai pas vu, et je nai même pas remarqué de logement ouvert, continua-t-il, tout heureux davoir éventé la mèche ; mais, au quatrième étage, je me rappelle que lemployé qui logeait en face dAléna Ivanovna était en train de déménager ; je men souviens fort bien… je me suis rencontré avec des soldats qui emportaient un divan, et jai du me ranger contre le mur… mais des peintres, non, je ne me rappelle pas en avoir vu… je nai même aucun souvenir dun logement dont la porte fût ouverte. Non, je nen ai pas vu…
— Mais quest-ce que tu dis donc ? cria tout à coup Razoumikhine, qui jusqualors avait écouté en paraissant réfléchir : — cest le jour même de lassassinat que les peintres travaillaient dans cet appartement, et lui, cest deux jours auparavant quil est venu dans la maison ! Pourquoi donc lui demandes-tu cela ?
— Tiens, cest vrai, jai embrouillé les dates ! sécria Porphyre en se frappant le front. — Le diable memporte ! cette affaire me fait perdre la tête ! ajouta-t-il en manière dexcuse, en sadressant à Raskolnikoff ; il est si important pour nous de savoir si quelquun les a vus dans lappartement entre sept et huit heures que, sans y réfléchir davantage, javais cru pouvoir obtenir de vous cet éclaircissement… javais tout à fait confondu les jours !
— Il faudrait faire plus dattention, grommela Razoumikhine.
Ces derniers mots furent dits dans lantichambre ; Porphyre reconduisit très-aimablement ses visiteurs jusquà la porte. Ceux-ci étaient sombres et moroses lorsquils sortirent de la maison, et ils firent plusieurs pas sans échanger une parole. Raskolnikoff respirait comme un homme qui vient de traverser une épreuve pénible…
VI
— … Je ne le crois pas ! Je ne puis pas le croire ! répétait Razoumikhine, qui faisait tous ses efforts pour repousser les conclusions de Raskolnikoff. Ils étaient déjà près de la maison Bakaléieff, où, depuis longtemps, les attendaient Pulchérie Alexandrovna et Dounia. Dans la chaleur de la discussion, Razoumikhine sarrêtait à chaque instant au milieu de la rue ; il était fort agité, car cétait la première fois que les deux jeunes gens sentretenaient de cela autrement quà mots couverts.
— Ne le crois pas, si tu veux ! répondit Raskolnikoff avec un sourire froid et indifférent : — toi, selon ton habitude, tu nas rien remarqué, mais moi, jai pesé chaque mot.
— Tu es enclin à la défiance, voilà pourquoi tu découvres partout des arrière-pensées… Hum… en effet, je reconnais que le ton de Porphyre était assez étrange, et cest surtout ce coquin de Zamétoff… Tu as raison, il y avait en lui un je ne sais quoi… mais comment cela se fait-il, comment ?…
— Il aura changé davis depuis hier.
— Non, tu te trompes ! Sils avaient cette stupide idée, ils auraient, au contraire, pris soin de la dissimuler ; ils auraient caché leur jeu pour tinspirer une fallacieuse confiance, en attendant le moment de démasquer leurs batteries… Dans lhypothèse où tu te places, leur façon dagir aujourdhui serait aussi maladroite queffrontée !
— Sils avaient des faits, jentends des faits sérieux, ou des présomptions quelque peu fondées, alors sans doute ils sefforceraient de cacher leur jeu dans lespoir dobtenir de nouveaux avantages sur moi (dailleurs, ils auraient fait depuis longtemps une perquisition à mon domicile). Mais ils nont pas de preuves, pas une seule ; tout se réduit pour eux à des conjectures gratuites, à des suppositions qui ne sappuient sur rien de réel, cest pourquoi ils ont recours à leffronterie. Peut-être ne faut-il voir en cela que le dépit de Porphyre qui enrage de navoir point de preuves. Peut-être aussi a-t-il ses intentions… Il paraît intelligent… Il se peut quil ait voulu meffrayer… Il a sa psychologie à lui, mon ami… Du reste, toutes ces questions sont répugnantes à éclaircir. Laissons cela !
— Cest odieux, odieux ! Je te comprends ! Mais… puisque nous avons abordé franchement ce sujet (et je trouve que nous avons bien fait), je nhésiterai plus à tavouer que depuis longtemps javais remarqué cette idée chez eux. Bien entendu, elle osait à peine se formuler, elle flottait dans leur esprit à létat de doute vague, mais cest déjà trop quils aient pu laccueillir même sous cette forme !
Et quest-ce qui a éveillé de si abominables soupçons ? Si tu savais dans quelle fureur cela ma mis ! Quoi ! voilà un pauvre étudiant aux prises avec la misère et lhypocondrie, à la veille dune maladie grave qui déjà peut-être existe chez lui ; voilà un jeune homme défiant, rempli damour-propre, ayant conscience de sa valeur, depuis six mois renfermé dans sa chambre où il ne voit personne ; il se présente vêtu de haillons, chaussé de bottes sans semelles, devant de misérables policiers dont il subit les insolences ; on lui réclame à brûle-pourpoint le payement dune lettre de change protestée ; la salle est bourrée de monde, il y fait une chaleur de trente degrés Réaumur, lodeur de la couleur à lhuile achève de rendre latmosphère insupportable ; le malheureux entend parler de lassassinat dune personne chez qui il est allé la veille, et il a lestomac vide ! Mais, dans de telles conditions, comment ne sévanouirait-on pas ! Et cest sur cette syncope que tout repose ! Voilà le point de départ de laccusation ! Que le diable les emporte ! Je comprends que cela soit vexant ; mais à ta place, Rodia, je leur rirais au nez à tous, ou mieux : je leur enverrais mon mépris en pleine figure sous forme de jets de salive ; cest ainsi que jen finirais avec eux. Courage ! Crache là-dessus ! Cest honteux !
« Il a pourtant débité sa tirade avec conviction ! » pensa Raslnolnikoff.
— Cracher là-dessus ? Cest bon à dire ; mais demain encore un interrogatoire ! — répondit-il tristement ; — faudra-t-il que je mabaisse jusquà leur donner des explications ! Je men veux déjà davoir consenti à causer avec Zamétoff hier au traktir…
— Que le diable les emporte ! Jirai moi-même chez Porphyre ! Cest mon parent, jen profiterai pour lui tirer les vers du nez ; il faudra quil me fasse sa confession complète ! Et quant à Zamétoff…
« Enfin, le poisson a mordu ! » se dit Raskolnikoff.
— Attends ! cria Razoumikhine en saisissant tout à coup son ami par lépaule, — attends ! Tu divaguais tout à lheure ! Réflexion faite, je suis convaincu que tu divaguais ! Où vois-tu une ruse ? Tu dis que la question relative aux ouvriers cachait un piège ? Raisonne un peu : si tu avais fait cela, aurais-tu été assez sot pour dire que tu avais vu les peintres travailler dans le logement du second ? Au contraire : lors même que tu les aurais vus, tu laurais nié ! Qui donc fait des aveux destinés à le compromettre ?
— Si javais fait cette chose, je naurais pas manqué de dire que javais vu les ouvriers, reprit Raskolnikoff, qui semblait ne poursuivre cette conversation quavec un violent dégoût.
— Mais pourquoi donc dire des choses nuisibles à sa cause ?
— Parce quil ny a que les moujiks et les gens les plus bornés qui nient tout de parti pris. Un prévenu tant soit peu intelligent avoue autant que possible tous les faits matériels dont il essayerait vainement de détruire la réalité ; seulement il les explique dune autre manière, il en modifie la signification, il les présente sous un jour nouveau. Selon toute probabilité, Porphyre comptait que je répondrais ainsi ; il croyait que, pour donner plus de vraisemblance à mes déclarations, javouerais avoir vu les ouvriers, sauf à expliquer ensuite le fait dans un sens favorable à ma cause.
— Mais il taurait répondu tout de suite que lavant veille du crime les ouvriers navaient pas pu se trouver là, et que, par conséquent, tu avais été dans la maison le jour même de lassassinat, entre sept et huit heures. Tu aurais été collé !
— Il comptait que je naurais pas le temps de réfléchir et que, pressé de répondre de la façon la plus vraisemblable, joublierais cette circonstance ; limpossibilité de la présence des ouvriers dans la maison lavant-veille du crime.
— Mais comment oublier cela ?
— Rien de plus facile ! Ces points de détail sont lécueil des malins ; cest en répondant là-dessus quils se coupent dans les interrogatoires. Plus un homme est fin, moins il soupçonne le danger des questions insignifiantes. Porphyre le sait bien : il est loin dêtre aussi bête que tu le crois...
— Sil en est ainsi, cest un coquin !...
Raskolnikoff ne put sempêcher de rire. Mais au même instant il sétonna davoir donné la dernière explication avec un véritable plaisir, lui qui, jusqualors, navait soutenu la conversation quà contre-cœur et parce que le but à atteindre lui en faisait une nécessité.
« Est-ce que je prendrais goût à ces questions ? » pensa-t-il.
Mais, presque en même temps, il fut saisi dune inquiétude soudaine qui devint bientôt intolérable. Les deux jeunes gens se trouvaient déjà à la porte de la maison Bakaléieff.
— Entre seul, dit brusquement Raskolnikoff, je vais revenir tout de suite.
— Où vas-tu ? Nous voici arrivés !
— Jai une course à faire... je serai ici dans une demi-heure... Tu le leur diras...
— Eh bien, je taccompagne !
— Ah ça ! as-tu juré, toi aussi, de me persécuter jusquà la mort ?
Cette exclamation fut proférée avec un tel accent de fureur et dun air si désespéré que Razoumikhine nosa insister. Il resta quelque temps sur le perron, suivant dun regard sombre Raskolnikoff qui marchait à grands pas dans la direction de son péréoulok. Enfin, après avoir grincé des dents, serré ses poings et sêtre promis de pressurer Porphyre comme un citron aujourdhui même, il monta chez les dames pour rassurer Pulchérie Alexandrovna déjà inquiète de cette longue absence.
Quand Raskolnikoff arriva devant sa maison, ses tempes étaient humides de sueur et il respirait péniblement. Il monta lescalier quatre à quatre, entra dans sa chambre qui était restée ouverte, et immédiatement sy enferma au crochet. Ensuite, éperdu de frayeur, il courut il à sa cachette, fourra sa main sous la tapisserie et explora le trou en tous sens. Ny trouvant rien, après avoir tâté dans tous les coins et recoins, il se releva et poussa un soupir de soulagement. Tantôt, au moment où il approchait de la maison Bakaléieff, lidée lui était venue tout à coup quun des objets volés avait pu se glisser dans une fente du mur : si un jour on allait retrouver là une chaîne de montre, un bouton de manchette, ou même un des papiers qui enveloppaient les bijoux et qui portaient des annotations écrites de la main de la vieille, quelle terrible pièce de conviction ce serait contre lui !
Il restait comme plongé dans une vague rêverie, et un sourire étrange, presque hébété, errait sur ses lèvres. À la fin, il prit sa casquette et sortit sans bruit de la chambre. Ses idées sembrouillaient. Pensif, il descendit lescalier et arriva sous la porte cochère.
— Tenez, le voilà ! cria une voix forte.
Le jeune homme leva la tête.
Le dvornik, debout sur le seuil de sa loge, montrait Raskolnikoff à un homme de petite taille et de tournure bourgeoise. Cet individu portait une sorte de khalat et un gilet ; de loin, on leût pris pour une paysanne. Sa tête, coiffée dune casquette graisseuse, sinclinait sur sa poitrine, et il paraissait tout voûté. À en juger par son visage ridé et flétri, il devait avoir dépassé la cinquantaine. Ses petits yeux avaient quelque chose de dur et de mécontent.
— Quest-ce quil y a ? demanda Raskolnikoff en sapprochant du dvornik.
Le bourgeois le regarda de côté, lexamina longuement, puis, sans proférer une parole, tourna le dos et séloigna de la maison.
— Mais quest-ce que cest ? cria Raskolnikoff.
— Eh bien, cest un homme qui est venu sinformer si un étudiant ne demeurait pas ici ; il vous a nommé et a demandé chez qui vous logiez. Pendant ce temps-là, vous êtes descendu, je vous ai montré et il est parti : voilà !
Le dvornik était aussi un peu étonné, pas trop, du reste. Après avoir réfléchi un moment, il rentra dans sa loge.
Raskolnikoff sélança sur les traces du bourgeois. À peine sorti de la maison, il laperçut longeant lautre coté de la rue ; linconnu marchait dun pas lent et régulier, il tenait les yeux fixés à terre et semblait songeur. Le jeune homme leut bientôt rattrapé, mais pendant quelque temps il se borna à lui emboîter le pas ; à la fin, il se plaça à ses côtés et regarda obliquement son visage. Le bourgeois le remarqua aussitôt, lui lança un coup dœil rapide, puis baissa de nouveau les yeux. Pendant une minute, tous deux cheminèrent ainsi côte à côte, sans se rien dire.
— Vous mavez demandé... chez le dvornik ? commença Raskolnikoff sans élever la voix.
Le bourgeois ne fit aucune réponse et ne regarda même pas celui qui lui parlait. Il y eut un nouveau silence.
— Vous êtes venu... me demander... et vous vous taisez… Quest-ce que cela veut dire ? reprit Raskolnikoff dune voix entrecoupée : on eût dit que les mots avaient peine à sortir de sa bouche.
Cette fois le bourgeois leva les yeux et regarda le jeune homme dun air sinistre.
— Assassin ! dit-il brusquement dune voix basse, mais nette et distincte…
Raskolnikoff marchait à côté de lui. Il sentit tout à coup ses jambes faiblir et un froid lui courir dans le dos ; durant une seconde, son cœur eut comme une défaillance, puis se mit à battre avec une violence extraordinaire. Les deux hommes firent ainsi une centaine de pas à côté lun de lautre sans proférer un seul mot.
Le bourgeois ne regardait pas son compagnon de route.
— Mais quest-ce que vous… quoi ?… qui est un assassin ? balbutia Raskolnikoff dune voix presque inintelligible.
— Cest toi qui es un assassin, prononça lautre en accentuant cette réplique avec plus de netteté et dénergie que jamais ; en même temps il semblait avoir sur les lèvres le sourire de la haine triomphante, et il regardait fixement le visage pâle de Raskolnikoff, dont les yeux étaient devenus vitreux.
Tous deux approchaient alors dun carrefour. Le bourgeois prit une rue à gauche et continua sa route sans regarder derrière lui. Raskolnikoff le laissa séloigner, mais le suivit longtemps des yeux. Après avoir fait cinquante pas, linconnu se retourna pour observer le jeune homme toujours cloué à la même place. La distance ne permettait pas de bien voir, toutefois Raskolnikoff crut remarquer que cet individu le regardait encore avec son sourire de haine froide et triomphante.
Transi deffroi, les jambes tremblantes, il regagna tant bien que mal sa demeure et monta dans sa chambre. Quand il eut déposé sa casquette sur la table, il resta debout, immobile, pendant dix minutes. Puis, à bout de forces, il se coucha sur son divan et sy étendit languissamment avec un faible soupir.
Au bout dune demi-heure, des pas pressés se firent entendre, en même temps Raskolnikoff perçut la voix de Razoumikhine ; il ferma les yeux et fit semblant de dormir. Razoumikhine ouvrit la porte et, pendant quelques minutes, resta sur le seuil, paraissant ne savoir à quoi se résoudre. Ensuite il entra tout doucement dans la chambre et sapprocha avec précaution du divan.
— Ne léveille pas, laisse-le dormir tout son soûl, il mangera plus tard, dit à voix basse Nastasia.
— Tu as raison, répondit Razoumikhine.
Ils sortirent sur la pointe des pieds et poussèrent la porte. Une demi-heure sécoula encore, puis Raskolnikoff ouvrit les yeux, se replaça sur le dos par un brusque mouvement et mit ses mains derrière sa tête…
« Qui est-il ? Quel est cet homme sorti de dessous terre ? Où était-il et qua-t-il vu ? Il a tout vu, cest indubitable. Où se trouvait-il donc alors et de quel endroit a-t-il vu cette scène ? Comment se fait-il quil nait pas donné plus tôt signe de vie ? Et comment a-t-il pu voir ? Est-ce que cest possible ?… Hum !… continua Raskolnikoff, pris dun frisson glacial, — et lécrin que Nicolas a trouvé derrière la porte : est-ce quon pouvait aussi sattendre à cela ? »
Il sentait quil saffaiblissait, que ses forces physiques labandonnaient, et il en éprouva un violent dégoût de lui-même :
« Je devais savoir cela, pensa-t-il avec un sourire amer ; comment ai-je osé, me connaissant, prévoyant ce qui marriverait, comment ai-je osé prendre une hache et verser le sang ? Jétais tenu de savoir cela davance… et dailleurs je le savais !… » murmura-t-il désespéré.
Par moments il sarrêtait devant une pensée :
« Non, ces gens-là ne sont pas ainsi bâtis : le vrai maître, à qui tout est permis, canonne Toulon, massacre à Paris, oublie une armée en Égypte, perd un demi-million dhommes dans la campagne de Moscou, et se tire daffaire à Vilna par un calembourg ; après sa mort, on lui dresse des statues, — cest donc que tout lui est permis. Non, ces gens-là ne sont pas faits de chair, mais de bronze ! »
Une idée qui lui vint brusquement à lesprit le fit presque rire :
« Napoléon, les Pyramides, Waterloo, — et une vieille femme, veuve dun registrateur de collège, une ignoble usurière qui a un coffre en maroquin rouge sous son lit, — comment Porphyre Pétrovitch digérerait-il un pareil, rapprochement ?… Lesthétique sy oppose : « Est-ce que Napoléon se serait glissé sous le lit dune vieille femme ? » dirait-il. Eh ! quelle niaiserie ! »
De temps à autre il sentait quil délirait presque ; il était dans un état dexaltation fiévreuse.
« La vieille ne signifie rien, se disait-il par accès : — mettons que la vieille soit une erreur, il ne sagit pas delle ! La vieille na été quun accident… je voulais sauter le pas au plus tôt… Ce nest pas une créature humaine que jai tuée, cest un principe ! Jai bien tué le principe, mais je nai pas su passer par-dessus, je suis resté en deçà… Je nai su que tuer ! Et encore ny ai-je pas trop bien réussi, à ce quil paraît… Un principe ? Pourquoi tantôt cet imbécile de Razoumikhine attaquait-il les socialistes ? Ce sont de laborieux hommes daffaires ; « ils soccupent du bonheur commun »… Non, je nai quune vie, je ne veux pas attendre « le bonheur universel ». Je veux vivre moi-même, autrement mieux vaut ne pas exister. Je ne veux pas passer à côté dune mère affamée en serrant mon rouble dans ma poche, sous prétexte quun jour tout le monde sera heureux. « Japporte, dit-on, ma pierre à lédifice du bonheur universel, et cela suffit pour mettre mon cœur en paix. » Ha ! ha ! Pourquoi donc mavez-vous oublié ? Puisque je nai quun temps à vivre, je veux ma part de bonheur tout de suite… Eh ! je suis une vermine esthétique, rien de plus, ajouta-t-il soudain en riant comme un aliéné, et il sattacha à cette idée, il prit un âcre plaisir à la fouiller en tous sens, à la retourner sous toutes ses faces. — Oui, en effet, je suis une vermine, par cela seul dabord que je médite maintenant sur la question de savoir si jen suis une ; ensuite parce que pendant tout un mois jai ennuyé la divine Providence, la prenant sans cesse à témoin que je me décidais à cette entreprise, non pour me procurer des satisfactions matérielles, mais en vue dun but grandiose, — ha ! ha ! En troisième lieu, parce que, dans lexécution, jai voulu procéder avec autant de justice que possible : entre toutes les vermines jai choisi la plus nuisible, et, en la tuant, je comptais prendre chez elle juste ce quil me fallait pour assurer mes débuts dans la vie, ni plus ni moins (le reste serait allé au monastère à qui elle avait légué sa fortune, — ha ! ha !)… Je suis définitivement une vermine, ajouta-t-il en grinçant des dents, — parce que je suis peut-être encore plus vil et plus ignoble moi-même que la vermine tuée, et parce que je pressentais : quaprès lavoir tuée, je me dirais cela ! Y a-t-il rien de comparable à une pareille terreur ? Oh ! platitude ! oh ! platitude !… Oh ! comme je comprends le Prophète à cheval, le cimeterre au poing ! Allah le veut, obéis, « tremblante » créature ! Il a raison, il a raison, le Prophète, quand il range une belle troupe en travers de la rue et quil frappe indistinctement sur le juste et le coupable, sans même daigner sexpliquer ! Obéis, tremblante créature, et garde-toi de vouloir, parce que ce nest pas ton affaire !… Oh ! jamais, jamais je ne pardonnerai à la vieille ! »
Ses cheveux étaient trempés de sueur, ses lèvres desséchées sagitaient, son regard immobile ne quittait pas le plafond.
« Ma mère, ma sœur, combien je les aimais ! Doù vient que maintenant je les déteste ? Oui, je les déteste, je les hais physiquement, je ne puis les supporter auprès de moi… Tantôt je me suis approché de ma mère et je lai embrassée, je men souviens… Lembrasser et se dire que si elle savait… Oh ! combien je hais à présent la vieille ! Je crois que, si elle revenait à la vie, je la tuerais encore une fois ! Pauvre Élisabeth, pourquoi le hasard la-t-il amenée là ? Cest étrange pourtant, je pense à peine à elle, comme si je ne lavais pas tuée… Élisabeth ! Sonia ! Pauvres, douces créatures aux yeux doux… Chères !… Pourquoi ne pleurent-elles pas ? Pourquoi ne gémissent-elles pas ?… Victimes résignées, elles acceptent tout en silence… Sonia, Sonia ! douce Sonia !… »
Il perdit conscience de lui-même et, à sa grande surprise, saperçut quil était dans la rue. La soirée était déjà avancée. Les ténèbres sépaississaient, la pleine lune brillait dun éclat de plus en plus vif, mais latmosphère était étouffante. On rencontrait quantité de gens dans les rues ; les ouvriers et les hommes occupés regagnaient leurs logis, les autres se promenaient ; il y avait dans lair comme une odeur de chaux, de poussière, deau croupissante. Raskolnikoff marchait chagrin et préoccupé : il se rappelait fort bien quil était sorti de chez lui avec un but, quil avait à faire quelque chose durgent, mais quoi ? il lavait oublié. Brusquement il sarrêta et remarqua que sur lautre trottoir un homme lui faisait un signe de la main. Il traversa la rue pour le rejoindre, mais soudain cet homme fit volte-face et, comme si de rien nétait, continua sa marche la tête baissée, sans se retourner, sans paraître appeler Raskolnikoff. « Me serais-je trompé ? » pensa ce dernier ; toutefois il se mit à le suivre. Avant davoir fait dix pas, il le reconnut tout à coup et fut saisi de frayeur : cétait le bourgeois de tantôt, toujours aussi voûté, toujours vêtu de la même robe de chambre. Raskolnikoff, dont le cœur battait avec force, marchait à quelque distance ; ils entrèrent dans un péréoulok. — Lhomme ne se retournait toujours pas. « Sait-il que je suis derrière lui ? » se demandait Raskolnikoff. Le bourgeois franchit le seuil dune grande maison. Raskolnikoff savança vivement vers la porte et se mit à regarder, pensant que peut-être ce mystérieux personnage se retournerait et lappellerait. Effectivement, quand le bourgeois fut dans la cour, il se retourna brusquement et parut encore appeler du geste le jeune homme. Celui-ci se hâta dentrer dans la maison, mais, arrivé dans la cour, il ny trouva plus le bourgeois. Présumant que cet homme avait dû prendre le premier escalier, Raskolnikoff sy engagea après lui. En effet, deux étages plus haut, on entendait résonner sur les marches des pas lents et réguliers. Chose étrange, il lui semblait reconnaître cet escalier ! Voilà la fenêtre du premier étage ; à travers la vitre filtrait, mystérieuse et triste, la lumière de la lune ; voici le second étage. Bah ! Cest lappartement où travaillaient les peintres… Comment donc navait-il pas reconnu tout de suite la maison ? Les pas de lhomme qui le précédait cessèrent de se faire entendre : « Il sest, par conséquent, arrêté ou caché quelque part. Voici le troisième étage : monterai-je plus haut ? Et quel silence ! ce silence est même effrayant… » Néanmoins il poursuivit lascension de lescalier. Le bruit de ses propres pas lui faisait peur. « Mon Dieu, quil fait sombre ! Le bourgeois sest assurément caché ici dans un coin. Ah ! » Le logement qui donnait sur le carré était grand ouvert ; Raskolnikoff réfléchit un instant, puis entra. Lantichambre était complétement vide et fort obscure. Le jeune homme passa dans le salon en marchant sur la pointe des pieds. La lumière de la lune donnait en plein sur cette pièce et léclairait tout entière ; lameublement navait pas changé ; Raskolnikoff retrouva à leurs anciennes places les chaises, la glace, le divan jaune et les dessins encadrés. Par la fenêtre on apercevait la lune dont lénorme face ronde était dun rouge cuivré. Il attendit longtemps au milieu dun profond silence. Tout à coup il entendit un bruit sec comme celui que fait un copeau quon brise, puis tout redevint silencieux. Une mouche éveillée vint en volant se heurter contre la vitre, et se mit à bourdonner plaintivement. Au même instant, dans le coin, entre la petite armoire et la fenêtre, il crut remarquer quun manteau de femme était pendu au mur. — « Pourquoi ce manteau est-il là ? pensa-t-il : — il ny était pas auparavant… » Il sapprocha tout doucement et soupçonna que derrière ce vêtement quelquun devait être caché. Écartant avec précaution le manteau, il vit quil y avait là une chaise : sur cette chaise, dans le coin, était assise la vieille ; elle était comme pliée en deux, et tenait la tête tellement baissée, quil ne put pas apercevoir son visage, mais cétait bien Aléna Ivanovna. « Elle a peur ! » se dit Raskolnikoff ; il dégagea tout doucement sa hache du nœud coulant et, à deux reprises, en frappa la vieille sur le sinciput. Mais, chose étrange, elle ne chancela même pas sous les coups, on eût dit quelle était en bois. Stupéfait, le jeune homme se pencha vers elle pour lexaminer, mais elle baissa encore plus la tête. Il se courba alors jusquau plancher, la regarda de bas en haut et, en apercevant son visage, fut épouvanté : la vieille riait, oui, elle riait dun rire silencieux, faisant tous ses efforts pour quon ne lentendît pas. Tout à coup il sembla à Raskolnikoff que la porte de la chambre à coucher était ouverte, et que là aussi on riait, on chuchotait. La rage sempara de lui : de toute sa force il commença à frapper sur la tête de la vieille, mais, à chaque coup de hache, les rires et les chuchotements de la chambre à coucher se percevaient plus distinctement ; quant à la vieille, elle se tordait. Il voulut senfuir, mais toute lantichambre était déjà pleine de gens, la porte donnant sur le carré était ouverte ; sur le palier, sur lescalier, depuis le haut jusquen bas, se trouvaient quantité dindividus ; tous regardaient, mais tous sétaient cachés et attendaient en silence… Son cœur se serra, ses pieds semblaient cloués au plancher… il voulut crier et séveilla.
Il respira avec effort, mais il crut navoir point cessé de rêver, lorsquil aperçut, debout sur le seuil de sa porte grande ouverte, un homme quil ne connaissait nullement et qui le considérait avec attention.
Raskolnikoff navait pas encore eu le temps douvrir tout à fait les yeux quil les referma soudain. Couché sur le dos, il ne bougea pas. « Est-ce la continuation de mon rêve ? » pensa-t-il, et il souleva presque imperceptiblement ses paupières pour jeter un timide regard sur linconnu. Celui-ci, toujours à la même place, ne cessait pas de lobserver. Tout à coup, il franchit le seuil, ferma tout doucement la porte derrière lui, sapprocha de la table et, après avoir attendu une minute, sassit sans bruit sur une chaise près du divan. Durant tout ce temps, il navait pas quitté des yeux Raskolnikoff. Ensuite, il déposa son chapeau par terre, à côté de lui, appuya ses deux mains sur la pomme de sa canne et laissa tomber son menton sur ses mains comme quelquun qui se prépare à attendre longtemps. Autant que Raskolnikoff avait pu en juger par un regard furtif, cet homme nétait plus jeune ; il avait lair robuste et portait une barbe épaisse, dun blond presque blanc…
Dix minutes sécoulèrent ainsi. On voyait encore clair, mais il se faisait tard. Dans la chambre régnait le plus profond silence. De lescalier même ne venait aucun bruit. On nentendait que le bourdonnement dune grosse mouche qui, en volant, sétait heurtée contre la fenêtre. À la fin, cela devenait insupportable. Raskolnikoff ny put tenir et sassit tout à coup sur son divan.
— Allons, parlez ; quest-ce que vous voulez ?
— Je savais bien que votre sommeil nétait quune frime, répondit linconnu avec un sourire tranquille. — Permettez-moi de me présenter : Arcade Ivanovitch Svidrigaïloff…
QUATRIEME PARTIE
I
« Suis-je bien éveillé ? » pensa de nouveau Raskolnikoff, qui considérait dun œil défiant le visiteur inattendu.
— Svidrigaïloff ? Allons donc, cela ne se peut pas ! dit-il enfin tout haut, nosant en croire ses oreilles.
Cette exclamation parut ne causer aucune surprise à létranger.
— Je suis venu chez vous pour deux raisons : dabord, je désirais personnellement faire votre connaissance, ayant depuis longtemps entendu beaucoup parler de vous et dans les termes les plus flatteurs ; ensuite, jespère que vous ne me refuserez peut-être pas votre concours dans une entreprise qui touche directement aux intérêts de votre sœur, Avdotia Romanovna. Seul, sans recommandation, jaurais peine à être reçu par elle, maintenant quelle est prévenue contre moi ; mais, présenté par vous, je présume quil en sera autrement.
— Vous avez eu tort de compter sur moi, répliqua Raskolnikoff.
— Cest hier seulement que ces dames sont arrivées ? permettez-moi de vous faire cette question.
Raskolnikoff ne répondit pas.
— Cest hier, je le sais. Moi-même je ne suis ici que depuis avant-hier. Eh bien, voici ce que je vous dirai à ce propos, Rodion Romanovitch ; je crois superflu de me justifier, mais permettez-moi de vous le demander : quy a-t-il, au fait, dans tout cela, de si particulièrement criminel de ma part, bien entendu, si lon apprécie les choses sainement, sans préjugés ?
Raskolnikoff continuait à lexaminer en silence.
— Vous me direz, nest-ce pas ? que jai persécuté dans ma maison une jeune fille sans défense et que je lai « insultée par des propositions déshonorantes » ? (Je vais moi-même au-devant de laccusation !) — Mais considérez seulement que je suis homme, et nihil humanum... en un mot, que je suis susceptible de subir un entraînement, de devenir amoureux (chose sans doute indépendante de notre volonté), alors tout sexpliquera de la façon la plus naturelle. Toute la question est celle-ci. Suis-je un monstre ou ne suis-je pas plutôt une victime ? Et, certes, je suis une victime ! Quand je proposais à lobjet de ma flamme de senfuir avec moi en Amérique ou en Suisse, je nourrissais peut-être à son égard les sentiments les plus respectueux et je songeais à assurer notre commun bonheur !... La raison nest que lesclave de la passion ; cest à moi surtout que jai nui...
— Il ne sagit nullement de cela, répliqua avec dégoût Raskolnikoff : — que vous ayez raison ou tort, vous mêtes tout simplement odieux ; je ne veux pas vous connaître, et je vous chasse. Sortez !...
Svidrigaïloff partit dun éclat de rire.
— Pas moyen de vous entortiller ! dit-il avec une franche gaieté : — je voulais faire le malin, mais non, avec vous ça ne prend pas !
— Encore en ce moment vous cherchez à mentortiller.
— Eh bien, quoi ? Eh bien, quoi ? répéta Svidrigaïloff en riant de tout son cœur : — cest de bonne guerre, comme on dit en français, cette malice-là est bien permise !... Mais vous ne mavez pas laissé achever : pour en revenir à ce que je disais tout à lheure, il ne se serait rien passé de désagréable sans lincident du jardin. Marfa Pétrovna...
— On dit aussi que vous avez tué Marfa Pétrovna ? interrompit brutalement Raskolnikoff.
— Ah ! on vous a déjà parlé de cela ? Du reste, ce nest pas étonnant... Eh bien, pour ce qui est de la question que vous me faites, je ne sais vraiment que vous dire, bien que jaie la conscience parfaitement tranquille à cet égard. Nallez pas croire que je redoute les suites de cette affaire : toutes les formalités dusage ont été accomplies de la façon la plus minutieuse, lenquête médicale a prouvé que la défunte est morte dune attaque dapoplexie provoquée par un bain quelle a pris au sortir dun plantureux repas où elle avait bu près dune bouteille de vin ; on na rien pu découvrir dautre... Non, ce nest pas là ce qui minquiète. Mais plusieurs fois, surtout pendant que je roulais en wagon vers Pétersbourg, je me suis demandé si je navais pas contribué moralement à ce... malheur, soit en causant de lirritation à ma femme, soit de quelque autre manière semblable. Jai fini par conclure quil navait pu en être ainsi.
Raskolnikoff se mit à rire.
— De quoi vous préoccupez-vous là !
— Quavez-vous à rire ? Je lui ai donné seulement deux petits coups de cravache, ils nont pas même laissé de marques… Ne me considérez pas, je vous prie, comme un cynique ; je sais parfaitement que cest ignoble de ma part, etc., mais je sais aussi que mes accès de brutalité ne déplaisaient pas à Marfa Pétrovna. Quand est arrivée laffaire avec votre sœur, ma femme a été tambouriner cette histoire dans toute la ville, elle a ennuyé toutes ses connaissances avec sa fameuse lettre (vous avez su sans doute quelle en donnait lecture à tout le monde ?). Cest alors que ces deux coups de cravache sont tombés comme du ciel !
Un moment Raskolnikoff songea à se lever et à sortir pour couper court à lentretien. Mais une certaine curiosité et même une sorte de calcul le décidèrent à patienter un peu.
— Vous aimez à jouer de la cravache ? demanda-t-il dun air distrait.
— Non, pas trop, répondit tranquillement Svidrigaïloff. Je navais presque jamais de querelles avec Marfa Pétrovna. Nous vivions en fort bon accord, et elle était toujours contente de moi. Pendant nos sept ans de vie commune je ne me suis servi de la cravache que deux fois (je laisse de côté un troisième cas, du reste, fort ambigu) ; la première fois, ce fut deux mois après notre mariage, au moment où nous venions de nous installer à la campagne, la seconde et dernière fois, cest dans la circonstance que je rappelais tout à lheure. — Vous me preniez déjà pour un monstre, pour un rétrograde, pour un partisan du servage ? hé ! hé !...
Dans la conviction de Raskolnikoff, cet homme avait quelque projet fermement arrêté, et cétait un fin matois.
— Vous devez avoir passé plusieurs jours consécutifs sans parler à personne ? demanda le jeune homme.
— Il y a du vrai dans votre conjecture. Mais vous vous étonnez, nest-ce pas ? de me trouver un si bon caractère ?
— Je trouve même que vous lavez trop bon.
— Parce que je ne me suis pas formalisé de la grossièreté de vos questions ? Eh bien, quoi ? Pourquoi me blesserais-je ? comme vous mavez interrogé, je vous ai répondu, reprit Svidrigaïloff avec une singulière expression de bonhomie. En vérité, je ne mintéresse pour ainsi dire à rien, continua-t-il dun air pensif. Maintenant, surtout, rien ne moccupe... Du reste, libre à vous de penser que je cherche dans des vues intéressées à gagner vos bonnes grâces, dautant plus que jai affaire à votre sœur, comme je vous lai déclaré moi-même. Mais je vous le dis franchement : je mennuie beaucoup ! depuis trois jours surtout, en sorte que jétais bien aise de vous voir... Ne vous fâchez pas, Rodion Romanovitch, si je vous avoue que vous-même me paraissez fort étrange. Vous aurez beau dire, il y a en vous quelque chose dextraordinaire ; et maintenant surtout, cest-à-dire, pas en ce moment même, mais depuis quelque temps... Allons, allons, je me tais, ne froncez pas le sourcil ! Je ne suis pas si ours que vous le croyez.
— Peut-être même nêtes-vous pas ours du tout, dit Raskolnikoff. Je dirai plus ; il me semble que vous êtes un homme de fort bonne société, ou, du moins, que vous savez à loccasion être comme il faut.
— Je ne me soucie de lopinion de personne, répondit Svidrigaïloff dun ton sec et légèrement nuancé de dédain ; dès lors pourquoi ne pas prendre les façons dun homme mal élevé, dans un pays où elles sont si commodes et... et surtout quand on y a une propension naturelle ? ajouta-t-il en riant.
Raskolnikoff le regardait dun air sombre.
— Jai entendu dire que vous connaissiez beaucoup de monde ici. Vous nêtes pas ce quon appelle « un homme sans relations ». Cela étant, que venez-vous faire chez moi, si vous navez pas quelque but ?
— Il est vrai, comme vous le dites, que jai ici des connaissances, reprit le visiteur, sans répondre à la principale question qui lui était adressée ; depuis trois jours que je flâne sur le pavé de la capitale, jen ai déjà rencontré plusieurs ; je les ai reconnues, et je crois quelles mont reconnu aussi. Jai une mise convenable, et je suis censé être dans laisance : labolition du servage ne nous a pas ruinés ; cependant... je ne tiens pas à renouer mes anciennes relations ; déjà autrefois elles métaient insupportables. Je suis ici depuis avant-hier, et je ne me suis encore rappelé au souvenir de personne. Non, il faudra que le monde des cercles et les habitués du restaurant Dussaud se passent de ma présence. Dailleurs, quel plaisir y a-t-il à tricher au jeu ?
— Ah ! vous trichiez au jeu ?
— Eh, sans doute ! Il y a huit ans, nous étions toute une société, — des hommes très comme il faut, des capitalistes, des poëtes, — qui passions le temps à jouer aux cartes et à nous tricher de notre mieux. Avez-vous remarqué quen Russie les gens du meilleur ton sont des filous ? Mais à cette époque un grec de Niéjine, à qui je devais 70,000 roubles, me fit enfermer à la prison pour dettes. Cest alors que se montra Marfa Pétrovna. Elle entra en arrangement avec mon créancier et, moyennant 30,000 roubles quelle lui paya, obtint ma mise en liberté. Nous nous unîmes en légitime mariage ; après quoi, elle se hâta de menfouir à sa campagne, comme un trésor. Elle était de cinq ans plus âgée que moi et maimait beaucoup. Pendant sept ans je nai pas bougé du village. Notez que toute sa vie elle a gardé par devers soi, à titre de précaution contre moi, la lettre de change que javais souscrite au grec et quelle avait fait racheter par un prête-nom : si javais essayé de secouer le joug, elle maurait immédiatement fait coffrer ! Oh ! malgré toute son affection pour moi, elle naurait pas hésité ! Les femmes ont de ces contradictions.
— Si elle ne vous avait pas tenu de la sorte, vous lauriez plantée là ?
— Je ne sais comment vous répondre. Ce document ne me gênait pas beaucoup. Je navais envie daller nulle part. Deux fois Marfa Pétrovna elle-même, voyant que je mennuyais, mengagea à faire un voyage à létranger. Mais quoi ! javais déjà visité lEurope, et toujours je my étais affreusement déplu. Là, sans doute, les grands spectacles de la nature sollicitent votre admiration, mais, tandis que vous contemplez un lever de soleil, la mer, la baie de Naples, vous vous sentez triste, et le plus vexant, cest que vous ne savez pas pourquoi. Non, on est mieux chez nous. Ici, du moins, on accuse les autres de tout, et lon se justifie à ses propres yeux. Maintenant je partirais peut-être pour une expédition au pôle nord, parce que le vin qui était ma seule ressource a fini par me dégoûter. Je ne peux plus boire. Jai essayé. Mais on dit quil y a une ascension aérostatique dimanche au jardin loussoupoff : Berg tente, paraît-il, un grand voyage aérien, et il consent à prendre des compagnons de route, moyennant un certain prix, est-ce vrai ?
— Vous avez envie de partir en ballon ?
— Moi ? Non... oui... murmura Svidrigaïloff, qui semblait devenu rêveur.
« Quest-ce bien que cet homme-là? » pensa Raskolnikoff.
— Non, la lettre de change ne me gênait pas, continua Svidrigailoff ; cest de mon plein gré que je restais au village. Il y aura bientôt un an, Marfa Pétrovna, à loccasion de ma fête, ma rendu ce papier en y joignant une somme importante à titre de cadeau. Elle avait beaucoup dargent. « Voyez quelle confiance jai en vous, Arcade Ivanovitch », ma-t-elle dit. Je vous assure quelle sest exprimée ainsi ; vous ne le croyez pas ? Mais, vous savez, je remplissais fort bien mes devoirs de propriétaire rural ; on me connaît dans le pays. De plus, pour moccuper, je faisais venir des livres ; Marfa Pétrovna, dans le principe, approuvait mon goût pour la lecture, mais plus tard elle craignit que je ne me fatiguasse par trop dapplication.
— Il semble que la mort de Marfa Pétrovna vous ait laissé un vide ?
— À moi ? Peut-être. Vraiment, cest possible. À propos, croyez-vous aux apparitions ?
— À quelles apparitions ?
— Aux apparitions, dans le sens ordinaire du mot.
— Vous y croyez, vous ?
— Oui et non, je ny crois pas si vous voulez, pourtant...
— Vous en voyez ?
Svidrigaïloff regarda son interlocuteur dun air étrange.
— Marfa Pétrovna vient me visiter, dit-il, et sa bouche se tordit en un sourire indéfinissable.
— Comment, elle vient vous visiter ?
— Oui, elle est déjà venue trois fois. La première fois, je lai vue le jour même de lenterrement, une heure après être revenu du cimetière. Cétait la veille de mon départ pour Pétersbourg. Je lai revue ensuite pendant mon voyage : elle mest apparue avant-hier, au point du jour, à la station de Malaïa Vichéra ; la troisième fois, cest il y a deux heures, dans une chambre de lappartement où je loge, jétais seul.
— Vous étiez éveillé ?
— Parfaitement. Jétais éveillé les trois fois. Elle vient, elle cause une minute et elle sen va par la porte, toujours par la porte. Il me semble lentendre marcher.
— Je me disais bien quil devait arriver, en effet, des choses de ce genre, fit brusquement Raskolnikoff, et au même instant il sétonna davoir prononcé cette parole. Il était fort agité.
— Vraiment ? Vous vous disiez cela ? demanda Svidrigaïloff surpris : est-ce possible ? Eh bien, navais-je pas raison de dire quil y a entre nous un point commun, hein ?
— Jamais vous navez dit cela ! répliqua avec irritation Raskolnikoff.
— Je ne lai pas dit ?
— Non.
— Je croyais lavoir dit. Tantôt, quand je suis entré ici et que je vous ai vu couché, les yeux fermés, et faisant semblant de dormir, jai pensé à part moi : « Cest celui-là même ! »
— « Celui-là même ! » Que voulez-vous dire par là ? À quoi faites-vous allusion ? sécria Raskolnikoff.
— À quoi ? Vraiment, je ne sais pas... balbutia dun air embarrassé Svidrigaïloff.
Pendant une minute, ils se regardèrent silencieusement entre les deux yeux.
— Tout cela ne signifie rien ! reprit avec colère Raskolnikoff, quest-ce quelle vous dit, quand elle vient vous voir ?
— Elle ? Figurez-vous quelle me parle de niaiseries, de choses tout à fait insignifiantes, et voyez ce que cest que lhomme : cela me fâche. Lors de sa première apparition, jétais fatigué ; le service funèbre, le Requiem, le dîner, tout cela ne mavait pas laissé respirer, — enfin je me trouvais seul dans mon cabinet, je fumais un cigare en mabandonnant à mes réflexions, quand je la vois entrer par la porte : « Arcade Ivanovitch, me dit-elle, aujourdhui, avec le tracas que vous avez eu, vous avez oublié de remonter la pendule de la salle à manger. » Cétait moi, en effet, qui depuis sept ans remontais cette pendule chaque semaine, et quand je loubliais, ma femme my faisait toujours penser. Le lendemain, je me mets en route pour Pétersbourg. Au point du jour, arrivé à une station, je descends et jentre au buffet de la gare. Javais mal dormi, mes yeux étaient appesantis, je me fais servir une tasse de café. Tout à coup, qui vois-je ? Marfa Pétrovna assise à côté de moi. Elle tenait entre les mains un jeu de cartes : « Voulez-vous que je vous prédise ce qui vous arrivera pendant votre voyage, Arcade Ivanovitch ? » me demande-t-elle. Elle tirait fort bien les cartes. Je ne me pardonne pas, vraiment, de ne pas mêtre fait dire la bonne aventure par elle. Je menfuis, effrayé, dailleurs la sonnette appelait les voyageurs. Aujourdhui, après un dîner détestable que je ne parvenais pas à digérer, jétais assis dans ma chambre et javais allumé un cigare quand je vois arriver de nouveau Marfa Pétrovna, cette fois, en grande toilette ; elle avait une robe neuve en soie verte avec une très-longue traîne : « Bonjour, Arcade Ivanovitch ! comment trouvez-vous ma robe ? Aniska nen fait pas de pareilles. » (Aniska, cest une couturière de notre village, une ancienne serve qui a été en apprentissage à Moscou — un beau brin de fille.) Je jette un coup dœil sur la robe, puis je regarde attentivement ma femme en pleine figure, et je lui dis : « Il est inutile que vous vous dérangiez, Marfa Pétrovna, pour venir me parler de semblables bagatelles. » — « Ah ! mon Dieu, batuchka, il ny a pas moyen de te faire peur. » — « Je vais me marier, Marfa Pétrovna », reprends-je, voulant la taquiner un peu. « Libre à vous, Arcade Ivanovitch ; vous vous ferez peu dhonneur en vous remariant sitôt après avoir perdu votre femme ; fissiez-vous même un bon choix, vous ne vous attirerez que le mépris des braves gens. » Sur ce, elle sortit, et je crus même entendre le froufrou de sa traîne. Nest-ce pas que cest drôle ?
— Mais peut-être ne dites-vous que des mensonges ? observa Raskolnikoff.
— Il est rare que je mente, répondit Svidrigaïloff dun air rêveur et sans paraître remarquer le moins du monde la grossièreté de la question.
— Et, avant cela, vous naviez jamais vu de revenants ?
— Si, mais cela ne métait arrivé quune seule fois, il y a six ans. Javais un domestique nommé Philka ; on venait de lenterrer ; par distraction je criai comme de coutume : « Philka, ma pipe ! » Il entra et alla droit à larmoire où se trouvaient mes ustensiles de fumeur. « Il men veut », pensai-je en moi-même, car, peu avant sa mort, nous avions eu ensemble une vive altercation. — « Comment oses-tu, lui dis-je, te présenter devant moi avec un vêtement troué aux coudes ? Va-ten, maraud ! « Il fit demi-tour, sortit et ne revint plus. Je nen ai pas parlé à Marfa Pétrovna. Mon intention était dabord de faire dire une messe pour lui, mais jai réfléchi ensuite que ce serait de lenfantillage.
— Allez voir un médecin.
— Votre observation est superflue, je comprends moi-même que je suis malade, bien que, à la vérité, je ne sache pas de quoi ; selon moi, je me porte cinq fois mieux que vous. Je ne vous ai pas demandé : croyez-vous quon voie des apparitions ? ma question était celle-ci : Croyez-vous quil y ait des apparitions ?
— Non, certes, je ne le crois pas ! répliqua vivement et même avec colère le jeune homme.
— Que dit-on ordinairement ? murmura en manière de soliloque Svidrigaïloff, qui, la tête un peu inclinée, regardait de côté. — Les gens vous disent : « Vous êtes malade, par conséquent ce qui vous apparaît nest quun rêve dû au délire. » Ce nest pas raisonner avec une logique sévère. Jadmets que les apparitions ne se montrent quaux malades, mais cela prouve seulement quil faut être malade pour les voir, et non quelles nexistent pas en soi.
— Certainement, elles nexistent pas ! reprit violemment Raskolnikoff.
Svidrigaïloff le considéra longuement.
— Elles nexistent pas ? cest votre avis ? Mais ne pourrait-on pas se dire ceci : « Les apparitions sont, en quelque sorte, des fragments, des morceaux dautres mondes. Lhomme sain, naturellement, na pas de raison pour les voir, attendu que lhomme sain est surtout un homme matériel, par conséquent il doit, pour être dans lordre, vivre de la seule vie dici-bas. Mais dès quil vient à être malade, dès que se détraque lordre normal, terrestre, de son organisme, aussitôt commence à se manifester la possibilité dun autre monde ; à mesure que sa maladie saggrave, ses contacts avec lautre monde se multiplient jusquà ce que la mort ly fasse entrer de plain-pied. » Il y a longtemps que je me suis fait ce raisonnement, et, si vous croyez à la vie future, rien ne vous empêche de ladmettre.
— Je ne crois pas à la vie future, répondit Raskolnikoff.
Svidrigaïloff restait songeur.
— Sil ny avait là que des araignées ou dautres choses semblables ? fit-il tout à coup.
« Cest un fou », pensa Raskolnikoff.
— Nous nous représentons toujours léternité comme une idée quon ne peut pas comprendre, quelque chose dimmense, dimmense ! Mais pourquoi donc serait-elle nécessairement ainsi ? Au lieu de tout cela, figurez-vous une petite chambre, comme qui dirait un cabinet de bain, noircie par la fumée, avec des araignées dans tous les coins, et voilà toute léternité. Moi, vous savez, cest de cette façon que je limagine parfois.
— Quoi ! Se peut-il que vous ne vous en fassiez pas une idée plus consolante et plus juste ! sécria Raskolnikoff avec un sentiment de malaise.
— Plus juste ? Qui sait ? ce point de vue est peut-être le vrai, et il le serait certainement si cela dépendait de moi ! répondit Svidrigaïloff avec un vague sourire.
Cette sinistre réponse fit courir un frisson dans tous les membres de Raskolnikoff. Svidrigaïloff releva la tête, regarda fixement le jeune homme et soudain éclata de rire.
— Est-ce assez curieux ! sécria-t-il : — il y a une demi-heure, nous ne nous étions pas encore vus, nous nous considérons comme des ennemis, une affaire reste à vider entre nous ; nous avons laissé de côté cette affaire, et nous nous sommes mis à philosopher ensemble ! Eh bien, quand je vous le disais, que nous sommes deux plantes du même champ !
— Pardon, reprit Raskolnikoff agacé, — veuillez, sil vous plaît, mexpliquer sans plus de retard pourquoi vous mavez fait lhonneur de votre visite... je suis pressé, jai à sortir...
— Soit. Votre sœur, Avdotia Romanovna, va épouser M. Loujine, Pierre Pétrovitch ?
— Je vous prierais de laisser ma sœur en dehors de cet entretien et de ne pas prononcer son nom. Je ne comprends même pas que vous osiez la nommer en ma présence, si vous êtes en effet Svidrigaïloff.
— Mais puisque je suis venu pour vous parler delle, comment ne pas la nommer ?
— Cest bien, parlez, mais dépêchez-vous !
— Ce monsieur Loujine est mon parent par alliance. Je suis sûr que votre opinion est déjà faite sur son compte, si vous lavez vu, ne fût-ce quune demi-heure, ou si quelque personne digne de foi vous a parlé de lui. Ce nest pas un parti convenable pour Avdotia Romanovna. Selon moi, dans cette affaire, votre sœur se sacrifie dune façon aussi magnanime quinconsidérée : elle simmole pour… pour sa famille. Daprès tout ce que je savais de vous, je présumais que vous verriez avec grand plaisir la rupture de ce mariage, si elle pouvait se faire sans préjudice pour les intérêts de votre sœur. Maintenant que je vous connais personnellement, je nai plus aucun doute à cet égard.
— De votre part, tout cela est fort naïf ; pardonnez-moi, je voulais dire : fort effronté, répliqua Raskolnikoff.
— Cest-à-dire que vous me supposez des vues intéressées ? Soyez tranquille, Rodion Romanovitch, si je travaillais pour moi, je cacherais mieux mon jeu ; je ne suis pas absolument un imbécile. Je vais, à ce propos, vous découvrir une singularité psychologique. Tantôt, je mexcusais davoir aimé votre sœur, en disant que javais été moi-même une victime. Eh bien, sachez quà présent je néprouve plus aucun amour pour elle. Cest à ce point que je men étonne moi-même, car javais été sérieusement épris…
— Cétait un caprice dhomme désœuvré et vicieux, interrompit Raskolnikoff.
— En effet, je suis un homme vicieux et désœuvré. Du reste, votre sœur possède assez de mérite pour faire impression même sur un libertin comme moi. Mais tout cela nétait quun feu de paille, je le vois maintenant moi-même.
— Depuis quand vous en êtes-vous aperçu ?
— Je men doutais depuis quelque temps déjà et je men suis définitivement convaincu avant-hier, presque au moment de mon arrivée à Pétersbourg. Mais, à Moscou encore, jétais décidé à obtenir la main dAvdotia Romanovna et à me poser en rival de M. Loujine.
— Pardonnez-moi de vous interrompre, mais ne pourriez-vous abréger et passer immédiatement à lobjet de votre visite ? Je vous le répète, je suis pressé, jai des courses à faire...
— Très-volontiers. Décidé maintenant à entreprendre un certain... voyage, je voudrais, au préalable, régler différentes affaires. Mes enfants demeurent chez leur tante ; ils sont riches et nont aucun besoin de moi. Dailleurs, me voyez-vous dans le rôle de père ? Je nai emporté que la somme dont Marfa Pétrovna ma fait cadeau, il y a un an. Cet argent me suffit. Excusez-moi, jarrive au fait. Avant de me mettre en route, je tiens à en finir avec M. Loujine. Ce nest pas que je le déteste précisément, mais il a été cause de ma dernière querelle avec ma femme : je me suis fâché quand jai su quelle avait manigancé ce mariage. Maintenant je madresse à vous pour obtenir accès auprès dAvdotia Romanovna ; vous pouvez, si bon vous semble, assister à notre entrevue. Je désirerais dabord mettre sous les yeux de votre sœur tous les inconvénients qui résulteront pour elle dun mariage avec M. Loujine ; ensuite je la prierais de me pardonner tous les ennuis que je lui ai causés, et je lui demanderais la permission de lui offrir dix mille roubles, ce qui la dédommagerait dune rupture avec M. Loujine, rupture à laquelle, jen suis persuadé, elle-même ne répugnerait pas, si elle en entrevoyait la possibilité.
— Mais vous êtes fou, positivement fou ! sécria Raskolnikoff avec plus de surprise encore que de colère. Comment osez-vous tenir ce langage ?
— Je savais bien que vous alliez vous récrier, mais je commencerai par vous faire observer que, tout en nétant pas riche, je puis parfaitement disposer de ces dix mille roubles, je veux dire quils ne me sont nullement nécessaires. Si Avdotia Romanovna ne les accepte pas, Dieu sait quel sot usage jen ferai. En second lieu, ma conscience est tout à fait tranquille ; mon offre est exempte de tout calcul. Croyez-le ou ne le croyez pas, lavenir vous le prouvera, à vous et à Avdotia Romanovna. En résumé, je me suis donné beaucoup de torts envers votre très-honorée sœur, jen éprouve un sincère regret et je désire vivement, non pas réparer par une compensation pécuniaire les désagréments que je lui ai occasionnés, mais lui rendre un petit service pour quil ne soit pas dit que je ne lui ai fait que du mal. Si ma proposition cachait quelque arrière-pensée, je ne la ferais pas si franchement, et je ne me bornerais pas à offrir dix mille roubles aujourdhui, quand jai offert davantage il y a cinq semaines. Dailleurs, je vais peut-être épouser une jeune fille dici à très-peu de temps, et, dans ces conditions, je ne puis être soupçonné de vouloir séduire Avdotia Romanovna. En fin de compte, je vous dirai que, si elle devient la femme du M. Loujine, Avdotia Romanovna recevra cette même somme, seulement dun autre côté... Mais ne vous fâchez pas, Rodion Romanovitch, jugez avec calme et sang-froid.
Svidrigaïloff avait lui-même prononcé ces paroles avec un flegme extraordinaire.
— Je vous prie de cesser, dit Raskolnikoff. Cette proposition est dune insolence impardonnable.
— Pas du tout. Après cela, lhomme, dans ce monde, ne peut que faire du mal à son semblable ; en revanche, il na pas le droit de lui faire le moindre bien ; les convenances sociales sy opposent. Cest absurde. Par exemple, si je venais à mourir et que je laissasse par testament cette somme à votre sœur, est-ce qualors encore elle la refuserait ?
— Cest très-possible.
— Nen parlons plus. Quoi quil en soit, je vous prie de transmettre ma demande à Avdotia Romanovna.
— Je nen ferai rien.
— En ce cas, Rodion Romanovitch, il faudra que je tâche de me trouver en tête-à-tête avec elle, ce que je ne pourrai faire sans linquiéter.
— Et si je lui communique votre proposition, vous ne chercherez pas à la voir en particulier ?
— Je ne sais vraiment que vous dire. Je désirerais fort me rencontrer une fois avec elle.
— Ne lespérez pas.
— Tant pis. Du reste, vous ne me connaissez pas. Peut-être que des relations amicales sétabliront entre nous.
— Vous croyez ?
— Pourquoi pas ? fit en souriant Svidrigaïloff, qui se leva et prit son chapeau ; ce nest pas que je veuille mimposer à vous, et même, en venant ici, je ne comptais pas trop… ce matin, jai été frappé…
— Où mavez-vous vu, ce matin ? demanda avec inquiétude Raskolnikoff.
— Je vous ai aperçu par hasard… Il me semble toujours que nous sommes deux fruits du même arbre…
— Allons, cest bien. Permettez-moi de vous demander si vous comptez bientôt vous mettre en route.
— Pour quel voyage ?
— Mais celui dont vous parliez tout à lheure.
— Je vous ai parlé dun voyage ? Ah ! oui, en effet… Si vous saviez, pourtant, quelle question vous venez de soulever ! ajouta-t-il avec un rire sec. Peut-être quau lieu de faire ce voyage, je me marierai. On est en train de négocier un mariage pour moi.
— Ici ?
— Oui.
— Vous navez pas perdu de temps, depuis votre arrivée à Pétersbourg.
— Allons, au revoir... Ah ! oui ! Jallais loublier ! Dites à votre sœur, Rodion Romanovitch, que Marfa Pétrovna lui a légué trois mille roubles. Cest lexacte vérité. Marfa Pétrovna a fait ses dispositions testamentaires en ma présence huit jours avant sa mort. Dici à deux ou trois semaines, Avdotia Romanovna pourra entrer en possession de ce legs.
— Vous dites vrai ?
— Oui. Dites-le-lui. Allons, votre serviteur. Jhabite à une très-petite distance de chez vous.
En sortant, Svidrigaïloff se croisa sur le seuil avec Razoumikhine.
II
Il était près de huit heures ; les deux jeunes gens partirent aussitôt pour la maison Bakaléieff, voulant y arriver avant Loujine.
— Eh bien, qui est-ce donc qui sortait de chez toi quand jy suis entré ? demanda Razoumikhine dès quils se trouvèrent dans la rue.
— Cétait Svidrigaïloff, ce même propriétaire chez qui ma sœur a été institutrice, et dont elle a dû quitter la maison, parce quil lui faisait la cour ; Marfa Pétrovna, la femme de ce monsieur, la mise à la porte. Plus tard, cette Marfa Pétrovna a demandé pardon à Dounia, et ces jours derniers elle est morte subitement. Cest delle que ma mère parlait tantôt. Je ne sais pourquoi, jai grandpeur de cet homme. Il est fort étrange et a quelque résolution fermement arrêtée. On dirait quil sait quelque chose... Il est arrivé ici aussitôt après lenterrement de sa femme... Il faut protéger Dounia contre lui... Voilà ce que je voulais te dire, tu entends ?
— La protéger ! Que peut-il donc contre Avdotia Romanovna ? Allons, je te remercie, Rodia, de mavoir dit cela... Nous la protégerons, sois tranquille !... Où demeure-t-il ?
— Je nen sais rien.
— Pourquoi ne le lui as-tu pas demandé ? Cest fâcheux ! Du reste, je le reconnaîtrai !
— Tu las vu ? questionna Raskolnikoff après un certain silence.
— Eh, oui, je lai remarqué très-bien remarqué.
— Tu en es sûr ? Tu las vu distinctement ? insista Raskolnikoff.
— Sans doute, je me rappelle son visage et je le reconnaîtrai entre mille, jai la mémoire des physionomies.
Ils se turent de nouveau.
— Hum... tu sais...je pensais... il me semble toujours... que je suis peut-être dupe dune illusion, balbutia Raskolnikoff.
— À propos de quoi dis-tu cela ? Je ne te comprends pas très-bien.
— Voici, poursuivit Raskolnikoff avec une grimace qui voulait être un sourire : vous dites tous que je suis fou, eh bien, tout à lheure lidée métait venue que vous aviez peut-être raison et que javais seulement vu un spectre.
— Quelle supposition !
— Qui sait ? peut-être suis-je fou en effet, et tous les événements de ces jours derniers nont-ils eu lieu que dans mon imagination.
— Eh, Rodia, on ta encore troublé lesprit !... Mais quest-ce quil ta dit ? Pourquoi est-il venu chez toi ?
Raskolnikoff ne répondit pas, Razoumikhine réfléchit un instant.
— Allons, écoute mon compte rendu, commença-t-il. Jai passé chez toi, tu dormais. Ensuite nous avons dîné, après quoi je suis allé voir Porphyre. Zamétoff était encore chez lui. Jai voulu commencer et nai pas été heureux dans mon début. Je ne pouvais jamais entrer en matière. Ils avaient toujours lair de ne pas comprendre, sans, dailleurs, témoigner aucun embarras. Jemmène Porphyre près de la fenêtre et je me mets à lui parler, mais je ne réussis pas mieux. Il regarde dun côté, et moi de lautre. À la fin, japproche mon poing de sa figure, et je lui dis que je vais le démolir. Il se contente de me regarder en silence. Je crache et je men vais, voilà tout. Cest fort bête. Avec Zamétoff je nai pas échangé un mot : Je men voulais fort de ma stupide conduite, quand une réflexion soudaine ma consolé ; en descendant lescalier, je me suis dit : Est-ce la peine pour toi et pour moi de nous préoccuper ainsi ? Évidemment, si quelque danger te menaçait, ce serait autre chose. Mais, dans lespèce, quas-tu à craindre ? Tu nes pas coupable, donc tu nas pas à tinquiéter deux. Plus tard nous nous moquerons de leur bévue, et, à ta place, moi, je me ferais un plaisir de les mystifier. Quelle honte ce sera pour eux de sêtre si grossièrement trompés ! Crache là-dessus ; ensuite, on pourra aussi les cogner un peu ; mais, pour le moment, il ny a quà rire de leur sottise !
— Cest juste ! répondit Raskolnikoff. « Mais que diras-tu demain ? » fit-il à part soi. Chose étrange, jusqualors il navait pas une seule fois songé à se demander : « Que pensera Razoumikhine quand il saura que je suis coupable ? » À cette idée, il regarda fixement son ami. Le récit de la visite à Porphyre lavait fort peu intéressé : dautres objets le préoccupaient en ce moment.
Dans le corridor ils rencontrèrent Loujine : il était arrivé à huit heures précises, mais il avait perdu du temps à chercher le numéro, de sorte que tous trois entrèrent ensemble, sans toutefois se regarder ni se saluer. Les jeunes gens se montrèrent les premiers ; Pierre Pétrovitch, toujours fidèle observateur des convenances, sattarda un moment dans lantichambre pour ôter son paletot. Pulchérie Alexandrovna savança aussitôt au-devant de lui. Dounia et Raskolnikoff se souhaitèrent le bonjour.
En entrant, Pierre Pétrovitch salua les dames dune façon assez aimable, quoique avec une gravité renforcée. Du reste, il avait lair quelque peu déconcerté. Pulchérie Alexandrovna, qui semblait gênée, elle aussi, sempressa de faire asseoir tout son monde autour de la table sur laquelle se trouvait le samovar. Dounia et Loujine prirent place en face lun de lautre aux deux bouts de la table. Razoumikhine et Raskolnikoff sassirent en face de Pulchérie Alexandrovna : le premier à côté de Loujine, le second près de sa sœur.
Il y eut un instant de silence. Pierre Pétrovitch tira lentement un mouchoir de batiste parfumé et se moucha. Ses manières étaient celles dun homme bienveillant sans doute, mais un peu blessé dans sa dignité et fermement résolu à exiger des explications. Dans lantichambre, au moment dôter son paletot, il sétait déjà demandé si le meilleur châtiment à infliger aux deux dames ne serait pas de se retirer immédiatement. Toutefois, il navait pas donné suite à cette idée, car il aimait les situations nettes ; or, ici, un point demeurait obscur pour lui. Puisquon avait si ouvertement bravé sa défense, il devait y avoir une raison à cela. Quelle raison ? Mieux valait tirer dabord la chose au clair : il aurait toujours le temps de sévir, et la punition, pour être retardée, nen serait pas moins sûre.
— Jespère que votre voyage sest bien passé ? demanda-t-il par convenance à Pulchérie Alexandrovna.
— Grâce à Dieu, Pierre Pétrovitch.
— Je suis bien aise de lapprendre. Et Avdotia Romanovna na pas été fatiguée non plus ?
— Moi, je suis jeune et forte, je ne me fatigue pas, mais pour maman ce voyage a été fort pénible, répondit Dounia.
— Que voulez-vous ? nos routes nationales sont très-longues, la Russie est grande... Quelque désir que jen eusse, je nai pas pu aller hier à votre rencontre. Jespère pourtant que vous navez pas eu trop dembarras ?
— Oh ! pardonnez-moi, Pierre Petrovitch, nous nous sommes trouvées dans une situation fort difficile, se hâta de répondre avec une intonation particulière Pulchérie Alexandrovna, et si Dieu lui-même, je crois, ne nous avait envoyé hier Dmitri Prokofitch, nous naurions su vraiment que devenir. Permettez-moi de vous présenter notre sauveur : Dmitri Prokofitch Razoumikhine, ajouta-t-elle.
— Comment donc, jai déjà eu le plaisir... hier, balbutia Loujine en jetant au jeune homme un regard oblique et malveillant ; puis il fronça le sourcil et se tut.
Pierre Pétrovitch était de ces gens qui sefforcent de se montrer aimables et sémillants en société, mais qui, sous linfluence de la moindre contrariété, perdent subitement tous leurs moyens, au point de ressembler plutôt à des sacs de farine quà de fringants cavaliers. Le silence régna de nouveau : Raskolnikoff senfermait dans un mutisme obstiné, Avdotia Romanovna jugeait que le moment nétait pas venu pour elle de parler, Razoumikhine navait rien à dire, si bien que Pulchérie Alexandrovna se vit encore dans la pénible nécessité de renouer la conversation.
— Marfa Pétrovna est morte, le saviez-vous ? commença-t-elle, recourant a sa suprême ressource en pareil cas.
— Comment donc ! jen ai été informé tout de suite, et je puis même vous apprendre quaussitôt après lenterrement de sa femme, Arcade Ivanovitch Svidrigaïloff sest rendu en toute hâte à Pétersbourg. Je tiens cette nouvelle de bonne source.
— À Pétersbourg ? Ici ? demanda dune voix alarmée Dounia, et elle échangea un regard avec sa mère.
— Parfaitement. Et lon doit supposer quil nest pas venu sans intentions ; la précipitation de son départ et lensemble des circonstances précédentes le donnent à croire.
— Seigneur ! est-il possible quil vienne relancer Dounetchka jusquici ? sécria Pulchérie Alexandrovna.
— Il me semble que vous navez, ni lune ni lautre, à vous inquiéter beaucoup de sa présence à Pétersbourg, du moment, bien entendu, que vous voulez vous-mêmes éviter toute espèce de relations avec lui. Pour moi, jai lœil ouvert, et je saurai bientôt où il est descendu...
— Ah ! Pierre Pétrovitch, vous ne vous imaginez pas à quel point vous mavez fait peur ! reprit Pulchérie Alexandrovna. Je ne lai vu que deux fois, et il ma paru terrible, terrible ! Je suis sûre quil a causé la mort de la pauvre Marfa Pétrovna.
— Les renseignements précis qui me sont parvenus nautorisent pas cette conclusion. Du reste, je ne nie pas que ses mauvais procédés naient pu, dans une certaine mesure, hâter le cours naturel des choses. Mais, quant à la conduite et, en général, à la caractéristique morale du personnage, je suis daccord avec vous. — Jignore sil est riche maintenant et ce que Marfa Pétrovna a pu lui laisser ; je le saurai à bref délai. Ce qui est certain, cest que se trouvant ici à Pétersbourg, il ne tardera pas à reprendre son ancien genre de vie, pour peu quil possède de ressources pécuniaires. Cest lhomme le plus perdu de vices, le plus dépravé quil y ait ! Je suis fondé à croire que Marfa Pétrovna, qui avait eu le malheur de samouracher de lui et qui a payé ses dettes il y a huit ans, lui a encore été utile sous un autre rapport. À force de démarches et de sacrifices, elle a étouffé en germe une affaire criminelle qui pouvait bel et bien envoyer M. Svidrigaïloff en Sibérie. Il sagissait dun assassinat commis dans des conditions particulièrement épouvantables et, pour ainsi dire, fantastiques. Voilà ce quest cet homme, si vous désirez le savoir.
— Ah ! Seigneur ! sécria Pulchérie Alexandrovna.
Raskolnikoff écoutait attentivement.
— Vous parlez, dites-vous, daprès des renseignements certains ? demanda dun ton sévère Dounia.
— Je me borne à répéter ce que je tiens de la bouche même de Marfa Pétrovna. Il faut remarquer quau point de vue juridique cette affaire est très-obscure. À cette époque habitait ici — et il paraît quelle y habite encore — une certaine Resslich, une étrangère qui prêtait à la petite semaine et exerçait divers autres métiers. Des relations aussi intimes que mystérieuses existaient depuis longtemps entre cette femme et M. Svidrigaïloff. Elle avait avec elle une parente éloignée, une nièce, je crois, jeune fille de quinze ans, sinon même de quatorze, qui était sourde-muette. La Resslich ne pouvait souffrir cette fillette, elle lui reprochait chaque morceau de pain et la battait avec la dernière inhumanité. Un jour, la malheureuse fut trouvée pendue dans le grenier. Lenquête dusage aboutit à une constatation de suicide, et tout semblait devoir en rester là, quand la police reçut avis que lenfant avait été... violée par Svidrigaïloff. À la vérité, tout cela était obscur : la dénonciation émanait dune autre Allemande, femme dune immoralité notoire, et dont le témoignage ne pouvait peser dun grand poids. Bref, il ny eut pas de procès, Marfa Pétrovna se mit en campagne, prodigua largent et réussit à empêcher les poursuites. Mais les bruits les plus fâcheux nen coururent pas moins sur le compte de M. Svidrigaïloff. Pendant que vous étiez chez lui, Avdotia Romanovna, on vous a sans doute raconté aussi lhistoire de son domestique Philippe, mort victime de ses mauvais traitements. Cela est arrivé il y a six ans, le servage existait encore à cette époque.
— Jai entendu dire, au contraire, que ce Philippe sétait pendu.
— Parfaitement, mais il a été réduit ou, pour mieux dire, poussé à se donner la mort par les brutalités incessantes et les vexations systématiques de son maître.
— Jignorais cela, répondit sèchement Dounia, — jai seulement entendu raconter à ce propos une histoire fort étrange : ce Philippe était, paraît-il, un hypocondriaque, une sorte de domestique philosophe ; ses camarades prétendaient que la lecture lui avait troublé lesprit ; à les en croire, il se serait pendu pour échapper non aux coups, mais aux railleries de M. Svidrigaïloff. Jai toujours vu celui-ci traiter fort humainement ses serviteurs : il était aimé deux, quoiquils lui imputassent, en effet, la mort de Philippe.
— Je vois, Avdotia Romanovna, que vous avez une tendance à le justifier, reprit Loujine avec un sourire miel et vinaigre. Le fait est que cest un homme habile à sinsinuer dans le cœur des dames ; la pauvre Marfa Pétrovna, qui vient de mourir dans des circonstances si étranges, en est une lamentable preuve. Jai voulu seulement vous avertir, vous et votre maman, en prévision des tentatives quil ne manquera pas de renouveler. Quant à moi, je suis fermement convaincu que cet homme finira dans la prison pour dettes. Marfa Pétrovna songeait trop à lintérêt de ses enfants pour quelle ait jamais eu lintention dassurer à son mari une part sérieuse de sa fortune. Il se peut quelle lui ait laissé de quoi vivre dans une modeste aisance ; mais, avec ses goûts de dissipation, il aura tout mangé avant un an.
— Je vous en prie, Pierre Pétrovitch, ne parlons plus de M. Svidrigaïloff, dit Dounia. Cela mest désagréable.
— Il est venu chez moi tout à lheure, dit brusquement Raskolnikoff, qui jusqualors navait pas prononcé un mot.
Tous se tournèrent vers lui avec des exclamations de surprise. Pierre Pétrovitch lui-même parut intrigué.
— Il y a une demi-heure, pendant que je dormais, il est entré, ma réveillé et sest nommé, poursuivit Raskolnikoff. — Il était assez à son aise et assez gai ; il espère beaucoup que je me lierai avec lui. Entre autres choses, il sollicite vivement une entrevue avec toi, Dounia, et il ma prié de lui servir de médiateur à cet effet. Il a une proposition à te faire et il ma dit en quoi elle consiste. Dautre part, il ma positivement assuré que Marfa Pétrovna, huit jours avant sa mort, tavait légué par testament trois mille roubles, et que tu pourrais toucher cette somme dans un très-bref délai.
— Dieu soit loué ! sécria Pulchérie Alexandrovna, et elle fit le signe de la croix. — Prie pour elle, Dounia, prie.
— Le fait est vrai, ne put sempêcher de reconnaître Loujine.
— Eh bien, ensuite ? demanda vivement Dounetchka.
— Ensuite, il ma dit que lui-même nétait pas riche, et que toute la fortune passait à ses enfants, qui se trouvent maintenant chez leur tante. Il ma aussi appris quil demeurait non loin de chez moi, mais où ? — je lignore, je ne le lui ai pas demandé...
— Quest-ce quil veut donc proposer à Dounia ? demanda avec inquiétude Pulchérie Alexandrovna. Il te la dit ?
— Oui.
— Eh bien ?
— Je le dirai plus tard.
Après avoir fait cette réponse, Raskolnikoff se mit à boire son thé.
Pierre Pétrovitch regarda sa montre.
— Une affaire urgente moblige de vous quitter, et de la sorte je ne gênerai pas votre entretien, ajouta-t-il dun air un peu piqué ; en prononçant ces mots, il se leva.
— Restez, Pierre Pétrovitch, dit Dounia, — vous aviez lintention de nous donner votre soirée. De plus, vous avez vous-même écrit que vous désiriez avoir une explication avec maman.
— Cest vrai, Avdotia Romanovna, répondit dun ton pincé Pierre Pétrovitch, qui se rassit à demi, tout en gardant son chapeau à la main ; — je désirais en effet mexpliquer avec votre honorée mère et avec vous sur quelques points dune haute gravité. Mais comme votre frère ne peut sexpliquer devant moi sur certaines propositions de M. Svidrigaïloff, je ne puis ni ne veux moi-même mexpliquer... devant des tiers... sur certains points dune extrême importance. Dailleurs, javais exprimé dans les termes les plus formels un désir dont il na pas été tenu compte...
La physionomie de Loujine était devenue dure et hautaine.
— Vous aviez demandé, en effet, que mon frère nassistât pas à notre entrevue, et, sil na pas été fait droit à votre demande, cest uniquement sur mes instances, répondit Dounia. Vous nous avez écrit que vous aviez été insulté par mon frère ; selon moi, il faut quaucun malentendu ne subsiste entre vous, et que vous vous réconciliiez ensemble. Si réellement Rodia vous a offensé, il doit vous faire des excuses, et il vous les fera.
En entendant ces paroles, Pierre Pétrovitch se sentit moins que jamais disposé aux concessions.
— Avec toute la bonne volonté du monde, Avdotia Romanovna, on ne peut oublier certaines injures. En tout il y a une limite quil est dangereux de dépasser, car, une fois quon la franchie, le retour en arrière est impossible.
— Ah ! bannissez cette vaine susceptibilité, Pierre Pétrovitch, interrompit Dounia dune voix émue ; — soyez lhomme intelligent et noble que jai toujours vu, que je veux toujours voir en vous. Je vous ai fait une grande promesse, je suis votre future femme ; fiez-vous donc à moi dans cette affaire et croyez que je puis juger avec impartialité. Le rôle darbitre que je mattribue en ce moment nest pas une surprise moindre pour mon frère que pour vous. Quand aujourdhui, après votre lettre, je lai prié avec instances de venir à notre entrevue, je ne lui ai nullement fait part de mes intentions. Comprenez que si vous refusez de vous réconcilier, je serai forcée dopter pour lun de vous à lexclusion de lautre. Cest ainsi que la question se trouve posée par votre fait à tous deux. Je ne veux ni ne dois me tromper dans mon choix. Pour vous, il faut que je rompe avec mon frère ; pour mon frère, il faut que je rompe avec vous. Je veux et je puis être édifiée à présent sur vos sentiments à mon égard. Je vais savoir : dune part si jai dans Rodia un frère, de lautre si jai en vous un mari qui maime et mapprécie.
— Avdotia Romanovna, reprit Loujine vexé, votre langage comporte trop dinterprétations diverses ; je dirai plus, je le trouve offensant, eu égard à la situation que jai lhonneur doccuper vis-à-vis de vous. Sans parler de ce quil y a de blessant pour moi à me voir mis sur la même ligne quun... orgueilleux jeune homme, vous semblez admettre comme possible la rupture du mariage convenu entre nous. Vous dites que vous devrez choisir entre votre frère et moi ; par cela même vous montrez combien peu je compte à vos yeux... Je ne puis accepter cela, étant donnés nos relations et... nos engagements réciproques.
— Comment ! sécria Dounia dont le front se couvrit de rougeur : — je mets votre intérêt en balance avec tout ce que jai eu jusquici de plus cher dans la vie, et vous vous plaignez de compter pour peu à mes yeux !
Raskolnikoff eut un sourire caustique, Razoumikhine fit la grimace, mais la réponse de la jeune fille ne calma point Loujine, qui, à chaque instant, devenait plus rogue et plus intraitable.
— Lamour pour lépoux, pour le futur compagnon de la vie, doit lemporter sur lamour fraternel, déclara-t-il sentencieusement, — et en tout cas je ne puis être mis sur la même ligne... Quoique jaie dit tout à lheure que je ne voulais ni ne pouvais mexpliquer en présence de votre frère sur le principal objet de ma visite, il est un point, très-important pour moi, que je désirerais éclaircir dès maintenant avec votre honorée mère. Votre fils, continua-t-il en sadressant à Pulchérie Alexandrovna, — hier, en présence de M. Razsoudkine (nest-ce pas ainsi que vous vous appelez ? excusez-moi, jai oublié votre nom, dit-il à Razoumikhine en lui faisant un salut aimable), ma offensé par la manière dont il a altéré une phrase prononcée dernièrement par moi pendant que je prenais le café chez vous. Javais dit que, selon moi, une jeune fille pauvre et déjà éprouvée par le malheur présentait à un mari plus de garanties de moralité et de bonheur quune personne ayant toujours vécu dans laisance. Votre fils a, de propos délibéré, prêté un sens absurde à mes paroles, il ma attribué des intentions odieuses, et je présume quil sest fondé, pour le faire, sur votre propre correspondance. Ce serait un grand apaisement pour moi, Pulchérie Alexandrovna, si vous pouviez me prouver que je me trompe. Dites-moi donc exactement dans quels termes vous avez reproduit ma pensée en écrivant à Rodion Romanovitch.
— Je ne men souviens pas, répondit avec embarras Pulchérie Alexandrovna, mais je lai reproduite comme je lavais comprise moi-même. Je ne sais comment Rodia vous a répété cette phrase. Il se peut quil en ait forcé les termes.
— Il na pu le faire quen sinspirant de ce que vous lui avez écrit.
— Pierre Pétrovitch, répliqua avec dignité Pulchérie Alexandrovna, — la preuve que Dounia et moi navons pas pris vos paroles en trop mauvaise part, cest que nous sommes ici.
— Bien, maman ! approuva la jeune fille.
— Ainsi, cest moi qui ai tort ! fit Loujine blessé.
— Voyez-vous, Pierre Pétrovitch, vous accusez toujours Rodion : or, vous-même, dans votre lettre de tantôt, vous avez mis à sa charge un fait faux, poursuivit Pulchérie Alexandrovna grandement réconfortée par le satisfecit que venait de lui délivrer sa fille.
— Je ne me souviens pas davoir rien écrit de faux.
— Daprès votre lettre, déclara dun ton âpre Raskolnikoff, sans se tourner vers Loujine, largent que jai donné hier à la veuve dun homme écrasé par une voiture, je laurais donné à sa fille (que je voyais alors pour la première fois). Vous avez écrit cela dans lintention de me brouiller avec ma famille, et, pour y mieux réussir, vous avez qualifié de la façon la plus ignoble la conduite dune jeune fille que vous ne connaissez pas. Cest de la basse diffamation.
— Pardonnez-moi, monsieur, répondit Loujine tremblant de colère : si, dans ma lettre, je me suis étendu sur ce qui vous concerne, cest uniquement parce que votre mère et votre sœur mavaient prié de leur faire savoir comment je vous aurais trouvé et quelle impression vous auriez produite sur moi. Dailleurs, je vous défie de relever une seule ligne mensongère dans le passage auquel vous faites allusion. Nierez-vous, en effet, que vous ayez gaspillé votre argent, et, quant à la malheureuse famille dont il sagit, oseriez-vous garantir lhonorabilité de tous ses membres ?
— Selon moi, avec toute votre honorabilité, vous ne valez pas le petit doigt de la pauvre jeune fille à qui vous jetez la pierre.
— Ainsi, vous nhésiteriez pas à lintroduire dans la société de votre mère et de votre sœur ?
— Je lai même déjà fait, si vous désirez le savoir. Je lai invitée aujourdhui à prendre place à côté de maman et de Dounia.
— Rodia ! sécria Pulchérie Alexandrovna.
Dounetchka rougit ; Razoumikhine fronça le sourcil. Loujine eut sur les lèvres un sourire méprisant.
— Jugez vous-même, Avdotia Romanovna, dit-il, si laccord est possible. Jespère maintenant que cest une affaire finie et quil nen sera plus question. Je me retire pour ne pas gêner plus longtemps votre réunion de famille ; dailleurs, vous avez des secrets à vous communiquer. (Il se leva et prit son chapeau.) Mais laissez-moi vous dire, avant de men aller, que je souhaite nêtre plus exposé désormais à de pareilles rencontres. Cest à vous particulièrement, très-honorée Pulchérie Alexandrovna, que je fais cette demande, dautant plus que ma lettre était adressée à vous et non à aucun autre.
Pulchérie Alexandrovna se sentit un peu froissée.
— Vous vous croyez donc tout à fait notre maître, Pierre Pétrovitch! — Dounia vous a dit pourquoi votre désir na pas été satisfait : elle navait que de bonnes intentions. Mais, vraiment, vous mécrivez dun style bien impérieux. Faut-il que nous regardions tout désir de vous comme un ordre ? Je vous dirai, au contraire, que maintenant surtout vous devez nous traiter avec égard et ménagement, car notre confiance en vous nous a fait tout quitter pour venir ici, et, par conséquent, vous nous avez déjà à votre discrétion.
— Ce nest pas tout à fait vrai, Pulchérie Alexandrovna, surtout en ce moment où vous connaissez le legs fait par Marfa Pétrovna à votre fille. Ces trois mille roubles arrivent fort à propos, paraît-il, à en juger par le ton nouveau que vous prenez avec moi, ajouta aigrement Loujine.
— Cette observation donnerait à supposer que vous aviez spéculé sur notre dénûment, remarqua dune voix irritée Dounia.
— Mais à présent, du moins, je ne puis pas spéculer là-dessus, et surtout je ne veux pas vous empêcher dentendre les propositions secrètes quArcade Ivanovitch Svidrigaïloff a chargé votre frère de vous transmettre. À ce que je vois, ces propositions ont pour vous une signification capitale et, peut-être même, fort agréable.
— Ah ! mon Dieu ! sécria Pulchérie Alexandrovna.
Razoumikhine sagitait impatiemment sur sa chaise.
— Et tu nes pas honteuse à la fin, ma sœur ? demanda Raskolnikoff.
— Si, Rodia, répondit la jeune fille. — Pierre Pétrovitch, sortez ! dit-elle, pâle de colère, à Loujine.
Ce dernier ne sattendait pas du tout à un pareil dénoûment. Il avait trop présumé de lui-même, trop compté sur sa force et sur limpuissance de ses victimes. Maintenant encore, il ne pouvait en croire ses oreilles.
— Avdotia Romanovna, dit-il, blême et les lèvres frémissantes, si je sors en ce moment, tenez pour certain que je ne reviendrai jamais. Réfléchissez-y ! Je nai quune parole !
— Quelle impudence ! sécria Dounia, bondissant de dessus son siège ; mais je ne veux pas non plus que vous reveniez !
— Comment ? Ainsi, cest comme cela ! vociféra Loujine dautant plus déconcerté que jusquà la dernière minute il avait cru impossible une semblable rupture. — Ah ! cest ainsi ! Mais savez-vous, Avdotia Romanovna, que je pourrais protester...
— De quel droit lui parlez-vous ainsi ? fit avec véhémence Pulchérie Alexandrovna, — comment pouvez-vous protester ? Quels sont vos droits ? Oui, nest-ce pas ? jirai donner ma Dounia à un homme comme vous ! Allez-vous-en, laissez-nous désormais en repos ! Nous avons eu tort nous-mêmes de consentir à une chose malhonnête, et moi surtout, je…
— Pourtant, Pulchérie Alexandrovna, répliqua Pierre Pétrovitch exaspéré, vous mavez lié en me donnant une parole que vous retirez à présent… et enfin… enfin, cela ma occasionné des frais…
Cette dernière récrimination était si bien dans le caractère de Loujine, que Raskolnikoff, malgré la fureur à laquelle il était en proie, ne put lentendre sans éclater de rire. Mais il nen fut pas de même de Pulchérie Alexandrovna.
— Des frais ? reprit-elle violemment. — Sagirait-il, par hasard, de la malle que vous nous avez envoyée ? Mais vous en avez obtenu le transport gratuit. Seigneur ! vous prétendez que nous vous avons lié ! Peut-on ainsi renverser les situations ! Cest nous qui étions à votre merci, Pierre Pétrovitch, et non vous qui étiez à la nôtre !
— Assez, maman, assez, je vous prie ! dit Avdotia Romanovna. — Pierre Pétrovitch, faites-moi le plaisir de vous retirer !
— Je men vais ; un dernier mot seulement, répondit-il, presque hors de lui. Votre maman paraît avoir complétement oublié que jai demandé votre main au moment où de mauvais bruits couraient sur vous dans toute la contrée. En bravant pour vous lopinion publique, en rétablissant votre réputation, javais lieu despérer que vous men sauriez gré, jétais même en droit de compter sur votre reconnaissance… Mes yeux sont maintenant dessillés ! je vois que ma conduite a été fort inconsidérée, et que jai peut-être eu grand tort de mépriser la voix publique…
— Mais il veut donc se faire casser la tête ! sécria Razoumikhine, qui sétait déjà levé pour châtier linsolent.
— Vous êtes un homme bas et méchant ! dit Dounia.
— Pas un mot ! pas un geste ! fit vivement Raskolnikoff en arrêtant Razoumikhine ; puis il sapprocha de Loujine, et lui parlant presque dans la figure :
— Veuillez vous en aller ! dit-il dune voix basse, mais parfaitement distincte : et pas un mot de plus, autrement…
Pierre Pétrovitch, le visage pâle et contracté par la colère, le regarda pendant quelques secondes ; ensuite, il tourna sur ses talons et disparut, emportant dans son cœur une haine mortelle contre Raskolnikoff, à qui seul il imputait sa disgrâce. Chose à noter, tandis quil descendait lescalier, il simaginait encore que tout nétait pas perdu sans remède, et quun raccommodement avec les deux dames navait rien dimpossible.
III
Durant cinq minutes, tous furent très-joyeux, leur satisfaction se traduisit même par des rires. Seule Dounetchka pâlissait de temps à autre et fronçait le sourcil au souvenir de la scène précédente. Mais de tous le plus enchanté était Razoumikhine. Sa joie, quil nosait pas encore manifester ouvertement, se trahissait malgré lui dans le tremblement fiévreux de toute sa personne. À présent, il avait le droit de donner toute sa vie aux deux dames, de se consacrer à leur service… Toutefois, il refoulait ces pensées au plus profond de lui-même et craignait de donner carrière à son imagination. Quant à Raskolnikoff, immobile et maussade, il ne prenait aucune part à lallégresse générale ; on eût même dit quil avait lesprit ailleurs. Après avoir tant insisté pour quon rompit avec Loujine, il semblait être celui que cette rupture, maintenant consommée, intéressait le moins. Dounia ne put sempêcher de penser quil était toujours fâché contre elle, et Pulchérie Alexandrovna le regarda avec inquiétude.
— Quest-ce que ta donc dit Svidrigaïloff ? demanda la jeune fille en sapprochant de son frère.
— Ah ! oui, oui ! fit vivement Pulchérie Alexandrovna.
Raskolnikoff releva la tête.
— Il tient absolument à te faire cadeau de dix mille roubles, et il désire te voir une fois en ma présence.
— La voir ! jamais de la vie ! sécria Pulchérie Alexandrovna. Et comment ose-t-il lui offrir de largent ?
Ensuite Raskolnikoff rapporta (assez sèchement) son entretien avec Svidrigaïloff.
Dounia fut extrêmement saisie quand elle sut en quoi consistaient les propositions de Svidrigaïloff. Elle resta longtemps pensive.
— Il a conçu quelque affreux dessein ! murmura-t-elle à part soi, presque frissonnante.
Raskolnikoff remarqua cette excessive frayeur.
— Je crois que jaurai encore plus dune fois loccasion de le voir, dit-il à sa sœur.
— Nous retrouverons ses traces ! Je le découvrirai ! cria énergiquement Razoumikhine. — Je ne le perdrai pas de vue ! Rodia me la permis. Lui-même ma dit tantôt « Veille sur ma sœur. » Vous y consentez, Avdotia Romanovna ?
Dounia sourit et tendit la main au jeune homme, mais son visage était toujours soucieux. Pulchérie Alexandrovna jeta sur elle un regard timide ; du reste, les trois mille roubles lavaient notablement tranquillisée.
Un quart dheure après, on causait avec animation. Raskolnikoff lui-même, quoique silencieux, prêta pendant quelque temps une oreille attentive à ce qui se disait. Le dé de la conversation était tenu par Razoumikhine.
— Et pourquoi, je vous le demande, pourquoi vous en aller ? sécriait-il avec conviction. Que ferez-vous dans votre méchante petite ville ? Mais le principal point à considérer, cest quici vous êtes tous ensemble ; or vous êtes tous nécessaires les uns aux autres. Comprenez-le, vous ne pouvez vous séparer. Allons, restez au moins un certain temps… Acceptez-moi comme ami, comme associé, et je vous assure que nous monterons une excellente affaire. Écoutez, je vais vous expliquer mon projet dans tous ses détails. Cette idée métait déjà venue à lesprit ce matin, quand rien nétait encore arrivé… Voici la chose : jai un oncle (je vous ferai faire sa connaissance ; cest un vieillard fort gentil et fort respectable) ; cet oncle possède un capital de 1,000 roubles dont il na que faire, car il touche une pension qui suffit à ses besoins. Depuis deux ans, il ne cesse de moffrir cette somme à 6 pour 100 dintérêt. Je vois le truc : cest un biais quil prend pour me venir en aide. Lannée dernière, je navais pas besoin dargent ; mais, cette année, je nattendais que larrivée du vieillard pour lui faire connaître mon acceptation. Aux 1,000 roubles de mon oncle vous en joignez 1,000 des vôtres, et voilà lassociation formée ! Quest-ce que nous allons entreprendre ?
Alors Razoumikhine se mit à développer son projet : selon lui, la plupart de nos libraires et de nos éditeurs faisaient de mauvaises affaires parce quils connaissaient mal leur métier ; mais, avec de bons ouvrages, il y avait de largent à gagner. Le jeune homme, qui depuis deux ans déjà travaillait pour diverses maisons de librairie, était au courant de la partie, et il connaissait assez bien trois langues européennes. Six jours auparavant, il avait dit à Raskolnikoff quil savait mal lallemand, mais il avait parlé ainsi pour décider son ami à collaborer à une traduction qui devait lui rapporter quelques roubles. Raskolnikoff navait pas été dupe de ce mensonge.
— Pourquoi donc négligerions-nous une bonne affaire, quand nous possédons un des moyens daction les plus essentiels : largent ? continua en séchauffant Razoumikhine. Sans doute, il faudra beaucoup travailler, mais nous travaillerons ; nous nous mettrons tous à lœuvre : vous, Avdotia Romanovna ; moi, Rodion… Il y a des publications qui procurent à présent de fameux revenus ! Nous aurons surtout cet avantage de savoir au juste ce quil faut traduire. Nous serons à la fois traducteurs, éditeurs et professeurs. Maintenant, je puis être utile, parce que jai de lexpérience. Voilà bientôt deux ans que je suis fourré chez les libraires, je sais le fond et le tréfond du métier : ce nest pas la mer à boire, croyez-le bien ! Quand loccasion soffre de gagner quelque chose, pourquoi nen pas profiter ? Je pourrais citer deux ou trois livres étrangers dont la publication serait une affaire dor. Si je les indiquais à lun de nos éditeurs, rien que pour cela je devrais toucher quelque cinq cents roubles, mais pas de danger que je les leur signale ! Dailleurs, ils seraient encore capables dhésiter, les imbéciles ! Quant à la partie matérielle de lentreprise : impression, papier, vente, vous men chargerez ! cela me connaît ! Nous commencerons modestement, peu à peu nous nous organiserons sur un plus grand pied, et, en tout cas, nous sommes sûrs de nouer les deux bouts.
Dounia avait les yeux brillants.
— Ce que vous proposez me plaît beaucoup, Dmitri Prokofitch, dit-elle.
— Moi, naturellement, je ny entends rien, ajouta Pulchérie Alexandrovna, — cela est peut-être bon, Dieu le sait. Sans doute, nous sommes forcées de rester ici au moins pendant un certain temps… acheva-t-elle en jetant les yeux sur son fils.
— Quen penses-tu, mon frère ? demanda Dounia.
— Je trouve son idée excellente, répondit Raskolnikoff. Bien entendu, on nimprovise pas du jour au lendemain une grande maison de librairie ; mais il y a cinq ou six livres dont le succès serait assuré. Moi-même jen connais un qui se vendrait certainement. Dun autre coté, vous pouvez avoir toute confiance dans les capacités de Razoumikhine, il sait son affaire… Du reste, vous avez encore le temps de reparler de cela…
— Hurrah ! cria Razoumikhine : — maintenant, attendez, il y a ici, dans cette même maison, un appartement tout à fait distinct et indépendant du local où se trouvent ces chambres ; il ne coûte pas cher, et il est meublé… trois petites pièces. Je vous conseille de le louer. Vous serez là très-bien, dautant plus que vous pourrez vivre tous ensemble, avoir Rodia avec vous… Mais où vas-tu donc, Rodia ?
— Comment, Rodia, tu ten vas déjà ? demanda avec inquiétude Pulchérie Alexandrovna.
— Dans un pareil moment ! cria Razoumikhine.
Dounia regarda son frère avec surprise et défiance. Il avait sa casquette à la main, se préparant à sortir.
— On dirait vraiment quil sagit dune séparation éternelle ! Voyons, vous ne menterrez pas ! dit-il dun air étrange.
Il souriait, mais de quel sourire !
— Après tout, qui sait ? cest peut-être la dernière fois que nous nous voyons, ajouta-t-il tout dun coup.
Ces mots jaillirent spontanément de ses lèvres.
— Mais quest-ce que tu as ? fit anxieusement la mère.
— Où vas-tu, Rodia ? demanda Dounia, qui mit dans cette question un accent particulier.
— Il faut que je men aille, répondit-il. Sa voix était hésitante, mais son visage pâle exprimait une résolution bien arrêtée.
— Je voulais dire… en venant ici… je voulais vous dire, maman, et te dire aussi, Dounia, que nous ferions mieux de nous séparer pour quelque temps. Je ne me sens pas bien, jai besoin de repos… je viendrai plus tard, je viendrai moi-même quand… ce sera possible. Je garderai votre souvenir et je vous aimerai… Laissez-moi ! Laissez-moi seul ! Cétait déjà mon intention auparavant… Ma résolution à cet égard est irrévocable… Quoi quil advienne de moi, perdu ou non, je veux être seul. Oubliez-moi complètement. Cela vaut mieux… Ne vous informez pas de moi. Quand il le faudra, je viendrai moi-même chez vous ou… je vous appellerai. Peut-être que tout sarrangera !… Mais, en attendant, si vous maimez, renoncez à me voir… Autrement, je vous haïrai, je le sens… Adieu !
— Seigneur ! gémit Pulchérie Alexandrovna.
Une frayeur terrible sétait emparée des deux femmes ainsi que de Razoumikhine.
— Rodia, Rodia ! Réconcilie-toi avec nous, soyons amis comme par le passé ! sécriait la pauvre mère.
Raskolnikoff se dirigea lentement vers la porte ; avant quil leût atteinte, Dounia le rejoignit.
— Mon frère ! comment peux-tu agir ainsi avec notre mère ! murmura la jeune fille, et son regard était flamboyant dindiguation.
Il fit un effort pour tourner les yeux vers elle.
— Ce nest rien, je reviendrai ! balbutia-t-il à demi-voix, comme un homme qui na pas pleinement conscience de ce quil dit, et il sortit de la chambre.
— Égoïste, cœur dur et sans pitié ! vociféra Dounia.
— Ce nest pas un égoïste, cest un a-lié-né ! Il est fou, vous dis-je ! Est-il possible que vous ne le voyiez pas ? Cest vous qui êtes sans pitié en ce cas, murmura vivement Razoumikhine, en se penchant à loreille de la jeune fille, dont il serra la main avec force.
— Je reviens tout de suite ! cria-t-il à Pulchérie Alexandrovna presque défaillante, et il sélança hors de la chambre.
Raskolnikoff lattendait au bout du corridor.
— Je savais bien que tu courrais après moi, dit-il. Va les retrouver et ne les quitte pas… Reste auprès delles demain… et toujours. Je… je reviendrai peut-être… sil y a moyen. Adieu !
Il allait séloigner sans tendre la main à Razoumikhine.
— Mais où vas-tu ? balbutia ce dernier, stupéfait. Quest-ce que tu as ? Comment peut-on agir ainsi ?…
Raskolnikoff sarrêta de nouveau.
— Une fois pour toutes : ne minterroge jamais sur rien, je nai rien à te répondre… Ne viens pas chez moi. Peut-être viendrai-je encore ici… Laisse-moi, mais elles… ne les quitte pas. Tu me comprends ?
Le corridor était sombre ; ils se trouvaient près dune lampe. Pendant une minute, tous deux se regardèrent en silence. Razoumikhine se rappela toute sa vie cette minute. Le regard fixe et enflammé de Raskolnikoff semblait vouloir pénétrer jusquau fond de son âme. Tout à coup Razoumikhine frissonna et devint pâle comme un cadavre : lhorrible vérité venait de lui apparaître.
— Comprends-tu, maintenant ? dit soudain Raskolnikoff, dont les traits étaient affreusement altérés… — Retourne auprès delles, ajouta-t-il, et dun pas rapide il sortit de la maison.
Inutile de décrire la scène qui suivit le retour de Razoumikbine chez Pulchérie Alexandrovna. Comme on le devine, le jeune homme mit tout en œuvre pour tranquilliser les deux dames. Il leur assura que Rodia étant malade avait besoin de repos, il leur jura que Rodia ne manquerait pas de venir chez elles, quelles le verraient chaque jour, quil avait le moral très-affecté, quil ne fallait pas lirriter ; il promit de veiller sur son ami, de le confier aux soins dun bon médecin, du meilleur ; si cétait nécessaire, il appellerait en consultation les princes de la science… Bref, à partir de ce soir-là, Razoumikhine fut pour elles un fils et un frère.
IV
Raskolnikoff se rendit droit au canal, où habitait Sonia. La maison, à trois étages, était une vieille bâtisse peinte en vert. Le jeune homme trouva non sans peine le dvornik et en obtint de vagues indications sur le logement du tailleur Kapernaoumoff. Après avoir découvert dans un coin de la cour lentrée dun escalier étroit et sombre, il monta au second étage, puis suivit la galerie qui faisait face à la cour. Tandis quil errait dans lobscurité, se demandant par où lon pouvait entrer chez Kapernaoumoff, une porte souvrit à trois pas de lui ; il saisit le battant par un geste machinal.
— Qui est là ? demanda une peureuse voix de femme.
— Cest moi... Je viens vous voir, répondit Raskolnikoff, et il pénétra dans une petite antichambre. Là, sur une mauvaise table, était une chandelle fichée dans un chandelier de cuivre déformé.
— Cest vous, Seigneur ! fit faiblement Sonia, qui semblait navoir pas la force de bouger de place.
— Où est votre logement ? Ici ?
Et Raskolnikoff passa vivement dans la chambre en sefforçant de ne pas regarder la jeune fille.
Au bout dune minute, Sonia le rejoignit avec la chandelle et resta debout devant lui, en proie a une agitation inexprimable. Cette visite inattendue la troublait, leffrayait même. Tout à coup son visage pâle se colora, et des larmes lui vinrent aux yeux... Elle éprouvait une extrême confusion à laquelle se mêlait une certaine douceur... Raskolnikoff se détourna par un mouvement rapide et sassit sur une chaise près de la table. En un clin dœil, il put inventorier tout ce qui se trouvait dans la chambre.
Cette pièce, grande, mais excessivement basse, était la seule louée par les Kapernaoumoff ; dans le mur de gauche se trouvait une porte donnant accès chez eux. Du côté opposé, dans le mur de droite, il y avait encore une porte, celle-ci toujours fermée. Là était un autre logement, sous un autre numéro. La chambre de Sonia ressemblait à un hangar, elle affectait la forme dun rectangle très-irrégulier, et cette disposition lui donnait quelque chose de monstrueux. Le mur percé de trois fenêtres, qui était en façade sur le canal, la coupait en écharpe, formant ainsi un angle extrêmement aigu, au fond duquel on ne pouvait rien distinguer, vu la faible clarté que répandait la chandelle. Par contre, lautre angle était démesurément obtus. Cette vaste pièce ne renfermait presque pas de meubles. Dans le coin à droite se trouvait le lit ; entre le lit et la porte, une chaise ; du même côté, juste en face de la porte du logement voisin, était placée une table de bois blanc recouverte dune nappe bleue ; près de la table il y avait deux chaises de jonc. Contre le mur opposé, dans le voisinage de langle aigu, était adossée une petite commode en bois non verni, qui semblait perdue dans le vide. Voilà à quoi se réduisait tout lameublement. Le papier jaunâtre et usé avait pris dans tous les coins des tons noirs, effet probable de lhumidité et de la fumée de charbon. Tout, dans ce local, dénotait la pauvreté ; il ny avait même pas de rideaux au lit.
Sonia considérait en silence le visiteur qui examinait sa chambre si attentivement et avec un tel sans gêne ; à la fin, elle se mit à trembler de frayeur, comme si elle se fût trouvée devant larbitre de son sort.
— Je viens chez vous pour la dernière fois, dit dun air morne Raskolnikoff, paraissant oublier que cétait aussi la première fois quil y venait ; peut-être que je ne vous verrai plus…
— Vous… allez partir ?
— Je ne sais pas… demain, tout…
— Ainsi, vous nirez pas demain chez Catherine Ivanovna ? fit Sonia dune voix tremblante.
— Je ne sais pas. Demain matin tout… Il ne sagit pas de cela : je suis venu vous dire un mot. Il leva sur elle son regard rêveur et remarqua soudain quil était assis, tandis quelle se tenait toujours debout devant lui.
— Pourquoi restez-vous debout ? Asseyez-vous, dit-il dune voix devenue tout à coup douce et caressante.
Elle obéit. Durant une minute, il la considéra dun œil bienveillant, presque attendri.
— Que vous êtes maigre ! Quelle main vous avez ! On voit le jour à travers. Vos doigts ressemblent à ceux dune morte.
Il lui prit la main. Sonia eut un faible sourire.
— Jai toujours été ainsi, dit-elle.
— Même quand vous viviez chez vos parents ?
— Oui.
— Eh, sans doute ! fit-il avec brusquerie ; un subit changement sétait opéré de nouveau dans lexpression de son visage et dans le son de sa voix. Il promena encore une fois ses yeux autour de lui.
— Cest chez Kapernaoumoff que vous logez ?
— Oui…
— Ils demeurent là, derrière cette porte ?
— Oui… Leur chambre est toute pareille à celle-ci.
— Ils nont quune pièce pour eux tous ?
— Oui.
— Moi, dans une chambre comme la vôtre, jaurais peur la nuit, observa-t-il dun air sombre.
— Mes logeurs sont de très-bonnes gens, très affables, répondit Sonia, qui ne semblait pas encore avoir recouvré sa présence desprit, et tout le mobilier, tout… leur appartient. Ils sont fort bons, leurs enfants viennent souvent chez moi.
— Ce sont des bègues ?
— Oui… Le père est bègue et boiteux ; la mère aussi… Ce nest pas quelle bégaye, mais elle a un défaut de langue. Cest une très-bonne femme. Kapernaoumoff est un ancien serf. Ils ont sept enfants… Ce nest que laîné qui bégaye, les autres sont maladifs, mais ils ne bégayent pas… Mais comment se fait-il que vous sachiez cela ? ajouta-t-elle avec un certain étonnement.
— Votre père ma tout raconté autrefois. Jai appris par lui toute votre histoire… Il ma dit que vous étiez sortie à six heures, quà huit heures passées vous étiez rentrée, et que Catherine Ivanovna sétait mise à genoux près de votre lit.
Sonia se troubla.
— Je crois lavoir vu aujourdhui, fit-elle avec hésitation.
— Qui ?
— Mon père. Jétais dans la rue, au coin près dici, entre neuf et dix heures ; il paraissait marcher devant moi. Jaurais juré que cétait lui. Je voulais même laller dire à Catherine Ivanovna…
— Vous vous promeniez ?
— Oui, murmura Sonia, qui baissa les yeux dun air confus.
— Catherine Ivanovna vous battait quand vous étiez chez votre père ?
— Oh ! non, comment pouvez-vous dire cela ? Non ! se récria la jeune fille en regardant Raskolnikoff avec une sorte de frayeur.
— Ainsi vous laimez ?
— Elle ? Mais comment donc ! reprit Sonia dune voix lente et plaintive, puis elle joignit brusquement les mains avec une expression de pitié. — Ah ! vous la… Si seulement vous la connaissiez ! Voyez-vous, elle est en tout comme un enfant… Elle a en quelque sorte lesprit égaré… par le malheur. Mais quelle était intelligente !… Quelle est bonne et généreuse ! Vous ne savez rien, rien… Ah !
Sonia mit dans ces paroles un accent presque désespéré. Elle était en proie à une agitation extrême, se désolait, se tordait les mains. Ses joues pâles sétaient colorées de nouveau, et la souffrance se lisait dans ses yeux. Évidemment on venait de toucher en elle une corde très-sensible, et elle avait à cœur de parler, de disculper Catherine Ivanovna. Soudain une compassion insatiable, si lon peut sexprimer ainsi, se manifesta dans tous les traits de son visage.
— Elle me battre ! Mais que dites-vous donc, Seigneur ! Elle me battre ! Et quand même elle maurait battue, eh bien ! quoi ? Vous ne savez rien, rien… Elle est si malheureuse, ah ! quelle est malheureuse ! Et malade… Elle cherche la justice… Elle est pure… Elle croit que la justice doit régner en tout, et elle la réclame… Vous aurez beau la maltraiter, elle ne fera rien dinjuste. Elle ne saperçoit pas quil est impossible que la justice existe dans le monde, et elle sirrite… comme un enfant, comme un petit enfant ! Elle est juste, juste !
— Et vous, quallez-vous devenir ?
Sonia linterrogea des yeux.
— Les voilà à votre charge. Il est vrai quavant cétait déjà la même chose : le défunt venait vous demander de largent pour laller boire. Mais, maintenant, que va-t-il arriver ?
— Je ne sais pas, répondit-elle tristement.
— Ils resteront là ?
— Je ne sais pas. Ils doivent à leur logeuse, et elle a dit aujourdhui, paraît-il, quelle voulait les mettre à la porte ; de son côté, Catherine Ivanovna dit quelle ne restera pas là une minute de plus.
— Doù lui vient son assurance ? Cest sur vous quelle compte ?
— Oh ! non, ne dites pas cela ! Nous faisons bourse commune, nos intérêts sont les mêmes ! reprit vivement Sonia, dont lirritation en ce moment ressemblait à linoffensive colère dun petit oiseau. — Dailleurs, comment pourrait-elle faire ? demanda-t-elle en sanimant de plus en plus. — Et combien, combien a-t-elle pleuré aujourdhui ! Elle a lesprit troublé, vous ne lavez pas remarqué ? Son intelligence est atteinte. Tantôt elle sinquiète puérilement de ce quil y a à faire pour demain, afin que tout soit convenable, le dîner et le reste… Tantôt elle se tord les mains, crache le sang, pleure, se cogne la tête au mur avec désespoir. Ensuite elle se console, elle met son espoir en vous, elle dit que vous allez être maintenant son soutien ; elle parle demprunter de largent quelque part et de retourner dans sa ville natale avec moi : là, elle fondera un pensionnat pour les jeunes filles nobles, et me confiera les fonctions dinspectrice dans sa maison ; « une vie toute nouvelle, une vie heureuse commencera pour nous », me dit-elle en membrassant. Ces pensées la consolent, elle croit si fermement à ses imaginations ! Est-ce quon peut la contredire, je vous le demande ? Elle a passé toute la journée daujourdhui à laver, à mettre son logement en ordre ; toute faible quelle est, elle a monté une auge dans la chambre, puis, nen pouvant plus, elle est tombée sur son lit. Dans la matinée, nous avions visité des boutiques ensemble, nous voulions acheter des chaussures à Poletchka et à Léna, parce que les leurs ne valent plus rien. Malheureusement, nous navions pas assez dargent, il sen fallait de beaucoup, et elle avait choisi de si jolies petites bottines, car elle a du goût, vous ne savez pas… Elle sest mise à pleurer, là, en pleine boutique, devant les marchands, parce quelle navait pas de quoi faire cet achat… Ah ! que cela était triste à voir !
— Allons, on comprend après cela que vous… viviez ainsi, observa Raskolnikoff avec un sourire amer.
— Et vous, est-ce que vous navez pas pitié delle ? sécria Sonia : — vous-même, je le sais, vous vous êtes dépouillé pour elle de vos dernières ressources, et pourtant vous naviez encore rien vu. Mais si vous aviez tout vu, ô Seigneur ! Et que de fois, que de fois je lai fait pleurer ! La semaine dernière encore ! Huit jours avant la mort de mon père, jai agi durement. Et combien de fois je me suis conduite ainsi ! Ah ! quel chagrin ça été pour moi, toute cette journée, de me rappeler cela !
Sonia se tordait les mains, tant ce souvenir lui était douloureux.
— Cest vous qui êtes dure ?
— Oui, moi ! moi ! Jétais allée les voir, continua-t-elle en pleurant, et mon père me dit : « Sonia, jai mal à la tête, lis-moi quelque chose… voilà un livre. » Cétait un volume appartenant à André Séménitch Lébéziatnikoff, qui nous prêtait toujours des livres fort drôles. « Il faut que je men aille », répondis-je ; je navais pas envie de lire, jétais passée chez eux surtout pour montrer à Catherine Ivanovna une emplette que je venais de faire. Élisabeth, la marchande, mavait apporté des manchettes et des cols, de jolis cols à ramages, presque neufs : je les avais eus à bon marché. Ils plurent beaucoup à Catherine Ivanovna, elle les essaya, se regarda dans la glace et les trouva très-beaux. « Donne-les-moi, Sonia, je ten prie ! » me dit-elle. Ils lui étaient bien inutiles, mais elle est ainsi : elle se rappelle toujours lheureux temps de sa jeunesse ! Elle se contemple devant un miroir, et elle na plus ni robes, ni rien, depuis combien dannées ! Du reste, jamais elle ne demande quoi que ce soit à personne, elle est fière, elle donnerait plutôt elle-même tout le peu quelle possède ; pourtant elle me demanda ces cols, tellement ils lui plaisaient ! Moi, il men coûtait de les donner : « Quel besoin en avez-vous, Catherine Ivanovna ? » lui dis-je. Oui, je lui ai dit cela. Je naurais pas dû lui parler ainsi ! Elle ma regardée dun air si affligé que cela faisait peine à voir… Et ce nétait pas les cols quelle regrettait, non, ce qui la désolait, cétait mon refus, je lai bien vu. Ah ! si je pouvais maintenant retirer tout cela, faire que toutes ces paroles naient pas été prononcées !… Oh, oui !… Mais quoi ! tout cela vous est égal !
— Vous connaissiez cette Élisabeth, la marchande ?
— Oui… Et vous, est-ce que vous la connaissiez aussi ? demanda Sonia un peu étonnée.
— Catherine Ivanovna est phtisique au dernier degré ; elle mourra bientôt, dit Raskolnikoff après un silence et sans répondre à la question.
— Oh ! non, non, non ! Et Sonia, inconsciente de ce quelle faisait, saisit les deux mains du visiteur, comme si le sort de Catherine Ivanovna eût dépendu de lui.
— Mais ce sera tant mieux si elle meurt.
— Non, ce ne sera pas tant mieux, non, non, pas du tout ! fit la jeune fille avec effroi.
— Et les enfants ? Quen ferez-vous alors, puisque vous ne pouvez pas les avoir chez vous ?
— Oh ! je ne sais pas ! sécria-t-elle avec un accent de désolation navrante, et elle se prit la tête. Il était clair que bien souvent cette pensée avait dû la préoccuper.
— Mettons que Catherine Ivanovna vive encore quelque temps, vous pouvez tomber malade, et quand vous aurez été transportée à lhôpital, quarrivera-t-il ? poursuivit impitoyablement Raskolnikoff.
— Ah ! que dites-vous ? que dites-vous ? Cest impossible !
Lépouvante avait rendu méconnaissable le visage de Sonia.
— Comment, cest impossible ? reprit-il avec un sourire sarcastique : — vous nêtes pas assurée contre la maladie, je suppose ? Alors que deviendront-ils ? Toute la smala se trouvera sur la rue, la mère demandera laumône en toussant, en se frappant la tête contre les murs, comme aujourdhui, les enfants pleureront… Catherine Ivanovna tombera sur le pavé, on la transportera au poste, puis à lhôpital où elle mourra, et les enfants…
— Oh, non !… Dieu ne permettra pas cela ! proféra enfin Sonia dune voix étranglée.
Jusqualors elle avait écouté en silence, les yeux fixés sur Raskolnikoff, et les mains jointes dans une prière muette, comme sil eût pu conjurer les malheurs quil prédisait.
Le jeune homme se leva et commença à marcher dans la chambre. Une minute sécoula. Sonia restait debout, les bras pendants, la tête baissée, en proie à une souffrance atroce.
— Et vous ne pouvez pas faire des économies, mettre de largent de côté pour les mauvais jours ? demanda-t-il en sarrêtant soudain devant elle.
— Non, murmura Sonia.
— Non, naturellement ! Mais avez-vous essayé ? ajouta-t-il non sans une certaine ironie.
— Jai essayé.
— Et vous navez pas réussi ! Allons, oui, cela se comprend ! Inutile de le demander.
Et il reprit sa promenade dans la chambre, puis, après une seconde minute de silence :
— Vous ne gagnez pas dargent tous les jours ? fit-il.
À cette question, Sonia se troubla plus que jamais, ses joues sempourprèrent.
— Non, répondit-elle à voix basse avec un douloureux effort.
— Sans doute il en sera de même de Poletchka, dit-il brusquement.
— Non, non ! Ce nest pas possible, non ! sécria Sonia, atteinte au cœur par ces paroles comme par un coup de poignard. Dieu, Dieu ne permettra pas une telle abomination !…
— Il en permet bien dautres.
— Non, non ! Dieu la protégera, Dieu !… répéta-t-elle, hors delle-même.
— Mais peut-être quil ny a pas de Dieu, répliqua dun ton haineux Raskolnikoff, qui se mit à rire en regardant la jeune fille.
Un brusque changement sopéra dans la physionomie de Sonia : tous les muscles de sa face se contractèrent. Elle fixa sur son interlocuteur un regard chargé de reproches et voulut parler, mais aucun mot ne sortit de ses lèvres, et elle se mit à sangloter en couvrant son visage de ses mains.
— Vous dites que Catherine Ivanovna a lesprit troublé, le vôtre lest aussi, dit-il après un silence.
Cinq minutes sécoulèrent.
Il se promenait toujours de long en large sans parler, sans la regarder. À la fin, il sapprocha delle. Il avait les yeux étincelants, les lèvres tremblantes. Lui mettant ses deux mains sur les épaules, il jeta un regard enflammé sur ce visage mouillé de larmes… Tout à coup, il se baissa jusquà terre et baisa le pied de la jeune fille. Celle-ci recula effrayée, comme elle eût fait devant un fou. Du reste, la physionomie de Raskolnikoff en ce moment était celle dun aliéné.
— Que faites-vous ? Devant moi ! balbutia Sonia en pâlissant ; son cœur était douloureusement serré.
Il se releva aussitôt.
— Ce nest pas devant toi que je me suis prosterné, mais devant toute la souffrance humaine, dit-il dun air étrange, et il alla saccouder à la fenêtre. — Écoute, poursuivit-il en revenant vers elle un instant après, jai dit tantôt à un insolent personnage quil ne valait pas seulement ton petit doigt et que javais fait honneur aujourdhui à ma sœur en linvitant à sasseoir près de toi.
— Ah ! comment avez-vous pu dire cela ! Et devant elle ? sécria Sonia stupéfaite : — sasseoir près de moi, un honneur ! Mais je suis… une créature déshonorée… Ah ! pourquoi avez-vous dit cela ?
— En parlant ainsi, je ne songeais ni à ton déshonneur ni à tes fautes, mais à ta grande souffrance. Sans doute tu es coupable, continua-t-il avec une émotion croissante, mais tu les surtout de têtre immolée en pure perte. Je le crois, certes, que tu es malheureuse ! Vivre dans cette boue que tu détestes et en même temps savoir (car tu ne peux te faire dillusions là-dessus) que cela ne sert à rien et que ton sacrifice ne sauvera personne ! Mais dis-moi donc enfin, acheva-t-il en sexaltant de plus en plus, comment, avec tes délicatesses dâme, tu te résignes à un pareil opprobre ? Il vaudrait mille fois mieux se jeter à leau et en finir tout dun coup !
— Et eux, que deviendront-ils ? demanda faiblement Sonia en levant sur lui le regard dune martyre, mais en même temps elle ne semblait nullement étonnée du conseil quon lui donnait. Raskolnikoff la considéra avec une curiosité singulière.
Ce seul regard lui avait tout appris. Ainsi elle-même avait déjà eu cette idée. Bien des fois peut-être, dans lexcès de son désespoir, elle avait pensé à en finir tout dun coup ; elle y avait même songé si sérieusement, quà présent elle néprouvait aucune surprise de sentendre proposer cette solution. Elle ne remarqua pas ce quil y avait de cruel dans ces paroles ; le sens des reproches du jeune homme lui échappa aussi, comme bien on pense ; le point de vue particulier sous lequel il envisageait son déshonneur restait lettre close pour elle, ainsi que Raskolnikoff sen aperçut. Mais il comprenait parfaitement combien la torturait lidée de sa situation infamante, et il se demandait ce qui avait pu jusquici lempêcher den finir avec la vie. La seule réponse à cette question était dans le dévouement de la jeune fille à ces pauvres petits enfants et à Catherine Ivanovna, la malheureuse femme phtisique et presque folle qui se cognait la tête aux murs.
Néanmoins, il était clair pour lui que Sonia, avec son caractère et son éducation, ne pouvait rester ainsi indéfiniment. Déjà même il avait peine à sexpliquer quà défaut du suicide, la folie ne leût pas encore arrachée à une pareille existence. Sans doute il voyait bien que la position de Sonia était un phénomène social exceptionnel, mais nétait-ce pas une raison de plus pour que la honte la tuât dès son entrée dans une voie dont tout devait léloigner, son passé honnête aussi bien que sa culture intellectuelle relativement élevée ? Quest-ce donc qui la soutenait ? Si cétait le goût même de la débauche ? Non, son corps seul était livré à la prostitution, le vice navait pas pénétré jusquà son âme. Raskolnikoff le voyait ; il lisait à livre ouvert dans le cœur de la jeune fille.
« Son sort est réglé, pensait-il, elle a devant elle le canal, la maison de fous ou… labrutissement. » Il lui répugnait surtout dadmettre cette dernière éventualité ; mais, sceptique comme il létait, il ne pouvait sempêcher de la croire la plus probable.
« Se peut-il pourtant quil en soit ainsi ? se disait-il en lui-même, se peut-il que cette créature qui conserve encore la pureté de lâme finisse par senfoncer délibérément dans la fange ? Ny a-t-elle pas déjà mis le pied, et si jusquà présent elle a pu supporter une telle vie, nest-ce pas parce que le vice a déjà perdu pour elle de sa hideur ? Non, non ! cest impossible ! sécria-t-il à part soi, comme sétait écriée tout à lheure Sonia : — non, ce qui jusquà ce moment la empêchée de se jeter dans le canal, cest la crainte de commettre un péché et lintérêt quelle leur porte… Si même elle nest pas encore devenue folle… Mais qui dit quelle ne lest point ? Est-ce quelle jouit de toutes ses facultés ? Est-ce quon peut parler comme elle ? Est-ce quune personne dun jugement sain raisonnerait comme elle raisonne ? Peut-on aller à sa perte avec cette tranquillité et fermer ainsi loreille aux avertissements ? Cest donc un miracle quelle attend ? Oui, sans doute. Est-ce que ce ne sont pas là autant de signes daliénation mentale ?
Il sarrêtait obstinément à cette idée. Sonia folle : cette perspective lui déplaisait moins que tout autre. Il se mit à examiner attentivement la jeune fille.
— Ainsi tu pries beaucoup Dieu, Sonia ? lui demanda-t-il.
Elle se taisait ; debout à côté delle, il attendit une réponse.
— Quest-ce que je serais sans Dieu ? fit-elle dune voix basse, mais énergique, et, jetant à Raskolnikoff un rapide regard de ses yeux brillants, elle lui serra la main avec force.
« Allons, je ne me trompais pas ! » se dit-il.
— Mais quest-ce que Dieu fait pour toi ? interrogea-t-il, désireux déclaircir ses doutes plus complètement encore.
Sonia resta longtemps silencieuse, comme si elle eût été hors détat de répondre. Lémotion gonflait sa faible poitrine.
— Taisez-vous ! Ne me questionnez pas ! Vous nen avez pas le droit… vociféra-t-elle soudain en le regardant avec colère.
« Cest cela, cest bien cela ! » pensa-t-il.
— Il fait tout ! murmura-t-elle rapidement en reportant ses yeux à terre.
« Voilà lexplication trouvée ! » décida-t-il mentalement, et il considéra Sonia avec une avide curiosité.
Il éprouvait une sensation nouvelle, étrange, presque maladive, en contemplant ce petit visage pâle, maigre, anguleux, ces yeux bleus et doux qui pouvaient lancer de telles flammes et exprimer une passion si véhémente, enfin ce petit corps tout tremblant encore dindignation et de colère : tout cela lui semblait de plus en plus étrange, presque fantastique. « Elle est folle ! folle ! » se répétait-il à part soi.
Un livre se trouvait sur la commode. Raskolnikoff lavait remarqué à plusieurs reprises durant ses allées et venues dans la chambre. À la fin il le prit et lexamina. Cétait une traduction russe du Nouveau Testament, un vieux livre relié en peau.
— Doù vient cela ? cria-t-il à Sonia dun bout à lautre de la chambre.
La jeune fille était toujours à la même place, à trois pas de la table.
— On me la prêté, répondit-elle, comme à contre cœur et sans lever les yeux sur Raskolnikoff.
— Qui te la prêté ?
— Élisabeth ; je le lui avais demandé.
« Élisabeth ! cest étrange ! » pensa-t-il. Tout chez Sonia prenait à ses yeux dinstant en instant un aspect plus extraordinaire. Il sapprocha de la lumière avec le livre et se mit à le feuilleter.
— Où est-il question de Lazare ? demanda-t-il brusquement.
Sonia, les yeux obstinément fixés à terre, garda le silence ; elle sétait un peu détournée de la table.
— Où est la résurrection de Lazare ? Cherche-moi cet endroit, Sonia.
Elle regarda du coin de lœil son interlocuteur.
— Il nest pas là… cest dans le quatrième évangile… fit-elle sèchement, sans bouger de sa place.
— Trouve ce passage et lis-le-moi, dit-il, puis il sassit, saccouda contre la table, appuya sa tête sur sa main, et, regardant de côté dun air sombre, se disposa à écouter.
Sonia hésita dabord à sapprocher de la table. Létrange désir manifesté par Raskolnikoff lui semblait peu sincère. Néanmoins, elle prit le livre.
— Est-ce que vous ne lavez pas lu ? lui demanda-t-elle en le regardant de travers. Sa voix devenait de plus en plus dure.
— Autrefois… Quand jétais enfant. Lis !
— Vous ne lavez pas entendu à léglise ?
— Je… je ny vais pas. Toi, tu y vas souvent ?
— N…on, balbutia Sonia.
Raskolnikoff sourit.
— Je comprends… Alors tu nassisteras pas demain aux obsèques de ton père ?
— Si. Jai même été à léglise la semaine dernière… jai assisté à une messe de requiem.
— Pour qui ?
— Pour Élisabeth. On la tuée à coups de hache.
Les nerfs de Raskolnikoff étaient de plus en plus irrités.
La tête commençait à lui tourner.
— Tu étais liée avec Élisabeth ?
— Oui… Elle était juste… elle venait chez moi… rarement… elle nétait pas libre. Nous faisions des lectures ensemble et… nous causions. Elle voit Dieu.
Raskolnikoff devint songeur : que pouvaient bien être les mystérieux entretiens de deux idiotes comme Sonia et Élisabeth ?
« Ici je deviendrais fou moi-même ! on respire la folie dans cette chambre ! » pensa-t-il. — Lis ! cria-t-il soudain avec un accent irrité.
Sonia hésitait toujours. Son cœur battait avec force. Il semblait quelle eût peur de lire. Il regarda avec une expression presque douloureuse « la pauvre aliénée ».
— Que vous importe cela ? puisque vous ne croyez pas ?… murmura-t-elle dune voix étouffée.
— Lis, je le veux ! insista-t-il : tu lisais bien à Élisabeth !
Sonia ouvrit le livre et chercha lendroit. Ses mains tremblaient, la parole sarrêtait dans son gosier. Deux fois elle essaya de lire et ne put articuler la première syllabe.
« Un certain Lazare, de Béthanie, était malade »… proféra-t-elle enfin avec effort, mais tout à coup, au troisième mot, sa voix devint sifflante et se brisa comme une corde trop tendue. Le souffle manquait à sa poitrine oppressée.
Raskolnikoff sexpliquait en partie lhésitation de Sonia à lui obéir, et, à mesure quil la comprenait mieux, il réclamait plus impérieusement la lecture. Il sentait combien il en coûtait à la jeune fille de lui ouvrir en quelque sorte son monde intérieur. Évidemment elle ne pouvait sans peine se résoudre à mettre un étranger dans la confidence des sentiments qui, depuis son adolescence peut-être, lavaient soutenue, qui avaient été son viatique moral, alors quentre un père ivrogne et une marâtre affolée par le malheur, au milieu denfants affamés, elle nentendait que des reproches et des clameurs injurieuses. Il voyait tout cela, mais il voyait aussi que, nonobstant cette répugnance, elle avait grande envie de lire, de lire pour lui, surtout maintenant, — « quoi quil dût arriver ensuite » !… Les yeux de la jeune fille, lagitation à laquelle elle était en proie le lui apprirent... Par un violent effort sur elle-même, Sonia se rendit maîtresse du spasme qui lui serrait la gorge et continua à lire le onzième chapitre de lévangile selon saint Jean. Elle arriva ainsi au verset 19 :
« Beaucoup de Juifs étaient venus chez Marthe et Marie pour les consoler de la mort de leur frère. Marthe ayant appris que Jésus venait alla au-devant de Lui, mais Marie resta dans la maison. Alors Marthe dit à Jésus : Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais je sais que présentement même Dieu Taccordera tout ce que Tu Lui demanderas. »
Là elle fit une pause, pour triompher de lémotion qui faisait de nouveau trembler sa voix...
« Jésus lui dit : Ton frère ressuscitera. Marthe Lui dit : Je sais quil ressuscitera en la résurrection au dernier jour. Jésus lui répondit : Je suis la résurrection et la vie ; celui qui croit en Moi, quand il serait mort, vivra. Et quiconque vit et croit en Moi ne mourra pas dans léternité. Crois-tu cela ? Elle lui dit :
(Et, bien quelle eût peine à respirer, Sonia éleva la voix, comme si, en lisant les paroles de Marthe, elle faisait elle-même sa propre profession de foi.)
« Oui, Seigneur, je crois que Tu es le Christ, fils de Dieu, venu dans ce monde. »
Elle sinterrompit, leva rapidement les yeux sur lui, mais les abaissa bientôt après sur son livre et se remit à lire. Raskolnikoff écoutait sans bouger, sans se retourner vers elle, accoudé contre la table et regardant de côté. La lecture se poursuivit ainsi jusquau verset 32.
« Lorsque Marie fut venue au lieu où était Jésus, Layant vu, elle se jeta à ses pieds et Lui dit : Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Jésus, voyant quelle pleurait et que les Juifs qui étaient venus avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla Lui-même. Et Il dit : Où lavez-vous mis ? Ils Lui répondirent : Seigneur, viens et vois. Alors Jésus pleura. Et les Juifs dirent entre eux : Voyez comme Il laimait. Mais il y en eut quelques-uns qui dirent : Ne pouvait-Il pas empêcher que cet homme ne mourût, Lui qui a rendu la vue à un aveugle ? »
Raskolnikoff se tourna vers elle et la regarda avec agitation : Oui, cest bien cela ! Elle était toute tremblante, en proie à une véritable fièvre. Il sy attendait. Elle approchait du miraculeux récit, et un sentiment de triomphe semparait delle. Sa voix raffermie par la joie avait des sonorités métalliques. Les lignes se confondaient devant ses yeux devenus troubles, mais elle savait ce passage par cœur. Au dernier verset : « Ne pouvait-ll, Lui qui a rendu la vue à un aveugle… » elle baissa la voix, donnant un accent passionné au doute, au blâme, au reproche de ces Juifs incroyants et, aveugles qui, dans une minute, allaient, comme frappés de la foudre, tomber à genoux, sangloter et croire… « Et lui, lui qui est aussi un aveugle, un incrédule, lui aussi dans un instant il entendra, il croira ! oui, oui ! tout de suite, tout maintenant », songeait-elle, toute secouée par cette joyeuse attente.
« Jésus donc frémissant de nouveau en Lui-même vint au sépulcre. Cétait une grotte, et on avait mis une pierre par-dessus. Jésus leur dit : Ôtez la pierre. Marthe, sœur du mort, Lui dit : Seigneur, il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours quil est dans le tombeau. »
Elle appuya avec force sur le mot quatre.
« Jésus lui répondit : Ne tai-Je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? Ils ôtèrent donc la pierre, et Jésus levant les yeux en haut dit : Mon Père, Je Te rends grâce de ce que Tu Mas exaucé. Pour Moi, Je savais que Tu Mexauces toujours, mais Je dis ceci pour ce peuple qui Menvironne, afin quil croie que cest Toi qui Mas envoyé. Ayant dit ces mots, Il cria dune voix forte : Lazare, sors dehors. Et le mort sortit, (En lisant ces lignes, Sonia frissonnait comme si elle eût été elle-même témoin du miracle.) ayant les mains liées de bandes, et son visage était enveloppé dun linge. Jésus leur dit : Déliez-le et le laissez aller.
« Alors plusieurs des Juifs qui étaient venus chez Marie et qui avaient vu ce que Jésus avait fait, crurent en Lui.
Elle nen lut pas plus, cela lui aurait été impossible ; elle ferma le livre et se leva vivement :
— Cest tout pour la résurrection de Lazare, dit-elle dune voix basse et saccadée sans se tourner vers celui à qui elle parlait. Elle semblait craindre de lever les yeux sur Raskolnikoff. Son tremblement fiévreux durait encore. Le bout de chandelle qui achevait de se consumer éclairait vaguement cette chambre basse où un assassin et une prostituée venaient de lire ensemble le saint livre. Il sécoula cinq minutes au plus.
Tout à coup, Raskolnikoff se leva et sapprocha de Sonia.
— Je suis venu pour te parler dune affaire, dit-il dune voix forte.
En parlant ainsi, il fronçait le sourcil. La jeune fille leva silencieusement les yeux sur lui ; elle vit que son regard, dune dureté particulière, exprimait quelque résolution farouche.
— Aujourdhui, poursuivit-il, jai renoncé à tous rapports avec ma mère et ma sœur. Je nirai plus chez elles désormais. La rupture entre moi et les miens est consommée.
— Pourquoi ? demanda Sonia stupéfaite. Sa rencontre de tantôt avec Pulchérie Alexandrovna et Dounia lui avait laissé une impression extraordinaire, bien quobscure pour elle-même. Une sorte deffroi la saisit à la nouvelle que le jeune homme avait rompu avec sa famille.
— À présent je nai plus que toi, ajouta-t-il. — Partons ensemble… Je suis venu pour te proposer cela. Nous sommes maudits tous deux, eh bien ! partons ensemble ! Ses yeux étincelaient. « On dirait quil est fou ! » pensa à son tour Sonia.
— Pour aller où ? demanda-t-elle épouvantée, et, involontairement, elle recula.
— Comment puis-je le savoir ? Je sais seulement que la route et le but sont les mêmes pour toi et pour moi ; de cela, jen suis sûr !
Elle le regarda sans comprendre. Une seule idée se dégageait clairement pour elle des paroles de Raskolnikoff, cest quil était excessivement malheureux.
— Aucun deux ne te comprendra si tu leur parles, continua-t-il ; mais moi, je tai comprise. Tu mes nécessaire, voilà pourquoi je suis venu vers toi.
— Je ne comprends pas… balbutia Sonia.
— Tu comprendras plus tard. Est-ce que tu nas pas agi… comme moi ? Toi aussi tu tes mise au-dessus de la règle… Tu as eu ce courage. Tu as porté la main sur toi, tu as détruit une vie… la tienne (cela revient au même !). Tu aurais pu vivre par lesprit, par la raison, et tu finiras sur le Marché-au-Foin… Mais tu ne pourras pas y tenir, et, si tu restes seule, tu perdras la raison ; moi aussi, dailleurs. Maintenant déjà, tu es comme une folle. Il faut donc que nous marchions ensemble, que nous suivions la même route ! Partons !
— Pourquoi ? Pourquoi dites-vous cela ? reprit Sonia étrangement troublée par ce langage.
— Pourquoi ? Parce que tu ne peux pas rester ainsi : voilà pourquoi ! Il faut enfin raisonner sérieusement et voir les choses sous leur vrai jour, au lieu de pleurer comme un enfant et de se reposer de tout sur Dieu ! Quarrivera-t-il, je te le demande, si demain on te transporte à lhôpital ? Catherine Ivanovna, presque folle et phtisique, mourra bientôt ; que deviendront ses enfants ? La perte de Poletchka nest-elle pas certaine ?
— Que faire donc ? Que faire ? répéta en pleurant Sonia, qui se tordait les mains.
— Ce quil faut faire ? Il faut couper le câble une fois pour toutes et aller de lavant, advienne que pourra. Tu ne comprends pas ? Plus tard, tu comprendras… La liberté et la puissance, mais surtout la puissance ! Régner sur toutes les créatures tremblantes, sur toute la fourmilière !… Voilà le but ! Rappelle-toi cela ! Cest le testament que je te laisse. Peut-être que je te parle pour la dernière fois. Si je ne viens pas demain, tu apprendras tout toi-même, et alors souviens-toi de mes paroles. Plus tard, dici à quelques années, avec lexpérience de la vie, tu comprendras peut-être ce quelles signifiaient. Si je viens demain, je te dirai qui a tué Elisabeth. Adieu !
Sonia frissonna et le regarda avec égarement.
— Mais est-ce que vous savez qui la tuée ? demanda-t-elle glacée de terreur.
— Je le sais et je le dirai… À toi, à toi seule ! Je tai choisie. Je ne viendrai pas te demander pardon, mais simplement te dire cela. Il y a longtemps que je tai choisie. Dès le moment où ton père ma parlé de toi, du vivant même dÉlisabeth, cette idée mest venue. Adieu. Ne me donne pas la main. À demain !
Il sortit, laissant à Sonia limpression dun fou ; mais elle-même était comme une folle et elle le sentait. La tête lui tournait. « Seigneur ! Comment sait-il qui a tué Élisabeth ? Que signifiaient ces paroles ? Cest étrange ! » Pourtant elle neut pas le moindre soupçon de la vérité… « Oh ! il doit être terriblement malheureux !… Il a quitté sa mère et sa sœur. Pourquoi ? Quest-ce quil y a eu ? Et quelles sont ses intentions ? Que ma-t-il dit ? Il ma baisé le pied et il ma dit… il ma dit (oui, il sest bien exprimé ainsi) quil ne pouvait plus vivre sans moi… Ô Seigneur ! »
Derrière la porte condamnée se trouvait une pièce inoccupée depuis longtemps qui dépendait du logement de Gertrude Karlovna Resslich. Cette chambre était à louer, comme lindiquaient un écriteau placé à lextérieur de la grandporte et des papiers collés sur les fenêtres donnant sur le canal. Sonia savait que personne nhabitait là. Mais, pendant toute la scène précédente, M. Svidrigaïloff, caché derrière la porte, navait cessé de prêter une oreille attentive à la conversation. Lorsque Raskolnikoff fut sorti, le locataire de madame Resslich réfléchit un moment, puis il rentra sans bruit dans sa chambre qui était contiguë à la pièce vide, y prit une chaise et vint la placer tout contre la porte. Ce quil venait dentendre lavait intéressé au plus haut point ; aussi apporta-t-il cette chaise pour pouvoir écouter la fois prochaine, sans être forcé de rester sur ses jambes pendant une heure.
V
Quand, le lendemain, à onze heures précises, Raskolnikoff se présenta chez le juge dinstruction, il sétonna davoir à faire antichambre assez longtemps. Daprès ce quil présumait, on aurait dû le recevoir tout de suite ; or, dix minutes au moins sécoulèrent avant quil pût voir Porphyre Pétrovitch. Dans la pièce dentrée, où il attendit dabord, des gens allaient et venaient sans paraître soccuper de lui le moins du monde. Dans la pièce suivante, qui ressemblait à une chancellerie, travaillaient quelques scribes, et il était évident quaucun deux navait même lidée de ce que pouvait être Raskolnikoff.
Le jeune homme promena un regard défiant autour de lui : ne se trouvait-il pas là quelque sbire, quelque argus mystérieux chargé de le surveiller et, le cas échéant, dempêcher sa fuite ? Mais il ne découvrit rien de semblable : les scribes étaient tout à leur besogne, et les autres ne faisaient aucune attention à lui. Le visiteur commença à se rassurer. « Si en effet, pensa-t-il, ce mystérieux personnage dhier, ce spectre, sorti de dessous terre, savait tout et avait tout vu, eh bien, est-ce quon me laisserait faire le pied de grue comme cela ? Et même est-ce quon ne maurait pas arrêté déjà au lieu dattendre que je vinsse ici de mon propre gré ? Donc, ou cet homme na encore fait aucune révélation contre moi, ou… ou tout simplement il ne sait rien et na rien vu (dailleurs, comment aurait-il pu voir ?), par conséquent jai eu la berlue, et tout ce qui mest arrivé hier nétait quune illusion de mon imagination malade. » Il trouvait de plus en plus vraisemblable cette explication qui déjà la veille sétait offerte à son esprit au moment où il était le plus inquiet.
En réfléchissant à tout cela et en se préparant à une nouvelle lutte, Raskolnikoff saperçut tout à coup quil tremblait, — et il sindigna même à la pensée que cétait la peur dune entrevue avec lodieux Porphyre Pétrovitch qui le faisait trembler. Le plus terrible pour lui était de se retrouver de nouveau en présence de cet homme : il le haïssait au delà de toute mesure et il craignait même de se trahir par sa haine. Son indignation fut si forte quelle arrêta net son tremblement ; il sapprêta à entrer dun air froid et assuré, se promit de parler le moins possible, de se tenir toujours sur le qui-vive, enfin de dominer à tout prix son naturel irascible. Sur ces entrefaites, on lintroduisit auprès de Porphyre Pétrovitch.
Celui-ci se trouvait alors seul dans son cabinet. Cette pièce, de dimensions moyennes, contenait une grande table faisant face à un divan recouvert en toile cirée, un bureau, une armoire placée dans une encoignure et quelques chaises ; tout ce mobilier, fourni par lÉtat, était en bois jaune. Dans le mur ou plutôt la cloison du fond, il y avait une porte fermée, ce qui donnait à penser quil devait se trouver dautres pièces derrière la cloison.
Dès que Porphyre Pétrovitch eut vu Raskolnikoff pénétrer dans son cabinet, il alla fermer la porte par laquelle le jeune homme était entré, et tous deux restèrent en tête-à-tête. Le juge dinstruction fit à son visiteur laccueil en apparence le plus gai et le plus affable ; ce fut seulement au bout de quelques minutes que Raskolnikoff saperçut des façons légèrement embarrassées du magistrat : il semblait quon leût dérangé au milieu dune occupation clandestine.
— Ah ! très-respectable ! Vous voilà… dans nos parages… commença Porphyre en lui tendant les deux mains. Allons, asseyez-vous donc, batuchka ! Mais, peut-être, vous naimez pas quon vous appelle très-respectable et… batuchka, ainsi « tout court » ? Ne regardez pas cela, je vous prie, comme une familiarité… Ici, sur le divan.
Raskolnikoff sassit, sans quitter des yeux le juge dinstruction.
« Ces mots « dans nos parages », ces excuses pour sa familiarité, cette expression française « tout court », quest-ce que tout cela veut dire ? Il ma tendu les deux mains sans men donner aucune, il les a retirées à temps », pensa Raskolnikoff mis en défiance. Tous deux sobservaient lun lautre, mais dès que leurs regards se rencontraient, ils détournaient les yeux avec la rapidité de léclair.
— Je suis venu vous apporter ce papier… au sujet de la montre… Voilà. Est-ce bien ainsi, ou faut-il faire une autre lettre ?
— Quoi ? Quel papier ? Oui, oui… ne vous inquiétez pas, cest très-bien, répondit avec une sorte de précipitation Porphyre qui prononça ces mots avant même davoir examiné le papier, puis, quand il y eut jeté un rapide coup dœil : — Oui, cest très-bien, cest tout ce quil faut, continua-t-il, parlant toujours aussi vite, et il déposa le papier sur la table. Une minute après, il le serra dans son bureau, tout en causant dautre chose.
— Vous avez hier, me semble-t-il, témoigné le désir de minterroger… dans les formes… au sujet de mes relations avec la… victime ? reprit Raskolnikoff.
« Allons, pourquoi ai-je dit : me semble-t-il ? » pensa tout à coup le jeune homme. « Eh bien, quimporte ce mot ? De quoi vais-je là minquiéter ? » ajouta-t-il mentalement presque aussitôt après.
Par ce fait seul quil se trouvait en présence de Porphyre avec qui il avait à peine échangé deux mots, sa défiance avait pris des proportions insensées ; il sen aperçut soudain et comprit que cette disposition desprit était extrêmement dangereuse : son agitation, lagacement de ses nerfs ne feraient quaugmenter. « Mauvais ! Mauvais !… Je vais encore lâcher quelque sottise. »
— Oui, oui ! Ne vous inquiétez pas ! Nous avons le temps, nous avons le temps, murmura Porphyre Pétrovitch qui, sans aucune intention apparente, allait et venait dans la chambre, sapprochant tantôt de la fenêtre, tantôt du bureau, pour revenir ensuite près de la table ; parfois, il évitait le regard soupçonneux de Raskolnikoff ; parfois, il sarrêtait brusquement et regardait son visiteur en plein visage. Cétait un spectacle extraordinairement bizarre quoffrait en ce moment ce petit homme gros et rond dont les évolutions rappelaient celles dune balle ricochant dun mur à lautre.
— Rien ne presse, rien ne presse !… Mais vous fumez ? Avez-vous du tabac ? Tenez, voici une cigarette, continua-t-il en offrant un paquitos au visiteur… Vous savez, je vous reçois ici, mais mon logement est là, derrière cette cloison… Cest lÉtat qui me le fournit… Je ne suis ici quen camp volant, parce quil y avait quelques arrangements à faire dans mon appartement. À présent tout est prêt ou peu sen faut… Savez-vous que cest une fameuse chose quun logement fourni par lÉtat, hein, quen pensez-vous ?
— Oui, cest une fameuse chose, répondit Raskolnikoff en le regardant dun air presque moqueur.
— Une fameuse chose, une fameuse chose… répéta Porphyre Pétrovitch qui semblait avoir lesprit occupé dun tout autre objet, — oui ! une fameuse chose ! fit-il brusquement dune voix presque tonnante en sarrêtant à deux pas de Raskolnikoff quil fixa tout à coup. Lincessante et sotte répétition de cette phrase quun logement fourni par lÉtat était une fameuse chose contrastait par sa platitude avec le regard sérieux, profond, énigmatique quil dirigeait maintenant sur son visiteur.
La colère de Raskolnikoff sen accrut, il ne put sempêcher dadresser au juge dinstruction un défi moqueur et assez imprudent.
— Vous savez, commença-t-il, en le regardant presque insolemment et en se complaisant dans cette insolence, cest, paraît-il, une règle juridique, un principe pour tous les juges dinstruction, de mettre dabord lentretien sur des niaiseries, ou même sur une chose sérieuse, étrangère à la question, afin denhardir celui quils interrogent, ou plutôt afin de le distraire, dendormir sa prudence ; puis brusquement, à limproviste, ils lui assènent en plein sinciput la question la plus dangereuse : nest-ce pas ? cest une coutume pieusement observée dans votre profession ?
— Ainsi vous pensez que si je vous ai parlé de logement fourni par lÉtat, cétait pour…
En disant cela, Porphyre Pétrovitch cligna les yeux, son visage prit pour un instant une expression de gaieté malicieuse, les petites rides de son front saplanirent, ses petits yeux devinrent plus étroits encore, les traits de son visage se dilatèrent, et, regardant Raskolnikoff entre les deux yeux, il éclata dun rire nerveux, prolongé, qui secoua toute sa personne. Le jeune homme se mit à rire lui-même, en se forçant un peu ; à cette vue, lhilarité de Porphyre Pétrovitch redoubla, à tel point que le visage du juge dinstruction devint presque cramoisi. Raskolnikoff éprouva alors un dégoût qui lui fit oublier toute prudence : il cessa de rire, fronça le sourcil, et, tout le temps que Porphyre sabandonna à cette gaieté qui semblait un peu factice, il attacha sur lui un regard haineux. Lun, du reste, ne sétait pas plus observé que lautre. Porphyre sétait mis à rire au nez de son visiteur qui avait très mal pris la chose, et il paraissait se soucier fort peu du mécontentement de Raskolnikoff. Cette dernière circonstance donna fort à penser au jeune homme : il crut comprendre que son arrivée navait nullement dérangé le juge dinstruction : cétait, au contraire, lui, Raskolnikoff, qui était tombé dans un traquenard ; évidemment il y avait quelque piège, quelque embûche quil ne connaissait pas, la mine était déjà chargée peut-être et allait éclater dans un moment…
Allant droit au fait, il se leva et prit sa casquette :
— Porphyre Pétrovitch, déclara-t-il dun ton résolu, mais où perçait une assez vive irritation, — hier vous avez témoigné le désir de me faire subir un interrogatoire. (Il appuya particulièrement sur le mot : interrogatoire.) Je suis venu me mettre à votre disposition : si vous avez des questions à madresser, questionnez-moi, sinon, permettez-moi de me retirer. Je ne puis pas perdre mon temps ici, jai autre chose à faire… il faut que jaille à lenterrement de ce fonctionnaire qui a été écrasé par une voiture et dont… vous avez aussi entendu parler… ajouta-t-il, et aussitôt il sen voulut davoir ajouté cette phrase. Puis il poursuivit avec une colère croissante : Tout cela mennuie, entendez-vous ? et il y a trop longtemps que cela dure… Cest, en partie, ce qui ma rendu malade… En un mot, continua-t-il dune voix de plus en plus irritée, car il sentait que la phrase sur sa maladie était encore plus déplacée que lautre, en un mot, veuillez minterroger ou souffrez que je men aille à linstant même… Mais si vous minterrogez, que ce soit dans la forme voulue par la procédure ; autrement, je ne vous le permets pas ; dici là, adieu, puisque, pour le moment, nous navons rien à faire ensemble.
— Seigneur ! mais que dites-vous donc ? Mais sur quoi vous interroger ? reprit le juge dinstruction qui cessa instantanément de rire, ne vous inquiétez pas, je vous prie.
Il invitait Raskolnikoff à se rasseoir, tandis que lui-même continuait daller et de venir dans la chambre.
— Nous avons le temps, nous avons le temps, et tout cela na pas dimportance ! Au contraire, je suis si content que vous soyez venu chez nous… Cest comme visiteur que je vous reçois. Quant à ce maudit rire, batuchka, Rodion Romanovitch, excusez-moi… Je suis un homme nerveux, vous mavez beaucoup amusé par la finesse de votre observation ; il y a des fois où, vraiment, je me mets à bondir comme une balle élastique, et cela pendant une demi-heure… Je suis rieur. Mon tempérament me fait même craindre lapoplexie. Mais asseyez-vous donc, pourquoi restez-vous debout ?… Je vous en prie, batuchka, autrement je croirai que vous êtes fâché…
Les sourcils toujours froncés, Raskolnikoff se taisait, écoutait et observait. Cependant il sassit.
— En ce qui me concerne, batuchka, Rodion Romanovitch, je vous dirai une chose qui servira à vous expliquer mon caractère, reprit Porphyre Pétrovitch qui continuait à se trémousser dans la chambre et, comme toujours, évitait de rencontrer les yeux de son visiteur. Je vis seul, vous savez, je ne vais pas dans le monde et je suis inconnu, ajoutez que je suis un homme sur le retour, déjà fini et… et… avez-vous remarqué, Rodion Romanovitch, que chez nous, cest-à-dire en Russie, et surtout dans les cercles pétersbourgeois, quand viennent à se rencontrer deux hommes intelligents qui ne se connaissent pas encore bien, mais qui sestiment réciproquement, comme vous et moi, par exemple, en ce moment, ils ne peuvent rien trouver à se dire pendant une demi-heure entière, ils restent comme pétrifiés vis-à-vis lun de lautre ? Tout le monde a un sujet de conversation, les dames, par exemple, les gens du monde, les personnes de la haute société… dans tous ces milieux on a de quoi causer, cest de rigueur ; mais les gens de la classe moyenne, comme nous, sont gênés et taciturnes. Doù cela vient-il, batuchka ? Navons-nous pas dintérêts sociaux ? Ou bien cela tient-il à ce que nous sommes des gens trop honnêtes qui ne veulent pas se tromper lun lautre ? Je nen sais rien. Eh bien, quel est votre avis ? Mais débarrassez-vous donc de votre casquette, on dirait que vous voulez vous en aller, et cela me fait de la peine… Je suis, au contraire, si heureux…
Raskolnikoff déposa sa casquette. Il ne se départait point de son mutisme et, les sourcils froncés, prêtait loreille au vain bavardage de Porphyre. « Sans doute, il ne débite toutes ces sottises que pour distraire mon attention. »
— Je ne vous offre pas de café, ce nest pas le lieu, mais — ne pouvez-vous passer cinq minutes avec un ami, histoire de lui procurer une distraction ? poursuivit lintarissable Porphyre. Vous savez, toutes ces obligations du service… Ne vous formalisez pas, batuchka, si vous me voyez ainsi aller et venir ; excusez-moi, batuchka, jai grandpeur de vous blesser, mais le mouvement mest si nécessaire ! Je suis toujours assis, et cest pour moi un si grand bonheur de pouvoir me remuer pendant cinq minutes… jai des hémorrhoïdes… jai toujours lintention de me traiter par la gymnastique ; le trapèze est, dit-on, en grande faveur parmi les conseillers dÉtat, les conseillers dÉtat actuels, et même les conseillers intimes. De nos jours, la gymnastique est devenue une véritable science… Quant à ces devoirs de notre charge, à ces interrogatoires et à tout ce formalisme… cest vous-même, batuchka, qui en parliez tantôt… eh bien, vous savez, en effet, batuchka, Rodion Romanovitch, ces interrogatoires déroutent parfois le magistrat plus que le prévenu… Vous lavez fait remarquer tout à lheure avec autant desprit que de justesse. (Raskolnikoff navait fait aucune observation semblable.) On sembrouille, vrai, on perd le fil ! Pour ce qui est de nos coutumes juridiques, je suis pleinement daccord avec vous. Quel est, dites-moi, laccusé, fût-il le moujik le plus obtus, qui ignore quon commencera par lui poser des questions étrangères pour lendormir (selon votre heureuse expression), puisquon lui assénera brusquement un coup de hache en plein sinciput, hé, hé, hé ! en plein sinciput (pour me servir de votre ingénieuse métaphore), hé, hé ! Ainsi vous avez pensé quen vous parlant de logement je voulais vous… hé, hé ! Vous êtes un homme caustique. Allons, je ne reviens pas là-dessus ! Ah ! oui, à propos, un mot en appelle un autre, les pensées sattirent mutuellement, — tantôt vous parliez de la forme en ce qui concerne le magistrat instructeur… Mais quest-ce que la forme ? Vous savez, en bien des cas, la forme ne signifie rien. Parfois une simple conversation, un entretien amical conduit plus sûrement à un résultat. La forme ne disparaîtra jamais, permettez-moi de vous rassurer à cet égard ; mais quest-ce, au fond, que la forme, je vous le demande ? On ne peut pas obliger le juge dinstruction à la traîner sans cesse à son pied. La besogne de lenquêteur est, dans son genre, un art libéral ou quelque chose dapprochant, hé ! hé !
Porphyre Pétrovitch sarrêta un instant pour reprendre haleine. Il parlait sans interruption, tantôt débitant de pures âneries, tantôt glissant au milieu de ces fadaises de petits mots énigmatiques, après quoi il recommençait à dire des riens. Sa promenade autour de la chambre ressemblait maintenant à une course, il mouvait ses grosses jambes de plus en plus vite et tenait toujours les yeux baissés, sa main droite était fourrée dans la poche de sa redingote, tandis quavec la main gauche il esquissait continuellement divers gestes qui navaient aucun rapport avec ses paroles. Raskolnikoff remarqua ou crut remarquer quen courant autour de la chambre il sétait arrêté deux fois près de la porte et avait paru écouter durant un instant… « Est-ce quil attend quelque chose ? »
— Vous avez parfaitement raison, reprit gaiement Porphyre en regardant le jeune homme avec une bonhomie qui mit aussitôt ce dernier en défiance, — nos coutumes juridiques méritent, en effet, vos spirituelles railleries, hé ! hé ! Ces procédés, prétendument inspirés par une profonde psychologie, sont fort ridicules et souvent même stériles…
Pour en revenir à la forme, eh bien ! supposons que je sois chargé de linstruction dune affaire, je sais ou plutôt je crois savoir que le coupable est un certain monsieur… Ne vous préparez-vous pas à suivre la carrière du droit, Rodion Romanovitch ?
— Oui, jétudiais…
— Eh bien, voici un petit exemple qui pourra vous servir plus tard, — cest-à-dire, ne croyez pas que je me permette de trancher du professeur avec vous ; à Dieu ne plaise que je prétende enseigner quoi que ce soit à un homme qui traite dans les journaux les questions de criminalité ! Non, je prends seulement la liberté de vous citer un petit fait à titre dexemple, — je suppose donc que jaie cru découvrir le coupable : pourquoi, je vous le demande, linquiéterais-je prématurément, lors même que jaurais des preuves contre lui ? Sans doute, un autre, qui naurait pas le même caractère, je le ferais arrêter tout de suite, mais celui-ci, pourquoi ne le laisserais-je pas se promener un peu dans la ville, hé ! hé ! Non, je vois que vous ne comprenez pas très-bien ; je vais mexpliquer plus clairement.
Si, par exemple, je me presse trop de lancer un mandat darrêt contre lui, eh bien, par là je lui fournis, pour ainsi dire, un point dappui moral, hé ! hé ! vous riez ? (Raskolnikoff ne pensait même pas à rire ; il tenait ses lèvres serrées, et son regard enflammé ne quittait pas les yeux de Porphyre Pétrovitch.) Pourtant, dans lespèce, cela est ainsi, car les gens sont très-divers, quoique, malheureusement, la procédure soit la même pour tous. — Mais, du moment que vous avez des preuves ? allez-vous me dire. — Eh ! mon Dieu, batuchka, vous savez ce que cest que les preuves : les trois quarts du temps les preuves sont à deux fins, et moi, juge dinstruction, je suis homme, partant sujet à lerreur.
Or, je voudrais donner à mon enquête la rigueur absolue dune démonstration mathématique ; je voudrais que mes conclusions fussent aussi claires, aussi indiscutables que deux fois deux font quatre ! Donc, si je fais arrêter ce monsieur avant le temps voulu, jaurai beau être convaincu que cest lui, — je me retire à moi-même les moyens ultérieurs détablir sa culpabilité. Et comment cela ? Mais parce que je lui donne en quelque sorte une situation définie ; en le mettant en prison, je le calme, je le fais rentrer dans son assiette psychologique ; désormais il méchappe, il se replie sur lui-même : il comprend enfin quil est un détenu.
Si, au contraire, je laisse parfaitement tranquille le coupable présumé, si je ne le fais pas arrêter, si je ne linquiète pas, mais quà toute heure, à toute minute, il soit obsédé par la pensée que je sais tout, que je ne le perds de vue ni le jour ni la nuit, quil est de ma part lobjet dune surveillance infatigable, — quarrivera-t-il dans ces conditions ? Infailliblement il sera pris de vertige, il viendra lui-même chez moi, il me fournira quantité darmes contre lui et me mettra en mesure de donner aux conclusions de mon enquête un caractère dévidence mathématique, ce qui ne manque pas de charme.
Si ce procédé peut réussir avec un moujik inculte, il nest pas non plus sans efficacité quand il sagit dun homme éclairé, intelligent, distingué même à certains égards ! Car limportant, mon cher ami, cest de deviner dans quel sens un homme est développé. Celui-ci est intelligent, je suppose, mais il a des nerfs, des nerfs qui sont excités, malades !... Et la bile, la bile que vous oubliez, quel rôle elle joue chez tous ces gens-là ! Je vous le répète, il y a là une vraie mine de renseignements ! Et que mimporte quil se promène en liberté dans la ville ? Je puis bien le laisser jouir de son reste, je sais quil est ma proie et quil ne méchappera pas ! En effet, où irait-il ? À létranger, allez-vous dire ? Un Polonais se sauvera à létranger, mais pas lui, dautant plus que je le surveille et que mes mesures sont prises en conséquence. Se retirera-t-il dans lintérieur du pays ? Mais là habitent des moujiks grossiers, des Russes primitifs, dépourvus de civilisation ; cet homme éclairé aimera mieux aller en prison que de vivre dans un pareil milieu, hé ! hé !
Dailleurs, tout cela ne signifie rien encore, cest laccessoire, le côté extérieur de la question. Il ne senfuira pas, non-seulement parce quil ne saurait où aller, mais encore, et surtout, parce que, psychologiquement, il mappartient, hé ! hé ! Comment trouvez-vous cette expression ? En vertu dune loi naturelle, il ne fuira pas, lors même quil pourrait le faire. Avez-vous vu le papillon devant la chandelle ? Eh bien, il tournera sans cesse autour de moi comme cet insecte autour de la flamme ; la liberté naura plus de douceur pour lui ; il deviendra de plus en plus inquiet, de plus en plus ahuri ; que je lui en laisse le temps, et il se livrera à des agissements tels que sa culpabilité en ressortira claire comme deux et deux font quatre !… Et toujours, toujours il tournera autour de moi, décrivant des cercles de plus en plus resserrés, jusquà ce quenfin, paf ! Il volera dans ma bouche et je lavalerai ; cest fort agréable, hé ! hé ! Vous ne croyez pas ?
Raskolnikoff gardait le silence ; pâle et immobile, il continuait à observer le visage de Porphyre avec un pénible effort dattention.
« La leçon est bonne ! » pensait-il, terrifié. « Ce nest même plus, comme hier, le chat jouant avec la souris. Sans doute il ne me parle pas ainsi pour le seul plaisir de me montrer sa force, il est bien trop intelligent pour cela… Il doit avoir un autre but, quel est-il ? Va donc, mon ami, tout ce que tu en dis, cest pour meffrayer ! Tu nas pas de preuves, et lhomme dhier nexiste pas ! Tu veux tout bonnement me dérouter, tu veux me mettre en colère et frapper le grand coup, quand tu me verras dans cet état ; seulement tu te trompes, tu en seras pour tes peines ! Mais pourquoi parle-t-il ainsi à mots couverts ?… Il spécule sur lagacement de mon système nerveux !… Non, mon ami, cela ne prendra pas, quoi que tu aies manigancé… Nous allons voir un peu ce que tu as préparé là. »
Et il sapprêta à affronter bravement la terrible catastrophe quil prévoyait. De temps à autre, il avait envie de sélancer sur Porphyre et de létrangler séance tenante. Dès son entrée dans le cabinet du juge dinstruction, sa grande crainte était de ne pouvoir maîtriser sa colère. Il sentait son cœur battre avec violence, ses lèvres devenir sèches et lécume sy figer. Cependant il résolut de se taire, comprenant que, dans sa position, cétait la meilleure tactique : de la sorte, en effet, non-seulement il ne se compromettrait pas, mais il réussirait peut-être à irriter son ennemi et à lui arracher quelque parole imprudente. Du moins, tel était lespoir de Raskolnikoff.
— Non, je vois que vous ne le croyez pas, vous pensez que je plaisante, reprit Porphyre ; le juge dinstruction était de plus en plus gai, il ne cessait de faire entendre son petit rire, et il sétait remis à sa promenade autour de la chambre, — sans doute vous avez raison ; Dieu ma donné une figure qui néveille chez les autres que des idées comiques ; je suis un bouffon ; mais excusez le langage dun vieillard ; vous, Rodion Romanovitch, vous êtes dans la fleur de lâge, et, comme tous les jeunes gens, vous appréciez au delà de tout lintelligence humaine. Le piquant de lesprit et les déductions abstraites de la raison vous séduisent.
Pour en revenir au cas particulier dont nous parlions tout à lheure, je vous dirai, monsieur, quil faut compter avec la réalité, avec la nature. Cest une chose importante, et comme elle triomphe parfois de lhabileté la plus consommée ! Écoutez un vieillard, je parle sérieusement, Rodion Romanovitch (en prononçant ces mots, Porphyre Pétrovitch, qui comptait à peine trente-cinq ans, semblait, en effet, avoir vieilli tout dun coup : une métamorphose soudaine sétait produite dans toute sa personne et jusque dans sa voix) ; de plus, je suis un homme franc… Suis-je ou non un homme franc ? Quen pensez-vous ? Il me semble quon ne peut pas lêtre davantage : je vous confie de pareilles choses et je ne demande même pas de récompense, hé ! hé !
Eh bien ! je continue : la finesse desprit est, à mon avis, une fort belle chose, cest, pour ainsi dire, lornement de la nature, la consolation de la vie, et, avec cela, on peut, semble-t-il, jobarder facilement un pauvre juge dinstruction qui lui-même est, dailleurs, souvent trompé par sa propre imagination, car il est homme ! Mais la nature vient en aide au pauvre juge dinstruction, voilà le malheur ! Et cest à quoi ne songe pas la jeunesse confiante dans son intelligence, la jeunesse « qui foule aux pieds tous les obstacles » (comme vous lavez dit dune façon si fine et si ingénieuse).
Dans le cas particulier qui nous occupe, le coupable, je ladmets, mentira supérieurement ; mais, quand il croira navoir plus quà recueillir le fruit de son adresse, crac ! il sévanouira dans lendroit même ou un pareil accident doit être le plus commenté. Mettons quil puisse expliquer sa syncope par un état maladif, par latmosphère étouffante de la salle ; nimporte, il nen a pas moins donné matière aux soupçons ! Il a menti dune façon incomparable, mais il na pas su prendre ses précautions contre la nature. Voilà où est le piège !
Une autre fois, entraîné par son humeur moqueuse, il samusera à mystifier quelquun qui le soupçonne et, par jeu, il fera semblant dêtre le criminel recherché par la police ; mais il entrera trop bien dans la peau du bonhomme, il jouera sa comédie prétendue avec trop de naturel, et ce sera encore un indice. Sur le moment, son interlocuteur pourra être dupe ; mais si ce dernier nest pas un niais, il se ravisera dès le lendemain. Notre homme se compromettra ainsi à chaque instant ! Que dis-je ? il viendra de lui-même là ou il nest pas appelé, et il se répandra en paroles imprudentes, en allégories dont le sens néchappera à personne, hé ! hé ! Il viendra demander pourquoi on ne la pas encore arrêté, hé ! hé ! Et cela peut arriver à un personnage dun esprit très-fin, voire à un psychologue et à un littérateur ! La nature est le miroir le plus transparent, il suffit de le contempler ! Mais pourquoi pâlissez-vous ainsi, Rodion Romanovitch ! Vous avez peut-être trop chaud : voulez-vous quon ouvre la fenêtre ?
— Oh ! ne vous inquiétez pas, je vous en prie, cria Raskolnikoff, et tout à coup il se mit à rire. — Je vous en prie, ne faites pas attention !
Porphyre sarrêta en face de lui, attendit un moment et soudain partit lui-même dun éclat de rire. Raskolnikoff, dont lhilarité sétait subitement calmée, se leva.
— Porphyre Pétrovitch ! dit-il dune voix nette et forte, bien quil eût peine à se tenir sur ses jambes tremblantes, je nen puis plus douter, vous me soupçonnez positivement davoir assassiné cette vieille et sa sœur Élisabeth. De mon côté, je vous déclare que depuis longtemps jen ai assez, de tout cela. Si vous croyez avoir le droit de me poursuivre, de me faire arrêter, poursuivez-moi, mettez-moi en état darrestation. Mais je ne permets pas quon se moque de moi et quon me martyrise…
Tout à coup ses lèvres commencèrent à frémir, ses yeux lancèrent des flammes, et sa voix, jusqualors contenue, atteignit le diapason le plus élevé.
— Je ne le permets pas ! cria-t-il brusquement, et il asséna un vigoureux coup de poing sur la table. — Entendez-vous cela, Porphyre Pétrovitch ? Je ne le permets pas !
— Ah ! Seigneur ! mais quest-ce qui vous prend ? sécria le juge dinstruction en apparence fort inquiet. — Batuchka ! Rodion Romanovitch ! Mon bon ami ! Mais quest-ce que vous avez ?
— Je ne le permets pas ! répéta Raskolnikoff.
— Batuchka, un peu plus bas ! On va vous entendre, on viendra, et alors quest-ce que nous dirons ? Pensez un peu à cela ! murmura dun air effrayé Porphyre Pétrovitch, qui avait approché son visage de celui de son visiteur.
— Je ne le permets pas, je ne le permets pas ! poursuivit machinalement Raskolnikoff ; mais cette fois il avait baissé le ton, de façon à nêtre entendu que de Porphyre.
Celui-ci courut ouvrir la fenêtre.
— Il faut aérer la chambre ! Mais si vous buviez un peu deau, mon cher ami ? Voyez-vous, cest un petit accès !
Déjà il sélançait vers la porte pour donner des ordres à un domestique, quand il aperçut dans un coin une carafe deau.
— Batuchka, buvez, murmura-t-il en sapprochant vivement du jeune homme avec la carafe, — cela vous fera peut-être du bien…
La frayeur et même la sollicitude de Porphyre Pétrovitch semblaient si peu feintes que Raskolnikoff se tut et se mit à lexaminer avec une curiosité morne. Du reste, il refusa leau quon lui offrait.
— Rodion Romanovitch ! mon cher ami ! Mais, si vous continuez ainsi, vous vous rendrez fou, je vous lassure ! Buvez donc, buvez au moins quelques gouttes !
Il lui mit presque de force le verre deau dans la main. Machinalement, Raskolnikoff le portait à ses lèvres, quand soudain il se ravisa et le déposa avec dégoût sur la table.
— Oui, vous avez eu un petit accès ! Vous en ferez tant, mon cher ami, que vous aurez une rechute de votre maladie, observa du ton le plus affectueux le juge dinstruction, qui paraissait toujours fort troublé. — Seigneur ! est-il possible de se ménager si peu ? Cest comme Dmitri Prokofitch qui est venu hier chez moi, — je reconnais que jai lhumeur caustique, que mon caractère est affreux, mais, Seigneur ! quelle signification on a donnée à dinoffensives saillies ! Il est venu hier, après votre visite ; nous étions en train de dîner, il a parlé, parlé. Je me suis contenté décarter les bras, mais en moi-même je me disais : « Ah ! mon Dieu… » Cest vous qui lavez envoyé, nest-ce pas ? Asseyez-vous donc, batuchka ; asseyez-vous, pour lamour du Christ !
— Non, ce nest pas moi ! Mais je savais quil était allé chez vous et pourquoi il vous avait fait cette visite, répondit sèchement Raskolnikoff.
— Vous le saviez ?
— Oui. Eh bien ! quen concluez-vous ?
— Jen conclus, batuchka, Rodion Romanovitch, que je connais encore bien dautres de vos faits et gestes ; je suis informé de tout ! Je sais quà la nuit tombante vous êtes allé pour louer lappartement, vous vous êtes mis à tirer le cordon de la sonnette, vous avez fait une question au sujet du sang, vos façons ont stupéfié les ouvriers et les dvorniks. Oh ! je comprends dans quelle situation morale vous vous trouviez alors… Mais il nen est pas moins vrai que toutes ces agitations vous rendront fou ! Une noble indignation bouillonne en vous, vous avez à vous plaindre de la destinée dabord, et des policiers ensuite. Aussi allez-vous ici et là pour forcer en quelque sorte les gens à formuler tout haut leurs accusations. Ces commérages stupides vous sont insupportables, et vous voulez en finir au plus tôt avec tout cela. Est-ce vrai ? Ai-je bien deviné à quels sentiments vous obéissez ?… Seulement vous ne vous contentez pas de vous mettre la tête à lenvers, vous la faites perdre aussi à mon pauvre Razoumikhine, et cest vraiment dommage daffoler un si brave garçon ! Sa bonté lexpose plus que tout autre à subir la contagion de votre maladie… Quand vous serez calmé, batuchka, je vous raconterai… Mais asseyez-vous donc, batuchka, pour lamour du Christ ! Je vous en prie, reprenez vos esprits, vous êtes tout défait ; asseyez-vous donc.
Raskolnikoff sassit ; un tremblement fiévreux agitait tout son corps. Il écoutait avec une profonde surprise Porphyre Pétrovitch qui lui prodiguait des démonstrations dintérêt. Mais il najoutait aucune foi aux paroles du juge dinstruction, quoiquil eût une tendance étrange à y croire. Il avait été extrêmement impressionné en entendant Porphyre lui parler de sa visite au logement de la vieille : « Comment donc sait-il cela et pourquoi me le raconte-t-il lui-même ? » pensait le jeune homme.
— Oui, il sest produit dans notre pratique judiciaire un cas psychologique presque analogue, un cas morbide, continua Porphyre. Un homme sest accusé dun meurtre quil navait pas commis. Et ce nest rien de dire quil sest déclaré coupable : il a raconté toute une histoire, une hallucination dont il avait été le jouet, et son récit était si vraisemblable, paraissait tellement daccord avec les faits, quil défiait toute contradiction. Comment sexpliquer cela ? Sans quil y eût de sa faute, cet individu avait été, en partie, cause dun assassinat. Quand il apprit quil avait, à son insu, facilité lœuvre de lassassin, il en fut si désolé que sa raison saltéra, et il simagina être lui-même le meurtrier ! À la fin, le Sénat dirigeant examina laffaire, et lon découvrit que le malheureux était innocent. Tout de même, sans le Sénat dirigeant, cen était fait de ce pauvre diable ! Voilà ce qui vous pend au nez, batuchka ! On peut aussi devenir monomane quand on va la nuit tirer des cordons de sonnette et faire des questions au sujet du sang ! Voyez-vous, dans lexercice de ma profession, jai eu loccasion détudier toute cette psychologie. Cest un attrait du même genre qui pousse parfois un homme à se jeter par la fenêtre ou du haut dun clocher… Vous êtes malade, Rodion Romanovitch ! Vous avez eu tort de trop négliger, au début, votre maladie. Vous auriez dû consulter un médecin expérimenté, au lieu de vous faire traiter par ce gros Zosimoff !… Tout cela est, chez vous, leffet du délire !…
Pendant un instant, Raskolnikoff crut voir tous les objets tourner autour de lui. « Est-il possible quil mente encore en ce moment ? » se demandait-il. Et il sefforçait de bannir cette idée, pressentant à quel excès de rage folle elle pourrait le pousser.
— Je nétais pas en délire, javais toute ma raison ! cria-t-il, tandis quil mettait son esprit à la torture pour tâcher de pénétrer le jeu de Porphyre. Javais toute ma raison, entendez-vous ?
— Oui, je comprends et jentends. Vous avez déjà dit hier que vous naviez pas le délire, vous avez même insisté particulièrement sur ce point ! Je comprends tout ce que vous pouvez dire ! hé ! hé !… Mais permettez-moi de vous soumettre encore une observation, mon cher Rodion Romanovitch. Si, en effet, vous étiez coupable ou que vous ayez pris une part quelconque à cette maudite affaire, je vous le demande, est-ce que vous soutiendriez que vous avez fait tout cela non en délire, mais en pleine connaissance ? À mon avis, ce serait tout le contraire. Si vous sentiez votre cas véreux, vous devriez précisément soutenir mordicus que vous avez agi sous linfluence du délire ! Est-ce vrai ?
Le ton de la question laissait soupçonner un piège. En prononçant ces derniers mots, Porphyre sétait penché vers Baskolnikoff ; celui-ci se renversa sur le dossier du divan et, silencieusement, regarda son interlocuteur en face.
— Cest comme pour la visite de M. Razoumikhine. Si vous étiez coupable, vous devriez dire quil est venu chez moi de lui-même et cacher quil a fait cette démarche à votre instigation. Or, loin de cacher cela, vous affirmez au contraire que cest vous qui lavez envoyé !
Raskolnikoff navait jamais affirmé cela. Un froid lui courut le long de lépine dorsale.
— Vous mentez toujours, dit-il dune voix lente et faible en ébauchant un sourire pénible. Vous voulez encore me montrer que vous lisez dans mon jeu, que vous savez davance toutes mes réponses, continua-t-il, sentant lui-même que déjà il ne pesait plus ses mots comme il laurait dû ; vous voulez me faire peur… ou simplement vous vous moquez de moi…
En parlant ainsi, Raskolnikoff ne cessait de regarder fixement le juge dinstruction. Tout à coup, une colère violente fit de nouveau étinceler ses yeux.
— Vous ne faites que mentir ! sécria-t-il. — Vous savez parfaitement vous-même que la meilleure tactique pour un coupable, cest davouer ce quil lui est impossible de cacher. Je ne vous crois pas !
— Comme vous savez vous retourner ! ricana Porphyre : — mais avec cela, batuchka, vous êtes fort entêté ; cest leffet de la monomanie. Ah ! vous ne me croyez pas ? Et moi, je vous dis que vous me croyez déjà un peu, et je ferai si bien que vous me croirez tout à fait, car je vous aime sincèrement, et je vous porte un véritable intérêt.
Les lèvres de Raskolnikoff commencèrent à sagiter.
— Oui, je vous veux du bien, poursuivit Porphyre en prenant amicalement le bras du jeune homme un peu au-dessus du coude ; je vous le dis définitivement : soignez votre maladie. De plus, voilà que votre famille sest maintenant transportée à Pétersbourg ; songez un peu à elle. Vous devriez faire le bonheur de vos parents, et, au contraire, vous ne leur causez que des inquiétudes…
— Que vous importe ? Comment savez-vous cela ? De quoi vous mêlez-vous ? Ainsi, vous me surveillez et vous tenez à me le faire savoir ?
— Batuchka ! Mais, voyons, cest de vous, de vous-même que jai tout appris ! Vous ne remarquez même pas que, dans votre agitation, vous parlez spontanément de vos affaires, et à moi et aux autres. Plusieurs particularités intéressantes mont été aussi communiquées hier par M. Razoumikhine. Non, vous mavez interrompu, jallais vous dire que, malgré tout votre esprit, vous avez perdu la vue saine des choses par suite de votre humeur soupçonneuse. Tenez, par exemple, cet incident du cordon de sonnette : voilà un fait précieux, un fait inappréciable pour un magistrat enquêteur ! Je vous le livre naïvement, moi juge dinstruction, et cela ne vous ouvre pas les yeux ? Mais si je vous croyais, le moins du monde coupable, est-ce ainsi que jaurais agi ? Ma ligne de conduite en ce cas était toute tracée : jaurais dû, au contraire, commencer par endormir votre défiance, faire semblant dignorer ce fait, attirer votre attention sur un point opposé ; puis brusquement je vous aurais, selon votre expression, asséné sur le sinciput la question suivante : « Quêtes-vous donc allé faire, monsieur, à dix heures du soir, au domicile de la victime ? Pourquoi avez-vous tiré le cordon de la sonnette ? Pourquoi avez-vous questionné au sujet du sang ? Pourquoi avez-vous abasourdi les dvorniks en demandant quon vous conduisit au bureau de police ? » Voilà comme jaurais nécessairement procédé, si javais quelque soupçon à votre endroit. Jaurais dû vous soumettre à un interrogatoire en règle, ordonner une perquisition, massurer de votre personne… Puisque jai agi autrement, cest donc que je ne vous soupçonne pas ! Mais vous avez perdu le sens exact des choses, et vous ne voyez rien, je le répète !
Raskolnikoff trembla de tout son corps, ce dont Porphyre Pétrovitch put facilement sapercevoir.
— Vous mentez toujours ! vociféra le jeune homme. Je ne sais quelles sont vos intentions, mais vous mentez toujours… Tout à lheure, vous ne parliez pas dans ce sens-là, et il mest impossible de me faire illusion… Vous mentez !
— Je mens ! répliqua Porphyre avec une apparence de vivacité ; du reste, le juge dinstruction conservait lair le plus enjoué et semblait nattacher aucune importance à lopinion que Raskolnikoff pouvait avoir de lui. — Je mens ?… Mais comment en ai-je usé avec vous tantôt ! Moi, juge dinstruction, je vous ai suggéré les arguments psychologiques que vous pouviez faire valoir « la maladie, le délire, les souffrances damour-propre, lhypocondrie, laffront reçu au bureau de police, etc. » Nest-ce pas ? Hé, hé, hé ! Il est vrai, soit dit en passant, que ces moyens de défense ne se tiennent pas debout ; ils sont à deux fins ; on peut les retourner contre vous. Si vous dites : « Jétais malade, javais le délire, je ne savais ce que je faisais, je ne me souviens de rien », on vous répondra : « Tout cela est fort bien, batuchka ; mais pourquoi donc le délire affecte-t-il toujours chez vous le même caractère ? Il pourrait se manifester sous dautres formes ! » Pas vrai ? Hé, hé, hé !
Raskolnikoff se leva, et le regardant dun air plein de mépris :
— En fin de compte, dit-il avec force, je veux savoir si, oui ou non, je suis pour vous en état de suspicion. Parlez, Porphyre Pétrovitch, expliquez-vous sans ambages et tout de suite, à linstant !
— Ah ! mon Dieu ! vous voilà comme les enfants qui demandent la lune ! reprit Porphyre toujours goguenard.
— Mais quavez-vous besoin den savoir tant, puisquon vous a laissé jusquici parfaitement tranquille ? Pourquoi vous inquiétez-vous ainsi ? Pourquoi venez-vous de vous-même chez nous quand on ne vous appelle pas ? Quelles sont vos raisons, hein ? Hé, hé, hé !
— Je vous répète, cria Raskolnikoff furieux, que je ne puis plus supporter…
— Quoi ? Lincertitude ? interrompit le juge dinstruction.
— Ne me poussez pas à bout ! Je ne veux pas !… Je vous dis que je ne veux pas !… Je ne le puis ni ne le veux !… Vous entendez ! reprit dune voix de tonnerre Raskolnikoff en déchargeant un nouveau coup de poing sur la table.
— Plus bas, plus bas ! On va vous entendre ! Je vous donne un avertissement sérieux : prenez garde à vous ! murmura Porphyre.
Le juge dinstruction navait plus ce faux air de paysanne qui simulait la bonhomie sur son visage ; il fronçait le sourcil, parlait en maître et semblait sur le point de lever le masque. Mais cette attitude nouvelle ne dura quun instant. Dabord intrigué, Raskolnikoff entra soudain dans un transport de colère ; cependant, chose étrange, cette fois encore, bien quil fut au comble de lexaspération, il obéit à lordre de baisser la voix. Dailleurs, il sentait quil ne pouvait faire autrement, et cette pensée contribua encore à lirriter.
— Je ne me laisserai pas martyriser ! murmura-t-il, — arrêtez-moi, fouillez-moi, faites des perquisitions, mais agissez selon la forme et ne jouez pas avec moi ! Nayez pas laudace…
— Eh ! ne vous inquiétez donc pas de la forme, interrompit Porphyre de son ton narquois tandis quil contemplait Raskolnikoff avec une sorte de jubilation, — cest familièrement, batuchka, cest tout à fait en ami que je vous ai invité à venir me voir !
— Je ne veux pas de votre amitié et je crache dessus ! Entendez-vous ? Et maintenant je prends ma casquette et je men vais. Quest-ce que vous direz, si vous avez lintention de marrêter ?
Au moment où il approchait de la porte, Porphyre lui saisit de nouveau le bras un peu au-dessus du coude.
— Ne voulez-vous pas voir une petite surprise ? ricana le juge dinstruction ; il paraissait de plus en plus gai, de plus en plus goguenard, ce qui mit décidément Raskolnikoff hors de lui.
— Quelle petite surprise ? Que voulez-vous dire ? demanda le jeune homme en sarrêtant soudain et en regardant Porphyre avec inquiétude.
— Une petite surprise qui est là derrière la porte, hé, hé, hé ! (Il montrait du doigt la porte fermée qui donnait accès à son logement situé derrière la cloison.)
— Je lai même enfermée à la clef pour quelle ne sen aille pas.
— Quest-ce que cest ? Où ? Quoi ?…
Raskolnikoff sapprocha de la porte et voulut louvrir, mais il ne le put.
— Elle est fermée, voici la clef !
Ce disant, le juge dinstruction tirait la clef de sa poche et la montrait à son visiteur.
— Tu mens toujours ! hurla celui-ci, qui ne se possédait plus ; tu mens, maudit polichinelle !
En même temps, il voulut se jeter sur Porphyre ; ce dernier fit retraite vers la porte, sans témoigner, du reste, aucune frayeur.
— Je comprends tout, tout ! vociféra Raskolnikoff. Tu mens et tu mirrites, pour que je me trahisse…
— Mais vous navez plus à vous trahir, batuchka, Rodion Romanovitch. — Voyez dans quel état vous êtes ! Ne criez pas, ou jappelle.
— Tu mens, il ny aura rien ! Appelle tes gens ! Tu savais que jétais malade, et tu as voulu mexaspérer, me pousser à bout pour marracher des aveux, voilà quel était ton but ! Non, produis tes preuves ! Jai tout compris ! Tu nas pas de preuves, tu nas que de misérables suppositions, les conjectures de Zamétoff !… Tu connaissais mon caractère, tu as voulu me mettre hors de moi, afin de faire ensuite apparaître brusquement les popes et les délégués… Tu les attends ? Hein ? Quest-ce que tu attends ? Où sont-ils ? Montre-les !
— Que parlez-vous de délégués, batuchka ! Voilà des idées ! La forme même, pour employer votre langage, ne permet pas dagir ainsi ; vous ne connaissez pas la procédure, mon cher ami… Mais la forme sera observée, vous le verrez vous-même !… murmura Porphyre, qui sétait mis à écouter à la porte.
Un certain bruit se produisait, en effet, dans la pièce voisine.
— Ah ! ils viennent, sécria Raskolnikoff ; tu les as envoyé chercher !… Tu les attendais ! Tu avais compté… Eh bien ! introduis-les tous:délégués, témoins; fais entrer qui tu voudras ! Je suis prêt !
Mais alors eut lieu un incident étrange et si en dehors du cours ordinaire des choses, que sans doute ni Raskolnikoff ni Porphyre Pétrovitch neussent pu le prévoir.
VI
Voici le souvenir que cette scène laissa dans lesprit de Raskolnikoff :
Le bruit qui se faisait dans la chambre voisine augmenta tout à coup, et la porte sentrouvrit.
— Quest-ce quil y a ? cria avec colère Porphyre Pétrovitch. — Jai prévenu…
Il ny eut pas de réponse, mais la cause du tapage se laissait deviner en partie : quelquun voulait pénétrer dans le cabinet du juge dinstruction, et on sefforçait de len empêcher.
— Quest-ce quil y a donc là ? répéta Porphyre inquiet.
— Cest linculpé Nicolas quon a amené, fit une voix.
— Je nai pas besoin de lui ! Je ne veux pas le voir ! Emmenez-le ! Attendez un peu !… Comment la-t-on conduit ici ? Quel désordre ! gronda Porphyre en sélançant vers la porte.
— Mais cest lui qui…, reprit la même voix, et elle sarrêta soudain.
Durant deux secondes, on entendit le bruit dune lutte entre deux hommes ; puis lun deux repoussa lautre avec force et, brusquement, fit invasion dans le cabinet.
Le nouveau venu avait un aspect fort étrange. Il regardait droit devant lui, mais ne semblait voir personne. La résolution se lisait dans ses yeux étincelants, et, en même temps, son visage était livide comme celui dun condamné que lon mène à léchafaud. Ses lèvres, toutes blanches, tremblaient légèrement.
Cétait un homme fort jeune encore, maigre, de taille moyenne et vêtu comme un ouvrier ; il portait les cheveux coupés en rond ; ses traits étaient fins et secs. Celui quil venait de repousser sélança après lui dans la chambre et le saisit par lépaule : cétait un gendarme ; mais Nicolas réussit encore une fois à se dégager.
Sur le seuil se groupèrent plusieurs curieux. Quelques-uns avaient grande envie dentrer. Tout cela sétait passé en beaucoup moins de temps que nous nen avons mis à le raconter.
— Va-ten, il est encore trop tôt ! Attends quon tappelle !… Pourquoi la-t-on amené si tôt ? grommela Porphyre Pétrovitch, aussi irrité que surpris. Mais tout à coup Nicolas se mit à genoux.
— Quest-ce que tu fais ? cria le juge dinstruction de plus en plus étonné.
— Pardon ! Je suis coupable ! Je suis lassassin ! dit brusquement Nicolas dune voix assez forte, malgré lémotion qui létranglait.
Il y eut durant dix secondes un silence aussi profond que si tous les assistants étaient tombés en catalepsie ; le gendarme nessaya plus de reprendre son prisonnier et se dirigea machinalement vers la porte où il resta immobile.
— Quest-ce que tu dis ? cria Porphyre Pétrovitch quand sa stupéfaction lui eut permis de parler.
— Je suis… lassassin… répéta Nicolas après sêtre tu un instant.
— Comment… tu… Comment… Qui as-tu assassiné ?
Le juge dinstruction était visiblement déconcerté.
Nicolas attendit encore un instant avant de répondre.
— Jai… assassiné… à coups de hache Aléna Ivanovna et sa sœur Élisabeth Ivanovna. Javais lesprit égaré… ajouta-t-il brusquement, puis il se tut, mais il restait toujours agenouillé.
Après avoir entendu cette réponse, Porphyre Pétrovitch parut réfléchir profondément ; ensuite, dun geste violent, il invita les témoins à se retirer. Ceux-ci obéirent aussitôt, et la porte se referma.
Raskolnikoff, debout dans un coin, contemplait Nicolas dun air étrange. Durant quelques instants les regards du juge dinstruction allèrent du visiteur au détenu et vice versa. À la fin, il sadressa à Nicolas avec une sorte demportement :
— Attends quon tinterroge, avant de me dire que tu as eu lesprit égaré ! fit-il dune voix presque irritée. Je ne tai pas encore demandé cela… Parle maintenant : tu as tué ?
— Je suis lassassin… javoue… répondit Nicolas.
— E-eh ! Avec quoi as-tu tué ?
— Avec une hache. Je lavais apportée pour cela.
— Oh ! comme il se presse ! Seul ?
Nicolas ne comprit pas la question.
— Tu nas pas eu de complices ?
— Non. Mitka est innocent, il na pris aucune part au crime.
— Ne te presse donc pas dinnocenter Mitka ; est-ce que je tai questionné à son sujet ?… Pourtant, comment se fait-il que les dvorniks vous aient vus tous deux descendre lescalier en courant ?
— Jai fait exprès de courir après Mitka… cétait une feinte pour détourner les soupçons, répondit Nicolas.
— Allons, cest bien, en voilà assez ! cria Porphyre avec colère ; il ne dit pas la vérité ! grommela-t-il ensuite comme à part soi, et soudain ses yeux rencontrèrent Raskolnikoff, dont il avait évidemment oublié la présence durant ce dialogue avec Nicolas. En apercevant son visiteur, le juge dinstruction parut se troubler… Il savança aussitôt vers lui.
— Rodion Romanovitch, batuchka ! Excusez-moi… je vous prie… vous navez plus rien à faire ici… moi-même… vous voyez quelle surprise !… Je vous prie…
Il avait pris le jeune homme par le bras et lui montrait la porte.
— Il paraît que vous ne vous attendiez pas à cela ? observa Raskolnikoff.
Naturellement, ce qui venait de se passer était encore pour lui une énigme ; cependant il avait recouvré en grande partie son assurance.
— Mais vous ne vous y attendiez pas non plus, batuchka. Voyez donc comme votre main tremble ! Hé ! hé !
— Vous tremblez aussi, Porphyre Petrovitch.
— Cest vrai ; je ne mattendais pas à cela !…
Ils se trouvaient déjà sur le seuil de la porte. Le juge dinstruction avait hâte dêtre débarrassé de son visiteur.
— Alors vous ne me montrerez pas la petite surprise ? demanda brusquement celui-ci.
— Cest à peine sil a retrouvé la force de parler, et il fait déjà de lironie ! Hé ! hé ! vous êtes un homme caustique ! Allons, au revoir !
— Je crois quil faudrait plutôt dire adieu !
— Ce sera comme Dieu voudra ! balbutia Porphyre avec un sourire forcé.
En traversant la chancellerie, Raskolnikoff remarqua que plusieurs des employés le regardaient fixement. Dans lantichambre, il reconnut, au milieu de la foule, les deux dvorniks de cette maison-là, ceux à qui il avait proposé, lautre soir, de le mener chez le commissaire de police. Ils paraissaient attendre quelque chose. Mais à peine était-il arrivé sur le carré quil entendit de nouveau derrière lui la voix de Porphyre Pétrovitch. Il se retourna et aperçut le juge dinstruction qui sessoufflait à courir après lui.
— Un petit mot, Rodion Romanovitch ; il en sera de cette affaire comme Dieu voudra, mais pour la forme jaurai à vous demander quelques renseignements… ainsi nous nous reverrons encore, certainement !
Et Porphyre sarrêta en souriant devant le jeune homme.
— Certainement ! fit-il une seconde fois.
On pouvait supposer quil aurait encore voulu dire quelque chose, mais il najouta rien.
— Pardonnez-moi ma manière dêtre de tantôt, Porphyre Pétrovitch… jai été un peu vif, commença Raskolnikoff, qui avait recouvré tout son aplomb et qui même éprouvait une irrésistible envie de gouailler le magistrat.
— Laissez donc, ce nest rien, reprit Porphyre dun ton presque joyeux. Je suis moi-même… jai un caractère fort désagréable, je le confesse. Mais nous nous reverrons. Si Dieu le permet, nous nous reverrons souvent !…
— Et nous ferons définitivement connaissance ensemble dit Raskolnikoff.
— Et nous ferons définitivement connaissance ensemble, répéta comme un écho Porphyre Pétrovitch, et, clignant de lœil, il regarda très-sérieusement son interlocuteur. — Maintenant vous allez à un dîner de fête ?
— À un enterrement.
— Ah ! cest juste ! Ayez soin de votre santé…
— De mon côté je ne sais quels vœux faire pour vous ! répondit Raskolnikoff ; il commençait déjà à descendre lescalier, mais soudain il se retourna vers Porphyre : — Je vous souhaiterais volontiers plus de succès que vous nen avez eu aujourdhui : voyez pourtant comme vos fonctions sont comiques !
À ces mots, le juge dinstruction, qui sapprêtait déjà à regagner son appartement, dressa loreille.
— Quest-ce quelles ont de comique ? demanda-t-il.
— Mais comment donc ! Voilà ce pauvre Mikolka ; combien vous avez dû le tourmenter, lobséder, pour lui arracher des aveux ! Jour et nuit sans doute vous lui avez répété sur tous les tons : « Tu es lassassin, tu es lassassin… » Vous lavez persécuté sans relâche selon votre méthode psychologique. Or, maintenant quil se reconnaît coupable, vous recommencez à le turlupiner en lui chantant une autre gamme : « Tu mens, tu nes pas lassassin, tu ne peux pas lêtre, tu ne dis pas la vérité. » Eh bien, après cela, nai-je pas le droit de trouver comiques vos fonctions ?
— Hé ! hé ! hé ! Ainsi vous avez remarqué que tout à lheure jai fait observer à Nicolas quil ne disait pas la vérité ?
— Comment ne laurais-je pas remarqué ?
— Hé ! hé ! Vous avez lesprit subtil, rien ne vous échappe. Et, en outre, vous cultivez la facétie, vous avez la corde humoristique, hé ! hé ! Cétait, dit-on, le trait distinctif de notre écrivain Gogol ?
— Oui, de Gogol.
— En effet, de Gogol… Au plaisir de vous revoir.
— Au plaisir de vous revoir…
Le jeune homme retourna directement chez lui. Arrivé à son domicile, il se jeta sur son divan, et, durant un quart dheure, il tâcha de mettre un peu dordre dans ses idées, qui étaient fort confuses. Il nessaya même pas de sexpliquer la conduite de Nicolas, sentant quil y avait là-dessous un mystère dont, pour le moment, il chercherait en vain la clef. Du reste, il ne se faisait pas dillusions sur les suites probables de lincident : les aveux de louvrier ne tarderaient pas à être reconnus mensongers, et alors les soupçons se porteraient de nouveau sur lui, Raskolnikoff. Mais, en attendant, il était libre et il devait prendre ses mesures en prévision du danger quil jugeait imminent.
Jusquà quel point, toutefois, était-il menacé ? La situation commençait à séclaircir. Le jeune homme frissonnait encore en se rappelant son entretien de tout à lheure avec le juge dinstruction. Sans doute il ne pouvait pénétrer toutes les intentions de Porphyre, mais ce quil en devinait était plus que suffisant pour lui faire comprendre à quel terrible péril il venait déchapper. Un peu plus, et il se perdait sans retour. Connaissant lirritabilité nerveuse de son visiteur, le magistrat sétait engagé à fond sur cette donnée et avait trop hardiment découvert son jeu, mais il jouait presque à coup sûr. Certes Raskolnikoff ne sétait déjà que trop compromis tantôt, cependant les imprudences quil se reprochait ne constituaient pas encore une preuve contre lui ; cela navait quun caractère relatif. Ne se trompait-il pas, toutefois, en pensant ainsi ? Quel était le but visé par Porphyre ? Celui-ci avait-il réellement machiné quelque chose aujourdhui, et, sil y avait un coup monté, en quoi consistait-il ? Sans lapparition inattendue de Nicolas, comment cette entrevue aurait-elle fini ?
Raskolnikoff était assis sur le divan, les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains. Un tremblement nerveux continuait à agiter tout son corps. À la fin, il se leva, prit sa casquette et, après avoir réfléchi un moment, se dirigea vers la porte.
Il se disait que, pour aujourdhui du moins, il navait rien à craindre. Tout à coup, il éprouva une sorte de joie : lidée lui vint de se rendre au plus tôt chez Catherine Ivanovna. Bien entendu, il était trop tard pour aller à lenterrement, mais il arriverait à temps pour le dîner, et là il verrait Sonia.
Il sarrêta, réfléchit, et un sourire maladif se montra sur ses lèvres.
« Aujourdhui ! Aujourdhui ! répéta-t-il : oui, aujourdhui même ! Il le faut… »
Au moment où il allait ouvrir la porte, elle souvrit delle-même. Il recula épouvanté en voyant paraître lénigmatique personnage de la veille, lhomme sorti de dessous terre.
Le visiteur sarrêta sur le seuil et, après avoir regardé silencieusement Raskolnikoff, fit un pas dans la chambre. Il était vêtu exactement comme la veille, mais son visage nétait plus le même. Il semblait fort affligé et poussait de profonds soupirs.
— Que voulez-vous ? demanda Raskolnikoff, pâle comme la mort.
Lhomme ne répondit pas et tout à coup sinclina presque jusquà terre. Du moins, il toucha le parquet avec lanneau quil portait à la main droite.
— Qui êtes-vous ? sécria Raskolnikoff.
— Je vous demande pardon, dit lhomme à voix basse.
— De quoi ?
— De mes mauvaises pensées.
Ils se regardèrent lun lautre.
— Jétais fâché. Quand vous êtes venu lautre jour, ayant peut-être lesprit troublé par la boisson, vous avez questionné à propos du sang et demandé aux dvorniks de vous conduire au bureau de police. Jai vu avec regret quils ne tenaient pas compte de vos paroles, vous prenant pour un homme ivre. Cela ma tellement contrarié que je nai pas pu dormir. Mais je me rappelais votre adresse, et hier je suis venu ici…
— Cest vous qui êtes venu ? interrompit Raskolnikoff.
La lumière commençait à se faire dans son esprit.
— Oui. Je vous ai insulté.
— Vous étiez donc dans cette maison-là ?
— Oui, je me trouvais sous la porte cochère lors de votre visite. Est-ce que vous lavez oublié ? Jhabite là depuis fort longtemps, je suis pelletier…
Raskolnikoff se remémora soudain toute la scène de lavant-veille : en effet, indépendamment des dvorniks, il y avait encore sous la porte cochère plusieurs personnes, des hommes et des femmes. Quelquun avait proposé de le conduire immédiatement chez le commissaire de police. Il ne pouvait se rappeler le visage de celui qui avait émis cet avis, et maintenant même il ne le reconnaissait pas, mais il se souvenait de lui avoir répondu quelque chose, de sêtre tourné vers lui.
Ainsi sexpliquait, le plus simplement du monde, leffrayant mystère de la veille. Et, sous limpression de linquiétude que lui causait une circonstance aussi insignifiante, il avait failli se perdre ! Cet homme navait rien pu raconter, sinon que Raskolnikoff sétait présenté pour louer lappartement de la vieille et avait questionné au sujet du sang. Donc, sauf cette démarche dun malade en délire, sauf cette psychologie à deux fins, Porphyre ne savait rien ; il navait point de faits, rien de positif. « Par conséquent, pensait le jeune homme, sil ne surgit point de nouvelles charges (et il nen surgira pas, jen suis sûr !), quest-ce que lon peut me faire ? Lors même que lon marrêterait, comment établir définitivement ma culpabilité ? »
Une autre conclusion ressortait pour Raskolnikoff des paroles de son visiteur : cétait tout à lheure seulement que Porphyre avait eu connaissance de sa visite au logement de la victime.
— Vous avez dit aujourdhui à Porphyre que jétais allé là ? demanda-t-il frappé dune idée subite.
— À quel Porphyre ?
— Au juge dinstruction.
— Je le lui ai dit. Comme les dvorniks nétaient pas allés chez lui, je my suis rendu.
— Aujourdhui ?
— Je suis arrivé une minute avant vous. Et jai tout entendu, je sais quil vous a fait passer un vilain quart dheure.
— Où ? Quoi ? Quand ?
— Mais jétais chez lui, dans la pièce contiguë à son cabinet ; je suis resté là tout le temps.
— Comment ? Ainsi, cest vous qui étiez la surprise ? Mais comment donc cela a-t-il pu arriver ? Parlez, je vous prie !
— Voyant, commença le bourgeois, — que les dvorniks refusaient daller prévenir la police sous prétexte quil était trop tard et quils trouveraient le bureau fermé, jen éprouvai un vif mécontentement et je résolus de me renseigner sur votre compte ; le lendemain, cest-à-dire hier, je pris mes renseignements, et aujourdhui je me suis rendu chez le juge dinstruction. La première fois que je me suis présenté, il était absent. Une heure après je suis revenu et nai pas été reçu ; enfin, la troisième fois, on ma introduit. Jai raconté les choses de point en point comme elles sétaient passées ; en mécoutant, il bondissait dans la chambre et se frappait la poitrine : « Voilà comme vous faites votre service, brigands ! sécriait-il ; si javais su cela plus tôt, je laurais fait chercher par la gendarmerie ! » Ensuite il est sorti précipitamment, a appelé quelquun et a causé avec lui dans un coin ; puis il est revenu vers moi et sest mis à me questionner, tout en proférant force imprécations. Je ne lui ai rien laissé ignorer ; je lui ai dit que vous naviez pas osé répondre à mes paroles dhier et que vous ne maviez pas reconnu. Il continuait à se frapper la poitrine, à vociférer et à bondir dans là chambre. Sur ces entrefaites, on vous a annoncé : « Retire-toi derrière la cloison, ma-t-il dit alors en mapportant une chaise, et reste là sans bouger, quoi que tu entendes ; il se peut que je tinterroge encore. » Puis il a fermé la porte sur moi. Quand on a amené Nicolas, il vous a congédié et ma ensuite fait sortir : « Jaurai à te questionner encore », a-t-il dit.
— Est-ce quil a questionné Nicolas devant toi ?
— Je suis sorti aussitôt après vous, et cest alors seulement qua commencé linterrogatoire de Nicolas.
Son récit terminé, le bourgeois salua de nouveau jusquà terre.
— Pardonnez-moi ma dénonciation et le tort que je vous ai fait.
— Que Dieu te pardonne ! répondit Raskolnikoff.
À ces mots, le bourgeois sinclina encore, mais seulement jusquà la ceinture, puis il se retira dun pas lent.
« Pas dinculpations précises, rien que des preuves à deux fins ! » pensa Raskolnikoff renaissant à lespérance, et il sortit de la chambre.
« À présent nous pouvons encore lutter », se dit-il avec un sourire de colère, tandis quil descendait lescalier. Cétait à lui-même quil en voulait ; il songeait avec humiliation à sa « pusillanimité ».
CINQUIÈME PARTIE
I
Le lendemain du jour fatal où Pierre Pétrovitch avait eu son explication avec les dames Raskolnikoff, ses idées séclaircirent, et, à son extrême chagrin, force lui fut de reconnaître que la rupture, à laquelle il ne voulait pas croire la veille encore, était bel et bien un fait accompli. Le noir serpent de lamour-propre blessé lui avait mordu le cœur pendant toute la nuit. Au saut du lit, le premier mouvement de Pierre Pétrovitch fut daller se regarder dans la glace : il craignait que, durant la nuit, un épanchement de bile ne se fût produit chez lui.
Heureusement, cette appréhension nétait pas fondée. En considérant son visage pale et distingué, il se consola même un instant par la pensée quil ne serait pas gêné de remplacer Dounia, et, qui sait ? peut-être avantageusement. Mais il ne tarda pas à bannir cet espoir chimérique, et il lança de côté un vigoureux jet de salive, ce qui amena un sourire moqueur sur les lèvres de son jeune ami et compagnon de chambre, André Séménovitch Lébéziatnikoff.
Pierre Pétrovitch remarqua cette raillerie muette et la porta au compte de son jeune ami, compte qui était passablement chargé depuis quelque temps. Sa colère redoubla lorsquil eut réfléchi quil naurait pas dû parler de cette histoire à André Séménovitch. Cétait la seconde sottise que lemportement lui avait fait commettre hier soir : il avait cédé au besoin dépancher le trop plein de son irritation.
Durant toute cette matinée, la malchance singénia à persécuter Loujine. Au Sénat même, laffaire dont il soccupait lui réservait un déboire. Ce qui le vexait surtout, cétait de ne pouvoir faire entendre raison au propriétaire du logement quil avait arrêté en vue de son prochain mariage. Cet individu, Allemand dorigine, était un ancien ouvrier à qui la fortune avait souri. Il nacceptait aucune transaction et réclamait le payement entier du dédit stipulé dans le contrat, bien que Pierre Pétrovitch lui rendît lappartement presque remis à neuf.
Le tapissier ne se montrait pas moins roide. Il prétendait garder jusquau dernier rouble des arrhes quil avait touchées sur la vente dun mobilier dont Pierre Pétrovitch navait pas encore pris livraison. « Va-t-il falloir que je me marie exprès pour mes meubles ? » se disait en grinçant des dents le malheureux homme daffaires. En même temps un dernier espoir traversait son âme : « Est-il possible que le mal soit sans remède ? Ny a-t-il plus rien à tenter ? » Le souvenir des charmes de Dounetchka sétait enfoncé dans son cœur comme une épine. Ce fut pour lui un dur moment à passer, et sans doute, sil avait pu, par un simple désir, faire mourir Raskolnikoff, Pierre Pétrovitch leût tué immédiatement.
« Une autre sottise de ma part a été de ne pas leur donner dargent », pensait-il tandis quil regagnait tristement la chambrette de Lébéziatnikoff ; « pourquoi, diable, ai-je été si juif ? Cétait un mauvais calcul !… En les laissant momentanément dans la gêne, je croyais les préparer à voir ensuite en moi une providence, et voilà quelles me glissent entre les doigts !… Non, si je leur avais donné, par exemple, quinze cents roubles, de quoi se monter un trousseau, si je leur avais acheté quelques cadeaux au Magasin Anglais, cette conduite aurait été à la fois plus noble et… plus habile ! Elles ne mauraient pas lâché aussi facilement quelles lont fait ! Avec leurs principes, elles se seraient certainement crues obligées de me rendre, en cas de rupture, cadeaux et argent, mais cette restitution leur aurait été pénible et difficile ! Et puis, çaurait été pour elles une affaire de conscience : comment, se seraient-elles dit, mettre ainsi à la porte un homme qui sest montré si généreux et si délicat ?… Hum ! Jai fait une boulette ! »
Pierre Pétrovitch eut un nouveau grincement de dents et se traita dimbécile… dans son for intérieur, bien entendu.
Arrivé à cette conclusion sur lui-même, il rapporta au logis beaucoup plus de mauvaise humeur et de mécontentement quil nen avait emporté. Cependant, sa curiosité fut attirée jusquà un certain point par le remue-ménage auquel donnaient lieu, chez Catherine Ivanovna, les préparatifs du dîner. La veille déjà, il avait entendu parler de ce repas ; il se rappelait même quon ly avait invité, mais ses préoccupations personnelles lavaient empêché de faire attention à cela.
En labsence de Catherine Ivanovna (alors au cimetière), madame Lippevechzel sempressait autour de la table sur laquelle le couvert était mis. En causant avec la logeuse, Pierre Pétrovitch apprit quil sagissait dun véritable dîner de cérémonie, on avait invité presque tous les locataires de la maison, et parmi eux plusieurs qui navaient pas connu le défunt ; André Séménovitch Lébéziatnikoff lui-même avait reçu une invitation, nonobstant sa brouille avec Catherine Ivanovna. Enfin on sestimerait très-heureux si Pierre Pétrovitch consentait à honorer ce repas de sa présence, attendu quil était de tous les locataires le personnage le plus qualifié.
Catherine Ivanovna, oubliant tous ses griefs contre sa logeuse, avait cru devoir adresser à celle-ci une invitation en règle ; aussi était-ce avec une sorte de joie quAmalia Ivanovna soccupait en ce moment du dîner. De plus, madame Lippevechzel avait fait grande toilette, et, quoiquelle fût vêtue de deuil, elle trouvait un vif plaisir à exhiber une belle robe de soie toute neuve. Instruit de tous ces détails, Pierre Pétrovitch eut une idée, et il rentra pensif dans sa chambre ou plutôt dans celle dAndré Séménovitch Lebéziatnikoff : il venait dapprendre que Raskolnikoff figurait au nombre des invités.
Ce jour-là, pour une raison ou pour une autre, André Séménovitch passa toute la matinée chez lui. Entre ce monsieur et Pierre Pétrovitch existaient de bizarres relations, assez explicables du reste : Pierre Pétrovitch le haïssait et le méprisait au delà de toute mesure, presque depuis le jour où il était venu lui demander lhospitalité ; avec cela, il semblait le craindre un peu.
En arrivant à Pétersbourg, Loujine était descendu chez Lébéziatnikoff dabord et surtout par économie, mais aussi pour un autre motif. Dans sa province, il avait entendu parler dAndré Séménovitch, son ancien pupille, comme dun des jeunes progressistes les plus avancés de la capitale et même comme dun homme occupant une place en vue dans certains cercles passés à létat légendaire. Cette circonstance frappa Pierre Pétrovitch. Depuis longtemps il éprouvait une crainte vague à lendroit de ces cercles puissants qui savaient tout, ne respectaient personne et faisaient la guerre à tout le monde.
Inutile dajouter que léloignement ne lui permettait pas davoir à cet égard une vue bien nette des choses. Comme les autres, il avait entendu dire quil existait à Pétersbourg des progressistes, des nihilistes, des redresseurs de torts, etc., etc. ; mais dans son esprit, comme dans lesprit du plus grand nombre, ces mots avaient pris une signification exagérée jusquà labsurde. Ce quil redoutait particulièrement, cétaient les enquêtes dirigées contre telle ou telle individualité par le parti révolutionnaire. Certains souvenirs qui remontaient aux premiers temps de sa carrière ne contribuaient pas peu à fortifier en lui cette crainte devenue très-vive depuis surtout quil caressait le rêve de sétablir à Pétersbourg.
Deux personnages dun rang assez élevé qui avaient protégé ses débuts sétaient vus en butte aux attaques des radicaux, et cela avait fort mal fini pour eux. Voilà pourquoi, dès son arrivée dans la capitale, Pierre Pétrovitch tenait à sassurer doù soufflait le vent et, en cas de besoin, à gagner les bonnes grâces de « nos jeunes générations ». Il comptait sur André Séménovitch pour ly aider. La conversation de Loujine, lors de sa visite à Raskolnikoff, nous a montré quil avait déjà réussi à sapproprier en partie le langage des réformateurs…
André Séménovitch était employé dans un ministère. Petit, malingre, scrofuleux, il avait des cheveux dun blond presque blanc et des favoris en côtelettes dont il était très-fier. De plus, il avait presque toujours mal aux yeux. Quoique assez bon homme au fond, il montrait dans son langage une présomption souvent poussée jusquà loutrecuidance, ce qui contrastait ridiculement avec son chétif extérieur.
Il passait, du reste, pour un des locataires les plus comme il faut de la maison, parce quil ne senivrait pas et payait régulièrement son loyer. Réserve faite de ces mérites, André Séménovitch était, en réalité, assez bête. Un entraînement irréfléchi lavait porté à senrôler sous la bannière du progrès. Cétait un de ces innombrables niais qui sengouent de lidée à la mode et discréditent par leur sottise une cause à laquelle ils sont parfois très-sincèrement attachés.
Du reste, nonobstant son bon caractère, Lébéziatnikoff en était venu à trouver insupportable son hôte et ancien tuteur, Pierre Pétrovitch. Des deux côtés, lantipathie était réciproque. En dépit de sa simplicité, André Séménovitch commençait à sapercevoir quau fond Pierre Pétrovitch le méprisait et qu « il ny avait rien à faire avec cet homme-là ». Il avait essayé de lui exposer le système de Fourier et la théorie de Darwin, mais Pierre Pétrovitch, qui sétait contenté dabord découter dun air moqueur, ne se gênait plus maintenant pour dire des paroles blessantes à son jeune catéchiste. Le fait est que Loujine avait fini par soupçonner Lébéziatnikoff dêtre non pas seulement un imbécile, mais un hâbleur dépourvu de toute importance dans son propre parti. Sa fonction spéciale était la propagande, et encore ne devait-il pas être très-ferré là-dessus, car il pataugeait souvent dans ses explications ; décidément, quy avait-il à craindre dun pareil individu ?
Notons en passant que, depuis son installation chez André Séménovitch (surtout dans les premiers temps), Pierre Pétrovitch acceptait avec plaisir ou du moins sans protestation les compliments fort étranges de son hôte : quand celui-ci, par exemple, lui prêtait un grand zèle pour létablissement dune nouvelle commune dans la rue des Bourgeois, quand il lui disait : « Vous êtes trop intelligent pour vous ficher si votre femme prend un amant un mois après votre mariage ; un homme éclairé comme vous ne fera pas baptiser ses enfants », etc., etc., Pierre Pétrovitch ne sourcillait pas en sentendant louer de la sorte, tant léloge, quel quil fût, lui était agréable.
Il avait négocié quelques titres dans la matinée, et maintenant, assis devant la table, il recomptait la somme quil venait de recevoir. André Séménovitch, qui navait presque jamais dargent, se promenait dans la chambre, affectant de considérer ces liasses de billets de banque avec une indifférence méprisante. Naturellement, Pierre Pétrovitch ne croyait pas du tout que ce dédain fût sincère. De son côté, Lébézitnikoff devinait non sans chagrin la pensée sceptique de Loujine, et il se disait que ce dernier était peut-être bien aise détaler devant lui son argent pour lhumilier et lui rappeler la distance que la fortune avait mise entre eux.
Cette fois, Pierre Pétrovitch était plus mal disposé et plus inattentif que jamais, bien que Lébéziatnikoff développât son thème favori : létablissement dune nouvelle « commune » dun genre particulier. Lhomme daffaires ninterrompait ses comptes que pour lâcher de temps à autre quelque observation moqueuse et impolie. Mais André Séménovitch nen avait cure. La mauvaise humeur de Loujine sexpliquait, à ses yeux, par le dépit dun amoureux mis à la porte. Aussi avait-il hâte daborder ce sujet de conversation, ayant à émettre sur ce chapitre quelques vues progressistes qui pourraient consoler son respectable ami et, en tout cas, contribuer à son développement ultérieur.
— Il paraît que lon prépare un dîner denterrement chez cette… chez la veuve ? demanda à brûle-pourpoint Loujine qui interrompit André Séménovitch à lendroit le plus intéressant de son exposé.
— Comme si vous ne le saviez pas ! Je vous ai parlé hier à ce sujet, et je vous ai fait connaître mon avis sur toutes ces cérémonies… Elle vous a aussi invité, à ce que jai entendu dire. Vous-même vous avez causé hier avec elle…
— Je naurais jamais cru que, dans la misère ou elle est, cette imbécile irait dépenser pour un dîner tout largent quelle a reçu de cet autre imbécile… Raskolnikoff. Tout à lheure, quand je suis rentré, jai même été stupéfait en voyant tous ces préparatifs, tous ces vins !… Elle a invité plusieurs personnes, — le diable sait ce que cest ! continua Pierre Pétrovitch, qui semblait avoir mis avec intention lentretien sur ce sujet. — Quoi ? vous dites quelle ma aussi invité ? ajouta-t-il tout à coup en levant la tête. Quand donc cela ? Je ne me le rappelle pas. Je nirai pas, du reste. Quest-ce que je ferais là ? Je ne la connais que pour avoir causé une minute avec elle hier ; je lui ai dit que, comme veuve demployé, elle pourrait obtenir un secours momentané. Serait-ce pour cela quelle ma invité ? Hé ! hé !
— Je nai pas non plus lintention dy aller, dit Lébéziatnikoff.
— Il ne manquerait plus que cela ! Vous lavez battue de vos propres mains. On comprend que vous vous fassiez scrupule daller dîner chez elle.
— Qui ai-je battu ? De qui parlez-vous ? reprit Lebéziatnikoff, troublé et rougissant.
— Je vous parle de Catherine Ivanovna que vous avez battue il y a un mois ! Jai appris cela hier… Les voilà avec leurs convictions !… Voilà leur manière de résoudre la question des femmes ! Hé ! hé ! hé !
Après cette saillie, qui parut lui avoir un peu soulagé le cœur, Pierre Pétrovitch se remit à compter son argent.
— Cest une sottise et une calomnie ! répliqua vivement Lébéziatnikoff, qui naimait pas quon lui rappelât cette histoire, les choses ne se sont pas du tout passées ainsi ! Ce quon vous a raconté est faux. Dans la circonstance à laquelle vous faites allusion, je me suis borné à me défendre. Cest Catherine Ivanovna elle-même, qui la première, sest élancée sur moi pour me griffer… Elle a arraché un de mes favoris… Tout homme, je pense, a le droit de défendre sa personnalité. Dailleurs, je suis ennemi de la violence, doù quelle vienne, et cela par principe, parce que cest presque du despotisme. Que devais-je donc faire ? Fallait-il que je la laissasse me brutaliser tout à son aise ? Je me suis contenté de la repousser.
— Hé ! hé ! hé ! continuait à ricaner Loujine.
— Vous me cherchez chicane parce que vous êtes de mauvaise humeur, mais cela ne signifie rien et na aucun rapport avec la question des femmes. Je métais même fait ce raisonnement : Sil est admis que la femme est légale de lhomme en tout, même en force (ce que lon commence déjà à soutenir), alors légalité doit exister ici aussi. Naturellement jai réfléchi ensuite quau fond il ny avait pas lieu de poser la question, car il ne doit pas y avoir de voies de fait dans la société future où les occasions de querelles seront impossibles… par conséquent, il est absurde de chercher légalité dans la lutte. Je ne suis pas si bête… quoique, du reste, il y ait des querelles… cest-à-dire que plus tard il ny en aura plus, mais pour le moment il y en a encore… Ah, diable ! avec vous on sembrouille ! Ce nest pas cette affaire qui mempêche daccepter linvitation de Catherine Ivanovna. Si je ne vais pas dîner chez elle, cest simplement par principe, pour ne pas sanctionner par ma présence lidiote coutume des repas denterrement, voilà pourquoi ! Du reste, je pourrais y aller pour men moquer… Malheureusement il ny aura pas de popes ; sil devait y en avoir, jirais à coup sûr.
— Cest-à-dire que vous iriez vous asseoir à sa table pour cracher sur elle et sur son hospitalité, nest-ce pas ?
— Non pas pour cracher, mais pour protester, et cela dans un but utile. Je puis indirectement aider à la propagande civilisatrice qui est le devoir de tout homme. Peut-être remplit-on cette tâche dautant mieux quon y met moins de formes. Je puis semer lidée, le grain… De ce grain naîtra un fait. Est-ce blesser les gens que dagir ainsi ? Dabord, ils se froissent, mais ensuite ils comprennent eux-mêmes quon leur a rendu service…
— Allons, soit ! interrompit Pierre Pétrovitch, — mais dites-moi donc : vous connaissez la fille du défunt, cette petite maigrichonne…, est-ce vrai, ce quon dit delle, hein ?
— Eh bien, quoi ? Selon moi, cest-à-dire selon ma conviction personnelle, sa situation est la situation normale de la femme. Pourquoi pas ? Cest-à-dire, distinguons. Dans la société actuelle, sans doute, ce genre de vie nest pas tout à fait normal, parce quil est forcé ; mais dans la société future il sera absolument normal, parce quil sera libre. Maintenant même elle avait le droit de sy livrer : elle était malheureuse ; pourquoi naurait-elle pas disposé librement de ce qui est son capital ? Bien entendu, dans la société future, le capital naura aucune raison dêtre, mais le rôle de la femme galante recevra un autre sens et sera réglé dune façon rationnelle. Quant à Sophie Séménovna, dans le temps présent, je regarde ses actes comme une énergique protestation contre lorganisation de la société, et je lestime profondément à cause de cela ; je dirai plus, je la contemple avec bonheur !
— Pourtant, on ma raconté que vous lavez fait mettre à la porte de cette maison !
Lébéziatnikoff se facha.
— Cest encore un mensonge ! répliqua-t-il avec force. — Laffaire ne sest nullement passée comme cela ! Catherine Ivanovna a raconté toute cette histoire de la façon la plus inexacte, parce quelle ny a rien compris ! Je nai jamais recherché les faveurs de Sophie Séménovna ! Je me bornais purement et simplement à la développer, sans aucune arrière-pensée personnelle, mefforçant déveiller en elle lesprit de protestation… Je ne voulais pas autre chose ; elle a senti elle-même quelle ne pouvait plus demeurer ici !
— Vous lavez invitée à faire partie de la commune ?
— Oui, à présent, je mefforce de lattirer dans la commune. Seulement, elle y sera dans de tout autres conditions quici ! Pourquoi riez-vous ? Nous voulons fonder notre commune sur des bases plus larges que les précédentes. Nous allons plus loin que nos devanciers, nous nions plus de choses ! Si Dobroliouboff et Biélinsky sortaient du tombeau, ils mauraient pour adversaire ! En attendant, je continue à développer Sophie Séménovna. Cest une belle, très-belle nature !
— Et vous profitez de cette belle nature ? Hé, hé !
— Non, non, pas du tout ! Au contraire !
— Au contraire ! dit-il. Hé ! hé ! hé !
— Vous pouvez men croire : pour quelles raisons, je vous prie, me cacherais-je de vous ? Au contraire, il y a même une chose qui métonne : avec moi elle semble gênée, elle a comme une pudeur craintive !
— Et, bien entendu, vous la développez… hé ! hé ! Vous lui prouvez que toutes ces pudeurs sont idiotes ?
— Pas du tout ! pas du tout ! Oh ! quel sens grossier, bête même — pardonnez-moi — vous donnez au mot : développement ! Ô mon Dieu, que vous êtes encore… peu avancé ! Vous ne comprenez rien ! Nous cherchons la liberté de la femme, et vous ne pensez quà la bagatelle… En laissant de côté la question de la chasteté et de la pudeur féminine, choses en elles-mêmes inutiles et même absurdes, jadmets parfaitement sa réserve vis-à-vis de moi, attendu quen cela elle ne fait quuser de sa liberté, exercer son droit. Assurément, si elle me disait elle-même : « Je veux tavoir », jen serais très-heureux, car cette jeune fille me plaît beaucoup ; mais dans létat présent des choses personne, sans doute, ne sest jamais montré plus poli et plus convenable avec elle que moi ; personne na jamais rendu plus de justice à son mérite… jattends et jespère — voilà tout !
— Faites-lui plutôt un petit cadeau. Je parie que vous navez pas encore pensé à cela.
— Vous ne comprenez rien, je vous lai déjà dit ! Sans doute sa situation semble autoriser vos sarcasmes, mais la question est tout autre ! Vous navez que du mépris pour elle. Vous fondant sur un fait qui vous paraît à tort déshonorant, vous refusez de considérer avec humanité une créature humaine. Vous ne savez pas encore quelle nature cest !
— Dites-moi, reprit Loujine, pouvez-vous… ou, pour mieux dire, êtes-vous assez lié avec la jeune personne susmentionnée pour la prier de venir une minute ici ? Ils doivent être tous revenus du cimetière… Je crois les avoir entendus monter lescalier. Je voudrais voir un instant cette personne.
— Mais pourquoi ? demanda avec étonnement André Séménovitch.
— Il faut que je lui parle. Je dois men aller dici aujourdhui ou demain, et jai quelque chose à lui communiquer… Du reste, vous pourrez assister à notre entretien, et même cela vaudra mieux. Autrement, Dieu sait ce que vous penseriez.
— Je ne penserais rien du tout… Je vous ai fait cette question sans y attacher dimportance. Si vous avez affaire à elle, il ny a rien de plus facile que de la faire venir. Je vais la chercher tout de suite, et, soyez-en sûr, je ne vous gênerai pas.
Effectivement, cinq minutes après, Lébéziatnikoff ramena Sonetchka. Elle arriva, extrêmement surprise et troublée. En pareille circonstance, elle était toujours fort intimidée, les nouveaux visages lui faisaient grandpeur. Cétait chez elle une impression denfance, et lâge avait encore accru cette sauvagerie… Pierre Pétrovitch se montra poli et bienveillant. Recevant, lui homme sérieux et respectable, une créature si jeune et, en un sens, si intéressante, il crut devoir laccueillir avec une nuance de familiarité enjouée. Il se hâta de la « rassurer » et linvita à prendre un siège en face de lui. Sonia sassit ; elle regarda successivement Lébéziatnikoff et largent placé sur la table ; puis tout à coup ses yeux se reportèrent sur Pierre Pétrovitch, dont ils ne purent se détacher ; on eût dit quelle subissait une sorte de fascination. Lébéziatnikoff se dirigea vers la porte. Loujine se leva, fit signe à Sonia de se rasseoir et retint André Sémépovitch au moment où celui-ci allait sortir.
— Raskolnikoff est là ? Il est arrivé ? lui demanda-t-il à voix basse.
— Raskolnikoff ? Oui. Eh bien, quoi ? Oui, il est là… Il vient darriver, je lai vu… Eh bien ?
— En ce cas, je vous prie instamment de rester ici et de ne pas me laisser en tête-à-tête avec cette… demoiselle. Laffaire dont il sagit est insignifiante, mais Dieu sait quelles conjectures on ferait. Je ne veux pas que Raskolnikoff aille raconter là… Vous comprenez pourquoi je vous dis cela ?
— Ah ! je comprends, je comprends ! répondit Lébéziatnikoff. Oui, vous êtes dans votre droit. Sans doute, dans ma conviction personnelle, vos craintes sont fort exagérées, mais… nimporte, vous êtes dans votre droit. Soit, je resterai. Je vais me mettre près de la fenêtre, et je ne vous gênerai pas. À mon avis, cest votre droit.
Pierre Pétrovitch revint sasseoir en face de Sonia et la considéra attentivement. Puis son visage prit soudain une expression très-grave, presque sévère même : « Vous non plus, mademoiselle, nallez pas vous figurer des choses qui ne sont pas », avait-il lair de dire. Sonia perdit définitivement contenance.
— Dabord, excusez-moi, je vous prie, Sophie Séménovna, auprès de votre très-honorée maman… Je ne me trompe pas en mexprimant ainsi ? Catherine Ivanovna vous tient lieu de mère ? commença Pierre Pétrovitch dun ton très-sérieux, mais, du reste, assez aimable. Évidemment, il avait les intentions les plus amicales.
— Oui, en effet, oui, elle me tient lieu de mère, se hâta de répondre la pauvre Sonia.
— Eh bien, veuillez lui dire combien je regrette que des circonstances indépendantes de ma volonté ne me permettent pas daccepter sa gracieuse invitation.
— Oui, je vais le lui dire, tout de suite. Et Sonetchka se leva aussitôt.
— Ce nest pas encore tout, continua Pierre Pétrovitch, qui sourit en voyant la naïveté de la jeune fille et son ignorance des usages mondains, vous ne me connaissez guère, très-chère Sophie Séménovna, si vous croyez que, pour un motif aussi futile et qui nintéresse que moi, je me serais permis de déranger une personne telle que vous. Jai un autre but.
Sur un geste de son interlocuteur, Sonia sétait empressée de se rasseoir. Les billets de banque multicolores placés sur la table soffrirent de nouveau à sa vue, mais elle détourna vivement ses yeux et les leva sur Pierre Pétrovitch : regarder largent dautrui lui paraissait dune extrême inconvenance, surtout dans sa position. Elle considéra tour à tour le lorgnon à monture dor que Pierre Pétrovitch tenait dans sa main gauche, puis le gros anneau rehaussé dune pierre jaune, qui brillait au médius de cette main. À la fin, ne sachant que faire de ses yeux, elle les fixa sur le visage même de Loujine. Ce dernier, après avoir gardé durant quelques instants un majestueux silence, poursuivit :
— Hier, il mest arrivé déchanger deux mots, en passant, avec la malheureuse Catherine Ivanovna. Cela ma suffi pour apprendre quelle se trouve dans un état — antinaturel, — si lon peut sexprimer ainsi…
— Oui… antinaturel, répéta docilement Sonia.
— Ou, pour parler plus simplement et plus intelligiblement — maladif.
— Oui, plus simplement et plus intel… oui, elle est malade.
— Oui. Alors, par un sentiment dhumanité et… et… et, pour ainsi dire, de compassion, je voudrais, de mon côté, lui être utile, prévoyant quelle va inévitablement se trouver dans une position fort triste. À présent, paraît-il, toute cette pauvre famille na plus que vous pour soutien.
Sonia se leva brusquement :
— Permettez-moi de vous demander si vous ne lui avez pas dit quelle pourrait recevoir une pension. Cest quhier, elle ma dit que vous vous étiez chargé de la lui faire obtenir. Est-ce vrai ?
— Pas du tout, et même, en un sens, cest absurde. Je me suis borné à lui faire entendre que, comme veuve dun fonctionnaire mort au service, elle pourrait obtenir un secours temporaire, si, toutefois, elle avait des protections. Mais il paraît que, loin davoir servi assez longtemps pour sêtre créé des droits à une retraite, votre feu père nétait même plus au service quand il est mort. En un mot, on peut toujours espérer, mais lespoir est très-peu fondé, car, dans lespèce, il nexiste pas de droit à un secours, au contraire… Ah ! elle rêvait déjà dune pension, hé ! hé ! hé ! cest une dame qui ne doute de rien !
— Oui, elle rêvait dune pension… Elle est crédule et bonne, sa bonté lui fait tout croire, et… et… son esprit est… Oui… excusez-la, dit Sonia, qui se leva de nouveau pour partir.
— Permettez, vous navez pas encore tout entendu.
— Je nai pas encore tout entendu, balbutia la jeune fille.
— Eh bien, asseyez-vous donc.
Sonia, toute confuse, se rassit pour la troisième fois.
— La voyant dans une telle situation avec des enfants en bas âge, je voudrais, comme je lai déjà dit, lui être utile dans la mesure de mes moyens, comprenez-moi bien, dans la mesure de mes moyens, rien de plus. On pourrait, par exemple, organiser à son profit une souscription, une tombola… ou quelque chose danalogue, comme le font toujours en pareil cas les gens qui désirent venir en aide soit à des proches, soit à des étrangers. Cest une chose possible.
— Oui, cest bien… Pour cela Dieu vous… bégaya Sonia, les yeux fixés sur Pierre Pétrovitch.
— On le pourrait, mais… nous parlerons de cela plus tard… cest-à-dire, on pourrait commencer aujourdhui même. Nous nous verrons ce soir, nous causerons et nous poserons les fondements, pour ainsi dire. Venez me trouver ici à sept heures. André Séménovitch voudra bien, je lespère, assister à notre conférence… Mais… il y a un point qui doit être soigneusement examiné au préalable. Cest pour cela que jai pris sur moi de vous déranger en vous faisant prier de venir ici. Selon moi, il ne faut pas remettre largent en mains propres à Catherine Ivanovna, et il y aurait même danger à le faire ; je nen veux dautre preuve que le dîner daujourdhui. Elle na pas de chaussures, sa subsistance nest même pas assurée pour deux jours, et elle achète du rhum de la Jamaïque, du madère, du café. Je lai vu en passant. Demain, toute la famille retombera à votre charge, vous devrez lui procurer jusquau dernier morceau de pain ; cest absurde. Aussi suis-je davis quon organise la souscription à linsu de la malheureuse veuve, et que vous seule ayez la disposition de largent. Quen pensez-vous ?
— Je ne sais pas. Cest seulement aujourdhui quelle est ainsi… cela narrive quune fois dans la vie… elle tenait beaucoup à honorer la mémoire du défunt… mais elle est fort intelligente. Du reste, ce sera comme il vous plaira, je vous serai très, très… ils vous seront tous… et Dieu vous… et les orphelins…
Sonia nacheva pas et fondit en larmes.
— Ainsi, cest une affaire entendue. Maintenant veuillez accepter pour votre parente cette somme qui représente ma souscription personnelle, Je désire vivement que mon nom ne soit pas prononcé à cette occasion. Voici… ayant moi-même, en quelque sorte, des embarras pécuniaires, je regrette de ne pouvoir faire plus…
Et Pierre Pétrovitch tendit à Sonia un billet de dix roubles, après lavoir déplié avec soin. La jeune fille reçut lassignat en rougissant, balbutia quelques mots inintelligibles et se hâta de prendre congé. Pierre Pétrovitch la reconduisit jusquà la porte. À la fin, elle sortit de la chambre et revint chez Catherine Ivanovna, en proie à une agitation extraordinaire.
Pendant toute cette scène, André Séménovitch, ne voulant pas troubler la conversation, était resté près de la fenêtre ou avait marché dans la chambre. Aussitôt que Sonia fut partie, il sapprocha de Pierre Pétrovitch et lui tendit la main par un geste solennel :
— Jai tout entendu et tout vu, dit-il en appuyant avec intention sur le dernier mot. — Cest noble, cest humain, veux-je dire, car je nadmets pas le mot noble. Vous avez voulu échapper aux remerciements, je lai vu ! Et quoique, à dire vrai, je sois, par principe, ennemi de la bienfaisance privée qui, loin dextirper radicalement la misère, en favorise les progrès, je ne puis pourtant mempêcher de reconnaître que jai vu votre acte avec plaisir, — oui, oui, cela me plaît.
— Eh ! cest la moindre des choses ! murmura Loujine un peu embarrassé, et il regarda Lébéziatnikoff avec une attention particulière.
— Non, ce nest pas la moindre des choses ! Un homme qui, ulcéré comme vous par un affront récent, est encore capable de sintéresser au malheur dautrui, — un tel homme peut agir à lencontre de la saine économie sociale, il nen est pas moins digne destime ! Je nattendais même pas cela de vous, Pierre Pétrovitch, dautant plus quétant donnée votre manière de voir… Oh ! que vous êtes encore empêtré dans vos idées ! Comme vous êtes troublé notamment par cette affaire dhier ! sécria le brave André Séménovitch qui éprouvait un retour de vive sympathie pour Pierre Pétrovitch, et quel besoin, en vérité, avez-vous de vous marier, de vous marier légalement, très-noble, très-cher Pierre Pétrovitch ? Que vous importe lunion légale ? Battez-moi si vous voulez, mais je me réjouis de votre échec, je suis bien aise de penser que vous êtes libre, que vous nêtes pas encore tout à fait perdu pour lhumanité… Vous voyez, je suis franc !
— Je tiens au mariage légal parce que je ne veux pas porter de cornes, ni élever des enfants dont je ne serais pas le père, comme cela arrive avec votre mariage libre, répondit, pour dire quelque chose, Pierre Pétrovitch. Il était pensif et ne prêtait quune oreille distraite aux propos de son interlocuteur.
— Les enfants ? Vous avez fait allusion aux enfants ? reprit André Séménovitch en sanimant tout à coup comme un cheval de combat qui a entendu le son de la trompette : — les enfants, cest une question sociale qui sera tranchée ultérieurement. Plusieurs même les nient sans restriction, comme tout ce qui concerne la famille. Nous parlerons des enfants plus tard, maintenant occupons-nous des cornes ! Je vous avoue que cest mon faible. Ce mot, bas et grossier, mis en circulation par Pouchkine, ne figurera pas dans le dictionnaire de lavenir. Quest-ce en résumé que les cornes ? Oh ! le vain épouvantail ! Oh ! que cela est insignifiant ! Au contraire, dans le mariage libre, précisément, le danger que vous redoutez nexistera pas. Les cornes ne sont que la conséquence naturelle et, pour ainsi dire, le correctif du mariage légal, une protestation contre un lien indissoluble ; envisagées à ce point de vue, elles nont même rien dhumiliant… Et si jamais, chose absurde à supposer, je contractais un mariage légal, je serais enchanté de porter ces cornes dont vous avez si grandpeur ; je dirais alors à ma femme : « Jusquà présent, ma chère, je navais eu que de lamour pour toi ; maintenant je testime parce que tu as su protester ! » Vous riez ? cest parce que vous navez pas la force de rompre avec les préjugés ! Le diable memporte ! je comprends que, dans lunion légitime, il soit désagréable dêtre trompé, mais cest là leffet misérable dune situation qui dégrade également les deux époux. Quand les cornes se dressent ouvertement sur votre front, comme dans le mariage libre, alors elles nexistent plus, elles cessent davoir un sens et même de porter le nom de cornes. Au contraire, votre femme vous prouve par là quelle vous estime, puisquelle vous croit incapable de mettre obstacle à son bonheur, et trop éclairé pour vouloir tirer vengeance dun rival. Vraiment, je pense parfois que si jétais marié (librement ou légitimement, peu importe), et que ma femme tardât à prendre un amant, je lui en procurerais un moi-même. « Ma chère, lui dirais-je, je taime, mais je tiens surtout à ce que tu mestimes, voilà ! » Est-ce que je nai pas raison ?
Ces paroles firent à peine rire Pierre Pétrovitch ; sa pensée était ailleurs, et il se frottait les mains dun air soucieux. André Séménovitch se rappela plus tard la préoccupation de son ami...
II
Il serait difficile de dire au juste comment lidée de ce repas insensé prit naissance dans la cervelle détraquée de Catherine Ivanovna. Elle dépensa, de fait, pour le dîner en question, plus de la moitié de largent qu'elle avait reçu de Raskolnikoff pour les obsèques de Marméladoff. Peut-être Catherine Ivanovna se croyait-elle tenue dhonorer « convenablement » la mémoire de son mari, pour prouver à tous les locataires, et en particulier à Amalia Ivanovna, que le défunt « valait autant queux, si pas plus ». Peut-être obéissait-elle à cette fierté des pauvres qui, dans certaines circonstances de la vie : baptême, mariage, enterrement, etc., pousse les malheureux à sacrifier leurs dernières ressources, à seule fin de « faire les choses aussi bien que les autres ». Il est encore permis de supposer quau moment même où elle se voyait réduite à la plus extrême misère, Catherine Ivanovna voulait montrer à tous ces « gens de rien », non-seulement quelle « savait vivre et recevoir », mais que, fille dun colonel, élevée « dans une maison noble, aristocratique même, pouvait-on dire », elle nétait pas faite pour laver son parquet de ses propres mains et blanchir nuitamment le linge de ses mioches.
Les bouteilles de vin nétaient ni très-nombreuses, ni de marques très-variées, et le madère faisait défaut. Pierre Pétrovitch avait exagéré les choses. Cependant, il y avait du vin. On sétait procuré de leau-de-vie, du rhum et du porto, le tout de qualité très-inférieure, mais en quantité suffisante. Le menu, préparé dans la cuisine dAmalia Ivanovna, comprenait, outre le koutia, trois ou quatre plats, notamment des blines. De plus, deux samovars furent tenus prêts pour ceux des convives qui voudraient prendre du thé et du punch après le dîner. Catherine Ivanovna soccupa elle-même des achats avec laide dun locataire de la maison, un Polonais famélique qui habitait, Dieu sait dans quelles conditions ! chez madame Lippevechzel.
Dès le premier moment, ce pauvre diable se mit à la disposition de la veuve, et, durant trente-six heures, il se prodigua en courses avec un zèle quil ne perdait dailleurs aucune occasion de faire ressortir. À chaque instant, pour la moindre vétille, il accourait, tout affairé, demander les instructions de la « panna Marméladoff ». Après avoir déclaré dabord que, sans lobligeance de « cet homme serviable et magnanime », elle naurait su que devenir, Catherine Ivanovna finit par trouver son factotum absolument insupportable. Il était dans ses habitudes de sengouer à brûle-pourpoint du premier venu ; elle le voyait sous les couleurs les plus brillantes et lui prêtait mille mérites qui nexistaient que dans son imagination, mais auxquels elle croyait de tout son cœur. Puis à lenthousiasme succédait brusquement la désillusion : alors elle chassait avec force paroles injurieuses celui que, peu dheures auparavant, elle avait comblé des louanges les plus excessives.
Amalia Ivanovna prit aussi une soudaine importance aux yeux de Catherine Ivanovna et grandit considérablement dans son estime, peut-être par cette seule raison que la logeuse avait donné tous ses soins à lorganisation du repas : ce fut elle en effet qui se chargea de mettre la table, de fournir la vaisselle, le linge, etc., et de cuisiner le dîner.
En partant pour le cimetière, Catherine Ivanovna lui délégua ses pouvoirs, et madame Lippevechzel se montra digne de cette confiance. Le couvert se trouva même dressé assez convenablement. Sans doute la vaisselle, les verres, les tasses, les fourchettes, les couteaux, empruntés à différents locataires, trahissaient par détranges disparates leurs origines diverses, mais, à lheure dite, chaque chose était à sa place.
Quand on revint à la maison mortuaire, on put remarquer une expression de triomphe sur le visage dAmalia Ivanovna. Fière davoir si bien rempli sa mission, la logeuse se pavanait dans sa robe de deuil toute neuve ; elle avait aussi rajeuni la garniture de son bonnet. Cet orgueil, quelque légitime quil fût, ne plut pas à Catherine Ivanovna : « Comme si, vraiment, on naurait pas su mettre la table sans Amalia Ivanovna ! » Le bonnet enrubanné à neuf lui déplut de même ; « Ne voilà-t-il pas cette sotte Allemande qui fait ses embarras ? Elle, la logeuse, a daigné par bonté dâme venir en aide à de pauvres locataires ! Par bonté dâme ! Voyez-vous cela ! Chez le papa de Catherine Ivanovna, qui était colonel, il y avait quelquefois quarante personnes à dîner, et lon naurait pas reçu, même à loffice, une Amalia Ivanovna ou, pour mieux dire, Ludwigovna… » Catherine Ivanovna ne voulut pas manifester sur lheure ses sentiments, mais elle se promit de remettre à sa place aujourdhui même cette impertinente.
Une autre circonstance contribua encore à irriter la veuve : à lexception du Polonais qui alla jusquau cimetière, presque aucun des locataires invités à assister à lenterrement ne sy rendit ; en revanche, quand il sagit de se mettre à table, on vit arriver tout ce quil y avait de plus pauvre et de moins recommandable parmi les habitants de la maison ; quelques-uns se présentèrent même dans une tenue plus que négligée. Les locataires un peu propres semblaient sêtre donné le mot pour ne pas venir, à commencer par Pierre Pétrovitch Loujine, le plus comme il faut dentre eux. Cependant, la veille au soir, Catherine Ivanovna avait dit merveilles de lui à tout le monde, cest-à-dire à madame Lippevechzel, à Poletchka, à Sonia et au Polonais : cétait, assurait-elle, un homme très-noble et très-magnanime, avec cela puissamment riche et possédant des relations superbes ; daprès elle, il avait été lami de son premier mari, il fréquentait autrefois chez son père et il avait promis duser de tout son crédit pour lui obtenir une pension importante. Notons à ce propos que, quand Catherine Ivanovna vantait la fortune et les relations de quelquune de ses connaissances, elle le faisait toujours sans calcul dintérêt personnel et seulement pour rehausser le prestige de celui quelle louait.
Après Loujine et, probablement, « à son exemple », sabstint aussi de paraître « ce polisson de Lébéziatnikoff ». Quelle idée celui-là se faisait-il donc de lui-même ? Catherine Ivanovna avait été bien bonne de linviter, et encore sy était-elle décidée uniquement parce que Pierre Pétrovitch et lui habitaient ensemble : du moment quon faisait une politesse à lun, il fallait la faire à lautre. On remarqua également labsence dune femme du monde et de sa fille « qui montait en graine ». Ces deux personnes ne demeuraient que depuis quinze jours chez madame Lippevechzel ; cependant, elles avaient déjà fait plusieurs fois des observations au sujet du bruit qui se produisait dans la chambre des Marméladoff, surtout lorsque le défunt rentrait ivre au logis. Comme bien on pense, la logeuse sétait empressée de porter ces plaintes à la connaissance de Catherine Ivanovna ; au cours de ses incessants démêlés avec sa locataire, Amalia Ivanovna menaçait de mettre tous les Marméladoff à la porte, « attendu, criait-elle, quils troublaient le repos de personnes distinguées dont ils ne valaient pas les pieds ». Dans la circonstance présente, Catherine Ivanovna avait tenu tout particulièrement à inviter ces deux dames dont « elle ne valait pas les pieds », dautant plus que, quand elle se rencontrait dans lescalier avec la femme du monde, celle-ci se détournait dun air dédaigneux. Cétait une façon de montrer à cette pimbêche combien Catherine Ivanovna lui était supérieure par les sentiments, elle qui oubliait les mauvais procédés ; dun autre côté, la mère et la fille pourraient se convaincre, pendant ce repas, quelle nétait pas née pour la condition dans laquelle elle se trouvait. Elle était bien décidée à leur expliquer cela à table, à leur apprendre que son papa avait rempli les fonctions de gouverneur, et que, par conséquent, il ny avait pas lieu de détourner la tête quand on la rencontrait. Un gros lieutenant-colonel (en réalité, capitaine détat-major retiré du service) fit aussi faux bond à Catherine Ivanovna. Celui-là, il est vrai, avait une excuse : depuis la veille, la goutte le clouait sur son fauteuil.
En revanche, outre le Polonais, arriva dabord, vêtu dun frac graisseux, un clerc de chancellerie, laid, bourgeonné, sentant mauvais et silencieux comme un poisson ; puis un ancien employé des postes, petit vieillard sourd et presque aveugle dont quelquun payait le loyer chez Amalia Ivanovna depuis un temps immémorial. Ces deux individus furent suivis dun lieutenant en retraite, ou, pour mieux dire, dun ancien riz-pain-sel. Ce dernier, pris de boisson, fit son entrée en riant aux éclats de la façon la plus indécente et « figurez-vous », sans gilet ! Un invité alla de but en blanc se mettre à table sans même saluer Catherine Ivanovna. Un autre, faute de vêtements, se présenta en robe de chambre. Pour le coup, cen était trop, et ce monsieur sans gêne fut expulsé par Amalia Ivanovna, aidée du Polonais. Celui-ci avait, du reste, amené deux de ses compatriotes qui navaient jamais logé chez madame Lippevechzel et que personne ne connaissait dans la maison.
Tout cela causa un vif mécontentement à Catherine Ivanovna : « Cétait bien la peine de faire tant de préparatifs pour recevoir de pareilles gens ! » De crainte que la table qui occupait cependant toute la largeur de la chambre ne se trouvât trop petite, on avait été jusquà dresser le couvert des enfants sur une malle, dans un coin ; Poletchka, comme laînée, devait avoir soin des deux plus jeunes, les faire manger et leur moucher le nez. Dans ces conditions, Catherine Ivanovna ne put sempêcher daccueillir son monde avec une hauteur presque insolente. Rendant, nous ne savons pourquoi, Amalia Ivanovna responsable de labsence des principaux invités, elle le prit soudain sur un ton si désobligeant avec la logeuse, que celle-ci le remarqua tout de suite et en fut extrêmement froissée. Le repas sannonçait sous de fâcheux auspices. À la fin, on se mit à table.
Raskolnikoff parut, comme on arrivait à peine du cimetière. Catherine Ivanovna fut enchantée de le voir, dabord parce que, de toutes les personnes présentes, il était le seul homme cultivé (elle le présenta à ses invités comme devant, dici à deux ans, occuper une chaire de professeur à lUniversité de Pétersbourg), ensuite parce quil sexcusa respectueusement de navoir pu, malgré tout son désir, assister aux obsèques. Elle sempressa de le faire asseoir à sa gauche, Amalia Ivanovna ayant pris place à sa droite ; puis elle engagea à demi-voix avec le jeune homme une conversation aussi suivie que le lui permettaient ses devoirs de maîtresse de maison.
Dautre part, la maladie dont elle souffrait avait pris depuis deux jours un caractère plus alarmant que jamais, et la toux qui lui déchirait la poitrine lempêchait souvent de terminer ses phrases ; cependant elle était heureuse davoir à qui confier lindignation quelle éprouvait devant cette réunion de figures hétéroclites. Au début, sa colère se traduisit par des moqueries à ladresse des invités, et surtout de la propriétaire elle-même.
— Tout cela, cest la faute de cette imbécile. Vous comprenez de qui je parle. — Et Catherine Ivanovna montra dun signe de tête la logeuse. — Regardez-la : elle écarquille ses yeux, elle devine que nous parlons delle, mais elle ne peut pas comprendre ce que nous disons, voilà pourquoi elle fait des yeux en boule de loto. Oh ! la chouette ! ha ! ha ! ha !… Hi ! hi ! hi ! Et quest-ce quelle prétend prouver avec son bonnet ? Hi, hi, hi ! Elle veut faire croire à tout le monde quelle mhonore beaucoup en sasseyant à ma table ! Je lavais priée dinviter des gens un peu comme il faut et, de préférence, ceux qui avaient connu le défunt ; or, vous voyez quelle collection de malotrus et de goujats elle ma recrutée ! Regardez, celui-là ne sest pas lavé, il est dégoûtant ! Et ces malheureux Polonais… Ha ! ha ! ha ! Hi ! hi ! hi ! Personne ne les connait ici, cest la première fois que je les vois ; pourquoi sont-ils venus, je vous le demande ? Ils sont là en rang doignons à côté lun de lautre. — Eh, pan ! cria-t-elle à lun deux : — avez-vous pris des blines ? Prenez-en encore ! Buvez de la bière ! Voulez-vous de leau-de-vie ? Tenez, voyez : il sest levé, il salue ! Ce sont sans doute des pauvres diables, des meurt-de-faim ! Tout ça mest égal, du moment quils mangent ! Au moins ils ne font pas de bruit, seulement… seulement jai peur pour les couverts dargent de la logeuse !… Amalia Ivanovna ! dit-elle presque à haute voix en sadressant à madame Lippevechzel, — si, par hasard, on vole vos cuillers, je vous préviens que je nen réponds pas !
Après cette satisfaction donnée à son ressentiment, elle se tourna de nouveau vers Raskolnikoff et ricana en lui montrant la logeuse :
— Ha ! ha ! ha ! Elle na pas compris ! Elle ne comprend jamais ! Elle reste là bouche béante ! Voyez donc : cest une vraie chouette, une chouette fraîchement enrubannée, ha ! ha ! ha !
Ce rire se termina en un accès de toux qui dura cinq minutes. Elle porta son mouchoir à ses lèvres, puis le montra silencieusement a Raskolnikoff : il était taché de sang. Des gouttes de sueur perlaient sur le front de Catherine Ivanovna ; ses pommettes se coloraient de rouge, et sa respiration devenait des plus difficiles ; néanmoins elle continua de causer à voix basse avec une animation extraordinaire.
— Je lui avais confié la mission, fort délicate, on peut le dire, dinviter cette dame et sa fille…, vous savez de qui je veux parler ? Il fallait procéder ici avec beaucoup de tact ; eh bien ! elle sy est prise de telle façon que cette sotte étrangère, cette pecque provinciale qui est venue ici pour solliciter une pension comme veuve dun major, et qui court du matin au soir les chancelleries avec un pied de fard sur le visage, à cinquante-cinq ans passés… bref, cette mijaurée a refusé mon invitation sans même sexcuser, comme la plus vulgaire politesse commande de le faire en pareil cas ! Je ne puis comprendre pourquoi Pierre Pétrovitch nest pas venu non plus. Mais ou est donc Sonia ? Quest-elle devenue ? Ah ! la voilà, enfin ! Eh bien ! Sonia, où étais-tu ? Cest étrange que même un jour comme aujourdhui tu sois si peu exacte ! Rodion Romanovitch, laissez-la se placer à côté de vous. Voilà ta place, Sonia… prends ce que tu veux. Je te recommande le caviar, il est bon. On va tapporter les blines. Mais en a-t-on donné aux enfants ? Poletchka, on ne vous oublie pas là-bas ? Allons, cest bien. Sois sage, Léna, et toi, Kolia, nagite pas ainsi tes jambes ; tiens-toi comme doit se tenir un enfant de bonne famille. Quest-ce que tu dis, Sonetchka ?
Sonia se hâta de transmettre à sa belle-mère les excuses de Pierre Pétrovitch, en sefforçant de parler haut pour que tous pussent lentendre. Non contente de reproduire les formules polies dont Loujine sétait servi, elle fit exprès de les amplifier encore. Pierre Pétrovitch, ajouta-t-elle, lavait chargée de dire à Catherine Ivanovna quil viendrait la voir aussitôt que possible pour causer daffaires et sentendre avec elle sur la marche à suivre ultérieurement, etc., etc.
Sonia savait que cela tranquilliserait Catherine Ivanovna et surtout que son amour-propre y trouverait une satisfaction. La jeune fille sassit à côté de Raskolnikoff quelle salua à la hâte en lui jetant un regard rapide et curieux. Mais, pendant le reste du dîner, elle parut éviter de le regarder et de lui adresser la parole. Elle semblait même distraite, bien quelle tînt les yeux, fixes sur le visage de Catherine Ivanovna pour deviner les désirs de sa belle-mère.
Faute de vêtements, aucune des deux femmes nétait en deuil. Sonia portait un costume cannelle foncée ; la veuve avait mis une robe dindienne de couleur sombre, la seule quelle possédât. Les excuses de Pierre Pétrovitch furent très-bien accueillies.
Après avoir écouté dun air gourmé le récit de Sonia, Catherine Ivanovna prit un ton important pour sinformer de la santé de Pierre Pétrovitch. Ensuite, sans trop sinquiéter des autres invités qui pouvaient lentendre, elle fit observer à Raskolnikoff quun homme aussi considéré et aussi respectable que Pierre Pétrovitch eût été fort dépaysé au milieu dune société si « extraordinaire » ; elle comprenait donc quil ne fût point venu, malgré les vieux liens damitié qui lunissaient à sa famille.
— Voilà pourquoi, Rodion Romanovitch, je vous sais un gré tout particulier de navoir pas dédaigné mon hospitalité, même offerte dans de pareilles conditions, ajouta-t-elle presque à haute voix ; du reste, jen suis convaincue, cest seulement votre amitié pour mon pauvre défunt qui vous a décidé à tenir votre parole.
Puis, Catherine Ivanovna se remit à plaisanter sur le compte de ses hôtes. Tout à coup, sadressant avec une sollicitude particulière au vieillard sourd, elle lui cria dun bout de la table à lautre : « Voulez-vous encore du rôti ? Vous a-t-on donné du porto ? » Le convive ainsi interpellé ne répondit pas et fut longtemps sans comprendre ce quon lui demandait, bien que ses voisins essayassent en riant de le lui expliquer. Il regardait autour de lui et restait bouche béante, ce qui ajouta encore à lhilarité générale.
— Quel butor ! Regardez ! Et pourquoi la-t-on invité ? dit Catherine Ivanovna à Raskolnikoff ; quant à Pierre Pétrovitch, jai toujours compté sur lui ; certes, poursuivit-elle en sadressant à Amalia Ivanovna avec un regard sévère qui intimida la logeuse, certes, il ne ressemble pas à vos chipies endimanchées ; celles-là, papa nen aurait pas voulu pour cuisinières, et si mon défunt mari leur avait fait lhonneur de les recevoir, ce neût été que par suite de son excessive bonté.
— Oui, il aimait à boire, il avait un faible pour la bouteille ! cria soudain lancien employé aux subsistances, comme il vidait son douzième verre deau-de-vie.
Catherine Ivanovna releva vertement cette parole inconvenante.
— En effet, mon défunt mari avait ce défaut, tout le monde le sait ; mais cétait un homme bon et noble qui aimait et respectait sa famille. On ne pouvait lui reprocher que lexcès de sa bonté. Il acceptait trop facilement pour amis toutes sortes de gens débauchés, et Dieu sait avec qui il na pas bu ! Les individus quil fréquentait ne valaient pas la plante de ses pieds ! Figurez-vous, Rodion Romanovitch, quon a trouvé dans sa poche un petit coq en pain dépice : au plus fort de livresse il noubliait pas ses enfants.
— Un petit coq ? Vous avez dit : un petit coq ? cria le riz-pain-sel.
Catherine Ivanovna ne daigna pas lui répondre. Devenue rêveuse, elle poussa un soupir.
— Vous croyez sans doute, comme tout le monde, que jai été trop dure avec lui, reprit-elle en sadressant à Raskolnikoff. Cest une erreur ! Il mestimait, il avait pour moi le plus grand respect ! Son âme était bonne ! Et parfois il minspirait tant de pitié ! Quand, assis dans un coin, il levait les yeux sur moi, je me sentais si attendrie que javais peine à cacher mon émotion, mais je me disais : « Si tu faiblis, il va se remettre à boire ». On ne pouvait le tenir un peu que par la sévérité.
« Oui, on le tirait par les cheveux, cela est arrivé plus dune fois, brailla le riz-pain-sel, et il but encore un verre deau-de-vie.
— Il y a certains imbéciles quon devrait non pas seulement tirer par les cheveux, mais chasser à coups de balai. Je ne parle pas du défunt en ce moment, répliqua avec véhémence Catherine Ivanovna.
Ses joues sempourpraient, sa poitrine haletait de plus en plus. Encore un moment, et elle allait faire un scandale. Beaucoup riaient, trouvant cela drôle. On excitait lemployé aux subsistances, on lui parlait tout bas, cétait à qui verserait de lhuile sur le feu.
— Permettez-moi de vous demander de qui vous parlez. À qui en avez-vous ? fit lemployé dune voix menaçante. Mais non, cest inutile ! La chose na pas dimportance ! Une veuve ! une pauvre veuve ! Je lui pardonne ! Passe !
Et il avala un nouveau verre deau-de-vie.
Raskolnikoff écoutait en silence. Ce quil éprouvait était une sensation de dégoût. Par politesse seulement et pour ne pas désobliger Catherine Ivanovna, il touchait du bout des dents aux mets dont elle couvrait à chaque instant son assiette.
Le jeune homme tenait les yeux fixés sur Sonia. Celle-ci, de plus en plus soucieuse, suivait avec inquiétude les progrès de lexaspération chez Catherine Ivanovna. Elle pressentait que le dîner finirait mal. Entre autres choses, Sonia savait quelle-même était la principale cause qui avait empêché les deux provinciales dassister à ce repas. Elle avait appris de la propre bouche dAmalia Ivanovna quen recevant linvitation la mère blessée avait demandé « comment elle pourrait faire asseoir sa fille à côté de cette demoiselle ».
La jeune fille se doutait que sa belle-mère était déjà instruite de cette avanie. Or, une insulte qui atteignait Sonia, cétait pour Catherine Ivanovna pis quun affront fait à elle-même, à ses enfants ou à la mémoire de son papa, cétait un mortel outrage. Sonia devinait que Catherine Ivanovna navait plus à présent quune chose à cœur : prouver à ces chipies quelles étaient toutes deux, etc. Justement, un convive assis à lautre bout de la table fit passer à Sonia une assiette sur laquelle se trouvaient, façonnés avec de la mie de pain, deux cœurs percés dune flèche. Catherine Ivanovna, enflammée de colère, déclara aussitôt dune voix retentissante que lauteur de cette plaisanterie était assurément un « âne ivre ».
Ensuite elle annonça son dessein de se retirer, dès quelle aurait obtenu sa pension, à T..., sa ville natale, où elle ouvrirait une maison déducation à lusage des jeunes filles nobles. Tout à coup se trouva entre ses mains l« attestation honorifique » dont feu Marméladoff avait parlé à Raskolnikoff, lors de leur rencontre au cabaret. Dans la circonstance présente, ce document devait établir le droit de Catherine Ivanovna à ouvrir un pensionnat, mais elle sen était munie surtout dans le but de confondre les deux « chipies », si celles-ci avaient accepté son invitation : elle leur aurait démontré avec pièces à lappui que « la fille dun colonel, la descendante dune famille noble, pour ne pas dire aristocratique, valait un peu mieux que les chercheuses daventures dont le nombre est devenu si grand aujourdhui ». Lattestation honorifique eut bientôt fait le tour de la table, les convives avinés se la passaient de main en main sans que Catherine Ivanovna sy opposât, car ce papier la désignait, en toutes lettres, comme fille dun conseiller de cour, ce qui lautorisait, ou à peu près, à se dire fille dun colonel.
Puis la veuve sétendit sur les charmes de lexistence heureuse et tranquille quelle se promettait de mener à T… ; elle ferait appel au concours des professeurs du gymnase ; parmi eux se trouvait un vieillard respectable, M. Mangot, qui lui avait jadis appris le français ; il nhésiterait pas à venir donner des leçons chez elle et se montrerait coulant sur le prix. Enfin, elle annonça lintention demmener Sonia à T… et de lui confier la haute main dans son établissement. À ces mots, quelquun éclata de rire au bout de la table.
Catherine Ivanovna feignit de navoir rien entendu ; mais élevant aussitôt la voix, elle déclara que Sophie Séménovna possédait toutes les qualités requises pour la seconder dans sa tâche. Après avoir vanté la douceur de la jeune fille, sa patience, son abnégation, sa culture intellectuelle et sa noblesse de sentiments, elle lui tapota doucement la joue et lembrassa à deux reprises avec effusion. Sonia rougit, et tout à coup Catherine Ivanovna fondit en larmes.
— Jai les nerfs très-agités, dit-elle, comme pour sexcuser, et je nen puis plus de fatigue ; aussi bien le repas est fini, on va servir le thé.
Amalia Ivanovna, très-vexée de navoir pu placer un seul mot durant la conversation précédente, choisit ce moment pour risquer une dernière tentative, et fit observer fort judicieusement à la future maîtresse de pension quelle devrait donner la plus grande attention au linge de ses élèves et empêcher celles-ci de lire des romans pendant la nuit. La fatigue et lagacement rendaient Catherine Ivanovna peu endurante ; aussi prit-elle fort mal ces sages conseils : à len croire, la logeuse nentendait rien aux choses dont elle parlait ; dans un pensionnat de jeunes filles nobles, le soin du linge regardait la femme de charge, et non la directrice de létablissement ; quant à lobservation relative à la lecture des romans, cétait une simple inconvenance ; bref, Amalia Ivanovna était priée de se taire.
Au lieu de se rendre à cette prière, la logeuse répondit aigrement quelle navait parlé que « pour un bien », quelle avait toujours eu les meilleures intentions, et que depuis longtemps Catherine Ivanovna ne lui payait pas un sou. « Vous mentez en parlant de vos bonnes intentions, reprit la veuve ; pas plus tard quhier, quand le défunt était exposé sur la table, vous êtes venue me faire une scène à propos du loyer. » Là-dessus, la logeuse observa avec beaucoup de logique quelle « avait invité ces dames, mais que ces dames nétaient pas venues, parce que ces dames étaient nobles et ne pouvaient pas aller chez une dame qui nétait pas noble ». À quoi son interlocutrice objecta quune cuisinière navait pas qualité pour juger de la véritable noblesse.
Amalia Ivanovna piquée au vif répliqua que « son vater était un homme très, très-important à Berlin, quil se promenait les deux mains dans ses poches et faisait toujours : Pouff ! pouff ! » Pour donner une idée plus exacte de son vater, madame Lippevechzel se leva, fourra ses mains dans ses poches et, gonflant ses joues, se mit à imiter le bruit dun soufflet de forge. Ce fut un rire général parmi tous les locataires, qui, dans lespoir dune bataille entre les deux femmes, se plaisaient à exciter Amalia Ivanovna. Catherine Ivanovna, perdant alors toute mesure, déclara à très-haute voix que peut-être Amalia Ivanovna navait jamais eu de vater, que cétait tout simplement une Finnoise de Pétersbourg qui avait dû être jadis cuisinière ou même quelque chose de pire. Riposte furieuse dAmalia Ivanovna : cétait peut-être Catherine Ivanovna elle-même qui navait pas eu de vater ; quant à elle, son vater était un Berlinois qui portait de longues redingotes et faisait toujours : Pouff ! pouff ! Catherine Ivanovna répondit dun ton méprisant que sa naissance était connue de tout le monde, et que cette même attestation honorifique, en caractères imprimés, la désignait comme fille dun colonel, tandis quAmalia Ivanovna (à supposer quelle eût un père) devait avoir reçu le jour de quelque marchand de lait finnois ; mais, selon toute apparence, elle navait pas de père du tout, attendu quon ne savait pas encore quel était son nom patronymique, si elle sappelait Amalia Ivanovna ou Amalia Ludwigovna. La logeuse, hors delle-même, sécria en frappant du poing sur la table quelle était Ivanovna et non Ludwigovna, que son vater sappelait Iohann et quil était bailli, ce que navait jamais été le vater de Catherine Ivanovna. Celle-ci se leva aussitôt, et dune voix calme que démentaient la pâleur de son visage et lagitation de son sein :
— Si vous osez encore une fois, dit-elle, mettre votre misérable vater en parallèle avec mon papa, je vous arrache votre bonnet et je le foule aux pieds.
À ces mots, Amalia Ivanovna commença à courir dans la chambre en criant de toutes ses forces quelle était la propriétaire, et que Catherine Ivanovna sen irait de chez elle à linstant même ; puis elle se hâta denlever les couverts dargent qui se trouvaient sur la table. Il sensuivit une confusion, un vacarme indescriptible ; les enfants se mirent à pleurer, Sonia sélança vers sa belle-mère pour lempêcher de se porter à quelque violence ; mais Amalia Ivanovna ayant soudain lâché tout haut une allusion au billet jaune, Catherine Ivanovna repoussa la jeune fille et marcha droit à la logeuse, prête à lui arracher son bonnet. En ce moment la porte souvrit, et sur le seuil apparut tout à coup Pierre Pétrovitch Loujine. Il promena un regard sévère sur toute la société. Catherine Ivanovna courut à lui.
III
— Pierre Pétrovitch ! cria-t-elle, protégez-moi ! Faites comprendre à cette sotte créature quelle na pas le droit de parler ainsi à une dame noble et malheureuse, que cela nest pas permis… Je me plaindrai au gouverneur général lui-même… Elle aura à répondre… En souvenir de lhospitalité que vous avez reçue chez mon père, venez en aide à des orphelins.
— Permettez, madame… Permettez, permettez, madame, dit Pierre Pétrovitch en faisant un geste pour écarter la solliciteuse, je nai jamais eu lhonneur, comme vous le savez vous-même, de connaître votre papa… permettez, madame (quelquun se mit à rire bruyamment) ! et je nai pas lintention de prendre parti dans vos continuels démêlés avec Amalia Ivanovna… Je viens ici pour une affaire qui mest personnelle… je désire avoir une explication immédiate avec votre belle-fille, Sophie… Ivanovna… Cest ainsi, je crois, quelle se nomme ? Permettez-moi dentrer…
Et laissant là Catherine Ivanovna, Pierre Pétrovitch se dirigea vers le coin de la chambre où se trouvait Sonia.
Catherine Ivanovna resta comme clouée à sa place. Elle ne pouvait comprendre que Pierre Pétrovitch niât avoir été lhôte de son papa. Cette hospitalité, qui nexistait que dans son imagination, était devenue pour elle article de foi. Ce qui la frappait aussi, cétait le ton sec, hautain et même menaçant de Loujine. À lapparition de ce dernier, le silence se rétablit peu à peu. La tenue correcte de lhomme de loi jurait trop avec le débraillé des locataires de madame Lippevechzel ; chacun sentait quun motif dune gravité exceptionnelle pouvait seul expliquer la présence de ce personnage dans un pareil milieu ; aussi tous sattendaient-ils à un événement. Raskolnikoff, qui se trouvait à côté de Sonia, se rangea pour laisser passer Pierre Pétrovitch ; celui-ci neut pas lair de remarquer le jeune homme. Un instant après, Lébéziatnikoff se montra à son tour ; mais au lieu dentrer dans la chambre, il resta sur le seuil, écoutant avec curiosité sans parvenir à comprendre de quoi il sagissait.
— Pardonnez-moi de troubler votre réunion, mais jy suis forcé par une affaire assez importante, commença Pierre Pétrovitch sans sadresser à personne en particulier ; je suis même bien aise de pouvoir mexpliquer devant une nombreuse société. Amalia Ivanovna, en votre qualité de propriétaire, je vous prie très-humblement de prêter loreille à lentretien que je vais avoir avec Sophie Ivanovna. Puis, prenant à partie la jeune fille extrêmement surprise et déjà effrayée, il ajouta :
— Sophie Ivanovna, aussitôt après votre visite, jai constaté la disparition dun billet de la Banque nationale représentant une valeur de cent roubles qui se trouvait sur une table dans la chambre de mon ami André Séménovitch Lébéziatnikoff. Si vous savez ce quest devenu ce billet et si vous me le dites, je vous donne, en présence de toutes ces personnes, ma parole dhonneur que laffaire naura pas de suite. Dans le cas contraire, je serai forcé de recourir à des mesures très-sérieuses, et alors… vous naurez à vous en prendre quà vous-même.
Un profond silence suivit ces paroles. Les enfants mêmes cessèrent de pleurer. Sonia, pâle comme la mort, regardait Loujine sans pouvoir répondre. Elle semblait ne pas avoir encore compris. Quelques secondes sécoulèrent.
— Eh bien, que répondez-vous ? demanda Pierre Pétrovitch en observant attentivement la jeune fille.
— Je ne sais pas… Je ne sais rien… prononça-t-elle enfin dune voix faible.
— Non ? Vous ne savez pas ? questionna Loujine, et il laissa encore sécouler quelques secondes ; ensuite il reprit dun ton sévère : — Pensez-y, mademoiselle, faites vos réflexions, je veux bien vous en donner le temps. Voyez-vous, si jétais moins sûr de mon fait, je me garderais bien de lancer contre vous une accusation si formelle : jai trop lexpérience des affaires pour mexposer à une poursuite en diffamation. Ce matin, je suis allé négocier plusieurs titres représentant une valeur nominale de trois mille roubles. De retour au logis, jai recompté largent, — André Séménovitch en a été témoin. — Après avoir compté deux mille trois cents roubles, je les ai serrés dans un portefeuille que jai mis dans la poche de côté de ma redingote. Sur la table restaient environ cinq cents roubles en billets de banque ; il y avait, notamment, trois billets de cent roubles chacun. Cest alors que sur mon invitation vous vous êtes rendue chez moi, et, durant tout le temps de votre visite, vous avez été en proie à une agitation extraordinaire. À trois reprises même, vous vous êtes levée pour sortir, quoique notre conversation ne fût pas encore terminée. André Séménovitch peut attester tout cela.
Vous ne nierez pas, je crois, mademoiselle, que je vous aie fait appeler par André Séménovitch dans le seul but de mentretenir avec vous de la situation malheureuse de votre parente Catherine Ivanovna (chez qui je ne pouvais aller dîner) et des moyens de lui venir en aide par voie de souscription, de loterie ou autrement. Vous mavez remercié les larmes aux yeux (jentre dans tous ces détails pour vous prouver que pas une circonstance nest sortie de ma mémoire). Ensuite, jai pris sur la table un billet de dix roubles et je vous lai remis comme premier secours à votre parente. André Séménovitch a vu tout cela. Puis, je vous ai reconduite jusquà la porte, et vous vous êtes retirée en donnant les mêmes signes dagitation que précédemment.
Après votre départ, jai causé pendant dix minutes environ avec André Séménovitch. Finalement il ma quitté ; je me suis approché de la table pour serrer le reste de mon argent, et, à ma grande surprise, jai constaté labsence dun billet de cent roubles. Maintenant jugez : soupçonner André Séménovitch, je ne le puis pas ! Il mest impossible même den concevoir lidée. Je nai pas pu non plus me tromper dans mes comptes, car, une minute avant votre visite, je venais de les vérifier. Vous en conviendrez vous-même : en me rappelant votre agitation, votre promptitude à sortir et ce fait que vous avez eu pendant un certain temps les mains sur la table, enfin en considérant votre position sociale et les habitudes quelle implique, jai dû, malgré moi, en dépit de ma propre volonté, marrêter à un soupçon cruel, sans doute, mais légitime !
Si convaincu que je sois de votre culpabilité, je vous répète que je sais à quoi je mexpose en portant cette accusation contre vous. Cependant, je nhésite pas à le faire et je vous dirai pourquoi : cest uniquement, mademoiselle, à cause de votre noire ingratitude ! Comment ? Je vous appelle auprès de moi parce que je mintéresse à votre infortunée parente ; je vous fais pour elle un don de dix roubles, et cest ainsi que vous me récompensez ! Non, cela nest pas bien ! Il vous faut une leçon. Réfléchissez, rentrez en vous-même : je vous y engage comme votre meilleur ami, car cest en ce moment ce que vous pouvez faire de mieux ! Sinon, je serai inflexible ! Eh bien, avouez-vous ?
— Je ne vous ai rien pris, murmura Sonia épouvantée ; — vous mavez donné dix roubles, les voici, reprenez-les.
La jeune fille sortit son mouchoir de sa poche, défit un nœud quelle y avait fait et en retira un billet de dix roubles quelle tendit à Loujine.
— Ainsi vous persistez à nier le vol des cent roubles ? fit-il dun ton de reproche, sans prendre lassignat.
Sonia promena ses yeux autour delle et ne surprit sur tous les visages quune expression sévère, irritée ou moqueuse. Elle regarda Raskolnikoff… Debout contre le mur, le jeune homme avait les bras croisés et fixait sur elle des yeux ardents.
— Oh ! Seigneur ! gémit-elle.
— Amalia Ivanovna, il faudra prévenir la police ; en conséquence je vous prierai très-humblement de faire monter le dvornik, dit Loujine dune voix douce et même caressante.
— Gott der barmherzig ! — Je savais bien que cétait une voleuse ! sécria madame Lippevechzel, en frappant ses mains lune contre lautre.
— Vous le saviez ? reprit Pierre Pétrovitch : cest donc que déjà auparavant certains faits vous avaient autorisée à tirer cette conclusion. Je vous prie, très-honorée Amalia Ivanovna, de vous rappeler les paroles que vous venez de prononcer. Du reste, il y a des témoins.
De tous côtés on causait bruyamment. Lassistance était devenue houleuse.
— Comment ! sécria Catherine Ivanovna sortant tout à coup de sa stupeur, et, par un mouvement rapide, elle sélança vers Loujine ; — comment ! vous laccusez de vol ? Elle, Sonia ? Oh ! lâche, lâche ! Puis elle sapprocha vivement de la jeune fille quelle serra avec force dans ses bras décharnés.
— Sonia ! Comment as-tu pu accepter dix roubles de lui ! Oh ! bête ! Donne-les ici ! Donne tout de suite cet argent. — Tiens !
Catherine Ivanovna prit le billet des mains de Sonia, le froissa dans ses doigts et le jeta à la figure de Loujine. Le papier roulé en boule atteignit Pierre Pétrovitch et ricocha ensuite sur le parquet. Amalia Ivanovna se hâta de le ramasser. Lhomme daffaires se fâcha.
— Contenez cette folle ! cria-t-il.
En ce moment plusieurs personnes vinrent se placer sur le seuil à côté de Lébéziatnikoff ; parmi elles on remarquait les deux dames de province.
— Folle, dis-tu ? Cest moi que tu traites de folle, imbécile ? vociféra Catherine Ivanovna. — Toi-même, tu es un imbécile, un vil agent daffaires, un homme bas ! Sonia, Sonia lui avoir pris de largent ! Sonia une voleuse ! Mais elle ten donnerait plutôt, de largent, imbécile ! Et Catherine Ivanovna éclata dun rire nerveux. — Avez-vous vu cet imbécile ? ajouta-t-elle, allant dun locataire à lautre et montrant Loujine à chacun deux ; tout à coup elle aperçut Amalia Ivanovna, et sa colère ne connut plus de bornes !
— Comment ! toi aussi, charcutière, toi aussi, infâme Prussienne, tu prétends quelle est une voleuse ! Ah ! si cest possible ! Mais elle na pas quitté la chambre : en sortant de chez toi, coquin, elle est venue immédiatement se mettre à table avec nous, tous lont vue ! Elle a pris place à côté de Rodion Romanovitch !… Fouille-là ! Puisquelle nest allée nulle part, elle doit avoir largent sur elle ! Cherche donc, cherche, cherche ! Seulement, si tu ne trouves pas, mon cher, tu auras à répondre de ta conduite ! Je me plaindrai à lempereur, au tzar miséricordieux ; jirai me jeter à ses pieds aujourdhui même. Je suis orpheline ! On me laissera entrer. Tu crois quon ne me recevra pas ? Tu te trompes, jobtiendrai une audience. Parce quelle est douce, tu pensais navoir rien à craindre, tu avais compté sur sa timidité, nest-ce pas ? Mais si elle est timide, moi, mon ami, je nai pas peur, et ton calcul sera déçu ! Cherche donc ! Cherche, voyons, dépêche-toi !
En même temps, Catherine Ivanovna saisissait Loujine par le bras et lentraînait vers Sonia.
— Je suis prêt, je ne demande pas mieux… mais calmez-vous, madame, calmez-vous, balbutiait-il, je vois bien que vous navez pas peur !… Cest au bureau de police quil faudrait faire cela… Du reste, il y a ici un nombre plus que suffisant de témoins… Je suis prêt… Toutefois, il est assez délicat pour un homme… à cause du sexe… Si Amalia Ivanovna voulait prêter son concours… pourtant, ce nest pas ainsi que les choses se font…
— Faites-la fouiller par qui vous voulez ! cria Catherine Ivanovna ; — Sonia, montre-leur tes poches ! Voilà ! voilà ! Regarde, monstre, tu vois quelle est vide ; il y avait là un mouchoir, rien de plus, comme tu peux ten convaincre ! À lautre poche maintenant ! voilà, voilà ! tu vois !
Non contente de vider les poches de Sonia, Catherine Ivanovna les retourna lune après lautre, de dedans en dehors. Mais au moment où elle mettait ainsi à découvert la doublure de la poche droite, il sen échappa un petit papier qui, décrivant une parabole dans lair, alla tomber aux pieds de Loujine. Tous le virent, plusieurs poussèrent un cri. Pierre Pétrovitch se baissa vers le parquet, ramassa le papier entre deux doigts et le déplia coram populo. Cétait un billet de cent roubles, plié en huit. Pierre Pétrovitch lexhiba à la vue de tous, pour ne laisser subsister aucun doute sur la culpabilité de Sonia.
— Voleuse ! Hors dici ! La police, la police ! hurla madame Lippevechzel : il faut quon lenvoie en Sibérie ! À la porte !
De toutes parts volaient des exclamations. Raskolnikoff, silencieux, ne cessait de considérer Sonia que pour jeter de temps à autre un regard rapide sur Loujine. La jeune fille, immobile à sa place, semblait hébétée plus encore que surprise. Tout à coup, elle rougit et couvrit son visage de ses mains.
— Non, ce nest pas moi ! Je nai rien pris ! Je ne sais pas ! sécria-t-elle dune voix déchirante, et elle se précipita vers Catherine Ivanovna, qui ouvrit ses bras comme un asile inviolable à la malheureuse créature.
— Sonia, Sonia, je ne le crois pas ! Tu vois, je ne le crois pas ! répétait Catherine Ivanovna rebelle à lévidence ; ces mots étaient accompagnés de mille caresses : elle prodiguait les baisers à la jeune fille, lui prenait les mains, la balançait dans ses bras comme un enfant. Toi, avoir pris quelque chose ! Mais que ces gens sont bêtes ! Ô Seigneur ! Vous êtes bêtes, bêtes ! criait-elle à toutes les personnes présentes, vous ne savez pas encore ce quest ce cœur, ce quest cette jeune fille ! Elle, voler ! Elle ! Mais elle vendra son dernier vêtement, elle ira pieds nus plutôt que de vous laisser sans secours si vous vous trouvez dans le besoin ; voilà comme elle est ! Elle a été jusquà recevoir le billet jaune parce que mes enfants mouraient de faim, elle sest vendue pour nous ! Ah ! mon pauvre défunt, mon pauvre défunt ! Seigneur ! Mais défendez-la donc, vous tous, au lieu de rester impassibles ! Rodion Romanovitch, pourquoi ne prenez-vous pas sa défense ? Est-ce que, vous aussi, vous la croyez coupable ? Tous tant que vous êtes, vous ne valez pas son petit doigt ! Seigneur ! défends-la donc enfin !
Les larmes, les supplications, le désespoir de la pauvre Catherine Ivanovna parurent faire une profonde impression sur le public. Ce visage phtisique, ces lèvres sèches, cette voix éteinte exprimaient une souffrance si poignante quil était difficile de nen être pas touché. Pierre Pétrovitch revint aussitôt à des sentiments plus doux :
— Madame ! madame ! fit-il avec solennité, — cette affaire ne vous concerne en rien ! Personne ne songe à vous accuser de complicité ; dailleurs, cest vous-même qui en retournant les poches avez fait découvrir lobjet volé : cela suffit pour établir votre complète innocence. Je suis tout disposé à me montrer indulgent pour un acte auquel la misère a pu porter Sophie Séménovna, mais pourquoi donc, mademoiselle, ne vouliez-vous pas avouer ? Vous craigniez le déshonneur ? Cétait votre premier pas ? Peut-être aviez-vous perdu la tête ? La chose se comprend, elle se comprend très-bien… Voyez pourtant à quoi vous vous exposiez ! Messieurs ! dit-il aux assistants, mu par un sentiment de pitié, je suis prêt à pardonner maintenant encore, malgré les injures personnelles qui mont été adressées. Puis il ajouta, en se tournant de nouveau vers Sonia : Mademoiselle, que lhumiliation daujourdhui vous serve de leçon pour lavenir ; je ne donnerai aucune suite à cette affaire, les choses en resteront là. Cela suffit.
Pierre Pétrovitch jeta un regard en dessous à Raskolnikoff. Leurs yeux se rencontrèrent, ceux du jeune homme lançaient des flammes. Quant à Catherine Ivanovna, elle semblait navoir rien entendu et continuait à embrasser Sonia avec une sorte de frénésie. À lexemple de leur mère, les enfants serraient la jeune fille dans leurs petits bras ; Poletchka, sans comprendre de quoi il était question, sanglotait à fendre lâme ; son joli visage, tout en larmes, était appuyé sur lépaule de Sonia. Tout à coup sur le seuil retentit une voix sonore :
— Que cela est bas !
Pierre Pétrovitch se retourna vivement.
— Quelle bassesse ! répéta Lébéziatnikoff, en regardant fixement Loujine.
Ce dernier eut comme un frisson. Tous le remarquèrent (ils sen souvinrent ensuite). Lébéziatnikoff entra dans la chambre.
— Et vous avez osé invoquer mon témoignage ? dit-il en sapprochant de lhomme daffaires.
— Quest-ce que cela signifie, André Séménovitch ? De quoi parlez-vous ? balbutia Loujine.
— Cela signifie que vous êtes un… calomniateur, voilà ce que veulent dire mes paroles ! répliqua avec emportement Lébéziatnikoff. Il était en proie à une violente colère, et, tandis quil fixait Pierre Pétrovitch, ses petits yeux malades avaient une expression de dureté inaccoutumée. Raskolnikoff écoutait avidement, le regard attaché sur le visage du jeune socialiste.
Il y eut un silence. Dans le premier moment, Pierre Pétrovitch fut presque déconcerté.
— Si cest à moi que vous… bégaya-t-il, — mais quest-ce que vous avez ? êtes-vous dans votre bon sens ?
— Oui, je suis dans mon bon sens, et vous êtes… un fourbe ! Ah ! que cest bas ! Jai tout entendu, et si je nai pas parlé plus tôt, cest que je voulais tout comprendre ; il y a encore, je lavoue, des choses que je ne mexplique pas bien… Je me demande pourquoi vous avez fait tout cela.
— Mais quest-ce que jai fait ? Aurez-vous bientôt fini de parler par énigmes ? Vous avez bu, peut-être ?
— Homme bas, si lun de nous deux a bu, cest plutôt vous que moi ! Je ne prends jamais deau-de-vie, parce que cela est contraire à mes principes ! Figurez-vous que cest lui, lui-même, qui a, de sa propre main, donné ce billet de cent roubles à Sophie Séménovna, — je lai vu, jen ai été témoin, je le déclarerai sous la foi du serment ! Cest lui, lui ! répétait Lébéziatnikoff, en sadressant à tous et à chacun.
— Êtes-vous fou, oui ou non, blanc-bec ? reprit violemment Loujine. Elle-même ici, il y a un instant, a affirmé devant vous, devant tout le monde, navoir reçu de moi que dix roubles. Comment donc se peut-il que je lui aie donné davantage ?
— Je lai vu, je lai vu ! répéta avec énergie André Séménovitch : — et quoique ce soit en opposition avec mes principes, je suis prêt à en faire le serment devant la justice : je vous ai vu lui glisser cet argent à la dérobée ! Seulement jai cru, dans ma sottise, que vous agissiez ainsi par générosité ! Au moment où vous lui disiez adieu sur le seuil de la porte, et tandis que vous lui offriez la main droite, vous avez tout doucement introduit dans sa poche un papier que vous teniez de la main gauche. Je lai vu ! je lai vu !
Loujine pâlit.
— Quel conte nous débitez-vous là ? répliqua-t-il insolemment ; étant près de la fenêtre, comment avez-vous pu apercevoir ce papier ? Vos mauvais yeux ont été le jouet dune illusion… vous avez eu la berlue, voilà !
— Non, je nai pas eu la berlue ! Et, malgré la distance, jai fort bien vu tout, tout ! De la fenêtre, en effet, il était difficile de distinguer le papier, — sous ce rapport votre observation est juste, — mais, par suite dune circonstance particulière, je savais que cétait précisément un billet de cent roubles. Quand vous avez donné dix roubles à Sophie Séménovna, jétais alors près de la table, et je vous ai vu prendre en même temps un billet de cent roubles. Je nai pas oublié ce détail parce quen ce moment il métait venu une idée. Après avoir plié lassignat, vous lavez tenu serré dans le creux de votre main. Ensuite je lai oublié, mais quand vous vous êtes levé, vous avez fait passer le papier de votre main droite dans votre main gauche, et vous avez failli le laisser tomber. Je me suis aussitôt rappelé la chose, car la même idée métait revenue : à savoir que vous vouliez obliger Sophie Séménovna à mon insu. Vous pouvez vous imaginer avec quelle attention je me suis mis à observer vos faits et gestes — eh bien, jai vu que vous avez fourré ce papier dans sa poche. Je lai vu, je lai vu, je lattesterai par serment !
Lébéziatnikoff était presque suffoqué dindignation. De tous côtés sentrecroisèrent des exclamations diverses ; la plupart exprimaient létonnement, mais quelques-unes étaient proférées sur un ton de menace. Les assistants se pressèrent autour de Pierre Pétrovitch. Catherine Ivanovna sélança vers Lébéziatnikoff.
— André Séménovitch ! Je vous avais méconnu ! Vous la défendez ! Seul, vous prenez parti pour elle ! Cest Dieu qui vous a envoyé au secours de lorpheline ! André Séménovitch, mon cher ami, batuchka !
Et Catherine Ivanovna, sans presque avoir conscience de ce quelle faisait, tomba à genoux devant le jeune homme.
— Ce sont des sottises ! vociféra Loujine transporté de colère, — vous ne dites que des stupidités, monsieur. — « Jai oublié, je me suis rappelé, je me suis rappelé, jai oublié » ; — quest-ce que cela signifie ? Ainsi, à vous en croire, je lui aurais exprès glissé cent roubles dans la poche ? Pourquoi ? Dans quel but ? Quai-je de commun avec cette…
— Pourquoi ? voilà ce que je ne comprends pas moi-même, je me borne à raconter le fait tel quil sest passé, sans prétendre lexpliquer, et, dans ces limites, jen garantis lentière exactitude ! Je me trompe si peu, vil criminel, que je me rappelle mêtre posé cette question au moment même où je vous félicitais en vous serrant la main. Je me suis demandé pour quelle raison vous aviez fait ce cadeau dune façon clandestine. Peut-être, me suis-je dit, a-t-il tenu à me cacher sa bonne action, sachant que je suis par principe lennemi de la charité privée, que je la regarde comme un vain palliatif. Puis, jai pensé que vous aviez voulu faire une surprise à Sophie Séménovna : il y a, en effet, des personnes qui aiment à donner à leurs bienfaits la saveur de limprévu. Ensuite, une autre idée mest venue : votre intention était peut-être déprouver la jeune fille ; vous vouliez savoir si, quand elle aurait trouvé ces cent roubles dans sa poche, elle viendrait vous remercier. Ou bien naviez-vous en vue que de vous soustraire à sa reconnaissance, suivant ce précepte que la main droite doit ignorer… Bref, Dieu sait toutes les suppositions qui se sont offertes à mon esprit ! Votre conduite mintriguait tellement que je me proposais dy réfléchir plus tard à loisir ; en attendant, jaurais cru manquer à la délicatesse si je vous avais laissé voir que je connaissais votre secret. Sur ces entrefaites, une crainte mest venue : Sophie Séménovna, nétant pas instruite de votre générosité, pouvait par hasard perdre le billet de banque. Voilà pourquoi je me suis décidé à me rendre ici, je voulais la prendre à part et lui dire que vous aviez mis cent roubles dans sa poche. Mais, auparavant, je suis entré chez les dames Kobyliatnikoff pour leur remettre une Vue générale de la méthode positive et leur recommander particulièrement larticle de Pidérit (celui de Wagner nest pas non plus sans valeur). Un moment après, jarrivais ici et jétais témoin de cette affaire ! Voyons, est-ce que jaurais pu avoir toutes ces idées, me faire tous ces raisonnements, si je ne vous avais pas vu glisser les cent roubles dans la poche de Sophie Séménovna ?
Quand André Séménovitch termina son discours, il nen pouvait plus de fatigue, et son visage était ruisselant de sueur. Hélas ! même en russe, il avait peine à sexprimer convenablement, quoique, du reste, il ne connût aucune autre langue. Aussi cet effort oratoire lavait-il épuisé. Ses paroles produisirent néanmoins un effet extraordinaire. Laccent de sincérité avec lequel il les avait prononcées porta la conviction dans lâme de tous les auditeurs. Pierre Pétrovitch sentit que le terrain devenait mauvais pour lui.
— Que mimportent les sottes questions qui vous sont venues à lesprit ! sécria-t-il ; ce nest pas une preuve ! Vous pouvez avoir rêvé toutes ces balivernes ! Je vous dis que vous mentez, monsieur ! Vous mentez et vous me calomniez pour assouvir une rancune ! La vérité est que vous men voulez, parce que je me suis rebiffé devant le radicalisme impie de vos doctrines antisociales !
Mais, loin de tourner au profit de Pierre Pétrovitch, cette attaque ne fit que provoquer de violents murmures autour de lui.
— Ah ! voilà tout ce que tu trouves à répondre ! Ce nest pas fort ! répliqua Lébéziatnikoff. — Appelle la police, je prêterai serment ! Une seule chose reste obscure pour moi, cest le motif qui la poussé à commettre une action si basse ! Oh ! le misérable, le lâche !
Raskolnikoff sortit de la foule.
— Je puis expliquer sa conduite, et, sil le faut, moi aussi, je prêterai serment ! dit-il dune voix ferme.
À première vue, la tranquille assurance du jeune homme prouva au public quil connaissait le fond de laffaire, et que cet imbroglio touchait au dénoûment.
— Maintenant, je comprends tout, poursuivit Raskolnikoff, qui sadressa directement à Lébéziatnikoff. — Dès le début de lincident, javais flairé là-dessous quelque ignoble intrigue, mes soupçons se fondaient sur certaines circonstances connues de moi seul, et que je vais révéler, car elles montrent cette affaire sous son vrai jour. Cest vous, André Séménovitch, qui, par votre précieuse déposition, avez définitivement porté la lumière dans mon esprit. Je prie tout le monde découter. Ce monsieur, continua-t-il en désignant du geste Pierre Pétrovitch, a demandé dernièrement la main de ma sœur, Avdotia Romanovna Raskolnikoff. Arrivé depuis peu à Pétersbourg, il est venu me voir avant-hier. Mais, des notre première entrevue, nous nous sommes pris de querelle ensemble, et je lai mis à la porte de chez moi, ainsi que deux témoins peuvent le déclarer. Cet homme est très-méchant… Avant-hier, je ne savais pas encore quil logeait chez vous, André Séménovitch ; grâce à cette circonstance que jignorais, avant-hier, cest-à-dire le jour même de notre querelle, il sest trouvé présent au moment où, comme ami de feu M. Marméladoff, jai donné un peu dargent à sa femme Catherine Ivanovna pour parer aux dépenses des funérailles. Aussitôt il a écrit à ma mère que javais donné cet argent non à Catherine Ivanovna, mais à Sophie Séménovna ; en même temps, il qualifiait cette jeune fille dans les termes les plus outrageants, et donnait à entendre que javais avec elle des relations intimes. Son but, vous le comprenez, était de me brouiller avec ma famille en lui insinuant que je dépense en débauches largent dont elle se prive pour subvenir à mes besoins. Hier soir, dans une entrevue avec ma mère et ma sœur, entrevue à laquelle il assistait, jai rétabli la vérité des faits dénaturés par lui. « Cet argent, ai-je dit, je lai donné à Catherine Ivanovna pour payer lenterrement de son mari, et non à Sophie Séménovna, dont le visage même métait inconnu jusquà ce jour. » Furieux de voir que ses calomnies nobtenaient pas le résultat espéré, il a grossièrement insulté ma mère et ma sœur. Une rupture définitive sen est suivie, et on la mis à la porte. Tout cela sest passé hier soir. Maintenant, réfléchissez, et vous comprendrez quel intérêt il avait, dans la circonstance présente, à établir la culpabilité de Sophie Séménovna. Sil eût réussi à la convaincre de vol, cétait moi qui devenais coupable aux yeux de ma mère et de ma sœur, puisque je navais pas craint de compromettre celle-ci dans la société dune voleuse ; lui, au contraire, en sattaquant à moi, sauvegardait la considération de ma sœur, sa future femme. Bref, cétait pour lui un moyen de me brouiller avec les miens et de rentrer en grâce auprès deux. Du même coup il se vengeait aussi de moi, ayant lieu de penser que je mintéresse vivement à lhonneur et à la tranquillité de Sophie Séménovna. Voilà le calcul quil a fait ! voilà comme je comprends la chose ! Telle est lexplication de sa conduite, et il ne peut y en avoir une autre !
Raskolnikoff termina sur ces mots son discours fréquemment interrompu par les exclamations dun public, du reste, fort attentif. Mais, en dépit des interruptions, sa parole conserva jusquau bout un calme, une assurance, une netteté imperturbables. Sa voix vibrante, son accent convaincu et son visage sévère remuèrent profondément lauditoire.
— Oui, oui, cest cela ! sempressa de reconnaitre Lébéziatnikoff. — Vous devez avoir raison, car, au moment même où Sophie Séménovna est entrée dans notre chambre, il ma précisément demandé si vous étiez ici, si je vous avais vu parmi les hôtes de Catherine Ivanovna. Il ma attiré dans lembrasure dune fenêtre pour madresser tout bas cette question. Donc, il avait besoin que vous fussiez là ! Oui, cest cela !
Loujine, très-pâle, restait silencieux et souriait dédaigneusement. Il semblait chercher dans sa tête un moyen de se tirer daffaire. Peut-être se fût-il volontiers esquivé séance tenante, mais, à ce moment, la retraite était presque impossible : sen aller, çeût été reconnaître implicitement le bien fondé des accusations portées contre lui, savouer coupable de calomnie à légard de Sophie Séménovna.
Dun autre côté, lattitude du public excité par de copieuses libations nétait rien moins que rassurante. Lemployé aux subsistances, quoiquil neût pas une idée bien nette de laffaire, criait plus haut que tout le monde et proposait certaines mesures fort désagréables pour Loujine. Dailleurs, il ny avait pas là que des gens ivres ; cette scène avait attiré dans la chambre nombre de locataires qui navaient pas dîné chez Catherine Ivanovna. Les trois Polonais, très-échauffés, ne cessaient de proférer dans leur langue des menaces contre Pierre Pétrovitch.
Sonia écoutait avec une attention soutenue, mais ne semblait pas avoir encore recouvré toute sa présence desprit ; on eût dit que la jeune fille sortait dun évanouissement. Elle ne quittait pas des yeux Raskolnikoff, sentant quen lui était tout son appui. Catherine Ivanovna paraissait fort souffrante ; chaque lois quelle respirait, un son rauque séchappait de sa poitrine.
La plus sotte figure était celle dAmalia Ivanovna. La logeuse avait lair de ne rien comprendre et, la bouche grande ouverte, regardait ébahie. Elle voyait seulement que Pierre Pétrovitch était dans une mauvaise passe. Raskolnikoff voulut de nouveau prendre la parole, mais il dut y renoncer, faute de pouvoir se faire entendre. De toutes parts pleuvaient les injures et les menaces à ladresse de Loujine, autour de qui sétait formé un groupe aussi hostile que compact. Lhomme daffaires fit bonne contenance. Comprenant que la partie était définitivement perdue pour lui, il eut recours à leffronterie.
— Permettez, messieurs, permettez, ne vous pressez pas comme cela, laissez-moi passer, dit-il en essayant de souvrir un chemin à travers la foule. — Il est inutile, je vous assure, de chercher à mintimider par vos menaces, je ne meffraye pas pour si peu. Cest vous, au contraire, messieurs, qui répondrez en justice de la protection dont vous couvrez un acte criminel. Le vol est plus que prouvé, et je porterai plainte. Les juges sont des gens éclairés et… point ivres : ils récuseront le témoignage de deux impies, de deux révolutionnaires avérés qui maccusent dans un but de vengeance personnelle, comme ils ont eux-mêmes la sottise de le reconnaître… Oui, permettez !
— Je ne veux plus respirer le même air que vous, et je vous prie de quitter ma chambre, tout est fini entre nous ! Quand je pense que depuis quinze jours jai sué sang et eau à lui exposer…
— Mais, tantôt déjà, André Séménovitch, je vous ai annoncé moi-même mon départ, quand vous faisiez des instances pour me retenir ; maintenant je me bornerai à vous dire que vous êtes un imbécile. Je vous souhaite la guérison de votre esprit et de vos yeux. Permettez, messieurs !
Il réussit à se frayer un passage ; mais lemployé aux subsistances, trouvant que des injures nétaient pas une punition suffisante, prit un verre sur la table et le lança de toutes ses forces dans la direction de Pierre Pétrovitch. Par malheur, le projectile destiné à lhomme daffaires atteignit Amalia Ivanovna, qui se mit à pousser des cris perçants. En brandissant le verre, le riz-pain-sel perdit léquilibre et roula lourdement sous la table. Loujine rentra chez Lébéziatnikoff et, une heure après, quitta la maison.
Naturellement timide, Sonia, avant cette aventure, savait déjà que sa situation lexposait à toutes les attaques et que le premier venu pouvait loutrager presque impunément. Toutefois, jusqualors elle avait espéré désarmer la malveillance à force de circonspection, de douceur, dhumilité devant tous et devant chacun. À présent, cette illusion lui échappait. Sans doute, elle avait assez de patience pour supporter même cela avec résignation et presque sans murmure, mais sur le moment la déception était trop cruelle. Quoique son innocence eût triomphé de la calomnie, quand sa première frayeur fut passée, quand elle fut en état de se rendre compte des choses, son cœur se serra douloureusement à la pensée de son abandon, de son isolement dans la vie. La jeune fille eut une crise nerveuse. À la fin, ne se possédant plus, elle senfuit de la chambre et revint chez elle en toute hâte. Son départ eut lieu peu dinstants après celui de Loujine.
Laccident survenu à Amalia Ivanovna avait causé une hilarité générale, mais la logeuse prit très-mal la chose et tourna sa colère contre Catherine Ivanovna, qui, vaincue par la souffrance, avait dû se coucher sur son lit :
— Allez-vous-en dici ! Tout de suite ! En avant, marche !
Tandis quelle prononçait ces mots dune voix irritée, madame Lippevechzel saisissait tous les objets appartenant à sa locataire et les jetait en tas sur le plancher. Brisée, presque défaillante, la pauvre Catherine Ivanovna sauta à bas de son lit et sélança sur Amalia Ivanovna. Mais la lutte était trop inégale ; la logeuse neut aucune peine à repousser cet assaut.
— Comment ! ce nest pas assez davoir calomnié Sonia, cette créature sen prend maintenant à moi ! Quoi ! le jour de lenterrement de mon mari on mexpulse, après avoir reçu mon hospitalité, on me jette dans la rue avec mes enfants ! Mais où irai-je ? sanglotait la malheureuse femme. Seigneur ! sécria-t-elle tout à coup, en roulant des yeux étincelants, se peut-il donc quil ny ait pas de justice ? Qui défendras-tu, si tu ne nous défends, nous qui sommes orphelins ? Mais nous verrons ! Il y a sur la terre des juges et des tribunaux, je madresserai à eux ! Attends un peu, créature impie ! Poletchka, reste avec les enfants, je vais revenir. Si lon vous met à la porte, attendez-moi dans la rue ! Nous verrons sil y a une justice dans ce monde !
Catherine Ivanovna mit sur sa tête ce même mouchoir vert en « drap de dame » dont il avait été question dans le récit de Marméladoff ; puis elle fendit la foule avinée et bruyante des locataires qui continuaient à encombrer la chambre et, le visage inondé de larmes, descendit dans la rue avec la résolution daller, coûte que coûte, chercher justice quelque part. Poletchka, épouvantée, serra contre elle son petit frère et sa petite sœur ; les trois enfants, blottis dans le coin près du coffre, attendirent en tremblant le retour de leur mère.
IV
Raskolnikoff avait vaillamment plaidé la cause de Sonia contre Loujine, quoiquil eût lui-même sa grosse part de soucis et de chagrins. Indépendamment de lintérêt quil portait à la jeune fille, il avait saisi avec joie, après la torture du matin, loccasion de secouer des impressions devenues insupportables. Dun autre côté, sa prochaine entrevue avec Sonia le préoccupait, leffrayait même par moments : il devait lui révéler qui avait tué Élisabeth, et, pressentant tout ce que cet aveu aurait de pénible pour lui, il sefforçait den détourner sa pensée.
Quand, au sortir de chez Catherine Ivanovna, il sétait écrié : « Eh bien ! Sophie Séménovna, que direz-vous maintenant ? » cétait le combattant excité par la lutte, tout chaud encore de sa victoire sur Loujine, qui avait prononcé cette parole de défi. Mais, chose singulière, lorsquil arriva au logement de Kapernaoumoff, son assurance labandonna tout à coup, pour faire place à la crainte. Il sarrêta indécis devant la porte et se demanda : « Faut-il dire qui a tué Élisabeth ? » La question était étrange, car au moment où il se la posait, il sentait limpossibilité non-seulement de ne pas faire cet aveu, mais même de le différer dune minute.
Il ne savait pas encore pourquoi cela était impossible, il le sentait seulement, et il était presque écrasé par cette douloureuse conscience de sa faiblesse devant la nécessité. Pour sépargner de plus longs tourments, il se hâta douvrir la porte, et, avant de franchir le seuil, regarda Sonia. Elle était assise, les coudes appuyés sur sa petite table et le visage caché dans ses mains. En apercevant Raskolnikoff, elle se leva aussitôt et alla au-devant de lui, comme si elle leût attendu.
— Que serait-il advenu de moi sans vous ! dit-elle vivement, tandis quelle lintroduisait au milieu de la chambre. Selon toute apparence, elle ne songeait alors quau service que le jeune homme lui avait rendu, et elle était pressée de len remercier. Ensuite elle attendit.
Raskolnikoff sapprocha de la table et sassit sur la chaise que la jeune fille venait de quitter. Elle resta debout à deux pas de lui, exactement comme la veille.
— Eh bien, Sonia ? dit-il, et soudain il saperçut que sa voix tremblait : — toute laccusation se basait sur votre « position sociale et les habitudes quelle implique ». Avez-vous compris cela tantôt ?
Le visage de Sonia prit une expression de tristesse.
— Ne me parlez plus comme hier ! répondit-elle. Je vous en prie, ne recommencez pas. Jai déjà assez souffert...
Elle se hâta de sourire, craignant que ce reproche neût blessé le visiteur.
— Tout à lheure je suis partie comme une folle. Que se passe-t-il là maintenant ? Je voulais y retourner, mais je pensais toujours que... vous viendriez.
Il lui apprit quAmalia Ivanovna avait mis les Marméladoff à la porte de leur logement, et que Catherine Ivanovna était allée « chercher justice » quelque part.
— Ah ! mon Dieu ! sécria Sonia : — allons vite…
Et elle saisit aussitôt sa mantille.
— Toujours la même chose ! répliqua Raskolnikoff vexé. — Vous ne pensez jamais quà eux ! Restez un moment avec moi.
— Mais… Catherine Ivanovna ?
— Eh bien ! Catherine Ivanovna passera elle-même chez vous, soyez-en sûre, répondit-il dun ton fâché. — Si elle ne vous trouve pas, ce sera votre faute…
Sonia sassit en proie à une cruelle perplexité. Raskolnikoff, les yeux baissés, réfléchissait.
— Aujourdhui Loujine voulait simplement vous perdre de réputation, je ladmets, commença-t-il sans regarder Sonia. Mais sil lui avait convenu de vous faire arrêter, et que ni Lébéziatnikoff ni moi ne nous fussions trouvés là, vous seriez maintenant en prison, nest-ce pas ?
— Oui, dit-elle dune voix faible ; oui, répéta-t-elle machinalement, distraite de la conversation par linquiétude quelle éprouvait.
— Or, je pouvais fort bien ne pas être là, et cest aussi tout à fait par hasard que Lébéziatnikoff sy est trouvé.
Sonia resta silencieuse.
— Eh bien, si lon vous avait mise en prison, que serait-il arrivé ? Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit hier ?
Elle continua à se taire, il attendit un moment la réponse.
— Je pensais que vous alliez encore vous écrier : « Ah ! ne parlez pas de cela, cessez ! » reprit Raskolnikoff avec un rire un peu forcé. Eh bien, vous vous taisez toujours ? demanda-t-il au bout dune minute. — Il faut donc que jentretienne la conversation. Tenez, je serais curieux de savoir comment vous résoudriez une « question », comme dit Lébéziatnikoff. (Son embarras commençait à devenir visible.) Non, je parle sérieusement. Supposez, Sonia, que vous soyez instruite à lavance de tous les projets de Loujine, que vous sachiez ces projets destinés à assurer la perte de Catherine Ivanovna et de ses enfants, sans compter la vôtre (car vous vous comptez pour rien) ; supposez que, par suite, Poletchka soit condamnée à une existence comme la vôtre : cela étant, sil dépendait de vous, ou de faire périr Loujine, cest-à-dire de sauver Catherine Ivanovna et sa famille, ou de laisser Loujine vivre et accomplir ses infâmes desseins, à quoi vous décideriez-vous, je vous le demande ?
Sonia le regarda avec inquiétude : sous ces paroles prononcées dune voix hésitante elle devinait quelque arrière-pensée lointaine.
— Je mattendais à quelque question semblable, dit-elle en linterrogeant des yeux.
— Cest possible, mais nimporte, à quoi vous décideriez-vous ?
— Quel intérêt avez-vous à savoir ce que je ferais dans une circonstance qui ne peut pas se présenter ? répondit Sonia avec répugnance.
— Ainsi, vous laisseriez plutôt Loujine vivre et commettre des scélératesses ? Pourtant vous navez pas le courage de vous prononcer dans ce sens ?
— Mais, voyons, je ne suis pas dans les secrets de la divine Providence… Et à quoi bon me demander ce que je ferais dans un cas impossible ? Pourquoi ces vaines questions ? Comment peut-il se faire que lexistence dun homme dépende de ma volonté ? Et qui ma érigée en arbitre de la vie et de la mort des gens ?
— Du moment quon fait intervenir la divine Providence, cest fini, répliqua dun ton aigre Raskolnikoff.
— Dites-moi plutôt franchement ce que vous avez à me dire ! sécria Sonia angoissée ; vous voilà encore à user de faux-fuyants !… Nêtes-vous donc venu que pour me tourmenter ?
Elle ne put y tenir et fondit en larmes. Pendant cinq minutes, il la considéra dun air sombre.
— Tu as raison, Sonia, dit-il enfin à voix basse.
Un brusque changement sétait opéré en lui ; son aplomb factice, le ton cassant quil affectait tout à lheure avaient soudain disparu ; maintenant on lentendait à peine.
— Je tai dit hier que je ne viendrais pas demander pardon, et cest presque par des excuses que jai commencé cet entretien… En te parlant de Loujine, je mexcusais, Sonia…
Il voulut sourire, mais, quoi quil fît, sa physionomie resta morne. Il baissa la tête et couvrit son visage de ses mains.
Tout à coup, il crut sapercevoir quil détestait Sonia. Surpris, effrayé même dune découverte si étrange, il releva soudain la tête et considéra attentivement la jeune fille : celle-ci fixait sur lui un regard anxieux dans lequel il y avait de lamour. La haine disparut aussitôt du cœur de Raskolnikoff. Ce nétait pas cela ; il sétait trompé sur la nature du sentiment quil éprouvait. Cela signifiait seulement que la minute fatale était arrivée.
De nouveau, il cacha son visage dans ses mains et baissa la tête. Soudain, il pâlit, se leva, et, après avoir regardé Sonia, il alla machinalement sasseoir sur son lit, sans proférer un mot.
Limpression de Raskolnikoff était alors exactement celle quil avait éprouvée quand, debout derrière la vieille, il avait détaché la hache du nœud coulant et sétait dit : « Il ny a plus un instant à perdre ! »
— Quavez-vous ? demanda Sonia interdite.
Il ne put répondre. Il avait compté sexpliquer dans des conditions tout autres, et lui-même ne comprenait pas ce qui se passait maintenant en lui. Elle sapprocha tout doucement de Raskolnikoff, sassit sur le lit à côté de lui et attendit sans le quitter des yeux. Son cœur battait à se rompre. La situation devenait insupportable : il tourna vers la jeune fille son visage dune pâleur mortelle ; ses lèvres se tordirent dans un effort pour parler. Lépouvante sempara de Sonia.
— Quavez-vous ? répéta-t-elle en sécartant un peu de lui.
— Rien, Sonia, ne teffraye pas… Cela nen vaut pas la peine, vraiment, cest une bêtise, murmura-t-il comme un homme dont lesprit est absent. — Seulement, pourquoi suis-je venu te tourmenter ? ajouta-t-il tout à coup en regardant son interlocutrice. — Oui, pourquoi ? Je ne cesse de me poser cette question, Sonia…
Il se létait peut-être posée un quart dheure auparavant, mais en ce moment sa faiblesse était telle quil avait à peine conscience de lui-même, un tremblement continuel agitait tout son corps.
— Oh ! que vous souffrez ! fit dune voix émue la jeune fille en jetant les yeux sur lui.
— Ce nest rien !… Voici de quoi il sagit, Sonia (durant deux secondes un pâle sourire se montra sur ses lèvres) : — Te rappelles-tu ce que je voulais te dire hier ?
Sonia attendait, inquiète.
— Je tai dit en te quittant que peut-être je te faisais mes adieux pour toujours, mais que si je venais aujourdhui, je tapprendrais… qui a tué Élisabeth.
Elle commença à trembler de tous ses membres.
— Eh bien, voilà pourquoi je suis venu.
— En effet, cest bien ce que vous mavez dit hier… fit-elle dune voix mal assurée : comment donc savez-vous cela ? ajouta-t-elle vivement.
Sonia respirait avec effort. Son visage devenait de plus en plus pâle.
— Je le sais.
— On la trouvé ? demanda-t-elle timidement après une minute de silence.
— Non, on ne la pas trouvé.
Pendant une minute encore elle resta silencieuse.
— Alors comment savez-vous cela ? questionna-t-elle ensuite dune voix presque inintelligible.
Il se tourna vers la jeune fille et la regarda avec une fixité singulière, tandis quun faible sourire flottait sur ses lèvres.
— Devine, dit-il.
Sonia se sentit comme prise de convulsions.
— Mais vous me… pourquoi donc meffrayez-vous ainsi ? demanda-t-elle avec un sourire denfant.
— Puisque je sais cela, cest donc que je suis fort lié avec lui, reprit Raskolnikoff, dont le regard restait toujours attaché sur elle, comme sil neût pas eu la force de détourner les yeux. — Cette Élisabeth… il ne voulait pas lassassiner… Il la tuée sans préméditation… Il voulait tuer la vieille… quand celle-ci serait seule… et il est allé chez elle… Mais sur ces entrefaites Élisabeth est entrée… Il était là… et il la tuée…
Un silence lugubre suivit ces paroles. Durant une minute, tous deux continuèrent à se regarder lun lautre.
— Ainsi tu ne peux pas deviner ? demanda-t-il brusquement avec la sensation dun homme qui se jetterait du haut dun clocher.
— Non, balbutia Sonia dune voix à peine distincte.
— Cherche bien.
Au moment où il prononçait ces mots, Raskolnikoff éprouva de nouveau, au fond de lui-même, cette impression de froid glacial qui lui était si connue : il regardait Sonia et venait soudain de retrouver sur son visage lexpression quoffrait celui dÉlisabeth, quand la malheureuse femme reculait devant le meurtrier savançant vers elle, la hache levée. À cette heure suprême, Élisabeth avait projeté le bras en avant, comme font les petits enfants lorsquils commencent à avoir peur, et que, prêts à pleurer, ils fixent dun regard effaré et immobile lobjet qui les épouvante. De même le visage de Sonia exprimait une terreur indicible ; elle aussi étendit le bras en avant, repoussa légèrement Raskolnikoff en lui touchant la poitrine de la main et sécarta peu à peu de lui, sans cesser de le regarder fixement. Son effroi se communiqua au jeune homme qui, lui-même, se mit à la considérer dun air effaré.
— As-tu deviné ? murmura-t-il enfin.
— Seigneur ! sécria Sonia.
Puis elle tomba sans forces sur le lit, et son visage senfonça dans loreiller. Mais, un instant après, elle se releva par un mouvement rapide, sapprocha de lui, et, le saisissant par les deux mains, que ses petits doigts serrèrent comme des tenailles, elle attacha sur lui un long regard. Ne sétait-elle pas trompée ? Elle lespérait encore ; mais elle neut pas plus tôt jeté les yeux sur le visage de Raskolnikoff que le soupçon dont son âme avait été traversée se changea en certitude.
— Assez, Sonia, assez ! Épargne-moi ! supplia-t-il dune voix plaintive.
Lévénement contrariait toutes ses prévisions, car ce nétait certes pas ainsi quil comptait faire laveu de son crime.
Sonia semblait hors delle-même ; elle sauta à bas de son lit et alla jusquau milieu de la chambre en se tordant les mains, puis elle revint brusquement sur ses pas et se rassit à côté du jeune homme, le touchant presque de lépaule. Tout à coup elle frissonna, poussa un cri et, sans savoir elle-même pourquoi, tomba à genoux devant Raskolnikoff.
— Vous vous êtes perdu ! fit-elle avec un accent désespéré.
Et, se relevant soudain, elle se jeta à son cou, lembrassa, lui prodigua des témoignages de tendresse.
Raskolnikoff se dégagea et, avec un triste sourire, considéra la jeune fille :
— Je ne te comprends pas, Sonia. Tu membrasses après que je tai dit cela... Tu nas pas conscience de ce que tu fais.
Elle nentendit pas cette remarque.
— Non, il ny a pas maintenant sur la terre un homme plus malheureux que toi ! sécria-t-elle dans un élan de pitié, et tout à coup elle éclata en sanglots.
Raskolnikoff sentait son âme samollir sous linfluence dun sentiment que, depuis longtemps déjà, il ne connaissait plus. Il nessaya pas de lutter contre cette impression : deux larmes jaillirent de ses yeux et se suspendirent à ses cils.
— Ainsi, tu ne mabandonneras pas, Sonia ? fit-il avec un regard presque suppliant.
— Non, non ; jamais, nulle part ! sécria-t-elle, je te suivrai, je te suivrai partout ! Oh ! Seigneur !… oh ! malheureuse que je suis !… Et pourquoi, pourquoi ne tai-je pas connu plus tôt ? Pourquoi nes-tu pas venu auparavant ? Oh ! Seigneur !
— Tu vois bien que je suis venu.
— Maintenant ! Oh ! que faire maintenant ?… Ensemble, ensemble ! répéta-t-elle avec une sorte dexaltation, et elle se remit à embrasser le jeune homme. Jirai avec toi aux galères !
Ces derniers mots causèrent à Raskolnikoff une sensation pénible ; un sourire amer et presque hautain parut sur ses lèvres :
— Je nai peut-être pas encore envie daller aux galères, Sonia, dit-il.
Sonia tourna rapidement ses yeux vers lui.
Jusqualors elle navait éprouvé quune immense pitié pour un homme malheureux. Cette parole et le ton dont elle fut prononcée rappelèrent brusquement à la jeune fille que ce malheureux était un assassin. Elle jeta sur lui un regard étonné. Elle ne savait encore ni comment, ni pourquoi il était devenu criminel. En ce moment, toutes ces questions se présentaient à son esprit, et de nouveau elle se prit à douter : « Lui, lui, un meurtrier ! mais est-ce que cest possible ? »
— Mais, non ! ce nest pas vrai ! Où suis-je donc ? fit-elle comme si elle se fût crue le jouet dun songe. Comment, vous, étant ce que vous êtes, avez-vous pu vous résoudre à cela ?… Mais pourquoi ?
— Eh bien, pour voler ! Cesse, Sonia ! répondit-il dun air las et quelque peu agacé.
Sonia resta stupéfaite ; mais tout à coup un cri lui échappa :
— Tu avais faim ?… Cétait pour venir en aide à ta mère ? Oui ?
— Non, Sonia, non, balbutia-t-il en baissant la tête, — je nétais pas dans un tel dénûment… je voulais en effet aider ma mère, mais… ce nest pas cela non plus qui est la vraie raison… ne me tourmente pas, Sonia !
La jeune fille frappa ses mains lune contre lautre.
— Se peut-il donc que tout cela soit réel ? Seigneur, est-ce possible ? Quel moyen de le croire ? Comment ! vous avez tué pour voler, vous qui vous dépouillez de tout en faveur des autres ! Ah !… sécria-t-elle soudain : — cet argent que vous avez donné à Catherine Ivanovna… cet argent… Seigneur, se pourrait-il que cet argent…
— Non, Sonia, interrompit-il vivement, cet argent ne vient pas de là, rassure-toi. Cest ma mère qui me la envoyé pendant que jétais malade, par lentremise dun marchand, et je venais de le recevoir quand je lai donné… Razoumikhine la vu… il en a même pris livraison pour moi… Cet argent était bien ma propriété.
Sonia écoutait perplexe et sefforçait de comprendre.
— Quant à largent de la vieille… du reste, je ne sais même pas sil y avait là de largent, ajouta-t-il avec hésitation, — jai détaché de son cou une bourse en peau de chamois qui paraissait bien garnie… Mais je nen ai pas vérifié le contenu, sans doute parce que je nai pas eu le temps… Jai pris différentes choses, des boutons de manchettes, des chaînes de montre… Ces objets, ainsi que la bourse, je les ai cachés, le lendemain matin, sous une grosse pierre, dans une cour qui donne sur la perspective de V… Tout est encore là…
Sonia écoutait avidement.
— Mais pourquoi donc navez-vous rien pris, puisque vous dites que vous avez tué pour voler ? répliqua-t-elle, se raccrochant à un dernier et bien vague espoir.
— Je ne sais pas… je nai pas encore décidé si je prendrais ou non cet argent, répondit Raskolnikoff de la même voix hésitante ; puis il sourit : Quelle bête dhistoire je viens de te raconter, hein ?
« Ne serait-il pas fou ? » se demanda Sonia. Mais elle repoussa aussitôt cette idée : non, il y avait autre chose. Décidément elle ny comprenait rien !
— Sais-tu ce que je vais te dire, Sonia ? reprit-il dun ton pénétré : si le besoin seul mavait conduit à lassassinat, poursuivit-il en appuyant sur chaque mot, et son regard, bien que franc, avait quelque chose dénigmatique, je serais maintenant… heureux ! Sache cela !
— Et que timporte le motif, puisque jai avoué tout à lheure que javais mal agi ? sécria-t-il avec désespoir, un moment après. À quoi bon ce sot triomphe sur moi ? Ah ! Sonia, est-ce pour cela que je suis venu chez toi ?
Elle voulait encore parler, mais elle se tut.
— Hier je tai proposé de faire route avec moi, parce que je nai plus que toi.
— Pourquoi voulais-tu mavoir avec toi ? demanda timidement la jeune fille.
— Pas pour voler ni pour tuer, sois tranquille, répondit Raskolnikoff avec un sourire caustique ; nous ne sommes pas gens du même bord… Et, sais-tu, Sonia ? jai seulement compris tout à lheure pourquoi je tinvitais hier à venir avec moi. Quand je tai fait cette demande, je ne savais pas encore à quoi elle tendait. Je le vois maintenant, je nai quun désir, cest que tu ne me quittes pas. Tu ne me quitteras pas, Sonia ?
Elle lui serra la main.
— Et pourquoi, pourquoi lui ai-je dit cela ? Pourquoi lui ai-je fait cet aveu ? sécria-t-il au bout dune minute ; il la regardait avec une infinie compassion, et sa voix exprimait le plus profond désespoir ; tu attends de moi des explications, Sonia, je le vois, mais que te dirais-je ? Tu ny comprendrais rien, et je ne ferais que taffliger encore ! Allons, voilà que tu pleures, tu recommences à membrasser. Pourquoi membrasses-tu ? Parce que, faute de courage pour porter mon fardeau, je men suis déchargé sur un autre, parce que jai cherché dans la souffrance dautrui un adoucissement à ma peine ? Et tu peux aimer un pareil lâche ?
— Mais est-ce que tu ne souffres pas aussi ? sécria Sonia.
Il eut, durant une seconde, un nouvel accès de sensibilité.
— Sonia, jai le cœur mauvais, fais-y attention : cela peut expliquer bien des choses. Cest parce que je suis méchant que je suis venu. Il y a des gens qui ne lauraient pas fait. Mais je suis lâche et… infâme. Pourquoi suis-je venu ? Jamais je ne me pardonnerai cela !
— Non, non, tu as bien fait de venir ! sécria Sonia ; il vaut mieux que je sache tout, beaucoup mieux !
Raskolnikoff la regarda douloureusement.
— Jai voulu devenir un Napoléon : voilà pourquoi jai tué. Eh bien, tu texpliques la chose maintenant ?
— Non, répondit naïvement Sonia dune voix timide, mais parle, parle… Je comprendrai, je comprendrai tout !
— Tu comprendras ? Allons, cest bien, nous verrons !
Pendant quelque temps Raskolnikoff recueillit ses idées.
— Le fait est que je me suis un jour posé cette question : Si Napoléon, par exemple, avait été à ma place, sil navait eu, pour commencer sa carrière, ni Toulon, ni lÉgypte, ni le passage du mont Blanc, mais quau lieu de tous ces brillants exploits il se fût trouvé en présence dun meurtre à commettre pour assurer son avenir, aurait-il répugné à lidée dassassiner une vieille femme et de lui voler trois mille roubles ? Se serait-il dit quune telle action était trop dépourvue de prestige et trop… criminelle ? Je me suis longtemps creusé la tête sur cette « question » et nai pu mempêcher déprouver un sentiment de honte quand à la fin jai reconnu que non-seulement il naurait pas hésité, mais quil naurait même pas compris la possibilité dune hésitation. Toute autre issue lui étant fermée, il naurait pas fait le raffiné, il serait allé de lavant sans le moindre scrupule. Dès lors, moi non plus, je navais pas à hésiter, jétais couvert par lautorité de Napoléon !… Tu trouves cela risible ? Tu as raison, Sonia.
La jeune fille ne se sentait aucune envie de rire.
— Dites-moi plutôt franchement… sans exemples, fit-elle dune voix plus timide encore et à peine distincte.
Il se tourna vers elle, la considéra avec tristesse et lui prit les mains.
— Tu as encore raison, Sonia. Tout cela est absurde, ce nest guère que du bavardage ! Vois-tu ? ma mère, comme tu le sais, est presque sans ressource. Le hasard a permis que ma sœur reçût de léducation, et elle est condamnée au métier dinstitutrice. Toutes leurs espérances reposaient exclusivement sur moi. Je suis entré à lUniversité, mais, faute de moyens dexistence, jai dû interrompre mes études. Supposons même que je les aie continuées : en mettant les choses au mieux, jaurais pu dans dix ou quinze ans être nommé professeur de gymnase ou obtenir une place demployé avec mille roubles de traitement… (Il avait lair de réciter une leçon.) Mais dici là les soucis et les chagrins auraient ruiné la santé de ma mère, et ma sœur… peut-être lui serait-il arrivé pis encore. Se priver de tout, laisser sa mère dans le besoin, souffrir le déshonneur de sa sœur, — est-ce une vie ! Et tout cela pour arriver à quoi ? Après avoir enterré les miens, jaurais pu fonder une nouvelle famille, quitte à laisser en mourant ma femme et mes enfants sans une bouchée de pain ! Eh bien… eh bien, je me suis dit quavec largent de la vieille je cesserais dêtre à la charge de ma mère, je pourrais rentrer à lUniversité et ensuite assurer mes débuts dans la vie… Eh bien, voilà tout… Naturellement jai eu tort de tuer la vieille… allons, assez !
Raskolnikoff paraissait à bout de forces et baissa la tête avec accablement.
— Oh ! ce nest pas cela, ce nest pas cela ! sécria Sonia dune voix lamentable, — est-ce que cest possible… non, il y a autre chose !
— Tu juges toi-même quil y a autre chose ! Pourtant je tai dit la vérité !
— La vérité ! Oh ! Seigneur !
— Après tout, Sonia, je nai tué quune vermine ignoble, malfaisante…
— Cette vermine, cétait une créature humaine !
— Eh ! je sais bien que ce nétait pas une vermine dans le sens littéral du mot, reprit Raskolnikoff en la regardant dun air étrange. Du reste, ce que je dis na pas le sens commun, ajouta-t-il ; — tu as raison, Sonia, ce nest pas cela. Ce sont de tout autres motifs qui mont fait agir !… Depuis longtemps je ne cause avec personne, Sonia… Cette conversation ma donné un violent mal de tête.
Ses yeux brillaient dun éclat fiévreux. Le délire sétait presque emparé de lui, un sourire inquiet errait sur ses lèvres. Sous son animation factice perçait une extrême lassitude. Sonia comprit combien il souffrait. Elle aussi commençait à perdre la tête. « Quel langage étrange ! Présenter de pareilles explications comme plausibles ! » Elle nen revenait pas et se tordait les mains dans lexcès de son désespoir.
— Non, Sonia, ce nest pas cela ! poursuivit-il en relevant tout à coup la tête ; ses idées avaient pris soudain une nouvelle tournure et il semblait y avoir puisé un regain de vivacité : — ce nest pas cela ! Figure-toi plutôt que je suis rempli damour-propre, envieux, méchant, vindicatif et, de plus, enclin à la folie. Je tai dit tout à lheure que javais dû quitter lUniversité. Eh bien, peut-être aurais-je pu y rester. Ma mère aurait payé mes inscriptions, et jaurais gagné par mon travail de quoi mhabiller et me nourrir, jy serais arrivé ! Javais des leçons rétribuées cinquante kopecks. Razoumikhine travaille bien, lui ! Mais jétais exaspéré et je nai pas voulu. Oui, jétais exaspéré, cest le mot ! Alors je me suis renfermé chez moi comme laraignée dans son coin. Tu connais mon taudis, tu y es venue... Sais-tu, Sonia, que lâme étouffe dans les chambres basses et étroites ? Oh ! que je haïssais ce taudis ! Et pourtant je ne voulais pas en sortir. Jy restais des journées entières, toujours couché, ne voulant pas travailler, ne me souciant même pas de manger.
« Si Nastenka mapporte quelque chose, je mangerai, me disais-je ; sinon, je me passerai de dîner. » Jétais trop irrité pour rien demander ! Javais renoncé à létude et vendu tous mes livres ; il y a un pouce de poussière sur mes notes et sur mes cahiers. Le soir, je navais pas de lumière : pour avoir de quoi acheter de la bougie, il aurait fallu travailler, et je ne le voulais pas ; jaimais mieux rêvasser, couché sur mon divan. Inutile de dire quelles étaient mes songeries. Alors jai commencé à penser... Non, ce nest pas cela ! Je ne raconte pas encore les choses comme elles sont ! Vois-tu ? je me demandais toujours : Puisque tu sais que les autres sont bêtes, pourquoi ne cherches-tu pas à être plus intelligent queux ? Ensuite jai reconnu, Sonia, que si lon attendait le moment où tout le monde sera intelligent, on devrait sarmer dune trop longue patience. Plus tard encore je me suis convaincu que ce moment même narriverait jamais, que les hommes ne changeraient pas et quon perdait son temps à essayer de les modifier ! Oui, cest ainsi ! Cest leur loi… Je sais maintenant, Sonia, que le maître chez eux est celui qui possède une intelligence puissante. Qui ose beaucoup a raison à leurs yeux. Qui les brave et les méprise simpose à leur respect ! Cest ce qui sest toujours vu et se verra toujours ! Il faudrait être aveugle pour ne pas sen apercevoir !
Tandis quil parlait, Raskolnikoff regardait Sonia, mais il ne sinquiétait plus de savoir si elle le comprenait. Il était en proie à une sombre exaltation. Depuis longtemps, en effet, il navait causé avec personne. La jeune fille sentit que ce farouche catéchisme était sa foi et sa loi.
— Alors je me suis convaincu, Sonia, continua-t-il en séchauffant de plus en plus, — que le pouvoir nest donné quà celui qui ose se baisser pour le prendre. Tout est là : il suffit doser. Du jour où cette vérité mest apparue, claire comme le soleil, jai voulu oser et jai tué… jai voulu seulement faire acte daudace, Sonia, tel a été le mobile de mon action !
— Oh ! taisez-vous, taisez-vous ! sécria la jeune fille hors delle-même. — Vous vous êtes éloigné de Dieu, et Dieu vous a frappé, il vous a livré au diable !…
— À propos, Sonia, quand toutes ces idées venaient me visiter dans lobscurité de ma chambre, cétait le diable qui me tentait, eh ?
— Taisez-vous ! Ne riez pas, impie, vous ne comprenez rien ! Oh ! Seigneur ! Il ne comprendra rien !
— Tais-toi, Sonia, je ne ris pas du tout ; je sais fort bien que le diable ma entraîné. Tais-toi, Sonia, tais-toi ! répéta-t-il avec une sombre insistance. — Je sais tout. Tout ce que tu pourrais me dire, je me le suis dit mille fois, pendant que jétais couché dans les ténèbres… Que de luttes intérieures jai subies ! Que tous ces rêves métaient insupportables et que jaurais voulu men débarrasser à jamais ! Crois-tu que je sois allé là comme un étourdi, comme un écervelé ? Loin de là, je nai agi quaprès mûres réflexions, et cest ce qui ma perdu ! Penses-tu que je me sois fait illusion ? Quand je minterrogeais sur le point de savoir si javais droit à la puissance, je sentais parfaitement que mon droit était nul par cela même que je le mettais en question. Lorsque je me demandais si une créature humaine était une vermine, je me rendais très-bien compte quelle nen était pas une pour moi, mais pour laudacieux qui ne se serait pas demandé cela, et aurait suivi son chemin sans se tourmenter lesprit à ce sujet… Enfin le seul fait de me poser ce problème : « Napoléon aurait-il tué cette vieille ? » suffisait pour me prouver que je nétais pas un Napoléon… Finalement jai renoncé à chercher des justifications subtiles : jai voulu tuer sans casuistique, tuer pour moi, pour moi seul ! Même dans une pareille affaire jai dédaigné de ruser avec ma conscience. Si jai tué, ce nest ni pour soulager linfortune de ma mère, ni pour consacrer au bien de lhumanité la puissance et la richesse que, dans ma pensée, ce meurtre devait maider à conquérir. Non, non, tout cela était loin de mon esprit. Dans ce moment-là, sans doute, je ne minquiétais pas du tout de savoir si je ferais jamais du bien à quelquun ou si je serais toute ma vie un parasite social !… Et largent na pas été pour moi le principal mobile de lassassinat, une autre raison my a surtout déterminé… Je vois cela maintenant… Comprends-moi : si cétait à refaire, peut-être ne recommencerais-je pas. Mais alors il me tardait de savoir si jétais une vermine comme les autres ou un homme dans la vraie acception du mot, si javais ou non en moi la force de franchir lobstacle, si jétais une créature tremblante ou si javais le droit…
— Le droit de tuer ? sécria Sonia stupéfaite.
— Eh, Sonia ! fit-il avec irritation ; une réponse lui vint aux lèvres, mais il sabstint dédaigneusement de la formuler. Ne minterromps pas, Sonia ! Je voulais seulement te prouver une chose : le diable ma conduit chez la vieille, et ensuite il ma fait comprendre que je navais pas le droit dy aller, attendu que je suis une vermine ni plus ni moins que les autres ! Le diable sest moqué de moi, voilà quà présent je suis venu chez toi ! Si je nétais pas une vermine, est-ce que je taurais fait cette visite ? Écoute : quand je me suis rendu chez la vieille, je ne voulais que faire une expérience… Sache cela !
— Et vous avez tué ! vous avez tué !
— Mais, voyons, comment ai-je tué ? Est-ce ainsi quon tue ? Sy prend-on comme je my suis pris, quand on va assassiner quelquun ? Je te raconterai un jour les détails… Est-ce que jai tué la vieille ? Non, cest moi que jai tué, que jai perdu sans retour !… Quant à la vieille, elle a été tuée par le diable, et non par moi… Assez, assez, Sonia, assez ! laisse-moi, sécria-t-il tout à coup dune voix déchirante, laisse-moi !
Raskolnikoff saccouda sur ses genoux et pressa convulsivement sa tête dans ses mains.
— Quelle souffrance ! gémit Sonia.
— Eh bien, que faire maintenant ? dis-le-moi, demanda-t-il en relevant soudain la tête.
Ses traits étaient affreusement décomposés.
— Que faire ! sécria la jeune fille ; elle sélança vers lui, et ses yeux, jusqualors pleins de larmes, sallumèrent tout à coup. Lève-toi ! (Ce disant, elle saisit Raskolnikoff par lépaule ; il se souleva un peu et regarda Sonia dun air surpris.) Va tout de suite, à linstant même, au prochain carrefour, prosterne-toi et baise la terre que tu as souillée, ensuite incline-toi de chaque côté en disant tout haut à tout le monde : « Jai tué ! » Alors, Dieu te rendra la vie. Iras-tu ? iras-tu ? lui demanda-t-elle toute tremblante, tandis quelle lui serrait les mains avec une force décuplée et fixait sur lui des yeux enflammés.
Cette subite exaltation de la jeune fille plongea Raskolnikoff dans une stupeur profonde.
— Tu veux donc que jaille aux galères, Sonia ? Il faut que je me dénonce, nest-ce pas ? fit-il dun air sombre.
— Il faut que tu acceptes lexpiation et que par elle tu te rachètes.
— Non, je nirai pas me dénoncer, Sonia.
— Et vivre ! Comment vivras-tu ? répliqua-t-elle avec force. — Est-ce possible à présent ? Comment pourras-tu soutenir laspect de ta mère ? (Oh ! que deviendront-elles maintenant ?) Mais que dis-je ? Déjà tu as quitté ta mère et ta sœur. Voilà pourquoi tu as rompu tes liens de famille ! Oh ! Seigneur ! sécria-t-elle : il comprend déjà lui-même tout cela ! Eh bien, comment rester hors de la société humaine ? Que vas-tu devenir maintenant ?
— Sois raisonnable, Sonia, dit doucement Raskolnikoff. Pourquoi irais-je me présenter à la police ? Que dirais-je à ces gens-là ? Tout cela ne signifie rien… Ils égorgent eux-mêmes des millions dhommes, et ils sen font un mérite. Ce sont des coquins et des lâches, Sonia !… Je nirai pas. Quest-ce que je leur dirais ? Que jai commis un assassinat, et que, nosant profiter de largent volé, je lai caché sous une pierre ? ajouta-t-il avec un sourire fielleux. Mais ils se moqueront de moi, ils diront que je suis un imbécile de nen avoir pas fait usage. Un imbécile et un poltron ! Eux, Sonia, ne comprendraient rien, ils sont incapables de comprendre. Pourquoi irais-je me livrer ? Je nirai pas. Sois raisonnable, Sonia…
— Porter un pareil fardeau ! Et cela toute la vie, toute la vie !
— Je my habituerai… répondit-il dun air farouche. Écoute, poursuivit-il un moment après, assez pleuré ; il est temps de parler sérieusement ; je suis venu te dire quà présent on me cherche, on va marrêter…
— Ah ! fit Sonia épouvantée.
— Eh bien, quas-tu donc ? Puisque toi-même tu désires que jaille aux galères, de quoi teffrayes-tu ? Seulement voici : ils ne mont pas encore. Je leur donnerai du fil à retordre et, en fin de compte, ils naboutiront à rien. Ils nont pas dindices positifs. Hier, jai couru un grand danger et jai bien cru que cen était fait de moi. Aujourdhui, le mal est réparé. Toutes leurs preuves sont à deux fins, cest-à-dire que les charges produites contre moi, je puis les expliquer dans lintérêt de ma cause, comprends-tu ? et je ne serai pas embarrassé pour le faire, car maintenant jai acquis de lexpérience… Mais on va certainement me mettre en prison. Sans une circonstance fortuite, il est même très-probable quon maurait déjà coffré aujourdhui, et je risque encore dêtre arrêté avant la fin du jour… Seulement ce nest rien, Sonia : ils marrêteront, mais ils seront forcés de me relâcher, parce quils nont pas une preuve véritable, et ils nen auront pas, je ten donne ma parole. Sur de simples présomptions comme les leurs, on ne peut pas condamner un homme. Allons, assez… Je voulais seulement te prévenir… Quant à ma mère et à ma sœur, je vais marranger de façon quelles ne sinquiètent pas. Il paraît que ma sœur est maintenant à labri du besoin ; je puis donc me rassurer aussi en ce qui concerne ma mère… Eh bien, voilà tout. Du reste, sois prudente. Tu viendras me voir quand je serai en prison ?
— Oh ! oui, oui !
Ils étaient assis côte à côte, tristes et abattus comme deux naufragés jetés par la tempête sur un rivage désert. En regardant Sonia, Raskolnikoff sentit combien elle laimait, et, chose étrange, cette tendresse immense dont il se voyait lobjet lui causa soudain une impression douloureuse. Il sétait rendu chez Sonia, se disant que son seul refuge, son seul espoir était en elle ; il avait cédé à un besoin irrésistible dépancher son chagrin ; maintenant que la jeune fille lui avait donné tout son cœur, il savouait quil était infiniment plus malheureux quauparavant.
— Sonia, dit-il, il vaut mieux que tu ne viennes pas me voir pendant ma détention.
Sonia ne répondit pas, elle pleurait. Quelques minutes sécoulèrent.
— As-tu une croix sur toi ? demanda-t-elle inopinément, comme frappée dune idée subite.
Dabord il ne comprit pas la question.
— Non, tu nen as pas ? Eh bien, prends celle-ci, elle est en bois de cyprès. Jen ai une autre en cuivre, qui me vient dÉlisabeth. Nous avons fait un échange, elle ma donné sa croix et je lui ai donné une image. Je vais porter maintenant la croix dÉlisabeth, et toi, tu porteras celle-ci. Prends-la… cest la mienne ! insista-t-elle. Nous irons ensemble à lexpiation, ensemble nous porterons la croix.
— Donne ! dit Raskolnikoff pour ne pas lui faire de peine, et il tendit la main, mais presque aussitôt il la retira.
— Pas maintenant, Sonia. Plus tard, cela vaudra mieux, ajouta-t-il en manière de concession.
— Oui, oui, plus tard, répondit-elle avec chaleur, — je te la donnerai au moment de lexpiation. Tu viendras chez moi, je te la mettrai au cou, nous ferons une prière, et puis nous partirons.
Au même instant, trois coups furent frappés à la porte.
— Sophie Séménovna, peut-on entrer ? fit une voix affable et bien connue.
Sonia, inquiète, courut ouvrir. Le visiteur nétait autre que Lébéziatnikoff.
V
André Séménovitch avait la figure bouleversée.
— Je viens vous trouver, Sophie Séménovna. Excusez-moi… Je mattendais bien à vous rencontrer ici, dit-il brusquement à Raskolnikoff, — cest-à-dire je ne mimaginais rien de mal… ne croyez pas… mais justement je pensais… Catherine Ivanovna est revenue à son logis, elle est folle, acheva-t-il en sadressant de nouveau à Sonia.
La jeune fille poussa un cri.
— Du moins, elle en a lair. Au reste… nous sommes là sans savoir que faire, voilà ! On la chassée de lendroit où elle était allée, peut-être même la-t-on mise à la porte avec des coups… du moins cest ce quil semble… Elle a couru chez le chef de Simon Zakharitch et ne la pas trouvé, il dînait chez un de ses collègues. Eh bien, le croirez-vous ? elle sest rendue aussitôt au domicile de cet autre général et a insisté pour voir le chef de Simon Zakharitch, qui était encore à table. Naturellement, on la mise à la porte. Elle raconte quelle la accablé dinjures et lui a même jeté quelque chose à la tête. Comment ne la-t-on pas arrêtée ? je nen sais rien ! Elle expose maintenant ses projets à tout le monde, y compris Amalia Ivanovna ! Seulement son agitation est telle quon ne saisit pas grandchose dans ce flux de paroles… Ah ! oui ; elle dit que, comme il ne lui reste plus aucune ressource, elle va jouer de lorgue dans la rue, ses enfants chanteront et danseront pour solliciter la charité des passants ; tous les jours, elle ira se placer sous les fenêtres du général… « On verra, dit-elle, les enfants dune famille noble demander laumône dans les rues ! » Elle bat tous ses enfants et les fait pleurer. Elle apprend la « Petite Ferme » à Léna, en même temps elle donne des leçons de danse au petit garçon ainsi quà Pauline Mikhaïlovna. Elle massacre leurs vêtements pour en faire des costumes de saltimbanques ; à défaut dinstrument de musique, elle veut emporter une cuvette sur laquelle elle frappera… Elle ne souffre aucune observation… Vous ne pouvez pas vous imaginer cela !
Lébéziatnikoff aurait parlé longtemps encore, mais Sonia, qui lavait écouté en respirant à peine, prit tout à coup son chapeau et sa mantille, puis sélança hors de la chambre. Elle shabilla tout en marchant. Les deux jeunes gens sortirent après elle.
— Elle est positivement folle ! dit André Séménovitch à Raskolnikoff. — Pour ne pas effrayer Sophie Séménovna, jai dit seulement quelle en avait lair ; mais le doute nest plus possible. Il paraît que chez les phtisiques il se forme des tubercules dans le cerveau ; cest dommage que je ne sache pas la médecine. Jai, du reste, essayé de convaincre Catherine Ivanovna, mais elle nécoute rien.
— Vous lui avez parlé de tubercules ?
— Cest-à-dire, pas précisément de tubercules. Dabord, elle ny aurait rien compris. Mais voici ce que je dis : si, à laide de la logique, vous persuadez à quelquun quau fond il na pas lieu de pleurer, il ne pleurera plus. Cest clair. Pourquoi continuerait-il à pleurer, selon vous ?
— Sil en était ainsi, la vie serait trop facile, répondit Raskolnikoff.
Arrivé devant sa demeure, il salua Lébéziatnikoff dun signe de tête et rentra chez lui.
Quand il fut dans sa chambrette, Raskolnikoff se demanda pourquoi il y était revenu. Ses yeux considéraient la tapisserie jaunâtre et délabrée, la poussière, le divan qui lui servait de lit… De la cour arrivait sans cesse un bruit sec, semblable à celui du marteau : enfonçait-on des clous quelque part ? Il sapprocha de la fenêtre, se dressa sur la pointe des pieds et regarda longuement dans la cour avec une attention extraordinaire. Mais il naperçut personne. À gauche, quelques fenêtres étaient ouvertes ; il y avait des pots de géraniums sur les croisées, au dehors pendait du linge… Il avait vu tout cela cent fois. Il quitta son poste dobservation et sassit sur le divan.
Jamais encore il navait éprouvé une aussi terrible sensation disolement ! Oui, il sentait de nouveau que peut-être, en effet, il détestait Sonia et quil la détestait après avoir ajouté à son malheur. Pourquoi était-il allé faire couler ses larmes ? Quel besoin avait-il donc dempoisonner sa vie ? Ô lâcheté !
« Je resterai seul ! se dit-il résolument, et elle ne viendra pas me voir en prison ! » Cinq minutes après, il releva la tête et sourit à une idée bizarre qui lui était venue tout à coup : « Peut-être, en effet, vaut-il mieux que jaille aux travaux forcés » pensait-il.
Combien de temps dura cette rêverie ? Il ne put jamais se le rappeler. Soudain la porte souvrit, livrant passage à Avdotia Romanovna. Dabord, la jeune fille sarrêta sur le seuil et de là le regarda comme tantôt il avait regardé Sonia. Puis elle sapprocha et sassit en face de lui sur une chaise, à la même place que la veille. Il la considéra en silence et sans quaucune idée se pût lire dans ses yeux.
— Ne te fâche pas, mon frère, je ne viens que pour une minute, dit Dounia. Sa physionomie était sérieuse, mais non sévère ; son regard avait une limpidité douce. Le jeune homme comprit que la démarche de sa sœur était dictée par laffection.
— Mon frère, à présent je sais tout, tout. Dmitri Prokofitch ma tout raconté. On te persécute, on te tourmente, tu es sous le coup de soupçons aussi insensés quodieux… Dmitri Prokofitch prétend quil ny a rien à craindre et que tu as tort de taffecter à ce point. Je ne suis pas de son avis : je mexplique très-bien le débordement dindignation qui sest produit en toi, et je ne serais pas surprise que ta vie entière nen ressentît le contre-coup. Cest ce que je crains. Tu nous as quittées. Je ne juge pas ta résolution, je nose pas la juger, et je te prie de me pardonner les reproches que je tai adressés. Je sens moi-même que si jétais à ta place, je ferais comme toi, je me bannirais du monde. Je laisserai maman ignorer cela, mais je lui parlerai sans cesse de toi et je lui dirai de ta part que tu ne tarderas pas à la venir voir. Ne tinquiète pas delle, je la rassurerai, mais toi, de ton côté, ne lui fais pas de peine, — viens, ne fût-ce quune fois ; songe quelle est ta mère ! Mon seul but, en te faisant cette visite, était de te dire, acheva Dounia en se levant, — que si, par hasard, tu avais besoin de moi pour quoi que ce soit, je suis à toi à la vie et à la mort… appelle-moi, je viendrai. Adieu !
Elle tourna les talons et se dirigea vers la porte.
— Dounia ! fit Raskolnikoff, qui se leva et savança vers elle : — ce Razoumikhine, Dmitri Prokofitch, est un excellent homme.
Dounia rougit légèrement.
— Eh bien ? demanda-t-elle après une minute dattente.
— Cest un homme actif, laborieux, honnête et capable dun solide attachement… Adieu, Dounia !
La jeune fille était devenue toute rouge, mais ensuite elle fut prise dune crainte soudaine.
— Mais est-ce que nous nous quittons pour toujours, mon frère ? Cest comme un testament que tu me laisses !
— Nimporte… Adieu…
Il séloigna delle et se dirigea vers la fenêtre. Elle attendit un moment, le regarda avec inquiétude et se retira toute troublée.
Non, ce nétait pas de lindifférence quil éprouvait à légard de sa sœur. Il y avait eu un moment (le dernier) où il sétait senti une violente envie de la serrer dans ses bras, de lui faire ses adieux et de lui tout dire ; cependant, il navait pu se résoudre même à lui tendre la main.
« Plus tard, elle frissonnerait à ce souvenir, elle dirait que je lui ai volé un baiser ! »
« Et puis, supporterait-elle un pareil aveu ? » ajouta-t-il mentalement quelques minutes après. « Non, elle ne le supporterait pas ; ces femmes-là ne savent rien supporter… »
Et sa pensée se reporta vers Sonia.
De la fenêtre venait une fraîcheur. Le jour baissait. Raskolnikoff prit brusquement sa casquette et sortit.
Sans doute il ne pouvait ni ne voulait soccuper de sa santé. Mais ces terreurs, ces angoisses continuelles devaient avoir leurs conséquences, et si la fièvre ne lavait pas encore terrassé, cétait peut-être grâce à la force factice que lui prêtait momentanément cette agitation morale.
Il se mit à errer sans but. Le soleil sétait couché. Depuis quelque temps Raskolnikoff éprouvait une souffrance qui, sans être particulièrement aiguë, se présentait surtout avec un caractère de durée. Il entrevoyait de longues années à passer dans une anxiété mortelle, « léternité sur un espace dun pied carré ». Dordinaire, cétait le soir que cette pensée lobsédait le plus. « Avec ce stupide malaise physique quamène le coucher du soleil, comment sempêcher de faire des sottises ! Jirais non pas seulement chez Sonia, mais chez Dounia ? » murmurait-il dune voix irritée.
Sentendant appeler, il se retourna : Lébéziatnikoff courait après lui.
— Figurez-vous que jai été chez vous ; je vous cherche. Imaginez-vous, elle a mis son programme à exécution, elle est partie avec ses enfants ! Sophie Séménovna et moi nous avons eu grandpeine à les trouver. Elle frappe sur une poêle et fait danser ses enfants. Les pauvres petits sont en larmes. Ils sarrêtent dans les carrefours et devant les boutiques. Ils ont à leurs trousses un tas dimbéciles. Dépêchons-nous.
— Et Sonia ?… demanda avec inquiétude Raskolnikoff qui se hâta de suivre André Séménovitch.
— Elle a tout à fait perdu la tête. Cest-à-dire, ce nest pas Sophie Séménovna qui a perdu la tête, mais Catherine Ivanovna ; du reste, on peut en dire autant de Sophie Séménovna. Quant à Catherine Ivanovna, cest de la folie pure. Je vous assure quelle est positivement atteinte daliénation mentale. On va les conduire au poste, et vous pouvez vous représenter leffet que cela produira sur elle. Ils sont maintenant sur le canal, près du pont ***, pas loin de chez Sophie Séménovna. Nous allons y arriver.
Sur le canal, à peu de distance du pont, stationnait une foule composée en grande partie de petits garçons et de petites filles. La voix rauque, éraillée, de Catherine Ivanovna sentendait déjà du pont. De fait, le spectacle était assez étrange pour attirer lattention des passants. Coiffée dun mauvais chapeau de paille, vêtue de sa vieille robe sur laquelle elle avait jeté un châle en drap de dame, Catherine Ivanovna ne justifiait que trop les paroles de Lébéziatnikoff. Elle était épuisée, haletante. Son visage phtisique exprimait plus de souffrance que jamais (dailleurs, les poitrinaires, au soleil, dans la rue, ont toujours plus mauvaise mine que chez eux), mais, nonobstant sa faiblesse, elle était en proie à une excitation qui ne faisait que croître de minute en minute.
Elle sélançait vers ses enfants, les gourmandait avec vivacité, soccupait là, devant tout le monde, de leur éducation chorégraphique et musicale, leur rappelait pourquoi il leur fallait danser et chanter ; puis, désolée de les voir si peu intelligents, elle se mettait à les battre.
Elle interrompait ces exercices pour sadresser au public ; apercevait-elle dans la foule un homme vêtu à peu près convenablement, elle sempressait de lui expliquer à quelle extrémité étaient réduits les enfants « dune famille noble, on pouvait même dire aristocratique ». Si elle entendait des rires ou des propos moqueurs, aussitôt elle prenait à partie les insolents et commençait à se quereller avec eux.
Le fait est que plusieurs ricanaient, dautres hochaient la tête, tous, en général, regardaient curieusement cette folle entourée denfants effrayés. Lébéziatnikoff sétait trompé en parlant de poêle, du moins Raskolnikoff nen vit pas. Pour faire laccompagnement, Catherine Ivanovna frappait dans ses mains en cadence, tandis que Poletchka chantait, que Léna et Kolia dansaient. Parfois elle-même essayait de chanter ; mais régulièrement, dès la seconde note, elle était interrompue par un accès de toux ; alors elle se désespérait, maudissait sa maladie et ne pouvait sempêcher de pleurer.
Ce qui surtout la mettait hors delle-même, cétaient les larmes et la frayeur de Kolia et de Léna. Ainsi que lavait dit Lébéziatnikoff, elle avait tâché dhabiller ses enfants comme shabillent les chanteurs et les chanteuses des rues. Le petit garçon était coiffé dune sorte de turban rouge et blanc pour représenter un Turc. Manquant détoffe pour faire un costume à Léna, sa mère sétait bornée à lui mettre sur la tête la chapka rouge ou, pour mieux dire, le bonnet de nuit de feu Simon Zakharitch. Cette coiffure était ornée dune plume dautruche blanche, qui avait jadis appartenu à la grandmère de Catherine Ivanovna et que celle-ci avait conservée jusqualors dans son coffre comme un précieux souvenir de famille. Poletchka portait sa robe de tous les jours. Elle ne quittait pas sa mère dont elle devinait le dérangement intellectuel, et, la regardant dun œil timide, cherchait à lui dérober la vue de ses larmes. La petite fille était épouvantée de se trouver ainsi dans la rue, au milieu de cette foule. Sonia sétait attachée aux pas de Catherine Ivanovna et sans cesse la suppliait en pleurant de retourner chez elle. Mais Catherine Ivanovna restait inflexible.
— Tais-toi, Sonia, vociférait-elle en toussant. Tu ne sais pas toi-même ce que tu demandes, tu es comme un enfant. Je tai déjà dit que je ne reviendrais pas chez cette ivrognesse allemande. Que tout le monde, que tout Pétersbourg voie réduits à la mendicité les enfants dun noble père qui a loyalement servi toute sa vie et qui, on peut le dire, est mort au service. (Catherine Ivanovna avait déjà réussi à se fourrer cette idée dans la tête, et il aurait été impossible maintenant de len faire démordre.) Que ce vaurien de général soit témoin de notre détresse ! Mais tu es bête, Sonia ! Et manger ? Nous tavons assez exploitée, je ne veux plus ! Ah ! Rodion Romanovitch, cest vous ! sécria-t-elle en apercevant Raslkolnikoff, et elle sélança vers lui ; faites comprendre, je vous prie, à cette petite imbécile que cest pour nous le parti le plus sage ! On fait bien laumône aux joueurs dorgue, on naura pas de peine à nous distinguer deux ; on reconnaîtra tout de suite en nous une famille noble tombée dans la misère, et ce vilain général perdra sa place, vous verrez ! Nous irons chaque jour sous ses fenêtres, lempereur passera, je me jetterai à ses genoux et je lui montrerai mes enfants : « Père, protège-nous ! » lui dirai-je. Il est le père des orphelins, il est miséricordieux, il nous protégera, vous verrez, et cet affreux général… Léna, tenez-vous droite ! Toi, Kolia, tu vas tout de suite recommencer ce pas. Quas-tu à pleurnicher ? Cela ne finira donc jamais ? Voyons, de quoi as-tu peur, petit imbécile ? Seigneur ! que faire avec eux, Rodion Romanovitch ? Si vous saviez comme ils sont bouchés ! Il ny a moyen den rien faire !
Elle-même avait presque les larmes aux yeux (ce qui, du reste, ne lempêchait pas de parler sans relâche), tandis quelle montrait à Raskolnikoff ses enfants éplorés. Le jeune homme chercha à lui persuader de regagner son logis ; croyant agir sur son amour-propre, il lui fit même observer quil nétait pas convenable de rouler dans les rues comme les joueurs dorgue, quand on se proposait douvrir un pensionnat pour les jeunes filles nobles…
— Un pensionnat, ha ! ha ! ha ! La bonne plaisanterie ! sécria Catherine Ivanovna qui, après avoir ri, eut un violent accès de toux : — non, Rodion Romanovitch, le rêve sest évanoui ! tout le monde nous a abandonnés ! Et ce général… Vous savez, Rodion Romanovitch, je lui ai lancé à la figure lencrier qui se trouvait sur la table de lantichambre à côté de la feuille où les visiteurs sinscrivent. Après avoir inscrit mon nom, jai jeté lencrier et je me suis sauvée. Oh ! les lâches ! les lâches ! Mais je men moque, maintenant je nourrirai moi-même mes enfants, je ne ferai de courbettes à personne ! Nous lavons assez martyrisée ! ajouta-t-elle en montrant Sonia. — Poletchka, combien avons-nous recueilli dargent ? Fais voir la recette ! Comment ! deux kopecks en tout ! Oh ! les ladres ! Ils ne donnent rien, ils se contentent de nous suivre en nous tirant la langue ! Eh bien ! pourquoi ce crétin rit-il ? (Elle montrait quelquun dans la foule.) Cest toujours la faute de ce Kolia, son inintelligence est cause quon se moque de nous ! Quest-ce que tu veux, Poletchka ? Parle-moi en français. Je tai donné des leçons, tu sais quelques phrases !… Sans cela comment reconnaîtra-t-on que vous appartenez à une famille noble, que vous êtes des enfants bien élevés, et non de vulgaires musiciens ambulants ? Nous laisserons de côté les chansons triviales, nous ne chanterons que de nobles romances… Ah ! oui, au fait, quallons-nous chanter ? Vous minterrompez toujours, et nous… voyez-vous, Rodion Romanovitch, nous nous sommes arrêtés ici pour choisir notre répertoire, car, comme bien vous pensez, nous avons été pris au dépourvu, nous navions rien de prêt, il nous faut une répétition préalable ; ensuite nous nous rendrons sur la perspective Newsky où il y a beaucoup plus de gens de la haute société, là on nous remarquera immédiatement. Léna sait la « Petite Ferme ». Seulement la « Petite Ferme » commence à devenir une scie, on nentend que cela partout. Il faudrait quelque chose de plus distingué… Eh bien, Polia, donne-moi une idée, tâche un peu de venir en aide à ta mère ! Moi, je nai plus de mémoire ! Au fait, ne pourrions-nous pas chanter le « Hussard appuyé sur son sabre » ? Non ; voici qui vaudra mieux : chantons en français « Cinq sous » ! Je vous lai apprise, celle-là, vous la savez. Et puis, comme cest une chanson française, on verra tout de suite que vous appartenez à la noblesse, et ce sera beaucoup plus touchant… Nous pourrions même y joindre : « Malbrough sen va-t-en guerre ! » dautant plus que cette chansonnette est absolument enfantine et quon sen sert dans toutes les maisons aristocratiques pour endormir les babies :
Malbrough sen va-t-en guerre,
Ne sait quand reviendra…
commença-t-elle à chanter… — Mais non, « Cinq sous ! » cela vaut mieux. Allons, Kolia, la main sur la hanche, vivement, et toi, Léna, mets-toi en face de lui, Poletchka et moi nous ferons laccompagnement !
cinq sous, cinq sous,
Pour monter notre ménage…
H-hi ! H-hi ! H-hi ! Poletchka, remonte ta robe, elle glisse en bas de tes épaules, remarqua-t-elle pendant quelle toussait. — Maintenant il sagit de vous tenir convenablement et daccuser la finesse de votre pied pour quon voie bien que vous êtes des enfants de gentilhomme. Encore un soldat ! Eh bien, quest-ce quil te faut ?
Un sergent de ville se frayait un passage à travers la foule. Mais en même temps sapprocha un monsieur dune cinquantaine dannées et dun extérieur imposant, qui portait sous son manteau un uniforme de fonctionnaire. Le nouveau venu, dont le visage exprimait une sincère compassion, avait un ordre au cou, circonstance qui fit grand plaisir à Catherine Ivanovna et ne laissa pas de produire aussi son effet sur le sergent de ville. Il tendit silencieusement à Catherine Ivanovna un billet de trois roubles. En recevant cette offrande, elle sinclina avec la politesse cérémonieuse dune femme du monde.
— Je vous remercie, monsieur, commença-t-elle dun ton plein de dignité, — les causes qui nous ont amenés… prends largent, Poletchka. Tu vois, il y a des hommes généreux et magnanimes, tout prêts à secourir une dame noble tombée dans le malheur. Les orphelins que vous avez devant vous, monsieur, sont de race noble, on peut même dire quils sont apparentés à la meilleure aristocratie… Et ce général était en train de manger des gélinottes… Il a frappé du pied parce que je métais permis de le déranger… « Excellence, lui ai-je dit, vous avez beaucoup connu Simon Zakharitch ; prenez la défense des orphelins quil a laissés après lui ; le jour de son enterrement, sa fille a été calomniée par le dernier des drôles… « Encore ce soldat ! Protégez-moi ! sécria-t-elle en sadressant au fonctionnaire. — Pourquoi ce soldat sacharne-t-il après moi ? On nous a déjà chassés de la rue des Bourgeois… Quest-ce que tu veux, imbécile ?
— Il est défendu de causer du scandale dans les rues. Ayez, je vous prie, une tenue plus convenable.
— Cest toi qui es inconvenant ! Je suis dans le même cas que les joueurs dorgue, laisse-moi tranquille !
— Les joueurs dorgue doivent avoir une autorisation, vous nen avez pas et vous provoquez des attroupements dans les rues. Où demeurez-vous ?
— Comment, une autorisation ! vociféra Catherine Ivanovna. Jai enterré mon mari aujourdhui, cest une autorisation, cela, jespère !
— Madame, madame, calmez-vous, intervint le fonctionnaire ; venez, je vais vous reconduire… Vous nêtes pas à votre place dans cette foule… Vous êtes souffrante…
— Monsieur, monsieur, vous ne savez rien ! cria Catherine Ivanovna ; nous devons aller sur la perspective Newsky… Sonia, Sonia ! mais où est-elle donc ? elle pleure aussi ! Mais quest-ce que vous avez tous ?… Kolia, Léna, où êtes-vous ? fit-elle avec une inquiétude soudaine. — Oh ! sots enfants ! Kolia, Léna ! Mais où sont-ils donc ?…
En voyant un soldat qui voulait les arrêter, Kolia et Léna, déjà fort effrayés par la présence de la foule et les excentricités de leur mère, avaient été saisis dune terreur folle et sétaient enfuis à toutes jambes. La pauvre Catherine Ivanovna, pleurant, gémissant, sélança à leur poursuite. Sonia et Poletchka coururent après elle.
— Fais-les revenir, Sonia, rappelle-les ! Oh ! quels enfants bêtes et ingrats !… Polia ! rattrape-les… Cest pour vous que je…
Dans sa course, son pied buta contre un obstacle, et elle tomba.
— Elle sest blessée, elle est tout en sang ! Oh ! Seigneur ! sécria Sonia en se penchant sur sa belle-mère.
Un rassemblement ne tarda pas à se former autour des deux femmes. Raskolnikoff et Lébéziatnikoff furent des premiers à accourir, ainsi que le fonctionnaire et le sergent de ville.
— Allez-vous-en, allez-vous-en ! ne cessait de dire ce dernier, cherchant à faire circuler les curieux.
Mais en examinant bien Catherine Ivanovna, on découvrit quelle ne sétait nullement blessée, comme lavait pensé Sonia, et que le sang qui rougissait le pavé avait jailli de sa poitrine par la gorge.
— Je connais cela, murmura le fonctionnaire à loreille des deux jeunes gens, cest la phtisie ; le sang jaillit ainsi et amène létouffement. Il ny a pas encore longtemps jen ai vu un exemple chez une de mes parentes : elle a rendu comme cela un verre et demi de sang… tout dun coup… Que faire ? elle va mourir…
— Ici, ici, chez moi ! supplia Sonia ; voilà où je demeure ! La seconde maison… chez moi, vite, vite ! Faites chercher un médecin… Oh ! Seigneur ! répétait-elle effarée en allant de lun à lautre.
Grâce à lactive intervention du fonctionnaire, cette affaire sarrangea ; le sergent de ville aida même à transporter Catherine Ivanovna. Celle-ci était comme morte quand on la déposa sur le lit de Sonia. Lhémorrhagie continua encore quelque temps, mais peu à peu la malade parut revenir à elle. Dans la chambre entrèrent, outre Sonia, Raskolnikoff, Lébéziatnikoff et le fonctionnaire. Le sergent de ville les y rejoignit après avoir au préalable dispersé les curieux, dont plusieurs avaient accompagné le triste cortège jusquà la porte.
Poletchka arriva, ramenant les deux fugitifs qui tremblaient et pleuraient. On vint aussi de chez les Kapernaoumoff : le tailleur, boiteux et borgne, était un type étrange avec ses cheveux et ses favoris raides comme des soies de porc ; sa femme avait lair effrayé, mais cétait sa physionomie accoutumée ; le visage de leurs enfants nexprimait quune surprise hébétée. Parmi les personnes présentes se montra tout à coup Svidrigaïloff. Ignorant quil habitait cette maison et ne se souvenant pas de lavoir vu dans la foule, Raskolnikoff fut fort étonné de le rencontrer là.
On parla dappeler un médecin et un prêtre. Le fonctionnaire jugeait les secours de lart inutiles dans la circonstance, et il le dit tout bas à Raskolnikoff ; néanmoins, il fit le nécessaire pour les procurer à la malade. Ce fut Kapernaoumoff lui-même qui se chargea daller chercher un médecin.
Cependant Catherine Ivanovna était un peu plus calme, et lhémorrhagie avait momentanément cessé. Linfortunée attacha un regard maladif, mais fixe et pénétrant, sur la pauvre Sonia, qui, pâle et tremblante, lui épongeait le front avec un mouchoir. À la fin, elle demanda à être mise sur son séant. On lassit sur le lit en la soutenant de chaque côté.
— Où sont les enfants ? questionna-t-elle dune voix faible. Tu les as ramenés, Polia ? Oh ! les imbéciles !… Eh bien ! pourquoi vous étiez-vous enfuis ?… Oh !
Le sang couvrait encore ses lèvres desséchées. Elle promena ses yeux autour de la chambre.
— Ainsi, voilà comme tu vis, Sonia !… Je nétais pas venue une seule fois chez toi… il a fallu cela pour my amener…
Elle jeta sur la jeune fille un regard de pitié.
— Nous tavons grugée, Sonia… Polia, Léna, Kolia, venez ici… Allons, les voilà, Sonia, prends-les tous… Je les remets entre tes mains… moi, jen ai assez !… Le bal est fini ! Ah !… lâchez-moi, laissez-moi mourir tranquillement.
On lui obéit ; elle se laissa retomber sur loreiller.
— Quoi, un prêtre ?… Je nen ai pas besoin… Est-ce que vous avez un rouble de trop, par hasard ?… Je nai pas de péchés sur la conscience !… Et quand même, Dieu doit me pardonner… Il sait combien jai souffert !… Sil ne me pardonne pas, tant pis !…
Ses idées se troublaient de plus en plus. Parfois elle tressaillait, regardait autour delle et reconnaissait durant une minute ceux qui lentouraient, mais aussitôt après le délire la reprenait. Elle respirait péniblement, on entendait comme un bouillonnement dans son gosier.
— Je lui dis : « Excellence !… » criait-elle en sarrêtant, après chaque mot : — Cette Amalia Ludvigovna… Ah ! Léna, Kolia ! la main sur la hanche, vivement, vivement, glissez, glissez, pas de basque ! Frappe des pieds… sois un gracieux enfant.
Du hast Diamanten und Perlen[1]…
Quest-ce quil y a ensuite ? Voilà ce quil faudrait chanter…
Du hast die schönsten Augen,
Madchen, was willst du mehr[2] ?…
Eh ! oui, que veut-elle de plus, limbécile ?… Ah ! voici encore :
Dans une vallée du Daghestan
Que le soleil brûle de ses feux…
Ah ! que je laimais !… Jaimais cette romance à ladoration, Poletchka !… Ton père la chantait avant notre mariage… Ô jours !… Voilà ce que nous devrions chanter ! Eh bien ! comment donc, comment donc ? Tiens, jai oublié… Mais rappelez-moi donc la suite !…
En proie à une agitation extraordinaire, elle sefforçait de se soulever sur le lit. À la fin, dune voix rauque, brisée, sinistre, elle commença, en respirant après chaque mot, tandis que son visage exprimait une frayeur croissante :
Dans une vallée… du Daghestan…
Que le soleil… brûle de ses feux,
Une balle dans la poitrine…
Puis, tout à coup, Catherine Ivanovna fondit en larmes, et, avec une désolation poignante :
— Excellence ! sécria-t-elle, protégez des orphelins ! En souvenir de lhospitalité reçue chez feu Simon Zakharitch !… On peut même dire aristocratique !… Ha ! frissonna-t-elle soudain, et, comme cherchant à se rappeler où elle était, elle regarda avec une sorte dangoisse tous les assistants ; mais elle reconnut aussitôt Sonia et parut surprise de la voir devant elle.
— Sonia ! Sonia ! fit-elle dune voix douce et tendre : Sonia, chère, tu es ici ?
On la souleva de nouveau.
— Assez !… Cest fini !… La bête est crevée !… cria la malade avec laccent dun amer désespoir, et elle laissa retomber sa tête sur loreiller.
Elle sassoupit encore une fois, mais ce ne fut pas pour longtemps. Son visage jaunâtre et décharné se rejeta en arrière, sa bouche souvrit, ses jambes se tendirent convulsivement. Elle poussa un profond soupir et mourut.
Sonia, plus morte que vive elle-même, se précipita sur le cadavre, le serra dans ses bras et appuya sa tête sur la poitrine amaigrie de la défunte. Poletchka se mit, en sanglotant, à baiser les pieds de sa mère. Trop jeunes pour comprendre ce qui était arrivé, Kolia et Léna nen avaient pas moins le sentiment dune catastrophe terrible. Ils passèrent leurs bras autour du cou lun de lautre, et, après sêtre regardés dans les yeux, commencèrent à crier. Les deux enfants étaient encore costumés en saltimbanques : lun avait son turban, lautre son bonnet de nuit orné dune plume dautruche.
Par quel hasard « lattestation honorifique » se trouva-t-elle tout à coup sur le lit, à côté de Catherine Ivanovna ? Elle était là, sur loreiller ; Raskolnikoff la vit.
Le jeune homme se dirigea vers la fenêtre. Lébéziatnikoff sempressa de ly rejoindre.
— Elle est morte ! dit André Séménovitch.
Svidrigaïloff sapprocha deux.
— Rodion Romanovitch, je voudrais vous dire deux mots.
Lébéziatnikoff céda aussitôt la place et seffaça discrètement. Néanmoins, Svidrigaïloff crut devoir emmener dans un coin Raskolnikoff que ces façons intriguaient fort.
— Toutes ces affaires, cest-à-dire linhumation et le reste, je men charge. Vous savez, cela va coûter de largent, et, comme je vous lai dit, jen ai qui ne me sert pas. Cette Poletchka et ces deux mioches, je les ferai entrer dans un orphelinat où ils seront bien, et je placerai une somme de quinze cents roubles sur la tête de chacun deux jusquà leur majorité, pour que Sophie Séménovna nait pas à soccuper de leur entretien. Quant à elle, je la retirerai du bourbier, car cest une brave fille, nest-ce pas ? Eh bien, vous pouvez dire à Avdotia Romanovna quel emploi jai fait de son argent.
— Dans quel but êtes-vous si généreux ? demanda Raskolnikoff.
— E-eh ! sceptique que vous êtes ! répondit en riant Svidrigaïloff ; je vous ai dit que cet argent ne métait pas nécessaire. Eh bien, jagis simplement par humanité. Est-ce que vous nadmettez pas cela ? Après tout, ajouta-t-il en indiquant du doigt le coin où reposait la défunte, cette femme-là nétait pas une « vermine », comme certaine vieille usurière. Convenez-en, valait-il mieux « quelle mourût et que Loujine vécût pour commettre des infamies » ? Sans mon aide, Poletchka, par exemple, serait condamnée à la même existence que sa sœur…
Son ton gaiement malicieux était plein de sous-entendus, et, pendant quil parlait, il ne quittait pas des yeux le visage de Raskolnikoff. Ce dernier pâlit et se sentit frissonner en entendant les expressions presque textuelles dont il sétait servi dans sa conversation avec Sonia. Il recula brusquement et regarda Svidrigaïloff dun air étrange :
— Comment… savez-vous cela ? balbutia-t-il.
— Mais jhabite là, de lautre côté du mur, dans le logement de madame Resslich, ma vieille et excellente amie. Je suis le voisin de Sophie Séménovna.
— Vous ?
— Moi, continua Svidrigaïloff qui riait à se tordre, — et je vous donne ma parole dhonneur, très-cher Rodion Romanovitch, que vous mavez étonnamment intéressé. Je vous avais dit que nous nous retrouverions, jen avais le pressentiment ; — eh bien ! nous nous sommes retrouvés. Et vous verrez quel homme accommodant je suis. Vous verrez quon peut encore vivre avec moi…
↑ Tu as des diamants et des perles…
↑ Tu as les plus beaux yeux,
Jeune fille, que veux-tu de plus ?…
SIXIÈME PARTIE
I
La situation de Raskolnikoff était étrange : on eût dit quune sorte de brouillard lenveloppait et lisolait du reste des hommes. Quand, dans la suite, il se rappelait cette époque de sa vie, il devinait quil avait dû perdre parfois la conscience de lui-même, et que cet état avait duré, avec certains intervalles lucides, jusquà la catastrophe définitive. Il était positivement convaincu quil avait commis alors beaucoup derreurs ; par exemple, que la succession chronologique des événements lui avait souvent échappé. Du moins, lorsque plus tard il voulut rassembler et mettre en ordre ses souvenirs, force lui fut de recourir à des témoignages étrangers pour apprendre nombre de particularités sur lui-même.
Il confondait, notamment, un fait avec un autre, ou bien il considérait tel incident comme la conséquence dun autre qui nexistait que dans son imagination. Quelquefois il était dominé par une crainte maladive qui dégénérait même en terreur panique. Mais il se souvint aussi quil y avait eu des moments, des heures et peut-être même des jours où, par contre, il était plongé dans une apathie morne, comparable seulement à lindifférence de certains moribonds.
En général, dans ces derniers temps, loin de chercher à se rendre un compte exact de sa situation, il sefforçait de ny point songer. Certains faits de la vie courante, qui ne souffraient pas dajournement, simposaient malgré lui à son attention ; en revanche, il négligeait à plaisir les questions dont loubli, dans une position comme la sienne, ne pouvait que lui être fatal.
Il avait surtout peur de Svidrigaïloff. Depuis que ce dernier lui avait répété les paroles prononcées par lui dans la chambre de Sonia, les pensées de Raskolnikoff avaient pris comme une direction nouvelle. Mais, bien que cette complication imprévue linquiétât extrêmement, le jeune homme ne se pressait pas de tirer la chose au clair. Parfois, quand il avait égaré ses pas dans quelque quartier lointain et solitaire de la ville, quand il se voyait attablé seul dans un méchant traktir sans se rappeler par quel hasard il était entré là, il songeait tout à coup à Svidrigaïloff : il se promettait davoir le plus tôt possible une explication décisive avec cet homme dont la pensée lobsédait.
Un jour quil était allé se promener quelque part au delà de la barrière, il se figura même quil avait donné rendez-vous à Svidrigaïloff en cet endroit. Une autre fois, en séveillant avant laurore, il fut fort étonné de se trouver couché par terre au milieu dun taillis. Du reste, pendant les deux ou trois jours qui suivirent la mort de Catherine Ivanovna, Raskolnikoff eut deux fois loccasion de rencontrer Svidrigaïloff : dabord dans la chambre de Sonia, ensuite dans le vestibule, près de lescalier conduisant chez la jeune fille.
Dans ces deux circonstances, ils se bornèrent à échanger quelques mots très-brefs et sabstinrent daborder le point capital, comme si, par un accord tacite, ils se fussent entendus pour écarter momentanément cette question. Le cadavre de Catherine Ivanovna était encore sur la table. Svidrigaïloff prenait les dispositions relatives aux funérailles. Sonia était aussi fort occupée. Dans la dernière rencontre, Svidrigaïloff apprit à Raskolnikoff que ses démarches en faveur des enfants de Catherine Ivanovna avaient été couronnées de succès : grâce à certains personnages de sa connaissance, il avait pu, dit-il, obtenir ladmission des trois enfants dans des asiles très-bien tenus ; les quinze cents roubles placés sur la tête de chacun deux navaient pas nui à ce résultat, car on recevait beaucoup plus volontiers les orphelins possédant un petit capital que ceux qui étaient tout à fait sans ressource. Il ajouta quelques mots au sujet de Sonia, promit de passer lui-même un de ces jours chez Raskolnikoff et laissa entendre quil y avait certaines affaires dont il désirait vivement sentretenir avec lui… Pendant quil parlait, Svidrigaïloff ne cessait dobserver son interlocuteur. Tout à coup il se tut, puis il demanda en baissant la voix :
— Mais quavez-vous donc, Rodion Romanovitch ? On dirait que vous nêtes pas dans votre assiette. Vous écoutez, vous regardez et vous navez pas lair de comprendre ! Reprenez vos esprits. Voilà, il faudra que nous causions un peu ensemble ; malheureusement, je suis fort occupé tant par mes propres affaires que par celles des autres… Eh ! Rodion Romanovitch, ajouta-t-il brusquement, à tous les hommes il faut de lair, de lair, de lair… avant tout !
Il se rangea vivement pour laisser passer un prêtre et un sacristain qui sapprêtaient à monter lescalier. Ils venaient célébrer loffice des morts. Svidrigaïloff avait tenu à ce que cette cérémonie eut lieu régulièrement deux fois par jour. Il séloigna, et Raskolnikoff, après un moment de réflexion, suivit le pope chez Sonia.
Il resta sur le seuil. Le service commença avec la tranquille et triste solennité dusage. Depuis son enfance, Raskolnikoff éprouvait une sorte de terreur mystique devant lappareil de la mort ; aussi évitait-il le plus souvent dassister aux panikhidas. Dailleurs, celle-ci avait pour lui un caractère particulièrement émouvant. Il regarda les enfants : tous trois étaient agenouillés près du cercueil, Poletchka pleurait. Derrière eux, Sonia priait en cherchant à cacher ses larmes. Tous ces jours-ci, elle na pas levé une seule fois les yeux sur moi et ne ma pas dit un seul mot ! pensa-t-il tout à coup. Le soleil jetait une vive lumière dans la chambre, où la fumée de lencens montait en tourbillons épais.
Le prêtre lut la prière accoutumée : « Donne-lui, Seigneur, le repos éternel ! » Raskolnikoff resta jusquà la fin. En donnant la bénédiction et en prenant congé, lecclésiastique regarda autour de lui dun air étrange. Après loffice, Raskolnikoff sapprocha de Sonia. Elle lui prit aussitôt les deux mains et inclina sa tête sur lépaule du jeune homme. Cette démonstration damitié causa un profond étonnement à celui qui en était lobjet. Quoi ! Sonia ne manifestait pas la moindre aversion, pas la moindre horreur pour lui, sa main ne tremblait pas le moins du monde ! Cétait le comble de labnégation personnelle. Du moins, ce fut ainsi quil en jugea. La jeune fille ne dit pas un mot. Raskolnikoff lui serra la main et sortit.
Il éprouvait un insupportable malaise. Sil lui avait été possible en ce moment de trouver quelque part la solitude, cette solitude dut-elle durer toute sa vie, il se serait estimé heureux. Hélas ! depuis quelque temps, quoiquil fût presque toujours seul, il ne pouvait pas se dire quil létait. Il lui arrivait de se promener hors la ville, de sen aller sur un grand chemin ; une fois même il senfonça dans un bois. Mais plus le lieu était solitaire, plus Raskolnikoff sentait près de lui un être invisible dont la présence leffrayait moins encore quelle ne lirritait. Aussi se hâtait-il de regagner la ville ; il se mêlait à la foule, entrait dans les traktirs et dans les cabarets, allait au Tolkoutchii ou à la Siennaïa. Là il se trouvait plus à laise et même plus seul.
À la tombée de la nuit, on chantait des chansons dans une gargote. Il passa une heure entière à les écouter et y prit même un grand plaisir. Mais, à la fin, linquiétude le ressaisit de nouveau ; une pensée poignante comme un remords se mit à le torturer :
« Je suis là à écouter des chansons, est-ce pourtant ce que je dois faire ? » se dit-il. Du reste, il devinait que ce nétait pas là son unique souci : une autre question devait être tranchée sans retard ; mais elle avait beau simposer à son attention, il ne pouvait se résoudre à lui donner une forme précise. « Non, mieux vaudrait la lutte ! mieux vaudrait me retrouver encore en face de Porphyre… ou de Svidrigaïloff… Oui, oui, plutôt un adversaire quelconque, une attaque à repousser ! »
Sur cette réflexion, il quitta précipitamment la gargote. Soudain, la pensée de sa mère et de sa sœur le jeta dans une sorte de terreur panique. Il passa cette nuit-là couché dans les taillis de Krestowsky-Ostroff ; avant laurore, il se réveilla tremblant la fièvre et prit le chemin de sa demeure, où il arriva de grand matin. Après quelques heures de sommeil, la fièvre disparut, mais il séveilla tard, — à deux heures de laprès-midi.
Raskolnikoff se rappela que cétait le jour fixé pour les obsèques de Catherine Ivanovna, et il se félicita de ny avoir pas assisté. Nastasia lui apporta son repas. Il mangea et but de bon appétit, presque avec avidité. Sa tête était plus fraîche, il goûtait un calme qui lui était inconnu depuis trois jours. Un instant même, il sétonna des accès de terreur panique auxquels il avait été en proie. La porte souvrit, entra Razoumikhine.
— Ah ! il mange, par conséquent il nest pas malade ! dit le visiteur, qui prit une chaise et sassit près de la table, en face de Raskolnikoff. Il était fort agité et ne cherchait pas à le cacher. Il parlait avec une colère visible, mais sans se presser et sans élever extrêmement la voix. On pouvait supposer que quelque motif sérieux lavait amené. — Écoute, commença-t-il dun ton décidé, je vous lâche tous, parce que je vois maintenant, je vois de la façon la plus claire que votre jeu est indéchiffrable pour moi. Ne crois pas, je te prie, que je sois venu tinterroger. Je men moque ! Je ne me soucie pas de te tirer les vers du nez. Maintenant, tu me dirais toi-même tout, tous vos secrets, il est bien probable que je ne voudrais pas les entendre : je cracherais et je men irais. Je suis venu à seule fin de médifier dabord personnellement sur ton état mental. Vois-tu ? il y a des gens qui te croient fou ou à la veille de lêtre. Je tavoue que jétais moi-même très-disposé à partager cette opinion, vu que ta manière dagir est stupide, assez vilaine et parfaitement inexplicable. Dautre part, que penser de ta récente conduite à légard de ta mère et de ta sœur ? Quel homme, à moins dêtre une canaille ou un fou, se serait comporté avec elles comme tu las fait ? Donc, tu es fou…
— Quand les as-tu vues ?
— Tout à lheure. Et toi, tu ne les vois plus ? Dis-moi, je te prie, où tu roules ainsi toute la journée, jai déjà passé trois fois chez toi. Depuis hier, ta mère est sérieusement malade. Elle a voulu venir te voir. Avdotia Romanovna sest efforcée de len détourner, mais Pulchérie Alexandrovna na rien voulu entendre : « Sil est malade, sil a lesprit dérangé, a-t-elle dit, qui lui donnera des soins, sinon sa mère ? » Pour ne pas la laisser aller seule, nous nous sommes tous rendus ici, et durant la route nous la suppliions sans cesse de se calmer. Quand nous sommes arrivés, tu étais absent. Tiens, voilà la place ou elle sest assise, elle est restée là dix minutes ; debout à côté delle, nous nous taisions. « Sil sort, a-t-elle dit en se levant, cest quil nest pas malade et quil oublie sa mère ; il est donc inconvenant à moi daller mendier les caresses de mon fils. » Elle est retournée chez elle et sest mise au lit ; à présent elle a la fièvre : « Je le vois bien, dit-elle, cest à elle quil donne tout son temps. » Elle suppose que Sophie Séménovna est ta fiancée ou ta maîtresse. Je suis allé aussitôt chez cette jeune fille, parce que, mon ami, il me tardait dêtre fixé là-dessus. Jentre, et que vois-je ? Un cercueil, des enfants qui pleurent et Sophie Séménovna qui leur essaye des vêtements de deuil. Tu nétais pas là. Après tavoir cherché des yeux, jai fait mes excuses, je suis sorti et jai été raconter à Avdotia Romanovna le résultat de ma démarche. Décidément, tout cela ne signifie rien, il ne sagit pas ici damourette : reste donc, comme la plus probable, lhypothèse de la folie. Or, voici que je te trouve en train de dévorer du bœuf bouilli, comme si tu navais rien pris depuis quarante-huit heures ! Sans doute, être fou nempêche pas de manger ; mais, quoique tu ne maies pas encore dit un mot…, non, tu nes pas fou, jen mettrais ma main au feu ! Cest pour moi un point hors de discussion. Aussi, je vous envoie tous au diable, attendu quil y a là un mystère et que je nai pas lintention de me casser la tête sur vos secrets. Jétais venu seulement pour te faire une scène et me soulager le cœur. Quant au reste, je sais maintenant ce que jai à faire !
— Que vas-tu faire ?
— Que timporte ?
— Tu vas te mettre à boire ?
— Comment as-tu deviné cela ?
— Avec ça que cétait difficile à deviner !
Razoumikhine resta un moment silencieux.
— Tu as toujours été fort intelligent, et jamais, jamais tu nas été fou, observa-t-il tout à coup avec vivacité. Tu as dit vrai : je vais me mettre à boire. Adieu !
Et il fit un pas vers la porte.
— Avant-hier, si je me rappelle bien, jai parlé de toi à ma sœur, dit Raskolnikoff.
Razoumikhine sarrêta soudain.
— De moi ! Mais… où donc as-tu pu la voir avant-hier ? demanda-t-il en pâlissant un peu. Le trouble qui lagitait ne pouvait faire lobjet dun doute.
— Elle est venue ici, seule, sest assise à cette place et a causé avec moi.
— Elle ?
— Oui, elle.
— Que lui as-tu donc dit… de moi, bien entendu ?
— Je lui ai dit que tu étais un excellent homme, honnête et laborieux. Je ne lui ai pas dit que tu laimais, parce quelle le sait.
— Elle le sait ?
— Tiens, parbleu ! Où que jaille, quoi quil arrive de moi, tu devrais rester leur providence. Je les remets, pour ainsi dire, entre tes mains, Razoumikhine. Je te dis cela, parce que je sais très-bien que tu laimes, et je suis convaincu de la pureté de tes sentiments. Je sais aussi quelle peut taimer, si même elle ne taime déjà. Maintenant, décide si tu dois ou non te mettre à boire.
— Rodka… Tu vois… Eh bien… Ah ! diable ! mais toi, où veux-tu aller ? Vois-tu ? du moment où tout cela est un secret, eh bien, nen parlons plus ! Mais je… je saurai ce qui en est… Et je suis convaincu quil ny a là rien de sérieux, que ce sont des niaiseries dont ton imagination se fait des monstres. Du reste, tu es un excellent homme ! Un excellent homme !
— Je voulais ajouter mais tu mas interrompu que tu avais parfaitement raison tout à lheure quand tu décladéclarais renoncer à connaître ces secrets. Ne ten inquiète pas. Les choses se découvriront en leur temps, et tu sauras tout quand le moment sera venu. Hier, quelquun ma dit quil fallait à lhomme de lair, de lair, de lair ! Je vais aller tout de suite lui demander ce quil entend par là.
Razoumikhine réfléchissait, une idée lui vint :
« Cest un conspirateur politique, à coup sûr ! Et il est à la veille de quelque tentative audacieuse, cela est certain ! Il ne peut pas en être autrement, et… et Dounia le sait… » se dit-il soudain.
— Ainsi, Avdotia Romanovna vient chez toi, reprit-il en scandant chaque mot ; et toi-même tu veux voir quelquun qui dit quil faut plus dair… Il est probable que la lettre a aussi été envoyée par cet homme-là, acheva-t-il comme en aparté.
— Quelle lettre ?
— Elle a reçu aujourdhui une lettre qui la beaucoup inquiétée. Jai voulu lui parler de toi, elle ma prié de me taire. Ensuite… ensuite elle ma dit que nous nous séparerions peut-être dans un très-bref délai, et ma adressé de chaleureux remerciements. Après quoi, elle est allée senfermer dans sa chambre.
— Elle a reçu une lettre ? demanda de nouveau Raskolnikoff devenu soucieux.
— Oui. Est-ce que tu ne le savais pas ? Hum…
Tous deux se turent pendant une minute.
— Adieu, Rodion… Moi, mon ami… il y a eu un temps… Allons, adieu ! je dois aussi men aller. Pour ce qui est de madonner à la boisson, non, je nen ferai rien ; cest inutile…
Il sortit vivement, mais il venait à peine de refermer la porte sur lui quil la rouvrit tout à coup et dit en regardant de côté :
— À propos ! Tu te rappelles ce meurtre, lassassinat de cette vieille femme ? Eh bien ! sache quon a découvert le meurtrier, il sest reconnu coupable et a fourni toutes les preuves à lappui de ses dires. Cest, figure-toi, un de ces peintres dont javais pris si chaudement la défense ! Le croiras-tu ? la poursuite des deux ouvriers courant lun après lautre dans lescalier pendant que montaient le dvornik et les deux témoins, les gourmades quils sadministraient en riant, tout cela nétait quun truc imaginé par lassassin pour détourner les soupçons ! Quelle astuce, quelle présence desprit chez ce drôle ! On a peine à y croire, mais il a lui-même tout expliqué, il a fait les aveux les plus complets. Et comme je métais fourvoyé ! Eh bien, à mon avis, cet homme est le génie de la dissimulation et de la ruse, — après cela il ne faut sétonner de rien ! Est-ce quil ne peut pas y avoir de pareilles gens ? Sil na pas soutenu son rôle jusquau bout, sil est entré dans la voie des aveux, je nen suis que plus porté à admettre la vérité de ce quil dit. Cela rend la chose plus vraisemblable… Mais métais-je assez mis le doigt dans lœil ! En ai-je rompu, des lances, en faveur de ces deux hommes-là !
— Dis-moi, je te prie : comment as-tu appris cela, et pourquoi cette affaire tintéresse-t-elle tant ? demanda Raskolnikoff visiblement agité.
— Pourquoi elle mintéresse ? Voilà une question !… Quant aux faits, je les tiens de plusieurs personnes, notamment de Porphyre. Cest lui qui ma presque tout appris.
— Porphyre ?
— Oui.
— Eh bien… quest-ce quil ta dit ? demanda Raskolnikoff inquiet.
— Il ma expliqué cela à merveille, en procédant par la méthode psychologique, selon son habitude.
— Il ta expliqué cela ? Lui-même ?
— Lui-même, lui-même ; adieu ! Plus tard je te dirai encore quelque chose, mais maintenant je suis forcé de te quitter… Il y a eu un temps où jai pensé… Allons, je te raconterai cela un autre jour !… Quai-je besoin de boire à présent ? Tes paroles ont suffi pour menivrer. En ce moment, Rodka, je suis ivre, ivre sans avoir bu une goutte de vin… Adieu, à bientôt !
Il sortit.
« Cest un conspirateur politique, cela est positif, positif ! » conclut définitivement Razoumikhine, tandis quil descendait lescalier. « Et il a entraîné sa sœur dans son entreprise ; cette conjecture est très-probable, étant donné le caractère dAvdotia Romanovna. Ils ont eu des entretiens… Elle mavait déjà laissé supposer, daprès certaines paroles… Maintenant je comprends à quoi se rapportaient ces petits mots… ces allusions… Oui, cest bien cela ! Dailleurs, où trouver une autre explication de ce mystère ? Hum ! Et il métait venu à lesprit… Ô Seigneur ! que métais-je imaginé ! Oui, jai eu une défaillance de jugement, et je me suis rendu coupable envers lui ! Lautre soir, dans le corridor, en considérant son visage éclairé par la lumière de la lampe, jai eu une minute dégarement. Pouah ! quelle horrible idée jai pu concevoir ! Mikolka a joliment bien fait davouer !… Oui, à présent, tout le passé sexplique : la maladie de Rodion, létrangeté de sa conduite, cette humeur sombre et farouche quil manifestait déjà au temps où il était étudiant… Mais que signifie cette lettre ? Doù vient-elle ? Il y a encore là quelque chose. Je soupçonne… Hum… Non, jaurai le fin mot de tout cela. »
À la pensée de Dounetchka, il sentait son cœur se glacer et restait comme cloué à sa place. Il dut faire un violent effort sur lui-même pour continuer sa marche.
Aussitôt après le depart de Razoumikhine, Raskolnikoff se leva ; il sapprocha de la fenêtre, puis se promena dun coin à lautre, paraissant avoir oublié les dimensions exiguës de sa chambrette. À la fin, il se rassit sur le divan. Une rénovation complète semblait sêtre opérée en lui ; il allait avoir encore à lutter : cétait une issue !
Oui, une issue ! Un moyen déchapper à la situation pénible, aux conditions détouffement dans lesquelles il vivait depuis lapparition de Mikolka chez Porphyre. Après ce dramatique incident, le même jour, avait eu lieu la scène chez Sonia, scène dont les péripéties et le dénoûment avaient tout à fait trompé les prévisions de Raskolnikoff. Il sétait montré faible ; il avait reconnu, daccord avec la jeune fille, et reconnu sincèrement quil ne pouvait plus porter seul un pareil fardeau ! Et Svidrigaïloff ?… Svidrigaïloff était une énigme qui linquiétait, mais pas de la même façon. Il y avait peut-être moyen de se débarrasser de Svidrigaïloff, tandis que Porphyre, cétait une autre affaire.
« Ainsi, cest Porphyre lui-même qui a expliqué à Razoumikhine la culpabilité de Mikolka en procédant par la méthode psychologique ! » continuait à se dire Raskolnikoff. « Il a encore fourré là sa maudite psychologie ! Porphyre ? Mais comment Porphyre a-t-il pu croire un seul instant Mikolka coupable après la scène qui venait de se passer entre nous et qui nadmet quune explication ? Durant ce tête-à-tête, ses paroles, ses gestes, ses regards, le son de sa voix, tout chez lui attestait une conviction si invincible quaucun des prétendus aveux de Mikolka na dû lébranler.
« Mais quoi ? Razoumikhine lui-même commençait à se douter de quelque chose. Lincident du corridor lui a, sans doute, fait faire des réflexions. Il a couru chez Porphyre… Mais pourquoi ce dernier la-t-il ainsi mystifié ? Quel but poursuit-il en abusant Razoumikhine sur le compte de Mikolka ? Évidemment, il na pas fait cela sans motif, il doit avoir ses intentions, mais quelles sont-elles ? À la vérité, il sest déjà écoulé bien du temps depuis ce matin, et je nai encore ni vent ni nouvelle de Porphyre. Qui sait, pourtant, si ce nest pas plutôt mauvais signe ?… »
Raskolnikoff prit sa casquette et, après avoir tenu conseil avec lui-même, se décida à sortir. Ce jour-là, pour la première fois depuis bien longtemps, il se sentait en pleine possession de ses facultés intellectuelles. « Il faut en finir avec Svidrigaïloff, pensait-il, et, coûte que coûte, expédier cette affaire le plus tôt possible ; dailleurs, il paraît attendre ma visite. » En cet instant, une telle haine déborda tout à coup de son cœur que, sil avait pu tuer lun ou lautre de ces deux êtres détestés : Svidrigaïloff ou Porphyre, il naurait sans doute pas hésité à le faire.
Mais à peine venait-il douvrir la porte, quil se rencontra nez à nez dans le vestibule avec Porphyre lui-même. Le juge dinstruction venait chez lui. Tout dabord Raskolnikoff resta stupéfait, mais il se remit presque aussitôt. Chose étrange, cette visite ne létonna pas trop et ne lui causa presque aucune frayeur. « Cest peut-être le dénoûment ! Mais pourquoi a-t-il amorti le bruit de ses pas ? Je nai rien entendu. Peut-être écoutait-il derrière la porte ? »
— Vous nattendiez pas ma visite, Rodion Romanovitch ! fit gaiement Porphyre Pétrovitch. Je me proposais depuis longtemps daller vous voir, et, en passant devant votre maison, jai pensé à vous dire un petit bonjour. Vous étiez sur le point de sortir ? Je ne vous retiendrai pas. Cinq minutes seulement, le temps de fumer une petite cigarette, si vous permettez…
— Mais asseyez-vous, Porphyre Pétrovitch, asseyez-vous, dit Raskolnikoff en offrant un siège au visiteur dun air si affable et si satisfait, que lui-même en aurait été surpris sil avait pu se voir. Toute trace de ses impressions précédentes avait disparu. Ainsi parfois lhomme qui, aux prises avec un brigand, a passé durant une demi-heure par des angoisses mortelles, néprouve plus aucune crainte quand il sent le poignard sur sa gorge.
Le jeune homme sassit en face de Porphyre et fixa sur lui un regard assuré. Le juge dinstruction cligna les yeux et commença par allumer une cigarette.
« Eh bien, parle donc, parle donc ! » lui criait mentalement Raskolnikoff.
II
— Oh ! ces cigarettes ! commença enfin Porphyre Pétrovitch : — cest ma mort, et je ne puis y renoncer ! Je tousse, jai un commencement dirritation dans le gosier, et je suis asthmatique. Jai été consulter dernièrement Botkine ; il examine chaque malade une demi-heure au minimum. Après mavoir longuement ausculté, percuté, etc., il ma dit entre autres choses : Le tabac ne vous vaut rien, vous avez les poumons dilatés. Oui, mais comment abandonner le tabac ? Par quoi le remplacer ? Je ne bois pas, voilà le malheur, hé ! hé ! hé ! Tout est relatif, Rodion Romanovitch !
« Voilà encore un préambule qui sent sa rouerie juridique ! » maugréait à part soi Raskolnikoff. Son entretien récent avec le juge dinstruction lui revint brusquement à lesprit, et à ce souvenir la colère se réveilla dans son cœur.
— Jai déjà passé chez vous avant-hier soir, vous ne le saviez pas ? continua Porphyre Pétrovitch en promenant ses regards autour de lui : — je suis entré dans cette même chambre. Je me trouvais par hasard dans votre rue comme aujourdhui, et lidée mest venue de vous faire une petite visite. Votre porte était ouverte, je suis entré, je vous ai attendu un moment, et puis je suis parti sans laisser mon nom à votre servante. Vous ne fermez jamais ?
La physionomie de Raskolnikoff sassombrissait de plus en plus. Porphyre Pétrovitch devina sans doute à quoi il pensait.
— Je suis venu mexpliquer, cher Rodion Romanovitch ! Je vous dois une explication, poursuivit-il avec un sourire et en frappant légèrement sur le genou du jeune homme ; mais, presque au même instant, son visage prit une expression sérieuse, triste même, au grand étonnement de Raskolnikoff, à qui le juge dinstruction se montrait ainsi sous un jour fort inattendu. La dernière fois que nous nous sommes vus, il sest passé une scène étrange entre nous, Rodion Romanovitch. Jai eu peut-être de grands torts envers vous, je le sens. Vous vous rappelez comme nous nous sommes quittés : nous avions les nerfs très-excités, vous et moi. Nous avons manqué aux convenances les plus élémentaires, et pourtant nous sommes des gentlemen.
« Où veut-il en venir ? » se demandait Raskolnikoff, qui ne cessait de considérer Porphyre avec une curiosité inquiète.
— Jai pensé que nous ferions mieux désormais dagir avec sincérité, reprit le juge dinstruction en détournant un peu la tête et en baissant les yeux comme sil eût craint cette fois de troubler par ses regards son ancienne victime : — il ne faut pas que de pareilles scènes se renouvellent. Lautre jour, sans larrivée de Mikolka, je ne sais pas jusquoù les choses seraient allées. Vous êtes naturellement très-irascible, Rodion Romanovitch ; cest là-dessus que javais tablé, car, poussé à bout, un homme laisse parfois échapper ses secrets. « Si je pouvais, me disais-je, lui arracher une preuve quelconque, fût-elle la plus mince, mais une preuve réelle, tangible, palpable, autre chose enfin que toutes ces inductions psychologiques ! » Voilà le calcul que javais fait. On réussit quelquefois à laide de ce procédé, seulement cela narrive pas toujours, comme jai eu alors loccasion de men convaincre. Javais trop présumé de votre caractère.
— Mais vous… pourquoi maintenant me dites-vous tout cela ? balbutia Raskolnikoff sans trop se rendre compte de la question quil posait. « Est-ce que par hasard il me croirait innocent ? » se demandait-il.
— Pourquoi je vous dis cela ? Mais je considère comme un devoir sacré de vous expliquer ma conduite. Parce que je vous ai soumis, je le reconnais, à une cruelle torture, je ne veux pas, Rodion Romanovitch, que vous me preniez pour un monstre. Je vais donc, pour ma justification, vous exposer les antécédents de cette affaire. Au début ont circulé des bruits sur la nature et lorigine desquels je crois superflu de métendre, inutile aussi de vous dire à quelle occasion votre personnalité y a été mêlée. Quant à moi, ce qui ma donné léveil, cest une circonstance, dailleurs purement fortuite, dont je nai pas non plus à parler. De ces bruits et de ces circonstances accidentelles sest dégagée pour moi la même conclusion. Je lavoue franchement, car, à dire vrai, cest moi qui le premier vous ai mis en cause. Je laisse de côté les annotations jointes aux objets quon a trouvés chez la vieille. Cet indice et bien dautres du même genre ne signifient rien. Sur ces entrefaites, jai eu loccasion de connaître lincident survenu au commissariat de police. Cette scène ma été racontée dans le plus grand détail par quelquun qui y avait joué le principal rôle et qui, à son insu, lavait menée supérieurement. Eh bien, dans ces conditions, comment ne pas se tourner dun certain côté ? Cent lapins ne font pas un cheval, cent présomptions ne font pas une preuve, dit le proverbe anglais, cest la raison qui parle ainsi, mais essayez donc de lutter contre les passions ! Or, le juge dinstruction est homme et par conséquent passionné. Je me suis aussi rappelé alors le travail que vous avez publié dans une revue. Javais beaucoup goûté, — en amateur, sentend, — ce premier essai de votre jeune plume. On y reconnaissait une conviction sincère, un enthousiasme ardent. Cet article a dû être écrit dune main fiévreuse pendant une nuit sans sommeil. « Lauteur ne sen tiendra pas là ! » avais-je pensé en le lisant. Comment, je vous le demande, ne pas rapprocher cela de ce qui a suivi ? La pente était irrésistible. Ah ! Seigneur, est-ce que je dis quelque chose ? Est-ce que jaffirme à présent quoi que ce soit ? Je me borne à vous signaler une réflexion qui mest venue alors. Quest-ce que je pense maintenant ? Rien, cest-à-dire à peu près rien. Pour le moment, jai entre les mains Mikolka, et il y a des faits qui laccusent, — on aura beau dire, il y a des faits ! Si je vous découvre à présent tout cela, cest, je le répète, pour que, jugeant dans votre âme et conscience, vous ne mimputiez pas à crime ma conduite de lautre jour. Pourquoi, me demanderez-vous, nêtes-vous pas venu alors faire une perquisition chez moi ? Jy suis allé, hé ! hé ! jy suis allé quand vous étiez ici malade dans votre lit. Pas comme magistrat, pas avec un caractère officiel, mais je suis venu. Votre logement, dès les premiers soupçons, a été fouillé de fond en comble, mais — umsonst ! Je me dis : Maintenant, cet homme va venir chez moi, il viendra lui-même me trouver, et dici à très-peu de temps ; sil est coupable, il ne peut manquer de venir. Un autre ne viendrait pas, celui-ci viendra. Et vous rappelez-vous les bavardages de M. Razoumikhine ? Nous lui avions exprès fait part de nos conjectures dans lespoir quil vous mettrait la puce à loreille, car nous savions que M. Razoumikhine ne pourrait contenir son indignation. M. Zamétoff avait été surtout frappé de votre audace, et, certes, il en fallait pour oser dire ainsi tout à coup en plein traktir : « Jai tué ! » Cétait vraiment trop risqué ! Je vous attends avec une impatience confiante, et voilà que Dieu vous envoie ! Ce que mon cœur a battu quand je vous ai vu paraître ! Voyons, quel besoin aviez-vous de venir alors ? Si vous vous en souvenez, vous êtes entré en riant aux éclats. Votre rire ma donné grandement à penser ; mais si je navais pas eu lesprit prévenu en ce moment, je ny aurais pas fait attention. Et M. Razoumikhine, alors, — ah ! la pierre, la pierre, vous vous rappelez, la pierre sous laquelle les objets sont cachés ? Il me semble la voir dici, elle est quelque part dans un jardin potager, — cest bien dun jardin potager que vous avez parlé à Zamétoff ? Ensuite, lorsque la conversation sest engagée sur votre article, derrière chacune de vos paroles nous croyions saisir un sous-entendu. Voilà comment, Rodion Romanovitch, ma conviction sest formée peu à peu. « Sans doute, tout cela peut sexpliquer dune autre manière, me disais-je cependant, et ce sera même plus naturel, jen conviens. Mieux vaudrait une petite preuve. » Mais, en apprenant lhistoire du cordon de sonnette, je nai plus eu de doute, je croyais tenir la petite preuve si désirée, et je nai voulu réfléchir à rien. En ce moment-là, jaurais volontiers donné mille roubles de ma poche pour vous voir de mes yeux, faisant cent pas côte à côte avec un bourgeois qui vous avait traité dassassin sans que vous eussiez osé lui répondre !… Certes, il ny a pas lieu dattacher grande importance aux faits et gestes dun malade qui agit sous linfluence dune sorte de délire. Néanmoins, comment vous étonner après cela, Rodion Romanovitch, de la façon dont jen ai usé envers vous ? Et pourquoi, juste en ce moment, êtes-vous venu chez moi ? Quelque diable, assurément, vous y a poussé, et, en vérité, si Mikolka ne nous avait séparés… Vous vous rappelez larrivée de Mikolka ? Ça été comme un coup de foudre ! Mais quel accueil lui ai-je fait ? Je nai pas ajouté la moindre foi à ses dires, vous lavez vu ! Après votre départ, jai continué à linterroger, il ma répondu sur certains points dune façon si topique que jen ai été moi-même étonné ; malgré cela, ses déclarations mont laissé totalement incrédule, je suis resté aussi inébranlable quun roc.
— Razoumikhine ma dit tout à lheure quà présent vous étiez convaincu de la culpabilité de Mikolka, vous-même lui auriez assuré que…
Il ne put achever, le souffle lui manqua.
— M. Razoumikhine ! sécria Porphyre Pétrovitch, qui semblait bien aise davoir entendu enfin une observation sortir de la bouche de Raskolnikoff : — hé ! hé ! hé ! Mais il sagissait pour moi de me débarrasser de M. Razoumikhine, qui venait chez moi avec des airs éplorés, et qui na rien à voir dans cette affaire. Laissons-le de côté, si vous le voulez bien. Quant à Mikolka, vous plaît-il de savoir ce quil est ou du moins quelle idée je me fais de lui ? Avant tout, cest comme un enfant, il na pas atteint sa majorité. Sans être précisément une nature poltronne, il est impressionnable comme un artiste. Ne riez pas, si je le caractérise de la sorte. Il est naïf, sensible, fantasque. Dans son village, il chante, il danse, et il narre des contes que viennent entendre les paysans des campagnes voisines. Il lui arrive de boire jusquà perdre la raison, non quil soit à proprement parler un ivrogne, mais parce quil ne sait pas résister à lentraînement de lexemple, quand il se trouve avec des camarades. Il ne comprend pas quil a commis un vol en sappropriant lécrin ramassé par lui : « Puisque je lai trouvé par terre, dit-il, javais bien le droit de le prendre. » Au dire des gens de Zaraïsk, ses compatriotes, il avait une dévotion exaltée, passait les nuits à prier Dieu et lisait sans cesse les livres saints, « les vieux, les vrais ». Pétersbourg a fortement déteint sur lui ; une fois ici, il sest adonné au vin et aux femmes, ce qui lui a fait oublier la religion. Jai su quun de nos artistes sétait intéressé à lui et avait commencé à lui donner des leçons. Sur ces entrefaites arrive cette malheureuse affaire. Le pauvre garçon prend peur et se passe une corde au cou. Que voulez-vous ? Notre peuple ne peut sôter de lesprit cette idée que tout homme recherché par la police est un homme condamné. En prison, Mikolka est revenu au mysticisme de ses premières années ; à présent il a soif dexpiation, et cest ce motif seul qui la décidé à savouer coupable. Ma conviction à cet égard est basée sur certains faits que lui-même ne connaît pas. Du reste, il finira par me confesser toute la vérité. Vous croyez quil soutiendra son rôle jusquau bout ? Attendez un peu, vous verrez quil rétractera ses aveux. Dailleurs, sil a réussi à donner, sur certains points, un caractère de vraisemblance à ses déclarations, en revanche, sur dautres, il se trouve en complète contradiction avec les faits, et il ne sen doute pas ! Non, batuchka Rodion Romanovitch, le coupable nest pas Mikolka. Nous sommes ici en présence dune affaire fantastique et sombre ; ce crime a bien la marque contemporaine, il porte au plus haut point le cachet dune époque qui fait consister toute la vie dans la recherche du confort. Le coupable est un théoricien, une victime du livre ; il a déployé, pour son coup dessai, beaucoup daudace, mais cette audace est dun genre particulier, cest celle dun homme qui se précipite du haut dune montagne ou dun clocher. Il a oublié de refermer la porte sur lui, et il a tué, tué deux personnes pour obéir à une théorie. Il a tué et il na pas su semparer de largent ; ce quil a pu emporter, il est allé le cacher sous une pierre. Il ne lui a pas suffi des angoisses endurées dans lantichambre, pendant quil entendait les coups frappés à la porte et le tintement répété de la sonnette ; non, cédant à un irrésistible besoin de retrouver le même frisson, il est allé plus tard visiter le logement vide et tirer le cordon de la sonnette. Mettons cela sur le compte de la maladie, dun demi-délire, soit ; mais voici encore un point à noter : il a tué, et il ne sen regarde pas moins comme un homme honorable, il méprise les gens, il a des allures dange pâle. Non, il ne sagit pas ici de Mikolka, cher Rodion Romanovitch, ce nest pas lui le coupable !
Ce coup droit était dautant plus inattendu quil arrivait après lespèce damende honorable faite par le juge dinstruction. Raskolnikoff trembla de tout son corps.
— Alors… qui donc… a tué ? balbutia-t-il dune voix entrecoupée.
Le juge dinstruction se renversa sur le dossier de sa chaise, dans létonnement que parut lui causer une semblable question.
— Comment, qui a tué ?… reprit-il comme sil neût pu en croire ses oreilles : mais cest vous, Rodion Romanovitch, qui avez tué ! Cest vous… ajouta-t-il presque tout bas et dun ton profondément convaincu.
Raskolnikoff se leva par un brusque mouvement, resta debout quelques secondes, puis se rassit sans proférer un seul mot. De légères convulsions agitaient tous les muscles de son visage.
— Voilà encore votre lèvre qui tremble comme lautre jour, remarqua dun air dintérêt Porphyre Pétrovitch. Vous navez pas bien saisi, je crois, lobjet de ma visite, Rodion Romanovitch, poursuivit-il après un moment de silence ; de là votre stupéfaction. Je suis venu précisément pour tout dire et mettre la vérité en pleine lumière.
— Ce nest pas moi qui ai tué, bégaya le jeune homme, se défendant comme le fait un petit enfant pris en faute.
— Si, cest vous, Rodion Romanovitch, cest vous, et vous seul, répliqua sévèrement le juge dinstruction.
Tous deux se turent, et, chose étrange, ce silence se prolongea durant dix minutes.
Accoudé contre la table, Raskolnikoff fourrageait sa chevelure. Porphyre Pétrovitch attendait sans donner aucun signe dimpatience. Tout à coup le jeune homme regarda avec mépris le magistrat :
— Vous revenez à vos anciennes pratiques, Porphyre Pétrovitch ! Ce sont toujours les mêmes procédés : comment cela ne vous ennuie-t-il pas, à la fin ?
— Eh ! laissez donc mes procédés ! Ce serait autre chose si nous étions en présence de témoins, mais nous causons ici en tête-à-tête. Vous le voyez vous-même, je ne suis pas venu pour vous chasser et vous prendre comme un gibier. Que vous avouiez ou non, en ce moment cela mest égal. Dans un cas comme dans lautre, ma conviction est faite.
— Sil en est ainsi, pourquoi êtes-vous venu ? demanda avec irritation Raskolnikoff. — Je vous répète la question que je vous ai déjà faite : si vous me croyez coupable, que ne lancez-vous un mandat darrêt contre moi ?
— Voilà une question ! Je vous répondrai point par point : dabord, votre arrestation ne me servirait à rien.
— Comment, elle ne vous servirait à rien ! Du moment où vous êtes convaincu, vous devez…
— Eh ! quimporte ma conviction ? Jusquà présent elle ne repose que sur des nuages. Et pourquoi vous mettrais-je en repos ? Vous le savez vous-même, puisque vous demandez vous-même à y être mis. Je suppose que, confronté avec le bourgeois, vous lui disiez : « Avais-tu bu, oui ou non ? Qui ma vu avec toi ? Je tai simplement pris pour un homme ivre, ce que tu étais », — que pourrai-je répliquer, dautant plus que votre réponse sera plus vraisemblable que sa déposition qui est de pure psychologie, et quen outre dans lespèce vous tomberez juste, car le drôle est connu pour être un ivrogne ? Plusieurs fois déjà je vous ai moi-même avoué avec franchise que toute cette psychologie est à deux fins, et quen dehors delle je nai rien contre vous pour le moment. Sans doute je vous ferai arrêter, — jétais venu pour vous en donner avis, — et pourtant je nhésite pas à vous déclarer que cela ne me servira à rien. Le second objet de ma visite…
— Eh bien, quel est-il ? fit Raskolnikoff haletant.
— … Je vous lai déjà appris. Je tenais à vous expliquer ma conduite, ne voulant point passer à vos yeux pour un monstre, alors surtout que je suis des mieux disposés en votre faveur, que vous le croyiez ou non. Vu lintérêt que je vous porte, je vous engage franchement à aller vous dénoncer. Jétais encore venu pour vous donner ce conseil. Cest de beaucoup le parti le plus avantageux que vous puissiez prendre, et pour vous et pour moi, qui serai ainsi débarrassé de cette affaire. Eh bien, suis-je assez franc ?
Raskolnikoff réfléchit une minute.
— Écoutez, Porphyre Pétrovitch : daprès vos propres paroles, vous navez contre moi que de la psychologie, et cependant vous aspirez à lévidence mathématique. Qui vous dit quactuellement vous ne vous trompez pas ?
— Non, Rodion Romanovitch, je ne me trompe pas. Jai une preuve. Cette preuve, je lai trouvée lautre jour : Dieu me la envoyée !
— Quelle est-elle ?
— Je ne vous le dirai pas, Rodion Romanovitch. Mais en tout cas, maintenant, je nai plus le droit de temporiser ; je vais vous faire arrêter. Ainsi jugez : quelque résolution que vous preniez, à présent peu mimporte ; tout ce que je vous en dis, cest donc uniquement dans votre intérêt. La meilleure solution est celle que je vous indique, soyez-en sûr, Rodion Romanovitch !
Raskolnikoff eut un sourire de colère.
— Votre langage est plus que ridicule, il est impudent. Voyons : à supposer que je sois coupable (ce que je ne reconnais nullement), pourquoi irais-je me dénoncer, puisque vous dites vous-même que là, en prison, je serai en repos ?
— Eh ! Rodion Romanovitch, ne prenez pas ces mots trop à la lettre : vous pouvez trouver là le repos, comme vous pouvez ne pas le trouver. Je suis davis, sans doute, que la prison calme le coupable, mais ce nest quune théorie, et une théorie qui mest personnelle : or, suis-je une autorité pour vous ? Qui sait si, en ce moment même, je ne vous cache pas quelque chose ? Vous ne pouvez exiger que je vous livre tous mes secrets, hé ! hé ! Quant au profit que vous retirerez de cette conduite, il est incontestable. Vous y gagnerez à coup sûr de voir votre peine notablement diminuée. Songez un peu dans quel moment vous viendrez vous dénoncer : au moment où un autre a assumé le crime sur lui et a jeté le trouble dans linstruction ! Pour ce qui est de moi, je prends devant Dieu lengagement formel de vous laisser vis-à-vis de la cour dassises tout le bénéfice de votre initiative. Les juges ignoreront, je vous le promets, toute cette psychologie, tous ces soupçons dirigés contre vous, et votre démarche aura à leurs yeux un caractère absolument spontané. On ne verra dans votre crime que le résultat dun entraînement fatal, et, au fond, ce nest pas autre chose. Je suis un honnête homme, Rodion Romanovitch, et je tiendrai ma parole.
Raskolnikoff baissa la tête et réfléchit longtemps ; à la fin, il sourit de nouveau, mais cette fois son sourire était doux et mélancolique.
— Je ny tiens pas ! dit-il, sans paraître sapercevoir que ce langage équivalait presque à un aveu, que mimporte la diminution de peine dont vous me parlez ! Je nen ai pas besoin !
— Allons, voilà ce que je craignais ! sécria comme malgré lui Porphyre : je me doutais bien, hélas ! que vous dédaigneriez notre indulgence.
Raskolnikoff le regarda dun air grave et triste.
— Eh ! ne faites pas fi de la vie ! continua le juge dinstruction : — elle est encore longue devant vous. Comment, vous ne voulez pas dune diminution de peine ! Vous êtes bien difficile !
— Quaurai-je désormais en perspective ?
— La vie ! Êtes-vous prophète pour savoir ce quelle vous réserve ? Cherchez, et vous trouverez. Dieu vous attendait peut-être là. Dailleurs, vous ne serez pas condamné à perpétuité…
— Jobtiendrai des circonstances atténuantes… fit en riant Raskolnikoff.
— Cest, à votre insu peut-être, une honte bourgeoise qui vous empêche de vous avouer coupable ; il faut vous mettre au-dessus de cela.
— Oh ! je men moque ! murmura dun ton méprisant le jeune homme. Il fit encore mine de se lever, puis se rassit, en proie à un abattement visible.
— Vous êtes défiant et vous pensez que je cherche grossièrement à vous leurrer, mais avez-vous déjà beaucoup vécu ? Que savez-vous de lexistence ? Vous avez imaginé une théorie, et elle a abouti en pratique à des conséquences dont le peu doriginalité maintenant vous fait honte ! Vous avez commis un crime, cest vrai, mais vous nêtes pas, il sen faut de beaucoup, un criminel perdu sans retour. Quelle est mon opinion sur votre compte ? Je vous considère comme un de ces hommes qui se laisseraient arracher les entrailles en souriant à leurs bourreaux, pourvu seulement quils aient trouvé une foi ou un Dieu. Eh bien, trouvez-les, et vous vivrez. Dabord, il y a longtemps que vous avez besoin de changer dair. Ensuite, la souffrance est une bonne chose. Souffrez. Mikolka a peut-être raison de vouloir souffrir. Je sais que vous êtes un sceptique, mais, sans raisonner, abandonnez-vous au courant de la vie : il vous portera quelque part. Où ? Ne vous en inquiétez pas, vous aborderez toujours à un rivage. Lequel ? je lignore, je crois seulement que vous avez encore longtemps à vivre. Sans doute à présent vous vous dites que je joue mon jeu de juge dinstruction ; mais peut-être plus tard vous vous rappellerez mes paroles et vous en ferez votre profit ; voilà pourquoi je vous tiens ce langage. Cest encore bien heureux que vous nayez tué quune méchante vieille femme. Avec une autre théorie, vous auriez commis une action cent millions de fois pire. Vous pouvez encore remercier Dieu : qui sait ? peut-être a-t-il des desseins sur vous. Ayez donc du courage et ne reculez point, par pusillanimité, devant ce quexige la justice. Je sais que vous ne me croyez pas, mais avec le temps vous reprendrez goût à la vie. Aujourdhui il vous faut seulement de lair, de lair, de lair !
Raskolnikoff eut un frisson.
— Mais qui êtes-vous, sécria-t-il, pour me faire ces prophéties ? Quelle haute sagesse vous permet de deviner mon avenir ?
— Qui je suis ? Je suis un homme fini, rien de plus. Un homme sensible et compatissant à qui lexpérience a peut-être appris quelque chose, mais un homme complétement fini. Vous, cest une autre affaire : vous êtes au début de lexistence, et cette aventure, qui sait ? ne laissera peut-être aucune trace dans votre vie. Pourquoi tant redouter le changement qui va sopérer dans votre situation ? Est-ce le bien-être quun cœur comme le vôtre peut regretter ? Vous affligez-vous de vous voir pour longtemps confiné dans lobscurité ? Mais il dépend de vous que cette obscurité ne soit pas éternelle. Devenez un soleil, et tout le monde vous apercevra. Pourquoi souriez-vous encore ? Vous vous dites que ce sont là propos de juge dinstruction ? Cest bien possible, hé ! hé ! hé ! Je ne vous demande pas de me croire sur parole, Rodion Romanovitch, — je fais mon métier, jen conviens ; seulement voici ce que jajoute : lévénement vous montrera si je suis un fourbe ou un honnête homme !
— Quand comptez-vous marrêter ?
— Je puis encore vous laisser un jour et demi ou deux jours de liberté. Faites vos réflexions, mon ami ; priez Dieu de vous inspirer. Le conseil que je vous donne est le meilleur à suivre, croyez-le bien.
— Et si je prenais la clef des champs ? demanda Raskolnikoff avec un sourire étrange.
— Vous ne la prendrez pas. Un moujik senfuira ; un révolutionnaire du jour, valet de la pensée dautrui, senfuira, parce quil a un credo aveuglément accepté pour toute la vie. Mais vous, vous ne croyez plus à votre théorie ; quemporteriez-vous donc en vous en allant ? Et, dailleurs, quelle existence ignoble et pénible que celle dun fugitif ! Si vous prenez la fuite, vous reviendrez de vous-même. Vous ne pouvez vous passer de nous. Quand je vous aurai fait arrêter, — au bout dun mois ou deux, mettons trois si vous voulez, vous vous rappellerez mes paroles et vous avouerez. Vous y serez amené insensiblement, presque à votre insu. Je suis même persuadé quaprès avoir bien réfléchi, vous vous déciderez à accepter lexpiation. En ce moment, vous ne le croyez pas, mais vous verrez. Cest quen effet, Rodion Romanovitch, la souffrance est une grande chose. Dans la bouche dun gros homme qui ne se prive de rien, ce langage peut prêter à rire. Nimporte, il y a une idée dans la souffrance. Mikolka a raison. Non, vous ne prendrez pas la fuite, Rodion Romanovitch.
Raskolnikoff se leva et prit sa casquette.
Porphyre Pétrovitch en fit autant.
— Vous allez vous promener ? La soirée sera belle, pourvu seulement quil ny ait pas dorage. Du reste, ce serait tant mieux, cela rafraîchirait la température.
— Porphyre Pétrovitch, dit le jeune homme dun ton sec et pressant, — nallez pas vous figurer, je vous prie, que je vous ai fait des aveux aujourdhui. Vous êtes un homme étrange, et je vous ai écouté par pure curiosité. Mais je nai rien avoué… noubliez pas cela.
— Suffit, je ne loublierai pas, — eh, comme il tremble ! Ne vous inquiétez pas, mon cher, je prends bonne note de votre recommandation. Promenez-vous un peu, seulement ne dépassez pas certaines limites. À tout hasard, jai encore une petite demande à vous faire, ajouta-t-il en baissant la voix, — elle est un peu délicate, mais elle a son importance : au cas, dailleurs improbable selon moi, où durant ces quarante-huit heures la fantaisie vous viendrait den finir avec la vie (pardonnez-moi cette absurde supposition), eh bien, laissez un petit billet, rien que deux lignes, et indiquez lendroit où se trouve la pierre : ce sera plus noble. Allons, au revoir… Que Dieu vous envoie de bonnes pensées !
Porphyre se retira en évitant de regarder Raskolnikoff. Celui-ci sapprocha de la fenêtre et attendit avec impatience le moment où, selon son calcul, le juge dinstruction serait déjà assez loin de la maison. Ensuite il sortit lui-même en toute hâte.
III
Il était pressé de voir Svidrigaïloff. Ce quil pouvait espérer de cet homme, lui-même lignorait. Mais cet homme avait sur lui un mystérieux pouvoir. Depuis que Raskolnikoff sen était convaincu, linquiétude le dévorait, et à présent il ny avait plus lieu de reculer le moment dune explication.
En chemin, une question le préoccupait surtout : Svidrigaïloff était-il allé chez Porphyre ?
Autant quil en pouvait juger, — non, Svidrigaïloff ny était pas allé ! Raskolnikoff laurait juré. En repassant dans son esprit toutes les circonstances de la visite de Porphyre, il arrivait toujours à la même conclusion négative.
Mais si Svidrigaïloff nétait pas encore allé chez le juge dinstruction, est-ce quil nirait pas ?
Sur ce point encore, le jeune homme était porté à se répondre négativement. Pourquoi ? Il naurait pu donner les raisons de sa manière de voir, et lors même quil eût pu se lexpliquer, il ne se serait pas cassé la tête là-dessus. Tout cela le tracassait et en même temps le laissait à peu près indifférent. Chose étrange, presque incroyable : si critique que fût sa situation actuelle, Raskolnikoff nen avait quun assez faible souci ; ce qui le tourmentait, cétait une question bien plus importante, une question qui lintéressait personnellement, mais qui nétait pas celle-là. En outre, il éprouvait une immense lassitude morale, quoiquil fût alors plus en état de raisonner que les jours précédents.
Après tant de combats déjà livrés, fallait-il encore engager une nouvelle lutte pour triompher de ces misérables difficultés ? Était-ce la peine, par exemple, daller faire le siège de Svidrigaïloff, dessayer de le circonvenir, dans la crainte quil ne se rendît chez le juge dinstruction ?
Oh ! que tout cela lénervait !
Pourtant il avait hâte de voir Svidrigaïloff ; attendait-il de lui quelque chose de nouveau, un conseil, un moyen de se tirer daffaire ? Les noyés se raccrochent à un fétu de paille ! Était-ce la destinée ou linstinct qui poussait ces deux hommes lun vers lautre ? Peut-être Raskolnikoff faisait-il cette démarche simplement parce quil ne savait plus à quel saint se vouer ? Peut-être avait-il besoin dun autre que de Svidrigaïloff, et prenait-il ce dernier comme pis aller ? Sonia ? Mais pourquoi maintenant irait-il chez Sonia ? Pour la faire pleurer encore ? Dailleurs, Sonia leffrayait ; Sonia, cétait pour lui larrêt irrévocable, la décision sans appel. En ce moment surtout il ne se sentait pas en état daffronter la vue de la jeune fille. Non, ne valait-il pas mieux faire une tentative auprès de Svidrigaïloff ? Malgré lui, il savouait intérieurement que depuis longtemps déjà Arcade Ivanovitch lui était en quelque sorte nécessaire.
Cependant que pouvait-il y avoir de commun entre eux ? Leur scélératesse même nétait pas faite pour les rapprocher. Cet homme lui déplaisait beaucoup : il était évidemment très-débauché, à coup sûr cauteleux et fourbe, peut-être fort méchant. Des légendes sinistres couraient sur son compte. À la vérité, il soccupait des enfants de Catherine Ivanovna ; mais savait-on pourquoi il agissait ainsi ? Chez un être pareil il fallait toujours supposer quelque ténébreux dessein.
Depuis plusieurs jours une autre pensée encore ne cessait dinquiéter Raskolnikoff, quoiquil sefforçât de la chasser, tant elle lui était pénible. « Svidrigaïloff tourne toujours autour de moi, se disait-il souvent, Svidrigaïloff a découvert mon secret, Svidrigaïloff a eu des intentions sur ma sœur ; peut-être en a-t-il encore, cest même le plus probable. Si, maintenant quil possède mon secret, il cherchait à sen faire une arme contre Dounia ? »
Cette pensée qui parfois le troublait jusque dans son sommeil ne sétait jamais offerte à lui avec autant de clarté quen ce moment où il se rendait chez Svidrigaïloff. Dabord, lidée lui vint de tout dire à sa sœur, ce qui changerait singulièrement la situation. Puis il songea quil ferait bien daller se dénoncer pour prévenir une démarche imprudente de la part de Dounetchka. La lettre ? Ce matin Dounia avait reçu une lettre ! Qui, à Pétersbourg, pouvait lui avoir écrit ? (Ne serait-ce pas Loujine ?) À la vérité, Razoumikhine faisait bonne garde, mais Razoumikhine ne savait rien. « Ne devrais-je pas aussi tout dire à Razoumikhine ? » se demanda avec un soulèvement de cœur Raskolnikoff.
« En tout cas, il faut voir au plus tôt Svidrigaïloff. Grâce à Dieu, les détails ici importent moins que le fond de laffaire ; mais si Svidrigaïloff a laudace dentreprendre quelque chose contre Dounia, eh bien, je le tuerai », décida-t-il.
Un sentiment pénible loppressait ; il sarrêta au milieu de la rue et promena ses regards autour de lui : quel chemin avait-il pris ? Où était-il ? Il se trouvait sur la perspective ***, à trente ou quarante pas du Marché-au-Foin quil avait traversé. Le second étage de la maison à gauche était occupé tout entier par un traktir. Toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes. À en juger par les têtes qui y apparaissaient, létablissement devait être rempli de monde. Dans la salle on chantait des chansons, on jouait de la clarinette, du violon et du tambour turc. Des cris de femmes se faisaient entendre. Surpris de se voir en cet endroit, le jeune homme allait rebrousser chemin, quand tout à coup, à lune des fenêtres du traktir, il aperçut Svidrigaïloff, la pipe aux dents, assis devant une table à thé. Cette vue lui causa un étonnement mêlé de crainte. Svidrigaïloff le considérait en silence, et, chose qui étonna plus encore Raskolnikoff, il fit mine de se lever, comme sil voulait séclipser tout doucement avant quon eût remarqué sa présence. Aussitôt Raskolnikoff feignit de ne le point voir et se mit à regarder de côté tout en continuant à lexaminer du coin de lœil. Linquiétude faisait battre son cœur. Évidemment Svidrigaïloff tenait à nêtre point aperçu. Il ôta sa pipe de sa bouche, et voulut se dérober aux regards de Raskolnikoff ; mais en se levant et en écartant sa chaise, il reconnut sans doute quil était trop tard. Cétait entre eux à peu près le même jeu de scène quau début de leur première entrevue dans la chambre de Raskolnikoff. Chacun deux se savait observé par lautre. Un sourire malicieux, de plus en plus accusé, se montrait sur le visage de Svidrigaïloff. À la fin, celui-ci partit dun bruyant éclat de rire.
— Eh bien, entrez, si vous voulez, je suis ici ! cria-t-il de la fenêtre.
Le jeune homme monta.
Il trouva Svidrigaïloff dans une toute petite pièce attenant à une grande salle, où quantité de consommateurs : marchands, fonctionnaires et autres, étaient en train de boire du thé en écoutant des choristes qui faisaient un vacarme épouvantable. Dans une chambre voisine, on jouait au billard. Svidrigaïloff avait devant lui une bouteille de champagne entamée et un verre à demi plein ; il était en compagnie de deux musiciens ambulants : un petit joueur dorgue et une chanteuse. Celle-ci, jeune fille de dix-huit ans, fraîche et bien portante, avait une jupe dune étoffe rayée et un chapeau tyrolien orné de rubans. Accompagnée par lorgue, elle chantait, dune voix de contralto assez forte, une chanson triviale, au milieu du bruit qui arrivait de lautre pièce.
— Allons, cest assez ! linterrompit Svidrigaïloff, lorsque Raskolnikoff entra.
La jeune fille sarrêta aussitôt et attendit dans une attitude respectueuse. Tout à lheure, pendant quelle faisait entendre ses inepties mélodiques, il y avait aussi une nuance de respect dans lexpression sérieuse de sa physionomie.
— Eh ! Philippe, un verre ! cria Svidrigaïloff.
— Je ne boirai pas de vin, dit Raskolnikoff.
— Comme vous voudrez. Bois, Katia. À présent, je nai plus besoin de toi, tu peux ten aller.
Il versa un grand verre de vin à la jeune fille et lui donna un petit billet de couleur jaunâtre. Katia but le verre à petites gorgées, comme les femmes boivent le vin, et, après avoir pris lassignat, elle baisa la main de Svidrigaïloff, qui accepta de lair le plus sérieux ce témoignage de respect servile. Puis, la chanteuse se retira, suivie du petit joueur dorgue.
Il ny avait pas huit jours que Svidrigaïloff était à Pétersbourg, et déjà on leût pris pour un vieil habitué de la maison. Le garçon, Philippe, le connaissait et lui témoignait des égards particuliers. La porte donnant accès à la salle était fermée. Svidrigaïloff se trouvait comme chez lui dans cette petite pièce où il passait peut-être les journées entières. Le traktir, sale et ignoble, nappartenait même pas à la catégorie moyenne des établissements de ce genre.
— Jallais chez vous, commença Raskolnikoff ; — mais comment se fait-il quen quittant le Marché-au-Foin jaie pris la perspective *** ? Je ne passe jamais par ici. Je prends toujours à droite au sortir du Marché-au-Foin. Ce nest pas non plus le chemin pour aller chez vous. À peine ai-je tourné de ce côté que je vous aperçois ! Cest étrange !
— Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite : Cest un miracle ?
— Parce que ce nest peut-être quun hasard.
— Cest un pli que tout le monde a ici ! reprit en riant Svidrigaïloff — lors même quau fond on croit à un miracle, on nose pas lavouer ! Vous dites vous-même que ce nest « peut-être » quun hasard. Combien peu lon a ici le courage de son opinion, vous ne pouvez vous limaginer, Rodion Romanovitch ! Je ne dis pas cela pour vous. Vous possédez une opinion personnelle, et vous navez pas craint de laffirmer. Cest même par là que vous avez attiré ma curiosité.
— Par là seulement ?
— Cest bien assez.
Svidrigaïloff était dans un visible état dexcitation, bien quil neût bu quun demi-verre de vin.
— Quand vous êtes venu chez moi, me semble-t-il, vous ignoriez encore si je pouvais avoir ce que vous appelez une opinion personnelle, observa Raskolnikoff.
— Alors cétait autre chose. Chacun a ses affaires. Mais quant au miracle, je vous dirai que vous avez apparemment dormi tous ces jours-ci. Je vous ai moi-même donné ladresse de ce traktir, et il nest pas étonnant que vous y soyez venu tout droit. Je vous ai indiqué le chemin à suivre et les heures où lon peut me trouver ici. Vous en souvenez-vous ?
— Je lai oublié, répondit Raskolnikoff avec surprise.
— Je le crois. À deux reprises, je vous ai donné ces indications. Ladresse sest gravée machinalement dans votre mémoire, et elle vous a guidé à votre insu. Du reste, pendant que je vous parlais, je voyais bien que vous aviez lesprit absent. Vous ne vous observez pas assez, Rodion Romanovitch. Mais voici encore quelque chose : je suis convaincu quà Pétersbourg nombre de gens cheminent en se parlant à eux-mêmes. Cest une ville de demi-fous. Si nous avions des savants, les médecins, les juristes et les philosophes pourraient faire ici des études très-curieuses, chacun dans sa spécialité. Il ny a guère de lieu où lâme humaine soit soumise à des influences si sombres et si étranges. Laction seule du climat est déjà funeste. Malheureusement, Pétersbourg est le centre administratif du pays, et son caractère doit se refléter sur toute la Russie. Mais il ne sagit pas de cela maintenant, je voulais vous dire que je vous ai déjà vu plusieurs fois passer dans la rue. En sortant de chez vous, vous tenez la tête droite. Après avoir fait vingt pas, vous la baissez et vous vous croisez les mains derrière le dos. Vous regardez, et il est évident que ni devant vous, ni à vos côtés, vous ne voyez rien. Finalement vous vous mettez à remuer les lèvres et à converser avec vous-même ; parfois alors vous gesticulez, vous déclamez, vous vous arrêtez au milieu de la voie publique pour un temps plus ou moins long. Voilà qui ne vaut rien du tout. Dautres que moi peut-être vous remarquent, et cela nest pas sans danger. Au fond, peu mimporte ; je nai pas la prétention de vous guérir, mais vous me comprenez, sans doute.
— Vous savez quon me suit ? demanda Raskolnikoff en attachant un regard sondeur sur Svidrigaïloff.
— Non, je nen sais rien, reprit celui-ci dun air étonné.
— Eh bien ! alors ne parlons plus de moi, grommela en fronçant le sourcil Raskolnikoff.
— Soit, nous ne parlerons plus de vous.
— Répondez plutôt à ceci : sil est vrai quà deux reprises vous mayez indiqué ce traktir comme un endroit où je pouvais vous rencontrer, pourquoi donc tout à lheure, quand jai levé les yeux vers la fenêtre, vous êtes-vous caché et avez-vous essayé de vous esquiver ? Jai fort bien remarqué cela.
— Hé ! hé ! Mais pourquoi lautre jour, quand je suis entré dans votre chambre, avez-vous fait semblant de dormir, quoique vous fussiez parfaitement éveillé ? Jai fort bien remarqué cela.
— Je pouvais avoir… des raisons… vous le savez vous-même.
— Et moi, je pouvais avoir aussi mes raisons, bien que vous ne les connaissiez pas.
Depuis une minute, Raskolnilnoff considérait attentivement le visage de son interlocuteur. Cette figure lui causait toujours un nouvel étonnement. Quoique belle, elle avait quelque chose de profondément antipathique. On leût prise pour un masque : le teint était trop frais, les lèvres trop vermeilles, la barbe trop blonde, les cheveux trop épais, les yeux trop bleus et leur regard trop fixe. Svidrigaïloff portait un élégant costume dété ; son linge était dune blancheur et dune finesse irréprochables. Un gros anneau rehaussé dune pierre de prix se jouait à lun de ses doigts.
— Entre nous les tergiversations ne sont plus de mise, dit brusquement le jeune homme : quoique vous soyez peut-être en mesure de me faire beaucoup de mal si vous avez envie de me nuire, je vais vous parler franc et net. Sachez donc que si vous avez toujours les mêmes vues sur ma sœur et si vous comptez vous servir, pour arriver à vos fins, du secret que vous avez surpris dernièrement, je vous tuerai avant que vous mayez fait mettre en prison. Je vous en donne ma parole dhonneur. En second lieu, jai cru remarquer ces jours-ci que vous désiriez avoir un entretien avec moi : si vous avez quelque chose à me communiquer, dépêchez-vous, car le temps est précieux, et bientôt peut-être il sera trop tard.
— Quest-ce donc qui vous presse tant ? demanda Svidrigaïloff en le regardant avec curiosité.
— Chacun a ses affaires, répliqua dun air sombre Raskolnikoff.
— Vous venez de minviter à la franchise, et, à la première question que je vous adresse, vous refusez de répondre, observa avec un sourire Svidrigaïloff. Vous me supposez toujours certains projets ; aussi me regardez-vous dun œil défiant. Dans votre position, cela se comprend fort bien. Mais quelque désir que jaie de vivre en bonne intelligence avec vous, je ne prendrai pas la peine de vous détromper. Vraiment le jeu nen vaut pas la chandelle, et je nai rien de particulier à vous dire.
— Alors, que me voulez-vous ? Pourquoi êtes-vous toujours à tourner autour de moi ?
— Tout simplement parce que vous êtes un sujet curieux à observer. Vous mavez plu par le côté fantastique de votre situation, voilà ! En outre, vous êtes le frère dune personne qui ma beaucoup intéressé ; elle ma parlé de vous bien des fois, et son langage ma donné à penser que vous avez une grande influence sur elle : est-ce que ce ne sont pas la des raisons suffisantes ? Hé ! hé ! hé ! Du reste, je lavoue, votre question est pour moi fort complexe, et il mest difficile dy répondre. Tenez, vous, par exemple, si vous êtes venu me trouver à présent, ce nest pas seulement pour affaire, mais dans lespoir que je vous dirais quelque chose de nouveau, nest-ce pas ? Nest-ce pas ? répéta avec un sourire finaud Svidrigaïloff : — eh bien, figurez-vous que moi-même, en me rendant à Pétersbourg, je comptais aussi que vous me diriez quelque chose de nouveau, jespérais pouvoir vous emprunter quelque chose ! Voilà comme nous sommes, nous autres riches !
— Memprunter quoi ?
— Est-ce que je sais ? Vous voyez dans quel misérable traktir je suis toute la journée, reprit Svidrigaïloff ; ce nest pas que je my amuse, mais il faut bien passer son temps quelque part. Je me distrais avec cette pauvre Katia qui vient de sortir… Si javais la chance dêtre un goinfre, un gastronome de club, mais non : voilà tout ce que je peux manger ! (Il montrait du doigt, sur une petite table placée dans un coin, un plat de fer-blanc qui contenait les restes dun mauvais beefsteak aux pommes.) À propos, avez-vous dîné ? Quant au vin, je nen bois pas, à lexception du champagne, et encore un verre me suffit pour toute la soirée. Si jai demandé cette bouteille aujourdhui, cest parce que je dois aller quelque part tout à lheure : jai voulu, au préalable, me monter un peu la tête. Vous me voyez dans une disposition desprit particulière. Tantôt je me suis caché comme un écolier, parce que jappréhendais dans votre visite un dérangement pour moi ; mais je crois pouvoir passer une heure avec vous, il est maintenant quatre heures et demie, ajouta-t-il après avoir regardé sa montre. — Le croiriez-vous ? il y a des moments où je regrette de nêtre rien, ni propriétaire, ni père de famille, ni uhlan, ni photographe, ni journaliste !… Cest parfois ennuyeux de navoir aucune spécialité. Vraiment, je pensais que vous me diriez quelque chose de nouveau.
— Qui êtes-vous, et pourquoi êtes-vous venu ici ?
— Qui je suis ? Vous le savez : je suis gentilhomme, jai servi deux ans dans la cavalerie, après quoi jai flâné sur le pavé de Pétersbourg ; ensuite jai épousé Marfa Pétrovna, et je suis allé demeurer à la campagne. Voilà ma biographie !
— Vous êtes joueur, paraît-il ?
— Moi, joueur ? Non, dites plutôt que je suis un grec.
— Ah ! vous trichiez au jeu ?
— Oui.
— Vous avez dû quelquefois recevoir des gifles ?
— Cela mest arrivé en effet. Pourquoi ?
— Eh bien, vous pouviez vous battre en duel ; cela procure des sensations.
— Je nai pas dobjection à vous faire, dailleurs, je ne suis pas fort sur la discussion philosophique. Je vous avoue que si je suis venu ici, cest surtout pour les femmes.
— Tout de suite après avoir enterré Marfa Pétrovna ?
Svidrigaïloff sourit.
— Eh bien, oui, répondit-il avec une franchise déconcertante. — Vous avez lair scandalisé de ce que je vous dis ?
— Vous vous étonnez que la débauche me scandalise ?
— Pourquoi me gênerais-je, je vous prie ? Pourquoi renoncerais-je aux femmes, puisque je les aime ? Cest au moins une occupation.
Raskolnikoff se leva. Il se sentait mal à laise et regrettait dêtre venu là.
Svidrigaïloff lui apparaissait comme le scélérat le plus dépravé quil y eût au monde.
— E-eh ! restez donc encore un moment, faites-vous apporter du thé. Allons, asseyez-vous. Je vous raconterai quelque chose. Voulez-vous que je vous apprenne comment une femme a entrepris de me convertir ? Ce sera même une réponse à votre première question, attendu quil sagit ici de votre sœur. Puis-je raconter ? Nous tuerons le temps.
— Soit, mais jespère que vous…
— Oh ! nayez pas peur ! Du reste, même à un homme aussi vicieux que moi Avdotia Romanovna ne peut inspirer que la plus profonde estime. Je crois lavoir comprise, et je men fais honneur. Mais, vous savez, quand on ne connaît pas encore bien les gens, on est sujet à se tromper, et cest ce quil mest arrivé avec votre sœur. Le diable memporte, pourquoi donc est-elle si belle ? Ce nest pas ma faute ! En un mot, cela a commencé chez moi par un caprice libidineux des plus violents. Il faut vous dire que Marfa Pétrovna mavait permis les paysannes. Or on venait de nous amener comme femme de chambre une jeune fille dun village voisin, une nommée Paracha. Elle était fort jolie, mais sotte à un point incroyable : ses larmes, les cris dont elle remplit toute la cour occasionnèrent un véritable scandale. Un jour, après le dîner, Avdotia Romanovna me prit à part, et, me regardant avec des yeux étincelants, exigea de moi que je laissasse la pauvre Paracha en repos. Cétait peut-être la première fois que nous causions en tête-à-tête. Naturellement, je mempressai dobtempérer à sa demande, jessayai de paraître ému, troublé ; bref, je jouai mon rôle en conscience. À partir de ce moment, nous eûmes fréquemment des entretiens secrets durant lesquels elle me faisait de la morale, me suppliait, les larmes aux yeux, de changer de vie, oui, les larmes aux yeux ! Voilà jusquoù va, chez certaines jeunes filles, la passion de la propagande ! Bien entendu, jimputais tous mes torts à la destinée, je me donnais pour un homme altéré de lumière, et, finalement, je mis en œuvre un moyen qui ne rate jamais son effet sur le cœur des femmes : la flatterie. Jespère que vous ne vous fâcherez pas si jajoute quAvdotia Romanovna elle-même ne fut pas tout dabord insensible aux éloges dont je laccablai. Malheureusement, je gâtai toute laffaire par mon impatience et ma sottise. En causant avec votre sœur, jaurais dû modérer léclat de mes yeux : leur flamme linquiéta et finit par lui devenir odieuse. Sans entrer dans les détails, il me suffira de vous dire quune rupture eut lieu entre nous. À la suite de cela, je fis de nouvelles sottises. Je me répandis en grossiers sarcasmes à ladresse des convertisseuses. Paracha rentra en scène et fut suivie de beaucoup dautres ; en un mot, je commençai à mener une existence absurde. Oh ! si vous aviez vu alors, Rodion Romanovitch, les yeux de votre sœur, vous sauriez quels éclairs ils peuvent parfois lancer ! Je vous assure que ses regards me poursuivaient jusque dans mon sommeil ; jen étais venu à ne plus pouvoir supporter le froufrou de sa robe. Je croyais vraiment que jallais avoir une attaque dépilepsie. Jamais je naurais supposé que laffolement put semparer de moi à un tel point. Il fallait de toute nécessité que je me réconciliasse avec Avdotia Romanovna, et la réconciliation était impossible ! Imaginez-vous ce que jai fait alors ! À quel degré de stupidité la rage peut-elle conduire un homme ! Nentreprenez jamais rien dans cet état, Rodion Romanovitch. Songeant quAvdotia Romanovna était au fond une pauvresse (oh ! pardon ! je ne voulais pas dire cela… mais le mot ny fait rien), quenfin elle vivait de son travail, quelle avait à sa charge sa mère et vous (ah ! diable ! vous froncez encore le sourcil…), je me décidai à lui offrir toute ma fortune (je pouvais alors réaliser trente mille roubles) et à lui proposer de senfuir avec moi à Pétersbourg. Une fois là, bien entendu, je lui aurais juré un amour éternel, etc., etc. Le croirez-vous ? jétais tellement toqué delle à cette époque, que si elle mavait dit : « Assassine ou empoisonne Marfa Pétrovna et épouse-moi », je laurais fait immédiatement ! Mais tout cela a fini par la catastrophe que vous connaissez, et vous pouvez juger combien jai été irrité en apprenant que ma femme avait négocié un mariage entre Avdotia Romanovna et ce misérable chicaneau de Loujine, car, à tout prendre, autant eût valu pour votre sœur accepter mes offres que donner sa main à un pareil homme. Est-ce vrai ? est-ce vrai ? Je remarque que vous mavez écouté avec beaucoup dattention… intéressant jeune homme…
Svidrigaïloff donna un violent coup de poing sur la table. Il était très-rouge, et, quoiquil eût bu à peine deux verres de champagne, livresse commençait à se manifester chez lui. Raskolnikoff sen aperçut et résolut de mettre à profit cette circonstance pour découvrir les intentions secrètes de celui quil considérait comme son ennemi le plus dangereux.
— Eh bien, après cela, je ne doute plus que vous ne soyez venu ici pour ma sœur, déclara-t-il dautant plus hardiment quil voulait pousser à bout Svidrigaïloff.
Ce dernier essaya aussitôt deffacer leffet produit par ses paroles :
— Eh ! laissez donc, ne vous ai-je pas dit… dailleurs votre sœur ne peut pas me souffrir.
— Jen suis persuadé, mais il ne sagit pas de cela.
— Vous êtes persuadé quelle ne peut pas me souffrir ? reprit Svidrigaïloff en clignant de lœil et en souriant dun air moqueur. Vous avez raison, elle ne maime pas ; mais ne répondez jamais de ce qui se passe entre un mari et sa femme ou entre un amant et sa maîtresse. Il y a toujours un petit coin qui reste caché à tout le monde et nest connu que des intéressés. Oseriez-vous affirmer quAvdotia Romanovna me voyait avec répugnance ?
— Certains mots de votre récit me prouvent que maintenant encore vous avez dinfâmes desseins sur Dounia et que vous vous proposez de les mettre à exécution dans le plus bref délai.
— Comment ! Jai pu laisser échapper de pareils mots ? fit Svidrigaïloff devenu soudain fort inquiet ; du reste, il ne se formalisa nullement de lépithète dont on qualifiait ses desseins.
— Mais en ce moment même vos arrière-pensées se trahissent, Pourquoi donc avez-vous si peur ? Doù vient cette crainte subite que vous témoignez à présent ?
— Jai peur ? Peur de vous ? Quel conte me faites-vous là ? Cest plutôt vous, cher ami, qui devriez me craindre… Du reste, je suis ivre, je le vois ; un peu plus, jallais encore lâcher une sottise. Au diable le vin ! Eh ! de leau !
Il prit la bouteille et, sans plus de façon, la jeta par la fenêtre. Philippe apporta de leau.
— Tout cela est absurde, dit Svidrigaïloff en mouillant un essuie-main quil passa ensuite sur son visage, et je puis, dun mot, réduire à néant tous vos soupçons. Savez-vous que je vais me marier ?
— Vous me lavez déjà dit.
— Je vous lai dit ? Je lavais oublié. Mais quand je vous ai annoncé mon prochain mariage, je ne pouvais vous en parler que sous une forme dubitative, car alors il ny avait encore rien de fait. Maintenant, cest une affaire décidée, et si jétais libre en ce moment, je vous conduirais chez ma future ; je serais bien aise de savoir si vous approuvez mon choix. Ah ! diable ! je nai plus que dix minutes. Du reste, je vais vous raconter lhistoire de mon mariage, elle est assez curieuse… Eh bien ! vous voulez encore vous en aller ?
— Non, à présent je ne vous quitte plus.
— Plus du tout ? Nous verrons un peu ! Sans doute, je vous ferai voir ma future, mais pas maintenant, car nous devrons bientôt nous dire adieu. Vous allez à droite, et moi à gauche. Vous avez peut-être entendu parler de cette dame Resslich, chez qui je loge actuellement ? Cest elle qui ma cuisiné tout cela. « Tu tennuies, me disait-elle, ce sera pour toi une distraction momentanée. » Je suis, en effet, un homme chagrin et maussade. Vous croyez que je suis gai ? Détrompez-vous, jai lhumeur fort sombre : je ne fais de mal à personne, mais je reste quelquefois trois jours de suite dans un coin, sans dire mot à qui que ce soit. Dailleurs, cette friponne de Resslich a son idée : elle compte que je serai vite dégoûté de ma femme, que je la planterai là, et alors elle la lancera dans la circulation. Japprends par elle que le père, ancien fonctionnaire, est infirme : depuis trois ans, il a perdu lusage de ses jambes et ne quitte plus son fauteuil ; la mère est une dame fort intelligente ; le fils sert quelque part en province et ne vient pas en aide à ses parents ; la fille aînée est mariée et ne donne pas de ses nouvelles. Les braves gens ont sur les bras deux neveux en bas âge ; leur plus jeune fille a été retirée du gymnase avant davoir fini ses études ; elle aura seize ans dans un mois ; cest delle quil est question pour moi. Muni de ces renseignements, je me présente à la famille comme un propriétaire, veuf, de bonne naissance, ayant des relations, de la fortune. Mes cinquante ans ne suscitent pas la plus légère objection. Il aurait fallu me voir causant avec le papa et la maman, cétait dun drôle ! La jeune fille arrive vêtue dune robe courte et me salue en rougissant comme une pivoine (sans doute, on lui avait fait la leçon). Je ne connais pas votre goût en fait de visages féminins, mais, selon moi, ces seize ans, ces yeux encore enfantins, cette timidité, ces petites larmes pudiques, tout cela a plus de charme que la beauté ; dailleurs, la fillette est fort jolie avec ses cheveux clairs, ses boucles capricieuses, ses lèvres purpurines et légèrement bouffies, ses petits petons… Bref, nous avons fait connaissance, jai expliqué que des affaires de famille mobligeaient à hâter mon mariage, et le lendemain, cest-à-dire avant-hier, on nous a fiancés. Depuis lors, quand je vais la voir, je la tiens assise sur mes genoux pendant tout le temps de ma visite et je lembrasse à chaque minute. Elle rougit, mais elle se laisse faire : sa maman lui a sans doute donné à entendre quun futur époux peut se permettre ces privautés. Ainsi compris, les droits du fiancé ne sont guère moins agréables à exercer que ceux du mari. Cest, on peut le dire, la nature et la vérité qui parlent dans cette enfant ! Jai causé deux fois avec elle, la fillette nest pas sotte du tout ; elle a une façon de me regarder à la dérobée qui incendie tout mon être. Sa physionomie ressemble un peu à celle de la Madone Sixtine. Vous avez remarqué lexpression fantastique que Raphaël a donnée à cette tête de vierge ? Il y a quelque chose de cela. Dès le lendemain des fiançailles, jai apporté à ma future pour quinze cents roubles de cadeaux : des diamants, des perles, un nécessaire de toilette en argent ; le petit visage de la madone rayonnait. Hier, je ne me suis pas gêné pour la prendre sur mes genoux, — elle a rougi, et jai vu dans ses yeux de petites larmes quelle essayait de cacher. On nous a laissés seuls ensemble ; alors elle ma jeté ses bras autour du cou et en membrassant ma juré quelle serait pour moi une épouse bonne, obéissante et fidèle, quelle me rendrait heureux, quelle me consacrerait tous les instants de sa vie, et quen retour elle ne voulait de moi que mon estime, rien de plus : « Je nai pas besoin de cadeaux ! » ma-t-elle dit. Entendre un petit ange, de seize ans, les joues colorées par une pudeur virginale, vous faire une semblable déclaration avec des larmes denthousiasme dans les yeux, convenez-en vous-même, nest-ce pas délicieux ?… Allons, écoutez : je vous conduirai chez ma fiancée… seulement je ne peux pas vous la montrer tout de suite !
— En un mot, cette monstrueuse différence dâge aiguillonne votre sensualité ! Est-il possible que vous pensiez sérieusement à contracter un pareil mariage ?
— Quel austère moraliste ! ricana Svidrigaïloff. Où la vertu va-t-elle se nicher ? Ha ! ha ! Savez-vous que vous mamusez beaucoup avec vos exclamations indignées ?
Puis il appela Philippe, et, après avoir payé sa consommation, il se leva.
— Je regrette vivement, continua-t-il, de ne pouvoir mentretenir plus longtemps avec vous, mais nous nous reverrons… Vous navez quà prendre patience…
Il sortit du traktir. Raskolnikoff le suivit. Livresse de Svidrigaïloff se dissipait à vue dœil ; il fronçait le sourcil et paraissait très-préoccupé, comme un homme qui est à la veille dentreprendre une chose extrêmement importante. Depuis quelques minutes, une sorte dimpatience se trahissait dans ses allures, en même temps que son langage devenait caustique et agressif. Tout cela semblait justifier de plus en plus les appréhensions de Raskolnikoff, qui résolut de sattacher aux pas de linquiétant personnage.
Ils se retrouvèrent sur le trottoir.
— Nous nous quittons ici : vous allez à droite et moi à gauche, ou réciproquement. Adieu, mon bon, au plaisir de vous revoir !
Et il partit dans la direction du Marché-au-Foin.
IV
Raskolnikoff se mit à lui emboîter le pas.
— Quest-ce que cela signifie ? sécria en se retournant Svidrigaïloff. Je croyais vous avoir dit…
— Cela signifie que je suis décidé à vous accompagner.
— Quoi ?
Tous deux sarrêtèrent et pendant un instant se mesurèrent des yeux.
— Dans votre demi-ivresse, répliqua Raskolnikoff, vous men avez dit assez pour me convaincre que, loin davoir renoncé à vos odieux projets contre ma sœur, vous en êtes plus occupé que jamais. Je sais que ce matin ma sœur reçu une lettre. Vous navez pas perdu votre temps depuis votre arrivée à Pétersbourg. Quau cours de vos allées et venues vous vous soyez trouvé une femme, cest possible, mais cela ne signifie rien. Je désire massurer personnellement…
De quoi ? cest bien au plus si Raskolnikoff aurait su le dire.
— Vraiment ! voulez-vous que jappelle la police ?
— Appelez-la !
Ils sarrêtèrent de nouveau en face lun de lautre. À la fin, le visage de Svidrigaïloff changea dexpression. Voyant que la menace nintimidait nullement Raskolnikoff, il reprit soudain du ton le plus gai et le plus amical :
— Que vous êtes drôle ! Jai fait exprès de ne pas vous parler de votre affaire, nonobstant la curiosité bien naturelle quelle a éveillée chez moi. Je voulais remettre cela à un autre moment ; mais, en vérité, vous feriez perdre patience à un mort… Allons, venez avec moi ; seulement, je vous en avertis, je ne rentre que pour prendre de largent ; ensuite, je sortirai, je monterai en voiture et jirai passer toute la soirée dans les Îles. Eh bien, quel besoin avez-vous de me suivre ?
— Jai affaire dans votre maison ; mais ce nest pas chez vous que je vais, cest chez Sophie Séménovna : je dois mexcuser auprès delle de navoir pas assisté aux obsèques de sa belle-mère.
— Comme il vous plaira ; mais Sophie Séménovna est absente. Elle est allée conduire les trois enfants chez une vieille dame que je connais depuis longtemps et qui est à la tête de plusieurs orphelinats. Jai fait le plus grand plaisir à cette dame en lui remettant de largent pour les babies de Catherine Ivanovna, plus un don pécuniaire au profit de ses établissements ; enfin, je lui ai raconté lhistoire de Sophie Séménovna, sans omettre aucun détail. Mon récit a produit un effet indescriptible. Voilà pourquoi Sophie Séménovna a été invitée à se rendre aujourdhui même à lhôtel ***, où la barinia en question loge provisoirement depuis son retour de la campagne.
— Nimporte, je passerai tout de même chez elle.
— Libre à vous, seulement je ne vous y accompagnerai pas : à quoi bon ? Dites donc, je suis sûr que si vous vous défiez de moi, cest parce que jai eu jusquici la délicatesse de vous épargner des questions scabreuses… Vous devinez à quoi je fais allusion ? Je gagerais que ma discrétion vous a paru extraordinaire ! Soyez donc délicat pour en être ainsi récompensé !
— Vous trouvez délicat découter aux portes ?
— Ha ! ha ! jaurais été bien surpris que vous neussiez pas fait cette observation ! répondit en riant Svidrigaïloff. Si vous croyez quil nest pas permis découter aux portes, mais quon peut à son gré assassiner les vieilles femmes, comme les magistrats pourraient nêtre pas de cet avis, vous ferez bien de filer au plus tôt en Amérique ! Partez vite, jeune homme ! Il est peut-être encore temps. Je vous parle en toute sincérité. Est-ce largent qui vous manque ? Je vous en donnerai pour le voyage.
— Je ne pense nullement à cela, reprit avec dégoût Raskolnikoff.
— Je comprends : vous vous demandez si vous avez agi selon la morale, comme il sied à un homme et à un citoyen. Vous auriez dû vous poser la question plus tôt, à présent elle est un peu intempestive, eh ! eh ! Si vous croyez avoir commis un crime, brûlez-vous la cervelle ; nest-ce pas ce que vous avez envie de faire ?
— Vous vous appliquez, me semble-t-il, à magacer dans lespoir que je vous débarrasserai de ma présence…
— Original que vous êtes, mais nous sommes arrivés, donnez-vous la peine de monter lescalier. Tenez, voici lentrée du logement de Sophie Séménovna, regardez, il ny a personne ! Vous ne le croyez pas ? Demandez aux Kapernaoumoff ; elle leur laisse sa clef. Voici justement madame Kapernaoumoff elle-même. Eh bien ? Quoi ? (Elle est un peu sourde.) Sophie Séménovna est sortie ? Où est-elle allée ? Êtes-vous fixé à présent ? Elle nest pas ici et elle ne reviendra peut-être que fort tard dans la soirée. Allons, maintenant venez chez moi. Naviez-vous pas lintention de me faire aussi une visite ? Nous voici dans mon appartement. Madame Resslich est absente. Cette femme-là a toujours mille affaires en train, mais cest une excellente personne, je vous lassure ; peut-être vous serait-elle utile si vous étiez un peu plus raisonnable. Vous voyez : je prends dans mon secrétaire un titre de cinq pour cent (regardez combien il men restera encore !) ; celui-ci va être aujourdhui converti en espèces. Vous avez bien vu ? Je nai plus rien à faire ici, je ferme mon secrétaire, je ferme mon logement, et nous revoici sur lescalier. Si vous voulez, nous allons prendre une voiture, je vais aux Îles. Est-ce quune petite promenade en calèche ne vous dit rien ? Vous entendez, jordonne à ce cocher de me conduire à la pointe dÉlaguine. Vous refusez ? Vous en avez assez ? Allons, laissez-vous tenter. La pluie menace, mais quà cela ne tienne, nous relèverons la capote…
Svidrigaïloff était déjà en voiture. Quelque éveillée que fût la défiance de Raskolnikoff, ce dernier pensa quil ny avait pas péril en la demeure. Sans répondre un mot, il fit volte-face et rebroussa chemin dans la direction du Marché-au-Foin. Sil avait retourné la tête, il aurait pu voir que Svidrigaïloff, après avoir fait cent pas en voiture, mettait pied à terre et payait son cocher. Mais le jeune homme marchait sans regarder derrière lui. Il eut bientôt tourné le coin de la rue. Comme toujours quand il se trouvait seul, il ne tarda pas à tomber dans une profonde rêverie. Arrivé sur le pont, il sarrêta devant la balustrade et tint ses yeux fixés sur le canal. Debout, à peu de distance de Raskolnikoff, Avdotia Romanovna lobservait. En montant sur le pont, il avait passé près delle, mais il ne lavait pas remarquée. À la vue de son frère, Dounetchka éprouva un sentiment de surprise et même dinquiétude. Elle resta un moment à se demander si elle laccosterait. Tout à coup elle aperçut du côté du Marché-au-Foin Svidrigaïloff qui se dirigeait rapidement vers elle.
Mais celui-ci semblait avancer avec prudence et mystère. Il ne monta pas sur le pont et sarrêta sur le trottoir, sefforçant déchapper à la vue de Raskolnikoff. Depuis longtemps déjà il avait remarqué Dounia et il lui faisait des signes. La jeune fille crut comprendre quil lappelait auprès de lui et lengageait à ne pas attirer lattention de Rodion Romanovitch.
Docile à cette invitation muette, Dounia séloigna sans bruit de son frère et rejoignit Svidrigaïloff.
— Allons plus vite, lui dit tout bas ce dernier. — Je tiens à ce que Rodion Romanovitch ignore notre entrevue. Je vous préviens quil est venu me trouver tout à lheure dans un traktir près dici, et que jai eu beaucoup de peine à me débarrasser de lui. Il sait que je vous ai écrit une lettre, et il soupçonne quelque chose. Assurément, ce nest pas vous qui lui avez parlé de cela ; mais si ce nest pas vous, qui est- ce donc ?
— Voici que nous avons tourné le coin de la rue, interrompit Dounia, à présent mon frère ne peut plus nous voir. Je vous déclare que je nirai pas plus loin avec vous. Dites-moi tout ici ; tout cela peut se dire même en pleine rue.
— Dabord ce nest pas sur la voie publique que peuvent se faire de pareilles confidences, ensuite vous devez entendre aussi Sophie Séménovna ; en troisième lieu, il faut que je vous montre certains documents… Enfin, si vous ne consentez pas à venir chez moi, je refuse tout éclaircissement et je me retire à linstant même. Dailleurs noubliez pas, je vous prie, quun secret très-curieux qui intéresse votre bien-aimé frère se trouve absolument entre mes mains.
Dounia sarrêta indécise et attacha un regard perçant sur Svidrigaïloff.
— Que craignez-vous donc observa tranquillement celui-ci ; la ville nest pas la campagne. Et, à la campagne même, vous mavez fait plus de mal que je ne vous en ai fait…
— Sophie Séménovna est prévenue ?
— Non, je ne lui ai pas dit un mot, et même je ne suis pas sûr quelle soit maintenant chez elle. Du reste, elle doit y être. Elle a enterré aujourdhui sa belle-mère : ce nest pas un jour où lon fait des visites. Pour le moment, je ne veux parler de cela à personne, et je regrette même, jusquà un certain point, de men être ouvert à vous. En pareil cas, la moindre parole prononcée à la légère équivaut à une dénonciation. Je demeure ici près, vous voyez, dans cette maison. Voici notre dvornik ; il me connait très-bien ; voyez-vous ? il salue. Il voit que je suis avec une dame, et sans doute il a pu déjà remarquer votre visage. Cette circonstance doit vous rassurer, si vous vous défiez de moi. Pardonnez-moi de vous parler aussi crûment. Jhabite ici en garni. Il ny a quun mur entre le logement de Sophie Séménovna et le mien. Tout létage est occupé par différents locataires. Pourquoi donc avez-vous peur comme un enfant ? Quai-je de si terrible ?
Svidrigaïloff, essaya desquisser un sourire débonnaire, mais son visage refusa de lui obéir. Son cœur battait avec force, et sa poitrine était oppressée. Il affectait délever la voix pour cacher lagitation croissante quil éprouvait. Précaution superflue dailleurs, car Dounetchka ne remarquait chez lui rien de particulier : les derniers mots de Svidrigaïloff avaient trop irrité lorgueilleuse jeune fille pour quelle songeât à autre chose quà la blessure de son amour-propre.
— Quoique je sache que vous êtes un homme… sans honneur, je ne vous crains pas du tout. Conduisez-moi, dit-elle dun ton calme que démentait, il est vrai, lextrême pâleur de son visage. Svidrigaïloff sarrêta devant le logement de Sonia.
— Permettez-moi de massurer si elle est chez elle. Non, elle ny est pas. Cela tombe mal ! Mais je sais quelle reviendra peut-être dici à très-peu de temps. Elle na pu sabsenter que pour aller voir une dame au sujet des orphelins à qui elle sintéresse. Je me suis aussi occupé de cette affaire. Si Sophie Séménovna nest pas rentrée dans dix minutes et que vous teniez absolument à lui parler, je lenverrai chez vous aujourdhui même. Voici mon appartement ; il se compose de ces deux pièces. Derrière cette porte habite ma propriétaire, madame Resslich. Maintenant, regardez par ici, je vais vous montrer mes principaux documents : de ma chambre à coucher la porte que voici conduit à un appartement de deux pièces, lequel est entièrement vide. Voyez… il faut que vous preniez une connaissance exacte des lieux…
Svidrigaïloff occupait deux chambres garnies assez grandes. Dounetchka regardait autour delle avec défiance ; mais elle ne découvrit rien de suspect ni dans lameublement, ni dans la disposition du local. Cependant elle aurait pu remarquer, par exemple, que Svidrigaïloff logeait entre deux appartements en quelque sorte inhabités. Pour arriver chez lui, il fallait traverser deux pièces à peu près vides, qui faisaient partie du logement de sa propriétaire. Ouvrant la porte qui, de sa chambre à coucher, donnait accès à lappartement non loué, il montra aussi ce dernier à Dounetchka. La jeune fille sarrêta sur le seuil, ne comprenant pas pourquoi on linvitait à regarder ; mais lexplication fut bientôt donnée par Svidrigaïloff :
— Voyez cette grande chambre, la seconde. Remarquez cette porte fermée à la clef. À côté se trouve une chaise, la seule quil y ait dans les deux pièces. Cest moi qui lai apportée de mon logement, pour écouter dans des conditions plus confortables. La table de Sophie Séménovna est placée juste derrière cette porte. La jeune fille était assise là et causait avec Rodion Romanovitch, tandis quici, sur ma chaise, je prêtais loreille à leur conversation. Je suis resté à cette place deux soirs de suite, et chaque fois pendant deux heures. Jai donc pu apprendre quelque chose ; quen pensez-vous ?
— Vous étiez aux écoutes ?
— Oui ; maintenant rentrons chez moi ; ici lon ne peut même pas sasseoir.
Il ramena Avdotia Romanovna dans sa première chambre qui lui servait de « salle » et offrit à la jeune fille un siège près de la table. Quant à lui, il prit place a distance respectueuse, mais ses yeux brillaient probablement du même feu qui naguère avait tant effrayé Dounetchka. Celle-ci frissonna, malgré lassurance quelle sefforçait de montrer, et promena de nouveau un regard défiant autour delle. La situation isolée du logement de Svidrigaïloff finit par attirer son attention. Elle voulut demander si, du moins, la propriétaire était chez elle, mais sa fierté ne lui permit pas de formuler cette question. Dailleurs, linquiétude relative à sa sûreté personnelle nétait rien au prix de lautre anxiété qui torturait son cœur.
— Voici votre lettre, commença-t-elle en la déposant sur la table. Ce que vous mavez écrit est-il possible ? Vous laissez entendre que mon frère aurait commis un crime. Vos insinuations sont trop claires, nessayez pas maintenant de recourir à des subterfuges. Sachez quavant vos prétendues révélations javais déjà entendu parler de ce conte absurde dont je ne crois pas un mot. Lodieux ici ne le cède quau ridicule. Ces soupçons me sont connus, et je nignore pas non plus ce qui les a fait naître. Vous ne pouvez avoir aucune preuve. Vous avez promis de prouver : parlez donc ! Mais je vous préviens que je ne vous crois pas.
Dounetchka prononça ces paroles avec une extrême rapidité, et, pendant un instant, lémotion quelle éprouvait fit monter le rouge à ses joues.
— Si vous ne me croyiez pas, auriez-vous pu vous résoudre à venir seule chez moi ? Pourquoi donc êtes-vous venue ? par pure curiosité ?
— Ne me tourmentez pas, parlez, parlez !
— Il faut en convenir, vous êtes une vaillante jeune fille. Je croyais, vraiment, que vous auriez prié M. Razoumikhine de vous accompagner. Mais jai pu me convaincre que sil nest pas venu avec vous, il ne vous a pas non plus suivie à distance. Cest crâne de votre part ; vous avez voulu sans doute ménager Rodion Romanovitch. Du reste, en vous tout est divin… En ce qui concerne votre frère, que vous dirai-je ? Vous lavez vu vous-même tout à lheure. Comment le trouvez-vous ?
— Ce nest pas là-dessus seulement que vous fondez votre accusation ?
— Non, ce nest pas là-dessus, mais sur les propres paroles de Rodion Romanovitch. Il est venu deux jours de suite passer la soirée ici chez Sophie Séménovna. Je vous ai indiqué où ils étaient assis. Il a fait sa confession complète à la jeune fille. Cest un assassin. Il a tué une vieille usurière chez qui lui-même avait mis des objets en gage. Peu dinstants après le meurtre, la sœur de la victime, une marchande nommée Élisabeth, est entrée par hasard, et il la tuée également. Il sest servi, pour égorger les deux femmes, dune hache quil avait apportée avec lui. Son intention était de voler, et il a volé ; il a pris de largent et divers objets… Voilà, mot pour mot, ce quil a raconté à Sophie Séménovna. Elle seule connaît ce secret, mais elle na eu aucune part à lassassinat. Loin de là, en entendant ce récit, elle a été tout aussi épouvantée que vous lêtes maintenant. Soyez tranquille, ce nest pas elle qui dénoncera votre frère.
— Cest impossible ! balbutièrent les lèvres blêmes de Dounetchka haletante ; cest impossible ! il navait pas la moindre raison, pas le plus petit motif de commettre ce crime… Cest un mensonge !
— Le vol révèle la cause du meurtre. Il a pris des valeurs et des bijoux. Il est vrai que, de son aveu même, il na tiré profit ni des unes ni des autres, et quil est allé les cacher sous une pierre où ils sont encore. Mais cest parce quil na pas osé en faire usage.
— Est-il vraisemblable quil ait volé ? Peut-il seulement avoir eu cette pensée ? sécria Dounia qui se leva vivement. Vous le connaissez, vous lavez vu : est-ce quil vous fait leffet dun voleur ?
— Cette catégorie, Avdotia Romanovna, renferme un nombre infini de variétés. En général, les filous ont conscience de leur infamie ; jai cependant entendu parler dun homme plein de noblesse qui avait dévalisé un courrier. Que sait-on ? votre frère pensait peut-être accomplir une action louable. Moi-même assurément jaurais comme vous refusé dajouter foi à cette histoire, si je lavais apprise par voie indirecte ; mais force ma été de croire au témoignage de mes oreilles… Où allez-vous donc, Avdotia Romanovna ?
— Je veux voir Sophie Séménovna, répondit dune voix faible Dounetchka. Où est lentrée de son logement ? Elle est peut-être revenue ; je veux absolument la voir tout de suite. Il faut quelle…
Avdotia Romanovna ne put achever, elle étouffait littéralement.
— Selon toute apparence, Sophie Séménovna ne sera pas de retour avant la nuit. Son absence devait être très-courte. Puisquelle nest pas encore rentrée, il sera probablement fort tard…
— Ah ! cest ainsi que tu mens ! Je le vois, tu as menti… tu nas dit que des mensonges !… Je ne te crois pas ! non, je ne te crois pas !… sécria Dounetchka, dans un transport de colère qui lui ôtait la possession delle-même.
Presque défaillante, elle tomba sur une chaise que Svidrigaïloff sétait hâté de lui avancer.
— Avdotia Romanovna, quavez-vous ? reprenez vos esprits ! Voici de leau. Buvez-en une gorgée.
Il lui jeta de leau au visage. La jeune fille tressaillit et revint à elle.
— Cela a produit de leffet, murmurait à part soi Svidrigaïloff en fronçant le sourcil. Avdotia Romanovna, calmez-vous ! Sachez que Rodion Romanovitch a des amis. Nous le sauverons, nous le tirerons daffaire. Voulez-vous que je lemmène à létranger ? Jai de largent ; dici à trois jours, jaurai réalisé tout mon avoir. Quant au meurtre, votre frère fera un tas de bonnes actions qui effaceront cela, soyez tranquille. Il peut encore devenir un grand homme. Eh bien, quavez-vous ? Comment vous sentez-vous ?
— Le méchant ! il faut encore quil se moque ! Laissez-moi…
— Où voulez-vous donc aller ?
— Auprès de lui. Où est-il ? Vous le savez. Pourquoi cette porte est-elle fermée ? Cest par là que nous sommes entrés, et maintenant elle est fermée à la clef. Quand lavez-vous fermée ?
— Il nétait pas nécessaire que toute la maison entendît de quoi nous parlions ici. Dans létat où vous êtes, pourquoi aller trouver votre frère ? Voulez-vous causer sa perte ? Votre démarche le mettra en fureur, et il ira lui-même se dénoncer. Sachez dailleurs quon a déjà lœil sur lui, et que la moindre imprudence de votre part lui serait funeste. Attendez un moment : je lai vu, et je lui ai parlé tout à lheure ; on peut encore le sauver. Asseyez-vous ; nous allons examiner ensemble ce quil y a à faire. Cest pour traiter cette question en tête-à-tête que je vous ai invitée à venir chez moi. Mais asseyez-vous donc !
— Comment parviendrez-vous à le sauver ? Est-ce que cest possible ?
Dounia sassit. Svidrigaïloff prit place à côté delle.
— Tout cela dépend de vous, de vous seule, commença-t-il dun ton bas. Ses yeux étincelaient, et son agitation était telle quil pouvait à peine parler.
Dounia, effrayée, se recula à quelque distance de lui.
— Vous… un seul mot de vous, et il est sauvé ! continua-t-il, tremblant de tout son corps. Je… je le sauverai. Jai de largent et des amis. Je le ferai partir immédiatement pour létranger, je lui procurerai un passe-port. Jen prendrai deux : un pour lui et un pour moi. Jai des amis sur le dévouement et lintelligence desquels je puis compter… Voulez-vous ? Je prendrai aussi un passe-port pour vous… pour votre mère… Que vous importe Razoumikhine ? mon amour vaut bien le sien… Je vous aime infiniment. Laissez-moi baiser le bas de votre robe ! Je vous en prie ! Le bruit que fait votre vêtement me met hors de moi ! Ordonnez : jexécuterai tous vos ordres, quels quil soient. Je ferai limpossible. Toutes vos croyances seront les miennes. Ne me regardez pas ainsi ! Savez-vous que vous me tuez ?…
Il commençait à délirer. On eût dit quil venait dêtre atteint daliénation mentale. Dounia ne fit quun saut jusquà la porte, quelle se mit à secouer de toutes ses forces.
— Ouvrez ! ouvrez ! cria-t-elle, espérant quon lentendrait du dehors. Ouvrez donc ! Est-ce quil ny a personne dans la maison ?
Svidrigaïloff se leva. Il avait recouvré en partie son sang-froid. Un sourire amèrement moqueur errait sur ses lèvres encore tremblantes.
— Il ny a personne ici, dit-il lentement ; ma logeuse est sortie, et vous avez tort de crier de la sorte ; vous vous donnez là une peine bien inutile.
— Où est la clef ? Ouvre la porte tout de suite, tout de suite, homme bas !
— Jai perdu la clef, je ne puis pas la trouver.
— Ah ! ainsi, cest un guet-apens ! vociféra Dounia, pâle comme la mort, et elle sélança dans un coin, où elle se barricada en plaçant devant elle une petite table que le hasard mit sous sa main. Puis elle se tut, mais sans cesser de tenir les yeux fixés sur son ennemi, dont elle surveillait les moindres mouvements. Debout, en face delle, à lautre extrémité de la chambre, Svidrigaïloff ne bougeait pas de sa place. Extérieurement, du moins, il était redevenu maître de lui-même. Toutefois, son visage restait pâle, et son sourire continuait à narguer la jeune fille.
— Vous avez prononcé tout à lheure le mot de guet-apens, Avdotia Romanovna. Si guet-apens il y a, vous devez bien penser que mes mesures sont prises. Sophie Séménovna nest pas chez elle ; cinq pièces nous séparent du logement des Kapernaoumoff. Enfin, je suis au moins deux fois plus fort que vous, et, indépendamment de cela, je nai rien à craindre, car si vous portez plainte contre moi, votre frère est perdu. Dailleurs, personne ne vous croira : toutes les apparences déposent contre une jeune fille qui se rend seule au domicile dun homme. Aussi, lors même que vous vous résoudriez à sacrifier votre frère, vous ne pourriez rien prouver : il est fort difficile de faire la preuve dun viol, Avdotia Romanovna.
— Misérable ! fit Dounia dune voix basse, mais vibrante dindignation.
— Soit ; mais remarquez que jusquici jai simplement raisonné au point de vue de votre hypothèse. Personnellement, je suis de votre avis, et je trouve que le viol est un crime abominable. Tout ce que jen ai dit, cétait pour rassurer votre conscience dans le cas où vous… dans le cas où vous consentiriez de bon gré à sauver votre frère, comme je vous le propose. Vous pourrez vous dire que vous navez cédé quaux circonstances, à la force, sil faut absolument employer ce mot. Pensez-y ; le sort de votre frère et de votre mère est entre vos mains. Je serai votre esclave… toute ma vie… je vais attendre ici…
Il sassit sur le divan, à huit pas de Dounia. La jeune fille ne doutait nullement que la résolution de Svidrigaïloff ne fût inébranlable. Dailleurs, elle le connaissait…
Tout à coup elle tira de sa poche un revolver, larma et le plaça sur la table, à portée de sa main.
À cette vue, Svidrigaïloff poussa un cri de surprise et fit un brusque mouvement en avant.
— Ah ! cest ainsi ! dit-il avec un méchant sourire ; eh bien, voilà qui change la situation du tout au tout ! Vous mallégez singulièrement la tâche, Avdotia Romanovna ! Mais où vous êtes-vous procuré ce revolver ? M. Razoumikhine vous laurait-il prêté ? Tiens, cest le mien, je le reconnais ! Je lavais cherché, en effet, sans pouvoir le retrouver… Les leçons de tir que jai eu lhonneur de vous donner à la campagne nauront pas été inutiles…
— Ce revolver nétait pas à toi, mais à Marfa Pétrovna que tu as tuée, scélérat ! Rien ne tappartenait dans sa maison. Je lai pris lorsque jai commencé à soupçonner de quoi tu étais capable. Si tu fais un seul pas, je jure que je te tuerai !
Dounia exaspérée sapprêtait à mettre, le cas échéant, sa menace à exécution.
— Eh bien, et votre frère ? Cest par curiosité que je vous fais cette question, dit Svidrigaïloff toujours debout à la même place.
— Dénonce-le si tu veux ! Navance pas, ou je tire ! Tu as empoisonné ta femme, je le sais, tu es toi-même un assassin !…
— Êtes-vous bien sûre que jaie empoisonné Marfa Pétrovna ?
— Oui ! Cest toi-même qui me las donné à entendre ; tu mas parlé de poison… je sais que tu ten étais procuré… Cest toi… Cest certainement toi… infâme !
— Lors même que ce serait vrai, jaurais fait cela pour toi… tu en aurais été la cause.
— Tu mens ! Je tai toujours détesté, toujours…
— Vous paraissez avoir oublié, Avdotia Romanovna, comment, dans votre zèle pour ma conversion, vous vous penchiez vers moi avec des regards langoureux… Je lisais dans vos yeux ; vous rappelez-vous ? le soir, au clair de la lune, pendant que le rossignol chantait…
— Tu mens ! (La rage mit un éclair dans les prunelles de Dounia.) Tu mens, calomniateur !
— Je mens ? Allons, soit, je mens. Jai menti. Les femmes naiment pas quon leur rappelle ces petites choses-là, reprit-il en souriant. — Je sais que tu tireras, joli petit monstre. Eh bien, vas-y !
Dounia le coucha en joue, nattendant quun mouvement de lui pour faire feu. Une pâleur mortelle couvrait le visage de la jeune fille ; sa lèvre inférieure était agitée par un tremblement de colère, et ses grands yeux noirs lançaient des flammes. Jamais Svidrigaïloff ne lavait vue aussi belle. Il avança dun pas. Une détonation retentit. La balle lui effleura les cheveux, et alla senfoncer dans le mur derrière lui. Il sarrêta.
— Une piqûre de guêpe ! dit-il avec un léger rire. Cest à la tête quelle vise… Quest-ce que cela ? Je saigne !
Il tira son mouchoir pour essuyer un mince filet de sang qui coulait le long de sa tempe droite : la balle avait frôlé la peau du crâne. Dounia abaissa son arme et regarda Svidrigaïloff avec une sorte de stupeur. Elle semblait ne pas comprendre ce quelle venait de faire.
— Eh bien, quoi ! vous mavez manqué, recommencez, jattends, poursuivit Svidrigaïloff, dont la gaieté avait quelque chose de sinistre : si vous tardez, jaurai le temps de vous saisir avant que vous vous soyez mise en état de défense.
Frissonnante, Dounetchka arma rapidement le revolver, et en menaça de nouveau son persécuteur.
— Laissez-moi ! dit-elle avec désespoir : je jure que je vais encore tirer… Je… je vous tuerai !…
— À trois pas, il est impossible, en effet, que vous me manquiez. Mais si vous ne me tuez pas, alors…
Dans les yeux étincelants de Svidrigaïloff on pouvait lire le reste de sa pensée.
Il fit encore deux pas en avant.
Dounetchka tira ; le revolver fit long feu.
— Larme na pas été bien chargée. Nimporte, cela peut se réparer ; vous avez encore une capsule. Jattends.
Debout à deux pas de la jeune fille, il fixait sur elle un regard enflammé qui exprimait la résolution la plus indomptable. Dounia comprit quil mourrait plutôt que de renoncer à son dessein. « Et… et, sans doute, elle le tuerait maintenant quil nétait plus quà deux pas delle !… »
Tout à coup elle jeta le revolver.
— Vous refusez de tirer ! dit Svidrigaïloff étonné, et il respira longuement. La crainte de la mort nétait peut-être pas le plus lourd fardeau dont il sentait son âme délivrée ; toutefois il lui aurait été difficile de sexpliquer à lui-même la nature du soulagement quil éprouvait.
Il sapprocha de Dounia et la prit doucement par la taille. Elle ne résista point, mais, toute tremblante, le regarda avec des yeux suppliants. Il voulut parler, sa bouche ne put proférer aucun son.
— Lâche-moi ! pria Dounia.
Sentendant tutoyer dune voix qui nétait plus celle de tout à lheure, Svidrigaïloff frissonna.
— Ainsi tu ne maimes pas ? demanda-t-il dun ton bas.
Dounia fit de la tête un signe négatif.
— Et… tu ne pourras pas maimer ?… Jamais ? continua-t-il avec laccent du désespoir.
— Jamais ! murmura-t-elle.
Durant un instant une lutte terrible se livra dans lâme de Svidrigaïloff. Ses yeux étaient fixés sur la jeune fille avec une expression indicible. Soudain il retira le bras quil avait passé autour de la taille de Dounia, et, séloignant rapidement de celle-ci, il alla se poster devant la fenêtre.
— Voici la clef ! dit-il après un moment de silence. (Il la prit dans la poche gauche de son paletot et la mit derrière lui sur la table, sans se retourner vers Avdotia Romanovna.) Prenez-la, partez vite !…
Il regardait obstinément par la fenêtre.
Dounia sapprocha de la table pour prendre la clef.
— Vite ! vite ! répéta Svidrigaïloff.
Il navait pas changé de position, ne regardait pas celle à qui il parlait ; mais ce mot « vite » était prononcé dun ton sur la signification duquel il ny avait pas à se tromper.
Dounia saisit la clef, bondit jusquà la porte, louvrit en toute hâte et sortit vivement de la chambre. Un instant après, elle courait comme une folle le long du canal, dans la direction du pont ***.
Svidrigaïloff resta encore trois minutes près de la fenêtre. À la fin, il se retourna lentement, promena ses yeux autour de lui et passa sa main sur son front. Ses traits défigurés par un sourire étrange exprimaient le plus navrant désespoir. Sapercevant quil avait du sang sur sa main, il le regarda avec colère ; puis il mouilla un linge et lava sa blessure. Le revolver jeté par Dounia avait roulé jusquà la porte. Il le ramassa et se mit à lexaminer. Cétait un petit revolver à trois coups, dancien modèle ; il y restait encore deux charges et une capsule. Après un moment de réflexion, il fourra larme dans sa poche, prit son chapeau et sortit.
V
Jusquà dix heures du soir, Arcade Ivanovitch Svidrigaïloff courut les bouges et les traktirs. Ayant retrouvé Katia dans un de ces endroits, il lui paya des consommations ainsi quau joueur dorgue, aux garçons et à deux petits clercs vers qui lavait attiré une sympathie bizarre : il avait remarqué que ces deux jeunes gens avaient le nez de travers, et que le nez de lun était tourné à droite, tandis que celui de lautre regardait à gauche. Finalement, il se laissa entraîner par eux dans un « jardin de plaisance » où il paya leur entrée. Cet établissement, décoré du nom de Waux-Hall, nétait au fond quun café chantant de bas étage. Les clercs y rencontrèrent quelques « collègues » et se prirent de querelle avec eux. Peu sen fallut que lon nen vînt aux mains. Svidrigaïloff fut choisi comme arbitre. Après avoir écouté pendant un quart dheure les récriminations confuses des parties en cause, il crut comprendre quun des clercs avait volé quelque chose et lavait vendu à un Juif, mais sans vouloir partager avec ses camarades le produit de cette opération commerciale. À la fin, il se trouva que lobjet volé était une cuiller à thé appartenant au Waux-Hall. Elle fut reconnue par les gens de létablissement, et laffaire menaçait de prendre une tournure grave si Svidrigaïloff navait désintéressé les plaignants. Il se leva ensuite et sortit du jardin. Il était alors près de dix heures.
Pendant toute la soirée il navait pas bu une goutte de vin ; au Waux-Hall, il sétait borné à demander du thé, et encore parce que les convenances lobligeaient à se faire servir quelque chose. La température était étouffante, et de noirs nuages sépaississaient dans le ciel. Vers dix heures éclata un violent orage. Svidrigaïloff arriva chez lui trempé jusquaux os. Il senferma dans son logement, ouvrit son secrétaire doù il retira tous ses fonds, et déchira deux ou trois papiers. Après avoir mis son argent en poche, il pensa à changer de vêtements ; mais, comme la pluie continuait à tomber, il jugea que cela nen valait pas la peine, prit son chapeau et sortit sans fermer la porte de son appartement. Il se rendit droit au domicile de Sonia, quil trouva chez elle.
La jeune fille nétait pas seule, elle avait autour delle quatre petits enfants appartenant à la famille Kapernaoumoff. Sophie Séménovna leur faisait boire du thé. Elle accueillit respectueusement le visiteur, regarda avec surprise ses vêtements mouillés, mais ne dit pas un mot. À la vue dun étranger, tous les enfants senfuirent aussitôt, saisis dune frayeur indescriptible.
Svidrigaïloff sassit près de la table et invita Sonia à prendre place à côté de lui. Elle se prépara timidement à écouter ce quil avait à lui dire.
— Sophie Séménovna, commença-t-il, je vais peut-être me rendre en Amérique, et comme, selon toute probabilité, nous nous voyons pour la dernière fois, je suis venu régler quelques affaires. Eh bien, vous êtes allée aujourdhui chez cette dame ? Je sais ce quelle vous a dit, inutile de me le raconter. (Sofia fit un mouvement et rougit.) Ces gens-là ont leurs préjugés. Pour ce qui est de vos sœurs et de votre frère, leur sort est assuré, largent que je destinais à chacun deux a été remis par moi en mains sûres. Voici les récépissés : à tout hasard, prenez-les. Maintenant, voici pour vous personnellement trois titres de cinq pour cent représentant une somme de trois mille roubles. Je désire que cela reste entre nous et que personne nen ait connaissance. Cet argent vous est nécessaire, Sophie Séménovna, car vous ne pouvez continuer à vivre ainsi.
— Vous avez eu tant de bontés pour les orphelins, pour la défunte et pour moi… balbutia Sonia, — si je vous ai à peine remercié jusquà présent, ne croyez pas…
— Allons, assez, assez !
— Quant à cet argent, Arcade Ivanovitch, je vous suis bien reconnaissante, mais je nen ai pas besoin maintenant. Nayant plus que moi à nourrir, je me tirerai toujours daffaire. Ne maccusez pas dingratitude si je refuse votre offre. Puisque vous êtes si charitable, cet argent…
— Prenez-le, Sophie Séménovna, et, je vous en prie, ne me faites pas dobjections, je nai pas le temps de les entendre. Rodion Romanovitch na que le choix entre deux alternatives : se loger une balle dans le front ou aller en Sibérie…
À ces mots, Sonia se mit à trembler et regarda avec effarement son interlocuteur.
— Ne vous inquiétez pas, poursuivit Svidrigaïloff. Jai tout appris de sa propre bouche, et je ne suis pas bavard ; je ne le dirai à personne. Vous avez été bien inspirée en lui conseillant daller se dénoncer. Cest de beaucoup le parti le plus avantageux quil puisse prendre. Eh bien, quand il ira en Sibérie, vous ly accompagnerez, nest-ce pas ? En ce cas, vous aurez besoin dargent ; il vous en faudra pour lui, comprenez-vous ? La somme que je vous offre, cest à lui que je la donne par votre entremise. De plus, vous avez promis à Amalia Ivanovna dacquitter ce qui lui est dû. Pourquoi donc, Sophie Séménovna, assumez-vous toujours si légèrement de pareilles charges ? La débitrice de cette Allemande, ce nétait pas vous, cétait Catherine Ivanovna : vous auriez dû envoyer lAllemande à tous les diables. Il faut plus de calcul dans la vie… Allons, si demain ou après-demain quelquun vous interroge à mon sujet, ne parlez pas de ma visite et ne dites à personne que je vous ai donné de largent. Et maintenant au revoir. (Il se leva.) Saluez de ma part Rodion Romanovitch. À propos : vous ferez bien, en attendant, de confier largent à M. Razoumikhine. Vous connaissez sans doute M. Razoumikhine ? Cest un brave garçon. Portez-le-lui demain ou… quand vous en aurez loccasion. Mais, dici là, tâchez quon ne vous le prenne pas.
Sonia sétait levée aussi et fixait un regard inquiet sur le visiteur. Elle avait grande envie de dire quelque chose, de faire quelque question, mais elle était intimidée et ne savait par où commencer.
— Ainsi vous… ainsi vous allez vous mettre en route par un temps pareil ?
— Quand on part pour lAmérique, est-ce quon sinquiète de la pluie ? Adieu, chère Sophie Séménovna ! Vivez et vivez longtemps, vous êtes utile aux autres. À propos… faites donc mes compliments à M. Razoumikhine. Dites-lui quArcade Ivanovitch Svidrigaïloff le salue. Ny manquez pas.
Quand il leut quittée, Sonia resta oppressée par un vague sentiment de crainte.
Le même soir, Svidrigaïloff fit une autre visite fort singulière et fort inattendue. La pluie tombait toujours. À onze heures vingt, il se présenta tout trempé chez les parents de sa future, qui occupaient un petit logement dans Vasili-Ostroff. Il eut grandpeine à se faire ouvrir, et son arrivée à une heure aussi indue causa dans le premier moment une stupéfaction extrême. On crut dabord à une frasque dhomme ivre, mais cette impression ne dura quun instant ; car, quand il le voulait, Arcade Ivanovitch avait les manières les plus séduisantes. Lintelligente mère roula auprès de lui le fauteuil du père infirme et engagea aussitôt la conversation par des questions détournées. Jamais cette femme nallait droit au fait : voulait-elle savoir, par exemple, quand il plairait à Arcade Ivanovitch que le mariage fût célébré, elle commençait par linterroger curieusement sur Paris, sur le high life parisien, pour le ramener peu à peu à Vasili-Ostroff.
Les autres fois, ce petit manège réussissait très-bien ; mais, dans la circonstance présente, Svidrigaïloff se montra plus impatient que de coutume et demanda à voir sur-le-champ sa future, quoiquon lui eût dit quelle était déjà couchée. Bien entendu, on sempressa de le satisfaire. Arcade Ivanovitch dit à la jeune fille quune affaire urgente lobligeant à sabsenter pour quelque temps de Pétersbourg, il lui avait apporté quinze mille roubles, et quil la priait daccepter cette bagatelle, dont il avait depuis longtemps lintention de lui faire cadeau avant le mariage. Il ny avait guère de liaison logique entre ce présent et le départ annoncé ; il ne semblait pas non plus que cela nécessitât absolument une visite au milieu de la nuit, par une pluie battante. Néanmoins, si louches quelles pussent paraître, ces explications furent parfaitement accueillies ; à peine même si les parents témoignèrent quelque surprise devant des agissements aussi étranges ; fort sobres de questions et dexclamations étonnées, ils se répandirent par contre en remerciements des plus chaleureux auxquels lintelligente mère mêla ses larmes. Svidrigaïloff se leva, embrassa sa fiancée, lui tapota doucement la joue et assura quil serait bientôt de retour. La fillette le regardait dun air intrigué ; on lisait dans ses yeux plus quune simple curiosité enfantine. Arcade Ivanovitch remarqua ce regard ; il embrassa de nouveau sa future et se retira en songeant avec un réel dépit que son cadeau serait à coup sûr conservé sous clef par la plus intelligente des mères.
À minuit, il rentrait en ville par le pont de ***. La pluie avait cessé, mais le vent faisait rage. Pendant près dune demi-heure, Svidrigaïloff battit le pavé de limmense perspective ***, paraissant chercher quelque chose. Peu de temps auparavant, il avait remarqué, sur le côté droit de la perspective, un hôtel qui, autant quil sen souvenait, sappelait lHôtel dAndrinople. À la fin, il le trouva. Cétait un long bâtiment en bois où, malgré lheure avancée, on voyait, encore briller de la lumière. Il entra et demanda une chambre à un domestique en haillons quil rencontra dans le corridor. Après un coup dœil jeté sur Svidrigaïloff, le domestique le conduisit à une petite chambre située tout au bout du corridor, sous lescalier. Cétait la seule qui fut disponible.
— Avez-vous du thé ? demanda Svidrigaïloff.
— On peut vous en faire.
— Quest-ce quil y a encore ?
— Du veau, de leau-de-vie, des hors-dœuvre.
— Apporte-moi du veau et du thé.
— Vous ne voulez pas autre chose ? demanda avec une sorte dhésitation le laquais.
— Non.
Lhomme en haillons séloigna fort désappointé.
« Ce doit être quelque chose de propre que cette maison, pensa Svidrigaïloff ; — du reste, moi-même jai sans doute lair dun homme qui revient dun café chantant et qui a eu une aventure en chemin. Je serais pourtant curieux de savoir quelle espèce de gens loge ici. »
Il alluma la bougie et se livra à un examen plus détaillé de la chambre. Elle était fort étroite et si basse quun homme de la taille de Svidrigaïloff pouvait à peine sy tenir debout. Le mobilier se composait dun lit très-sale, dune table en bois verni et dune chaise. La tapisserie délabrée était si poudreuse quon en distinguait difficilement la couleur primitive. Lescalier coupait en biais le plafond, ce qui donnait à cette pièce lapparence dune mansarde. Svidrigaïloff déposa la bougie sur la table, sassit sur le lit et devint pensif. Mais un incessant bruit de voix qui se faisait entendre dans la pièce voisine finit par attirer son attention. Il se leva, prit sa bougie et alla regarder par une fente du mur.
Dans une chambre un peu plus grande que la sienne il aperçut deux individus, lun debout, lautre assis sur une chaise. Le premier, en manches de chemise, était rouge et avait des cheveux crépus. Il objurguait son compagnon avec des larmes dans la voix : « Tu navais pas de position, tu étais dans la dernière misère ; je tai tiré du bourbier, et il ne tient quà moi de ty replonger. » Lami à qui sadressaient ces paroles avait lair dun homme qui voudrait bien éternuer et qui ny peut réussir. De temps à autre il jetait un regard hébété sur lorateur : évidemment, il ne comprenait pas un mot de ce quon lui disait, peut-être même ne lentendait-il pas. Sur la table où la bougie achevait de se consumer, il y avait une carafe deau-de-vie presque vide, des verres de dimensions diverses, du pain, des concombres et un service à thé. Après avoir considéré attentivement ce tableau, Svidrigaïloff quitta son poste dobservation et revint sasseoir sur le lit.
En apportant le thé et le veau, le garçon ne put sempêcher de demander encore une fois sil ne fallait pas autre chose. Sur la réponse négative quil reçut, il se retira définitivement. Svidrigaïloff se hâta de boire un verre de thé pour se réchauffer, mais il lui fut impossible de manger. La fièvre qui commençait à lagiter lui coupait lappétit. Il ôta son paletot et sa jaquette, senveloppa dans la couverture du lit et se coucha. Il était vexé. « Mieux vaudrait pour cette fois être bien portant », se dit-il avec un sourire. Latmosphère était étouffante, la bougie éclairait faiblement, le vent grondait au dehors, dans un coin se faisait entendre le bruit dune souris, du reste une odeur de souris et de cuir remplissait toute la chambre. Étendu sur le lit, Svidrigaïloff rêvait plutôt quil ne pensait, ses idées se succédaient confusément, il aurait voulu arrêter son imagination sur quelque chose. « Cest sans doute un jardin quil y a sous la fenêtre, les arbres sont agités par le vent. Que je déteste ce bruit darbres la nuit, dans la tempête et dans les ténèbres ! » Il se rappela que tout à lheure, en passant à côté du parc Pétrowsky, il avait éprouvé la même impression pénible. Ensuite il songea à la Petite-Néwa, et il eut de nouveau le frisson qui lavait saisi tantôt quand, debout sur le pont, il contemplait la rivière. « Jamais de ma vie je nai aimé leau, même dans les paysages », pensa-t-il, et tout à coup une idée étrange le fit sourire : « Il me semble quà présent je devrais me moquer de lesthétique et du confort, pourtant me voici devenu aussi difficile que lanimal qui a toujours soin de choisir sa place… en pareille occurrence. Si jétais allé tantôt à Pétrowsky Ostroff ? Apparemment jai eu peur du froid et de lobscurité, hé ! hé ! Il me faut des sensations agréables !… Mais pourquoi ne pas éteindre la bougie ? » (Il la souffla.) « Mes voisins sont couchés », ajouta-t-il, ne voyant point de lumière dans la fente de la cloison. « Cest maintenant, Marfa Pétrovna, que votre visite aurait de là-propos. Il fait noir, le lieu est propice, la situation est exceptionnelle. Et, justement, vous ne viendrez pas… »
Le sommeil continuait à le fuir. Peu à peu limage de Dounetchka se dressa devant lui, et un tremblement soudain agita ses membres au souvenir de la scène quil avait eue avec la jeune fille peu dheures auparavant. « Non, ne pensons plus à cela. Chose bizarre, je nai jamais beaucoup haï personne, je nai même jamais éprouvé un vif désir de me venger de qui que ce soit, cest mauvais signe, mauvais signe ! Jamais non plus je nai été ni querelleur, ni violent — voilà encore un mauvais signe ! Mais que de promesses je lui ai faites tantôt ! Elle maurait mené loin… » Il se tut et serra les dents. Son imagination lui montra de nouveau Dounetchka, telle exactement quelle était quand, après avoir lâché le revolver, incapable désormais de résistance, elle fixait sur lui un regard épouvanté. Il se rappela quelle pitié il avait eue delle en ce moment, comme il sétait senti le cœur oppressé… « Au diable ! Encore ces pensées ! Ne songeons plus à tout cela. »
Déjà il sassoupissait, son tremblement fiévreux avait cessé ; tout à coup il lui sembla que sous la couverture quelque chose courait le long de son bras et de sa jambe. Il tressaillit : « Diable ! cest sans doute une souris », pensa-t-il. « Jai laissé le veau sur la table… » Craignant de prendre froid, il ne voulait pas se découvrir ni se lever, mais soudain un nouveau contact désagréable lui effleura le pied. Il rejeta la couverture et alluma la bougie, puis, frissonnant, il se pencha sur le lit et lexamina sans y rien découvrir. Il secoua la couverture, et brusquement une souris sauta sur le drap. Il essaya aussitôt de la prendre, mais, tout en restant sur le lit, elle décrivait des zigzags de divers côtés et glissait sous les doigts qui cherchaient à la saisir ; tout à coup la souris se fourra sous loreiller. Svidrigaïloff jeta loreiller par terre, mais au même instant il sentit que quelque chose avait sauté sur lui et se promenait sur son corps par-dessous la chemise. Un tremblement nerveux sempara de lui, et il séveilla. Lobscurité régnait dans la chambre, il était couché sur le lit, enveloppé, comme tantôt, dans la couverture ; le vent grondait toujours au dehors : « Cest crispant ! » se dit-il avec colère.
Il se leva et sassit sur le bord du lit, le dos tourné à la fenêtre. « Il vaut mieux ne pas dormir », décida-t-il. De la croisée venait un air froid et humide ; sans quitter sa place, Svidrigaïloff tira à lui la couverture et sen enveloppa. Il nalluma pas la bougie. Il ne pensait à rien et ne voulait pas penser, mais des rêves, des idées incohérentes traversaient son cerveau. Il était comme tombé dans un demi-sommeil. Était-ce leffet du froid, des ténèbres, de lhumidité ou du vent qui agitait les arbres ? toujours est-il que ses songeries avaient pris une tournure fantastique, — des fleurs soffraient sans cesse à son imagination. Il lui semblait avoir sous les yeux un riant paysage ; cétait le jour de la Trinité, le temps était superbe. Au milieu des plates-bandes fleuries apparaissait un élégant cottage dans le goût anglais ; des plantes grimpantes senroulaient autour du perron, des deux côtés de lescalier couvert dun riche tapis sétageaient des potiches chinoises contenant des fleurs rares. Aux fenêtres, dans des vases à demi pleins deau plongeaient des bouquets de jacinthes blanches qui sinclinaient sur leurs hampes dun vert cru et répandaient un parfum capiteux. Ces bouquets attiraient particulièrement lattention de Svidrigaïloff, et il aurait voulu ne pas sen éloigner ; cependant il monta lescalier et entra dans une salle grande et haute ; là encore, partout, aux fenêtres, près de la porte donnant accès à la terrasse comme sur la terrasse elle-même, partout il y avait des fleurs. Les parquets étaient jonchés dune herbe fraîchement fauchée et exhalant une odeur suave ; par les croisées ouvertes pénétrait dans la chambre une brise délicieuse, les oiseaux gazouillaient sous les fenêtres. Mais, au milieu de la salle, sur une table couverte dune nappe de satin blanc était placé un cercueil. Des guirlandes de fleurs lentouraient de tous côtés, et à lintérieur il était capitonné de gros de Naples et de ruche blanche. Dans cette bière reposait sur un lit de fleurs une fillette vêtue dune robe de tulle blanc ; ses bras étaient croisés sur sa poitrine, et on les aurait pris pour ceux dune statue de marbre. Ses cheveux dun blond clair étaient en désordre et mouillés ; une couronne de roses ceignait sa tête. Le profil sévère et déjà roidi de son visage semblait aussi découpé dans le marbre ; mais le sourire de ses lèvres pâles exprimait une tristesse navrante, une désolation qui nappartient pas à lenfance. Svidrigaïloff connaissait cette fillette ; il ny avait près du cercueil ni images pieuses, ni flambeaux allumés, ni prières. La défunte était une suicidée, — une noyée. À quatorze ans, elle avait eu le cœur brisé par un outrage qui avait terrifié sa conscience enfantine, rempli son âme angélique dune honte imméritée et arraché de sa poitrine un suprême cri de désespoir, cri étouffé par les mugissements du vent, au milieu dune sombre et humide nuit de dégel…
Svidrigaïloff séveilla, quitta son lit et sapprocha de la croisée. Après avoir cherché à tâtons lespagnolette, il ouvrit la fenêtre, exposant son visage et son torse à peine protégé par la chemise aux atteintes du vent glacial qui sengouffrait dans létroite chambre. Sous la fenêtre il devait y avoir en effet un jardin, probablement un jardin de plaisance ; là sans doute, pendant le jour, on chantait des chansonnettes et on servait du thé sur de petites tables. Mais maintenant tout était plongé dans les ténèbres, et les objets ne se désignaient à lœil que par des taches noires à peine distinctes. Durant cinq minutes, Svidrigaïloff accoudé sur lappui de la croisée regarda au-dessous de lui, dans lobscurité. Au milieu de la nuit retentirent deux coups de canon.
« Ah ! cest un signal ! La Néwa monte », pensa-t-il ; — « ce matin les parties basses de la ville vont être inondées, les rats seront noyés dans les caves ; les locataires des rez-de-chaussée, ruisselants deau, maugréant, opéreront au milieu de la pluie et du vent le sauvetage de leurs bibelots ; ils devront les transporter aux étages supérieurs… Mais quelle heure est-il ? » Au moment même ou il se posait cette question, une horloge voisine sonna trois coups. — « Eh ! dans une heure il fera jour ! Pourquoi attendre ? Je vais partir tout de suite et me rendre dans lÎle Pétrowsky… » Là-dessus, il ferma la fenêtre, alluma la bougie et shabilla ; puis, le chandelier à la main, il sortit de la chambre pour aller éveiller le garçon, régler sa note et quitter ensuite lhôtel. — « Cest le moment le plus favorable, on ne peut pas en choisir un meilleur. »
Il erra longtemps dans le corridor long et étroit ; ne trouvant personne, il allait appeler à haute voix, quand tout à coup, dans un coin sombre, entre une vieille armoire et une porte, il découvrit un objet étrange, quelque chose qui semblait vivant. En se penchant avec la lumière, il reconnut que cétait une petite fille de cinq ans environ ; elle tremblait et pleurait ; sa petite robe était trempée comme une lavette. La présence de Svidrigaïloff ne parut pas leffrayer, mais elle fixa sur lui ses grands yeux noirs avec une expression de surprise hébétée. De temps à autre elle sanglotait encore, comme il arrive aux enfants qui, après avoir longtemps pleuré, commencent à se consoler. Son visage était pâle et défait ; elle était transie de froid, mais — « par quel hasard se trouvait-elle là ? sans doute elle sétait cachée dans ce coin et navait pas dormi de toute la nuit ». Il se mit à linterroger. Sanimant tout à coup, la fillette commença dune voix enfantine et grasseyante un récit interminable où il était question de « maman » et de « tasse cassée ». Svidrigaïloff crut comprendre que cétait une enfant peu aimée : sa mère, probablement une cuisinière de lhôtel, sadonnait à la boisson et la maltraitait sans cesse. La petite fille avait cassé une tasse, et, craignant une correction, elle sétait, dans la soirée de la veille, enfuie de la maison par une pluie battante. Après être restée longtemps dehors, elle avait fini par rentrer secrètement, sétait cachée derrière larmoire et avait passé toute la nuit là, tremblant, pleurant, effrayée de se voir dans lobscurité, plus effrayée encore à la pensée quelle serait cruellement battue, et pour la tasse cassée, et pour la fugue dont elle sétait rendue coupable. Svidrigaïloff la prit dans ses bras, la porta à sa chambre et, layant déposée sur son lit, se mit en devoir de la déshabiller. Elle navait pas de bas, et ses chaussures trouées étaient aussi humides que si elles avaient trempé toute la nuit dans une mare. Quand il lui eut ôté ses vêtements, il la coucha et lenveloppa avec soin dans la couverture. Elle sendormit aussitôt. Ayant tout fini, Svidrigaïloff retomba dans ses pensées moroses.
« De quoi me mêlé-je encore ! » se dit-il avec un sentiment de colère. — « Quelle bêtise ! » Dans son irritation, il prit la bougie pour se mettre à la recherche du garçon et quitter au plus tôt lhôtel. « Peuh, une gamine ! » fit-il en lâchant un juron au moment où il ouvrait la porte, mais il se retourna pour jeter un dernier coup dœil sur la petite fille, sassurer si elle dormait et comment elle dormait. Il souleva avec précaution la couverture qui cachait la tête. Lenfant dormait dun profond sommeil. Elle sétait réchauffée dans le lit, et ses joues pâles avaient déjà repris des couleurs. Toutefois, chose étrange, lincarnat de son teint était beaucoup plus vif que celui qui se remarque à létat normal chez les enfants. « Cest la rougeur de la fièvre », pensa Svidrigaïloff. On aurait dit quelle avait bu. Ses lèvres purpurines paraissaient brûlantes. Soudain il croit voir cligner légèrement les longs cils noirs de la petite dormeuse ; sous les paupières mi-closes se laisse deviner un jeu de prunelle malicieux, sournois, nullement enfantin. La fillette ne dormirait-elle pas et ferait-elle semblant de dormir ? En effet, ses lèvres sourient, leurs extrémités frémissent comme quand on étouffe une envie de rire. Mais voilà quelle cesse de se contraindre, elle rit franchement ; quelque chose deffronté, de provocant, rayonne sur ce visage qui na plus rien de lenfance ; cest le visage dune prostituée, dune cocotte française. Voilà que les deux yeux souvrent tout grands : ils enveloppent Svidrigaïloff dun regard lascif et passionné, ils lappellent, ils rient… Rien de répugnant comme cette figure enfantine dont tous les traits respirent la luxure. « Quoi ! à cinq ans ! » murmure-t-il en proie à une véritable épouvante : « est-ce possible ? » Mais voilà quelle tourne vers lui son visage enflammé, elle lui tend les bras… « Ah ! maudite ! » sécrie avec horreur Svidrigaïloff ; il lève la main sur elle et au même instant séveille.
Il se retrouva couché sur son lit, enveloppé dans la couverture ; la bougie nétait pas allumée, le jour se levait déjà.
« Jai eu le cauchemar toute cette nuit ! » Il se mit sur son séant et saperçut avec colère quil était tout courbaturé, tout brisé. Au dehors régnait un épais brouillard au travers duquel on ne pouvait rien distinguer. Il était près de cinq heures ; Svidrigaïloff avait dormi trop longtemps ! Il se leva, remit ses vêtements encore humides, et, sentant le revolver dans sa poche, il le prit pour sassurer si la capsule était bien placée. Ensuite il sassit, et sur la première page de son carnet écrivit quelques lignes en gros caractères. Après les avoir relues, il saccouda sur la table et sabsorba dans ses réflexions. Les mouches se régalaient de la portion de veau restée intacte. Il les regarda longtemps, puis se mit à leur donner la chasse. À la fin, il sétonna de loccupation à laquelle il se livrait, et, recouvrant tout à coup la conscience de sa situation, il sortit vivement de la chambre. Un instant après, il était dans la rue.
Un épais brouillard couvrait la ville. Svidrigaïloff cheminait dans la direction de la Petite-Néwa. Tandis quil marchait sur le glissant pavé de bois, il voyait en imagination lÎle Pétrowsky avec ses petits sentiers, ses gazons, ses arbres, ses taillis… Pas un piéton, pas un fiacre sur toute létendue de la perspective. Les petites maisons jaunes, aux volets fermés, avaient lair sale et triste. Le froid et lhumidité commençaient à donner le frisson au promeneur matinal. De loin en loin, quand il apercevait lenseigne dune boutique, il la lisait machinalement.
Arrivé au bout du pavé de bois, à la hauteur de la grande maison de pierre, il vit un chien fort laid qui traversait la chaussée en serrant sa queue entre ses jambes. Un homme ivre-mort gisait au milieu du trottoir, le visage contre terre. Svidrigaïloff regarda un instant livrogne et passa outre. À gauche, un beffroi soffrit à sa vue. « Bah ! pensa-t-il, voilà une place, à quoi bon aller dans lÎle Pétrowsky ? Comme cela, la chose pourra être officiellement constatée par un témoin… » Souriant à cette nouvelle idée, il prit la rue ***.
Là se trouvait le bâtiment que surmontait le beffroi. Contre la porte était appuyé un petit homme enveloppé dans un manteau de soldat et coiffé dun casque grec. En voyant Svidrigaïloff sapprocher, il lui jeta du coin de lœil un regard maussade. Sa physionomie avait cette expression de tristesse hargneuse qui est la marque séculaire des visages israélites. Pendant quelque temps, tous deux sexaminèrent en silence. À la fin, il parut étrange au factionnaire quun individu qui nétait pas ivre sarrêtât ainsi à trois pas de lui et le fixât sans dire un seul mot.
— Quest-ce que vous voulez ? demanda-t-il, toujours adossé contre la porte.
— Mais rien, mon ami, bonjour ! répondit Svidrigaïloff.
— Passez votre chemin.
— Mon ami, je vais à létranger.
— Comment, à létranger ?
— En Amérique.
— En Amérique ?
Svidrigaïloff prit le revolver dans sa poche et larma. Le soldat releva les sourcils.
— Dites donc, ce ne sont pas des plaisanteries à faire ici !
— Pourquoi pas ?
— Parce que ce nest pas le lieu.
— Nimporte, mon ami, la place est bonne tout de même ; si lon tinterroge, tu répondras que je suis parti pour lAmérique.
Il appuya le canon de son revolver contre sa tempe droite.
— On ne peut pas faire cela ici, ce nest pas le lieu ! reprit le soldat en ouvrant des yeux de plus en plus grands.
Svidrigaïloff pressa la détente…
VI
Ce même jour, entre six et sept heures du soir, Raskolnikoff se rendit chez sa mère et sa sœur. Les deux femmes habitaient maintenant dans la maison Bakaléieff lappartement dont Razoumikhine leur avait parlé. En montant lescalier, Raskolnikoff semblait encore hésiter. Toutefois pour rien au monde il naurait rebroussé chemin ; il était décidé à faire cette visite. « Dailleurs, elles ne savent encore rien », pensait-il, « et elles sont déjà habituées à voir en moi un original. » Ses vêtements étaient souillés de boue et déchirés ; dautre part, la fatigue physique, jointe à la lutte qui se livrait en lui depuis près de vingt-quatre heures, avait rendu son visage presque méconnaissable. Le jeune homme avait passé la nuit entière Dieu sait où. Mais, du moins, son parti était pris.
Il frappa à la porte, sa mère lui ouvrit. Dounetchka était sortie, et la servante nétait pas non plus à la maison en ce moment. Pulchérie Alexandrovna resta dabord muette de surprise et de joie ; puis elle prit son fils par la main et lentraîna dans la chambre.
— Ah ! te voilà ! dit-elle dune voix que lémotion faisait trembler. — Ne te fâche pas, Rodia, si jai la sottise de taccueillir avec des larmes, cest le bonheur qui les fait couler. Tu crois que je suis triste ? Non, je suis gaie, je ris, seulement jai cette sotte habitude de verser des larmes. Depuis la mort de ton père, je pleure comme cela à propos de tout. Assieds-toi, mon chéri, tu es fatigué, je le vois. Ah ! que tu es sale !
— Jai reçu la pluie hier, maman… commença Raskolnikoff.
— Laisse donc ! linterrompit vivement Pulchérie Alexandrovna. Tu pensais que jallais tinterroger avec ma curiosité de vieille femme ? Sois tranquille, je comprends, je comprends tout ; maintenant, je suis déjà un peu initiée aux usages de Pétersbourg, et, vraiment, je vois moi-même quon est plus intelligent ici que chez nous. Je me suis dit, une fois pour toutes, que je navais pas besoin de mimmiscer dans tes affaires et de te demander des comptes. Pendant que, peut-être, tu as lesprit occupé Dieu sait de quelles pensées, jirais, moi, te troubler par mes questions importunes !… Ah ! Seigneur !… Vois-tu, Rodia ? je suis en train de lire pour la troisième fois larticle que tu as publié dans une revue, Dmitri Prokofitch me la apporté. Ça été une révélation pour moi ; dès lors, en effet, je me suis tout expliqué et jai reconnu combien javais été bête. « Voilà ce qui loccupe, me suis-je dit ; il roule dans sa tête des idées nouvelles, et il naime pas quon larrache à ses réflexions ; tous les savants sont ainsi. » Malgré lattention avec laquelle je te lis, il y a dans ton article, mon ami, bien des choses qui méchappent ; mais, ignorante comme je suis, je nai pas lieu de métonner si je ne comprends pas tout.
— Montrez-le-moi donc, maman.
Raskolnikoff prit le numéro de la revue et jeta un rapide coup dœil sur son article. Un auteur éprouve toujours un vif plaisir à se voir imprimé pour la première fois, surtout quand cet auteur na que vingt-trois-ans. Bien quen proie aux plus cruels soucis, notre héros ne put se soustraire à cette impression, mais elle ne dura chez lui quun instant. Après avoir lu quelques lignes, il fronça le sourcil, et une affreuse souffrance lui serra le cœur. Cette lecture lui avait soudain rappelé toutes les agitations morales des derniers mois. Ce fut avec un sentiment de violente répulsion quil jeta la brochure sur la table.
— Mais, toute bête que je suis, Rodia, je puis néanmoins juger que dici à très-peu de temps tu occuperas une des premières places, sinon la première, dans le monde de la science. Et ils ont osé penser que tu étais fou ! Ha ! ha ! ha ! tu ne sais pas que cette idée leur était venue ? Ah ! les pauvres gens ! Du reste, comment pourraient-ils comprendre ce que cest que lintelligence ? Dire pourtant que Dounetchka, oui, Dounetchka elle-même, nétait pas trop éloignée de le croire ! Est-ce possible ! Il y a six ou sept jours, Rodia, je me désolais en voyant comme tu es logé, habillé et nourri. Mais, maintenant, je reconnais que cétait encore une sottise de ma part : en effet, dès que tu le voudras, avec ton esprit et ton talent tu arriveras demblée à la fortune. Pour le moment, sans doute, tu ny tiens pas, tu toccupes de choses beaucoup plus importantes…
— Dounia nest pas ici, maman ?
— Non, Rodia. Elle est très-souvent dehors, elle me laisse seule. Dmitri Prokofitch a la bonté de venir me voir, et il me parle toujours de toi. Il taime et testime, mon ami. Pour ce qui est de ta sœur, je ne me plains pas du peu dégards quelle me témoigne. Elle a son caractère comme jai le mien. Il lui plaît de me laisser ignorer ses affaires, libre à elle ! Moi, je nai rien de caché pour mes enfants. Sans doute, je suis persuadée que Dounia est fort intelligente, que, de plus, elle a beaucoup daffection pour moi et pour toi… Mais je ne sais à quoi aboutira tout cela… Je regrette quelle ne puisse profiter de la bonne visite que tu me fais. À son retour, je lui dirai : « En ton absence, ton frère est venu ; où étais-tu pendant ce temps-là ? » Toi, Rodia, ne me gâte pas trop : passe chez moi quand tu pourras le faire sans te déranger ; si tu nes pas libre, ne te gêne pas, je prendrai patience. Il me suffira de savoir que tu maimes. Je lirai tes ouvrages, jentendrai parler de toi par tout le monde, et, de temps en temps, je recevrai ta visite. Que puis-je désirer de plus ? Aujourdhui, tu es venu consoler ta mère, je le vois…
Brusquement, Pulchérie Alexandrovna fondit en larmes.
— Me voilà encore ! Ne fais pas attention à moi, je suis folle ! Ah ! Seigneur, mais je ne pense à rien ! sécria-t-elle en se levant tout à coup. — Il y a du café, et je ne ten offre pas ! Tu vois ce que cest que légoïsme des vieilles gens. Tout de suite, tout de suite !
— Ce nest pas la peine, maman, je vais men aller. Je ne suis pas venu ici pour cela. Écoutez-moi, je vous en prie.
Pulchérie Alexandrovna sapprocha timidement de son fils.
— Maman, quoi quil arrive, quoi que vous entendiez dire de moi, maimerez-vous comme maintenant ? demanda-t-il soudain.
Ces paroles jaillirent spontanément du fond de son cœur avant quil eût eu le temps den mesurer la portée.
— Rodia, Rodia, quas-tu ? Comment peux-tu donc me faire cette question ? Qui osera jamais me dire du mal de toi ? Si quelquun se permettait cela, je refuserais de lentendre et le chasserais de ma présence.
— Le but de ma visite était de vous assurer que je vous ai toujours aimée, et maintenant je suis bien aise que nous soyons seuls, bien aise même que Dounetchka ne soit pas ici, poursuivit-il avec le même élan ; — peut-être serez-vous malheureuse, sachez cependant que votre fils vous aime maintenant plus que lui-même, et que vous avez eu tort de mettre en doute sa tendresse. Jamais je ne cesserai de vous aimer… Allons, assez ; jai cru que je devais, avant tout, vous donner cette assurance…
Pulchérie Alexandrovna embrassa silencieusement son fils, le pressa contre sa poitrine et pleura sans bruit.
— Je ne sais ce que tu as, Rodia, dit-elle enfin. Jusquici javais cru tout bonnement que notre présence tennuyait ; à présent, je vois quun grand malheur te menace, et que tu vis dans lanxiété. Je men doutais, Rodia. Pardonne-moi de te parler de cela ; jy pense toujours, et jen perds le sommeil. La nuit dernière, ta sœur a eu le délire, et dans les paroles quelle prononçait ton nom revenait sans cesse. Jai entendu quelques mots, mais je ny ai rien compris. Depuis ce matin jusquau moment de ta visite, jai été comme un condamné qui attend lexécution ; javais le pressentiment de quelque chose ! Rodia, Rodia, où vas-tu donc ? Car tu es sur le point de partir, nest-ce pas ?
— Oui.
— Je lavais deviné ! Mais je puis aller avec toi, si tu dois partir. Dounia nous accompagnera ; elle taime, elle taime beaucoup. Sil le faut, eh bien, nous prendrons aussi avec nous Sophie Séménovna ; vois-tu ? je suis toute prête à laccepter pour fille. Dmitri Prokofitch nous aidera dans nos préparatifs de départ… mais… où vas-tu donc ?
— Adieu, maman.
— Quoi ! aujourdhui même ! sécria-t-elle, comme sil se fut agi dune séparation éternelle.
— Je ne puis pas rester, il faut absolument que je vous quitte…
— Et je ne puis pas aller avec toi ?…
— Non, mais mettez-vous à genoux et priez Dieu pour moi. Il entendra peut-être votre prière.
— Puisse-t-il lentendre ! Je vais te donner ma bénédiction… Oh ! Seigneur !
Oui, il était bien aise que sa sœur nassistât pas à cette entrevue. Pour sépancher en liberté, sa tendresse avait besoin du tête-à-tête, et un témoin quelconque, fût-ce Dounia, laurait gêné. Il tomba aux pieds de sa mère et les baisa. Pulehérie Alexandrovna et son fils sembrassèrent en pleurant ; la première ne fit plus aucune question. Elle avait compris que le jeune homme traversait une crise terrible, et que son sort allait se décider dans un moment.
— Rodia, mon chéri, mon premier-né, dit-elle à travers ses sanglots, te voilà maintenant tel que tu étais dans ton enfance ; cest ainsi que tu venais moffrir tes caresses et tes baisers. Jadis, du vivant de ton père, lui et moi navions, au milieu de nos malheurs, dautre consolation que ta présence, et depuis que je lai enterré, combien de fois navons-nous pas, toi et moi, pleuré sur sa tombe, en nous tenant embrassés comme à présent ! Si je pleure depuis longtemps, cest que mon cœur maternel avait des pressentiments sinistres. Le soir où nous sommes arrivés à Pétersbourg, dès notre première entrevue, ton visage ma tout appris, et aujourdhui, quand je tai ouvert la porte, jai pensé, en te voyant, que lheure fatale était venue. Rodia, Rodia, tu ne pars pas tout de suite ?
— Non.
— Tu viendras encore ?
— Oui… je viendrai.
— Rodia, ne te fâche pas, je nose tinterroger ; dis-moi seulement deux mots : tu vas loin dici ?
— Fort loin.
— Tu auras là un emploi, une position ?
— Jaurai ce que Dieu menverra… priez seulement pour moi…
Raskolnikoff voulait sortir, mais elle se cramponna à lui et le regarda en plein visage avec une expression de désespoir.
— Assez, maman, dit le jeune homme, qui, témoin de cette douleur navrante, regrettait profondément dêtre venu.
— Tu ne pars pas pour toujours ? Tu ne vas pas te mettre en route tout de suite ? Tu viendras demain ?
— Oui, oui, adieu.
Il réussit enfin à séchapper.
La soirée était chaude sans être étouffante ; depuis le matin, le temps sétait éclairci. Raskolnikoff regagna vivement sa demeure. Il voulait avoir tout fini avant le coucher du soleil. Pour le moment toute rencontre lui eût été fort désagréable. En montant à sa chambre, il remarqua que Nastasia, alors occupée à préparer le thé, avait interrompu sa besogne, et le suivait dun œil curieux.
« Est-ce quil y aurait quelquun chez moi ? » se dit-il, et malgré lui il songea à lodieux Porphyre. Mais quand il ouvrit la porte de son logement, il aperçut Dounetchka. La jeune fille, assise sur le divan, était pensive ; sans doute elle attendait son frère depuis longtemps. Il sarrêta sur le seuil. Elle eut un mouvement deffroi, se redressa et le regarda longuement. Une immense désolation se lisait dans les yeux de Dounia. Ce seul regard prouva à Raskolnikoff quelle savait tout.
— Dois-je mavancer vers toi ou me retirer ? demanda-t-il avec hésitation.
— Jai passé toute la journée à tattendre chez Sophie Séménovna ; nous comptions ty voir.
Raskolnikoff entra dans la chambre et se laissa tomber avec accablement sur une chaise.
— Je me sens faible, Dounia ; je suis très-fatigué, et, en ce moment surtout, jaurais besoin de toutes mes forces.
Il jeta sur sa sœur un regard défiant.
— Où as-tu donc été durant toute la nuit dernière ?
— Je ne men souviens pas bien ; vois-tu, ma sœur ? je voulais prendre un parti définitif, et plusieurs fois je me suis approché de la Néwa ; cela, je me le rappelle. Mon intention était den finir ainsi… mais… je nai pu my résoudre… acheva-t-il à voix basse en cherchant à lire sur le visage de Dounia limpression produite par ses paroles.
— Dieu soit loué ! Cétait précisément ce que nous craignions, Sophie Séménovna et moi ! Ainsi tu crois encore à la vie, Dieu soit loué !
Raskolnikoff eut un sourire amer.
— Je ny croyais pas, mais tout à lheure jai été chez notre mère, et nous nous sommes embrassés en pleurant ; je suis incrédule, et pourtant je lui ai demandé de prier pour moi. Dieu sait comment cela se fait, Dounetchka ; moi-même, je ne comprends rien à ce que jéprouve. — Tu as été chez notre mère ? Tu lui as parlé ? sécria Dounia épouvantée. Se peut-il que tu aies eu le courage de lui dire cela ?
— Non, je ne le lui ai pas dit… verbalement ; mais elle se doute de quelque chose. Elle ta entendue rêver tout haut la nuit dernière. Je suis sûr quelle a déjà deviné la moitié de ce secret. Jai peut-être eu tort daller la voir. Je ne sais même pourquoi je lai fait. Je suis un homme bas, Dounia.
— Oui, mais un homme prêt à aller au-devant de lexpiation. Tu iras, nest-ce pas ?
— À linstant. Pour fuir ce déshonneur, je voulais me noyer, Dounia ; mais au moment où jallais me jeter à leau, je me suis dit quun homme fort ne doit pas avoir peur de la honte. Cest de lorgueil, Dounia ?
— Oui, Rodia !
Une sorte déclair salluma dans ses yeux ternes ; il semblait heureux de penser quil avait conservé son orgueil.
— Tu ne penses pas, ma sœur, que jaie eu simplement peur de leau ? demanda-t-il avec un sourire désagréable.
— Oh ! Rodia, assez ! répondit la jeune fille blessée de cette supposition.
Tous deux restèrent silencieux pendant dix minutes. Raskolnikoff tenait les yeux baissés ; Dounetchka le considérait avec une expression de souffrance. Tout à coup il se leva :
— Lheure savance, il est grand temps de partir. Je vais me livrer, mais je ne sais pourquoi je fais cela.
De grosses larmes jaillirent sur les joues de Dounetchka.
— Tu pleures, ma sœur ; mais peux-tu me tendre la main ?
— En doutais-tu ?
Elle le serra avec force contre sa poitrine.
— Est-ce quen toffrant à lexpiation tu neffaceras pas la moitié de ton crime ? sécria-t-elle ; en même temps elle embrassait son frère.
— Mon crime ? Quel crime ? répliqua-t-il dans un soudain accès de colère : celui davoir tué une vermine sale et malfaisante, une vieille usurière nuisible à tout le monde, un vampire qui suçait le sang des pauvres ? Mais un tel meurtre devrait obtenir lindulgence pour quarante péchés ! Je ny pense pas et ne songe nullement à leffacer. Quont-ils tous à me crier de tous côtés : « Crime ! crime ! » Maintenant que je me suis décidé à affronter gratuitement ce déshonneur, maintenant seulement labsurdité de ma lâche détermination mapparaît dans tout son jour ! Cest simplement par bassesse et par impuissance que je me résous à cette démarche, à moins que ce ne soit aussi par intérêt, comme me le conseillait ce… Porphyre.
— Frère, frère, que dis-tu ? Mais tu as versé le sang ! répondit Dounia, consternée.
— Eh bien, quoi ! Tout le monde le verse, poursuivit-il avec une véhémence croissante ; il a toujours coulé à flots sur la terre ; les gens qui le répandent comme du champagne montent ensuite au Capitole et sont proclamés bienfaiteurs de lhumanité. Examine les choses dun peu plus près avant de les juger. Je voulais faire, moi aussi, du bien aux hommes ; des centaines, des milliers de bonnes actions eussent amplement racheté cette unique sottise, et, quand je dis sottise, je devrais dire plutôt maladresse, car lidée nétait pas si sotte quelle en a lair maintenant : après linsuccès, les desseins les mieux concertés paraissent idiots. Je ne voulais, par cette bêtise, que me créer une situation indépendante, assurer mes premiers pas dans la vie, me procurer des ressources ; ensuite jaurais pris mon essor… Mais jai échoué, cest pourquoi je suis un misérable ! Si javais réussi, on me tresserait des couronnes, tandis quà présent je ne suis plus bon quà jeter aux chiens !
— Mais non, il ne sagit pas de cela ! Mon frère, que dis-tu ?
— Il est vrai que je nai pas procédé selon les règles de lesthétique ! Décidément je ne comprends pas pourquoi il est plus glorieux de lancer des bombes contre une ville assiégée que dassassiner quelquun à coups de hache ! La crainte de lesthétique est le premier signe de limpuissance ! Jamais je ne lai mieux senti quà présent, et moins que jamais je comprends quel est mon crime ! Jamais je nai été plus fort, plus convaincu quen ce moment !
Son visage pâle et défait sétait subitement coloré. Mais comme il venait de proférer cette dernière exclamation, ses yeux rencontrèrent par hasard ceux de Dounia ; elle le regardait avec tant de tristesse que son exaltation tomba tout à coup. Il ne put sempêcher de se dire quen somme il avait fait le malheur de ces deux pauvres femmes…
— Dounia, chère ! si je suis coupable, pardonne-moi (quoique je ne mérite aucun pardon, si réellement je suis coupable). Adieu ! ne disputons pas ensemble ! Il est temps, grand temps de partir ! Ne me suis pas, je ten supplie, jai encore une visite à faire… Va à linstant retrouver notre mère et reste auprès delle ; je te le demande en grâce, cest la dernière prière que je tadresse. Ne la quitte pas ; je lai laissée fort inquiète, et je crains quelle ne résiste pas à son chagrin : ou elle mourra, ou elle deviendra folle. Veille donc sur elle ! Razoumikhine ne vous abandonnera pas ; je lui ai parlé… Ne pleure pas sur moi : quoique assassin, je tâcherai dêtre toute ma vie courageux et honnête. Peut-être entendras-tu un jour parler de moi. Je ne vous déshonorerai pas, tu verras ; je prouverai encore… Maintenant, au revoir, se hâta-t-il dajouter en remarquant une étrange expression dans les yeux de Dounia, tandis quil faisait ces promesses. — Pourquoi pleures-tu ainsi ? Ne pleure pas, nous ne nous quittons pas pour toujours !… Ah ! oui ! Attends, joubliais…
Il alla prendre sur la table un gros livre couvert de poussière, louvrit et en tira une petite aquarelle peinte sur ivoire. Cétait le portrait de la fille de sa logeuse, la jeune personne quil avait aimée. Pendant un instant il considéra ce visage expressif et souffreteux, puis il baisa le portrait et le remit à Dounetchka.
— Jai bien des fois causé de cela avec elle, avec elle seule, dit-il rêveusement, — jai fait confidence à son cœur de ce projet qui devait avoir une issue si lamentable. Sois tranquille, continua-t-il en sadressant à Dounia, — elle en a été révoltée tout autant que toi, et je suis bien aise quelle soit morte.
Puis, revenant à lobjet principal de ses préoccupations :
— Lessentiel maintenant, dit-il, — est de savoir si jai bien calculé ce que je vais faire et si je suis prêt à en accepter toutes les conséquences. On prétend que cette épreuve mest nécessaire. Est-ce vrai ? Quelle force morale aurai-je acquise quand je sortirai du bagne, brisé par vingt années de souffrances ? Sera-ce alors la peine de vivre ? Et je consens à porter le poids dune existence pareille ! Oh ! jai senti que jétais lâche, ce matin, au moment de me jeter dans la Néwa !
À la fin, tous deux sortirent. Dounia navait été soutenue durant cette pénible entrevue que par son amour pour son frère. Ils se quittèrent dans la rue. Après avoir fait cinquante pas, la jeune fille se retourna pour voir une dernière fois Raskolnikoff. Lorsquil fut arrivé au coin de la rue, lui-même se retourna aussi. Leurs yeux se rencontrèrent, mais, remarquant que le regard de sa sœur était fixé sur lui, il fit un geste dimpatience et même de colère pour linviter à continuer son chemin ; ensuite il disparut au tournant de la rue.
VII
La nuit commençait à tomber quand il arriva chez Sonia. Pendant toute la journée la jeune fille lavait attendu avec anxiété. Dès le matin, elle avait reçu la visite de Dounia. Celle-ci était allée la voir, ayant appris la veille, par Svidrigaïloff, que Sophie Séménovna « savait cela ». Nous ne rapporterons pas en détail la conversation des deux femmes : bornons-nous à dire quelles pleurèrent ensemble et se lièrent dune étroite amitié. De cette entrevue Dounia emporta du moins la consolation de penser que son frère ne serait pas seul : cétait Sonia qui la première avait reçu sa confession, cétait à elle quil sétait adressé lorsquil avait senti le besoin de se confier à un être humain ; elle laccompagnerait en quelque lieu que la destinée lenvoyât. Sans avoir fait de questions à cet égard, Avdotia Romanovna en était sûre ; elle considérait Sonia avec une sorte de vénération qui rendait la pauvre fille toute confuse, car celle-ci se croyait indigne de lever les yeux sur Dounia. Depuis sa visite chez Raskolnikoff, limage de la charmante personne qui lavait si gracieusement saluée ce jour-là était restée dans son âme comme une des visions les plus belles et les plus ineffaçables de sa vie.
À la fin, Dounetchka se décida à aller attendre son frère au domicile de ce dernier, se disant quil ne pourrait faire autrement que dy passer. Sonia ne fut pas plutôt seule que la pensée du suicide probable de Raskolnikoff lui ôta tout repos. Cétait aussi la crainte de Dounia. Mais, en causant ensemble, les deux jeunes filles sétaient donné lune à lautre toutes sortes de raisons pour se tranquilliser, et elles y avaient en partie réussi.
Dès quelles se furent quittées, linquiétude se réveilla chez chacune delles. Sonia se rappela ce que Svidrigaïloff lui avait dit la veille : « Raskolnikoff na que le choix entre deux alternatives : aller en Sibérie ou… » De plus, elle connaissait lorgueil du jeune homme et son absence de sentiments religieux. « Est-il possible quil se résigne à vivre, uniquement par pusillanimité, par crainte de la mort ? » pensait-elle avec désespoir. Déjà elle ne doutait plus que le malheureux neût mis fin à ses jours, quand il entra chez elle.
Un cri de joie séchappa de la poitrine de la jeune fille. Mais lorsquelle eut observé plus attentivement le visage du visiteur, elle pâlit soudain.
— Allons, oui ! dit en riant Raskolnikoff, je viens chercher tes croix, Sonia. Cest toi qui mas engagé à aller au carrefour ; maintenant que je vais my rendre, doù vient que tu as peur ?
Sonia le considéra avec étonnement. Ce ton lui paraissait étrange ; un frisson parcourut son corps ; mais, au bout dune minute, elle comprit que cette assurance était feinte. Raskolnikoff, en lui parlant, regardait dans le coin et semblait craindre de fixer ses yeux sur elle.
— Vois-tu, Sonia ? jai jugé que cela vaudrait mieux. Il y a ici une circonstance… ce serait trop long à raconter, et je nen ai pas le temps. Sais-tu ce qui mirrite ? Je me sens furieux à la pensée que, dans un instant, toutes ces brutes mentoureront, braqueront leurs yeux sur moi, me poseront de stupides questions auxquelles il faudra répondre, me montreront du doigt… Tu sais, je nirai pas chez Porphyre ; il mest insupportable. Je préfère aller trouver mon ami Poudre. Ce que celui-là sera surpris ! Je puis compter sur un joli succès détonnement. Mais il faudrait avoir plus de sang-froid ; dans ces derniers temps je suis devenu fort irritable. Le croiras-tu ? Peu sen est fallu tantôt que je naie montré le poing à ma sœur, et cela parce quelle sétait retournée pour me voir une dernière fois. Suis-je tombé assez bas ! Eh bien, où sont les croix ?
Le jeune homme ne semblait pas dans son état normal. Il ne pouvait ni rester une minute en place ni fixer sa pensée sur un objet ; ses idées se succédaient sans transition, ou, pour mieux dire, il battait la campagne ; ses mains tremblaient légèrement.
Sonia gardait le silence. Elle tira dune boîte deux croix : lune en cyprès, lautre en cuivre, puis elle se signa et, après avoir répété la même cérémonie sur la personne de Raskolnikoff, lui passa au cou la croix de cyprès.
— Cest une manière symbolique dexprimer que je me charge dune croix, hé ! hé ! Comme si daujourdhui seulement je commençais à souffrir ! La croix de cyprès, cest celle des petites gens ; la croix de cuivre appartenait à Élisabeth ; tu la gardes pour toi, montre-la un peu ! Ainsi, elle la portait… à ce moment-là ? Je connais deux autres objets de piété : une croix dargent et une image. Je les ai jetés alors sur la poitrine de la vieille. Voilà ce que je devrais maintenant me mettre au cou… Mais je ne dis que des fadaises et joublie mon affaire, je suis distrait !… Vois-tu, Sonia ? je suis venu surtout pour te prévenir, afin que tu saches… Eh bien, voilà tout… Je ne suis venu que pour cela. (Hum ! Je croyais pourtant avoir autre chose à te dire.) Voyons, tu as toi-même exigé de moi cette démarche, je vais être mis en prison, et ton désir sera satisfait ; pourquoi donc pleures-tu ? Toi aussi ! cesse, assez ; oh ! que tout cela mest pénible !
À la vue de Sonia en larmes, son cœur se serrait : « Que suis-je pour elle ? » se disait-il à part soi ; « pourquoi sintéresse-t-elle à moi comme pourrait le faire ma mère ou Dounia ? Elle sera ma niania ! »
— Fais le signe de la croix, dis une petite prière, supplia dune voix tremblante la jeune fille.
— Oh ! soit, je prierai tant que tu voudras ! Et de bon cœur, Sonia, de bon cœur…
Ce nétait pas tout ce quil avait envie de dire.
Il fit plusieurs signes de croix. Sonia noua autour de sa tête un mouchoir vert en drap de dame, le même, probablement, dont Marméladoff avait parlé naguère au cabaret et qui servait alors à toute la famille. Cette pensée traversa lesprit de Raskolnikoff, mais il sabstint de questionner à ce sujet. Il commençait à sapercevoir quil avait des distractions continuelles et quil était extrêmement troublé. Cela linquiétait. Tout à coup il remarqua que Sonia se préparait à sortir avec lui.
— Quest-ce que tu fais ? Où vas-tu ? Reste, reste ! Je veux être seul, sécria-t-il dune voix irritée, et il se dirigea vers la porte. — Quel besoin daller là avec toute une suite ! grommela-t-il en sortant.
Sonia ninsista point. Il ne lui dit même pas adieu, il lavait oubliée. Une seule idée loccupait maintenant :
« Est-ce que réellement cen est fait ? se demandait-il tout en descendant lescalier : ny a-t-il pas moyen de revenir en arrière, de tout arranger… et de ne pas aller là ? »
Néanmoins il poursuivit sa marche, comprenant soudain que lheure des hésitations était passée. Dans la rue il se rappela quil navait pas dit adieu à Sonia, quelle sétait arrêtée au milieu de la chambre, quun ordre de lui lavait comme clouée à sa place. Il se posa alors une autre question qui, depuis quelques minutes, hantait son esprit sans se formuler nettement :
« Pourquoi lui ai-je fait cette visite ? Je lui ai dit que je venais pour affaire : quelle affaire ? Je nen ai absolument aucune. Pour lui apprendre que « je vais là » ? Cela était bien nécessaire ! Pour lui dire que je laime ? Allons donc ! je viens tout à lheure de la repousser comme un chien. Quant à sa croix, quel besoin en avais-je ? Oh ! que je suis tombé bas ! Non, ce quil me fallait, cétaient ses larmes ; ce que je voulais, cétait jouir des déchirements de son cœur ! Peut-être aussi nai-je cherché, en allant la voir, quà gagner du temps, à retarder un peu le moment fatal ! Et jai osé rêver de hautes destinées, je me suis cru appelé à faire de grandes choses, moi si vil, si misérable, si lâche ! »
Il cheminait le long du quai et navait plus loin à aller ; mais quand il arriva au pont, il suspendit un instant sa marche, puis se dirigea brusquement vers le Marché-au-Foin.
Ses regards se portaient avidement à droite et à gauche, il sefforçait dexaminer chaque objet quil rencontrait et ne pouvait concentrer son attention sur rien. « Dans huit jours, dans un mois », songeait-il, « je repasserai sur ce pont ; une voiture cellulaire memportera quelque part ; de quel œil alors contemplerai-je ce canal ? remarquerai-je encore lenseigne que voici ? Le mot Compagnie est écrit là : le lirai-je alors comme je le lis aujourdhui ? Quelles seront mes sensations et mes pensées ?… Mon Dieu, que toutes ces préoccupations sont mesquines ! Sans doute cela est curieux… dans son genre… (Ha ! ha ! ha ! de quoi vais-je minquiéter !) Je fais lenfant, je pose vis-à-vis de moi—même ; pourquoi, au fait, rougirais-je de mes pensées ? Oh ! quelle cohue ! Ce gros homme — un Allemand selon toute apparence — qui vient de me pousser, sait-il à qui il a donné un coup de coude ? Cette femme qui tient un enfant par la main et qui demande laumône me croit peut-être plus heureux quelle. Ce serait drôle. Je devrais bien lui donner quelque chose, pour la curiosité du fait. Bah ! je me trouve avoir cinq kopecks en poche, par quel hasard ? Tiens, prends, matouchka ! »
— Que Dieu te conserve ! fit la mendiante dun ton pleurard.
Le Marché-au-Foin était alors rempli de monde. Cette circonstance déplaisait fort à Raskolnikoff ; toutefois il se dirigea précisément du côté où la foule était le plus compacte. Il aurait acheté la solitude à nimporte quel prix, mais il sentait en lui-même quil nen pourrait jouir une seule minute. Arrivé au milieu de la place, le jeune homme se rappela tout à coup les paroles de Sonia : « Va au carrefour, salue le peuple, baise la terre que tu as souillée par ton péché et dis tout haut, à la face du monde : — Je suis un assassin ! »
À ce souvenir, il trembla de tout son corps. Les angoisses des jours précédents avaient tellement desséché son âme quil fut heureux de la trouver encore accessible à une sensation dun autre ordre et sabandonna tout entier à celle-ci. Un immense attendrissement sempara de lui, ses yeux se remplirent de larmes.
Il se mit à genoux au milieu de la place, se courba jusquà terre et baisa avec joie le sol boueux. Après sêtre relevé, il sagenouilla de nouveau.
— En voilà un qui ne sest pas ménagé ! remarqua un gars à côté de lui.
Cette observation fut accueillie par des éclats de rire.
— Cest un pèlerin qui va à Jérusalem, mes amis ; il prend congé de ses enfants, de sa patrie ; il salue tout le monde, il donne le baiser dadieu à la ville de Pétersbourg et au sol de la capitale, ajouta un bourgeois légèrement pris de boisson.
— Il est encore tout jeune, dit un troisième.
— Cest un noble, observa sérieusement quelquun.
— Au jour daujourdhui on ne distingue plus les nobles de ceux qui ne le sont pas.
En se voyant lobjet de lattention générale, Raskolnikoff perdit un peu de son assurance, et les mots : « Jai tué », qui allaient peut-être sortir de sa bouche, expirèrent sur ses lèvres. Les exclamations, les lazzi de la foule le laissèrent, dailleurs, indifférent, et ce fut avec calme quil prit la direction du commissariat de police. Chemin faisant, une seule vision attirait ses regards ; du reste, il sétait attendu à la rencontrer sur sa route, et elle ne létonna pas.
Au moment où, sur le Marché-au-Foin, il venait de se prosterner pour la seconde fois jusquà terre, il avait aperçu à cinquante pas de lui Sonia. La jeune fille avait essayé déchapper à sa vue en se cachant derrière une des baraques en bois qui se trouvent sur la place. Ainsi, elle laccompagnait, tandis quil gravissait ce Calvaire ! Dès cet instant, Raskolnikoff acquit la conviction que Sonia était à lui pour toujours et le suivrait partout, dût sa destinée le conduire au bout du monde.
Le voici arrivé au lieu fatal. Il entra dans la cour dun pas assez ferme. Le bureau de police était situé au troisième étage. « Avant que je sois monté là-haut, jai encore le temps de me retourner », pensait le jeune homme. Tant quil navait pas avoué, il aimait à se dire quil pouvait changer de résolution.
Comme lors de sa première visite, il trouva lescalier couvert dordures, empuanti par les exhalaisons que vomissaient les cuisines ouvertes sur chaque palier. Ses jambes se dérobaient sous lui, tandis quil montait les marches. Un instant il sarrêta pour reprendre haleine, se remettre, préparer son entrée. « Mais à quoi bon ? Pourquoi ? » se demanda-t-il tout à coup. « Puisquil faut vider cette tasse, peu importe comment je la boirai. Plus elle sera amère, mieux cela vaudra. » Puis soffrit à son esprit limage dIlia Pétrovitch, le lieutenant Poudre. « Au fait, est-ce à lui que je vais parler ? Ne pourrais-je madresser à un autre, à Nikodim Fomitch, par exemple ? Si jallais de ce pas trouver le commissaire de police à son domicile personnel et lui raconter la chose dans une conversation privée ?… Non, non ! je parlerai à Poudre, ce sera plus vite fini… »
Frissonnant, ayant à peine conscience de lui-même, Raskolnikoff ouvrit la porte du commissariat. Cette fois, il naperçut dans lantichambre quun dvornik et un homme du peuple. Lappariteur ne fit même pas attention à lui. Le jeune homme passa dans la pièce suivante où travaillaient deux scribes. Zamétoff nétait pas là, Nikodim Fomitch non plus.
— Il ny a personne ? fit le visiteur en sadressant à lun des employés.
— Qui demandez-vous ?
— A… a… ah ! Sans entendre ses paroles, sans voir son visage, jai deviné la présence dun Russe… comme il est dit dans je ne sais plus quel conte… Mon respect ! jeta brusquement une voix connue.
Raskolnikoff tressaillit : Poudre était devant lui ; il venait de sortir dune troisième chambre. « La destinée la voulu », pensa le visiteur, « comment est-il ici ? »
— Vous chez nous ? À quelle occasion ? sécria Ilia Pétrovitch qui paraissait de très-bonne humeur et même un peu lancé. Si vous êtes venu pour affaire, il est encore trop tôt. Cest même par hasard que je me trouve ici… Du reste, en quoi puis-je… Javoue que je ne vous… Comment ? comment ? Pardonnez-moi…
— Raskolnikoff.
— Eh ! oui : Raskolnikoff ! Avez-vous pu croire que je lavais oublié ! Je vous en prie, ne me croyez pas si… Rodion… Ro… R… Rodionitch, nest-ce pas ?
— Rodion Romanitch.
— Oui, oui, oui ! Rodion Romanitch, Rodion Romanitch ! Je lavais sur la langue. Je vous avoue que je regrette sincèrement la façon dont nous avons agi avec vous dans le temps… Plus tard, on ma expliqué les choses ; jai appris que vous étiez un jeune écrivain, un savant même… jai su que vous débutiez dans la carrière des lettres… Eh ! mon Dieu ! quel est le littérateur, quel est le savant qui, à ses débuts, na pas mené plus ou moins la vie de bohème ? Ma femme et moi, nous estimons lun et lautre la littérature ; mais, chez ma femme, cest une passion ! Elle raffole des lettres et des arts !… Sauf la naissance, tout le reste peut sacquérir par le talent, le savoir lintelligence, le génie ! Un chapeau, par exemple, quest-ce que cela signifie ? Un chapeau est une galette, je lachète chez Zimmermann ; mais ce qui sabrite sous le chapeau, cela, je ne lachète pas !… Javoue que je voulais même me rendre chez vous pour vous fournir des explications ; mais jai pensé que peut-être vous… Avec tout cela je ne vous demande pas quel est lobjet de votre visite. Il paraît que votre famille est maintenant à Pétersbourg ?
— Oui, ma mère et ma sœur.
— Jai même eu lhonneur et le plaisir de rencontrer votre sœur, — cest une personne aussi charmante que distinguée. Vraiment, je déplore de tout mon cœur laltercation que nous avons eue ensemble autrefois. Quant aux conjectures fondées sur votre évanouissement, on en a reconnu, depuis, léclatante fausseté. Je comprends lindignation que vous en avez ressentie. À présent que votre famille habite Pétersbourg, vous allez peut-être changer de logement ?
— N-non, pas pour le moment. Jétais venu demander… je croyais trouver ici Zamétoff.
— Ah ! cest vrai ! vous vous étiez lié avec lui ; je lai entendu dire. Eh bien, Zamétoff nest plus chez nous. Oui, nous avons perdu Alexandre Grigoriévitch ! Il nous a quittés depuis hier ; il y a même eu, avant son départ, un échange de gros mots entre lui et nous… Cest un petit galopin sans consistance, rien de plus ; il avait donné quelques espérances, mais il a eu le malheur de fréquenter notre brillante jeunesse, et il sest mis en tête de passer des examens pour pouvoir faire de lembarras et trancher du savant. Bien entendu, Zamétoff na rien de commun avec vous, par exemple, ou avec M. Razoumikhine, votre ami. Vous autres, vous avez embrassé la carrière de la science, et les revers nont aucune prise sur vous. À vos yeux, les agréments de la vie ne sont rien ; vous menez lexistence austère, ascétique, monacale, de lhomme détude. Un livre, une plume derrière loreille, une recherche scientifique à faire, cela suffit à votre bonheur ! Moi-même, jusquà un certain point… Avez-vous lu la correspondance de Livingstone ?
— Non.
— Moi, je lai lue. Maintenant, du reste, le nombre des nihilistes sest considérablement accru, et ce nest pas étonnant, à une époque comme la nôtre. De vous à moi… sans doute, vous nêtes pas nihiliste ? Répondez franchement, franchement !
— N-non…
— Vous savez, nayez pas peur dêtre franc avec moi comme vous le seriez avec vous-même ! Autre chose est le service, autre chose… vous croyiez que jallais dire : lamitié, vous vous êtes trompé ! Pas lamitié, mais le sentiment de lhomme et du citoyen, le sentiment de lhumanité et de lamour pour le Tout-Puissant. Je puis être un personnage officiel, un fonctionnaire ; je nen dois pas moins sentir toujours en moi lhomme et le citoyen. Vous parliez de Zamétoff : eh bien, Zamétoff est un garçon qui copie le chic français, qui fait du tapage dans les mauvais lieux quand il a bu un verre de champagne ou de vin du Don, — voilà ce quest votre Zamétoff ! Jai peut-être été un peu vif avec lui ; mais si mon indignation ma emporté trop loin, elle avait sa source dans un sentiment élevé : le zèle pour les intérêts du service. Dailleurs, je possède un rang, une situation, une importance sociale ! Je suis marié, père de famille. Je remplis mon devoir dhomme et de citoyen, tandis que lui, quest-il, permettez-moi de vous le demander ? Je madresse à vous comme à un homme favorisé du bienfait de léducation. Tenez, les sages-femmes se sont aussi multipliées au delà de toute mesure.
Raskolnikoff regarda le lieutenant dun air ahuri. Les paroles dIlia Pétrovitch qui, évidemment, sortait de table résonnaient pour la plupart à ses oreilles comme des mots vides de sens. Toutefois, il en comprenait tant bien que mal une partie. En ce moment, il questionnait des yeux son interlocuteur et ne savait comment tout cela finirait.
— Je parle de ces jeunes filles qui portent les cheveux coupés à la Titus, continua lintarissable Ilia Pétrovitch, — je les appelle des sages-femmes, et le nom me parait très-bien trouvé. Hé ! hé ! Elles suivent des cours de médecine, elles étudient lanatomie ; allons, dites-moi, que je vienne à être malade, est-ce que je me ferai traiter par une demoiselle ? Hé ! hé !
Ilia Pétrovitch se mit à rire, enchanté de son esprit.
— Jadmets la soif de linstruction ; mais ne peut-on pas sinstruire sans donner dans tous ces excès ? Pourquoi être insolent ? Pourquoi insulter de nobles personnalités, comme le fait ce vaurien de Zamétoff ? Pourquoi ma-t-il injurié, je vous le demande ?… Une autre épidémie qui fait de terribles progrès, cest celle du suicide. On mange tout ce quon a, et ensuite on se tue. Des fillettes, des jouvenceaux, des vieillards se donnent la mort !… Tenez ! nous avons encore appris tantôt quun monsieur, récemment arrivé ici, venait de mettre fin à ses jours. Nil Pavlitch, eh ! Nil Pavlitch ! comment se nommait le gentleman qui sest brûlé la cervelle ce matin dans la Péterbourgskaïa ?
— Svidrigaïloff, répondit dune voix enrouée quelquun qui se trouvait dans la pièce voisine.
Raskolnikoff frissonna.
— Svidrigaïloff ! Svidrigaïloff sest brûlé la cervelle ! sécria-t-il.
— Comment ! Vous connaissiez Svidrigaïloff ?
— Oui… je le connaissais… Il était arrivé depuis peu ici…
— Oui, en effet, il était arrivé depuis peu ; il avait perdu sa femme, cétait un débauché. Il sest tiré un coup de revolver dans des conditions particulièrement scandaleuses. On a trouvé sur son cadavre un carnet où il avait écrit quelques mots : « Je meurs en possession de mes facultés intellectuelles, quon naccuse personne de ma mort… » Cet homme-là avait, dit-on, de la fortune. Comment donc le connaissiez-vous ?
— Je… ma sœur avait été institutrice chez lui.
— Bah ! bah ! bah !… Mais alors vous pouvez donner des renseignements sur lui. Vous naviez aucun soupçon de son projet ?
— Je lai vu hier… il buvait du vin… je ne me suis douté de rien.
Raskolnikoff sentait comme une montagne sur sa poitrine.
— Voilà que vous pâlissez encore, semble-t-il. Latmosphère de cette pièce est si étouffante…
— Oui, il est temps que je men aille, balbutia le visiteur, excusez-moi, je vous ai dérangé…
— Allons donc, je suis toujours à votre disposition ! Vous mavez fait plaisir, et je suis bien aise de vous déclarer…
En prononçant ces mots, Ilia Pétrovitch tendit la main au jeune homme.
— Je voulais seulement… javais affaire à Zamétoff…
— Je comprends, je comprends… charmé de votre visite.
— Je… suis enchanté… au revoir… fit Raskolnikoff avec un sourire.
Il sortit dun pas chancelant. La tête lui tournait. Il pouvait à peine se porter, et, en descendant lescalier, force lui fut de sappuyer au mur pour ne pas tomber. Il lui sembla quun dvornik, qui se rendait au bureau de police, le heurtait en passant ; quun chien aboyait quelque part au premier étage, et quune femme criait pour faire taire lanimal. Arrivé au bas de lescalier, il entra dans la cour. Debout, non loin de la porte, Sonia, pâle comme la mort, le considérait dun air étrange. Il sarrêta en face delle. La jeune fille frappa ses mains lune contre lautre ; sa physionomie exprimait le plus affreux désespoir. À cette vue, Raskolnikoff sourit, mais de quel sourire ! Un instant après, il rentrait au bureau de police.
Ilia Pétrovitch était en train de fouiller dans des paperasses. Devant lui se tenait ce même moujik qui tout à lheure en montant lescalier avait heurté Raskolnikoff.
— A-a-ah ! Vous revoilà ! vous avez oublié quelque chose ?… Mais quavez-vous ?
Les lèvres blêmes, le regard fixe, Raskolnikoff savança lentement vers Ilia Pétrovitch. Sappuyant de la main à la table devant laquelle le lieutenant était assis, il voulut parler, mais ne put proférer que des sons inintelligibles.
— Vous êtes souffrant, une chaise ! Voilà, asseyez-vous ! de leau !
Raskolnikoff se laissa tomber sur le siège quon lui offrait, mais ses yeux ne quittaient pas Ilia Pétrovitch, dont le visage exprimait une surprise fort désagréable. Pendant une minute tous deux se regardèrent en silence. On apporta de leau.
— Cest moi… commença Raskolnikoff.
— Buvez.
Le jeune homme repoussa du geste le verre qui lui était présenté, et, dune voix basse, mais distincte, il fit, en sinterrompant à plusieurs reprises, la déclaration suivante :
— Cest moi qui ai assassiné à coups de hache, pour les voler, la vieille prêteuse sur gages et sa sœur Élisabeth.
Ilia Pétrovitch appela. De tous côtés on accourut.
Raskolnikoff renouvela ses aveux…
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ÉPILOGUE
I
La Sibérie. Au bord dun fleuve large et désert sélève une ville, un des centres administratifs de la Russie ; dans la ville il y a une forteresse, dans la forteresse une prison. Dans la prison est détenu depuis neuf mois Rodion Romanovitch Raskolnikoff, condamné aux travaux forcés (deuxième catégorie). Près de dix-huit mois se sont écoulés depuis le jour où il a commis son crime.
Linstruction de son affaire ne rencontra guère de difficultés. Le coupable renouvela ses aveux avec autant de force que de netteté et de précision, sans embrouiller les circonstances, sans en adoucir lhorreur, sans pallier les faits, sans oublier le moindre détail. Il fit un récit complet de lassassinat : il éclaircit le mystère du gage trouvé dans les mains de la vieille (on se rappelle que cétait un morceau de bois joint à un morceau de fer) ; il raconta comment il avait pris les clefs dans la poche de la victime, il décrivit ces clefs, il décrivit le coffre et en indiqua le contenu ; il expliqua le meurtre dÉlisabeth resté jusqualors une énigme ; il raconta comme quoi Koch était venu et avait frappé à la porte, comme quoi après lui était arrivé un étudiant ; il rapporta de point en point la conversation qui avait eu lieu entre ces deux hommes : ensuite lui, lassassin, sétait élancé dans lescalier, il avait entendu les cris de Mikolka et de Mitka, sétait caché dans le logement vide, puis avait regagné sa demeure. Enfin, quant aux objets volés, il fit connaître quil les avait enfouis sous une pierre dans une cour donnant sur la perspective de lAscension : on les y retrouva en effet. Bref, la lumière fut faite sur tous les points. Ce qui, entre autres choses, étonnait beaucoup les enquêteurs et les juges, cétait quau lieu de profiter des dépouilles de sa victime, lassassin fut allé les cacher sous une pierre ; ils comprenaient moins encore que non-seulement il ne se souvînt pas exactement de tous les objets volés par lui, mais que même il se trompât sur leur nombre. On trouvait surtout invraisemblable quil neût pas ouvert une seule fois la bourse et quil en ignorât le contenu. (Elle renfermait trois cent dix-sept roubles et trois pièces de vingt kopecks ; par suite du long séjour sous la pierre, les plus gros assignats qui étaient placés au-dessus des autres avaient été considérablement détériorés.) Pendant longtemps on singénia à deviner pourquoi sur ce seul point laccusé mentait, alors que sur tout le reste il avait dit spontanément la vérité. À la fin quelques-uns (surtout parmi les psychologues) admirent comme possible quen effet il neût pas visité la bourse, et que dès lors il sen fût débarrassé sans savoir ce quelle contenait ; mais ils en tirèrent aussitôt la conclusion que le crime même avait été nécessairement commis sous linfluence dune folie momentanée : le coupable, dirent-ils, a cédé à la monomanie maladive de lassassinat et du vol, sans but ultérieur, sans calcul intéressé. Cétait loccasion ou jamais de mettre en avant la théorie moderne de laliénation temporaire, théorie à laide de laquelle on cherche si souvent aujourdhui à expliquer les actes de certains malfaiteurs. Dailleurs, laffection hypocondriaque dont souffrait Raskolnikoff était attestée par de nombreux témoins : le docteur Zosimoff, les anciens camarades de laccusé, sa logeuse, les gens de service. Tout cela donnait fortement à penser que Raskolnikoff nétait pas tout à fait un assassin ordinaire, un vulgaire escarpe, mais quil y avait autre chose dans son cas. Au grand dépit des partisans de cette opinion, le coupable lui-même nessaya guère de se défendre ; interrogé sur les motifs qui avaient pu le pousser au meurtre et au vol, il déclara avec une brutale franchise quil y avait été amené par la misère : il espérait, dit-il, trouver chez sa victime au moins trois mille roubles, et il comptait avec cette somme assurer ses débuts dans la vie ; son caractère léger et bas, aigri par les privations et les revers, avait fait de lui un assassin. Quand on lui demanda pourquoi il était allé se dénoncer, il répondit carrément quil avait joué la comédie du repentir. Tout cela était presque cynique…
Cependant larrêt fut moins sévère quon naurait pu le présumer, eu égard au crime commis ; peut-être sut-on gré au prévenu de ce que loin de chercher à sinnocenter, il sétait au contraire plutôt appliqué à se charger lui-même. Toutes les particularités étranges de la cause furent prises en considération. Létat de maladie et de détresse où se trouvait le coupable avant laccomplissement du crime ne pouvait faire le moindre doute. Comme il navait pas profité des objets volés, on supposa, ou que le remords len avait empêché, ou que ses facultés intellectuelles nétaient pas absolument intactes lorsquil avait consommé son forfait. Le meurtre, nullement prémédité, dÉlisabeth fournit même un argument à lappui de cette dernière conjecture : un homme commet deux assassinats, et en même temps il oublie que la porte est ouverte ! Enfin, il était allé se dénoncer, et cela au moment où les faux aveux dun fanatique à lesprit détraqué (Nicolas) venaient de dévoyer complètement linstruction, alors que la justice était à cent lieues de soupçonner le vrai coupable (Porphyre Pétrovitch tint religieusement sa parole) : toutes ces circonstances contribuèrent à tempérer la sévérité du verdict.
Dautre part, les débats mirent brusquement en lumière plusieurs faits tout à lhonneur de laccusé. Des documents produits par lancien étudiant Razoumikhine établirent quétant à lUniversité, Raskolnikoff avait, six mois durant, partagé ses maigres ressources avec un camarade pauvre et malade de la poitrine ; ce dernier était mort laissant dans le dénûment un père infirme dont il était, depuis lâge de treize ans, lunique soutien ; Raskolnikoff avait fait entrer le vieillard dans une maison de santé, et, plus tard, il avait pourvu aux frais de son enterrement. Le témoignage de la veuve Zarnitzine fut aussi très-favorable à laccusé. Elle déposa quà lépoque où elle habitait aux Cinq-Coins avec son locataire, un incendie sétant déclaré la nuit dans une maison, Raskolnikoff avait, au péril de sa vie, sauvé des flammes deux petits enfants ; il sétait même grièvement brûlé en accomplissant cet acte de courage. Une enquête eut lieu au sujet de ce fait, et de nombreux témoins en certifièrent lexactitude. Bref, la cour, tenant compte au coupable de ses aveux ainsi que de ses bons antécédents, le condamna seulement à huit années de travaux forcés (deuxième catégorie).
Dès louverture des débats, la mère de Raskolnikoff était tombée malade. Dounia et Razoumikhine trouvèrent moyen de léloigner de Pétersbourg pendant toute la durée du procès. Razoumikhine choisit une ville desservie par le chemin de fer et située à peu de distance de la capitale ; dans ces conditions, il pouvait suivre assidûment les audiences et voir assez souvent Avdotia Romanovna. La maladie de Pulchérie Alexandrovna était une affection nerveuse assez étrange, avec dérangement, au moins partiel, des facultés mentales. De retour au logis, après sa dernière entrevue avec son frère, Dounia avait trouvé sa mère très-souffrante, en proie à la fièvre et au délire. Ce même soir, elle convint avec Razoumikhine des réponses à faire, lorsque Pulchérie Alexandrovna demanderait des nouvelles de Rodion : ils inventèrent toute une histoire, comme quoi Raskolnikoff avait été envoyé fort loin, au bout de la Russie, avec une mission qui devait lui rapporter beaucoup dhonneur et de profit. Mais, à leur grande surprise, ni alors ni plus tard la vieille ne les questionna à ce sujet. Elle-même dailleurs sétait mis dans la tête un roman pour expliquer la brusque disparition de son fils : elle racontait en pleurant la visite dadieu quil lui avait faite ; à cette occasion elle laissait entendre quelle seule connaissait plusieurs circonstances mystérieuses et fort graves : Rodion était obligé de se cacher parce quil avait des ennemis très-puissants ; du reste, elle ne doutait pas que son avenir ne fût très-brillant, dès que certaines difficultés seraient écartées ; elle assurait à Razoumikhine quavec le temps son fils deviendrait un homme dÉtat, elle en avait la preuve dans larticle quil avait écrit et qui dénotait un talent littéraire si remarquable. Cet article, elle le lisait sans cesse, parfois même à haute voix, on pouvait presque dire quelle couchait avec, et pourtant elle ne demandait guère où se trouvait maintenant Rodia, quoique le soin même quon prenait déviter ce sujet dentretien eût pu déjà lui paraître suspect. Le silence étrange de Pulchérie Alexandrovna sur certains points finit par inquiéter Avdotia Romanovna et Razoumikhine. Ainsi elle ne se plaignait même pas que son fils ne lui écrivît point, tandis quautrefois, dans sa petite ville, elle attendait toujours avec une extrême impatience les lettres de son bien-aimé Rodia. Cette dernière circonstance était tellement inexplicable que Dounia en fut alarmée. Lidée vint à la jeune fille que sa mère avait le pressentiment dun malheur terrible survenu à Rodia, et quelle nosait questionner de peur dapprendre quelque chose de pire encore. En tout cas, Dounia voyait très-bien que Pulchérie Alexandrovna avait le cerveau dérangé.
Deux fois, du reste, celle-ci conduisit elle-même la conversation de telle façon quil fut impossible de lui répondre sans indiquer où se trouvait présentement Rodia. À la suite des réponses nécessairement louches et embarrassées quon lui donna, elle tomba dans une profonde tristesse ; pendant fort longtemps on la vit sombre et taciturne comme elle ne lavait jamais été. Dounia saperçut enfin que les mensonges, les histoires inventées allaient contre leur but, et que le mieux était de se renfermer dans un silence absolu sur certains points ; mais il devint de plus en plus évident pour elle que Pulchérie Alexandrovna soupçonnait quelque chose daffreux. Dounia savait notamment — son frère le lui avait dit — que sa mère lavait entendue parler en rêve dans la nuit qui avait suivi son entrevue avec Svidrigaïloff : les mots échappés au délire de la jeune fille navaient-ils pas porté une sinistre lumière dans lesprit de la pauvre femme ? Souvent, parfois après des jours, des semaines même de sombre mutisme et de larmes silencieuses, une sorte dexaltation hystérique se produisait chez la malade, elle se mettait soudain à parler tout haut, presque sans discontinuer, de son fils, de ses espérances, de lavenir… Ses imaginations étaient quelquefois fort étranges. On faisait semblant dêtre de son avis (peut-être nétait-elle pas dupe de cet assentiment). Néanmoins elle ne cessait pas de parler…
Le jugement fut rendu cinq mois après laveu fait par le criminel à Ilia Pétrovitch. Dès que cela fut possible, Razoumikhine alla voir le condamné dans la prison, Sonia le visita aussi. Arriva enfin le moment de la séparation ; Dounia jura à son frère que cette séparation ne serait pas éternelle. Razoumikhine tint le même langage. Lardent jeune homme avait un projet fermement arrêté dans son esprit : on amasserait quelque argent pendant trois ou quatre ans, puis on se transporterait en Sibérie, pays où tant de richesses nattendent pour être mises en valeur que des capitaux et des bras ; là on se fixerait dans la ville où serait Rodia, et… on commencerait ensemble une vie nouvelle. Tous pleurèrent en se disant adieu. Depuis quelques jours Raskolnikoff se montrait fort soucieux, il multipliait les questions au sujet de sa mère, sinquiétait constamment delle. Cette excessive préoccupation de son frère faisait peine à Dounia. Quand il eut été renseigné avec plus de détails sur létat maladif de Pulchérie Alexandrovna, il devint extrêmement sombre. Avec Sonia il était toujours fort taciturne. Munie de largent que Svidrigaïloff lui avait remis, la jeune fille était depuis longtemps décidée à accompagner le convoi de prisonniers dont Raskolnikoff ferait partie. Jamais un mot navait été échangé à ce propos entre elle et lui, mais tous deux savaient quil en serait ainsi. Au moment des derniers adieux, le condamné eut un sourire étrange en entendant sa sœur et Razoumikhine lui parler en termes chaleureux de lavenir prospère qui souvrirait pour eux après sa sortie de prison ; il prévoyait que la maladie de sa mère ne tarderait pas à la conduire au tombeau. Enfin eut lieu le départ de Raskolnikoff et de Sonia.
Deux mois après, Dounetchka épousa Razoumikhine. Ce fut une noce tranquille et triste. Parmi les invités se trouvèrent Porphyre Pétrovitch et Zosimoff. Depuis quelque temps tout dénotait chez Razoumikhine un homme ayant pris une résolution énergique. Dounia croyait aveuglément quil mettrait à exécution tous ses desseins, et elle ne pouvait pas ne pas le croire, car on voyait en lui une volonté de fer. Il commença par rentrer à lUniversité afin de terminer ses études. Les deux époux élaboraient sans cesse des plans davenir, ils avaient lun et lautre la ferme intention démigrer en Sibérie dans un délai de cinq ans. En attendant, ils comptaient sur Sonia pour les remplacer là-bas…
Pulchérie Alexandrovna accorda avec bonheur la main de sa fille à Razoumikhine ; mais après ce mariage elle parut devenir plus soucieuse et plus triste encore. Pour lui procurer un moment agréable, Razoumikhine lui apprit la belle conduite de Raskolnikoff à légard de létudiant et de son vieux père ; il lui raconta aussi comment, lannée précédente, Rodia avait exposé ses jours pour sauver deux petits enfants sur le point de périr dans un incendie. Ces récits exaltèrent au plus haut degré lesprit déjà troublé de Pulchérie Alexandrovna. Elle ne parla plus que de cela, dans la rue même elle faisait part de ces nouvelles aux passants (quoique Dounia laccompagnât toujours). Dans les voitures publiques, dans les magasins, partout où elle rencontrait un auditeur bénévole, elle mettait la conversation sur son fils, larticle de son fils, la bienfaisance de son fils à légard dun étudiant, le courageux dévouement dont son fils avait fait preuve dans un incendie, etc. Dounetchka ne savait comment la faire taire. Cette excitation maladive nétait pas sans danger : outre quelle épuisait les forces de la pauvre femme, il pouvait très-bien se faire que quelquun, entendant nommer Raskolnikoff, se mit à parler du procès. Pulchérie Alexandrovna se procura même ladresse de la femme dont les enfants avaient été sauvés par son fils, et voulut absolument aller la voir. À la fin, son agitation atteignit les dernières limites. Parfois elle fondait brusquement en larmes, souvent elle avait des accès de fièvre durant lesquels elle battait la campagne. Un matin, elle déclara nettement que, daprès ses calculs, Rodia devait bientôt revenir, car quand il était venu lui faire ses adieux, il lui avait annoncé son retour dans un délai de neuf mois. Elle commença donc à tout préparer dans le logement en vue de larrivée prochaine de son fils ; lui destinant sa propre chambre, elle se mit en devoir de larranger, épousseta les meubles, lava le parquet, changea les rideaux, etc. Dounia était désolée, mais elle ne disait rien et même aidait sa mère dans ces diverses occupations. Après une journée remplie tout entière de visions folles, de rêves joyeux et de larmes, Pulchérie Alexandrovna fut prise dune fièvre chaude. Elle mourut au bout de quinze jours. Plusieurs paroles prononcées par la malade durant son délire donnèrent à croire quelle avait presque entièrement deviné laffreux secret dont son entourage sétait efforcé de lui dérober la connaissance.
Raskolnikoff ignora longtemps la mort de sa mère, quoique depuis son arrivée en Sibérie, il reçut régulièrement des nouvelles de sa famille par lentremise de Sonia. Chaque mois la jeune fille envoyait une lettre à ladresse de Razoumikhine, et chaque mois on lui répondait de Pétersbourg. Les lettres de Sonia parurent dabord à Dounia et à Razoumikhine quelque peu sèches et insuffisantes ; mais plus tard tous deux comprirent quil était impossible den écrire de meilleures, attendu quen somme ils y trouvaient les données les plus complètes et les plus précises sur la situation de leur malheureux frère. Sonia décrivait dune façon très-simple et très-nette toute lexistence de Raskolnikoff en prison. Elle ne parlait ni de ses propres espérances, ni de ses conjectures quant à lavenir, ni de ses sentiments personnels. Au lieu de chercher à expliquer létat moral, la vie intérieure du condamné, elle se bornait à citer des faits, cest-à-dire les paroles mêmes prononcées par lui ; elle donnait des nouvelles détaillées de sa santé, elle disait quels désirs il lui avait manifestés, quelles questions il lui avait faites, de quelles commissions il lavait chargée au cours de leurs entrevues, etc.
Mais ces renseignements, quelque circonstanciés quils fussent, nétaient guère, dans les premiers temps surtout, dune nature consolante. Dounia et son mari apprenaient par la correspondance de Sonia que leur frère était toujours sombre et taciturne : quand la jeune fille lui communiquait les nouvelles reçues de Pétersbourg, il y faisait à peine attention ; parfois il sinformait de sa mère, et lorsque Sonia, voyant quil devinait la vérité, lui avait enfin annoncé la mort de Pulchérie Alexandrovna, elle avait remarqué, à sa grande surprise, quil était resté à peu près impassible. « Bien quil paraisse entièrement absorbé en lui-même et comme étranger à tout ce qui lentoure, écrivait entre autres choses Sonia, il envisage très-franchement sa vie nouvelle, il comprend très-bien sa situation, nattend rien de mieux dici à longtemps, ne se berce daucun espoir frivole et néprouve presque aucun étonnement dans ce milieu nouveau qui diffère tant de lancien... sa santé est satisfaisante. Il va au travail sans répugnance et sans empressement. Il est presque indifférent à la nourriture, mais, sauf les dimanches et les jours de fête, cette nourriture est si mauvaise quà la fin il a consenti à accepter de moi quelque argent pour se procurer du thé tous les jours. Quant au reste, il me prie de ne pas men inquiéter, car, assure-t-il, il lui est désagréable quon soccupe de lui. » « En prison, lisait-on dans une autre lettre, il est logé avec les autres détenus ; je nai pas visité lintérieur de la forteresse, mais jai lieu de penser quon y est fort mal, fort à létroit et dans des conditions insalubres. Il couche sur un lit de camp recouvert dun tapis de feutre, il ne veut rien dautre. Sil refuse tout ce qui pourrait rendre son existence matérielle moins dure et moins grossière, ce nest nullement par principe, en vertu dune idée préconçue, mais simplement par apathie, par indifférence. » Sonia avouait quau commencement surtout, ses visites, loin de faire plaisir à Raskolnikoff, lui causaient une sorte dirritation : il ne sortait de son mutisme que pour dire des grossièretés à la jeune fille. Plus tard, il est vrai, ces entrevues étaient devenues pour lui une habitude, presque un besoin, à ce point quil avait été fort triste lorsquune indisposition de quelques jours avait obligé Sonia dinterrompre ses visites. Les jours fériés, ils se voyaient soit à la porte de la prison, soit au corps de garde où lon envoyait pour quelques minutes le prisonnier quand elle le faisait appeler ; en temps ordinaire, elle allait le trouver au travail, dans les ateliers, dans les briqueteries, dans les hangars établis sur les bords de lIrtych. En ce qui la concernait, Sonia disait quelle avait réussi à se créer des relations dans sa nouvelle résidence, quelle soccupait de couture, et que, la ville ne possédant presque aucune modiste, elle sétait déjà fait une assez jolie clientèle. Ce quelle ne disait pas, cétait quelle avait appelé sur Raskolnikoff lintérêt de lautorité, que grâce à elle on le dispensait des travaux les plus pénibles, etc. Enfin Razoumikhine et Dounia reçurent avis que Raskolnikoff fuyait tout le monde, que ses compagnons de captivité ne laimaient pas, quil restait silencieux durant des journées entières et devenait fort pâle. Déjà Dounia avait remarqué une certaine inquiétude dans les dernières lettres de Sonia. Soudain celle-ci écrivit que le condamné était tombé gravement malade, et quil avait été mis à lhôpital de la prison…
II
Il était malade depuis longtemps déjà ; mais ce qui avait brisé ses forces, ce nétaient ni les horreurs de la captivité, ni le travail, ni la nourriture, ni la honte davoir la tête rasée et dêtre vêtu de haillons : oh ! que lui importaient toutes ces tribulations, toutes ces misères ? Loin de là, il était même bien aise davoir à travailler : la fatigue physique lui procurait, du moins, quelques heures de sommeil paisible. Et que signifiait pour lui la nourriture, — cette mauvaise soupe aux choux où lon trouvait des blattes ? Jadis, étant étudiant, il aurait été quelquefois bien heureux davoir cela à manger. Ses vêtements étaient chauds et appropriés à son genre de vie. Quant à ses fers, il nen sentait même pas le poids. Restait lhumiliation davoir la tête rasée et de porter la livrée du bagne. Mais devant qui, aurait-il rougi ? Devant Sonia ? Elle avait peur de lui, comment aurait-il rougi devant elle ?
Pourtant la honte le prenait vis-à-vis de Sonia elle-même ; cétait pour cela quil se montrait grossier et méprisant, dans ses rapports avec la jeune fille. Mais cette honte ne venait ni de sa tête rasée ni de ses fers : son orgueil avait été cruellement blessé ; Raskolnikoff était malade de cette blessure. Oh ! quil aurait été heureux sil avait pu saccuser lui-même ! Alors il aurait tout supporté, même la honte et le déshonneur. Mais il avait beau sexaminer sévèrement, sa conscience endurcie ne trouvait dans son passé aucune faute particulièrement effroyable, il ne se reprochait que davoir échoué, chose qui pouvait arriver à tout le monde. Ce qui lhumiliait, cétait de se voir, lui Raskolnikoff, perdu sottement, perdu sans retour, par un arrêt de laveugle destinée, et il devait se soumettre, se résigner à l « absurdité » de cet arrêt, sil voulait retrouver un peu de calme.
Une inquiétude sans objet et sans but dans le présent, un sacrifice continuel et stérile dans lavenir — voilà ce qui lui restait sur la terre. Vaine consolation pour lui de se dire que dans huit ans il nen aurait que trente-deux, et quà cet âge on pouvait encore recommencer la vie ! Pourquoi vivre ? En vue de quoi ? Vers quel objet tendre ? Vivre pour exister ? Mais de tout temps il avait été prêt à donner son existence pour une idée, pour une espérance, pour une fantaisie même. Il avait toujours fait peu de cas de lexistence pure et simple ; il avait toujours voulu davantage. Peut-être la force seule de ses désirs lui avait-elle fait croire jadis quil était de ces hommes à qui il est plus permis quaux autres.
Encore si la destinée lui avait envoyé le repentir, — le repentir poignant qui brise le cœur, qui chasse le sommeil, le repentir dont les tourments sont tels que lhomme se pend ou se noie pour y échapper ! Oh ! il laurait accueilli avec bonheur ! Souffrir et pleurer — cest encore vivre. Mais il ne se repentait pas de son crime. Du moins il aurait pu sen vouloir de sa sottise, comme il sétait reproché autrefois les actions stupides et odieuses qui lavaient conduit en prison. Mais maintenant que dans le loisir de la captivité il réfléchissait à nouveau sur toute sa conduite passée, il ne la trouvait plus, à beaucoup près, aussi odieuse ni aussi stupide quelle le lui avait paru dans ce temps-là.
« En quoi, pensait-il, mon idée était-elle plus bête que les autres idées et théories qui se livrent bataille dans le monde depuis que le monde existe ? Il suffit denvisager la chose à un point de vue large, indépendant, dégagé des préjugés du jour, et alors, certainement, mon idée ne paraîtra plus aussi… étrange. Ô esprits soi-disant affranchis, philosophes de cinq kopecks, pourquoi vous arrêtez-vous à mi-chemin ? »
« Et pourquoi ma conduite leur paraît-elle si laide ? se demandait-il. Parce que cest un crime ? Que signifie le mot crime ? Ma conscience est tranquille. Sans doute jai commis un acte illicite, jai violé la lettre de la loi et versé le sang ; eh bien, prenez ma tête… voilà tout ! Certes, en ce cas, plusieurs même des bienfaiteurs de lhumanité, de ceux à qui le pouvoir nest pas venu par héritage, mais qui sen sont emparés de vive force, auraient dû dès leur début être livrés au supplice. Mais ces gens-là sont allés jusquau bout, et cest ce qui les justifie, tandis que moi, je nai pas su poursuivre, par conséquent je navais pas le droit de commencer. »
Il ne se reconnaissait quun seul tort : celui davoir faibli, dêtre allé se dénoncer.
Une pensée aussi le faisait souffrir : pourquoi alors ne sétait-il pas tué ? Pourquoi, plutôt que de se jeter à leau, avait-il préféré se livrer à la police ? Lamour de la vie était-il donc un sentiment si difficile à vaincre ? Svidrigaïloff pourtant en avait triomphé !
Il se posait douloureusement cette question et ne pouvait comprendre que, quand en face de la Néwa il songeait au suicide, alors même peut-être il pressentait en lui et dans ses convictions une erreur profonde. Il ne comprenait pas que ce pressentiment pouvait contenir en germe une nouvelle conception de la vie, que ce pouvait être le prélude dune révolution dans son existence, le gage de sa résurrection.
Il admettait plutôt quil avait alors cédé, par lâcheté et défaut de caractère, à la force brutale de linstinct. Le spectacle offert par ses compagnons de captivité létonnait : combien tous ils aimaient aussi la vie ! combien ils lappréciaient ! Il semblait même à Raskolnikoff que ce sentiment était plus vif chez le prisonnier que chez lhomme libre. Quelles affreuses souffrances nenduraient pas certains de ces malheureux, les vagabonds, par exemple ! Se pouvait-il quun rayon de soleil, un bois sombre, une fontaine fraîche eussent tant de prix à leurs yeux ? À mesure quil les observa davantage, il découvrit des faits plus inexplicables encore.
Dans la prison, dans le milieu qui lentourait, bien des choses, sans doute, lui échappaient ; dailleurs, il ne voulait fixer son attention sur rien. Il vivait, pour ainsi dire, les yeux baissés, trouvant insupportable de regarder autour de lui. Mais à la longue plusieurs circonstances le frappèrent, et, malgré lui en quelque sorte, il commença à remarquer ce quil navait même pas soupçonné auparavant. En général, ce qui létonnait le plus, cétait labîme effrayant, infranchissable, qui existait entre lui et tous ces gens-là. On eût dit quils appartenaient, eux et lui, à des nations différentes. Ils se regardaient avec une défiance et une hostilité réciproques. Il savait et comprenait les causes générales de ce phénomène, mais jamais jusqualors il ne les avait supposées si fortes, ni si profondes. Indépendamment des criminels de droit commun, il y avait dans la forteresse des Polonais envoyés en Sibérie pour cause politique. Ces derniers considéraient leurs codétenus comme des brutes et navaient pour eux que du dédain ; mais Raskolnikoff ne pouvait partager cette manière de voir : il sapercevait fort bien que sous plusieurs rapports ces brutes étaient beaucoup plus intelligentes que les Polonais eux-mêmes. Là aussi se trouvaient des Russes — un ancien officier et deux séminaristes, qui méprisaient la plèbe de la prison : Raskolnikoff remarquait également leur erreur.
Quant à lui, on ne laimait pas, on lévitait. On finit même par le haïr, — pourquoi ? il lignorait. Des malfaiteurs cent fois plus coupables que lui le méprisaient, le raillaient ; son crime était lobjet de leurs sarcasmes.
— Toi, tu es un barine ! lui disaient-ils. — Est-ce que tu devais assassiner à coups de hache ? Ce nest pas là laffaire dun barine.
Dans la seconde semaine du grand carême, il dut assister aux offices religieux avec sa chambrée. Il alla à léglise et pria comme les autres. Un jour, sans quil sut lui-même à quel propos, ses compagnons faillirent lui faire un mauvais parti. Il se vit brusquement assailli par eux :
— Tu es un athée ! Tu ne crois pas en Dieu ! criaient tous ces forcenés. — Il faut te tuer.
Jamais il ne leur avait parlé ni de Dieu ni de la religion, et pourtant ils voulaient le tuer comme athée. Il ne leur répondit pas un mot. Un prisonnier au comble de lexaspération sélançait déjà sur lui ; Raskolnikoff calme et silencieux lattendait sans sourciller, sans quaucun muscle de son visage tressaillit. Un garde-chiourme se jeta à temps entre lui et lassassin, — un instant plus tard le sang aurait coulé.
Il y avait encore une question qui restait insoluble pour lui : pourquoi tous aimaient-ils tant Sonia ? Elle ne cherchait pas à gagner leurs bonnes grâces ; ils navaient pas souvent loccasion de la rencontrer ; parfois seulement ils la voyaient au chantier ou à latelier, lorsquelle venait passer une minute auprès de lui. Et cependant tous la connaissaient, ils nignoraient pas quelle lavait suivi, ils savaient comment elle vivait, où elle vivait. La jeune fille ne leur donnait pas dargent, ne leur rendait guère, à proprement parler, de services. Une fois seulement, à la Noël, elle apporta un cadeau pour toute la prison : des pâtés et des kalazchi[1]. Mais peu à peu entre eux et Sonia sétablirent certains rapports plus intimes : elle écrivait pour eux des lettres à leurs familles et les mettait à la poste. Quand leurs parents venaient à la ville, cétait entre les mains de Sonia que, sur la recommandation des prisonniers, ils remettaient les objets et même largent destinés à ceux-ci. Les femmes et les maîtresses des détenus la connaissaient et allaient chez elle. Lorsquelle visitait Raskolnikoff en train de travailler au milieu de ses camarades, ou quelle rencontrait un groupe de prisonniers se rendant à louvrage, tous ôtaient leurs bonnets, tous sinclinaient : « Matouchka ; Sophie Séménovna, tu es notre mère tendre et bien-aimée ! » disaient ces galériens brutaux à la petite et chétive créature. Elle les saluait en souriant, et tous étaient heureux de ce sourire. Ils aimaient jusquà sa manière de marcher, et se retournaient pour la suivre des yeux lorsquelle sen allait. Et que de louanges ils lui donnaient ! Ils lui savaient gré même dêtre si petite, ils ne savaient quels éloges faire delle. Ils allaient jusquà la consulter dans leurs maladies.
Raskolnikoff passa à lhôpital toute la fin du carême et la semaine de Pâques. En revenant à la santé, il se rappela les songes quil avait faits pendant quil était en proie au délire. Il lui semblait alors voir le monde entier désolé par un fléau terrible et sans précédents, qui, venu du fond de lAsie, sétait abattu sur lEurope. Tous devaient périr, sauf un très-petit nombre de privilégiés. Des trichines dune nouvelle espèce, des êtres microscopiques, sintroduisaient dans le corps des gens. Mais ces êtres étaient des esprits doués dintelligence et de volonté. Les individus qui en étaient infectés devenaient à linstant même fous furieux. Toutefois, chose étrange, jamais hommes ne sétaient crus aussi sages, aussi sûrement en possession de la vérité que ne croyaient lêtre ces infortunés. Jamais ils navaient eu plus de confiance dans linfaillibilité de leurs jugements, dans la solidité de leurs conclusions scientifiques et de leurs principes moraux. Des villages, des villes, des peuples entiers étaient atteints de ce mal et perdaient la raison. Tous étaient agités et hors détat de se comprendre les uns les autres. Chacun croyait posséder seul la vérité et, en considérant ses semblables, se désolait, se frappait la poitrine, pleurait et se tordait les mains. On ne pouvait sentendre sur le bien et sur le mal, on ne savait qui condamner, qui absoudre. Les gens sentre-tuaient sous limpulsion dune colère absurde. Ils se réunissaient de façon à former de grandes armées, mais, une fois la campagne commencée, la division se mettait brusquement dans ces troupes, les rangs étaient rompus, les guerriers se jetaient les uns sur les autres, ségorgeaient et se dévoraient. Dans les villes on sonnait le tocsin toute la journée, lalarme était donnée, mais par qui et à quel propos ? personne ne le savait, et tout le monde était en émoi. On abandonnait les métiers les plus ordinaires, parce que chacun proposait ses idées, ses réformes, et lon ne pouvait pas se mettre daccord ; lagriculture était délaissée. Çà et là les gens se réunissaient en groupes, sentendaient pour une action commune, juraient de ne pas se séparer, — mais un instant après ils oubliaient la résolution quils avaient prise, ils commençaient à saccuser les uns les autres, à se battre, à se tuer. Les incendies, la famine complétaient ce triste tableau. Hommes et choses, tout périssait. Le fléau étendait de plus en plus ses ravages. Dans le monde entier pouvaient seuls être sauvés quelques hommes purs prédestinés à refaire le genre humain, à renouveler la vie et à purifier la terre ; mais personne ne voyait ces hommes nulle part, personne nentendait leurs paroles et leur voix.
Ces songes absurdes laissèrent dans lesprit de Raskolnikoff une impression pénible qui fut longue à seffacer. Arriva la deuxième semaine après Pâques. Le temps était chaud, serein, vraiment printanier ; on ouvrit les fenêtres de lhôpital (des fenêtres grillées sous lesquelles se promenait un factionnaire). Pendant toute la maladie de Raskolnikoff, Sonia navait pu lui faire que deux visites ; chaque fois il fallait demander une autorisation qui était difficile à obtenir. » Mais souvent, surtout à la chute du jour, elle venait dans la cour de lhôpital et, durant une minute, restait là à regarder les fenêtres. Un jour, vers le soir, le prisonnier, déjà presque entièrement guéri, sétait endormi ; à son réveil, il sapprocha par hasard de la croisée et aperçut Sonia qui, debout près de la porte de lhôpital, semblait attendre quelque chose. À cette vue, il eut comme le cœur percé, il frissonna et séloigna vivement de la fenêtre. Le lendemain Sonia ne vint pas, le surlendemain non plus ; il remarqua quil lattendait avec anxiété. Enfin il quitta lhôpital. Lorsquil revint à la prison, ses codétenus lui apprirent que Sophie Séménovna était malade et gardait la chambre.
Il fut fort inquiet, envoya demander des nouvelles de la jeune fille. Il sut bientôt que sa maladie nétait pas dangereuse. De son côté, Sonia, voyant quil était si préoccupé de son état, lui écrivit au crayon une lettre où elle linformait quelle allait beaucoup mieux, quelle avait pris un léger refroidissement, et quelle ne tarderait pas à laller voir au travail. À la lecture de cette lettre, le cœur de Raskolnilroff battit violemment.
La journée était encore sereine et chaude. À six heures du matin, il alla travailler au bord du fleuve, où lon avait établi sous un hangar un four à cuire lalbâtre. Trois ouvriers seulement furent envoyés là. Lun deux, accompagné du garde-chiourme, alla chercher un instrument à la forteresse, un autre commença à chauffer le four. Raskolnikoff quitta le hangar, sassit sur un banc de bois et se mit à contempler le fleuve large et désert. De cette rive élevée on découvrait une grande étendue de pays. Au loin, de lautre coté de lIrtych, retentissaient des chants dont un vague écho arrivait aux oreilles du prisonnier. Là, dans limmense steppe inondée de soleil, apparaissaient comme de petits points noirs les tentes des nomades. Là cétait la liberté, là vivaient dautres hommes qui ne ressemblaient nullement à ceux dici ; là on eût dit que le temps navait pas marché depuis lépoque dAbraham et de ses troupeaux. Raskolnikoff rêvait, les yeux fixés sur cette lointaine vision ; il ne pensait à rien, mais une sorte dinquiétude loppressait.
Tout à coup il se trouva en présence de Sonia. Elle sétait approchée sans bruit et sassit à côté de lui. La fraîcheur du matin se faisait encore un peu sentir. Sonia avait son pauvre vieux bournous et son mouchoir vert. Son visage pâle et amaigri témoignait de sa récente maladie. En abordant le prisonnier, elle lui sourit dun air aimable et content, mais ce fut, selon son habitude, avec timidité quelle lui tendit la main.
Elle la lui tendait toujours timidement ; parfois même elle nosait la lui offrir, comme si elle eût craint de la voir repoussée. Il semblait toujours prendre cette main avec répugnance ; toujours il avait lair fâché quand la jeune fille arrivait, et quelquefois celle-ci ne pouvait obtenir de lui une seule parole. Il y avait des jours où elle tremblait devant lui et se retirait profondément affligée. Mais cette fois leurs mains se confondirent dans une longue étreinte ; Raskolnikoff regarda rapidement Sonia, ne proféra pas un mot et baissa les yeux. Ils étaient seuls, personne ne les voyait. Le garde-chiourme sétait momentanément éloigné.
Soudain et sans que le prisonnier sut lui-même comment cela était arrivé, une force invisible le jeta aux pieds de la jeune fille. Il pleura, lui embrassa les genoux. Dans le premier moment elle fut fort effrayée, et son visage devint livide. Elle se leva vivement et, toute tremblante, regarda Raskolnikoff. Mais il lui suffit de ce regard pour tout comprendre. Un bonheur immense se lut dans ses yeux rayonnants ; il ny avait plus de doute pour elle quil ne laimât, quil ne laimât dun amour infini ; enfin ce moment était donc arrivé…
Ils voulurent parler et ne le purent. Ils avaient des larmes dans les yeux. Tous deux étaient pâles et défaits, mais sur leurs visages maladifs brillait déjà laurore dune rénovation, dune renaissance complète. Lamour les régénérait, le cœur de lun renfermait une inépuisable source de vie pour le cœur de lautre.
Ils résolurent dattendre, de prendre patience. Ils avaient sept ans de Sibérie à faire : de quelles souffrances intolérables et de quel bonheur infini ce laps de temps devait être rempli pour eux ! Mais Raskolnikoff était ressuscité, il le savait, il le sentait dans tout son être, et Sonia — Sonia ne vivait que de la vie de Raskolnikoff.
Le soir, après quon eut bouclé les prisonniers, le jeune homme se coucha sur son lit de camp et pensa à elle. Il lui semblait même que ce jour-là tous les détenus, ses anciens ennemis, lavaient regardé dun autre œil. Il leur avait adressé la parole le premier, et ils lui avaient répondu avec affabilité.
Il se rappelait cela maintenant, mais dailleurs il devait en être ainsi : est-ce que maintenant tout ne devait pas changer ?
Il pensait à elle. Il songeait aux chagrins dont il lavait continuellement abreuvée ; il revoyait en esprit son petit visage pâle et maigre. Mais à présent ces souvenirs étaient à peine un remords pour lui : il savait par quel amour sans bornes il allait désormais racheter ce quil avait fait souffrir à Sonia.
Oui, et quétait-ce que toutes ces misères du passé ? Dans cette première joie du retour à la vie, tout, même son crime, même sa condamnation et son envoi en Sibérie, tout lui apparaissait comme un fait extérieur, étranger ; il semblait presque douter que cela lui fût réellement arrivé. Du reste, ce soir-là, il était incapable de réfléchir longuement, de concentrer sa pensée sur un objet quelconque, de résoudre une question en connaissance de cause ; il navait que des sensations. La vie sétait substituée chez lui au raisonnement.
Sous son chevet se trouvait un évangile. Il le prit machinalement. Ce livre appartenait à Sonia, cétait dans ce volume quelle lui avait lu autrefois la résurrection de Lazare. Au commencement de sa captivité, il sattendait à une persécution religieuse de la part de la jeune fille, il croyait quelle allait lui jeter sans cesse lÉvangile à la tête. Mais, à son grand étonnement, pas une seule fois elle ne mit la conversation sur ce sujet, pas une seule fois même elle ne lui offrit le saint livre. Ce fut lui-même qui le lui demanda peu de temps avant sa maladie, et elle le lui apporta sans mot dire. Jusqualors il ne lavait pas ouvert.
Maintenant encore il ne louvrit pas, mais une pensée traversa rapidement son esprit : « Ses convictions peuvent-elles à présent nêtre point les miennes ? Puis-je du moins avoir dautres sentiments, dautres tendances quelle?... »
Durant toute cette journée, Sonia fut, elle aussi, fort agitée, et, dans la nuit, elle eut même une rechute de sa maladie. Mais elle était si heureuse, et ce bonheur était une si grande surprise pour elle, quelle sen effrayait presque. Sept ans, seulement sept ans ! Dans livresse des premières heures, peu sen fallait que tous deux ne considérassent ces sept ans comme sept jours. Raskolnikoff ignorait que la nouvelle vie ne lui serait pas donnée pour rien, et quil aurait à lacquérir au prix de longs et pénibles efforts.
Mais ici commence une seconde histoire, lhistoire de la lente rénovation dun homme, de sa régénération progressive, de son passage graduel dun monde à un autre. Ce pourrait être la matière dun nouveau récit, — celui que nous avons voulu offrir au lecteur est terminé.
fin du tome second.
↑ Sorte de pains blancs
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